Œuvres complètes de lord Byron, Tome 05: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
FIN DU CORSAIRE.
NOTES
DU CORSAIRE.
Le tems, dans ce poème, pourra paraître trop court pour les événemens; mais toutes les îles de la mer Égée sont à peu d'heures de navigation du continent, et le lecteur voudra bien être assez bon pour prendre le vent comme je l'ai souvent trouvé.
Roland furieux, chant X.
Dans la nuit, particulièrement sous les latitudes chaudes, chaque coup de rame, chaque mouvement des chaloupes ou des vaisseaux est suivi par un éclat léger de lumière qui se détache de l'eau comme une feuille lumineuse.
Café.
Pipe, en turc.
Jeunes danseuses.
On a objecté que l'entrée déguisée de Conrad comme espion est hors de la nature.--Il en est peut-être ainsi.--Je trouve quelque chose dans l'histoire qui ne lui est pas contraire.
«Désireux de connaître par ses propres yeux la situation des Vandales, Majorien se hasarda, après avoir dissimulé la couleur de ses cheveux, de visiter Carthage sous le nom de son ambassadeur; et Genséric fut par la suite bien mortifié par cette découverte qu'il fit d'avoir entretenu et renvoyé l'empereur des Romains. Une pareille anecdote peut être rejetée comme une fiction invraisemblable; mais c'est une fiction qui n'aurait pu être imaginée que dans la vie d'un héros.»
(Gibbon, Décadence et Chute, vol. VI.)
Que le caractère de Conrad n'en soit pas moins hors nature, je tâcherai de prouver le contraire par quelques coïncidences historiques que j'ai rencontrées depuis que j'ai écrit le Corsaire.
«Eccelin, prisonnier, dit Rolandini, s'enfermait dans un silence menaçant; il fixait sur la terre son visage féroce, et ne donnait point d'essor à sa profonde indignation.--De toutes parts, cependant, les soldats et les peuples accouraient; ils voulaient voir cet homme, jadis si puissant, et la joie éclatait de toutes parts.
........................................................................
«Eccelin était d'une petite taille; mais tout l'aspect de sa personne, tous ses mouvemens indiquaient un soldat.--Son langage était amer, son déportement superbe;--et, par son seul regard, il faisait trembler les plus hardis.»
(Sismondi, tome III, page 219-220.)
«Gizericus (Genséric, roi des Vandales, le conquérant de Carthage et de Rome), statura mediocris, et equi casu claudicans, animo profundus, sermone rarus, luxuriœ contemptor, irâ turbidus, habendi cupidus, ad sollicitandas gentes providentissimus, etc., etc.»
(Jornandes, de Rebus Geticis, c. 33.)
Je demande pardon d'avoir cité ces ténébreuses réalités pour donner de la contenance à mon Giaour et à mon Corsaire.
Les derviches sont dans des couvens et de différens ordres comme les moines.
Satan.
C'est un effet habituel et non pas nouveau de la colère des Musulmans. (Voyez les Mémoires du prince Eugène, p. 24.) «Le séraskier reçut une blessure à la cuisse; il arracha sa barbe par la racine, parce qu'il se trouvait forcé de quitter le champ de bataille.»
Gulnare, nom de femme; il signifie littéralement la fleur du grenadier.
On peut citer, par exemple, sir Thomas Morus sur l'échafaud, et Anne de Boylen qui, dans la Tour, sa prison, en passant la main sur son cou, remarqua que «il était trop délicat pour causer beaucoup de peine à l'exécuteur.» Pendant une partie de la révolution française, il était venu de mode de laisser quelques bons mots comme un legs; et la quantité des derniers bons mots facétieux des victimes, prononcés durant cette période, pourrait former un volume assez considérable de facéties mélancoliques.
Socrate but la ciguë peu de tems avant le coucher du soleil (l'heure des exécutions) quoique ses disciples le priassent d'attendre la disparition totale de cet astre.
Le crépuscule en Grèce est beaucoup plus court que dans notre propre climat; les jours en hiver sont plus longs, mais plus courts en été.
Le kiosque est une maison d'été turque. Le palmier est hors des murs actuels d'Athènes, non loin du temple de Thésée, dont un mur seul le sépare. L'eau du Céphise est réellement bien rare, et l'Ilissus n'en a pas du tout.
Les vers précédens, jusqu'à la section 2, avaient peut-être peu de chose à faire ici, car ils font partie d'un poème non publié (quoique imprimé n6); mais ils furent écrits sur les lieux, au printems de 1811, et--j'ai peine à savoir pourquoi--le lecteur devra m'excuser, s'il le peut, de leur nouvelle apparition dans ce poème.
Le comboloïo ou rosaire turc; les grains en sont au nombre de quatre-vingt-dix-neuf.
Dans le Levant, c'est la coutume de jeter des fleurs sur le corps des morts, et de placer un bouquet dans la main des jeunes personnes.
Que le point d'honneur qui est représenté par un exemple du caractère de Conrad n'a pas été porté au-delà des bornes de la probabilité, c'est une proposition qui peut être confirmée par l'anecdote suivante d'un flibustier, confrère du pirate, dans la présente année 1814.
Nos lecteurs ont tous connaissance de l'entreprise dirigée contre les pirates de Barrataria; mais peu d'entre eux, nous le pensons, ont été instruits de la situation, de l'histoire, ou de la nature de l'établissement. Pour l'instruction de ceux qui n'en ont pas connaissance, nous avons reçu d'un ami la relation intéressante qui suit, des principaux faits dont il a une connaissance personnelle, et qui ne peut manquer d'intéresser quelques-uns de nos lecteurs.
«Barrataria est une baie ou un bras étroit du golfe de Mexico; il traverse une riche, mais très-plate contrée, jusqu'à ce qu'il atteigne à un mille de distance le fleuve Mississipi, quinze milles au-dessous de la Nouvelle-Orléans. La baie a des branches innombrables, dans lesquelles on peut se placer en toute sécurité et échapper à toutes les recherches. Elle communique avec trois lacs situés au sud-ouest, et ces trois lacs avec un autre du même nom, contigu à la mer, où il se trouve une île formée par les deux bras de ce lac et par l'Océan. Les côtés Est et Ouest de cette île furent fortifiés, l'année 1811, par une bande de pirates, sous le commandement d'un certain monsieur La Fitte. La plus grande majorité de ces pirates sont de cette classe de population de la Louisiane qui avait fui de l'île Saint-Domingue, lors des troubles qui y survinrent, et qui trouva un asile dans l'île de Cuba. Ce fut lorsque la dernière guerre entre la France et l'Espagne commença qu'ils furent obligés d'abandonner cette île, dans le délai de peu de jours. Sans cérémonie, ils entrèrent dans les États-Unis, et la plupart dans la Louisiane, avec tous les nègres qu'ils possédaient à Cuba. Il leur fut notifié, par le gouverneur de cet état, l'article de la constitution qui défend l'importation des esclaves; mais, en même tems, ils reçurent l'assurance du gouverneur qu'il obtiendrait pour eux, s'il était possible, l'approbation du congrès pour conserver cette propriété.
L'île de Barrataria est située à peu près à 29° 15' de latitude,
et 92° 30' de longitude. Elle est aussi remarquable
pour son air sain que pour l'abondance des poissons qui peuplent
ses parages. Le chef de cette horde, comme Charles de
Moor, avait quelques vertus mêlées à des vices nombreux.
Dans l'année 1813, ce parti, par ses attentats et son audace,
avait fixé l'attention du gouverneur de la Louisiane; et pour
détruire cet établissement, il pensa qu'il était convenable de
le frapper par la tête. Il offrit en conséquence une récompense
de 500 dollars à celui qui lui apporterait la tête de monsieur
La Fitte, qui était bien connu des habitans de la côte de la
Nouvelle-Orléans, par les relations immédiates qu'il eut avec
eux comme ayant exercé autrefois dans leur ville, avec grande
réputation, l'art de l'escrime qu'il avait appris dans l'armée
de Buonaparte, où il avait servi comme capitaine. La récompense
qui avait été offerte pour la tête de La Fitte fut en
retour offerte par celui-ci pour celle du gouverneur, mais
portée à 15,000 dollars. Le gouverneur fit marcher une compagnie
de soldats sur l'île de La Fitte, avec ordre de brûler
et de saccager tout l'établissement, et d'en emmener à la
Nouvelle-Orléans tous les bandits. Cette compagnie, sous le
commandement d'un homme qui avait été l'ami intime du
hardi capitaine, s'approcha très-près des fortifications de l'île
avant d'avoir vu un homme ou entendu un bruit, lorsque toutà-coup
il entendit un coup de sifflet, semblable à celui d'un
contre-maître. Alors il se trouva lui-même enveloppé par une
troupe d'hommes armés, qui s'étaient précipités des secrètes
avenues qui conduisaient à la baie. Ce fut ici que ce moderne
Charles de Moor se distingua par quelques nobles traits; car
non-seulement il ne se borna pas à épargner la vie de celui
qui était venu attaquer son île pour lui faire perdre la sienne
et celle de tout ce qui lui était cher, mais encore il lui offrit
de quoi procurer à cet honnête soldat une existence aisée pour
le reste de ses jours, ce que celui-ci refusa avec indignation.
Alors, avec la permission de son vainqueur, il s'en retourna
à la Nouvelle-Orléans. Cette circonstance et quelques autres
événemens semblables prouvèrent que la bande des pirates ne
pouvait être prise par terre. Nos forces navales ayant toujours
été faibles dans ces parages, des expéditions pour la
destruction de cet illicite établissement ne pouvaient être attendues
d'elles jusqu'à ce qu'elles eussent reçu des renforts;
car un officier de l'armée navale, avec un plus grand nombre
de chaloupes de guerre dans cette station, fut forcé de
se retirer devant les forces supérieures de La Fitte. Aussitôt
qu'une augmentation de l'armée navale permit une attaque,
elle fut faite: la ruine totale des bandits en a été le résultat;
et aujourd'hui que ce point presque invulnérable, et la clef
de la Nouvelle-Orléans, se trouve purgé d'ennemis, il est à
espérer que le gouvernement saura le conserver par une force
militaire imposante.»
(Extrait d'un journal américain.)
On trouve dans la continuation du Dictionnaire biographique de Granger par le Noble; un singulier passage, dans sa notice sur l'archevêque Blackbourne; comme il a quelque analogie avec la profession du héros du poème précédent, je ne puis résister au désir de le citer.
«Il y a quelque chose de mystérieux dans l'histoire et le caractère du docteur Blackbourne. La première n'est que très-imparfaitement connue; et le bruit a couru qu'il avait été un forban, et qu'un de ses confrères dans cette profession ayant demandé à son arrivée en Angleterre ce qu'était devenu son vieux camarade Blackbourne, reçut pour réponse qu'il était archevêque d'York. Nous savons que Blackbourne fut installé sous-doyen d'Exter en 1694, office qu'il résigna en 1702. Mais après la mort de son successeur, Lewis Barnek, qui arriva en 1704, il l'obtint de nouveau. L'année suivante il devint doyen; et en 1714, il devint archi-doyen de Cornwall. Il fut sacré évêque d'Exter le 24 février 1716, et transféré à York le 28 novembre 1724, en récompense, selon la chronique scandaleuse de la cour, pour avoir marié George Ier à la duchesse de Munster. Ceci, cependant, paraît avoir été une pure calomnie. Comme archevêque, il se conduisit avec une grande prudence, et fut également respectable comme administrateur des revenus de son siége. Le bruit circulait qu'il avait conservé les vices de sa jeunesse, et qu'une passion pour le beau sexe formait un item dans la liste de ses faiblesses; mais bien loin d'avoir été convaincu par soixante-dix témoins, il ne paraît pas qu'il ait été accusé directement par un seul. Bref, je considère toutes ces accusations comme des effets de pure malignité. Comment est-il possible qu'un forban ait pu être aussi instruit et aussi savant que l'était certainement Blackbourne? Il avait une connaissance si parfaite des classiques (particulièrement des tragiques grecs), que, capable comme il l'était de les lire avec autant de facilité que Shakspeare, il devait avoir consacré beaucoup de tems et de peine pour les comprendre ainsi, et pour être autant versé dans les langues savantes. Il avait été indubitablement élevé au collége de l'église du Christ, à Oxford. On le dit y avoir été un homme très-aimable; ceci toutefois fut tourné contre lui par ce dicton: «Il a gagné plus de cœurs que d'ames.»
--«La seule voix qui pouvait calmer les passions du
sauvage Alphonse III était celle d'une femme aimable et vertueuse,
le seul objet de son amour: c'était la voix de Dona
Isabella, fille du duc de Savoie et petite-fille de Philippe II,
roi d'Espagne. Ses dernières paroles en mourant firent sur
sa mémoire une profonde impression: cet esprit hautain
fondit en larmes; et après ce dernier embrassement, Alphonse
se retira dans sa chambre pour déplorer sa perte
irréparable, et méditer sur la vanité de la vie humaine.»
(Œuvres mêlées de Gibbon.)
FIN DES NOTES DU CORSAIRE.
LARA.
Chant Premier.
1. Les serfs sont joyeux dans le vaste domaine de Lara, et l'esclavage a oublié à moitié ses chaînes féodales. Lui, leur seigneur inattendu, qu'ils n'espéraient plus revoir, mais qu'ils n'avaient point oublié, est revenu après un long exil volontaire. Tous les visages, dans son château, sont brillans de joie de son arrivée; les coupes sont sur la table et les bannières sont déployées sur les créneaux. Au loin, sur les vitraux peints de couleurs variées, se reflète en se jouant la flamme hospitalière du foyer rallumé, autour duquel un cercle de vassaux loc17, aux yeux pétillans de gaîté, donne un libre cours à sa loquacité bruyante.
Note loc17: (retour) Retainers.
2. Le chef de la maison de Lara est de retour. Pourquoi Lara a-t-il traversé les mers? Laissé par la mort de son père (il était trop jeune pour apprécier une telle perte) maître de lui-même,--il a reçu cet héritage de malheur,--ce redoutable empire de soi-même, dont l'orgueil humain s'empare pour détruire la paix du cœur!--sans personne pour le réprimander, et n'ayant que peu d'amis pour lui faire apercevoir les mille sentiers dont la pente glissante entraîne au crime; c'est alors, lorsque son âge demandait qu'il obéît, c'est alors que la jeunesse fougueuse de Lara commandait à des hommes. Il n'est pas nécessaire de suivre pas à pas sa jeunesse à travers tous les détours de la carrière qu'elle parcourut. Courte elle parut à sa fougue impatiente; mais elle fut assez longue pour causer à moitié sa perte.
3. Lara, dans sa jeunesse, avait abandonné le séjour de ses ancêtres; mais depuis l'heure où il lui fit de la main le salut d'adieu, on a ignoré de quel côté il avait dirigé ses pas, tellement que son souvenir était presque éteint dans la mémoire. Ses vassaux ne pouvaient que dire: «Son père est redevenu poussière, c'est tout ce que nous savons, et Lara n'est point en ces lieux.» Lara ne revient point, n'envoie personne; le plus grand nombre devient froid et indifférent aux conjectures. Les salles de son château entendent à peine prononcer son nom à l'écho duquel elles étaient si habituées; son portrait se noircit dans son cadre couvert de poussière; un autre seigneur console la femme qui lui était destinée, la jeunesse l'oublie, et les vieillards ne sont plus. «Vit-il encore?» s'écrie l'héritier impatient, qui soupire après un deuil qu'il ne doit pas porter. Une centaine d'écussons couverts d'une rouille noire décorent la dernière et antique demeure des Lara; mais il en est un qui manque à cette galerie poudreuse, et qui serait le bien-venu dans ce gothique trophée.
4. Il arrive enfin tout-à-coup; de quel lieu? chacun l'ignore. Pourquoi revient-il? il n'est pas nécessaire d'en être instruit. Ce qui étonne le plus ses gens, ce n'est pas son retour; c'est sa longue absence. Il n'a à sa suite qu'un simple page, d'un air étranger et d'un âge encore tendre. Des années se sont écoulées, et aussi rapide est leur fuite pour ceux qui mènent une vie vagabonde, que pour ceux qui n'abandonnent point leur terre natale. Mais le défaut de nouvelles des climats éloignés a prêté une aile moins légère au tems fatigué. Ils le voient, ils le reconnaissent, et cependant le présent leur paraît douteux, ou le passé un rêve.
Il vit; cependant la force de sa jeunesse n'est point passée, quoique ses traits soient brunis par la fatigue et un peu altérés par le tems. Les fautes de son jeune âge, quelles qu'elles aient été, si elles ne sont point oubliées, ont pu être effacées de sa mémoire par les événemens de sa nouvelle destinée. Rien de bien ou de mal n'est connu de sa vie depuis long-tems; son nom peut encore soutenir la renommée de sa famille. Dans sa jeunesse, son ame était fière; mais ses torts n'étaient que ceux d'un jeune étourdi, amoureux des plaisirs, et ainsi, à moins qu'ils ne l'aient égaré dans sa course, ils pouvaient être rachetés, sans exiger de lui un long remords.
5. Un grand changement s'est opéré dans lui,--et quel qu'il soit, il n'est plus ce qu'il a été autrefois. Ce front s'est empreint de rides profondes; il parle de passions, mais de passions qui ne sont plus; l'orgueil, mais non le feu de ses jours de jeunesse; un aspect plein de froideur et d'indifférence pour la flatterie; une altière démarche, et un œil pénétrant qui comprend d'un regard la pensée des autres, et cette légèreté sarcasmatique de la parole, dard perçant d'un cœur que le monde a blessé, et dont les traits, lancés avec un semblant de gaîté frivole, rendent ceux qu'ils atteignent incapables d'avouer leur blessure; voilà ce que l'on découvrait dans Lara, et quelque chose encore de plus que ce que son regard ou l'accent de sa voix pouvaient révéler.
L'ambition, la gloire, l'amour, but commun des hommes que quelques-uns peuvent conquérir, et que tous voudraient posséder, paraissaient ne plus avoir d'accès dans son cœur, mais on eût dit que c'était depuis peu qu'ils n'y régnaient plus; et un sentiment profond, que l'on eût vainement cherché à sonder, éclatait par momens sur son visage altéré.
6. Il n'aimait pas beaucoup qu'on lui fît de longues questions sur le passé, il ne parlait point des merveilles et de l'immensité des déserts sauvages qu'il avait parcourus seul dans des climats lointains, et--comme lui-même le laissait à penser--inconnus: en vain ceux qui l'entouraient essayaient-ils d'interroger ses regards, ou de mettre à l'épreuve l'expérience de son compagnon; Lara évitait de parler de ce qu'il avait vu, comme peu digne d'occuper la pensée d'un étranger. Si les questions devenaient plus pressantes, son front devenait plus sombre, et ses paroles plus rares.
7. Ce ne fut pas sans plaisir qu'on le vit de retour; vive fut la joie de son arrivée dans les cercles des hommes loc18. Issu d'une ancienne famille, commandant à de nombreux vassaux, il était rangé parmi les hauts seigneurs de sa contrée. Il assistait à leurs carrousels, à leurs festins joyeux; il les voyait soupirer ou sourire, mais il ne faisait que les voir froidement sans partager la gaîté ou l'ennui général. Il ne recherchait point ce que tous poursuivaient, entraînés par une espérance toujours trompeuse et toujours écoutée: les honneurs qui ne sont qu'une vaine fumée; l'or plus substanciel; la préférence des belles et les dépits des rivaux. Autour de lui était tracé un cercle mystérieux, qui défendait de l'approcher et le montrait toujours isolé. Dans ses yeux paraissait quelque chose de sévère qui éloignait au moins de lui la frivolité; et les personnes plus timides qui le voyaient de près l'observaient en silence, en se communiquant tout bas leurs mutuelles frayeurs, et celles plus sages, et en plus petit nombre, qui lui témoignaient des intentions plus amicales, avouaient qu'elles le jugeaient meilleur que son air ne semblait l'annoncer.
Note loc18: (retour) To the haunts of men.
8. C'était étrange!--dans sa jeunesse, toute action et toute vie, brûlant pour le plaisir, et ne répugnant point aux combats; essayant tour à tour des femmes,--du champ d'honneur,--de l'océan,--de tout ce qui lui promettait jouissance ou danger;--il avait tout épuisé, et sa récompense avait été dans le plaisir et la peine, et non dans un milieu fade et commun: car ses sentimens ardens cherchaient, dans cette intensité d'émotions, un moyen d'échapper à sa pensée. Les tempêtes de son cœur eussent contemplé avec dédain les orages plus faibles des élémens qu'elles auraient soulevés; les transports de ce cœur s'étaient dirigés en haut, et ils avaient demandé s'il y avait dans les cieux des ravissemens plus grands! Livré à tous les excès, esclave de tous les extrêmes, comment se réveilla-t-il de ce rêve étrange? hélas! il ne le disait pas,--mais il s'était réveillé pour maudire son cœur flétri qu'il ne pouvait briser.
9. Les livres, car jusque-là ses livres pour lui avaient été l'homme, les livres paraissaient exciter davantage sa curiosité, et souvent, par un soudain caprice, il se séparait de tout le monde pour plusieurs jours. Alors, ses serviteurs, rarement appelés, disaient que, pendant les longues heures de la nuit, ses pas précipités se faisaient entendre sur la sombre galerie, où les grossiers mais antiques portraits de ses pères présentaient leurs figures chagrines: on entendait,--mais on murmurait tout bas que «cela ne devait pas être connu,»--le son d'une voix moins terrestre que la sienne. «Oui, ceux qui voudront pourront en rire, mais quelques-uns avaient vu, ils ne savaient pas trop quoi, quelque chose de plus que ce qui est ordinaire. Pourquoi contemplait-il ainsi cette tête de revenant que des mains impies avaient enlevée aux tombeaux loc19, et qui, placée à côté de son livre ouvert, semblait vouloir en éloigner tout le monde excepté lui? Pourquoi ne dort-il pas quand les autres reposent? Pourquoi ne veut-il pas de musique et ne donne-t-il pas l'hospitalité? Tout cela ne leur semblait pas bien,--mais où était le mal? Quelques-uns le savaient peut-être, mais c'était une histoire trop longue à raconter, et en outre ceux qui en étaient instruits étaient trop discrètement sages pour avouer que ce qu'ils savaient était autre chose que de légers soupçons. Mais s'ils voulaient parler--ils le pourraient.» C'est ainsi qu'autour du foyer les vassaux de Lara discouraient de leur seigneur.
Note loc19: (retour) Ceci paraît faire allusion à Byron lui-même, qui avait fait une coupe à boire d'un crâne humain dont il se servait quelquefois.(N. du Tr.)
10. Il était nuit.--Les étoiles du firmament se répétaient dans le ruisseau transparent de Lara, qui multipliait leurs images. Ses eaux sont si calmes, qu'elles semblent à peine mobiles, et cependant elles s'écoulent comme le bonheur. Elles réfléchissent au loin, comme une scène magique, les clartés immortelles qui brillent dans l'étendue des cieux. Les rives de ces ondes sont parées d'arbres au vert feuillage, et des plus belles fleurs qui puissent séduire l'abeille: telles étaient celles dont Diane enfant composait ses guirlandes; l'innocence n'en voudrait point d'autres, pour offrir à son amour, que celles qui couvrent la rive. Les eaux en suivant leurs canaux se perdent dans des détours qui représentent les replis tortueux et brillans du serpent. Tout était si tranquille, si doux sur la terre et dans les airs, que vous n'eussiez pas même tressailli à l'apparition d'un esprit, dans la pensée que rien de méchant ne pouvait se plaire à errer dans de tels lieux, au milieu d'une telle nuit! C'était un moment dont les esprits du bien étaient seuls appelés à jouir; ainsi le pensait Lara, qui ne demeura pas long-tems dans ces lieux, et qui s'éloigna silencieusement pour retourner vers la porte de son château. Son ame ne pouvait plus contempler de telles scènes, qui lui rappelaient le souvenir de jours passés, de cieux plus sereins, de soleils plus purs, de nuits plus douces et plus fréquentées, de cœurs qui maintenant--non,--non! la tempête peut frapper son front, sans l'émouvoir--sans le lui faire courber--mais une nuit comme celle-là, une nuit si belle, est une raillerie pour un cœur comme le sien.
11. Il est retourné dans ses appartemens solitaires, et son ombre gigantesque est projetée sur les murs tapissés de ces poudreux tableaux qui représentent des figures des vieux tems; c'est tout ce qu'elles ont laissé de leurs vertus ou de leurs crimes, excepté une vague tradition, les ténébreux caveaux qui dérobent leur poussière à la clarté du jour, ainsi que leurs faiblesses et leurs vices, et une demi-colonne du livre pompeux qui en transmet le récit spécieux d'âge en âge, où la plume de l'histoire distribue le blâme ou la louange, et donne comme vérité ce qui n'est le plus souvent qu'insigne mensonge.
Lara promène ses rêveries silencieuses, et les rayons de la lune brillent à travers les sombres vitraux sur le pavé de pierre, sur la voûte élevée couverte de découpures, et sur les saints que les fenêtres gothiques représentent agenouillés en prière, et qui se reproduisent, par la réflexion de la lumière, en figures fantastiques semblables à la vie, mais non à une vie comme celle des mortels. Les boucles noires des cheveux pendans de Lara, son noir et ombragé sourcil, et le mouvement balancé de son panache agité, apparaissaient comme les attributs d'un fantôme, et imprimaient à son aspect toutes les terreurs que donnent les tombes.
12. Il était minuit,--tout était livré au sommeil; la clarté solitaire d'une lampe pâle semblait rompre à regret les ténèbres. Écoutez! des murmures sont entendus dans le château de Lara,--un son--une voix--un cri--un appel de détresse! un cri lourd, prolongé--et le silence.--Ses gens ont-ils entendu ce frénétique écho retentir à leurs oreilles endormies? Ils l'ont entendu, ils se lèvent en sursaut, et, braves quoique tremblans, ils se précipitent là où le cri invoquait leur secours; ils arrivent portant dans leurs mains des flambeaux à demi allumés et des épées dont ils ont, dans leur empressement, oublié les ceinturons.
13. Froid comme le marbre où son corps était étendu, pâle comme les rayons de la lune qui se jouaient sur ses traits, Lara était renversé par terre; près de lui son sabre à moitié tiré du fourreau semblait indiquer un péril au-dessus des craintes de la nature. Cependant il était ferme, ou il l'avait été jusqu'au dernier moment. Le défi respirait encore sur son front; quoique empreint de terreur, et insensible comme il est, il régnait sur ses lèvres le désir de répandre le sang. Quelques menaces à demi formées, quelque imprécation d'orgueilleux désespoir semblent avoir expiré sur ses lèvres. Son œil était presque fermé; mais il n'a pas oublié, même dans sa détresse, le regard du gladiateur, que souvent, dans la veille, son aspect décelait avec fierté, et qui maintenant y était fixé dans un horrible repos.
On le relève--on l'emporte; silence! il respire, il parle; les couleurs reviennent sur ses joues basanées; sa lèvre recouvre son incarnat; son œil, quoiqu'obscurci, roule sauvage dans son orbite, et chacun de ses membres, par de lents frémissemens, recommence ses fonctions; mais ses paroles sont articulées dans des termes qui ne semblent pas appartenir à sa langue native. Distinctes, mais étranges, ses gens les comprennent assez pour penser que ces accens appartiennent à d'autres climats; et ils étaient tels, qu'ils semblaient s'adresser à une oreille qui ne les entend point--hélas! qui ne peut plus les entendre!
14. Son page s'est approché, et lui seul semble connaître le sens des paroles qu'ils entendaient; et par les altérations de ses joues et de son front, on pouvait juger qu'elles étaient telles que Lara n'aurait pas voulu les avouer, ni le page les interpréter, quoiqu'il regarde avec moins de surprise l'état de son maître que ceux qui l'entouraient; mais il se penche sur le corps étendu de Lara, et lui parle dans cette langue qui paraît être la sienne. Lara prête son attention à ces accens qui semblent doucement calmer et dissiper les horreurs de son rêve, si c'était un rêve qui abattait ainsi un cœur qui n'avait pas besoin de peines idéales.
15. Quel que soit l'objet que sa frénésie a vu en songe ou son œil en réalité, si toutefois il s'en souvient, il ne sera jamais révélé, et restera enseveli dans son cœur.--Le matin accoutumé revient, et inspire une nouvelle vigueur à son corps fatigué; il ne recherche de soulagement ni d'un prêtre ni d'un médecin; et bientôt, le même dans ses mouvemens et dans son langage qu'il l'avait été auparavant, il remplit les heures passagères, ne sourit pas moins, ne présente pas un front plus attristé qu'il n'en avait l'habitude; et si le retour de la nuit semble maintenant moins agréable aux yeux de Lara, il se gardait bien d'en laisser rien paraître à ses vassaux étonnés, dont les frissons prouvaient que leurs craintes étaient moins oubliées.
Tremblans, deux à deux (ils n'osent pas marcher seuls), ces esclaves effrayés s'acheminent dans le château, et évitent la fatale galerie. La bannière qui se déploie et le bruit des portes, le froissement de la tapisserie, l'écho du plancher, les longues et noires ombres des arbres d'alentour, le vol bruissant de la chauve-souris, le chant nocturne de la brise; tout ce qu'ils voient ou entendent effraie leur pensée, à mesure que les ombres du soir descendent sur les murs grisâtres du château.
16. Vaine terreur! cette heure de ténèbres restées à jamais inconnues ne revint plus, ou Lara sut feindre un oubli qui augmenta l'étonnement de ses vassaux sans diminuer leurs craintes.--La mémoire s'en était-elle éteinte au réveil de ses sens? puis-qu'aucun mot, aucun regard, aucun geste de leur seigneur ne trahit un sentiment qui leur eût rappelé ce moment délirant des souffrances de son ame. Était-ce un rêve? était-ce sa voix qui avait articulé ces étranges et sauvages paroles? était-ce son cri qui avait interrompu leur sommeil? était-ce bien lui dont le cœur oppressé, comprimé, avait cessé de battre, et dont le regard les avait fait trembler? Pouvait-il, celui qui avait souffert une pareille épreuve, perdre ainsi la mémoire, lorsque ceux qui n'en avaient été que les témoins en étaient si frappés? Ou ce silence prouvait-il que sa mémoire, pour être exprimée par des mots, était trop profondément, trop indélébilement fixée sur ce secret dévorant qui ronge le cœur, en en montrant l'effet sans en dévoiler la cause? Il n'en était pas ainsi pour lui; Lara les avait ensevelis tous les deux dans son sein. De communs observateurs ne pouvaient discerner le progrès de pensées, que les lèvres mortelles ne laissent entrevoir qu'à demi; ces pensées brisent les faibles paroles qui voudraient les exprimer.
17. On remarquait dans Lara un mélange inexplicable de ce qui mérite le plus d'être aimé ou haï, recherché ou évité. L'opinion variait sur sa vie mystérieuse, et son nom n'était jamais oublié dans l'éloge ou la raillerie. Son silence formait un thème pour le babillage de tous les alentours;--le monde formait des conjectures,--se communiquait sa surprise:--on mourait de connaître sa destinée. Qu'avait-il été? qu'était-il, cet inconnu qui vivait parmi eux, et dont la famille seulement n'était pas ignorée? Un ennemi haineux de son espèce? cependant quelques-uns voulaient prétendre qu'avec eux il leur avait paru aussi livré à la joie que les amis des plaisirs; mais ils convenaient que son sourire, si on l'observait souvent de près, cessait d'être un vrai sourire, et se flétrissait en un sourire de dédain moqueur; et que si ce sourire atteignait ses lèvres, il ne passait pas plus loin, ses yeux n'offrant aucune trace de gaîté. Cependant il y avait parfois plus de douceur dans son regard, comme si son cœur n'eût pas été naturellement dur; mais une fois observé, son ame semblait réprimer une semblable faiblesse comme indigne de son orgueil; et elle s'excitait elle-même à la roideur, comme dédaignant de s'acheter un doute de l'estime à moitié ébranlée des hommes. C'était une peine infligée par lui-même à son cœur que la tendresse avait autrefois arraché à son repos; ou, dans la sollicitude du chagrin, il voulait forcer son ame à la haine pour avoir trop aimé!
18. Il y avait en lui un mépris vital de tout; et comme s'il avait déjà éprouvé ce qui pouvait lui survenir de pire, il vivait étranger dans ce monde. Esprit errant précipité d'un autre monde, être d'imagination noire qui s'était créé par choix des périls auxquels il avait par hasard échappé, mais échappé en vain, puisque dans leur souvenir son esprit trouvait également un triomphe et un regret. Ayant plus de facultés pour l'amour que la terre n'en accorde communément aux mortels, ses jeunes rêves de vertu avaient dépassé la réalité, et une virilité orageuse suivit sa jeunesse déçue, avec le souvenir d'années perdues à la poursuite d'un fantôme, et celui des forces épuisées qui lui avaient été accordées pour un meilleur usage. Des passions ardentes avaient semé le ravage et la désolation sur ses pas, et avaient abandonné ses meilleurs sentimens à un trouble intérieur et à la cruelle réflexion que fait naître une vie d'orages. Mais toujours hautain, orgueilleux, et abandonné au blâme, il appelait la nature pour en partager la honte, et rejetait toutes ses fautes sur ce corps de chair qu'elle lui avait donné pour servir à l'ame de prison et de festin aux vers de la tombe, jusqu'à ce qu'enfin il confondit le bien et le mal, et attribua au destin les actes de sa volonté. Trop fier pour l'amour-propre vulgaire, il pouvait, au besoin, sacrifier le sien pour le bien des autres, mais ce n'était pas par pitié, ni parce qu'il croyait le devoir; c'était par une étrange perversité de l'ame, qui le poussait, avec un secret orgueil, à faire ce que peu d'hommes ou même personne n'eût osé faire comme lui. Et cette même impulsion, dans des circonstances séduisantes, l'égarait également en le conduisant au crime, tant il était jaloux de s'élever au-dessus ou de tomber au-dessous des hommes avec lesquels il se sentait condamné à vivre, et tant il se plaisait à se séparer par le bien et par le mal de tous ceux qui partageaient son état mortel! Son esprit, les abhorrant, avait fixé son trône loin de ce monde, dans des régions qui lui étaient propres. Là, méditant froidement sur tout ce qui se passait au-dessous d'elles, son sang paraissait alors couler plus calme. Ah! plus heureux si ce sang n'avait jamais été enflammé par le crime, et eût toujours coulé dans ce calme glacé! Il est vrai qu'il suivait les mêmes sentiers que les autres hommes, et qu'en apparence il agissait et discourait comme le reste des mortels; qu'il n'outrageait pas les règles de la raison par des écarts: sa folie n'était pas de la tête, mais du cœur; et rarement il s'égarait dans ses discours, ou découvrait ses pensées au point d'offenser la vue.
19. Avec tous ces dehors froids et mystérieux, et le plaisir qu'il semblait prendre à rester inconnu, il avait trouvé l'art (si ce n'était pas un don de la nature) de fixer son souvenir dans le cœur des autres. Ce n'était pas l'amour peut-être--ni la haine--ni rien de ce que l'on peut imaginer d'exprimer par des mots; mais ceux qui le voyaient ne l'avaient pas vu en vain, et ne pouvaient manquer de demander de nouveau après lui; et ceux auxquels il avait parlé se rappelaient toujours ce qu'ils avaient entendu, quelque frivole qu'il fût. Personne ne connaissait ni comment, ni pourquoi; mais il s'insinuait tellement dans l'esprit de celui qui l'écoutait, qu'il y laissait l'impression de l'attachement ou de la haine. Quelque récente qu'ait été la date de l'amitié, de la pitié ou de l'aversion qu'il avait inspirées, elles ne faisaient que s'accroître dans les plus intimes sentimens et dans la pensée. Vous ne pouviez pénétrer son ame; mais vous trouviez, en dépit de votre étonnement, qu'il connaissait le chemin de la vôtre. Sa présence hantait toujours votre pensée, et il forçait le cœur à lui accorder un involontaire intérêt. Vains étaient les efforts pour échapper à ce piége intellectuel, son esprit semblait vous défier de l'oublier!
20. On célèbre une fête, où les chevaliers et les dames, et tous ceux que la richesse ou une haute naissance y appelaient, parurent.--D'une haute naissance, et hôte bien venu, Lara se rendit avec les autres seigneurs de son voisinage au château d'Othon. Une assemblée nombreuse est reunie dans les salles étincelantes de lumière, où les convives se livraient aux plaisirs de la table et du bal. La danse joyeuse de la foule des jeunes et séduisantes beautés unissait dans la chaîne la plus fortunée la grâce et l'harmonie. Heureux sont les jeunes cœurs et les mains amoureuses qui se mêlent avec bonheur dans des groupes de leur choix! C'est un aspect qui peut éclaircir le front le plus soucieux et faire sourire le vieillard, rêver même le jeune homme, le jeune homme qui oublie que de telles heures sont passées sur la terre, tant il y a d'exaltation dans ses transports de bonheur!
21. Lara contemplait cette fête, tranquillement joyeux, et son front mentait si son ame était triste. Ses yeux suivaient dans tous ses mouvemens chaque beauté dont les pas légers ne réveillaient aucun écho. Les bras croisés et l'œil attentif, il était appuyé contre un pilier élevé de la salle, et ne remarquait pas un regard sévère fixé sur lui. Le fier Lara supportait mal un regard scrutateur semblable; à la fin, il s'en aperçoit: c'est un visage inconnu, mais il semble ne chercher que le sien, le sien seul. Le regard inquiet et sombre de cet homme indique un étranger; il avait jusqu'alors tenu constamment ses yeux fixés sur Lara sans en être vu. Enfin leurs regards se rencontrèrent, et s'interrogèrent vivement avec une muette et mutuelle surprise. Une émotion parut dans les regards de Lara, comme se défiant de celui de l'étranger. L'aspect de cet homme est sévère et farouche, il en dit plus que l'œil vulgaire ne peut en comprendre.
22. «C'est lui!» s'est écrié l'étranger; et ceux qui l'ont entendu répètent ce mot tout bas et de bouche en bouche: «C'est lui!»--«Qui, lui?» se demande-t-on de toutes parts, jusqu'à ce que ces paroles significatives parviennent aux oreilles de Lara. Ces mots si étrangement prononcés, et le singulier regard de l'inconnu, peu de personnes pourraient les expliquer: ils excitent une générale surprise. Mais Lara est resté immobile, sans changer de couleur ou de maintien. La surprise qui s'était d'abord manifestée dans ses yeux paraissait maintenant dissipée; il porte des regards assurés et calmes sur l'assemblée, quoiqu'il soit toujours observé par l'étranger qui, s'approchant de lui, s'écrie, avec un superbe dédain: «C'est lui!--Comment est-il venu ici?--et qu'y fait-il?»
23. C'en était trop pour Lara; pour que Lara pût laisser sans réponse une semblable question, répétée d'un ton si fier et si hautain. Le sourcil froncé, mais avec un accent, froid, plus doucement ferme que brusquement arrogant, il se tourna vers l'insolent questionneur:--«Mon nom est Lara!--quand le tien me sera connu, ne doute pas de mon empressement à répondre à l'inconvenante courtoisie d'un chevalier tel que toi. C'est Lara!--en veux-tu savoir davantage? je n'évite aucune question, et je ne porte aucun masque.»
«Tu n'évites aucune question! Réfléchis bien--s'il n'en est aucune à laquelle ton cœur ne pourrait répondre, quand bien même ton oreille ne chercherait pas à l'éviter? Te parais-je donc si inconnu? Regarde-moi bien! au moins si la mémoire ne t'a pas été inutilement donnée, oh! jamais tu ne pourras dissimuler la moitié de sa dette: l'éternité te défend de l'oublier.» Les yeux de Lara se fixent avec attention sur le visage de l'étranger; mais ils n'y peuvent rien découvrir qui leur soit connu, où qu'ils veuillent reconnaître.--Il ne daigna pas répondre avec l'air du doute; mais il secoue la tête, et moitié indifférence, moitié mépris, il se retourne et quitte l'étranger. Mais celui-ci, d'un air impérieux, lui dit de rester:--«Un mot!--Je te commande de rester, et de répondre ici à quelqu'un qui, si tu étais noble, serait ton égal; mais quel que tu aies été et que tu sois maintenant--oui, ne fronce pas le sourcil, seigneur, si ce que je te dis est faux, il t'est facile de démentir mes paroles.--Mais, quel que tu aies été et que tu sois maintenant, recueille-toi. Je me défie de tes sourires, mais je ne tremble pas devant ton front menaçant. N'es-tu pas cet homme dont les actions--»
«Qui que je sois, des paroles aussi étranges que les tiennes, des accusateurs tels que toi, j'en fais peu de cas, et ne les écoute pas davantage. Que ceux pour qui ces paroles ont plus de poids écoutent le reste, et ne se hasardent pas à contredire l'histoire, merveilleuse sans doute, que ta langue va raconter, et qui commence d'une manière si courtoise. Qu'Othon fête son hôte si poli, je lui en exprimerai ma reconnaissance motivée.» Ici le maître de la fête, tout surpris, s'est interposé.--«Quel que puisse être le secret dont il s'agit entre vous, ce n'est pas ici le tems ni le lieu de troubler la gaîté de l'assemblée par une dispute. Si toi, sire Ezzelin, tu as quelque chose à faire connaître qui concerne le comte Lara, à demain, ici, ou ailleurs, comme il vous plaira à tous deux, pour expliquer le reste. Tu m'es connu, et je me porte ta caution, quoique, comme le comte Lara, tu sois récemment arrivé seul des terres étrangères, et que tu sois devenu presque étranger. Et si, par le sang et l'illustre naissance de Lara, j'augure bien de son courage, comme de sa noblesse, il ne voudra pas se montrer indigne de son nom sans tache, ni rien refuser de ce que réclament les lois de la chevalerie.»
«A demain donc, répliqua Ezzelin; et que notre loyauté soit ici mise à l'épreuve. J'atteste sur ma vie et sur mon épée la vérité de mes paroles; puissé-je être aussi sûr du bonheur éternel!»
Que répond Lara? son ame descend dans sa profondeur la plus intime, et demeure absorbée dans une profonde et soudaine méditation. Les paroles de la foule et les yeux de tous, qui étaient fixés sur eux, semblent s'adresser à lui. Mais les siens étaient silencieux, et ils paraissaient se perdre dans l'oubli le plus complet--oui, le plus complet.--Hélas! cette indifférence ne fait que trop comprendre à l'assemblée un souvenir seulement trop fidèle.
24. «A demain!--oui, à demain!» D'autres paroles que ces deux mots répétés ne furent pas entendues de la bouche de Lara. Aucun sentiment passionné ne se trahit sur son front; aucune lueur d'irritation n'apparut dans son grand œil noir: cependant il y avait quelque chose de ferme dans son accent calme et réservé, qui annonçait une résolution déterminée, quoiqu'inconnue. Il prit son manteau,--inclina légèrement la tête, et quitta l'assemblée en passant devant Ezzelin. Il répondit par un sourire au regard menaçant que ce dernier lui lança, et avec lequel ce seigneur pensait l'accabler. Ce n'était pas un sourire de joie, ni celui d'un orgueil dissimulé qui se venge par le dédain de la haine qu'il ne peut cacher; mais c'était le sourire d'un cœur sûr de lui-même dans tout ce qu'il voudrait entreprendre, ou tout ce qu'il pourrait souffrir. Ce sourire annonçait-il la paix? le calme de la vertu? ou le crime vieilli dans l'endurcissement du désespoir? Hélas! les confidences de l'un et de l'autre se ressemblent trop pour être facilement distinguées sur le front d'un homme ou dans ses paroles. C'est par les actions, par les actions seules que l'on peut discerner les vérités que le cœur inexpérimenté est incapable de saisir.
25. Lara appela son page et se retira.--Celui-ci obéissait promptement à la moindre de ses paroles ou à son plus faible signe. C'était le seul compagnon amené des climats lointains, où les ames étincellent sous un ciel plus éclatant. Pour suivre Lara, il avait abandonné son pays natal. Patient et docile, calme, malgré sa jeunesse, il était silencieux comme son maître, et sa fidélité paraissait au-dessus de son état et de ses années. Quoiqu'il n'ignorât pas la langue de Lara, il arrivait rarement qu'il reçût de lui un ordre dans cette langue; mais il accourait avec rapidité, et répondait avec effusion, quand les lèvres de Lara laissaient échapper des paroles dans sa langue maternelle. Ces accens, qui lui étaient aussi chers que les montagnes de sa patrie, réveillaient à ses oreilles leur écho absent, et lui rappelaient la voix accoutumée d'amis, de parens qu'il ne devait plus revoir, et auxquels il avait renoncé pour un seul,--son ami, son tout. La terre ne lui offrait pas maintenant d'autres guides; pouvait-on s'étonner alors s'il le quittait si rarement?
26. Légère était sa taille, et délicats, quoique bruns, paraissaient les traits de son visage sur lequel avait passé son soleil natal; mais ses rayons n'avaient point basané sa joue, où souvent se manifestait une rougeur involontaire. Cependant ce n'était point cette rougeur qui monte au visage quand la santé y fait refluer toutes les couleurs du cœur dans des transports de bonheur; mais c'était la teinte étique d'un secret chagrin, qui brillait dans un moment fiévreux. La flamme étincelante de ses regards semblait empruntée d'en haut, et allumée par une pensée électrique, quoique ses longues paupières tempérassent, par une teinte mélancolique, l'ardeur de ses noires prunelles. Cependant on y remarquait moins de tristesse que d'orgueil; ou si c'était de la tristesse, c'était une tristesse que personne ne pouvait partager. Les jeux qui plaisent à son âge ne lui plaisaient pas; les amusemens de la jeunesse et les joyeuses folies des pages n'avaient point d'attraits pour lui. Pendant des heures entières ses yeux restaient fixés sur Lara, comme s'il eût tout oublié dans cette attitude contemplative. Éloigné de son maître, il errait isolé. Brèves étaient ses réponses, et il ne faisait jamais de questions. Les bois étaient sa promenade; son amusement, quelque livre en langue étrangère; son lieu de repos, la rive des limpides ruisseaux. Il semblait, comme celui qu'il servait, vivre à part de tout ce qui charme les yeux et remplit le cœur; ne pas connaître de fraternité, et n'avoir reçu de la terre aucun autre don que le don amer--de l'existence.
27. S'il aimait quelque chose, c'était Lara; mais son attachement ne se montrait que dans son respect et dans son obéissance. Toujours dans une attention muette, son zèle, qui épiait chaque désir de son maître, l'accomplissait avant que sa parole l'exprimât. Toutefois, il y avait de la dignité fière dans tout ce qu'il faisait; car il avait un esprit altier qui ne supportait pas les réprimandes. Son zèle, quoique plus actif que celui des mains serviles, obéissait seulement dans ses actions; son air commandait encore, comme s'il eût ainsi cédé moins au désir de Lara qu'à son propre désir: car assurément ce n'était point pour un vil salaire qu'il agissait ainsi. Les services que lui commandait son maître étaient légers: c'était de lui tenir les étriers, lorsqu'il voulait monter à cheval, ou de lui apporter son épée; d'accorder son luth; ou, s'il désirait davantage, de lui lire des volumes d'autres tems et d'autres langues que sa langue maternelle; mais jamais de se mêler avec la foule des domestiques, auxquels il ne montrait ni déférence ni dédain, mais cette réserve de bon ton, qui prouvait qu'il n'avait nulle sympathie pour eux. Son ame, quel que fût son rang ou sa naissance, pouvait fléchir devant Lara, non descendre jusqu'à eux. Il paraissait d'une naissance distinguée, et avoir connu des jours meilleurs. Aucune marque de travail vulgaire ne se trahissait sur ses mains d'une blancheur si féminine, que l'on aurait pu lui attribuer un autre sexe, lorsqu'on les comparait avec la délicatesse et la douceur de son visage; mais ses vêtemens, et quelque chose dans son regard de plus viril et de plus fier que n'en comporte l'œil d'une femme, disaient le contraire. C'était un caractère presque sauvage, qui tenait plus de son climat brûlant que de son corps tendre et frêle: il est vrai qu'il ne se remarquait point dans ses paroles; mais dans son aspect, cet instinct pouvait être plus qu'aperçu.
Kaled était son nom, quoique le bruit courût qu'il en portait un autre avant d'avoir quitté ses montagnes. Car quelquefois, bien qu'à peu de distance, il entendait ce nom répété plusieurs fois sans répondre, comme s'il ne lui eût pas été familier, ou, s'il lui était adressé de nouveau, il se retournait brusquement, comme si dans cet instant il se rappelait que c'était le sien. Cependant, si c'était la voix accoutumée de Lara qui l'appelait, alors ses oreilles, ses yeux, et son cœur redoublaient d'attention.
28. Ce jeune page n'avait pas manqué de remarquer, dans la salle du bal, la querelle imprévue que tout le monde avait observée, et quand la foule autour de lui exprimait son étonnement du calme du hardi accusateur et de la patience avec laquelle le noble et fier Lara avait supporté une semblable insulte d'un étranger; doublement affecté, Kaled changea plusieurs fois de couleur; ses lèvres pâlirent comme de la cendre, ses joues s'enflammèrent tour à tour; et sur son front se répandit cette sueur de glace qui survient, lorsque le cœur, chargé d'un poids de pensées qui l'accablent, succombe de malaise et de luttes intérieures. Oui,--il est des choses que nous devons rêver et oser exécuter avant que la pensée en soit à moitié avertie. Quelle que pût être l'idée de Kaled, elle suffit pour fermer ses lèvres et troubler son front. Il observa Ezzelin jusqu'à ce que Lara eût jeté en passant, sur le chevalier, un sourire de dédain. Lorsque Kaled vit ce sourire, son visage reprit son air accoutumé, comme s'il eût reconnu en lui quelque chose de satisfaisant. Sa mémoire lui faisait remarquer dans un pareil sourire beaucoup plus que l'aspect de Lara n'en disait aux autres. Il se précipita vers lui,--et dans un instant tous deux furent partis; et tous ceux qui restèrent dans le château crurent être laissés seuls. Chacun avait eu tellement les yeux fixés sur la figure de Lara, chacun s'était si bien identifié par ses sentimens à cette scène, que lorsque l'ombre longue et noire de Lara eut dépassé le portique, et ne fut plus reproduite par la lumière des torches allumées, tous les cœurs battirent plus vivement, comme doutant s'ils sortaient d'un rêve effrayant, que nous savons être faux, mais qui nous épouvante encore parce que ce qui est le pire est toujours le plus près de la vérité.
Ils sont partis,--Ezzelin reste encore; le front pensif et l'air impérieux; mais il ne demeura pas long-tems: avant qu'une heure se fût écoulée, il salua de la main Othon, et se retira.
29. La foule a disparu, les convives sont livrés au sommeil; le châtelain courtois, et ses hôtes satisfaits se sont rendus à leur couche accoutumée, où la joie se calme, et où la douleur soupire après le sommeil; et l'homme accablé par le combat de sa propre existence loc20 cherche un refuge dans ce doux oubli de la vie. Là reposent également l'espérance délirante de l'amour, la perfidie et la ruse; les projets ténébreux de la haine, et les fourberies de l'ambition jalouse. Sur tous les yeux planent les ailes de l'oubli, et l'existence éteinte est comme ensevelie dans un tombeau. Quel nom meilleur pourrait plus convenir au lit du sommeil? sépulcre de la nuit, demeure universelle où la faiblesse, la force, le vice, la vertu sont étendus dans une égale nudité. Heureux l'homme pour un moment, de ne pas avoir le sentiment de la vie, pour s'éveiller cependant, pour lutter avec la terreur de la mort, et chercher à éviter, quoique le jour doive apparaître pour accroître ses maux, ce sommeil, le plus doux de tous, puisqu'il est le moins troublé de rêves.
Note loc20: (retour) O'er-laboured with being's strife.
Chant Deuxième.
1. La nuit commence à disparaître;--les vapeurs groupées autour des montagnes se dissipent à l'aspect du matin, et la lumière réveille le monde. L'homme a un jour de plus pour grossir le passé, et pour le conduire peu à peu vers son dernier jour; mais la puissante nature s'éveille en bondissant comme au jour de sa naissance. Le soleil est dans les cieux et la vie sur la terre; les fleurs dans les vallées, la splendeur dans les rayons du jour, la santé dans l'air pur du matin, et la fraîcheur sur les bords des ruisseaux. Homme immortel! contemple ces gloires resplendissantes de la nature, et écrie-toi, dans les transports de ton cœur: «Ces gloires sont les miennes!» Admire-les pendant qu'il est permis à ton œil enchanté de les voir: un matin viendra où elles ne t'appartiendront plus; et quels que soient les regrets qui seront exprimés sur ta tombe insensible, ni les cieux, ni la terre ne t'accorderont une seule larme. Aucun nuage ne deviendra plus sombre, aucune feuille ne tombera plus tôt, aucun souffle d'air, aucun vent léger ne t'accordera un soupir; mais les vers rampans se réjouiront de leur nouvelle pâture, et prépareront tes restes humains à fertiliser le sol.
2. Le matin a paru;--le soleil est à son midi.--Rassemblés dans le palais, les chevaliers se sont rendus à l'appel d'Othon. C'est maintenant l'heure promise, qui doit prononcer la mort ou la vie de la réputation future de Lara. Ezzelin va développer ici son accusation; et quelle que soit l'histoire, elle doit être exposée dans toute la vérité. Sa parole a été donnée, et Lara a promis de l'écouter à la face de l'homme et du ciel. Pourquoi ne vient-il pas? De semblables révélations devant être faites, il semble que le retard de l'accusateur dépasse les bornes de l'indulgence.
3. L'heure est passée, et Lara est depuis long-tems arrivé. Il montre une grande confiance en soi-même, et tout le calme de la patience. Pourquoi Ezzelin ne vient-il pas? L'heure est passée, des murmures s'élèvent, et le front d'Othon se rembrunit. «Je connais mon ami! je ne puis craindre son manque de foi; s'il est encore sur la terre, qu'on l'attende ici. Le toit qui le protége est dans le vallon situé entre mes domaines et ceux du noble Lara. Mon palais aurait été honoré par l'hospitalité donnée à un tel hôte, si le seigneur Ezzelin ne l'eût pas refusée; c'est la recherche de quelque preuve nécessaire qui l'a empêché de rester, et l'a forcé d'aller se préparer pour aujourd'hui. La parole que j'ai donnée pour lui, je la donne encore; et je rachèterais moi-même la tache qu'il aurait faite à la chevalerie.» Il a dit,--et Lara répond: «Je suis venu ici à ta demande pour prêter l'oreille à des contes perfides, récités par la langue d'un étranger, dont les paroles auraient pu déjà blesser mon cœur, si je ne l'avais regardé comme presque un insensé, ou tout au plus comme un ignoble et vil ennemi. Je ne le connais point;--mais il semble m'avoir connu dans des pays où--je ne dois pas perdre le teins en vains discours: produis ton dénonciateur,--ou retire ta parole ici avec le tranchant de ton sabre.»
Le fier Othon, rougissant de colère, jette aussitôt son gant sur la terre, et tire son sabre du fourreau.
«C'est ce dernier parti qui me convient le mieux, dit-il; c'est ainsi que je réponds pour mon hôte absent.»
Sans que sa joue pâle changeât de couleur, quelque près qu'ait été sa tombe ou celle de son adversaire, la main de Lara, qui s'empare de son sabre avec un sang-froid impassible, prouve qu'elle en connaît bien l'usage, par la facilité adroite avec laquelle elle en saisit la garde. Son œil, quoique calme, exprime qu'il sera sans quartier, et que l'épée de Lara obéira trop bien à sa volonté. En vain les chevaliers se pressent autour d'eux; la fureur d'Othon ne veut pas souffrir d'accommodemens, et de ses lèvres tombent ces paroles d'insulte: «Une bonne épée est nécessaire à celui qui voudrait nous séparer.»
4. Court fut le combat; furieux, aveuglément téméraire, Othon livre son sein au coup fatal. Le sang coule, il tombe; mais la blessure qu'il reçoit de son habile adversaire, et qui l'étend sur la terre, n'est pas mortelle. «Demande-moi ta vie!» lui crie Lara. Il ne répond rien. Alors on vit le moment où il ne se serait jamais relevé du sol ensanglanté; car le front de Lara, en cet instant, devint presque noir, dans sa rage de démon, et son sabre se dispose à frapper un coup plus terrible que lorsque celui de son ennemi était dirigé contre son sein. Alors il conservait tout son sang-froid et toute son adresse; maintenant rien ne réprime plus la haine déchaînée de son cœur. Il tombe avec si peu de ménagement sur son ennemi, que lorsque les témoins s'approchèrent pour retenir son bras, il tourna presque son arme affamée contre ceux qui osaient s'interposer pour obtenir de lui la grâce du vaincu. Il réprime ce premier mouvement de fureur; mais cependant ses regards sont fixés sur son adversaire, comme s'il regrettait le combat inutile qui lui laisse un ennemi vivant, quoique abattu, et comme s'il recherchait à quelle distance la blessure qu'il a portée à sa victime l'a laissée près du tombeau.
5. On relève Othon baigné dans son sang, et le médecin lui défend toute question, tout geste, toute parole. Les autres chevaliers se retirent dans une salle voisine; et lui, Lara, irrité et l'air dédaigneux, la cause et le vainqueur de ce soudain combat, s'éloigne lentement, dans un silence hautain. Il pique son cheval, et se dirige vers son château, sans jeter un seul regard sur celui d'Othon.
6. Mais où était-il, ce météore d'une nuit, qui menaça pour disparaître avec la lumière? où était cet Ezzelin? cet Ezzelin qui a paru et n'a laissé aucune trace de ses intentions. Il avait quitté le château d'Othon bien avant le jour, tandis que les ténèbres régnaient encore; mais le chemin lui était si connu qu'il ne pouvait pas s'égarer. Prochaine était sa demeure. Il n'y était point, et le jour suivant amena une nouvelle recherche, qui ne produisit aucun résultat, si ce n'est de constater l'absence du chevalier; une couche vide, un cheval sans maître à l'écurie, son hôte alarmé, ses amis murmurant désolés. Leurs recherches s'étendent dans tous les environs, autour du chemin qu'il a dû suivre, craignant de rencontrer les vestiges de la férocité de quelques brigands; mais il n'en existe aucune, et nul buisson n'en porte. Point de trace de sang; point de lambeaux dispersés de ses vêtemens; aucune chute, aucune lutte n'a flétri ou foulé le gazon, en conservant l'empreinte du meurtre; point d'impression de doigts crispés pour raconter l'histoire des efforts convulsifs d'une main agonisante qui, ayant cessé de se défendre, tourne contre le tendre gazon les dernières convulsions de son agonie. Tels sont les vestiges que l'on aurait rencontrés, si quelqu'un avait perdu la vie; mais ils n'existaient pas, et tout ce qui reste est une espérance douteuse. Un étrange soupçon fait murmurer tout bas le nom de Lara, et chaque jour il s'entretient de sa réputation flétrie; mais il se tait soudain lorsque sa sombre figure apparaît: il attend son absence pour oser renouveler ses murmures accoutumés, et ses conjectures revêtues des plus noires couleurs.
7. Les jours s'écoulent, et les blessures d'Othon sont guéries, mais non son orgueil; et sa haine n'est plus dissimulée. C'était un homme puissant, l'ennemi de Lara, et l'ami de tous ceux qui cherchaient à lui nuire; il demande à la justice de sa contrée de forcer Lara à rendre compte d'Ezzelin.
Quel autre que Lara aurait pu craindre sa présence? qui l'a fait disparaître, si ce n'est l'homme sur lequel ses charges menaçantes seraient tombées d'un poids trop accablant? La rumeur générale augmente par l'incertitude, le mystère est ce qui plaît le plus à la foule curieuse. D'où vient cette indifférence apparente de Lara pour tous les liens d'amitié loc21? pour tout ce qui peut faire naître la confiance et éveiller l'amour? la férocité sommeillante que trahit son ame? l'adresse avec laquelle il manie l'épée tranchante? où l'a-t-il apprise ce bras qui n'a jamais fait la guerre? Dans quels lieux cette férocité est-elle devenue le partage de son cœur? car ce n'était point l'aveugle et capricieuse colère qu'un mot peut soulever et qu'un autre peut calmer; mais l'œuvre profonde d'une ame qui ne connaît point la pitié quand la colère l'emporte, et qu'une longue habitude du pouvoir comme du succès a concentrée dans tout ce qui est inexorable. Tous ces propos, associés avec ce désir qui domine l'humanité de se livrer plutôt au blâme qu'à la louange, avaient amassé enfin contre Lara un orage tel que lui-même en aurait pu être effrayé, et tel que ses ennemis voulaient l'exciter. Il doit répondre de la tête d'un homme absent qui le poursuit encore, mort ou vivant.
Note loc21: (retour) The seeming friendlessness.
8. Dans cette contrée vivait plus d'un mécontent qui maudissait la tyrannie sous laquelle il était courbé. De nombreux et féroces despotes y exerçaient leur oppression, et y donnaient leurs caprices pour des lois. De longues guerres au dehors, de fréquentes querelles au dedans ouvraient sans cesse un passage au sang et au crime qui n'attendaient qu'un signal pour recommencer un nouveau carnage, tel qu'il en naît des discordes civiles, qui ne connaissent pas de neutres, et ne comptent que des amis ou des ennemis.
Enfermés dans leurs forteresses féodales, tous les seigneurs étaient comme des souverains, obéis en paroles et en actions, mais abhorrés dans l'ame. Lara avait hérité de pareils domaines seigneuriaux, peuplés par des cœurs mécontens et des mains travaillant à regret; mais sa longue absence de son pays natal l'avait laissé pur du crime d'oppression, et maintenant, détournées par la douceur de son administration, toutes les terreurs avaient disparu par degrés. Ses serviteurs ne conservaient plus pour lui que leur antique et habituelle vénération; mais ce fut plus pour lui que pour eux-mêmes que leurs craintes furent soulevées. Ils le croyaient maintenant malheureux, quoique d'abord leur malignité l'eût jugé coupable. Ses longues nuits sans repos, son humeur silencieuse furent attribuées à la maladie entretenue par la solitude. Et quoique ses habitudes solitaires rendissent à la fin sa société triste, sa demeure n'en était pas moins agréable, car les malheureux ne s'en éloignèrent jamais sans soulagement; et pour eux du moins son ame connaissait la compassion. Froid envers les grands, dédaigneux avec les superbes, l'homme humble ne passait pas auprès de lui sans attirer ses regards. Il ne parlait pas beaucoup; mais sous son toit on recevait souvent un asile, et jamais de reproches. Et ceux qui en faisaient l'observation pouvaient remarquer que chaque jour quelques nouveaux hôtes se rassemblaient sous son commandement. Mais depuis la disparition d'Ezzelin, il se montra seigneur courtois et hôte bienveillant. Peut-être son combat avec Othon lui fit-il craindre quelque trame ourdie contre sa tête exposée. Quelles qu'aient été ses vues, il sut se concilier l'affection de plus de partisans que les seigneurs ses égaux. Si c'était un effet de sa politique, elle fut répandue si loin que des millions le jugeaient tel qu'il voulait paraître. Exilé par des maîtres cruels, venait-on lui demander un asile? il était aussitôt donné. Par lui les paysans n'avaient pas à pleurer leur moisson enlevée, et à peine les serfs pouvaient-ils murmurer contre leur sort. Avec lui la vieille avarice trouvait sûreté pour ses trésors; avec lui, le pauvre n'était point exposé aux mépris; la bonne chère et les récompenses promises retenaient près de lui la jeunesse active, jusqu'à ce qu'il fût trop tard pour le quitter. Il offrait à la haine, avec un changement prochain, l'espérance d'assouvir bientôt une vengeance différée; l'amour, long-tems trompé par une union détestée, comptait dans le succès pour recouvrer des charmes qu'il avait perdus. Tout était mûr; Lara n'attendait que le moment favorable pour proclamer que l'esclavage n'était plus qu'un nom.
Le moment, l'heure vint où Othon crut sa vengeance assurée. Son huissier loc22 trouva le prétendu criminel entouré dans son château des milliers d'hommes délivrés de leurs chaînes féodales récemment brisées, défiant la terre, et comptant sur la faveur du ciel. C'était le matin que Lara venait de rendre libres des serfs attachés à la glèbe, et qui ne creuseraient plus désormais la terre que pour servir de tombeaux aux tyrans! c'est ce qu'ils proclamaient tous.--Certain mot d'ordre est nécessaire dans le combat pour venger ses outrages et conquérir ses droits: religion,--liberté,--vengeance,--tout ce que vous voudrez; un mot suffit pour faire lever les peuples et les mener au carnage. Une phrase séditieuse suffit à la ruse qui la répand et l'exploite, pour faire régner le crime, et pour donner une abondante pâture aux loups et aux vers de la terre!
Note loc22: (retour) His summons.
9. Dans cette contrée, les seigneurs féodaux avaient acquis tant de pouvoir, que leurs souverains enfans régnaient à peine. C'était alors le moment pour les rebelles de lever l'étendard de la révolte. Les serfs méprisaient le roi, et le haïssaient en même tems que les seigneurs. Ils n'attendaient qu'un chef, et ils en trouvèrent un attaché à leur cause par des liens indissolubles; forcé par les circonstances de rentrer en guerre avec les hommes pour sa propre défense. Séparé par une destinée mystérieuse de ceux que la naissance et la nature n'avaient pas fait ses ennemis, Lara, depuis cette nuit fatale, s'était préparé, non pas seul, à braver les événemens les plus sinistres. De certaines raisons, quelles qu'elles fussent, lui prescrivaient d'éviter que l'on fît aucune recherche sur ses actions commises dans de lointains climats.
En réunissant à sa cause propre celle de tous, lors même qu'il aurait été dans sa destinée d'être abattu, il avait au moins la certitude de retarder sa chute. Le calme sombre qui depuis long-tems régnait dans son ame; la tempête qui, après avoir exercé ses ravages, s'était assoupie, soulevée par des événemens qui semblaient devoir pousser sa triste fortune à son dernier degré de malheur, se réveillent de nouveau, et le rendent tout ce qu'il avait été autrefois, et qu'il est maintenant; la scène est seulement changée. Il se souciait fort peu de la vie, encore moins de la renommée; mais il n'en était pas moins propre aux jeux désespérés des combats. Il lui semblait qu'il était marqué dès sa naissance pour être l'objet de la haine des autres, et il se moquait de sa ruine si elle était partagée. Que lui importait donc la liberté des peuples asservis? Il élevait l'humble, mais pour abaisser le superbe. Il avait espéré trouver le repos dans sa retraite sombre, mais l'homme et la destinée venaient l'y assiéger. Il paraissait comme une bête féroce poursuivie par les chasseurs, que ceux-ci doivent tuer, mais qu'ils ne peuvent faire tomber dans leur piége. Austère, sans ambition, silencieux, il était désormais un tranquille spectateur des scènes de la vie; mais lancé de nouveau sur l'arène, il parut un chef non inégal aux seigneurs féodaux: sa voix,--son maintien,--ses gestes--révèlent une sauvage nature, et à ses regards on reconnaît le gladiateur.
10. A quoi servirait de raconter pompeusement l'histoire souvent répétée des combats, les fêtes des vautours, le carnage et la mort? la fortune changeante sur le champ de bataille, la force victorieuse et la faiblesse obligée de céder? des ruines fumantes et des remparts renversés? Dans cette guerre, la lutte fut la même que dans toutes les autres, excepté que les passions déchaînées concentrèrent leur force dans une férocité qui bannit tout remords. Personne ne demandait grâce, car la pitié connaissait que ses cris seraient vains. Les prisonniers mouraient sur le champ de bataille. La même fureur animait tour à tour le sein du vainqueur; et ceux qui combattaient pour la liberté, et ceux qui luttaient pour la tyrannie croyaient avoir versé le sang de peu d'hommes, tant qu'il en restait encore à égorger. Il était trop tard d'éteindre le tison dévastateur. La désolation atteignait la contrée affamée; l'incendie était allumé, et les flammes étaient propagées, et le carnage souriait sur ses victimes de chaque jour.
11. Tout frais de la force que l'impulsion de la liberté récemment acquise leur imprime, les partisans de Lara obtiennent le premier succès: mais cette vaine victoire les a perdus. Ils n'obéissent plus à la voix de leur chef pour se former en rang de bataille; ils se précipitent dans une aveugle confusion sur leurs ennemis, croyant que de l'atteindre ainsi devait leur assurer le succès. La convoitise du butin, la soif de la vengeance entraînent ces brigands débandés à leur perte. En vain Lara fait-il tout ce qu'un chef doit faire, pour arrêter l'impétueuse furie de ces hommes. En vain veut-il calmer leur ardeur téméraire,--la main qui allume l'incendie ne peut l'éteindre. L'ennemi plus sage a pu seul arrêter leur impétuosité, et montrer à cette troupe indisciplinée sa folle témérité. Des retraites feintes, des embuscades nocturnes, des attaques désordonnées faites en plein jour, des combats différés, la longue privation d'un secours désiré, un repos sans tente, sous un ciel humide, des murs imprenables qui défiaient l'art des assiégeans, et lassaient la patience de leur courage trompé: voilà les obstacles qu'ils n'avaient pas prévus.
Le jour du combat, ils s'avançaient à l'ennemi, comme l'auraient fait de vieux guerriers; mais ils préféraient davantage la furie de l'action la plus sanglante, et la mort présente à une vie de souffrances continuelles. La famine vient leur apporter ses angoisses; et la fièvre balaie leurs rangs, qui s'éclaircissent à vue d'œil. La joie immodérée du triomphe se change en mécontentement. L'ame seule de Lara semble encore indomptée, mais peu de ses soldats restent pour le seconder. De plusieurs milliers qu'ils étaient, ils sont réduits à une faible troupe: désespérés, quoique en petit nombre, ce sont les plus braves qui survivent pour déplorer la discipline qu'ils avaient dédaignée après leur premier succès. Une espérance leur reste encore: la frontière n'est pas éloignée; par là, ils peuvent échapper à la guerre de leur patrie, en emportant avec eux, dans l'état voisin, les chagrins de l'exil, ou la haine de la proscription. Il est dur pour eux de quitter la terre de leurs aïeux, mais il leur est encore plus dur de périr ou de se soumettre.
12. La résolution est prise,--ils sont en marche,--la nuit complice les guide avec son astre lumineux, en éclairant leurs pas dans les ténèbres. Déjà ils aperçoivent ses tranquilles rayons dormant sur la surface du courant qui forme la frontière. Déjà ils distinguent,--est-ce bien la rive? Fuyez! Elle est bordée par de nombreux rangs ennemis. Retournez ou fuyez!--Qu'est-ce qui brille à l'arrière-garde? C'est la bannière d'Othon,--la lance du chef qui les poursuit! Sont-ce des feux de bergers, ces feux qui brillent sur la hauteur? Hélas! ils étincellent avec trop de clarté, pour une fuite. Privés de tout espoir, et concentrés dans leur propre défense, moins de sang peut-être aura payé une dépouille plus riche!
13. Ils s'arrêtent un moment; c'est seulement pour que la troupe puisse respirer. Avanceront-ils, ou attendront-ils l'ennemi? Peu importe,--s'ils chargent l'ennemi qui s'oppose à leur marche le long de la rive du fleuve, quelques-uns peut-être pourront rompre et traverser leur ligne formée, pour prévenir un tel dessein.--«Chargeons! attendre leur attaque serait une action digne d'une troupe lâche.» Tous les sabres sont tirés, chacun saisit les rênes de son cheval, et la première parole pourra à peine devancer l'action. Parmi tous ceux qui vont entendre le dernier commandement de Lara, pour combien ne sera-t-il pas la voix de la mort!
14. Son glaive est tiré; son front respire un air réfléchi, mais trop tranquille pour être celui du désespoir; il montre quelque chose de plus indifférent qu'il ne convient aux plus braves d'en témoigner, si le sort des hommes les touche.--Il tourne ses regards sur Kaled, toujours près de lui, et trop confiant encore pour trahir la moindre crainte. Peut-être c'était la sombre clarté de la lune qui projetait sur les traits de ce jeune page une teinte inaccoutumée de pâleur mélancolique, dont l'empreinte profonde exprimait la fidélité et non la terreur de son ame. Lara observa cette pâleur, et mit sa main dans la sienne: elle ne trembla pas dans un moment semblable; ses lèvres étaient muettes, à peine son cœur battait-il; ses regards seuls disaient: «Nous ne nous séparerons jamais! ta troupe peut périr, tes amis peuvent fuir; pour moi, je puis dire adieu à la vie, mais jamais à toi!»
Le mot d'ordre a échappé aux lèvres de Lara, et sa troupe, portée en avant, et les rangs serrés, marche sur les lignes divisées de l'ennemi. Chaque coursier a obéi au premier coup d'éperon; les cimeterres brillent, l'acier se croise; surpassés en nombre, mais non en bravoure, ils opposent encore le désespoir à l'audace, et un front de défense aux ennemis. Le sang est mêlé aux ondes du fleuve qui en conserve les teintes jusqu'aux rayons du matin.
15. Commandant, aidant, animant les siens, partout où l'ennemi paraît redoubler d'efforts, où ses amis succomber, la voix de Lara se fait entendre; il brandit son cimeterre, en frappe à coups redoublés, et fait naître un espoir que lui-même a cessé de partager. Aucun ne fuit, car ils savent bien que la fuite serait vaine; mais ceux qui chancellent reviennent bientôt à la charge en voyant les plus courageux des ennemis reculer devant le regard et les coups de leur chef. Tantôt entouré des siens, tantôt presque seul, il enfonce les rangs de son adversaire, ou rallie sa troupe. Lui-même ne s'épargne pas.--Une fois l'ennemi semble fuir,--le moment était propice; Lara donne le signal de la main qu'il agite dans l'air; il s'élance.--Pourquoi son casque orné d'un panache s'affaisse-t-il soudain? un trait est lancé,--la flèche est dans son sein! Ce geste fatal a laissé sa poitrine sans défense, et la mort a fait retomber ce bras redoutable. Le mot de victoire expire sur sa bouche; cette main, qu'il avait élevée en signe de commandement, comme elle pend tristement à ses cotés! Elle retient encore instinctivement son sabre, quoique l'autre ait laissé échapper les rênes. Kaled les saisit: défaillant par sa blessure, penché presque sans vie sur les arçons de la selle, Lara ne s'aperçoit pas que son page désolé l'emmène loin du combat. Cependant ses compagnons chargent l'ennemi, le chargent encore avec plus de fureur. Les combattans sont trop confondus maintenant pour compter les cadavres!
16. Le jour luit sur les mourans et sur les morts, sur les cuirasses brisées et sur les têtes séparées de leurs casques; le cheval de guerre est étendu sans cavalier sur la terre, et l'effort de son dernier soupir a fait rompre les courroies ensanglantées de sa selle. Près de là, frémissent encore d'un reste de vie, le pied éperonné qui l'aiguillonnait, et la main qui guidait les rênes. Quelques-uns sont étendus mourans, tout près du torrent dont les eaux se raillent de leurs lèvres que la soif dévore. Cette soif palpitante, qui brûle dans le souffle de ceux qui meurent de la mort dévorante des braves, pousse vainement leurs lèvres brûlantes à implorer une goutte,--une dernière goutte d'eau pour les rafraîchir avant de mourir. Par un faible et convulsif effort, ils traînent leurs membres sur le gazon ensanglanté. Un pareil effort épuise leur faible reste de vie, mais ils atteignent le courant, et se penchent pour se désaltérer: ils sentent déjà son humide fraîcheur, ils sont près de la goûter. Pourquoi se reposent-ils?--N'ont-ils plus de soif à étancher?--elle est inextinguible, et cependant ils ne la sentent plus. C'était leur agonie;--mais elle est déjà oubliée!
17. Sous un tilleul, écarté de cette scène de carnage, était étendu un guerrier, respirant encore, mais blessé à mort dans ce combat dont lui seul fut la cause. C'était Lara dont la vie s'écoule peu à peu avec son sang. Son compagnon d'autrefois, et maintenant son seul guide, Kaled est à genoux près de lui, les yeux fixés sur son côté ouvert, et cherchant à étancher avec son écharpe le sang qui en ruisselle à gros bouillons, et qui devient plus noir à chaque convulsion. Alors, à mesure que son souffle s'affaiblit, et s'exhale plus lentement, c'est goutte à goutte que le sang s'échappe de la blessure fatale. A peine Lara peut prononcer une parole, mais il fait entendre qu'il est inutile de chercher à le soulager; ce mouvement ne fait qu'ajouter une palpitation plus vive à ses tourmens. Il presse la main qui voudrait adoucir son agonie, et il remercie, par un triste sourire, son page désolé qui ne craint rien, ne sent rien, n'a besoin de rien, ne voit rien, excepté ce front affaissé qui repose sur ses genoux; excepté ce pâle visage, dont les yeux, quoique sombres, étaient la seule lumière qui brillât pour lui sur la terre.
18. Les ennemis arrivent, après avoir long-tems cherché Lara sur le champ de bataille; leur triomphe n'est rien si Lara n'a point succombé. Ils auraient voulu l'enlever, mais ils voient que ce serait vainement, et lui les regarde avec un froid et tranquille dédain, et semble réconcilié avec sa destinée qui le fait échapper par la mort à la haine vivante. Othon survient, et, s'élançant de son cheval, il vient considérer l'ennemi ensanglanté qui fit couler son sang; il s'informe de l'état de ses blessures. Lara ne répond rien, et à peine jette-t-il un regard sur lui, comme s'il avait oublié le souvenir de cet homme, et il se tourne vers Kaled:--les dernières paroles qu'il prononça ensuite, si elles furent entendues, du moins elles ne furent point comprises. Sa voix mourante s'exprime dans cette langue étrangère à laquelle se rattachaient pour lui quelques bizarres souvenirs. Il s'entretient avec son page d'événemens passés dans d'autres contrées; mais quels événemens? quelles contrées?--Kaled seul le sait; Kaled qui comprend seul ses paroles et qui lui répond à voix basse, tandis que ceux qui les entourent restent plongés dans un muet étonnement. Ils semblaient alors--ces deux compagnons--oublier la moitié du présent dans le passé, et partager entre eux quelque mystérieuse destinée dont personne qu'eux ne peut pénétrer l'obscurité.
19. Leurs paroles, quoique faibles, furent nombreuses--et ceux qui les entendirent purent juger seulement de leur signification, à leurs accens. Par elles, vous eussiez cru que la mort du jeune Kaled était plus prochaine que celle de Lara, tant sa voix, ses soupirs étaient tristes, profonds; tant ses paroles s'échappaient avec peine de ses lèvres tremblantes! Mais la voix de Lara,--quoique lente, fut d'abord claire et calme, jusqu'à ce que la mort en râlant ne fit plus entendre qu'un pénible gémissement: mais sur son visage à peine pouvait-on remarquer un léger changement; il ne décèle ni craintes, ni remords, ni passions, excepté lorsque la dernière lutte de son agonie se fit sentir; ses yeux se tournèrent tendrement sur son page, et lorsque Kaled eut cessé de répondre, Lara éleva la main, et montra l'Orient: soit qu'alors (le soleil se levant à l'Orient et dissipant les nuages) la clarté du matin frappât sa vue; soit par hasard, ou soit que le souvenir de quelques événemens eût élevé sa main vers les lieux où ils s'étaient passés. A peine Kaled parut-il y faire attention, mais il se détourna, comme si son cœur eût abhorré l'arrivée du jour; et il baissa les regards devant cette lumière du matin pour les fixer sur le front de Lara où régnaient les ténèbres.
Cependant il semblait conserver le sentiment, quoiqu'il eût mieux valu qu'il fût éteint. Car lorsqu'un des soldats qui étaient près de lui découvrit le signe rédempteur de la croix, et lui offrit à baiser le saint rosaire, dont son ame, prête à le quitter, pouvait encore invoquer l'assistance, Lara le fixa avec un œil profane, et il sourit.--Le ciel lui pardonne! si ce fût un sourire de dédain. Kaled, quoiqu'il ne parlât pas, et sans cesser de considérer le visage de Lara avec un regard de désespoir, l'air mécontent et avec un geste impatient, détourna la main qui présentait le signe sacré, comme s'il n'eût servi qu'à troubler le moribond. Il semblait ne pas savoir que la vie de Lara ne commençait que de ce moment, cette vie d'immortalité qui n'est assurée à personne, excepté à ceux dont la foi est dans Christ.
20. Mais un gémissement lourd fut le dernier soupir de Lara; et un sombre nuage se répandit sur ses yeux affaissés; ses membres s'étendirent avec bruit, et sa tête se pencha sur le faible mais infatigable genou qui la supportait. Il pressa la main qu'il tenait sur son cœur;--ce cœur ne bat plus, mais Kaled ne cesse de le presser avec une main glacée; il l'interroge, il l'interroge en vain, quoique ses faibles palpitations ne lui répondent plus. «Il palpite encore!» Non, non, tu rêves!--Il n'est plus! Celui que tu considères fut autrefois Lara!
21. Kaled le contemple toujours, comme s'il n'avait pas encore disparu, l'esprit sublime qui animait cette humble poussière! Ceux qui l'entourent l'ont arraché à sa contemplation, mais ils ne peuvent lui faire détourner ses regards, et lorsqu'en l'enlevant du lieu où il tenait embrassé une forme qui n'avait plus de vie, il vit cette tête, que son cœur voudrait encore supporter, rouler sur la terre, cette tête inanimée, bientôt poussière comme elle, il ne se courrouça point; il n'arracha point les boucles luisantes de sa noire chevelure, mais il s'efforça de rester debout et de regarder celui qu'il perdait; il chancela bientôt et tomba, ayant à peine plus de vie que celui qu'il avait tant aimé. Que celui qu'il avait tant aimé! Oh! jamais sous le ciel le cœur de l'homme ne brûlera d'un plus fidèle amour! Ce moment d'épreuves a enfin révélé ce secret si long-tems à demi caché. En déchirant ses vêtemens pour rappeler à la vie ce cœur qui ne bat plus, on découvre que ses douleurs paraissent terminées, mais son sexe est aussi découvert. La vie est revenue dans ce corps sans mouvement, et Kaled n'éprouve point de honte.--Que lui importaient alors son sexe et son honneur!
22. Lara ne dort point où dorment ses pères, mais dans le lieu où il est mort; c'est là que son tombeau a été creusé: son sommeil de mort n'en est pas moins profond quoiqu'aucun prêtre ne l'ait béni, et que le marbre ne couvre point sa poussière. Il fut pleuré par une amie dont la douleur tranquille et moins bruyante dura davantage que celle d'un peuple pour son souverain. Vaines furent toutes les questions qu'on lui fit sur le passé, vaines même furent les menaces;--elle garda le silence sur tout jusqu'au dernier moment. Elle ne dit point d'où elle était venue, ni pourquoi elle avait tout abandonné pour suivre celui dont le cœur paraissait si peu aimant. Pourquoi l'avait-elle aimé? Fou, curieux!--tais-toi--l'amour humain est-il le fruit de l'humaine volonté? Pour elle Lara pouvait être aimable; les hommes durs ont des pensées plus profondes que vos yeux stupides ne le discernent; et quand ils aiment, vos gens à sourires loc23 ne devinent pas comment battent leurs cœurs forts, quoique leurs lèvres soient plus avares de paroles. Ce n'étaient pas des liens communs, ceux qui attachaient à Lara le cœur et l'esprit de Kaled; mais elle ne consentit jamais à révéler cette étrange histoire, et maintenant toutes les lèvres qui auraient pu la raconter sont fermées par le sceau de la mort.
Note loc23: (retour) Your smilers.
23. On déposa Lara dans la terre; et sur son sein, outre la blessure mortelle qui avait envoyé son ame au repos, on trouva les marques dispersées de nombreuses cicatrices, qui ne provenaient pas de cette dernière guerre. Dans quelque lieu qu'il eût passé l'été de sa vie; il semble qu'il s'est écoulé sur une terre de combats: mais tout est inconnu; sa gloire, comme ses crimes, s'il s'en rendit coupable: ces cicatrices disent seulement que quelque part son sang fut répandu, et Ezzelin, qui aurait pu raconter le passé, ne revint pas.--Cette nuit où il insulta Lara paraît avoir été la dernière de ses nuits.
24. Cette nuit (c'est le conte d'un paysan) un serf qui traversait la vallée située entre les domaines de Lara et ceux d'Othon, au moment où disparaissait devant les rayons du matin la clarté de la lune, dont le croissant était à demi voilé par les brouillards, un serf, qui s'était levé de bonne heure pour aller ramasser du bois dont le prix servait à acheter de la nourriture pour ses enfans, longeait la rivière qui sépare la plaine des terres d'Othon du vaste domaine de Lara; il entendit une marche précipitée:--un cheval et un cavalier sortirent du bois; sur le devant de la selle était quelque objet qu'enveloppait un manteau; la tête du cavalier était baissée, et son front était voilé. Frappé par cette soudaine apparition à une heure semblable et par le pressentiment que ce pouvait être un crime, le serf, sans être aperçu, épia la course de l'étranger qui atteignit la rivière, s'élança de son cheval, et saisissant alors le fardeau qu'il portait, monta sur le bord et le précipita dans les flots. Alors il s'arrêta, regarda de côté et d'autre, se détourna et parut épier s'il n'était point vu; puis il jeta de nouveau un regard rapide et suivit à pied le courant de l'eau, comme si sa surface trahissait quelque chose de coupable. Il ralentit ses pas, s'arrêta tout-à-coup auprès d'un tas de pierres que les flots de l'hiver avaient amoncelées; il en ramassa les plus pesantes et les jeta sur l'eau avec un soin plus qu'ordinaire. Pendant ce tems le serf s'était traîné dans un lieu où, sans être vu, il pouvait observer avec sûreté ce que cela pouvait signifier. Il aperçut comme un cadavre flottant, et il vit quelque chose briller comme une étoile sur ses vêtemens; mais avant qu'il pût reconnaître le tronc surnageant, une énorme pierre vint tomber sur lui, et il s'enfonça. Il reparut de nouveau un moment sans pouvoir être bien distingué, et il laissa sur les flots une teinte de pourpre. Alors il disparut profondément. Le cavalier ne cessa de regarder, jusqu'à ce que le dernier cercle tracé sur la surface de l'eau fût entièrement effacé. Alors, se retournant, il s'élança sur son cheval qui partit au galop. Son visage était masqué;--les traits du mort, si toutefois c'en était un, échappèrent à la frayeur du serf qui avait tout vu; mais si vraiment son sein était orné d'une étoile, tel est le signe que portaient toujours les chevaliers; et l'on sait que le seigneur Ezzelin en avait une pareille dans cette nuit qui fut suivie d'un tel matin. S'il périt ainsi, que le ciel reçoive son ame! Son cadavre inaperçu roula jusqu'à l'océan. La charité devrait laisser l'espérance que ce ne fut point par la main de Lara qu'il reçut la mort.
25. Kaled--Lara--Ezzelin ne sont plus! Ils sont également privés tous les trois d'une pierre funéraire! En vain voulut-on employer tous les moyens pour éloigner Kaled du lieu où le sang de son maître avait coulé. La douleur avait tellement abattu cette ame autrefois si fière, que ses larmes étaient rares, et ses gémissemens à peine sensibles. Mais la menaçait-on de l'arracher du lieu où elle avait peine à croire que Lara ne fût plus? ses yeux faisaient éclater toute cette vivante fureur qui embrase la tigresse à qui on vient d'enlever ses petits. Que si on la laissait là passer ses heures douloureuses; elle s'entretenait continuellement avec des formes aériennes telles qu'en produit le cerveau malade de la douleur. Elle leur adressait de tendres plaintes, et elle voulait s'asseoir sous l'arbre où ses genoux avaient supporté la tête mourante de Lara; et dans cette posture où elle le vit tomber, elle se rappelle ses paroles, ses regards, les convulsions de son agonie. Elle avait coupé sa noire chevelure, mais elle la conservait sur son cœur; elle la retirait souvent de son sein, la déployait, la pressait tendrement sur la terre, comme si elle eût étanché le sang de la blessure de quelque fantôme. Elle semblait lui adresser des questions, et elle répondait pour lui; puis, se levant en sursaut, elle lui faisait signe de fuir quelque spectre imaginaire qui était à sa poursuite. Quelquefois aussi, assise sur des racines de tilleul, elle cachait son visage dans sa main décharnée, ou traçait des caractères étrangers sur le sable.--Cette agonie devait avoir un terme.--Elle repose à côté de celui qu'elle aima; son histoire est inconnue;--sa tendresse fidèle est trop bien prouvée.
FIN DE LARA.
NOTE DE LARA.
L'événement de la section 24 du chant II a été suggéré par la description de la mort ou plutôt des funérailles du duc de Gandia.
Le récit le plus intéressant et le plus détaillé de ce mystérieux événement est donné par Burchard. Voici en substance ce qu'il raconte:
«Le 8e jour de juin, le cardinal de Valenza et le duc de Gandia, fils du pape, soupèrent avec leur mère, Vanozza, près de l'église de S.-Pietro-ad-Vincula (Saint-Pierre-aux-Liens); plusieurs autres personnes étaient présentes à cette réunion. L'heure de se séparer approchant, et le cardinal ayant rappelé à son frère qu'il était tems de retourner au palais apostolique, ils montèrent sur leurs chevaux ou sur leurs mules, accompagnés d'un petit nombre de serviteurs, et marchèrent ensemble jusqu'au palais du cardinal Ascanio Sforza; alors le duc informa le cardinal qu'avant de retourner chez lui, il avait à faire une visite de plaisir. Renvoyant à cet effet toute sa suite, excepté son stafiero ou valet de pied, et un homme masqué qui lui avait rendu une visite pendant le souper, et qui, depuis l'espace d'un mois, ou à peu près, l'avait demandé presque journellement au palais, il fit monter en croupe cette personne sur sa mule, et prit la rue des Juifs, où il quitta son domestique, en lui ordonnant de l'attendre là jusqu'à une certaine heure, après laquelle, s'il n'était pas revenu, il pourrait s'en retourner au palais. Le duc et le masque en croupe derrière lui se dirigèrent je ne sais où; mais c'est cette nuit que le duc fut assassiné et jeté dans le Tibre. Le domestique, après avoir été renvoyé, fut assailli et blessé mortellement; et quoiqu'il fût soigné avec beaucoup de soin, cependant tel fut son état qu'il ne put donner aucun détail intelligible de ce qui était arrivé à son maître. Le matin, le duc n'étant pas retourné au palais, ses domestiques commencèrent à s'alarmer; et l'un d'eux informa le pontife de l'excursion nocturne de ses fils et de la disparition du duc. Cette nouvelle donna au pape une vive inquiétude; mais il conjectura que le duc avait été attiré par quelque courtisane; qu'il avait passé la nuit avec elle, et que, n'osant sortir de sa maison en plein jour, il attendait le soir pour retourner à son palais. Cependant, lorsque le soir fut arrivé, et qu'il se vit trompé dans son attente, il devint profondément affligé, et il commença à interroger plusieurs personnes qu'il fit amener devant lui pour cet objet. Parmi elles était un homme nommé Giorgio Schiavoni, qui, ayant déchargé sur la rivière une barque pleine de bois de construction, était resté à bord pour le surveiller, fut interrogé pour savoir s'il avait vu quelqu'un jeter un fardeau dans la rivière, la nuit précédente. Il répondit qu'il avait vu deux hommes à pied qui descendirent d'une rue, et regardèrent attentivement autour d'eux, pour voir si personne ne passait. N'ayant vu personne, ils s'en retournèrent; et peu de tems après deux autres revinrent, regardèrent autour d'eux comme les deux premiers. Personne ne paraissant encore, ils firent signe à leurs compagnons, et un homme arriva, monté sur un cheval blanc, ayant derrière lui un corps mort, dont la tête et les bras pendaient d'un côté du cheval et les pieds de l'autre; les deux hommes à pied supportant le corps pour l'empêcher de tomber. Ils s'avancèrent ainsi vers le lieu où les immondices de la ville sont habituellement déchargées dans le fleuve; et faisant tourner le cheval, la croupe du côté de l'eau, les deux hommes à pied prirent le cadavre par les bras et les jambes, et le jetèrent de toutes leurs forces dans la rivière. L'homme à cheval demanda s'ils l'avaient bien jeté? On lui répondit: Signor, si (oui, monsieur). Il regarda alors la rivière, et voyant un manteau flottant sur le courant, il demanda de nouveau ce que l'on apercevait de noir. On lui répondit que c'était un manteau; et l'un des interlocuteurs jeta des pierres sur ce vêtement, et il s'enfonça dans l'eau sans plus reparaître. Les serviteurs du pontife demandèrent alors à Giorgio pourquoi il n'avait pas révélé ce fait au gouverneur de la ville; il leur répondit qu'ayant vu en son tems une centaine de cadavres ainsi précipités dans la rivière au même endroit, sans qu'aucune recherche fût faite à leur sujet, il n'avait pas, en conséquence, considéré cet événement comme étant de quelque importance. Les pêcheurs et les bateliers furent alors rassemblés, et on leur ordonna de faire des recherches dans la rivière, où, le soir même, ils trouvèrent le corps du duc, avec tous ses vêtemens et trente ducats dans sa bourse. Il était couvert de neuf blessures, dont l'une était au cou, et les autres à la tête et sur tous les membres. Le pontife ne fut pas plus tôt informé de la mort de son fils, et qu'il avait été jeté comme les immondices dans la rivière, que, donnant cours à sa douleur, il s'enferma dans une chambre, et y pleura amèrement. Le cardinal de Ségovie et d'autres familiers du pape vinrent frapper à sa porte; et après plusieurs heures en exhortations persuasives, ils obtinrent d'être admis près de lui. Depuis le mercredi soir jusqu'au soir du samedi suivant, le pape n'avait pris aucune nourriture; et il n'avait eu de sommeil depuis le matin du jeudi jusqu'au matin du jour suivant. Enfin, cependant, cédant aux sollicitations de sa cour, il commença à modérer ses chagrins, et à réfléchir sur le mal que pourrait occasionner à sa santé une indulgence trop prolongée pour sa douleur.»
FIN DE LA NOTE DE LARA.
LE SIÉGE
DE CORINTHE.
A
JOHN HOBHOUSE, ESQ.
CE POÈME EST DÉDIÉ
PAR SON AMI.
22 janvier 1816.
AVERTISSEMENT.
«La grande armée des Turcs (en 1715), sous
les ordres du premier visir, voulant s'ouvrir
un passage au cœur de la Morée, et former le
siége de Napoli de Romanie, la place la plus
considérable de tout le pays
loc24, pensa qu'il lui
fallait d'abord attaquer Corinthe, ville à laquelle
l'armée livra plusieurs assauts. La garnison
étant affaiblie, et le gouverneur voyant qu'il
était impossible de résister plus long-tems à
une force si considérable, pensa qu'il était
convenable d'entrer en pourparlers. Mais pendant
que l'on traitait des articles de la capitulation,
un des magasins du camp des Turcs,
dans lequel se trouvaient six cents barils de
poudre, sauta par accident, et causa la mort
de six ou sept cents hommes. Cet événement
irrita tellement les infidèles, qu'ils ne voulurent
plus accorder de capitulation; et ils donnèrent
à la ville un assaut si terrible, qu'ils la
prirent le même jour, et passèrent au fil de
l'épée la plus grande partie de la garnison,
avec le signor Minotti, le gouverneur. Ceux
qui échappèrent avec Antonio Bembo, le provéditeur
extraordinaire, furent faits prisonniers
de guerre.»
(Histoire des Turcs.)
Note loc24: (retour) Napoli de Romanie n'est pas maintenant la plus considérable place de la Morée; c'est Tripolitza, où résident le pacha et le siége de son gouvernement: Napoli est près d'Argos. J'ai visité ces trois villes en 1810-11; et dans le cours de mon voyage à travers la Morée, depuis mon arrivée en 1809, j'ai traversé huit fois l'isthme de Corinthe, soit en allant de l'Attique en Morée, à travers les montagnes, ou dans une autre direction, en passant du golfe d'Athènes à celui de Lépante. Ces deux routes sont pittoresques et belles, quoique différentes: celle par mer a plus de monotonie; mais le voyage étant toujours en vue de la côte, et souvent de très-près, il présente de nombreuses perspectives très-séduisantes des îles Salamine, Égine, Poro, etc., et des côtes du continent.(Note de Lord Byron.)
LE SIÉGE
DE CORINTHE.
1. Les années évanouies et les siècles, le souffle de la tempête et la fureur des batailles ont passé sur Corinthe; cependant elle est encore une forteresse destinée à la défense de la liberté. Le courroux des vents, le choc des tremblemens de terre, ont laissé intact son rocher mousseux, clef centrale d'une contrée qui même encore, quoique déchue, conserve toute sa fierté sur cette colline, barrière infranchissable à deux courons des mers qui roulent leurs vagues pourprées sur ses deux bords opposés, comme si elles brûlaient de se heurter pour se combattre; cependant elles viennent expirer à ses pieds en mugissant. Mais si le sang répandu sur ses rivages, depuis le jour où coula celui du frère de Timoléon, jusqu'à la honteuse déroute du despote de la Perse, pouvait rejaillir de cette terre qui s'abreuva des flots du carnage, cet océan de sang couvrirait l'isthme qui se prolonge nonchalamment dans la mer; ou si les ossemens de tous ceux qui périrent dans ces lieux étaient entassés, cette pyramide rivale s'élèverait, à travers ces cieux purs, comme une montagne plus haute que le mont Acropolis, qui semble donner un baiser aux nuages.
2. Sur le sommet du sombre Cythéron apparaissent vingt mille lances étincelantes, et depuis ce sommet jusqu'à la plaine de l'isthme, et d'un rivage à l'autre de la double mer, les tentes sont dressées, le croissant brille le long des longues lignes de l'armée musulmane, et les bandes de bruns spahis s'avancent sous le commandement d'un pacha à longue barbe; aussi, loin que l'œil peut atteindre, la cohorte à turbans se presse sur le rivage. Et là se met à genoux le chameau de l'Arabe; et là le Tartare fait caracoler son coursier; le Turcoman qui a quitté son troupeau s1 attache à sa ceinture le sabre tranchant; là retentissent les volées des canons, comme un mugissement de tonnerre; et le bruit sourd des vagues s'affaiblit au milieu de ce tumulte de guerre. On creuse des tranchées; les bouches de canons vomissent les bombes sifflantes de la mort, dont les fragmens éclatés ébranlent au loin les remparts. Mais, de ces mêmes remparts, les assiégés renvoient des décharges qui se croisent dans les airs obscurcis par la fumée de la poudre et par des tourbillons de poussière; c'est par des balles et des boulets qu'ils répondent vaillamment aux défis de l'infidèle.
3. Mais quel est celui qui est toujours le premier et qui s'approche si près des remparts? Plus habile dans l'art terrible de la guerre que les fils d'Othman, et aussi haut de cœur qu'un chef qui serait accoutumé à vaincre dans toutes les batailles, il va de poste en poste, de batterie en batterie, en piquant de l'éperon son cheval fumant, partout où l'assaut est le plus vif et l'action la plus sanglante, et efface en bravoure le plus vaillant Musulman. Là où il remarque une batterie ennemie courageusement défendue et restée imprenable, il s'élance de son cheval pour ranimer le courage du soldat qui faiblit dans son attaque; le premier et le plus redoutable des guerriers dont le sultan de Stamboul peut ici se vanter, pour commander ses compagnons sur le champ de bataille, pour diriger la balle, manier la lance ou brandir la lame tranchante du cimeterre,--c'est Alp, le renégat Adrien loc25.
Note loc25: (retour) The Adrian renegade. M.A.P. traduit: «Le renégat de l'Adriatique.»
4. C'est à Venise--où ses parens étaient d'une race illustre--qu'il prit naissance; mais exilé de ces rivages, il porta contre ses concitoyens des armes qu'ils lui avaient appris à manier; et maintenant, le turban couronne sa tête rasée. A travers plusieurs changemens, Corinthe était passée avec la Grèce sous les lois de Venise; et là, devant ses remparts, au milieu des ennemis de la Grèce et de Venise, leur ennemi acharné lui-même, avec tout ce zèle qu'éprouvent les jeunes et fiers apostats, dans le sein haineux desquels s'agite le souvenir de sanglans outrages. Pour lui Venise avait cessé d'être l'ancien cri civique la Liberté! Au palais de Saint-Marc, des délateurs inconnus avaient placé la nuit, dans la Bouche du Lion, une accusation contre lui qui le fit proscrire. Il s'enfuit à tems, et sauva sa vie, pour consacrer aux combats ses années à venir, et pour apprendre à sa patrie la grandeur de la perte qu'elle faisait en lui, qui triomphait de la croix contre laquelle il avait levé le croissant, et qui se battait pour se venger ou mourir.
5. Coumourgi s2--celui dont la défaite orna le triomphe d'Eugène, lorsque, dans la plaine sanglante de Carlowitz, le dernier et le plus puissant des vaincus, il succomba sans regretter de mourir, mais en maudissant la victoire du chrétien--Coumourgi--pourrait-il voir périr sa gloire, lui qui fut le dernier conquérant de la Grèce, tant que les bras des chrétiens ne rendront pas la Grèce à la liberté que Venise lui donna jadis? Des siècles ont roulé depuis qu'il raffermit dans cette contrée l'autorité musulmane;--Coumourgi a le commandement de l'armée turque; il donne celui de l'avant-garde à Alp, qui justifia bien cette confiance par des cités réduites en cendres; et prouva, par la mort, qu'il porta dans les rangs ennemis, combien son cœur était affermi dans sa nouvelle croyance.
6. Les remparts s'ébranlent, et chaque jour, et vivement battus par l'artillerie continuelle des Turcs qui les mine avec une égale furie. L'explosion de la bombe, retentissant comme un tonnerre, est vomie par chaque couleuvrine; et çà et là quelque édifice qui s'écroule est en flammes avant l'explosion même de la bombe: les fragmens brisés du globe volcanique entr'ouvrent la terre, et de leur sein s'élève en spirales rouges une flamme rapide comme l'éclair, en même tems que les débris s'écroulent avec fracas; ou, formés en innombrables météores, des astres lumineux s'élancent de la terre vers les cieux, dont les nuages s'obscurcissent doublement dans ce jour mémorable, et cachent la route du soleil par des volumes de fumée qui s'amoncèlent lentement dans un vaste ciel rempli de vapeurs de soufre.
7. Mais ce n'est pas seulement pour satisfaire sa vengeance long-tems différée qu'Alp, le renégat, apprend avec succès aux Musulmans l'art de s'ouvrir un chemin à la brèche attaquée. Dans ces remparts de Corinthe, il est une jeune vierge qu'il espère enlever malgré le consentement de son inexorable père, dont le cœur irrité la lui a refusée, lorsqu'Alp, sous son nom de chrétien, aspirait à la main de cette jeune fille, alors que, dans des tems plus heureux, non encore coupable du crime de trahison, se livrant à la joie dans sa gondole ou dans les palais de Venise, il s'abandonnait aux plaisirs du carnaval, et allait donner la plus mélodieuse sérénade qui jamais ait été entendue sur les flots de l'Adriatique, à l'heure de minuit, par l'oreille d'une jeune vierge italienne.
8. On pensait généralement que le cœur de celle qu'il aimait lui était conquis; car, recherchée par un grand nombre, accordée à aucun, la main de Francesca était restée inenchaînée par les liens de l'église; et, lorsque les vagues de l'Adriatique transportèrent Laniotto au rivage musulman, ses sourires habituels ne furent plus aperçus sur ses lèvres, et la jeune fille devint pensive et pâle. Elle fut plus assidue au confessionnal loc26; et parut plus rarement aux fêtes et aux bals masqués; ou du moins elle y fut vue moins souvent, et ses yeux baissés qui faisaient la conquête des cœurs avaient cessé d'en être flattés. Elle sembla tout voir avec indifférence, et ne mit que peu de soin à l'arrangement de sa parure. Sa voix fut moins pénétrante dans ses chants; ses pieds, quoique toujours légers, étaient cependant moins agiles dans les danses joyeuses, que l'apparition du matin vient seule interrompre, sans qu'elles soient rassasiées de plaisirs.
Note loc26: (retour) M.A.P. n'a pas osé employer ce terme qui se trouve en anglais (confessional), et qui est caractéristique. Il traduit: «Elle alla plus souvent prier dans les temples.» Ce n'est pas tout-à-fait la même chose.(N. du. Tr.)
9. Envoyé par l'état pour garder cette contrée (arrachée de la main des Musulmans, tandis que Sobieski humiliait leur orgueil sous les remparts de Bude, et sur les bords du Danube, par les chefs vénitiens qui leur avaient enlevé tout le pays qui s'étend depuis Patra jusqu'à la baie d'Eubée) Minotti possédait, dans les remparts de Corinthe, les pouvoirs délégués du doge, au moment où la paix au regard de compassion souriait sur la Grèce depuis long-tems oubliée par elle. Et avant que cette trêve perfide fût rompue, qui devait la délivrer du joug musulman, Minotti était arrivé avec son aimable fille. Depuis le tems où la dame de Ménélas oublia son seigneur et sa patrie pour faire connaître quels malheurs sont réservés à des amours adultères, nulle beauté plus parfaite que la ravissante étrangère n'avait embelli ce rivage.
10. La brèche est ouverte, les débris laissent une vaste ouverture; et, demain, aux premiers rayons du jour, à ces remparts à demi écroulés, sera donné le dernier et le plus terrible des assauts. Les bataillons sont rangés; le corps choisi d'avant-garde composé de Tartares et de Musulmans, les éclaireurs, mal nommés les soldats perdus, marcheront les premiers. Ils ont la pensée de la mort en dédain, et s'ouvrent partout un passage à l'ennemi, avec le tranchant du sabre, ou ils pavent la route de leurs corps sanglans sur lesquels les braves qui les suivent pourront s'élever, comme sur des marche-pieds.
11. Il est minuit. Sur le sommet glacé de la montagne la lune répand sa brillante clarté; bleues roulent les vagues, bleu le ciel qui s'étend comme un océan suspendu dans les airs, parsemé d'îles de lumières, resplendissantes des plus vives clartés: qui peut les contempler dans tout leur éclat et rapporter ses regards sur la terre sans éprouver des regrets, sans désirer des ailes pour prendre son essor et pour aller se confondre avec leurs clartés éternelles?
Les vagues sur l'un et l'autre rivage étaient calmes, pures et azurées comme l'espace. A peine leur faible écume faisait bruire les cailloux; mais leur murmure était aussi doux que celui d'un ruisseau. Les vents dormaient sur les flots; les bannières pendaient immobiles sur leur lance qu'elles entouraient de leurs plis et au-dessus desquelles brillait le croissant. Ce profond silence n'était interrompu par aucun bruit, excepté dans quelques lieux par la voix de la sentinelle qui demandait le mot d'ordre, excepté par le hennissement aigu des coursiers que répétait l'écho de la colline, et par le tumulte sourd de cette nombreuse armée qui frémissait comme les feuilles emportées de côte en côte; ou bien par la voix du Muezzin qui retentit dans les airs à l'heure de minuit pour appeler les croyans à la prière accoutumée. Ils s'élevaient, ces tristes accens cadencés, comme ceux de quelque génie solitaire sur la plaine; ils étaient harmonieux, mais tristement doux, tels que ceux qui s'échappent au souffle du vent des cordes d'une harpe aérienne, et qui produisent des accords vagues et prolongés, inconnus à la musique des hommes. Ils parurent aux défenseurs des remparts le cri prophétique de leur défaite. Ils frappèrent même l'oreille des assiégeans d'un de ces pressentimens redoutables et indéfinis qui font frémir soudain, saisissent un instant le cœur, pour battre ensuite plus vivement, honteux de cet étrange sentiment qu'il a éprouvé: tel aussi le bruit inopiné de la clochette qui passe, nous fait tressaillir, quoique ce glas n'annonce que l'agonie d'un étranger.
12. La tente d'Alp était dressée sur le rivage; la voix du Muezzin avait cessé, la prière était terminée; la sentinelle était placée; la ronde de nuit était faite; tous ses ordres étaient donnés et exécutés. Encore une nuit d'inquiétude; demain pourra le récompenser de ses peines, et la vengeance et l'amour le paieront avec usure de leur long délai. Peu d'heures lui restent et il aurait besoin de repos, pour se préparer, par de nouvelles forces, à de nombreuses actions de carnage; mais ses pensées roulent dans son ame comme des ondes agitées. Il est seul debout au milieu de son camp; ce n'est point un zèle fanatique qui lui fait désirer de planter le croissant sur les clochers à croix de Corinthe, ou de risquer sa vie pour s'assurer le paradis ou pour obtenir une immortalité d'amour des houris: il n'éprouve point ce patriotisme brûlant, cette exaltation austère de dévouement, qui prodigue son sang et brave tous les dangers pour défendre sa terre natale. Il est là seul--renégat combattant contre sa patrie qu'il a trahie. Il est seul au milieu de sa troupe, sans avoir un cœur ou une main fidèle. Ses soldats l'ont suivi, parce qu'il était brave, et parce que les dépouilles qu'il avait conquises et distribuées étaient nombreuses. Ils rampaient devant lui, car il avait l'art de s'emparer des esprits vulgaires et de les manier à sa volonté. Mais son origine chrétienne était encore regardée presque comme un péché. Ils enviaient même la gloire infidèle qu'il acquérait sous un nom musulman; car lui, leur chef le plus puissant, avait été dans sa jeunesse un zélé Nazaréen. Ils ne connaissaient pas combien l'orgueil peut s'abaisser quand des sentimens trompés ont été flétris; ils ne connaissaient pas combien la haine peut enflammer des cœurs qui ont une fois échangé leur tendresse en dureté, ni tout le fanatisme et le zèle fatal que l'apostasie ou la vengeance peut ressentir. Ils lui obéissaient cependant:--l'homme peut commander à des êtres incivilisés loc27 en se montrant le premier par son courage et son audace; tel est l'empire du lion sur le jackal; le jackal furète, il tombe sur sa proie: alors il l'amène sous les griffes du lion qui l'immole, se rassasie et lui en abandonne les dépouilles.
Note loc27: (retour) The worst.
13. La tête d'Alp devint fièvreuse, et son pouls avait des battemens rapides et convulsifs. En vain il se tourne et retourne sur tous les côtés pour trouver le repos; il ne peut dormir, ou, s'il vient à sommeiller, un bruit léger, un frémissement le réveille, le cœur affaissé. Le turban presse douloureusement son front brûlant, sa cotte de maille pèse comme du plomb sur son cœur; quoique le sommeil pesant eût souvent fermé ses paupières, sans lit de repos ou sans tente, excepté qu'un sol plus rude et un ciel moins pur que celui sous lequel il s'agite maintenant, formaient seuls la couche du guerrier. Il ne pouvait goûter le repos; il ne pouvait demeurer dans sa tente pour attendre l'arrivée du jour, mais il va errer le long du rivage sablonneux sur lequel des milliers de soldats dormaient paisiblement. Qu'est-ce qui leur servait de coussins? et pourquoi, lui Alp, peut-il moins dormir que le dernier de ses soldats, puisque leurs périls sont plus grands, leurs fatigues plus fortes? et cependant ils rêvent sans craintes de dépouilles; tandis que lui seul, au milieu de ces milliers de soldats qui passent une nuit de sommeil, peut-être leur dernière, il promène son inquiète et souffrante veille, et envie le repos de tous ceux qui frappent ses regards.
14. Il sentit que son ame avait été soulagée par la fraîcheur de la nuit. Froid était le ciel silencieux et calme, et ce ciel rafraîchissait son front brûlant dans l'air embaumé. Derrière lui est le camp,--devant lui s'étendent la baie et les anses sinueuses du golfe de Lépante. Et sur la cime de la montagne de Delphes brille une neige inaltérée, haute et éternelle, qui a bravé les chaleurs de mille étés passés sur le golfe, sur le mont, et dans ces climats séduisans. Le tems ne la fera pas disparaître comme les générations d'hommes. Le tyran et l'esclave sont balayés de la terre, et s'évanouissent aux rayons du soleil, plus fragiles que ce voile blanc de neige si léger! si frêle! qui couvre à jamais ce mont que toi, ô homme! tu salues avec complaisance, et sur les crénaux duquel il brille éternellement, tandis que la tour et l'arbre séculaire sont abattus et brisés. Dans sa forme, c'est un pic élevé, dans sa hauteur un nuage, dans son étendue cette neige ressemble à un blanc linceul que la liberté, en quittant ces lieux, a étendu sur ces hauteurs lorsqu'elle fut obligée d'abandonner son séjour chéri, et de fuir à regret ce lieu où son esprit prophétique s'exhala long-tems dans les chants des poètes. Oh! à chaque instant ses pas se ralentissent et s'arrêtent sur des champs flétris, sur des autels renversés, qui la navrent de douleur; elle voudrait réveiller ces ames trop brisées des malheureux Grecs, en leur montrant à chacun de glorieux trophées. Mais vaine serait sa voix jusqu'à ce que des jours meilleurs viennent faire briller ces soleils immortels qui éclairèrent la déroute et la fuite des Perses, et qui virent les Spartiates sourire en mourant pour leur patrie!
15. Alp, en dépit de sa trahison et de ses crimes, n'avait pas perdu le souvenir de ces tems glorieux. Pendant la nuit, en errant çà et là, il avait médité sur le passé et sur le présent. Il pensa au trépas glorieux de ceux qui ont versé leur sang pour une meilleure cause, et il sentit combien est faible et ignominieuse la renommée qu'il pouvait encore acquérir; lui qui commandait une troupe d'infidèles, et qui, la tête couronnée du turban, était un traître à sa patrie; lui qui conduisait une horde de barbares à un siége barbare et injuste, dont les plus légitimes succès n'étaient que de nouveaux sacriléges. Tels n'étaient pas ces héros, que son imagination avait rappelés à sa mémoire, les chefs dont la cendre dormait autour de lui. Leurs phalanges avaient combattu dans cette plaine où elles n'avaient pas été un vain boulevart contre l'ennemi. Ils succombèrent victimes de leur dévouement, mais ils sont immortels; chaque souffle de la brise semble soupirer leurs noms, et les eaux murmurer leurs exploits; les bois sont peuplés de leur renommée. La colonne silencieuse, solitaire et grise, se glorifie de sa parenté avec leur sainte poussière; leurs ombres habitent la sombre montagne, leur souvenir brille encore sur la fontaine; le plus faible ruisseau, le fleuve le plus majestueux, roulent, avec leurs ondes, leur éternelle renommée. En dépit du joug qu'elle porte, cette terre appartient à leur gloire et à celle de leurs enfans! Cette terre est encore le mot d'ordre du monde civilisé. Et quand l'homme veut accomplir une action glorieuse, il regarde la Grèce, et se retourne, ainsi sanctionné par de grands exemples, pour marcher sur la tête des tyrans; il la regarde, et il se précipite là où l'on perd la vie, ou bien où l'on gagne la liberté.
16. Alp rêvait en silence sur le rivage, en savourant délicieusement la douce fraîcheur de la nuit. Là aucun flux ni reflux n'agitait cette mer sans vagues s3 qui roule ainsi éternellement. Le soulèvement le plus agité des flots peut à peine dépasser de la longueur d'un roseau, en se brisant sur le rivage, les limites que lui impose le continent; et la lune impuissante les voit rouler insoucians de sa présence ou de son absence. Calmes ou soulevés, roulant au loin ou dans la baie, elle n'exerce aucun pouvoir sur eux. Le rocher, immobile sur sa base inébranlable, affronte leur fureur et contemple avec dédain la houle rugissante qui ne peut l'atteindre. On peut remarquer à ses pieds la trace de la blanche écume dans la même limite qu'elle couvre depuis des siècles: un très-court espace de sable jaune la sépare de la terre verte du rivage.
Alp erre toujours le long de la baie jusqu'à la portée d'une carabine des remparts que gardent les ennemis; mais ils ne l'aperçoivent pas, ou comment échapperait-il à leurs balles? Leurs mains seraient-elles devenues impuissantes, ou leurs cœurs glacés? Je l'ignore; mais de ces remparts, où ne brillait aucun feu, il ne partit aucune balle sifflante, quoiqu'il fût sous le front du bastion qui flanquait la porte de la tour du côté de la mer; quoiqu'il entendît le bruit, et presque distinctement les paroles brusques de la sentinelle qui frappait le pavé de ses pas mesurés, en faisant sa garde. Il vit sous les remparts des dogues affamés qui faisaient leur carnaval de la mort, et qui dévoraient, en grondant, des cadavres et des membres épars; ils étaient trop occupés pour faire attention à lui! Ils avaient enlevé la chair du crâne d'un Tartare, comme on pèle la figue lorsqu'elle est mûre, et leurs défenses blanches glissaient en criant sur ce crâne plus dur et encore plus blanc s4, qui échappait de leurs mâchoires sous leurs dents émoussées: ils léchaient nonchalamment, en marmottant, les os du cadavre, et pouvaient à peine se traîner hors du lieu de leur pâture, tant ils avaient fait un long et copieux festin de ceux qui étaient tombés pour leur repas du soir. Alp reconnut, aux turbans qui roulaient sur le sable, que la plupart d'entre eux appartenaient aux plus braves de sa troupe; rouges et verts étaient les shâles qu'ils portaient, et chaque péricrâne était surmonté d'une longue touffe de cheveux s5; tout le reste était rasé. Les gueules des dogues tenaient ces crânes dont la touffe de cheveux s'entortillait après leur mâchoire. Mais entre le rivage et le sommet du golfe était un vautour battant de ses ailes un loup qui était descendu des montagnes, mais qui avait été repoussé, par les dogues, de l'humaine proie; il avait seulement pris pour sa part un morceau de cheval, que voulaient lui dérober encore, en le frappant de leurs ailes et de leurs becs, les vautours du rivage.
17. Alp détourna la vue de ce désolant spectacle: jamais ses nerfs n'avaient frémi au milieu de la bataille; mais il aurait pu mieux supporter la vue des soldats expirans dans les flots de leur sang tout fumant, dévorés par la soif des moribonds, et se tordant les membres dans une vaine agonie, que de voir mangés par les bêtes fauves ceux qui sont désormais affranchis de toutes les douleurs. Il y a quelque chose d'orgueilleux dans l'heure du péril, quelle que soit la forme sous laquelle la mort peut s'avancer; car la renommée est là pour dire le nom de ceux qui succombent, et l'honneur a l'œil ouvert sur les exploits héroïques! Mais quand tout est fini, il est humiliant de marcher sur le champ flétri des cadavres dans les sépultures; et de voir les vers de la terre, les oiseaux de proie et les animaux des forêts, s'assemblant tous là, tous regardant l'homme comme leur proie, tous se faisant une fête de ses dépouilles.
18. Là, se trouve un temple en ruines, bâti autrefois par des mains depuis long-tems oubliées; deux ou trois colonnes, et beaucoup de pierres, de marbres, de granit, sont recouverts d'herbes sauvages. Inexorable tems! il n'épargnera pas plus les choses à venir que les choses passées! Inexorable tems! qui laisse toujours assez de débris du passé pour faire gémir sur ce qui fut et sur ce qui sera: ce que nous avons vu, nos enfans le verront; restes de choses qui ne sont plus, fragmens de pierre, élevés par des créatures de poussière!
19. Alp s'assit sur la base d'une colonne, et passa la main sur son front; comme un homme qui réfléchit sur quelque chose de redoutable, dans une attitude penchée. Sa tête retombait sur son cœur fiévreux, palpitant, oppressé. Et sur son front penché vers la terre, souvent ses doigts erraient en battant précipitamment une espèce de mesure, comme vous pouvez voir les vôtres courir sur le clavier d'ivoire avant que vous ayez trouvé le ton que vous voulez faire rendre aux cordes sonores. Comme il était assis là tout pensif, il crut entendre le soupir de la brise nocturne. Était-ce le vent qui, à travers quelques fentes de pierre, envoyait ce gémissement doux et tendre s6? il releva la tête, et regarda sur la mer, mais elle était aussi unie qu'une glace; il regarda le gazon,--pas un brin n'était agité: d'où venait donc ce son si tendre? Il regarda les bannières,--chaque drapeau retombait immobile; les feuilles des bois du Cythéron ne sont pas plus agitées: il ne sentit aucun souffle passer sur son visage. Qui a donc rendu un son pareil? Il se détourne à gauche--est-il sûr de ce qu'il voit? Là était assise une dame, jeune et resplendissante!
20. Il tressaillit avec plus de terreur que si un ennemi armé eût été près de lui. «Dieu de mes pères! qui est ici? qui es-tu? et pourquoi viens-tu si près d'un camp ennemi?» Ses mains tremblantes se refusèrent à faire le signe de la croix, qu'il ne croyait plus divine. Il se l'était rappelé à cette heure de crainte; mais sa conscience dissipe ce sentiment involontaire. Il regarde, il voit, il reconnaît les traits de la beauté et la forme gracieuse de l'être qui lui fut si cher. C'était Francesca qu'il voyait à ses côtés, la jeune vierge qui pouvait être autrefois sa fiancée!
Les roses brillaient encore sur ses joues, mais leur coloris était plus pâle et plus tendre. Où donc avait fui le mouvement grâcieux de ses douces lèvres? il avait disparu le sourire qui vivifiait leur incarnat. La surface tranquille de l'océan, qui est devant lui, était d'un bleu moins doux que celui de ses yeux; mais ils sont immobiles maintenant comme ces froides vagues, et ses regards, quoique purs, étaient glacés. Une robe légère, passée autour de sa taille, voilait à peine son sein éclatant de blancheur; et à travers sa chevelure en désordre, qui tombait noire sur ses épaules, se laissaient voir les beaux contours de son bras blanc et nu; et, avant qu'elle ne laissât échapper des paroles, elle leva la main vers le ciel: elle était si pâle, d'une teinte si transparente, qu'elle n'aurait point intercepté les rayons de la lune.
21. «Je quitte les lieux de mon repos pour venir trouver celui que j'aime de préférence à tous les hommes, afin d'être heureuse et de lui faire partager mon bonheur. J'ai traversé les sentinelles, la porte; les remparts; je suis venue jusqu'à toi à travers les ennemis, sans éprouver d'accidens. On dit que le lion se détourne et fuit à l'aspect d'une vierge dans l'orgueil de sa chasteté, et le pouvoir d'en haut, qui protège l'innocence contre le tyran des forêts, a étendu sa miséricorde pour me préserver des mains des infidèles conjurés. Je suis venue--et si je suis venue en vain, jamais, oh! jamais nous ne nous reverrons! Tu as commis une action terrible en abandonnant la foi de tes pères; mais foule à tes pieds ce turban, et fais le signe de la croix, et alors tu seras à moi pour toujours. Arrache cette goutte noire qui souille ton cœur et demain nous unit pour n'être plus jamais séparés.»
--«Et où serait dressé notre lit nuptial? au milieu des mourans et des morts? car demain nous livrons au meurtre et à la flamme les fils et les autels du Christ. Personne, excepté toi et les tiens, je l'ai juré, ne sera laissé pour voir le soleil du lendemain: mais toi, je te transporterai dans un lieu charmant, où nos mains seront unies, et nos chagrins oubliés. Là tu seras ma fiancée, aussitôt que j'aurai encore une fois humilié l'orgueil de Venise, et que sa race abhorrée aura senti ce bras qu'elle voudrait avilir, et vu châtier par lui, avec un fouet de scorpions, ceux que le crime et l'envie ont fait mes ennemis.»
Francesca posa sa main sur la sienne:--légère en fut l'impression, mais il frémit jusqu'aux os, et un froid de glace saisit son cœur, et le rendit immobile de stupeur. Quoique léger ait été ce serrement de main si mortellement froid, il n'aurait pu le repousser; et jamais l'étreinte d'une main si chère ne fit battre le pouls avec un tel sentiment de terreur, que l'impression de glace que ces doigts frêles, longs et blancs, firent passer cette nuit dans le sang d'Alp par leur contact étrange. L'ardeur fiévreuse de son front avait disparu; et son cœur battait si faiblement, qu'il était devenu insensible comme la pierre, lorsqu'il contempla les traits de celle qu'il aimait, et qu'il vit combien les couleurs de son teint étaient changées de ce qu'il les avait connues. Elle était encore belle, mais languissante--et privée de ce rayon divin de la pensée qui anime si bien le jeu de la physionomie, comme les vagues qui étincellent dans un jour de soleil. Ses lèvres sans mouvement étaient calmes comme la mort, et ses paroles s'échappaient de sa bouche sans l'émission de son souffle: son sein n'était point soulevé par une douce respiration, et il semblait que le sang ne circulait point dans ses veines. Bien que son œil brillât au dehors, cependant ses paupières étaient immobiles, et les regards qu'elles renvoyaient étaient égarés et préoccupés comme les yeux de l'homme inquiet qui se promène dans un rêve troublé; comme les figures des tapisseries qui brillent dans l'ombre, agitées par le souffle d'un vent d'hiver, apparaissent, à la lueur douteuse d'une lampe mourante, sans vie, mais comme animées et effrayant la vue. On dirait, à travers les ombres, qu'elles vont descendre du mur grisâtre où leurs images présentent un air menaçant, en flottant çà et là au souffle grondant de la brise.
«Si tu croyais faire trop pour l'amour de moi, alors que ce soit pour l'amour du ciel,--dit de nouveau Francesca;--je te le répète--arrache ce turban de ton front infidèle, et jure d'épargner les enfans de ta patrie outragée, ou sinon tu es perdu; et tu ne reverras jamais, non la terre--qui va cesser de t'appartenir,--mais le ciel, ou moi. Si tu m'accordes cette faveur, et que cependant une destinée fatale t'attende, cette destinée absoudra la moitié de tes crimes, et la porte de la miséricorde céleste peut encore s'ouvrir pour toi. Réfléchis un moment encore, et prépare-toi à la malédiction de celui que tu oublies; porte encore un dernier regard vers les cieux, et vois son amour qui t'est refusé à jamais. Là, dans le ciel, est un léger nuage près de la lune s7;--il marche, et il l'aura bientôt dépassée.--Si, lorsque ce voile de vapeur aura cessé d'ombrager son disque, ton cœur n'est pas changé, alors Dieu et l'homme seront vengés; terrible sera ta sentence, plus terrible encore ton immortalité de malheur!»
Alp regarda le ciel, et vit dans les airs le nuage que lui avait indiqué Francesca; mais son cœur était ulcéré, et détourné du droit chemin par un inflexible et profond orgueil: cette première et fatale passion de son cœur emportait toutes les autres comme un torrent. Lui, demander miséricorde! lui, effrayé par les vagues paroles d'une vierge timide! lui, outragé par Venise, jurer de sauver ses fils dévoués à la tombe! Non!--quand même ce nuage serait plus terrible que celui qui porte le tonnerre, et qu'il serait destiné à éclater sur lui pour l'anéantir,--qu'il éclate!
Il jette un regard sur ce signe redoutable sans répondre une parole; il l'observe marcher:--il est passé.--La lune sereine frappe pleinement sa vue; alors il dit: «--Quelque soit mon destin, je ne sais point changer:--il est trop tard. Le roseau, pendant la tempête, peut se plier, frissonner, et se relever ensuite; le chêne élevé doit se briser. Ce que Venise m'a fait, je dois le rester, son ennemi en tout, excepté dans mon amour pour toi. Mais tu es sauvée, oh! viens, fuis avec moi!» Il tourne la tête, mais elle a disparu! il ne voit plus qu'une colonne de pierre. Est-elle rentrée sous terre ou s'est-elle évanouie dans les airs? Il ne la voit plus; il ne sait que croire, si ce n'est qu'il ne voit plus rien.
22. La nuit est passée, et le soleil brille comme si ce matin devait précéder un jour de fête. L'aurore légère et brillante se dégage peu à peu de sa robe grisâtre, et tout présage que le midi versera sur la terre une chaleur accablante. Écoutez la trompette, et le son du tambour, et le son mélancolique des cors des barbares, et le froissement des bannières qui se déploient, et le hennissement des chevaux, et le tumulte de la multitude, et les cris répétés: «Ils viennent! ils viennent!» Les queues de cheval s8 sont arrachées du sol, où elles étaient plantées; les épées sont tirées du fourreau; l'armée est rangée en ordre de bataille, mais elle attend le signal. «Tartares, Spahis, Turcomans, prenez vos tentes, et serrez-vous à l'avant-garde. Montez à cheval, piquez de l'éperon, cernez la plaine; que les fuyards ne puissent fuir, lorsqu'ils abandonneront la ville; et qu'aucun chrétien, vieillard ou jeune homme, ne puisse échapper; tandis que vos compagnons à pied, avec leurs masses épaisses, monteront à la brèche au milieu du carnage.»
Les chevaux sont tous bridés, et mordent leur frein d'impatience; ils recourbent avec fierté leur cou nerveux, en secouant leur crinière; blanche est l'écume qui couvre leur mors. Les lances sont levées; les mèches sont allumées; le canon est pointé, et prêt à faire feu, et à abattre ces remparts qu'il a déjà à moitié renversés. Chaque janissaire forme sa phalange. Alp est à leur tête; son bras droit est nu, et nue est la lame de son cimeterre. Le khan et les pachas sont tous à leur poste; le visir lui-même est à la tête de son armée. Lorsque la couleuvrine aura donné le signal, alors qu'on avance; qu'on ne laisse aucun être vivant dans Corinthe,--aucun prêtre à ses autels, aucun chef dans son palais, aucun foyer dans ses maisons, aucune pierre sur ses remparts. Dieu et le Prophète!--Allah hu! que ce cri retentisse jusqu'aux cieux.
«Là la brèche ouvre un passage; voilà les échelles pour y monter; vos mains sont sur vos sabres, pourriez-vous hésiter et ne pas être vainqueurs? Celui qui le premier abattra la croix rouge pourra demander ce que son cœur désirera le plus; il l'obtiendra aussitôt!» C'est ainsi qu'a parlé Coumourgi, l'intrépide visir; la réponse se fit par le brandissement des sabres et des lances, et par les acclamations de l'armée pleine d'un enthousiasme de fureur:--silence!--écoutez le signal--de feu!
23. Comme les loups se précipitent en troupe sur le superbe buffle, malgré les éclairs de ses yeux, et les rugissemens de sa fureur, et ses ruades nerveuses, et ses coups de cornes sanglantes, lui foule à terre ou fait voler dans les airs le premier qui se précipite sur lui pour trouver la mort; ainsi les Musulmans s'élancent sur les remparts, ainsi les premiers succombent sous les coups des assiégés. Plus d'un sein, caché sous la cotte de maille, couvre la terre comme une glace brisée: et, renversés par la balle qui creuse encore le sol d'où ils ne se relèveront plus, ils sont là étendus en files comme ils sont tombés, semblables aux épis du moissonneur à la fin de sa journée, lorsqu'il a fini de niveler la plaine: tel fut le nombre des premiers renversés par le feu des remparts.
24. Comme les torrens du printems qui se précipitent en bouillonnant du haut des rochers, entraînant avec eux d'énormes fragmens arrachés par l'impétuosité continuelle du courant, jusqu'à ce que, couverts d'écume blanche et retentissant comme le tonnerre, ils s'arrêtent au fond de l'abîme, semblables aux neiges de l'avalanche qui tombent dans les vallées des Alpes; ainsi à la fin, expirans et vaincus, les enfans de Corinthe succombaient sous les longues et impétueuses charges, souvent renouvelées, de l'armée musulmane. Ils résistèrent avec vigueur, et ils tombèrent en masses, pressés par les infidèles, et rangés encore en ordre de bataille loc28.
Note loc28: (retour) Hand to hand, and foot to foot.
Là rien n'était muet, excepté la mort: les coups, les détonnations, la fumée des amorces, les cris pour demander quartier, ou ceux de victoire, se mêlent aux volées tonnantes de l'artillerie, qui excitent dans les cités voisines un sentiment profond d'inquiétude et de terreur, doutant si ce bruit sourd et grondant de la bataille qui vient jusqu'à elles est favorable à leurs alliés ou à leurs ennemis; si elles doivent gémir ou se réjouir de cette voix anéantissante qui pénètre dans les profondeurs des montagnes retentissantes, dont les cavités se la renvoient par un écho terrible et nouveau. Vous auriez pu l'entendre, dans cette fatale journée, à Salamine et à Mégare (nous l'avons entendu dire nous-mêmes à ceux dont les oreilles en furent frappées), et même jusque dans la baie du Pyrée.
25. Depuis leur pointe émoussée jusqu'à la garde, les sabres et les épées étaient rougis de sang. Mais les remparts sont pris, et le pillage commence avec toutes ses horreurs et le carnage. Des cris plus aigus s'échappent des maisons au pillage. On entend la marche précipitée et lourde de ceux qui fuient dans le sang écumant des rues; mais çà et là, partout où ils peuvent trouver une position favorable contre l'ennemi, des groupes désespérés de dix ou douze hommes s'arrêtent et se retournent contre ceux qui les poursuivent,--s'appuient contre un mur qui les protége, et résistent fièrement ou succombent en combattant.
Là on remarquait un vieillard;--ses cheveux étaient blancs, mais son vieux bras était encore plein de force et de courage. Il soutenait si vaillamment le choc de l'ennemi que les morts formaient un demi-cercle autour de lui. Il n'avait pas encore été blessé ni enveloppé, quoique battant en retraite. Un grand nombre de cicatrices de ses premiers combats se faisaient remarquer sous son corselet de fer; mais toutes ces blessures qui couvrent son corps avaient été reçues dans d'autres combats. Quoique âgé, il était si robuste des membres que peu de nos jeunes hommes auraient pu se mesurer avantageusement avec lui; et les ennemis qu'il tenait séparément à distance dépassaient le nombre de ses cheveux blancs. Il brandissait son sabre de droite à gauche, et plus d'une mère ottomane pleura ses fils qui n'étaient pas encore nés quand il trempa pour la première fois son sabre dans le sang musulman, avant d'avoir atteint sa vingtième année. Et il aurait pu être le père de tous ceux qui tombèrent sous ses coups dans ce jour fatal; car, privé de son fils, depuis longues années, sa douleur vengeresse priva plus d'un père de ses enfans. Depuis le jour où son seul fils avait rencontré la mort dans le détroit s9, le fer du père lui sacrifia plus d'une humaine hécatombe. Si les ombres peuvent être apaisées par le carnage, celle de Patrocle fut moins satisfaite que celle du fils de Minotti, qui mourut dans ces lieux qui nous séparent de l'Asie. Il est enseveli sur le même rivage où des milliers de guerriers furent ensevelis avant quatre mille ans. Que reste-t-il d'eux pour nous dire où ils reposent, et comment ils succombèrent? Aucune pierre funéraire ne les couvre, aucun ossement n'indique leurs tombes; mais ils vivent dans la poésie qui leur assure l'immortalité.
26. Écoutez le cri retentissant d'Allah! c'est une troupe de Musulmans les plus braves, et les plus habiles dans le combat. Le bras nerveux de leur chef est nu, afin d'être plus rapide à frapper pour ne faire jamais grâce;--découvert jusqu'à l'épaule, on le voit qui agite son sabre dans l'air: c'est ainsi qu'on le reconnaît toujours dans la mêlée. D'autres peuvent montrer un costume plus fastueux, pour tenter l'ennemi par l'espoir d'une riche dépouille; plus d'une main se pare d'une plus riche garde d'épée, mais aucune ne porte une lame plus grossièrement dorée; beaucoup de guerriers peuvent porter un turban plus élevé,--Alp est seulement distingué par son bras blanc et nu: regardez au plus épais de la mêlée, il est là! Aucun étendard ne s'expose aussi avant que le sien; aucune bannière dans l'armée musulmane n'entraîne la moitié si loin les delhis. Elle brille rapide comme une étoile tombante! Partout où ce bras redoutable est aperçu, les plus braves combattent, ou combattaient il n'y a qu'un instant. C'est là que le lâche demande en vain quartier au Tartare animé de vengeance, ou que le héros, étendu par terre, silencieux, dédaigne de pousser un gémissement en expirant, méditant de frapper encore un dernier, mais faible coup, sur l'ennemi étendu comme lui à ses côtés, oubliant l'épuisement de ses forces causé par ses blessures et par la fatigue du combat, en s'attachant avec les mains à la terre ensanglantée.
27. Le vieillard était encore debout, résistant aux assaillans, et arrêtant un moment la victoire d'Alp. «Rends-toi, Minotti, pour être épargné, toi et ta fille.»--
--«Jamais, renégat, jamais! quand même la vie que je recevrais de toi serait éternelle.»
--«Francesca!--oh! ma jeune fiancée! doit-elle périr victime de ton orgueil?»
--«Elle est en sûreté.»--«Où! où donc?» --«Dans le ciel, d'où ton ame infidèle est à jamais exclue, traître!--Elle est loin de toi, parmi les vierges.»
Alors Minotti sourit d'une joie cruelle, en voyant Alp chanceler à ces paroles et près de succomber, comme frappé de la foudre.--«O Dieu! depuis quand n'est-elle plus?»--«Depuis la nuit dernière;--et je ne pleure pas sa mort: aucun des enfans de ma race pure ne sera l'esclave de Mahomet et le tien.--Garde à toi!»
Ce défi est porté en vain;--Alp est déjà atteint d'un coup mortel! Pendant que les paroles de Minotti servaient mieux sa vengeance, par tout ce qu'elles renfermaient de cruel et d'amer, que la pointe de son épée n'aurait pu le faire, s'il avait eu le tems de la passer à travers son cœur, du porche voisin d'une église que quelques braves défendaient encore, en renouvelant le combat affaibli, une balle meurtrière était venue renverser Alp, avant qu'on ait pu voir la blessure du front fracassé de l'infidèle, que le vertige a fait tourner, et qui est allé tomber la face contre terre. Un rayon brillant comme l'éclair étincela de ses yeux, comme s'ils n'eussent plus dû se rouvrir, et les ténèbres éternelles couvrirent son cadavre palpitant. Il ne restait rien de la vie, excepté un frémissement convulsif qui agita encore légèrement ses membres. Ses compagnons le retournèrent sur son dos; sa poitrine et son front étaient souillés de sang et de poussière, et de ses lèvres livides s'échappaient des flots de sang noir qui avaient abandonné ses veines. Mais son pouls n'avait aucun battement, et sa bouche ne laissa entendre aucun murmure; aucun soupir, aucune parole, aucun râlement n'a signalé son passage de la vie à la mort. Avant même que sa pensée ait pu prier, il est passé, sans espérance de pardon,--et est resté jusqu'à la fin--un renégat!
28. Effrayantes s'élevèrent les clameurs de ses compagnons et de ses ennemis; ceux-ci, en signe de joie, et les premiers transportés de fureur. Alors le combat recommence avec plus d'acharnement; les épées se croisent, les lances traversent les corps des combattans dans la mêlée, et les guerriers roulent en hurlant sur la poussière. Rue par rue, et pied par pied, Minotti ose encore disputer la moindre portion de terrain de la ville confiée à ses ordres; les restes de sa valeureuse troupe unissent à ses efforts leur dévouement et leur épée. On peut encore se défendre dans l'église, de laquelle est partie la balle prédestinée qui a vengé à demi les vaincus, par la mort d'Alp, le féroce assaillant. Là, Minotti et les siens se retranchent en reculant, et en laissant devant eux un ruisseau de sang; faisant toujours face à l'ennemi; qui reçoit de mortelles blessures à chaque coup qu'ils lui portent, ils rejoignent ceux qui sont déjà retranchés dans le temple: là ils pourront respirer un instant, protégés par les colonnes massives du monument.
29. Court instant de répit! La horde à turbans, ayant ses rangs grossis et la rage dans le cœur, se précipite sur eux avec tant de violence et de chaleur; que par leur grand nombre ils se coupent toute retraite; car la rue qui menait au dernier retranchement des chrétiens était si étroite, que les premiers arrivés des Turcs, si la frayeur les saisissait, pouvaient essayer vainement de revenir sur leurs pas: une fois engagés dans les colonnes du temple, ils étaient contraints de vaincre ou de mourir. Ils moururent; mais avant que leurs yeux se fussent fermés, des vengeurs s'élevaient sur leurs corps expirans, frais et pleins de fureur; ils remplissaient au-delà les rangs éclaircis, quoiqu'ils dussent subir le même sort que ceux qui les avaient précédés. Les cierges allumés des autels chrétiens voient pâlir leur clarté défaillante devant les nuages de fumée produits par les décharges renouvelées de mousqueterie. Les Ottomans atteignent la porte intérieure du temple. Ses gonds d'airain résistent encore; et par toutes les ouvertures, à travers toutes les brèches, tous les vitraux brisés, pleut une grêle de balles déchargées par volées. Mais le portique ébranlé cède en frémissant;--les gonds crient, les pivots craquent,--se brisent,--la porte se penche,--tombe.--C'en est fait! Corinthe perdue ne peut plus résister.
30. Sombre, terrible et seul de tous, Minotti restait encore debout sur les marches de pierre de l'autel. L'image d'une madone, peinte avec des couleurs célestes, brille au-dessus de sa tête; ses yeux de lumière respirent l'amour; et placée au-dessus du saint autel pour fixer nos pensées sur les choses divines, lorsque nous nous prosternons devant elle et le Dieu enfant qu'elle tient sur ses genoux, en souriant doucement à chaque prière qui s'élève vers le ciel, comme si elle était là pour la porter elle-même à son fils; elle sembla alors lui sourire, quoique des torrens de sang ruisselassent dans l'enceinte du temple. Minotti, les yeux tournés vers elle, fit le signe de la croix en soupirant, et saisit une torche qui brûlait près de lui; il résiste encore, tandis que les Musulmans portent partout le fer et la flamme.
31. Les caveaux creusés sous le pavé de mosaïque renfermaient les morts des siècles passés. Leurs noms étaient gravés sur leurs pierres sépulcrales; mais maintenant le sang les rendait illisibles. Les trophées sculptés, et les couleurs étranges qu'offraient les veines nombreuses et variées du marbre étaient couverts de sang, de poussière et de fumée, et surchargés d'épées, de sabres et de casques brisés. Des cadavres recouvraient ces voûtes qui renfermaient d'autres cadavres reposant froids dans de nombreux cercueils. On pouvait les voir rangés dans un ordre mélancolique à la lueur pâle qui perçait à travers une grille souterraine. Mais la guerre était entrée dans ces obscurs caveaux, et elle avait réuni dans ces tombeaux souterrains ses trésors de salpêtre, entassés auprès de ces corps décharnés. C'est là que, pendant la durée du siége, les chrétiens avaient établi leur principal magasin; une traînée de poudre récemment formée y communiquait: c'est la dernière et la plus terrible ressource de Minotti contre la force accablante de l'ennemi.
32. Les Turcs le pressent de toutes parts; le peu qui reste de chrétiens pour les combattre opposent une résistance inutile. Ne pouvant assouvir leur soif de vengeance, qui se réveille sur un plus grand nombre d'ennemis, les barbares mutilent les corps de ceux qui sont tombés, leur coupent la tête déjà sans vie, précipitent les statues de leurs niches, dépouillent les autels de leurs riches offrandes, et s'arrachent de leurs mains ensanglantées les vases saints d'argent qui ont été consacrés. Ils accourent vers le maître-autel; oh! l'on vit un spectacle glorieux! La coupe d'or renfermant les hosties consacrées était encore sur la table sainte: ce grand calice massif et éclatant séduit par sa splendeur les yeux de ces hommes avides de butin. Il avait contenu le matin le vin consacré, changé par Christ en son sang divin, que ses adorateurs avaient bu à la naissance du jour, pour purifier leur ame avant de se rendre au combat: il en conservait encore quelques gouttes. Autour de l'autel brillaient douze grands candélabres rangés dans un ordre splendide, et formés du plus pur métal: c'est une dépouille opime,--la plus riche et la dernière.
33. Ils arrivent si près, que le premier d'entre eux étendait déjà la main pour s'emparer de la dépouille qu'il touchait presque, lorsque la main du vieux Minotti posa sa torche sur la traînée de poudre:--elle est allumée!--Clocher, voûtes, autel, vases sacrés, cadavres, vainqueurs à turbans, chrétiens, tout ce qui reste dans le temple, avec le temple, vivans et morts lancés dans les airs en mille éclats, font retentir un long rugissement! La ville bouleversée,--les murs renversés sur le sol entr'ouvert,--les vagues de la mer qui reculent un moment,--les montagnes qui sont ébranlées, comme si un tremblement de terre avait passé,--des milliers de débris sans formes projetés en nuage de flamme vers le ciel par cette épouvantable explosion--proclament la désolation de ces rivages.
Les débris confondus du temple sont lancés dans les airs comme des fusées; les membres épars et mutilés de nombreux héros retombent sur la terre, et couvrent au loin la plaine, comme une pluie de cendres qui obscurcit les airs. Ils tombent dans le golfe, où ils tracent une multitude de cercles, ou sur le rivage qu'ils noircissent, et s'étendent sur toute la longueur de l'isthme. Appartiennent-ils à des chrétiens ou à des Musulmans? Que leurs mères viennent les voir et le disent! Lorsqu'ils dormaient dans leurs berceaux de langes, leurs mères souriaient sur le tendre sommeil de leur enfance; elles ne pensaient guère qu'un jour verrait leurs membres voler en lambeaux dispersés dans les airs. Les mères qui les ont élevés ne pourraient plus reconnaître leurs nourrissons. Ce désastreux événement ne leur a pas laissé la trace d'une forme humaine, excepté à quelques crânes à moitié brisés, à quelques ossemens rompus. Des soliveaux fumans, des pierres calcinées retombent des airs et couvrent la plage, enfoncés profondément dans les sables tout noircis et fumans. Tous les êtres vivans qui entendirent cette terrible explosion qui ébranla la terre, s'enfuirent avec terreur. Les oiseaux des forêts s'envolèrent; les dogues sauvages s'éloignèrent en hurlant des cadavres sans sépultures. Les chameaux se séparèrent de leurs conducteurs; le bœuf qui, loin de Corinthe, labourait la terre, s'échappa du joug, et le cheval du soldat, brisant la sangle de sa selle et les rênes qui lui servaient de guide, se précipita au galop dans la plaine. Les coassemens de la grenouille s'élevèrent des marais, plus aigus et plus perçans. Les loups hurlèrent dans leurs cavernes des montagnes, dont l'écho se fit entendre comme un tonnerre. Les troupes de jackals s10, dans un tumulte confus, poussèrent au loin des aboiemens plaintifs et tristes, qui ressemblaient aux vagissemens des enfans et aux cris des chiens que l'on châtie. L'aigle aux plumes hérissées, au cou gonflé, s'envola de son aire, et chercha un refuge près du soleil; les nuages, au-dessous de lui, lui paraissaient trop sombres, et leur fumée, poursuivant son bec de son étouffante vapeur, lui faisait prendre en criant un plus sublime essor.--
Telle fut la destinée de Corinthe!