Œuvres complètes de lord Byron, Tome 05: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
NOTES
DE LA FIANCÉE D'ABYDOS.
Gul, la rose, en turc et en persan.
(Note de Lord Byron.)
Le nom persan de la rose, gul, revient souvent dans les poésies orientales de Byron: c'est qu'en effet, la rose, et le rossignol, bulbul, sont le sujet perpétuel des comparaisons et des amplifications poétiques de l'Orient; et il y a tant de grâce et de fraîcheur dans les amours de cette reine des fleurs et de cet oiseau mélodieux personnifiés, que l'on ne doit pas être surpris de les voir si souvent reproduites. «Le printems est délicieux! dit Sâdi; oh! rose! où as-tu été? N'entends-tu pas les lamentations du bulbul, sur la longueur de ton absence?»
Les Mahométans, et particulièrement les Turcs, conservent une espèce de vénération religieuse pour la rose. Ils pensent qu'elle fut produite pour la première fois de la sueur de leur Prophète, et ils ne souffrent pas que ses feuilles soient foulées aux pieds.
(N. du Tr.)
Souls made of fire, and children of the sun,
With whom revenge is virtue.
(Young's Revenge.)
«Ames formées de flammes, et enfans du soleil, pour lesquels la vengeance est une vertu.»
Medjnoun et Leïla, les Roméo et Juliette de l'Orient. Sadi, le poète moral de la Perse.
(Note de Lord Byron.)
Djami, célèbre poète persan, auteur d'un poème
sur Joseph et Zuleïka, en a aussi fait un sur Medjnoun et
Leïla, qui a été traduit en français par M. Chézy, 2 vol. in-18.
Son poème de Jousouf et Zuleïka a été publié en persan et en
allemand à Vienne, par le comte de Rozenszweig, un vol.
in-folio.
Sadi est encore plus célèbre que Djâmi. Il
est l'auteur du
Gulistan, ou Jardin des Roses, dont
il existe deux mauvaises traductions en français; et du
,
Boustân, qui n'a pas été traduit. Il est aussi l'auteur d'un
Pend Nameh, ou Livre des Conseils, qui n'est pas si estimé
que celui de Féridun Attar, publié et traduit par M. le baron
Sylvestre de Sacy.
Quant au poème de Medjnoun et Leïla de Djâmi, nous citerons, pour en donner une idée, un passage de la traduction abrégée de M. Chézy; c'est la première entrevue de Medjnoun avec Leïla.
«De retour à sa tribu, Keïs (Medjnoun), l'ame navrée de tristesse, et l'imagination pleine encore de cette belle et perfide étrangère qui, semblable à un astre étincelant, éclipsait la beauté de ses jeunes compagnes, brûlait plus que jamais de rencontrer une amie sensible, dont la douce clarté pût dissiper les ténèbres qui enveloppaient sa couche solitaire; et il cherchait de nouveau, au milieu de mille beautés, celle qui pût remplir ses désirs. Chaque étranger qui arrivait de quelque tribu lointaine recevait de lui l'accueil le plus flatteur; il le caressait et le questionnait avidement sur cette classe d'êtres favorisés de la nature, dont il était idolâtre. Un jour, quelques voyageurs qui s'arrêtèrent chez lui s'apercevant de cette passion ardente dont il était dominé, lui indiquèrent une tribu où il existait une jeune fille dont la beauté égalait celle des houris. «Son nom est Leïla, lui dirent-ils; et de toutes parts mille jeunes gens prétendent au bonheur de lui plaire. Ses charmes sont au-dessus de toute description; vole toi-même vers elle, et juge de ses attraits. N'abandonne pas à ton oreille les fonctions de ton œil.» A ce récit, Keïs se lève, se pare de ses vêtemens les plus précieux; et déjà dévoré de l'amour le plus vif, il s'élance sur sa chamelle. Dans son impatience, il accélère encore sa marche précipitée, et se trouve bientôt rendu à l'habitation de Leïla. A la vue de ce jeune étranger, ses serviteurs l'accueillirent avec affabilité, l'introduisirent, et le firent asseoir à la place d'honneur. Cependant, de quelque côté qu'il tournât ses regards, il n'apercevait aucune trace de l'unique objet qu'il cherchait. Déjà privé d'espoir, son cœur éprouvait un tourment insupportable, lorsque tout-à-coup un bruit léger d'ornemens précieux se fait entendre: il voit alors paraître une jeune fille à la taille svelte et élégante, semblable dans sa démarche gracieuse à la perdrix des montagnes. Belle sans aucun fard, la nature avait coloré du rose le plus tendre ses joues brillantes de fraîcheur; son sourcil délié ressemblait à un arc délicat formé d'ambre précieux; et ses cils, comme autant de petites flèches de musc, pénétraient les cœurs. Ses lèvres avaient l'éclat du rubis sans en avoir la dureté: on eût dit qu'elles lui avaient dérobé sa couleur, et à l'ambroisie son parfum. Mais à quoi comparer cette bouche gracieuse, où l'on voyait errer le plus voluptueux sourire? On l'eût prise pour une abeille au milieu des fleurs, lorsque délicatement posée sur le calice d'une rose, elle en extrait avec art son miel parfumé. Comme elle, elle blessait d'un aiguillon acéré, et répandait sur sa blessure un baume céleste. Son sourire enchanteur découvrait-il des dents aussi belles que les perles les plus pures? on croyait voir le bouton de la rose encore étincelant des larmes de l'aurore; et les pommes d'albâtre de son sein virginal, les doigts arrondis d'une main caressante eussent suffi pour en mesurer le gracieux contour. C'est au milieu de tous ces charmes que Leïla parut. Keïs ne fut plus maître de son cœur. Leur entrevue fut délicieuse. Elle laissa échapper avec négligence quelques boucles de sa longue chevelure, et Keïs brûla de désirs; elle souleva le voile léger qui tempérait ses charmes, et il perdit ce qui lui restait de raison. Leïla lui lança un trait mortel, et un soupir prolongé de Keïs lui fit connaître la profondeur de sa blessure. Enfin, tout ce que la beauté et les grâces peuvent offrir de charmes, elle le développa aux yeux de Keïs, dont le regard languissant semblait implorer son secours; et leurs cœurs aussi étroitement unis que les feuilles de la rose dans le bouton qui les renferme, se lièrent à jamais. Lorsque leurs regards satisfaits eurent ainsi parcouru toute l'étendue de leurs charmes, leurs lèvres frémissantes livrèrent passage aux plus tendres discours..... Une seule crainte les agitait: c'était de voir approcher la nuit, qui devait terminer pour eux ce jour de bonheur. Comment pourraient-ils vivre éloignés l'un de l'autre?... Soleil! monarque éclatant du jour! ô toi qui de ton sceptre de feu éloignes les ombres de la nuit, puisses-tu désormais ne te voiler jamais, et changer nos nuits en un jour éternel!... Obligés de se séparer, Keïs et Leïla restèrent plongés dans une douleur inexprimable; l'un, porté par sa chamelle, reprit avec lenteur le chemin de sa tribu, et la triste Leïla demeura en gémissant sous sa tente solitaire.»
Les amours de Joseph et Zuleïka du même auteur, présentent des morceaux d'une très-grande beauté; l'amour y est élevé à une pureté souvent mystique.
(N. du Tr.)
Tambour turc que l'on bat au lever du soleil, à midi et au crépuscule du soir.
Les Turcs abhorrent les Arabes (qui leur rendent au centuple leur compliment) plus encore qu'ils ne haïssent les chrétiens.
Cette expression a suscité plusieurs objections. Je ne m'en rapporterai pas à celui qui n'a pas de musique dans son ame, mais je prie simplement le lecteur de se rappeler, pour dix secondes, les formes de la femme qu'il croit être la plus belle; et si alors il ne comprend pas pleinement ce qui n'est que faiblement exprimé dans les vers précédens, j'en serai désolé pour nous deux. Voyez un passage éloquent du dernier ouvrage du premier écrivain féminin de notre âge, et peut-être de tous les âges, sur l'analogie (et la comparaison immédiate excitée par cette analogie) entre la peinture et la musique; de l'Allemagne, vol. III, chap. 10. Ce rapport de connexion n'est-il pas plus fort avec l'original qu'avec la copie? avec le coloris de la nature qu'avec celui de l'art? Après tout, c'est une chose que l'on peut plutôt sentir que décrire; aussi pensé-je qu'il se trouvera des personnes qui la comprendront, ou au moins qui l'auraient comprise s'ils avaient vu la figure dont l'harmonie parlante en a suggéré l'idée; car ce passage n'est pas le produit de l'imagination, mais de la mémoire: ce miroir que la douleur brise par terre, et qui, en regardant ses fragmens, n'y voit que la réflexion multipliée.
Carasman Oglou, ou Kara Osman Oglou, est le principal propriétaire en Turquie: il gouverne Magnésie. Ceux qui, par une espèce de droit féodal, possèdent des terres à condition de service sont appelés Timariotes; ils servent comme spahis, fournissent des soldats en proportion de l'étendue du territoire, et en envoient un certain nombre à l'armée, généralement de la cavalerie.
Quand un pacha a des forces suffisantes pour résister, le messager, qui est toujours le premier porteur de sa condamnation à mort, est étranglé par ses ordres, et quelquefois cinq ou six de ces messagers le sont ainsi l'un après l'autre par l'ordre du pacha rebelle. Si au contraire il est faible et loyal, il se prosterne, baise la respectable signature du sultan, et se laisse complaisamment étrangler. En 1810, plusieurs présens de têtes de pachas furent exposés dans la niche de la porte du Sérail: parmi elles on remarquait la tête du pacha de Bagdad, brave jeune homme assassiné par trahison, après une résistance désespérée.
C'est par certains battemens de mains qu'on appelle les domestiques. Les Turcs haïssent une dépense inutile de voix, et ils n'ont pas de clochettes.
Chibouque, pipe turque: le tuyau de la bouche est ordinairement d'ambre, et quelquefois la culée qui contient les feuilles de tabac est ornée de pierres précieuses, si elle est portée par un homme riche.
Maugrabis, mercenaires maures.
Délis, braves qui forment la troupe perdue de la cavalerie, et commencent toujours l'action.
Un feutre plissé est employé par les Turcs pour la manœuvre du sabre; et il n'y a guère qu'une arme musulmane qui puisse le fendre d'un seul coup. Quelquefois un turban très-dur est employé au même usage. Le djerrid est un combat à la javeline émoussée: ce jeu est pittoresque et très-animé.
Ollahs, alla il allah, cri que les poètes espagnols appellent leilies, et dont le son est ollah. Pour un peuple taciturne, les Turcs sont vraiment prodigues de cette exclamation, particulièrement pendant le jeu du djerrid ou à la chasse, mais surtout au combat. Leur agitation sur le champ de bataille et leur gravité dans leur intérieur, avec leur pipe et leur comboloio (ou chapelet), forment un amusant contraste.
Atar-gul, essence de roses. Celle de Perse est la plus fine.
(Note de Lord Byron.)
Les luxurieux Persans sont si passionnés pour la délicieuse
essence de roses, que non-seulement ils répandent avec profusion
dans leurs appartemens l'eau de ses feuilles distillées,
mais après l'avoir préparée avec du cinnamon et du sucre,
ils en font aussi une infusion avec du café qu'ils boivent ensuite.
La rose de Schiraz est regardée comme la plus précieuse
de l'Orient, et son essence est extrêmement estimée
dans les contrées les plus éloignées de l'Inde. La poudre
du bois de sandal est souvent ajoutée en distillation aux
feuilles de cette fleur; mais la partie huileuse la plus exquise,
ou la substance épaisse, qu'ils nomment , atar-gul,
ou essence de rose, est plus précieuse que l'or même. On
voit que Lord Byron connaissait bien les usages de l'Orient.
(N. du Tr.)
Les plafonds et les boiseries, ou plutôt les murs des appartement dans les grandes maisons en Turquie, sont généralement recouverts de peintures qui représentent éternellement une vue très-coloriée de Constantinople, dont le principal mérite est un noble mépris de la perspective. Au-dessous, des armes, des cimeterres, etc., sont en général fantastiquement et non inélégamment disposés.
On a long-tems douté si les accens de cet amant de la rose sont tristes ou gais; et les remarques de M. Fox sur cet objet ont provoqué quelques controverses savantes concernant les opinions que les anciens avaient sur ce sujet. Je n'ose hasarder une conjecture sur ce point, quoiqu'un peu incliné à l'errare mallem, etc., si M. Fox s'était trompé.
Azraël,--l'ange de la mort.
Les trésors des sultans préadamites. Voyez d'Herbelot, article Istakar.
(Note de Lord Byron.)
Istakar est l'ancienne Persépalis, ville capitale de la Perse proprement dite, sous les rois des trois premières races; car ceux de la quatrième, qui sont les Cosroès, avaient établi leur siège royal dans celle de Madain. Elle est située à 88° 30' de longitude, et à 30° de latitude, selon le calcul des tables arabiques.
L'auteur du Lebtarikh écrit que Kischtasb, fils de Lohorasb, cinquième roi de la race des Kainides, y établit sa demeure; qu'il y fit bâtir plusieurs de ces temples dédiés au Feu, que les Grecs appellent Pyraea et Pyrateria, les Persans Atesch Khane et Atesch Gheda; et que fort près de cette ville, dans la montagne qui la joint, il fit tailler dans le roc des sépulcres pour lui et ses successeurs: l'on en voit encore aujourd'hui les ruines, avec des restes de figures et de colonnes, lesquelles, quoiqu'effacées par la longueur du tems, marquent assez que ces anciens rois avaient choisi leur sépulture en ce lieu.
Il ne faut pas confondre ces monumens avec un superbe palais que la reine Homaï, fille de Bahaman, fit bâtir au milieu de la ville d'Istakar: on le nomme aujourd'hui, en langue persane, Gihil ou Tchilminar, les quarante phares ou colonnes. Les Musulmans en firent autrefois une mosquée; mais la ville s'étant entièrement ruinée, on s'est servi de ses décombremens pour bâtir celle de Schiraz, qui n'en est éloignée que de douze parasanges, et qui a pris la place de capitale de la province proprement dite, Fars ou Perse.
Ce que le même auteur écrit de la grandeur ancienne de cette ville paraît fabuleux... mais il est certain que tous les historiens de la Perse en parlent comme de la plus ancienne et de la plus magnifique ville de toute l'Asie.
Ils écrivent que ce fut Giamschid qui en fut le premier fondateur, et quelques-uns font remonter son ancienneté jusqu'à Houschenk, et même jusqu'à Kainmarath, premier fondateur de la monarchie de Perse. Il est vrai cependant qu'elle a tiré son principal lustre de la seconde dynastie des rois qui abandonnèrent le séjour de la ville de Balkhe, en Khorassan, pour demeurer à Istakar.
On peut ajouter ici que le superbe palais de la ville d'Istakar, que la reine Homaï fit bâtir, pourrait bien être un de ces ouvrages tant vantés de Sémiramis, laquelle n'est pas inconnue aux Orientaux, puisqu'ils font mention de deux Semirem dans leurs histoires, dont la seconde, qui pourrait avoir été la même qu'Homaï, n'est pas entièrement ignorée des Grecs.
Je finis ce titre en disant que la tradition fabuleuse des Persans porte que cette ville a été bâtie par les Péris, c'est-à-dire par les fées, du tems que le monarque Gian Ben Gian gouvernait le monde, long-tems avant le siècle d'Adam, ce qui n'est attribué à aucune autre ville d'Asie qu'à Istakar et à Balbek.
(D'Herbelot.)
Muselim, gouverneur, le premier en rang après le pacha; le waywode est le troisième, ensuite vient l'aga.
Egripo, Négrepont. Selon le proverbe, les Turcs d'Egripo, les Juifs de Salonique et les Grecs d'Athènes sont les plus détestables de leurs races respectives.
Tchocadar, domestique qui précède un homme d'autorité.
On ne sait si l'épithète d'Homère signifie le large Hellespont ou l'immense Hellespont, et quelle est sa signification précise. J'ai même entendu sur les lieux une dispute à ce sujet; et ne prévoyant pas une prompte conclusion à la controverse, je m'amusai pendant ce tems à passer à la nage le détroit: et j'aurai probablement encore le tems de le passer plusieurs fois avant que la controverse soit terminée. Dans tous les cas, la question touchant la vérité de l'histoire de la divine Troie n'est pas encore résolue, car la principale difficulté repose sur le mot απειρος. Probablement qu'Homère avait la même notion de la distance qu'une coquette du tems, et quand il parle d'une largeur sans limites, il entend la moitié d'un mille; comme lorsque la coquette, par une semblable figure, parle d'un éternel attachement, elle veut dire simplement une durée de trois semaines.
Avant son invasion en Perse, Alexandre visita le tombeau d'Achille, et le couronna de lauriers, etc. Il fut ensuite imité par Caracalla dans sa race. On croit que ce dernier empoisonna aussi un ami, nommé Festus, dans le but de pouvoir instituer de nouveaux jeux patrocliens. J'ai vu les moutons paître sur les tombes d'Aesicte et d'Antiloque: le premier est au centre de la plaine.
Quand l'ambre est frotté, il est susceptible de produire un parfum qui est léger, mais non désagréable.
La croyance aux amulettes gravés sur gemmes ou renfermés dans des boîtes d'or, contenant des passages du Koran, et portés autour du cou, du poignet ou du bras, est encore universelle dans l'Orient. Le verset du Koursi (trône), au second chapitre du Koran, décrit les attributs du Très-Haut, et il est gravé de cette manière et porté par les Musulmans pieux, comme la plus est mée et la plus sublime des sentences.
Comboloio,--rosaire turc. Les manuscrits, particulièrement ceux des Persans, sont richement ornés et enluminés. Les femmes des Grecs sont tenues dans la dernière ignorance, mais un grand nombre de jeunes filles turques reçoivent une éducation parfaite; quoi qu'elles puissent être, elles ne serraient pas bien vues dans une coterie chrétienne. Peut-être quelques-unes de nos bleues (savantes) n'en vaudraient pas moins pour blanchir un peu.
Galiongee ou Galiongui, marin, c'est-à-dire marin turc; les Grecs naviguent, les Turcs se battent. Leur costume est pittoresque; et j'ai vu plus d'une fois le capitan pacha le porter comme une espèce d'incognito. Leurs jambes cependant sont généralement nues. Les jambières qui sont décrites dans le texte comme revêtues de plaques d'argent, sont décrites d'après celles d'un pirate arnaute chez lequel j'ai logé (il a quitté sa profession) à son Pyrgo, près Gastouni, en Morée. Elles étaient plaquées d'écailles placées l'une sur l'autre, comme le dos d'une armadille.
Les caractères gravés sur tous les sabres turcs contiennent quelquefois le nom du lieu de la manufacture où ils ont été fabriqués, mais plus généralement un texte du Koran gravé en lettres d'or. Parmi ceux que j'ai en ma possession, il en est un dont la lame est d'une forme singulière: il est très-large, et le tranchant est entaillé en sinuosités, comme les ondulations de la vague ou de la flamme. Je demandai à l'Arménien qui me l'avait vendu de quel avantage pouvait être une pareille disposition. Il me répondit, en italien, qu'il l'ignorait; mais que les Musulmans avaient dans l'idée que des armes semblables font des blessures plus dangereuses; et qu'ils les préféraient parce qu'elles étaient piu feroce. Je ne pus admirer la raison, mais je l'achetai pour sa singularité.
Il est à observer que toute allusion à une chose ou à un personnage de l'Ancien-Testament, comme l'Arche, ou Caïn, est également le privilége du Musulman et du Juif. Bien plus, les premiers professent être plus instruits sur les vies, vraies ou fabuleuses, des patriarches, que nous ne le sommes par notre propre Écriture-Sainte; et non contens de remonter à Adam, ils ont une biographie des préadamites. Salomon est le monarque de toute la nécromancie, et Moïse un prophète inférieur seulement au Christ et à Mahomet. Zuleïka est le nom persan de la femme de Putiphar, et ses amours avec Joseph constituent un des plus beaux poèmes de leur langue n5. C'est pourquoi ce n'est pas une violation du costume que de placer les noms de Caïn et de Noé dans la bouche d'un Musulman.
Paswan Oglou, le rebelle de Widdin, qui, pendant les dernières années de sa vie, brava la puissance de la Porte.
Queue de cheval, étendard d'un pacha.
Giaffir, pacha d'Argyro-Castro ou Scutari, je ne sais au juste laquelle de ces deux villes, fut alors empoisonné par l'Albanien Ali, de la manière décrite dans le texte. Ali Pacha, pendant que j'étais encore dans le pays, se maria avec la sœur de sa victime, quelques années après l'événement arrivé dans un bain à Sophie ou Andrinople. Le poison fut mêlé dans une tasse de café, qui est présentée avant le sorbet par le garçon de bain, après que l'on s'est habillé.
Les notions géographiques turques sur presque toutes les îles ne s'étendent pas plus loin que l'Archipel, mer à laquelle le texte fait allusion.
Lambro Canzani, Grec fameux par les efforts qu'il fit en 1789-90 pour rétablir l'indépendance de sa patrie. Abandonné par les Russes, il devint pirate, et l'Archipel fut le théâtre de ses entreprises. On dit qu'il vit encore à Saint-Pétersbourg. Lui et Riga sont les deux plus célèbres des révolutionnaires grecs.
Rayahs. Tous ceux qui paient la taxe de capitation appelée haratch.
Ce premier des voyages est du petit nombre de ceux que les Musulmans professent bien connaître.
La vie errante des Arabes, des Tartares et des Turkomans est détaillée dans chaque volume de voyages au Levant. On ne peut nier que ce genre de vie ne possède un charme tout particulier. Un jeune renégat français avoua à Châteaubriand qu'il ne s'était jamais trouvé seul, galopant dans le désert, sans éprouver une sensation qui approchait du ravissement et qui est ineffable.
Djannat al Aden, le séjour perpétuel, le paradis des Musulmans.
Un turban est gravé en pierre sur les tombes des hommes seulement.
Le chant de mort des femmes turques. Les esclaves silencieux sont les hommes que les idées de décorum empêchent de gémir en public.
«Je suis venu au lieu de ma naissance, et j'ai crié: «Les amis de ma jeunesse où sont-ils?» et un écho m'a répondu: Où sont-ils?»
(Extraits d'un manuscrit arabe.)
La citation ci-dessus (d'où l'idée du texte est empruntée) doit être déjà très-familière à chaque lecteur:--elle est donnée dans la première note des Plaisirs de la Mémoire (The Pleasures of Memory, by Samuel Rogers), poème si connu qu'il est inutile de le citer, mais aux pages duquel on sera charmé de recourir.
And airy tongues that syllable men's names.
(Milton.)
«Et des voix aériennes qui prononcent les noms des hommes.»
Pour trouver des personnes qui croient que les ames des morts habitent la forme des oiseaux, il n'est pas nécessaire d'aller en Orient. L'histoire du revenant de lord Littleton; la duchesse de Kendal, qui croyait que George Ier était venu voltiger autour de sa fenêtre, sous la forme d'un corbeau (voyez Oxford's Reminiscences), et beaucoup d'autres exemples nous montrent cette superstition dans nos propres demeures. Le plus singulier fut la fantaisie d'une dame de Worcester, qui, s'étant imaginé que sa sœur vivait sous la forme d'un oiseau chantant, remplit littéralement son prie-dieu, dans la cathédrale, avec des cages pleines d'oiseaux de la même espèce. Comme elle était riche, et qu'elle embellissait l'église par ses bienfaits, on ne s'opposa point à son innocente folie.--Pour cette anecdote, voyez les Oxford's Letters.
FIN DES NOTES DE LA FIANCÉE D'ABYDOS.
LE CORSAIRE.
POÈME.
I suoi pensieri in lui dormir non ponno.
(Tasso, Gerusalemme liberata, canto X.)
A
THOMAS MOORE, ESQ.
Mon Cher Moore,
Je vous dédie la dernière production que j'imposerai pendant quelques années, à la patience du public et à votre indulgence; et j'avoue que je me trouve heureux de pouvoir profiter de cette opportunité, qui est peut-être la dernière, pour orner mon poème d'un nom consacré par des principes politiques inébranlables, et par les talens les plus incontestables et les plus variés. Tandis que l'Irlande vous range parmi les plus fermes de ses patriotes, tandis que vous restez, dans son estime, le premier de ses poètes, et que la Grande-Bretagne répète et ratifie ce jugement, permettez à celui dont le seul regret, depuis notre première liaison, est dans les années qu'il a perdues avant cette liaison; permettez-lui d'ajouter l'humble, mais sincère suffrage de son amitié, à la voix unanime de plusieurs nations. Il vous prouvera du moins que je n'ai jamais oublié les avantages que j'ai retirés de votre société, ni abandonné l'espoir d'en jouir encore, quand vos goûts et vos loisirs vous permettront de faire oublier à vos amis votre trop longue absence. On dit parmi ces amis, et j'aime à le croire, que vous êtes engagé dans la composition d'un poème dont la scène sera placée en Orient; personne ne peut rendre avec autant de vérité que vous de pareilles scènes. Les souffrances de votre propre contrée (l'Irlande), le caractère noble et fier de ses enfans, la beauté et la sensibilité de ses filles pourront s'y retrouver; et Collins, quand il donnait à ses églogues orientales le surnom d'irlandaises, ne se doutait pas combien était juste une partie au moins de son parallèle. Votre imagination créera un soleil plus ardent et un ciel moins nuageux; mais la fierté, la tendresse et l'originalité font partie de vos titres nationaux à une origine orientale, à laquelle vous avez déjà prouvé vos droits plus clairement que les plus zélés antiquaires de votre nation.
Me permettrez-vous d'ajouter quelques mots sur un sujet pour lequel on suppose que tout le monde a un penchant assez vif, mais qui ne plaît nullement aux autres?--soi-même. J'ai écrit beaucoup, j'ai publié même plus qu'il ne faudrait pour autoriser un silence plus long que celui que je médite actuellement; mais, pour quelques années au moins, c'est mon intention de ne pas provoquer le jugement des Dieux, des hommes et des colonnes. Dans la composition actuelle, j'ai essayé un rhythme qui n'est pas le plus difficile, mais qui est peut-être la mesure la mieux appropriée à notre langue: c'est la bonne vieille et héroïque strophe, maintenant négligée. La stance de Spencer est peut-être trop lente et trop pompeuse pour une narration; cependant, je l'avoue, c'est la mesure que je préfère de beaucoup. Scott seul, de notre tems, a jusqu'ici complètement triomphé de la fatale facilité du vers de huit syllabes; et ce n'est pas le moindre triomphe de ce génie fertile et puissant. Dans les vers blancs, Milton, Thompson et nos poètes dramatiques sont les signaux qui brillent dans les ténèbres, mais qui nous avertissent d'éviter les rochers rudes et stériles sur lesquels ils sont allumés. Le couplet héroïque n'est pas certainement la mesure la plus populaire; mais comme je n'en ai pas cherché une autre par le désir de flatter ce que l'on nomme l'opinion publique, je bornerai ici mon apologie, et courrai encore une fois la chance avec un rhythme dans lequel je n'ai encore écrit que des compositions dont la publicité qu'elles ont reçue est une partie de mes regrets actuels comme elle le sera de mes regrets futurs.
Pour ce qui concerne mon histoire, et toutes mes histoires en général, je me croirai heureux si j'ai rendu mes personnages plus parfaits et plus aimables, s'il est possible; d'autant plus que j'ai été quelquefois critiqué et considéré comme non moins responsable de leurs actions et de leurs défauts que si ces actions et ces défauts m'étaient personnels. Soit.--Si j'ai été entraîné à la triste vanité de peindre d'après soi-même, les portraits sont probablement ressemblans, puisqu'ils sont si défavorables; ou sinon, ceux qui me connaissent ne s'y trompent point, et ceux qui ne me connaissent pas, j'ai peu d'intérêt à les détromper. Je n'ai pas le désir spécial que personne, excepté mes amis, croie l'auteur meilleur que les personnages créés par son imagination; mais je ne puis me soustraire à une légère surprise, et peut-être à une certaine gaîté, sur quelques singulières et critiques exceptions dans l'exemple actuel, en voyant plusieurs bardes (bien supérieurs, je l'avoue) dans une condition vraiment estimable, et tout-à-fait exempts de toute participation aux défauts de ces héros, qui, néanmoins, n'ont guère plus de moralité que le Giaour, et peut-être--mais non:--je dois admettre que Childe-Harold est un personnage tout-à-fait odieux; et, quant à son identité, ceux qui aiment à la reconnaître peuvent lui donner tel type qu'il leur plaira.
Si cependant il valait la peine de détruire cette impression, il serait important pour moi que l'homme qui fait les délices de ses lecteurs et de ses amis, le poète de tous les cercles et l'idole du sien, me permît en cette occasion et toujours de me souscrire,
Son très-dévoué, très-affectionné
Et obéissant serviteur,
BYRON.
2 janvier 1814.
Chant Premier.
Che ricordarsi, del tempo felice
Nella miseria............
(Dante.)
1. «Sur les ondes joyeuses de la mer sombre et bleue, nos pensées sont sans limites et nos ames sont libres: aussi loin que la brise peut nous porter, aussi loin que les vagues écument, contemple notre empire et regarde notre patrie! Ce sont là nos royaumes, et aucune frontière ne leur est imposée;--notre pavillon est un sceptre auquel tous ceux qui le rencontrent obéissent. Elle est nôtre aussi la vie sauvage et tumultueuse qui passe de la fatigue au repos et du repos à la fatigue, avec la même gaîté dans chaque changement. Oh! qui pourrait raconter--ce n'est pas toi, luxurieux esclave! dont l'ame tomberait en défaillance sur la vague soulevée; ni toi, souverain orgueilleux de l'indolence et du luxe! que le sommeil ne délasse point,--pour qui le plaisir n'a plus d'attraits.--Oh! qui, excepté celui dont le cœur a été éprouvé, et qui a dansé en triomphe sur les flots écumans, pourrait raconter les transports exaltés,--le mouvement frénétique du pouls qui agitent ceux qui voyagent sur ces plaines sans vestiges? Qui pourrait raconter comment nous aimons le combat pour le combat lui-même, et changeons en délices ce que d'autres appellent des dangers; comment nous recherchons avec avidité ce qu'évite le lâche; et comment, où le faible tremble,--c'est seulement là que nous commençons à sentir--sentir--avec toute l'énergie de la sensation la plus intime, quand l'espérance se réveille et redouble le courage.
«Aucune peur de la mort,--si nos ennemis meurent avec nous:--excepté qu'elle nous paraît plus ennuyeuse encore que le repos. Qu'elle vienne quand elle le voudra:--nous jouissons avec profusion de la vie loc12--; quand on la perd,--qu'importe--que ce soit par la maladie ou par le combat? Que celui qui rampe sur la terre, amoureux de ses propres ruines, se cramponne sur sa couche, et végète ainsi languissamment pendant de longues années; arrache péniblement son souffle de sa poitrine, en secouant sa tête paralysée: pour nous,--le frais gazon, et non pas un lit fiévreux. Tandis que, dans son épuisement, soupir par soupir, l'homme décrépit expectore son ame, la nôtre, dans une seule convulsion,--par un seul bond,--échappe à tout contrôle. Son cadavre peut s'enorgueillir de son urne et de son étroit tombeau; ceux qui maudissaient sa vie pourront dorer sa tombe. Pour nous sont des pleurs, quoique peu nombreux, mais sincèrement versés, quand l'Océan nous couvre de son immense linceul et ensevelit nos cadavres; des banquets remplacent des regrets superflus, et la coupe se remplit pour honorer notre mémoire. Une brève épitaphe n'est pas omise au jour du danger, quand ceux qui survivent partagent les dépouilles, et s'écrient, avec un triste souvenir empreint sur chaque front: «Oh! que ce moment eût été beau pour le brave qui est tombé dans la mêlée!»
Note loc12: (retour) We snatch the life of life.
2. Tels étaient les accens qui partaient de l'île du Pirate, autour du feu nocturne de la garde; tels étaient les sons qui retentissaient le long des rochers du rivage, et qui semblaient un chant à des oreilles aussi sauvages! Les pirates en groupes dispersés sur le sable doré, jouent,--boivent à la ronde,--conversent--ou aiguisent leurs armes tranchantes, choisissent celles qui sont les plus meurtrières,--assignent à chacun sa lame, et regardent sans émotion le sang qui ternit son éclat. Ils réparent la chaloupe, replacent les mâts ou les rames, tandis que d'autres errent en rêvant sur le rivage. Ceux-là tendent des piéges aux oiseaux sauvages, ou déploient au soleil les filets trempés dans la mer, et épient dans le lointain, avec toute l'ardeur d'une curiosité avide, si quelque voile distante se détache sur l'horizon; d'autres racontent les histoires de plus d'une nuit de danger et de fatigue, et se demandent avec inquiétude quand ils pourront encore s'emparer de dépouilles. Peu leur importe dans quel lieu:--ce soin est l'affaire de leur chef; la leur, c'est de ne jamais douter du succès de leur entreprise et des projets de leur chef. Mais quel est ce Chef? Son nom est fameux et redouté sur chaque rivage:--ils n'en demandent et n'en connaissent pas davantage.
Il ne se mêle avec eux que pour les commander; peu nombreuses sont ses paroles, mais son œil est perçant et sa main hardie. Jamais il ne mêle à leurs banquets joyeux un sourire de gaîté; mais ils oublient son silence en faveur de ses succès. Jamais ils ne remplissent la coupe pour ses lèvres dédaigneuses: le verre passe devant lui sans qu'il daigne le goûter;--et quant à ses mets,--les plus austères de sa troupe voudraient aussi qu'ils passassent devant lui sans qu'il les goûtât. Le pain le plus dur de la terre, les racines les plus simples du jardin, et rarement le luxe des fruits d'été, composent humblement ses courts repas qu'un ermite pourrait à peine refuser. Mais tandis qu'il se prive des jouissances les plus grossières des sens, son esprit semble nourri de cette abstinence. «Que l'on vogue vers ce rivage!»--ils voguent.--«Faites ceci!»--cela est fait. «Que l'on se réunisse et que l'on me suive!»--les dépouilles sont dans leurs mains. Aussi prompts sont ses ordres, aussi promptes ses actions, et tous obéissent; il en est peu qui s'informent du motif de sa volonté. A ceux-là, une brève réponse et un regard de mépris et de blâme: c'est tout ce qu'ils obtiennent.
3. «Une voile!--une voile!»--une dépouille promise à leur avide espérance! «Sa nation?--son pavillon?--que dit le télescope?» Ce n'est pas une prise, hélas!--mais c'est une voile amie: le pavillon couleur de sang se déroule au souffle de la brise. Oui,--elle est des nôtres:--c'est un navire qui rentre au port.--Souffle agréablement, ô brise!--qu'il jette l'ancre avant la nuit. Déjà le cap est doublé;--notre baie reçoit cette proue qui fend orgueilleusement l'écume des flots. Comme il tire majestueusement et avec grâce sa bordée! Ses voiles blanches sont déployées au vent:--elles ne fuient jamais devant l'ennemi.--Il s'avance sur les ondes comme un être animé, et semble avoir l'audace de défier les élémens au combat. Qui ne voudrait pas affronter les décharges de la mêlée--et le naufrage--pour se sentir le monarque de ce navire peuplé?
4. Le câble retentissant glisse rudement sur les flancs du vaisseau; les voiles sont ployées, et la chute de l'ancre fait balancer le navire. Les spectateurs oisifs de l'île distinguent le canot qui descend des larges ouvertures de la proue. Il est équipé;--les rames se meuvent de concert vers le rivage, jusqu'à ce que sa quille creuse le sable bruissant. Salut au cri de bien-venue!--On se parle amicalement! une main serre une autre main qui l'attend au rivage; on se sourit, on s'interroge, on se répond brièvement: tous les cœurs se promettent une fête.
5. Les nouvelles se répandent et la foule augmente sans cesse. Le bruit confus des voix, le rire prolongé de l'allégresse, et les tendres et inquiets accents de la femme s'entendent confusément:--chaque parole exprime le nom d'un ami,--d'un mari--ou d'un amant. «--Oh! sont-ils sauvés? nous ne nous informons pas du succès,--mais les verrons-nous? aurons-nous le bonheur d'entendre encore leurs accens? Là où la bataille s'est donnée,--où les flots se sont levés en courroux,--sans doute ils se sont conduits en braves;--mais qui sont ceux qui ont échappé? qu'ils se hâtent de venir jouir de notre bonheur et de notre surprise, et, par des baisers, chasser le doute de nos yeux enchantés!»--
6. «--Où est notre chef? pour lui nous apportons un message,--et nous doutons que la joie--qui salue notre arrivée--dure long-tems; mais sincère comme elle est,--elle est douce pour nous, quoique de si courte durée. Mais, Juan, conduis-nous sur-le-champ à notre chef. Nos devoirs de civilités étant remplis, nous reviendrons nous réjouir avec vous; et chacun pourra entendre ce qu'il désire qui lui soit raconté.»
Ils montent lentement un sentier creusé dans le roc sur lequel est placée la tour d'observation qui domine la baie, entourée de buissons touffus, de fleurs sauvages épanouies. Là une douce fraîcheur s'exhale des sources argentées dont les ondes sinueuses jaillissent de bassins de granit, se précipitent loc13, et invitent par leur pureté à étancher la soif; ils montent de rochers en rochers.--
Note loc13: (retour) Leap into life.
--Près de cette grotte prochaine, quel est cet homme solitaire qui contemple la profondeur des ondes, appuyé dans une posture méditative sur son sabre qui ne sert pas souvent d'appui à sa main sanglante? «C'est lui,--c'est Conrad;--c'est là--qu'il se plaît--à être seul. Va,--Juan!--va,--et fais connaître l'objet de notre visite. Il a vu le vaisseau;--dis-lui que nous venons lui apprendre des nouvelles qu'il doit être pressé d'entendre. Nous n'osons pas cependant approcher;--tu connais son humeur, lorsque des étrangers ou des personnes non invitées s'introduisent près de lui.»
7. Juan l'aborde et l'instruit de leur dessein.--Il ne parle pas;--mais un signe a fait connaître son consentement. Juan appelle les messagers:--ils arrivent.--Il répond à leur salut par une légère inclination, mais ses lèvres restent muettes. «Ces lettres, chef, sont du Grec,--l'espion, qui nous avertit quand le butin ou le péril sont près de nous. Quelles que soient ses nouvelles, nous pouvons bien dire que--» «Paix! paix!» Il impose silence à leur discours. Dans leur étonnement, ils se détournent, confondus, en se faisant part tout bas, l'un à l'autre, de leurs conjectures; ils épient ses regards d'un œil clandestin, pour voir avec quelle contenance ce chef recevra les nouvelles qu'ils lui apportent. Mais, comme s'il eût deviné leur intention, il a détourné la tête, peut-être par suite de quelque émotion, par doute ou par fierté. Il lit la lettre.--«Mes tablettes, Juan, écoute.--Où est Gonsalvo!»
--«Sur le vaisseau à l'ancre.»--«Qu'il y reste.--Porte-lui cet ordre; et vous, retournez à vos devoirs.--Préparez-vous pour ma course: vous serez cette nuit de mon entreprise.»--«Cette nuit, seigneur Conrad?»
--«Oui! au coucher du soleil: la brise fraîchira à la fin du jour. Mon armure,--mon manteau,--une heure--et nous sommes partis. Ceins ton cor;--veille à ce que, dépouillé de sa rouille, il ne trompe pas ma légitime attente. Que le tranchant de mon large sabre soit aiguisé; que la garde en remplisse mieux ma main, et que l'armurier l'arrange à la hâte. La dernière fois, ce sabre a plus fatigué mon bras que les ennemis: fais attention que l'on tire exactement le coup de signal qui nous avertit que l'heure d'attente est expirée.»
8. Ils obéissent, et se retirent à la hâte pour aller de nouveau chercher des dangers sur la vaste mer. Cependant ils ne murmurent point:--c'est Conrad qui les guide! Et qui oserait mettre en question ce qu'il a décidé? Cet homme de solitude et de mystère, que l'on ne voit presque jamais sourire et plus rarement soupirer; dont le nom seul intimide les plus hardis de sa troupe, et teint leurs visages basanés d'une couleur plus pâle, sait gouverner leurs ames avec cet art du commandement qui éblouit, dirige et fait trembler les courages vulgaires.
Quel est ce charme, ce charme que sa troupe indisciplinée reconnaît et envie, sans oser cependant s'y opposer? Que peut-il être, ce pouvoir qui s'empare ainsi de la confiance des siens? c'est le pouvoir de la pensée,--la magie de l'intelligence! conquise d'abord par le succès, et conservée par l'habileté qui façonne la faiblesse des autres à sa volonté, se sert de leurs propres mains, mais sans qu'ils s'en doutent, et fait que leurs exploits les plus glorieux paraissent lui appartenir.
C'est ce qui est arrivé,--qui arrivera toujours--sous le soleil: le plus grand nombre se sacrifient pour la gloire d'un seul! c'est la loi de la nature.--Mais que le malheureux qui travaille n'accuse pas, ne haïsse pas celui qui profite de ses sueurs. Oh! s'il connaissait le poids des chaînes dorées, que ses peines obscures, mises dans la balance, lui sembleraient légères!
9. Différent des héros des antiques races, démons par leurs actions, mais dieux au moins par leur visage, Conrad n'avait rien dans ses traits qui pût exciter l'admiration, quoique ses sourcils noirs ombrageassent un regard de feu. Robuste, sans être un Hercule,--sa taille commune n'avait rien de la stature d'un géant. Cependant, sur le tout, celui qui le considérait avec attention distinguait en lui quelque chose de plus que n'en aperçoit la foule des hommes vulgaires, ce quelque chose qui finit par exciter la surprise et l'admiration,--que l'on a vu tel sans pouvoir se l'expliquer. Ses joues étaient brûlées par le soleil; son front élevé et pâle était ombragé par les boucles noires de ses cheveux abondans; et souvent le mouvement de ses lèvres révélait des pensées fières qu'il contenait à peine, mais qu'il dissimulait rarement; quoique sa voix fût douce, que son maintien habituel fût calme, il semblait qu'il y avait quelque chose qu'il eût voulu en retrancher. Les lignes profondes de ses traits et la couleur changeante de son visage faisaient naître parfois dans ceux qui l'approchaient un inexplicable embarras, comme si, dans la sombre profondeur de cette ame, eussent été renfermés des sentimens redoutables et indéfinis. Qu'il en eût été ainsi,--personne ne pouvait l'assurer avec certitude:--son sévère regard eût bientôt glacé l'ame de celui qui aurait voulu le sonder de trop près. Il se serait trouvé peu d'hommes susceptibles d'affronter la fixité de son œil pénétrant. Il avait l'art, quand le regard de la curiosité essayait d'épier les mouvemens de son cœur et les changemens de sa physionomie, de surveiller lui-même les mouvemens de l'observateur, et de le forcer à se tenir sur ses gardes, afin de ne pas trahir aux yeux de Conrad quelque secrète pensée, plutôt que de découvrir celle de ce chef puissant. Il y avait un démon ricanant dans son sourire dédaigneux qui suscitait à la fois des émotions de rage et de crainte; et là où tombait le geste de sa sombre colère, l'espérance disparaissait flétrie,--et la compassion soupirait son adieu!
10. Légères sont les marques extérieures de la pensée du mal; c'est au dedans,--c'est au-dedans que l'impression en est profonde! L'amour découvre toutes ses émotions;--la haine, l'ambition, la fourberie ne se trahissent que par un sourire amer. Le mouvement le plus imperceptible de la lèvre, la plus légère pâleur jetée sur une contenance maîtrisée indiquent seuls de grandes passions; et pour juger de leur violence, il faut que l'observateur les voie sans être vu lui-même. Alors se découvrent--les pas précipités, l'œil levé vers le ciel, les mains jointes, le silence du désespoir qui écoute, tremblant que des pas trop rapprochés ne le surprennent dans ses transes. Alors se découvrent, dans chaque expression des traits, les mouvemens du cœur, qui se manifestent dans toute leur force sans s'éteindre; cette lutte convulsive--qui s'élève;--ce froid de glace ou cette flamme qui brûle en passant, sueur froide sur les traits, ou abattement soudain sur le front. Alors, étranger! si tu l'oses sans trembler, contemple son ame,--considère le repos qui devrait soulager ses tourmens! Regarde--comment ce cœur solitaire et flétri consume la pensée déchirante d'années maudites! Regarde!--mais qui a vu--ou qui verra jamais l'homme tel qu'il est,--donnant un libre cours à ses secrètes pensées?
11. Cependant Conrad n'avait pas été destiné par la nature à commander des criminels,--les pires instrumens du crime;--son ame fut changée avant que ses actions l'eussent entraîné à faire la guerre à l'homme et à renier le ciel. Trompé par le monde à l'école du désappointement, il fut trop sage dans ses paroles et insensé dans sa conduite. Trop ferme pour céder, et beaucoup trop fier pour s'arrêter; condamné par ses propres vertus à être dupe, il maudit ces vertus comme la cause de ses maux, au lieu de maudire les perfides qui le trahissaient toujours: il ne s'imaginait pas que ses bienfaits, accordés à des hommes meilleurs, lui auraient donné du bonheur, en lui procurant les moyens d'en accorder de nouveaux. Craint,--évité,--calomnié,--avant que sa jeunesse eût perdu sa vigueur, il haïssait trop l'homme pour éprouver le remords; et il pensa que la voix de la colère était un avertissement sacré, pour se venger sur tous les hommes des injures de quelques-uns. Il se sentit lui-même coupable;--mais il lui sembla que le reste des hommes ne valait pas mieux que lui: et il méprisa les meilleurs comme des hypocrites qui cachaient des actions que des esprits plus hardis ne craignaient pas de commettre publiquement. Il savait qu'il était détesté; mais il savait aussi que ceux qui le haïssaient rampaient devant lui et le redoutaient. Solitaire, farouche, étrange, il vivait exempt pareillement de toute affection et de tout mépris. Son nom inspirait de la crainte et ses actions de la surprise; mais ceux qui le craignaient n'osaient pas le mépriser. L'homme foule aux pieds le ver de terre, mais il hésite avant de réveiller le venin du serpent: le premier peut se retourner,--mais non se venger; le dernier expire,--mais il ne laisse pas vivant son ennemi. Il s'attache à celui qui l'a frappé pour sa condamnation; il peut être écrasé--mais non vaincu,--car il conserve son dard!
12. Personne n'est entièrement méchant.--Dans le cœur de Conrad subsistait encore avec force un sentiment tendre qu'il n'avait pu chasser. Souvent il avait souri de pitié à la faiblesse de ceux qui se laissent séduire par des passions dignes d'un fou ou d'un enfant. Cependant il avait vainement lutté contre cette passion, et même chez lui cette passion exigeait le nom d'amour! Oui, c'était l'amour,--l'amour constant,--impérissable, éprouvé pour une personne à laquelle il ne fut jamais infidèle. Quoique les plus belles captives eussent été journellement offertes à ses regards, il ne les évitait ni ne les recherchait, mais il passait froidement auprès d'elles. Quoique plus d'une beauté pleurât sa liberté dans la prison d'un bosquet, aucune ne put jamais attendrir sa sévère indifférence. Oui,--c'était l'amour,--si des pensées de tendresse éprouvées par la tentation, alimentées par le malheur, non ébranlées par l'absence, constantes dans tous les climats, et cependant--oh! plus que tout cela encore!--ineffacées par le tems; pensées que ni ses espérances déçues, ni ses projets détruits, ne purent rendre tristes et sombres près du sourire de celle qu'il aimait; que sa colère ne pouvait troubler ni la douleur ternir, en jetant sur elle un murmure de mécontentement; dont il savait aborder l'objet avec gaîté, le quitter avec calme, de crainte que l'aspect de ses chagrins ne pénétrât jusqu'à son cœur; dont rien ne put altérer la tendresse, ni ne menaça de l'altérer.--S'il y eût jamais amour parmi les mortels,--ce fut assurément de l'amour! Il était criminel--oui,--les reproches pleuvaient sur lui;--mais sa passion ne l'était pas, ni les effets de cette passion, qui prouvaient seulement, toutes les autres vertus évanouies, que le crime lui-même n'avait pu éteindre la plus aimable des vertus!
13. Il s'arrêta un moment,--jusqu'à ce que ses hommes, marchant à la hâte, eussent passé le premier détour du sentier qui conduisait à là vallée.--«Étranges nouvelles!--moi qui ai couru tant de dangers, je ne sais pourquoi celui que je vais affronter me paraît le dernier! Toutefois, si mon cœur a des pressentimens, il ne peut éprouver de craintes, et mes compagnons ne me trouveront point indigne de moi. Il est téméraire d'aller au-devant de la mort; mais il est plus dangereux d'attendre qu'on vienne nous porter un trépas certain. Et si mes projets, quoique sans succès, sont favorisés par un sourire de la fortune, nous aurons des pleurs à nos funérailles. Oui,--qu'ils se livrent au sommeil;--paisibles soient leurs rêves! le matin ne les aura jamais réveillés avec des rayons de feu aussi brillans que ceux qui seront allumés cette nuit (mais souffle, ô brise!) pour réchauffer ces tardifs vengeurs des mers. Maintenant à Médora.--Oh! mon cœur, cœur défaillant, que le sien puisse être long-tems moins troublé que tu ne l'es! Cependant je fus brave:--vain orgueil d'une bravoure dont chacun peut se vanter! Les insectes eux-mêmes tirent leurs aiguillons pour l'objet qu'ils cherchent à conserver. Ce courage commun que nous partageons avec les brutes, et qui doit ses plus redoutables efforts au désespoir, peut mériter quelques éloges;--mais j'ai eu l'espérance plus noble d'apprendre à ma faible troupe de se mesurer avec de nombreux ennemis. Je les ai long-tems conduits là--où le sang n'était pas inutilement versé. Point de milieu maintenant:--nous devons périr ou vaincre! Qu'il en soit ainsi:--ce n'est pas de mourir qu'il m'inquiète; c'est d'entraîner mes compagnons dans des lieux d'où ils ne pourront fuir. Mon sort m'a jusqu'ici peu occupé; mais mon orgueil souffre d'être ainsi joué dans une embûche. Est-ce le cas d'employer mon habileté? ma force? Faut-il engager d'un seul coup espérances, pouvoir et vie? Oh! destin!--Accuse ta folie, non le destin;--il pourrait te sauver encore:--car il n'est pas trop tard.»
14. C'est ainsi que Conrad s'entretenait avec ses pensées, jusqu'à ce qu'il eût atteint le sommet de sa colline couronnée d'une tour. Là, il s'arrêta près du portail;--car, tendre en même tems que farouche, il prêta l'oreille à ces accens qu'il ne s'était jamais lassé d'entendre. A travers les jalousies élevées du balcon s'échappent les doux chants de sa bien-aimée; et voici les paroles que son oiseau de beauté chantait:
I.
Profond dans mon ame demeure caché ce tendre secret, solitaire et perdu à jamais pour la clarté du jour; excepté quand, pour répondre au tien, mon cœur palpite d'amour: mais bientôt il tremble seul en silence comme avant.
II.
Là, dans ce cœur, une lampe sépulcrale brûle en jetant une flamme lente, éternelle,--mais invisible; que les ténèbres du désespoir ne peuvent éteindre, quoique ses rayons soient aussi inutiles que s'ils n'avaient jamais existé.
III.
Souviens-toi de moi;--oh! ne passe pas auprès de ma tombe sans donner une pensée à celle dont elle contient les restes: la seule angoisse que mon cœur n'oserait soutenir, serait de trouver l'oubli dans le tien.
IV.
Écoute mes plus tendres,--mes plus faibles--et mes derniers accens: la vertu ne peut blâmer de gémir sur l'être qui n'est plus; alors accorde-moi tout ce que je t'ai jamais demandé;--une larme, la première,--la dernière,--la seule récompense de tant d'amour!
Il franchit le portail,--traversa le corridor, et pénétra dans la chambre à l'instant où les chants venaient de cesser: «Ma Médora! oh! que ton chant est triste!»--«Voudrais-tu qu'il fût gai en l'absence de Conrad? Quand tu n'es pas ici pour prêter l'oreille à mes chants, ils doivent trahir mes pensées et les sentimens de mon ame: chacun de mes accens doit être en harmonie avec mon cœur; car ce cœur parlerait--quand même mes lèvres seraient muettes! Oh! plus d'une nuit, penchée sur cette couche solitaire, mes songes craintifs prêtaient aux vents les ailes des tempêtes, quand la brise languissante enflait à peine tes voiles: prélude murmurant de l'ouragan réveillé; quoique douce, cette brise me semblait l'hymne lugubre et prophétique qui gémissait sur toi devenu le jouet d'une mer orageuse. Alors je me levais pour aller raviver les feux du fanal, de crainte que des gardiens moins fidèles ne laissassent expirer cette lumière. Et que d'heures sans repos j'ai passées à contempler chaque étoile! Le matin survenait--et tu n'étais pas venu! Oh! comme la bise froide glaçait alors mon cœur! le matin paraissait redoutable à mes yeux troublés, et je ne cessais de contempler la mer;--pas une proue ne venait satisfaire mes larmes,--ma fidélité,--mes vœux! Enfin--l'heure de midi arrivait;--je saluais et bénissais un mât qui frappait ma vue,--il approchait--hélas! et disparaissait soudain! Un autre se présentait,--ô Dieu! c'était le tien enfin! Ces jours d'angoisses ne seraient-ils pas à jamais passés! Ne voudras-tu jamais, mon Conrad, apprendre à partager les joies de la paix? Assurément tu as plus que de la fortune; et plus d'une demeure aussi belle que celle-ci nous invite à renoncer à la vie errante. Tu sais que ce n'est pas le péril que je crains: je ne tremble que lorsque tu n'es pas près de moi; et alors ce n'est point pour ma vie, mais pour cette vie cent fois plus chère qui fuit l'amour et ne languit que pour le combat.--Qu'il est étrange qu'un cœur si tendre encore pour moi lutte avec la nature et ses plus doux penchans!»
--«Oui, il est étrange, en effet, que ce cœur soit ainsi changé depuis long-tems; il avait été foulé aux pieds comme le ver de terre,--il s'est vengé comme la vipère, sans autre espérance sur la terre que ton amour, et attendant à peine une lueur de pardon d'en haut. Cependant les mêmes sentimens que tu condamnes, mon tendre amour pour toi et ma haine pour les hommes, sont tellement confondus, que, s'ils étaient séparés, je cesserais de t'aimer lorsque j'aimerais le genre humain. Mais ne crains pas cela;--les épreuves du passé garantissent pour l'avenir que mon amour pour toi sera mon dernier sentiment. Oh! Médora! donne de l'énergie à ton tendre cœur; une heure encore--et nous nous séparons,--mais non pour long-tems.»
--«Dans une heure nous nous séparons!--mon cœur l'avait prévu: c'est ainsi que se flétrissent pour jamais mes rêves enchantés de bonheur. Dans une heure!--cela ne peut être;--dans une heure, séparés! Un navire là-bas vient à peine de jeter l'ancre dans la baie; son compagnon de voyage est encore absent, et son équipage a besoin de repos avant de se remettre en mer. Mon amour! tu te moques de ma faiblesse; et voudrais-tu prémunir mon cœur pour le préparer à la douleur d'une véritable séparation? Mais ne te joue pas plus long-tems de ma douleur; il y a plus que de l'amertume dans ce jeu folâtre. N'en parle plus, Conrad!--mon plus cher ami! viens partager le repas que j'ai préparé de mes mains avec délices; peine légère! que d'être chargée de préparer et de servir ton repas frugal! Vois, j'ai cueilli les fruits qui m'ont paru les plus suaves; et quand je n'en étais pas sûre, indécise, mais joyeuse, j'ai choisi ceux qui m'ont paru les plus beaux. Trois fois mes pas ont parcouru la colline pour rencontrer la source la plus fraîche. Oui! ton sorbet va ce soir s'échapper avec douceur; regarde comme il pétille dans son vase d'albâtre! Le jus réjouissant de la grappe ne délecte jamais ton cœur; tu montres plus de rigidité qu'un Musulman à l'aspect de la coupe. Ne pense pas que je t'en fasse un reproche;--car je me réjouis de ce que les autres appellent privations dans tes habitudes. Mais viens; la table est préparée; notre lampe d'argent est disposée, et ne crains pas le souffle du sirocco. Mes suivantes, pour te faire trouver le tems moins long, formeront des danses avec moi, ou feront entendre des chants. Ma guitare, que tu aimes encore à entendre, te délassera ou te charmera par ses accords;--ou, si cela déplaît à tes oreilles, nous changerons de divertissemens, nous lirons les histoires racontées par l'Arioste: celle des amours et des malheurs de la belle Olympie c1. Ainsi--tu serais plus coupable que celui qui rompt ses vœux en faveur de cette pauvre damoiselle, si tu m'abandonnais maintenant; plus coupable même que ce chef inconstant.--Je t'ai vu sourire lorsque le ciel pur nous faisait apercevoir l'île d'Ariane, que je t'ai souvent montrée du haut de ces rochers. Alors, livrée tout à la fois à la joie et à la crainte, je disais, avant que le tems n'eût élevé ce doute à quelque chose de plus que de la crainte: Ainsi Conrad, hélas! m'abandonnera pour l'Océan! Et il m'abusait;--car--il revenait encore!»
--«Encore,--encore,--et toujours encore, --mon amour! Tant que la vie lui restera ici-bas, et l'espérance en haut, il reviendra près de toi;--mais maintenant les momens sur leurs ailes rapides apportent l'instant du départ: le pourquoi,--le où,--qu'est-il besoin de te le dire? Puisque tout doit finir dans ce monde sauvage,--adieu! Cependant j'aimerais,--si le tems me le permettait,--à te découvrir--ne crains pas,--ces ennemis ne sont pas redoutables; et ici veillera une garde plus nombreuse que de coutume, préparée pour un siége imprévu et pour une longue défense. Tu ne restes pas seule,--quoique ton amant s'éloigne; nos matrones et tes compagnes demeurent avec toi. Et que ceci te donne du courage:--quand nous nous reverrons, la sécurité rendra notre repos plus doux. Écoute!--c'est le son du cor;--Juan le fait retentir avec force.--Un baiser,--encore un,--un autre encore!--oh! Adieu!»
Médora s'est levée,--s'est élancée,--s'est précipitée dans les embrassemens de Conrad; elle y reste jusqu'à ce que son cœur succombe, accablé par la douleur de Médora. Il n'osait pas lever sur elle cet œil bleu qui est fixé vers la terre dans une sèche agonie. Les longs cheveux de Médora flottent sur les bras de Conrad, dans tout le désordre de ses charmes dévoilés; à peine sent-il battre ce cœur où son image est si profondément gravée,--et que le sentiment semble rendre comme insensible! Écoutez!--la détonnation du canon de départ fait entendre ses mugissemens! il annonce le coucher du soleil,--coucher qu'il maudit. Encore,--encore;--il presse avec une fureur insensée cette femme charmante dont les étreintes et les caresses muettes imploraient sa pitié! Il va la déposer en chancelant sur sa couche;--la contemple un moment--comme s'il ne devait plus la contempler; éprouve--qu'elle seule l'attache à la terre; baise son front glacé,--se détourne--Conrad est-il parti?
15. «Est-il parti?»--Dans sa solitude soudaine que de fois cette question terrible sera répétée!--«Il y a à peine un instant de passé--qu'il était là! et maintenant--» Elle se précipite hors du porche, et là ses larmes coulent enfin en liberté, amères,--brillantes--et abondantes, comme jamais elle ne l'a éprouvé. Ses larmes coulent de ses beaux yeux; mais ses lèvres refusent de prononcer--adieu! car dans ce mot,--ce mot fatal,--quelles que soient nos promesses,--nos espérances,--notre foi,--il n'y respire que du désespoir.
Sur chaque trait de ce visage calme et pâle, le chagrin a déjà gravé ce que le tems ne peut jamais effacer. Le bleu tendre de ces grands yeux languissans est devenu glacé en contemplant sa solitude déserte, jusqu'à ce que--oh! à quelle distance!--ils aient encore aperçu Conrad; alors ils fondirent en larmes,--et la frénésie sembla respirer dans ces longs, noirs et brillans regards humides de cette sombre tristesse qui devait si souvent se renouveler.--«Il est parti!» Médora presse ses mains sur son cœur, par un mouvement convulsif,--et les élève ensuite tristement vers le ciel; elle jeta un regard et vit le soulèvement des vagues, la voile blanche qui voguait:--elle n'osa pas regarder de nouveau. Mais se retournant, l'ame défaillante, du côté de la porte:--«Ce n'est pas un rêve,--je suis livrée à la désolation!»
16. Descendant de rocher en rocher--et précipitant sa course, le sévère Conrad n'a pas une seule fois détourné la tête; mais craignant que quelque détour du sentier n'offrît à ses regards les objets qu'il fuit, sa solitaire mais charmante demeure située sur le sommet de la montagne, qui le salue la première quand il rentre au port après une longue course; et elle,--cette étoile sombre et mélancolique, dont les charmans rayons l'atteignaient de loin; il ne doit point jeter sur elle un dernier regard, il ne doit point penser qu'il pouvait rester là auprès d'elle,--mais seulement sur le bord de l'abîme. Cependant il s'arrête un instant,--il est sur le point d'abandonner son destin au hasard--et ses projets à la merci des ondes; mais non--il n'en doit pas être ainsi;--un chef digne de sa fortune peut s'attendrir, mais il ne se laisse point séduire par la douleur d'une femme. Il voit son navire; il remarque combien le vent est beau, et recueille courageusement toute l'énergie de son ame. Il reprend sa marche,--et, comme il écoute, le bruit du tumulte vibre à ses oreilles qui sont frappées de sons confus, du bruissement du rivage, des cris du signal et de la rame qui fend les flots. Il remarque le mousse au haut du mât, l'ancre qu'on lève, les voiles qui se déploient dans les airs, les mouchoirs flottans de la foule qui envoie ce muet adieu à ceux qui s'éloignent; et plus que tout, son pavillon rouge hissé dans les airs, et il s'étonne comment son cœur a pu éprouver tant de faiblesse. Le feu dans les regards et l'impétuosité bouillante dans le cœur, il sent qu'il est redevenu lui-même. Il bondit,--il se précipite;--jusqu'à ce qu'il ait atteint le pied de la colline où commence la baie; là, il arrête sa course précipitée, moins pour respirer la fraîcheur de la brise qui s'élève de la mer, que pour reprendre son attitude ordinaire de dignité, afin que, par cette précipitation, il ne parût troublé aux yeux du vulgaire: car l'habile Conrad avait appris à soumettre la foule par ces artifices qui déguisent les puissans et leur servent souvent de sauve-garde. Sa démarche était imposante, et son maintien, tenu à distance, semblait éviter les regards,--et inspirait le respect à ceux qui en étaient juges. Il avait le front plein de gravité, et le regard fier qui repousse toute familiarité vulgaire, sans manquer de courtoisie: c'est par là qu'il commandait l'obéissance. Mais lorsqu'il désirait se lier avec quelqu'un, sans forcer son caractère, sa bienveillance dissipait la crainte de ceux qui l'écoutaient; et les dons des autres n'étaient rien au prix d'une de ses paroles, lorsqu'elle faisait pénétrer dans les cœurs la profonde mais tendre mélancolie de sa voix. Toutefois cette condescendance était si étrangère à ses manières habituelles qu'il s'inquiétait peu de dominer par la persuasion, mais bien de subjuguer. Les mauvaises passions de sa jeunesse lui avaient fait moins apprécier l'affection--que l'obéissance.
17. Autour de lui est rangée en ordre sa garde prête au départ. Juan est debout devant lui.--«Tous les hommes sont-ils prêts?»
«Oui;--ils sont plus que prêts--ils sont embarqués; la dernière chaloupe n'attend plus que mon maître.»
--«Mon épée et mon manteau.»
Aussitôt son épée est fortement ceinte et son manteau placé sur ses épaules. «Fais venir Pédro!» Il vient,--et Conrad s'incline pour le saluer, avec toute la courtoisie qu'il accordait à ses amis.--«Accepte ces tablettes, observe leur contenu avec soin; des instructions d'une haute importance, et qui contiennent des révélations dignes de foi, y sont consignées. Double la garde; et quand la barque d'Anselme arrivera, qu'il prenne également connaissance de ces ordres. Dans trois jours (si la brise nous est favorable) le soleil éclairera notre retour; jusque-là, puisses-tu rester en paix!»
Cela dit, il serra la main de son frère pirate, et il se dirige vers sa chaloupe avec une attitude fière. Les rames brisent les vagues et répandent tout autour une lueur phosphorique c2; ils abordent le vaisseau.--Il est debout sur le tillac; le sifflet perçant siffle;--toutes les mains manœuvrent;--il admire avec quelle légèreté le navire obéit à cette manœuvre,--la bonne tenue de sa troupe,--et il daigne lui en témoigner sa satisfaction. Ses yeux pleins d'orgueil se tournent vers Gonsalvo.--Pourquoi s'arrête-t-il soudain et semble-t-il gémir intérieurement? Hélas! ses yeux ont aperçu sa tour du rocher, et sa pensée un moment s'est fixée sur l'heure des adieux. Elle--sa Médora--aperçoit-elle le vaisseau qui l'emporte? Ah! jamais il n'avait la moitié tant aimé qu'en ce moment! Mais cependant il lui reste encore beaucoup à faire avant la chute du jour.--Il recueille de nouveau son courage, détourne ses regards, et descend dans la cabine de Gonsalvo pour lui faire connaître son plan,--ses moyens de le faire réussir,--et son but. Devant eux brûle une lampe; il développe la carte et fait apporter tous les instrumens nécessaires à l'art nautique. Ils prolongent leurs débats jusqu'à minuit; aux yeux inquiets et aux esprits agités quelle est l'heure qui paraît jamais avancée?
Pendant ce tems, la brise propice souffle avec sérénité, et le vaisseau fuit rapide comme un faucon. Il a passé les hauts promontoires des îles groupées au milieu des flots, et il gagne le port, long-tems--long-tems avant le premier sourire du matin. Ils découvrent bientôt, à travers le miroir de la nuit, l'étroite baie où est mouillée la flotte du pacha. Ils comptent chaque voile,--et remarquent avec quelle insouciance les Musulmans se gardent à la clarté de la nuit. Tranquille et sans être aperçu, le vaisseau de Conrad passe à côté de cette flotte, et il a jeté l'ancre dans le lieu où il a résolu de se tenir en embuscade. Il est à l'abri d'une surprise par un rocher projeté du cap, qui élève dans les airs sa forme fantastique. Il n'a pas besoin d'exciter sa troupe à ses devoirs,--ni de la tirer de son sommeil,--préparée qu'elle est également aux luttes de terre et de mer; tandis que, porté sur les flots, le chef s'entretient avec calme;--et cependant, avec ses compagnons, c'est de sang qu'il s'est entretenu!
Chant Deuxième.
Conosceste i dubiosi desiri?
(Dante.)
1. Dans la baie de Coron se balancent avec grâce de nombreuses galères; à travers les jalousies des fenêtres de Coron brillent les lampes nocturnes, car Seyd, le pacha, donne une fête cette nuit; une fête à l'occasion des triomphes qu'il se promet dans une lutte prochaine, quand il emmènera dans ses prisons les pirates chargés de fers. Il l'a juré par Allah et son épée; et fidèle à son firman et à sa parole, il a réuni ses vaisseaux le long de la côte, rassemblé ses soldats orgueilleux comme lui d'un prochain triomphe. Déjà ils se sont partagé les captifs et les dépouilles, quoique l'ennemi qu'ils méprisent ainsi soit encore éloigné. Ils sont prêts à mettre à la voile;--aucun doute qu'au soleil de demain ils verront les pirates enchaînés--et leur port conquis! Pendant ce tems la garde peut se livrer au sommeil si elle veut; ils peuvent non-seulement se dispenser de faire sentinelle avant le combat, mais encore rêver la mort de leurs ennemis, quoique tous ceux qui en ont la liberté se débandent sur le rivage, et vont chercher à essayer leur bouillante valeur sur le Grec: comme de semblables prouesses conviennent aux héros de turban,--de faire briller le tranchant de leurs sabres devant les yeux d'un esclave! Ils pillent sa maison,--mais ils épargnent sa vie;--leurs armes sont puissantes, mais aujourd'hui ils veulent être généreux! et ils ne daignent pas frapper, parce qu'ils pourraient le faire impunément! à moins qu'un joyeux caprice n'inspire leurs coups, afin de s'exercer pour l'ennemi futur. La débauche et les festins trompent les heures fugitives des Grecs; et ceux qui désirent porter encore quelque tems leur tête cherchent à sourire; que leurs lèvres feignent aux yeux des Musulmans toute la gaîté dont ils sont susceptibles, et accumulent dans le silence leurs malédictions, jusqu'à ce que la côte en soit à jamais purgée!
2. Seyd, avec son turban, est mollement étendu dans la haute salle de son palais; autour de lui sont les chefs à longue barbe qui l'accompagnent dans son expédition. Le banquet est achevé, ainsi que la dernière rasade,--breuvage défendu, dit-on,--qu'il a osé vider, tandis que des esclaves distribuent aux autres chefs, observateurs plus rigides des lois de Mahomet, un jus plus sobre c3. Un nuage de fumée s'échappe ensuite de la longue chibouque c4, tandis que c5 les Almès dansent à des accords sauvages. Le lever du matin verra l'embarquement de tous ces chefs; mais les vagues sont quelquefois traîtresses pendant la nuit, et ceux qui se sont livrés à la débauche peuvent dormir plus sûrement sur leur couche de soie que sur le perfide élément. Qu'ils se réjouissent pendant qu'il leur est permis:--jusqu'à l'heure du combat, ils peuvent oublier ses hasards; et qu'ils se fient moins à la victoire qu'aux paroles de leur Koran. Cependant les nombreux soldats du pacha, qu'il mènera contre l'ennemi, pourraient lui faire espérer des exploits plus glorieux que ceux dont il s'enorgueillit déjà.
3. L'esclave chargé de veiller à la porte extérieure s'avance avec une précaution respectueuse; il incline profondément la tête,--et sa main salue le plancher de l'appartement avant que sa langue prononce le message qui lui est confié. «Un derviche échappé du nid des pirates est ici:--lui-même demande à raconter le reste.» Seyd a fait un signe d'assentiment qui est compris par l'esclave; il amène bientôt le saint homme en silence près du pacha c6. Ses bras étaient croisés sur son vêtement d'un gris foncé, sa démarche était chancelante, son regard abattu semblait plutôt l'être par les austérités que par les années, et sa joue était pâle de pénitence et non de crainte. Voué à son Dieu,--il portait une chevelure noire qui soulevait orgueilleusement son haut capuchon. Autour de lui était jetée une longue robe traînante qui enveloppe un cœur qui ne bat plus que pour le ciel. Soumis, mais plein d'une noble assurance, il supporte avec calme les regards curieux qui l'examinent pour chercher à deviner le but de sa mission, avant que la volonté du pacha lui ait permis de s'exprimer.
4. «D'où viens-tu, derviche?»
--«De la caverne indépendante des pirates; je suis un fugitif.»--
«Où fus-tu pris et dans quel tems?»
--«Dans une traversée du port de Scalanovo à l'île de Scio, sur un saïque marchand bien monté; mais Allah ne nous fut pas favorable dans notre navigation:--les corsaires s'emparèrent du butin des marchands; nos membres furent chargés de chaînes. Je ne craignais pas la mort; je n'avais point de richesses à déplorer, excepté la liberté de voyager qui me fut enlevée. Enfin, une humble barque de pêcheur que je découvris pendant la nuit me fit naître quelque espérance, en m'offrant des chances de pouvoir échapper par la fuite. Je saisis l'heure, et j'y ai trouvé ma délivrance--Avec toi,--très-puissant pacha! qui pourrait éprouver de la crainte?»
--«Que font ces pirates, mis hors la loi des nations? Sont-ils bien préparés à défendre leurs richesses conquises par le pillage, et leurs rochers déserts? Songent-ils à notre expédition prochaine, destinée à réduire en cendres leur nid de scorpions?»
--«Pacha! l'œil gémissant du captif enchaîné pleure sa liberté, mais il jouerait mal le rôle d'espion. Je n'entendais que le mugissement continuel des vagues, de ces vagues qui se refusaient à me transporter loin de ce rivage; je ne remarquais que le glorieux soleil, et le ciel, trop brillant,--trop bleu--pour ma captivité; et je n'éprouvais--que tout ce qui peut consoler le cœur qui aspire à sa délivrance, et à voir briser ses chaînes avant de pouvoir sécher ses larmes. Tu peux juger au moins, par ma fuite, que les pirates ne pensent guère au péril d'une surprise; autrement j'aurais vainement imploré ou cherché le hasard qui m'amène devant toi,--s'ils se gardaient avec vigilance: la garde négligente qui n'a pas aperçu ma fuite, veille sans doute aussi négligemment pour prévenir ton attaque prochaine. Pacha!--mes membres sont défaillans,--et la nature demande des alimens pour se soutenir. Permets-moi de me retirer;--la paix soit avec toi! la paix avec tous ceux qui t'entourent!--J'ai besoin maintenant de repos--et de nourriture.»
--«Demeure, derviche! J'ai encore à t'interroger.--Demeure, je te le commande;--assieds-toi;--veux-tu m'entendre?--obéis! Je dois t'interroger encore; et des esclaves vont t'apporter de la nourriture: tu ne languiras pas de faim au milieu d'un banquet. Ton souper fini,--prépare-toi à me répondre clairement et amplement:--je n'aime pas le mystère.»
Ce fut vainement que l'on chercha à connaître ce qui se passa dans l'esprit du saint homme qui ne regarda pas le divan avec satisfaction. Il ne montra pas beaucoup de goût pour les mets du banquet, et encore moins de respect pour chaque convive. Un mouvement peu dissimulé de dépit passa un instant sur sa figure, qui reprit aussitôt son calme. Il s'assied en silence, et son front a recouvré la sérénité qu'il avait un moment oubliée. Il est servi avec empressement;--mais il évite les mets somptueux comme s'ils étaient mêlés de poison. Pour un homme si long-tems condamné aux austérités et aux privations, il est étrange qu'il profite si peu d'un si riche festin.--«Qu'as-tu donc, derviche? mange.--Pourrais-tu supposer que l'on te sert un repas de chrétien? ou penses-tu que mes amis ne sont pas les tiens? Pourquoi évites-tu le sel? ce gage sacré qui, une fois partagé, émousse le tranchant du sabre, opère la réunion des tribus divisées, et fait paraître des ennemis comme des frères!»
--«Le sel assaisonne les mets recherchés,--et ma nourriture est encore la plus humble racine, ma boisson, le plus humble ruisseau; mes vœux austères et les lois de mon ordre c7 s'opposent à ce que je rompe ou que je mêle le pain avec amis ou ennemis. Cela peut te paraître étrange;--s'il y a quelque chose à craindre, le péril ne menace que ma tête. Mais pour toute ta puissance; oui, bien plus encore,--pour le trône de ton sultan, je ne goûte ni de ton pain, ni de tes mets--à moins d'être seul. Si j'enfreignais la règle de notre ordre, la colère de notre Prophète pourrait empêcher mon pélerinage à la Mecque.»
--«Bien,--comme il te plaira,--ascétique que tu es loc14--Réponds à une question; et tu pourras alors te retirer en paix. Combien sont-ils?--Ah! ce n'est assurément pas encore le jour? Quel astre,--quel soleil éclatant resplendit dans la baie? elle rayonne comme un lac de feu!--Aux armes!--aux armes! Ho! trahison! mes gardes! mon sabre! Nos galères sont livrées aux flammes;--et je suis loin d'elles! Maudit derviche!--voilà donc tes nouvelles,--misérable espion!--Qu'on le saisisse,--qu'on l'écartelle,--qu'il soit mis à mort sans délai!»
Note loc14: (retour) La simplicité du pacha veut dire, soufy; religieux ascétique turque et persan.
(N. du Tr.)
Le derviche s'est levé à l'éclat subit de cette lumière. Son changement de forme n'excite pas moins de terreur. Il s'est levé le derviche,--non dans l'accoutrement d'un religieux, mais comme un guerrier qui bondit sur son cheval d'Ukraine. Il a foulé aux pieds son capuchon et déchiré sa robe; sa cotte de maille frappe les regards, et la lame de son sabre a brillé comme un éclair! Son casque étroit, mais étincelant; son noir panache, son œil noir encore plus brillant, et l'ombre encore plus noire de ses noirs sourcils, tout le fait paraître aux yeux des Musulmans comme un Afrite dont les coups mortels et infernaux ne laissent pas d'espoir de salut. Le tumulte le plus confus, les noirs tourbillons de flamme qui montent dans les airs, et les torches qui promènent l'incendie; les cris de terreur et les cliquetis du fer qui se croise:--car les sabres commencent à frapper; et les mugissemens qui s'élèvent, tout répand sur ce lieu de carnage comme un aspect de l'enfer!
Éperdus et fuyant çà et là, les esclaves dispersés ne voient qu'un rivage sanglant et des vagues enflammées. Ils ne tiennent aucun compte du cri menaçant du pacha: «Qu'ils saisissent le derviche! Saisissez le Zatanaï c8!» Conrad a vu leur terreur,--et a réprimé le premier mouvement de désespoir qui ne lui offrait que de résister et périr dans ce palais, puisqu'il avait été si prématurément et si bien obéi. L'incendie avait été allumé avant qu'il en eût donné le signal. Il a vu leur terreur;--il détache son cor de son baudrier,--en tire un son,--mais un son perçant. On lui répond.--«Bien, courage! ma valeureuse troupe! Comment ai-je pu douter de leur promptitude à me secourir? et comment ai-je pu penser qu'ils m'avaient ici abandonné?» Son bras puissant a décrit un cercle autour de lui;--ce mouvement rapide de rotation qu'il a imprimé à son sabre répand une terreur qui répare son fatal délai. Sa fureur achève ce que la frayeur avait commencé; il abat, comme un troupeau ses lâches assaillans. Les turbans mis en pièces jonchent les appartemens, et à peine un bras ose encore se lever pour se défendre. Seyd lui-même, troublé par la rage et l'étonnement, recule devant lui, en continuant de le menacer. Il ne demande pas quartier, Seyd;--mais il redoute cependant les coups de l'étranger, tant le désordre a rendu cet étranger redoutable! Les galères enflammées de Seyd frappent toujours ses regards. Il s'arrache la barbe, et se retire du combat en écumant de rage c9: car les pirates ont déjà dépassé la porte du harem, et se précipitent dans l'intérieur;--s'arrêter un instant de plus, c'était attendre la mort. Là les cris d'épouvante,--les supplications des hommes qui jettent leurs armes en demandant quartier--sont poussés en vain;--le sang coule par torrens! Les corsaires qui affluent se précipitent où le cor de Conrad a sonné, et où les gémissemens des victimes expirantes et les supplications les avertissent de la manière courageuse avec laquelle il soutient la terrible lutte. Ils le comblent de leurs acclamations en le voyant seul, terrible et farouche comme un tigre qui se rassasie dans le sang qui inonde son repaire! Mais courtes sont leurs félicitations,--plus courte la réponse:--«C'est bien;--mais Seyd est échappé,--et il doit mourir. Beaucoup a été fait,--mais il reste encore plus à faire.--Leurs galères brûlent;--pourquoi leur ville n'est-elle pas encore en flammes?»
5. A peine a-t-il parlé, et déjà chacun d'eux a saisi une torche; et l'incendie est allumé du minaret au porche du palais. Un farouche plaisir se remarquait dans les yeux de Conrad; mais il frémit soudain:--car à son oreille ont retenti les cris des femmes; et, comme un glas de mort, ils ont ému ce cœur qui était resté insensible aux râlemens plaintifs des mourans dans la mêlée. «Oh! enfoncez les portes du harem;--n'outragez pas, sur votre vie, aucune femme: souvenez-vous que nous aussi--nous avons des femmes. La vengeance pourrait faire retomber sur elles un pareil outrage. C'est l'homme qui est notre ennemi; et c'est sur lui qu'il faut frapper: nous devons épargner la proie la plus faible. Oh! je l'avais oublié;--mais que le ciel ne l'oublie pas, si par mon ordre des êtres sans défense cessaient de vivre. Que ceux qui le voudront me suivent!--j'y vais:--nous avons encore le tems de soulager nos ames au moins d'un crime.»
Il monte l'escalier qui craque déjà atteint par les flammes.--Il enfonce la porte; il ne sent pas ses pieds que brûle le plancher ardent. Sa respiration est étouffée par des volumes épais de fumée; mais il continue à se précipiter d'appartement en appartement. Ils cherchent,--ils trouvent,--ils sauvent. Chacun d'entre eux emporte dans ses bras robustes des charmes respectés par les regards; ils calment les terreurs de ces femmes éplorées; soutiennent leurs corps défaillans avec tous les soins que réclame la beauté sans défense, tant Conrad avait d'empire sur le caractère farouche de ses compagnons pour retenir des mains toutes couvertes de sang. Mais qui est-elle, celle que les bras de Conrad enlèvent du milieu des appartemens enflammés et des débris du combat?--Elle! c'est la bien-aimée de celui dont il a juré la mort! c'est la reine du harem!--c'est l'esclave de Seyd!
6. Conrad n'a qu'un moment pour adresser quelques paroles à Gulnare c10, pour rassurer cette tremblante beauté; car dans cette suspension du combat donnée à la pitié, l'ennemi qui se retirait en toute hâte s'étonne de ne pas se voir poursuivi. Sa fuite est moins précipitée;--il s'est rallié--et rangé en bataille. Seyd s'en est aperçu; il a reconnu d'abord le petit nombre des compagnons du corsaire, comparé avec sa troupe, et il rougit de sa méprise, en voyant que sa défaite a été causée par la terreur et la surprise. Alla il alla! c'est le cri de vengeance qu'il pousse.--La honte se change en rage; il veut maintenant vaincre ou périr! Les flammes doivent répondre aux flammes, et le sang au sang! Des flots de ce sang vont couler de nouveau pour le triomphe;--car la fureur vaincue va renouveler le combat, et ceux qui attaquaient pour vaincre se défendent pour conserver leur vie. Conrad voit le danger;--il voit ses compagnons succomber sous le nombre toujours croissant des ennemis.--«Un effort,--encore un effort--pour nous ouvrir le cercle de nos ennemis!» Ils se rallient,--se serrent,--chargent,--chancellent;--tout est perdu! Serrés étroitement de toutes parts,--assaillis par le nombre, sans espoir, mais non sans courage, ils se défendent encore vaillamment.--Ah! maintenant le désordre est dans leurs rangs;--criblés de blessures,--culbutés de toutes parts; chacun d'eux combat isolément,--sans pousser un cri.--Ils tombent épuisés de fatigues plutôt que vaincus; et frappent encore jusqu'à ce que la lame échappe à leurs mains roidies par la mort.
7. Mais avant que l'ennemi rallié eût recommencé le combat, et eût opposé rang d'hommes à rang d'hommes et cimeterre à cimeterre, Gulnare et toutes ses compagnes du harem avaient été mises en sûreté dans une maison de la ville, par ordre de Conrad, qui avait commis une garde à leur protection; ces femmes essuyaient les larmes que la crainte de la mort et du déshonneur leur avait fait répandre. Et quand la jeune Gulnare, cette dame aux yeux noirs, se rappela ces pensées qu'avait fait naître son désespoir, elle s'étonna beaucoup de la courtoisie qui respirait dans les accens de Conrad et dans la douceur de ses regards. Il était étrange--qu'un brigand, ainsi souillé de sang, lui parût plus aimable que Seyd; dans ses manières les plus tendres. Le pacha aimait comme s'il lui eût semblé que son esclave dût s'estimer fort heureuse de l'amour qu'il voulait bien lui témoigner. Le corsaire lui avait offert sa protection, avait calmé ses terreurs, comme si son hommage était dû de droit à la beauté. «Le désir en est coupable;--et ce qui est pire pour une femme,--il est inutile; cependant je désire revoir ce chef; afin de lui faire mes remerciemens, ce que la crainte m'a fait oublier, pour la vie qu'il m'a conservée,--et dont mon amoureux seigneur ne s'est pas souvenu!»
8. Elle l'aperçut, au plus épais du carnage, se défendant au milieu des cadavres sanglans, loin de sa troupe, et luttant avec un ennemi qui semble chèrement acheter le terrain que Conrad est forcé de céder, couvert de blessures,--perdant son sang,--ne pouvant trouver la mort qu'il cherche, et pris enfin pour expier tous les maux qu'il a causés; épargné pour languir dans les tourmens et pour vivre en vain, tandis que la vengeance méditera de nouveaux plans de tortures. Celle-ci étanche son sang pour le verser plus tard--mais goutte par goutte: car l'œil insatiable de Seyd voudrait le voir toujours mourant,--jamais mourir! Est-il possible que ce soit lui! lui qu'elle a vu naguère triomphant, quand le signe impérieux de sa main sanglante était une loi! C'est bien lui!--désarmé, mais non abattu; n'ayant qu'un seul regret, celui de conserver la vie. Ses blessures sont trop légères, quoiqu'il eût volontiers baisé la main qui lui aurait donné la mort. Oh! il n'a pu recevoir aucun coup de ceux si nombreux qui ont été portés, pour envoyer son ame--dans ce lieu dont il se souciait à peine,--au ciel! Il doit donc, seul de tous les siens, conserver ce souffle de vie, lui qui, plus qu'aucun autre, s'est exposé à le perdre? Il sent profondément--ce que les cœurs mortels sont destinés à ressentir, lorsque, renversés sur la roue de l'inconstante fortune, les traitemens du vainqueur leur présagent l'expiation de leurs crimes dans de languissantes tortures.--Il le sent profondément, tristement; mais le coupable orgueil qui l'a conduit à commettre ces actions--l'aide maintenant à dissimuler. On remarque encore dans son attitude fière et recueillie l'air d'un vainqueur plutôt que d'un vaincu. Quoique épuisé par les fatigues mortelles de la lutte et le sang qu'il a répandu, il en est peu, dans le nombre de ceux qui le considèrent, dont le regard soit aussi calme et assuré que le sien. Ceux que son bras avait tenus à distance, et que son regard seul faisait trembler, l'accablent maintenant de clameurs insolentes; les braves qui l'ont vu de près n'insultent pas l'ennemi qui leur a appris la crainte, et les gardes farouches qui le conduisent à sa prison le contemplent en silence, pénétrés d'une secrète terreur.
Le médecin lui a été envoyé,--mais non par compassion; c'est pour savoir ce que peut encore supporter son reste de vie. Ce médecin lui en trouve assez pour lui faire porter les plus pesantes chaînes, et pour espérer qu'il ne sera pas insensible aux aiguillons de la douleur. Demain--oui--au coucher du soleil de demain, commencera pour lui le supplice affreux du pal; et levés avec les premiers rayons du matin, ses ennemis viendront voir comment il supportera courageusement ou lâchement ses angoisses. De tous les supplices, celui-ci est le plus long et le plus cruel; il ajoute la soif à toutes les autres agonies, soif que chaque jour la mort oublie de venir étancher, tandis que les vautours affamés voltigent autour de la fourche patibulaire. «Oh! de l'eau!--de l'eau!»--La haine, souriant de contentement, se refuse à la prière de la victime;--car, s'il boit,--la mort finit ses tourmens.
Ce destin lui était réservé.--Le médecin, les gardes sont partis; ils ont laissé l'orgueilleux Conrad seul, couvert de chaînes.
10. Il serait inutile de peindre les sentimens qu'il éprouve;--il serait même douteux si lui-même en avait connaissance. Il est une lutte, un chaos dans l'ame: c'est lorsque tous ses élémens sont en convulsions,--sont confondus,--qu'ils se heurtent avec une sombre et puissante énergie, en grinçant les dents d'un impénitent remords, ce démon décevant loc15--qui n'avait pas encore élevé la voix,--mais qui crie maintenant: «Je t'avais averti!» lorsque l'œuvre est consommée. Voix inutile! l'ame qui se consume sans être domptée peut se tordre,--se révolter,--le faible seul se repent! même à cette heure solitaire, lorsque les sentimens se foulent, et que l'ame se révèle à elle-même avec tous les souvenirs du passé,--sans qu'aucune passion, aucune pensée dominante s'empare souverainement d'elle; en lui dérobant les autres. Mais la sombre et déserte perspective de l'ame qui passe en revue ses souvenirs du passé,--souvenirs qui se précipitent à travers mille issues; les rêves expirans de l'ambition, les regrets de l'amour, la gloire en danger, la vie elle-même emprisonnée; les joies non goûtées, le mépris ou la haine contre ceux qui triomphent de notre destinée de misères; le passé sans espérance, l'avenir qui s'avance avec trop de rapidité pour penser à l'enfer ou au ciel; les actions, les pensées, les paroles peut-être jamais rappelées d'une manière si aiguë jusqu'à cet instant, bien que jamais oubliées; choses légères ou charmantes dans leur tems, mais maintenant offertes comme des crimes à l'austère réflexion; le sentiment flétrissant du mal non révélé, non moins dévorant pour avoir été plus caché;--tout, en un mot, tout ce qui peut faire reculer d'effroi, ce sépulcre ouvert,--le cœur mis à nu, où sont ensevelies tant de douleurs, étalent leurs misères, jusqu'à ce que l'orgueil se réveille pour arracher ce miroir à l'ame--et le brise.
Note loc15: (retour) That juggling fiend.
Oui,--l'orgueil peut voiler et le courage braver tout--tout--tout:--l'avenir,--le passé;--la plus terrible des défaites. Chacun a des craintes, et il n'y a qu'un hypocrite qui les dissimule pour s'attirer des louanges. Le lâche aussi dissimule, lui dont la forfanterie ne sait que fuir loin du danger; mais celui qui ne sait point cacher les mouvemens de son ame, envisage la mort de sang froid--et meurt. Il a parcouru sa carrière en homme réfléchi, et il lui en coûte peu d'épargner à la mort la moitié de sa course!
11. C'est dans la chambre la plus élevée de sa plus haute tour que le pacha a jeté Conrad et l'a fait charger de chaînes. Son palais a été consumé par les flammes:--cette forteresse sert à la fois de prison à son captif et de retraite à sa cour. Conrad n'a pas beaucoup à blâmer cette sentence; si son ennemi eût été vaincu, il eût éprouvé le même sort. Il est seul;--et dans sa solitude, il est descendu dans son cœur coupable: mais il avait endurci ce cœur contre l'infortune. Il n'est qu'une seule pensée qu'il ne peut--qu'il n'ose aborder: «Oh! comment Médora va-t-elle supporter ces nouvelles?» Alors--seulement alors--il soulève ses mains en les frappant l'une contre l'autre, et repousse avec rage les fers dont elles sont chargées. Mais tout-à-coup il trouva,--ou feignit de trouver,--on ne fit que rêver une espérance, et il sourit en se moquant lui-même de sa douleur: «Que la torture vienne quand elle le voudra--ou quand elle le pourra; n'ai-je pas plus besoin de repos pour me préparer à ce jour fatal?» Cela dit, il se traîne lentement vers sa natte; et quelles qu'aient été ses visions, il fut promptement endormi.
Il était à peine minuit lorsque cette mortelle attaque avait commencé. Les plans que Conrad avait médités mûrement étaient exécutés; et le démon du carnage met si bien à profit la fuite précipitée du tems, qu'il avait laissé à peine un crime à commettre. Une heure vit Conrad lutter avec les vagues,--déguisé,--découvert, conquérant, vaincu, saisi, condamné,--tour à tour chef de bande sur terre--et pirate sur la mer,--détruisant,--sauvant,--emprisonné--et endormi!
12. Il paraît sommeiller dans un calme profond,--car sa respiration est à peine sensible.--Ah! trop heureux si elle avait cessé pour toujours! Il dort;--mais qui se penche sur son sommeil paisible? ses ennemis se sont retirés--et il n'a pas d'amis dans ces lieux. Serait-ce quelque séraphin envoyé d'en haut pour lui apporter sa grâce? non, c'est une forme terrestre avec des traits divins! Son bras blanc porte une lampe--qu'elle tient soigneusement cachée, de peur que les rayons de cette lampe ne frappent soudainement la paupière de cet œil fermé, qui ne s'ouvrira plus qu'à la douleur pour se refermer encore,--se refermer pour jamais. Quelle est cette beauté, à l'œil si noir, à la joue si belle et si fraîche, au front couronné par des touffes épaisses de cheveux tressés et ornés de pierreries, à la forme si aérienne,--aux pieds nus qui brillent comme de la neige, et se posent si silencieusement sur la terre?--Comment est-elle parvenue jusqu'en ces lieux, à travers les gardes et la nuit la plus épaisse? Ah! demandez plutôt ce qu'une femme ne peut oser, une femme que la jeunesse et la pitié conduisent comme toi, ô Gulnare!
Elle n'avait pu dormir;--et tandis que le pacha repose dans des songes troublés par l'image de son prisonnier, Gulnare s'est échappée de sa couche--en emportant l'anneau qui lui sert de sceau, et dont souvent elle avait orné sa main dans ses jeux folâtres.--Munie de ce signe respecté, à peine questionnée, elle pénètre à travers les gardes assoupis qui obéissent à ce signe tout puissant sur eux. Harassés de fatigues, épuisés par les coups échangés dans le combat, leurs yeux envient le repos de Conrad. Abattus, et laissant à chaque instant retomber leur tête appesantie par le sommeil, ils étendent leurs membres, et cessent de veiller; ils n'ont fait que lever leurs têtes pour saluer l'anneau du pacha, sans demander qui le porte et quel est l'usage qui en doit être fait.
13. Gulnare est étonnée de ce qu'elle voit. «Peut-il dormir avec calme, dit-elle, tandis que d'autres yeux pleurent sa défaite ou le carnage de son bras, et que mon inquiétude sans repos me fait errer la nuit dans ce lieu?--Quel charme soudain m'a rendu cet homme si cher? Il est vrai--c'est à lui que je dois ma vie, et plus que la vie, car il nous a sauvées, moi et mes compagnes, d'un sort pire que le malheur. Cette réflexion est tardive;--mais chut! --son sommeil s'interrompt;--comme il soupire pesamment!--il a fait un mouvement--il s'éveille!»
Conrad a soulevé sa tête,--et ébloui par la clarté de la lampe, son œil doute de la réalité de ce qu'il voit; il a remué sa main:--le froissement de sa chaîne l'a averti trop rudement qu'il vivait encore. «Quelle est cette forme? si ce n'est pas une figure aérienne, mon geolier est doué d'une merveilleuse beauté!»
«Pirate! tu ne me connais pas;--mais je suis un être reconnaissant pour une action que tu as trop rarement accomplie. Regarde-moi,--et rappelle-toi celle que tu as sauvée des flammes et des mains de ta bande encore plus effrayante. Je viens te voir au milieu des ténèbres:--je sais à peine pourquoi;--cependant ne frémis point,--je ne voudrais pas te voir mourir.»
«S'il en est ainsi, compatissante dame! ton œil est le seul ici qui ne se fera pas une fête de mon supplice. Mes ennemis ont eu pour eux les chances du hasard,--qu'ils usent de leurs droits. Mais, quoiqu'il en soit, je les remercie de leur courtoisie ou de la tienne pour m'envoyer un confesseur aussi aimable que toi.»
Quelqu'étrange que cela paraisse,--cependant il existe une espèce de gaîté dans l'extrême infortune,--gaîté qui n'apporte pas de soulagement,--car la gaîté du malheur ne trompe jamais; son sourire est plein d'amertume,--mais c'est encore un sourire. Quelquefois même il a accompagné les plus sages et les plus vertueux jusque sur l'échafaud c11, qui a été l'écho de leurs plaisanteries! Cependant cette gaîté apparente n'est point réelle pour eux; elle peut tromper tous les cœurs, excepté ceux qu'elle déguise. Quel que fût le sentiment qui se manifesta d'abord sur les traits de Conrad, un sourire sauvage a déridé son front indompté; et ces accens qu'il proféra exprimaient la gaîté, comme si c'était la dernière dont il dût jouir sur la terre. Cependant elle était contraire à sa nature;--car, pendant la durée de sa courte vie, il eut peu de pensées étrangères à la tristesse et aux combats.
14. «Corsaire! ta sentence est prononcée:--mais j'ai le pouvoir d'adoucir la colère du pacha dans ses heures les plus cruelles. Je voudrais te sauver;--oui, bien plus,--je voudrais te sauver dès à présent; mais--ni le tems qui presse,--ni tes forces épuisées ne me permettent de l'espérer. Cependant tout ce qui sera en mon pouvoir, je le voudrai; au moins je ferai tout pour retarder l'exécution de la sentence qui te laisse à peine un jour. Tenter davantage maintenant perdrait tout;--toi-même tu te refuserais à une tentative qui ne nous procurerait qu'une perte commune.»
«Oui!--je m'y refuserais;--mon ame est préparée à tout: je suis tombé trop bas pour craindre une nouvelle chute. Ne t'expose pas toi-même au danger; je ne pourrais me bercer de l'espérance d'échapper à des ennemis avec lesquels je ne puis pas combattre. Incapable de vaincre,--fuirai-je lâchement, le seul de ma troupe qui n'aura pas voulu mourir? Cependant il est un être--vers lequel se reporte ma pensée, et je sens que ces yeux s'attendrissent pour elle jusqu'aux larmes. Mes seules ressources dans le chemin de la vie que j'ai parcouru étaient--mon navire,--mon épée,--mon amie,--mon Dieu! Le dernier, je l'ai abandonné dans ma jeunesse;--il m'abandonne maintenant:--l'homme qui m'humilie aujourd'hui ne fait qu'accomplir ses volontés. Je n'ai pas la pensée de me moquer de son trône par des prières arrachées aux souffrances d'un lâche et rampant désespoir; c'est assez que je respire--pour que je puisse tout supporter. Mon épée est tombée de cette indigne main qui eût dû mieux répondre à la bravoure de la troupe qu'elle commandait; mon navire est englouti dans les flots, où il est au pouvoir du pacha;--mais mon amie,--pour elle encore ma voix pourrait monter en prière vers le ciel. Oh! elle est tout ce qui peut me rattacher à la terre.--Ma mort va briser un cœur qui a pour moi plus qu'une légitime tendresse, une forme si belle--que, jusqu'à ce que j'aie vu la tienne, ô Gulnare! mes yeux n'avaient jamais demandé s'il s'en trouvait sur la terre d'aussi belle!»
--«Tu en aimes donc une autre!--Mais que m'importe à moi cela?--cela ne m'importe pas,--non, sans doute, jamais cela ne m'importera. Mais cependant--tu aimes--et--oh! j'envie ceux dont les cœurs peuvent se reposer sur des cœurs aussi fidèles qu'eux, et qui n'ont jamais éprouvé ce vide--cette pensée inquiète qui soupire après des visions--comme la mienne en est tourmentée.»
«O femme!--j'avais pensé que tu aimais celui pour lequel mon bras t'avait sauvée d'une tombe enflammée!»
«Moi, avoir de l'amour pour le farouche Seyd! oh!--non--non--non, jamais. Cependant ce cœur, qui ne fait plus d'efforts pour l'aimer, s'est efforcé autrefois de répondre à sa passion,--mais il n'a pu réussir. Je l'ai éprouvé--et je l'éprouve encore,--l'amour ne peut exister qu'avec la liberté. Je suis une esclave; une esclave favorite, il est vrai, destinée à partager la splendeur de mon maître, et à paraître la femme la plus heureuse! Souvent je suis condamnée à entendre cette question: «M'aimes-tu?» et je brûle de répondre: «Non!» Oh! il est dur de supporter cette tendresse, et de s'efforcer vainement de la payer de retour; mais il est encore plus dur de supporter les répugnances du cœur, et de cacher aux yeux de celui qui l'inspire un sentiment différent de celui de l'amour. Il me prend une main que je ne lui donne pas--ni ne refuse;--le pouls de cette main n'est ni plus lent --ni plus rapide,--mais il reste calme et froid; et quand elle m'est rendue, elle retombe comme un poids inanimé, en s'éloignant de l'homme que je n'ai jamais aimé assez pour le haïr. Mes lèvres, après avoir reçu ses caresses, n'en sont pas plus brûlantes, et le souvenir qu'elles me laissent glacé tous mes sens. Oui,--si j'avais jamais éprouvé le dévouement de la passion, j'aurais pu lui faire succéder la haine, mais encore--je le vois partir sans que j'en éprouve de regrets,--et revenir sans que je le désire;--et souvent, lorsqu'il est près de moi,--il est bien loin de ma pensée. Quand la réflexion arrivera--et elle doit arriver--je crains qu'elle m'apporte le dégoût. Je suis son esclave;--mais en dépit de l'orgueil, le titre de sa fiancée pour moi serait pire que l'esclavage. Oh! que cette dot de son cœur ne m'est-elle enlevée! ou, s'il en cherchait une autre, et qu'il me laissât en repos--hier encore--j'aurais dit en paix! Oui, si je feins maintenant une tendresse qui ne m'est pas habituelle pour lui, souviens-toi,--captif! souviens-toi que c'est pour briser tes chaînes; pour te payer la vie que je te dois; pour te rendre à cette femme qui t'est si chère, et qui partage un amour tel que je n'en connaîtrai jamais. Adieu!--le matin commence à poindre,--je dois te quitter: il m'en coûtera cher,--mais ne crains pas la mort d'aujourd'hui!
15. Elle pressa ses mains enchaînées contre son cœur, baissa la tête, puis se retira sans bruit et disparut comme un songe. Était-ce bien elle qui était là? et Conrad est-il seul maintenant? Quelle perle précieuse est tombée et a brillé sur ses fers? c'est une des larmes les plus sacrées, versée sur les malheurs d'un étranger, qui s'échappe une fois--brillante--pure, des yeux de la pitié, déjà polie par une main divine!
Oh! elle est trop persuasive,--trop dangereusement chère--la larme inappréciable qui tombe des yeux de la femme! cette arme de sa faiblesse qu'elle peut employer pour attendrir,--sauver,--subjuguer;--tout à la fois sa lance et son bouclier. Évitez-la,--la vertu s'amollit et la sagesse tombe dans l'erreur, pour se confier trop tendrement à cette expression de douleur de la beauté! Qui a perdu un monde et fait fuir un héros? la larme timide de l'œil de Cléopâtre. Cependant la faute du tendre triumvir doit être excusée; pour une larme,--combien perdent non-seulement la terre,--mais le ciel! livrent leurs ames à l'éternel ennemi de l'homme, et comblent leur malheur pour épargner celui de quelque beauté volage!
16. Il est jour,--et sur les traits altérés de Conrad viennent jouer ses rayons--sans lui ramener les espérances de la veille. Que deviendra-t-il avant la nuit? peut-être un corps sans vie sur lequel les corbeaux agiteront leurs ailes funèbres, que son œil éteint et fermé n'apercevra point, tandis que ce soleil se couchera, et que la rosée du soir froide,--humide--et épaisse tombera sur ses membres roidis, en rafraîchissant la terre--et en ranimant tout dans la nature, excepté son cadavre!--
Chant Troisième.
Come vedi--ancor non m'abandonna.
(Dante.)
1. Brillant d'une plus aimable splendeur sur la fin de sa carrière, le soleil couchant s'abaisse avec lenteur le long des collines de la Morée. Il ne brille pas d'un éclat obscurci, comme dans les climats du Nord, mais c'est un rayonnement sans nuage d'une flamme vivante! Le rayon jaune qu'il jette sur l'abîme silencieux dore les vagues verdâtres, étincelantes de ses tremblans reflets. C'est sur le vieux rocher d'Égine et sur l'île d'Hydra que le dieu de la gaîté répand son dernier sourire. Se complaisant sur ses propres domaines, qu'il quitte à regret, c'est là qu'il aime à verser ses rayons, quoique ses autels n'y reçoivent plus l'encens de ses adorateurs. Les ombres des montagnes descendent au loin et baisent ton golfe glorieux, invincue Salamine! Leurs arcs d'azur rencontrent les doux regards du soleil dans la vaste étendue des airs, colorés d'une pourpre plus foncée, et des teintes plus tendres, jetées sur leurs cimes, marquent sa course triomphante, et reproduisent les couleurs du ciel; jusqu'à ce que, dérobé par une ombre profonde à la terre et à l'océan, le soleil disparaisse derrière son rocher de Delphes pour se jeter dans les bras du sommeil.
Ce fut dans un soir pareil qu'il jeta ses rayons les plus pâles, lorsque, Athènes! le plus sage de tes enfans le salua pour la dernière fois. Avec quelle inquiétude les meilleurs de tes enfans attendaient son dernier rayon d'adieu qui devait terminer le dernier jour de leur sage c12 condamné injustement à boire la ciguë! «Pas encore,--pas encore--le soleil s'arrête sur la colline,--l'heure précieuse de l'adieu dure encore; mais triste est sa lumière aux yeux agonisans, et sombres sont les teintes des montagnes qui lui paraissaient autrefois si chères.» Phébus sembla couvrir de voiles lugubres la contrée délicieuse qui n'avait encore connu que son sourire; mais avant qu'il eût disparu derrière la cime du Cithéron, la coupe fatale fut vidée,--l'esprit vital avait fui; l'ame de celui qui dédaigna de craindre ou de fuir,--qui vécut et mourut comme nul mortel ne peut vivre ou mourir!
Mais regardez! depuis les hauteurs de l'Hymette jusqu'à la plaine, la reine de la nuit impose son règne silencieux c13. Aucune nébuleuse vapeur, messagère de l'orage, ne couvre sa belle face, n'entoure d'un cercle sa forme lumineuse. Là, la blanche colonne, avec sa corniche scintillant aux rayons de la lune qui se jouent dans ses ciselures, reçoit ses grâcieux baisers, et, couronné de ses tremblans rayons, l'emblème de Phébé étincelle sur le haut minaret. Les bosquets d'oliviers dispersés au loin comme des taches sombres, là où le modeste Céphise verse son onde épuisée; le cyprès qui jette une ombre mélancolique près de la sainte mosquée; la brillante tourelle du gai kiosque c14; triste et sombre au milieu du calme religieux, le palmier solitaire près du temple de Thésée: tous ces objets, empreints de diverses couleurs, arrêtent les regards,--et stupide serait celui qui passerait sans émotion dans ces lieux.
Plus loin la mer Égée, dont le mugissement ne se fait plus entendre, assoupit par des caresses le courroux de son vaste sein soulevé par la guerre des élémens, et déploie dans des teintes plus douces une immense surface de saphir et d'or, mêlée avec les ombres de maintes îles lointaines qui offrent un aspect menaçant--là où l'aimable océan semble sourire c15.
2. Je m'écarte de mon sujet.--Pourquoi tourné-je mes pensées vers toi, contrée du soleil? Oh! qui peut contempler la mer qui baigne tes rivages, et ne pas s'arrêter à ton nom, quel que soit le sujet que l'on traite, tant il y a de magie dans tout ce qui parle de toi? Quel est celui qui, ayant vu se coucher le soleil sur toi, ô belle Athènes! pourrait jamais oublier la scène que tu présentes à cette heure merveilleuse du soir? Ce n'est pas celui--dont le cœur ne connaît ni tems ni distance, et qu'un charme magique retient dans le parage des Cyclades! Cet hommage ne paraîtra point étranger à ses chants; l'île de son corsaire fit autrefois partie de ton domaine:--puisse-t-elle, en recouvrant la liberté, redevenir encore la tienne!
3. Le soleil s'est couché;--et, plus sombre que la nuit, le cœur de Médora défaille près du signal de feu placé sur la hauteur de la tour.--Le troisième jour s'est écoulé:--avec lui Conrad n'arrive pas,--n'envoie pas de message,--l'infidèle! Le vent a été beau, quoique faible, et il ne s'est point élevé de tempête. Hier au soir le navire d'Anselme est rentré dans la baie; et cependant les seules nouvelles qu'il apporte, c'est qu'il n'a point rencontré Conrad! Cruelle, comme elle l'est maintenant, bien différente serait l'histoire, si Conrad eût attendu cette voile pour combattre.
La brise de la nuit commence à fraîchir;--Médora a passé ce jour à épier tout ce que l'espérance peut lui faire prendre pour un mât; elle est assise tristement--sur la hauteur.--L'impatience l'entraîne sur le rivage de la mer à l'heure de minuit; là elle erre désolée, sans sentir l'écume des flots qui souvent venait jaillir sur ses vêtemens, et l'avertissait de s'éloigner. Elle ne la voyait pas,--ne la sentait pas,--ne pouvait quitter ce rivage; elle ne sentait pas le froid de cette écume:--le froid seul qu'elle éprouvait était sur son cœur. Ce retard lui occasionna une telle certitude du malheur, que la vue du vaisseau de Conrad lui eût fait perdre également la vie ou la raison.
Enfin arrive--un pauvre bateau tout brisé, dont l'équipage a d'abord aperçu celle qu'il cherche. Quelques-uns d'entre ces hommes ont des blessures sanglantes:--tous sont dans un état pitoyable.--Ils sont peu nombreux;--à peine comprennent-ils comment ils ont pu échapper:--c'est là tout ce qu'ils savent. Silencieux, abattus, chacun d'eux paraît attendre que la triste voix de son compagnon exprime ses doutes sur le sort de Conrad. Ils auraient pu dire quelque chose; mais ils semblaient craindre de confier leurs paroles à l'oreille de Médora. Elle les a compris, et cependant elle n'a point succombé,--elle n'a pas même tremblé--en apprenant ce malheur accablant, ce délaissement terrible.
Sous les traits délicats et tendres de Médora se cachaient de hauts sentimens, qui ne se manifestaient que lorsqu'ils avaient acquis toute leur énergie. Cependant, aussi long-tems que l'espérance lui restait,--ces sentimens s'exprimaient par de l'attendrissement,--du désordre--et des larmes;--quand tout était perdu,--cette sensibilité ne s'éteignait pas,--mais elle sommeillait; et de ce sommeil apparent naissait cette énergie qui lui disait: «Puisqu'il ne te reste rien à aimer,--il ne te reste également rien à craindre.» Cette énergie était supérieure à la nature; elle était semblable à ce brûlant et puissant délire qui naît de l'accès de la fièvre dévorante.
«Vous restez silencieux,--dit-elle.--Je ne voudrais pas entendre ce que vous pouvez me raconter;--ne parlez pas,--ne murmurez pas ce nom:--car je sais bien tout.--Cependant je voudrais vous demander--mes lèvres se refusent presque à le dire;--que votre réponse soit brève:--dites-moi où il repose?»
«Madame! nous l'ignorons,--à peine avons-nous pu sauver notre vie; mais il y en a un d'entre nous qui soutient qu'il n'est pas mort: il l'a vu saisir, couvert de blessures sanglantes,--mais vivant encore.»
Elle n'en put entendre davantage: c'était en vain qu'elle s'y efforçait;--le sang bout dans ses veines;--toutes ses pensées s'agitent,--jusqu'à ce que, dans cette lutte opiniâtre, son ame accablée succombe à ces paroles. Elle chancelle,--tombe, et les vagues allaient peut-être l'arracher sans vie à un autre tombeau; mais ces hommes aux mains rudes, bien que leurs yeux soient noyés de larmes, se sont empressés de venir à son aide avec la promptitude que commande la pitié. Ils versent sur cette joue pâle comme la mort la rosée de l'Océan, relèvent Médora,--agitent l'air sur sa figure,--et la soutiennent jusqu'à ce qu'elle revienne à la vie. Ils réveillent ses femmes, et laissent aux mains des matrones cette forme défaillante dont l'aspect les fait gémir de douleur. Ils s'en vont à la caverne d'Anselme pour lui faire part de ces affligeantes nouvelles--et de leur courte victoire.
4. Dans cette assemblée farouche retentissent des paroles hardies et étranges; il s'élève des pensées de rançon, de guerre et de vengeance, de tout, excepté de paix ou de fuite. L'esprit de Conrad respire encore dans leur conseil et leur défend le désespoir. Quel que soit son destin,--les cœurs qu'il a inspirés et commandés le sauveront vivant, ou apaiseront son ombre irritée. Malheur à ses ennemis! il reste encore un petit nombre de ses braves dont les actions sont audacieuses, comme leurs cœurs sont fidèles.
5. Le cruel Seyd est dans la chambre secrète du harem rêvant au sort de son captif. Ses pensées sont alternativement partagées entre l'amour et la haine, tantôt avec Gulnare, et tantôt dans la prison de Conrad. Étendue à ses pieds, la belle esclave épie les mouvemens de son front.--Elle voudrait adoucir les noires pensées de son ame, en jetant sur lui les regards inquiets de son œil large et noir, qui cherche inutilement dans les siens un retour de sympathie; il fait semblant de les tenir constamment sur les grains de son chapelet c1, mais c'est seulement sur les tortures de sa victime qu'il les tient fixés.
--«Pacha! la victoire de ce jour t'appartient; elle s'est fixée sur la crête de ton cimier:--Conrad est pris,--le reste est tombé! Le sort de Conrad est résolu:--il doit mourir, et il a bien mérité ce châtiment;--cependant il me paraît trop indigne de ta haine. Je pense qu'en le délivrant un moment, pour lui parler de rançon, en exigeant tous ses trésors, serait un moyen plus sage. La renommée vante beaucoup ses richesses de pirate;--que mon pacha n'en est-il le maître! Pendant ce tems, abattu,--affaibli par ce fatal combat,--surveillé,--suivi,--il serait toujours une proie facile; mais une fois mort,--le reste de sa troupe embarquera ses richesses et les leurs pour chercher une retraite plus sûre.»
«Gulnare!--si pour chaque goutte de son sang on m'offrait un diamant aussi riche que le diadême de Stamboul; si pour chacun de ses cheveux on faisait briller à mes yeux une mine massive d'or vierge; si tout ce que nos contes arabes racontent ou font rêver de trésors et de richesses était devant moi,--tous ces trésors ne pourraient racheter le pirate! Ils ne retarderaient pas seulement son supplice d'une heure, si je ne le savais enchaîné et en mon pouvoir; et si, dans ma soif de vengeance, je ne méditais encore sur les tortures qui durent le plus long-tems et tuent le plus tard possible.»
«C'est bien,--Seyd!--Je ne cherche pas à comprimer ta rage; elle est trop justement excitée pour souffrir la pitié: mes pensées étaient seulement de t'assurer ses richesses.--Ainsi relâché, il n'aurait pas été libre. Rendu incapable de te nuire, privé de la moitié de sa troupe, il pourrait retomber entre tes mains à ton premier signal.»
--«Il pourrait retomber en mes mains!--et je le relâcherais alors pour un jour,--quand le misérable est déjà dans mes mains? Relâcher mon ennemi!--à la prière de qui?--de la tienne! belle solliciteuse!--C'est là cette vertueuse reconnaissance que t'inspire la conduite du giaour envers toi et les autres femmes, sans doute parce qu'il t'a épargnée,--sans s'inquiéter si sa capture était belle! Mes remerciemens et mes éloges lui sont aussi dûs.--Maintenant écoute! j'ai un conseil à faire entendre à ton oreille gentille: je me défie de toi, femme! et chacune de tes paroles imprime le sceau de la vérité aux soupçons qui m'ont été inspirés. Portée dans ses bras à travers les flammes qui consumaient le sérail,--dis, avais-tu du regret d'être ainsi emportée par lui? Tu n'as pas besoin de répondre;--ta confusion parle, par la rougeur qui monte déjà à tes joues coupables. Alors, aimable dame, pense à toi! et prends garde: ce n'est pas seulement sa vie qui demande un tel soin! Encore une parole--oui--je n'en demande pas davantage. Maudit fut le moment où il t'emporta loin des flammes; mieux eût valu--mais--non--alors j'aurais gémi sur toi avec la douleur d'un amant,--maintenant c'est ton maître qui t'avertit,--femme perfide! Ne sais-tu pas que je puis couper tes ailes volages? Ce n'est pas seulement par des paroles que je châtie ceux qui m'outragent; prends garde à toi:--ne pense pas que ta perfidie reste impunie!»
Il se lève--et il s'éloigne lentement, l'air sévère, la rage dans les regards et la menace dans ses adieux. Ah! peu en a été émue cette reine des femmes fortes--qu'un front irrité n'a jamais effrayée, que les menaces n'ont jamais subjuguée. Seyd ne connaissait guère ton cœur, ô Gulnare! il ne savait pas combien l'amour avait sur lui d'empire, et de quelle audace la persécution pouvait le rendre capable. Les soupçons du pacha lui parurent des outrages,--car elle ne connaissait pas encore combien étaient profondes les racines d'où naissait sa compassion.--Elle était une esclave;--par cela seul tout captif avait des droits à son intérêt, et ce sentiment ne différait d'un autre que de nom. Démêlant à peine les motifs des sentimens qui l'agitent,--ne tenant nul compte de la colère du pacha, elle voulut s'exposer à de nouveaux dangers, en essayant encore de calmer sa haine,--jusqu'à ce que s'éleva dans son esprit ce combat de la pensée, source des malheurs de la femme!
6. Cependant--pleins d'anxiété--tristement longs--calmes et uniformes s'écoulent les jours et les nuits de Conrad.--Si son ame n'avait pas su dompter la terreur, elle n'eût pu supporter ce redoutable intervalle du doute et de la crainte, lorsque chaque heure pouvait le condamner à un supplice pire que la mort; lorsque chaque pas que répétait l'écho de la porte de sa prison pouvait être celui de l'homme qui devait le conduire où le pieu fatal l'attendait: lorsque chaque voix qui frappait son oreille pouvait être la dernière qu'il lui était permis d'entendre: si son ame n'avait pu dompter la terreur,--cet esprit austère et haut eût prouvé qu'il était aussi peu disposé à mourir qu'incapable de s'en préserver. Il était abattu,--peut-être vaincu;--cependant il supportait en silence ce conflit de pensées plus redoutables que tout ce qu'il avait essuyé jusqu'alors. La chaleur du combat, le fracas des tempêtes laissent à peine une idée assez inactive pour être un tourment; mais emprisonné et chargé de fers dans une étroite solitude, se torturer, en proie à tous les souvenirs les plus divers; méditer sans cesse sur son propre cœur, sur ses irréparables fautes, sur son destin futur;--se voir dans l'impossibilité d'éviter ce dernier--et de réparer les premières;--compter les heures qui nous poussent impérieusement à notre fin, sans avoir un ami pour nous consoler, et redire aux autres que la mort a été reçue par nous comme un bien; autour de nous des ennemis toujours prêts à mentir sur notre vie passée, et à calomnier nos derniers instans; avoir devant soi des tortures que l'ame se sent capable de braver, quoiqu'elle doute si la chair frémissante sera assez forte pour les supporter, et si un simple cri ne déshonorera pas les plus beaux sentimens, et ne lui ravira pas la plus noble gloire, celle du courage; la vie que l'on perd ici-bas, se la voir déniée en haut par ceux qui s'arrogent le monopole des faveurs du ciel; et surtout se voir ravir quelque chose de plus qu'un paradis douteux--le ciel de nos espérances terrestres--celle qui est la bien-aimée de nos cœurs; telles sont les pensées dont un captif est assiégé, et qui lui font éprouver des angoisses qui surpassent les douleurs mortelles: ce sont ces pensées qui assiégeaient Conrad.--Les supporte-t-il lâchement ou avec courage? puisqu'il n'y succombe pas, il faut bien qu'il en soit ainsi!
7. Le premier jour est passé, il n'a pas vu Gulnare;--le second--le troisième--elle n'est pas encore revenue; mais ce que ses paroles avaient avancé, ses charmes l'ont accompli, ou autrement il n'aurait pas vu un autre soleil. Le quatrième s'est écoulé, et avec la nuit une tempête est venue mêler sa puissance de terreur à celle des ténèbres. Oh! comme Conrad prêtait avidement l'oreille aux mugissemens de l'abîme, qui jusqu'alors n'avaient pas encore interrompu son sommeil! et son imagination sauvage s'égare dans de plus sauvages désirs, inspirée qu'elle est par la lutte de son propre élément! Souvent il s'était élancé sur ces vagues ailées, et il aimait leur rudesse impétueuse qui rendait sa course plus rapide. Et maintenant le mugissement de l'océan qui retentit à son oreille est pour lui une voix depuis long-tems connue, qui lui dit--hélas! que c'est vainement qu'elle est si près de lui!
Le vent au-dessus de lui fait entendre de lourds sifflemens; et, doublement retentissans, les nuages qui portent le tonnerre ébranlent la tourelle de sa prison; la foudre reluit à travers les barreaux, et réjouit plus le cœur de Conrad que l'astre de la nuit. Il traîne sa lourde chaîne vers ces barreaux éclairés pour y attirer le tonnerre, en désirant que ce péril ne fût pas vain. Il soulève ses bras chargés de fers vers le ciel, en le priant de lancer dans sa pitié un de ses carreaux enflammés pour l'anéantir: le fer qu'il porte et sa prière impie les attirent également.--La tempête roule au loin et dédaigne de frapper; ses voix retentissantes s'affaiblissent dans le lointain,--elles s'éteignent.--Conrad se retrouve seul, comme si quelque ami infidèle eût dédaigné d'écouter ses gémissemens.
8. L'heure de minuit est passée,--et un pas léger s'approche de la porte massive;--il s'arrête,--il s'approche de nouveau; le verrou criant et la clef au son triste tournent légèrement: son cœur l'a devinée,--c'est la belle Gulnare! Quels que soient ses péchés, cette femme est pour lui un ange protecteur, et belle aussi comme l'imagination d'un ermite pourrait la peindre. Cependant elle est changée depuis qu'elle est venue pour la première fois dans cette prison; sa joue est plus pâle, sa démarche plus chancelante. Elle tourne vers le prisonnier son œil noir et inquiet, et ce regard exprime avant ses paroles ces mots: «Tu dois mourir! oui, tu dois mourir; il ne te reste qu'une ressource, la dernière,--la pire de toutes,--si les tortures ne la surpassaient encore.»
«Femme! je n'en dénie aucune;--mes lèvres expriment ce qu'elles ont déjà exprimé:--Conrad est toujours le même. Pourquoi veux-tu chercher à sauver la vie d'un condamné, et l'arracher à la sentence qu'il a méritée? Oui, je l'ai bien méritée--non seul ici peut-être--j'ai bien mérité la vengeance de Seyd par de nombreuses actions coupables.»
--«Tu me demandes pourquoi? pourquoi--oh! n'as-tu pas sauvé ma vie d'un sort plus horrible que celui de l'esclavage? Tu me demandes pourquoi?--le malheur t'a-t-il aveuglé sur les tendres entreprises de l'esprit d'une femme? et dois-je te le dire? quoique mon cœur ressente tout ce que la femme peut ressentir, sans pouvoir l'avouer--en dépit de tes crimes--ce cœur le ressent pour toi. Il a éprouvé pour toi de la crainte,--de la reconnaissance,--de la pitié, de la folie,--de l'amour. Ne réplique pas, ne me conte plus ton histoire, ne me dis plus que tu en aimes une autre--et que je t'aime en vain. Quoiqu'elle soit aussi tendre que moi, qu'elle soit plus belle, je me précipite dans un danger qu'elle n'oserait pas affronter. Son cœur, auquel le tien est si fidèle, est-il digne du tien? Si je t'appartenais,--tu ne serais pas seul ici maintenant. Épouse d'un proscrit,--elle laisse son époux errer seul sur les vagues! Qui retient dans sa demeure une si galante dame? Mais assez de paroles,--et sur ta tête et sur la mienne un sabre tranchant est suspendu par un simple fil; si tu as encore du courage, et que tu veuilles être libre, prends ce poignard, lève-toi et suis-moi!»
«Oui,--et mes chaînes! mes pieds, parés de ces ornemens, traverseront avec grâce les gardes endormis! Tu l'as oublié,--est-ce là un accoutrement pour fuir? ou est-il plus propre que tout autre au combat?»
«Défiant corsaire! j'ai gagné la garde, toujours prête à se révolter et avide d'or. Une seule de mes paroles fera tomber tes chaînes; sans un pareil secours comment pourrais-je rester ici? Depuis que nous nous sommes rencontrés, j'ai mis le tems à profit; et si je me suis rendue coupable, c'est toi qui a causé mon crime. Un crime!--ce n'est pas être criminelle que de punir ceux de Seyd. Ce tyran détesté, Conrad,--il doit mourir! Je te vois frémir;--mon ame est bien changée:--elle a été outragée,--méprisée,--avilie;--elle sera vengée.--Accusée d'une trahison que jusqu'ici mon cœur avait dédaignée,--trop fidèle, quoique enchaînée dans une servitude trop amère; oui, tu souris!--mais il avait peu de motifs de se plaindre: je n'étais pas alors perfide,--et toi, tu ne m'étais pas encore si cher. Mais Seyd l'a soutenu;--et les jaloux, ces tyrans qui, en nous tourmentant, nous portent à les trahir, méritent bien le sort que leurs lèvres toujours maussades prédisent. Je ne l'ai jamais aimé;--il m'acheta--quelque peu cher--puisqu'avec moi se trouvait un cœur qu'il n'avait pu acheter. Je fus une esclave docile; il a dit que, pour sa récompense, j'aurais fui volontiers avec toi. C'était faux, tu le sais;--mais que de tels augures se repentent de leurs prévisions! leurs paroles sont des outrages qui rendent leurs prévisions véritables. Ce n'était pas à ma prière qu'il suspendait ta mort; cette grâce éphémère n'était que pour lui donner le tems de préparer de nouveaux supplices pour te torturer, et pour augmenter mon désespoir. Il a aussi menacé ma vie; mais sa folie amoureuse loc16 me réserve encore pour les caprices de sa seigneurie. Quand il sera plus rassasié de ces charmes qui se flétrissent et de moi, alors s'ouvrira le sac,--et la mer roule près de ces lieux! Quoi! suis-je donc destinée à lui servir dans ses caprices, comme un jouet d'enfant que l'on rejette dès qu'il a perdu ses dorures? Je t'ai vu,--je t'ai aimé,--je te dois tout;--je voudrais te sauver, quand ce ne serait que pour te prouver combien une esclave est reconnaissante. Mais quand même le pacha n'aurait pas ainsi menacé ma vie et mon honneur (et il tient bien ses sermens prononcés dans des momens de colère), je t'aurais encore sauvé;--mais lui eût été épargné. Maintenant je suis toute à toi--à tout préparée. Tu ne m'aimes pas,--tu ne me connais pas,--ou, si tu me connais, c'est de la manière la plus défavorable. Hélas! cet amour--ou cette haine m'est pour la première fois connue.--Oh! que ne peux-tu éprouver ma constance, tu ne me repousserais pas; tu ne refuserais pas l'amour ardent dont brûle un cœur oriental. Il est maintenant le phare de ton salut,--maintenant il te montre dans le port la proue d'un Maïnote; mais dans une chambre par où nos pas doivent nous conduire, dort-il ne doit pas se réveiller--le barbare tyran Seyd!»
Note loc16: (retour) His dotage.
«Gulnare!--Gulnare!--je n'avais jamais, jusqu'à ce moment, senti si fortement mon abjecte fortune, ma renommée flétrie si humiliée. Seyd est mon ennemi; il eût balayé ma troupe de la terre, avec un bras impitoyable, mais frappant à découvert. C'est pourquoi je suis venu ici, sur mon vaisseau de guerre, pour émousser le cimeterre par le cimeterre; telle est mon arme,--et non le secret poignard:--qui épargne la vie et l'honneur d'une femme, épargne aussi celle d'un ennemi qui dort. C'est avec joie que je te sauvai, ô femme; ce n'était pas pour cela:--ne me laisse pas penser que tu n'étais pas digne de ma pitié. Maintenant, adieu donc!--que plus de paix soit réservé à ton cœur! La nuit s'écoule:--c'est la dernière de mon repos terrestre!»
«Repose! repose! au soleil levant commenceront tes souffrances nerveuses, et tes membres se tordront sur le pieu qui t'attend. J'ai entendu donner les ordres,--j'ai vu--mais je ne le verrai plus.--Si tu veux périr, je périrai avec toi. Ma vie,--mon amour,--ma haine,--tout ce que je possède ici-bas dépend de cette résolution, corsaire! Mais il n'y a que cette tentative! sans elle la fuite serait inutile.--Comment! les poursuites assurées de Seyd, mes injures non vengées, ma jeunesse déshonorée,--les longues, longues années consumées dans les regrets--un seul coup nous délivre de toutes nos craintes à venir. Mais puisque la dague convient moins à ton bras que l'épée, j'essaierai la fermeté d'une main de femme. Les gardes sont gagnés;--encore un moment, et tout sera consommé.--Corsaire! nous nous rencontrerons en lieu sûr, ou nous ne nous rencontrerons plus. Si ma faible main faillit, le nuage du matin roulera sur ton échafaud et sur mon linceul.»
9. Elle se détourna et disparut avant que Conrad eût pu lui répondre, mais il la suit long-tems d'un œil inquiet; et recueillant, comme il faut, les anneaux des chaînes qui le pressent, pour diminuer leur longueur ainsi que le bruit de sa marche, il suit Gulnare, autant que le lui permettent ses membres enchaînés, car les verroux ne retiennent plus ses pas. Elle était noire et sinueuse la marche qu'il devait suivre, et il ne savait pas où ce passage conduisait. Il n'y avait là ni lampes ni gardes. Il aperçoit bientôt une sombre lueur:--cherchera-t-il ou évitera-t-il une clarté si indistincte et si faible? Le hasard guide ses pas,--une fraîcheur soudaine semble frapper son front, comme si c'était l'air du matin.--Il a atteint une galerie découverte;--à ses regards brille la dernière étoile de la nuit dans un ciel qui s'éclaircit. Cependant à peine Conrad y fait-il attention. Une autre lumière, partie d'une chambre solitaire, frappe sa vue. Il se dirige de ce côté. Une porte entr'ouverte lui a laissé voir cette clarté dans l'intérieur, mais rien de plus. Une figure se présente d'un pas précipité; elle s'arrête,--se détourne,--s'arrête encore,--c'est elle enfin! Point de poignard dans sa main,--aucun indice de crime.--«Grâces soient rendues à ce cœur tendre,--elle n'a pu le tuer!» Il la regarde de nouveau; ses regards sauvages et égarés semblent reculer de frayeur à la vue du jour. Elle s'arrête,--rejette en arrière ses longues tresses de cheveux noirs qui voilaient presque tout son visage et son beau sein: on dirait que sa tête mal assurée sort d'un état de doute ou de terreur. Ils se rencontrent;--sur le front de Gulnare,--inconnue par elle--oubliée--sa main précipitée a laissé--une tache légère. --Conrad en observe la couleur et devine--Oh! léger mais certain est le gage du crime:--c'est du sang!
10. Conrad avait vu des combats;--il s'était nourri, dans la solitude de son cachot, des tortures qui apparaissent d'avance au coupable condamné; il avait été séduit,--châtié,--et la chaîne emprisonnait encore ses bras qui pouvaient la porter à jamais: mais les combats,--la captivité,--le remords,--tout ce qu'il a éprouvé de plus terrible,--ne l'ont jamais fait frissonner,--n'ont jamais fait frémir le sang dans ses veines comme cette tache de pourpre qui le glace d'horreur. Cette goutte de sang, cette légère mais criminelle tache a fait disparaître tous les charmes de cette beauté! Le sang qu'il a vu,--il aurait pu le voir couler sans émotion;--mais alors c'eût été dans le combat, ou versé par une main d'homme!
11. «C'en est fait!--il allait se réveiller,--mais c'en est fait. Corsaire! il n'est plus:--tu me coûtes bien cher. Toute parole serait vaine en ce moment,--fuyons,--fuyons! Notre barque nous attend, il est déjà presque jour. Le petit nombre de gardes que j'ai séduits me sont maintenant tout dévoués, et ces hommes viendront rejoindre ce qui survit de ta troupe. Bientôt ma voix saura justifier mon bras, quand notre voile nous emportera loin de ce rivage détesté.»
12. Elle frappa des mains,--et à travers la galerie accourent, équipés et armés pour le combat, ses serviteurs--Grecs ou Maures. Ils s'arrêtent silencieux, mais empressés; les chaînes de Conrad tombent. Encore une fois ses membres sont libres comme le vent des montagnes! mais sur son cœur pèse une telle tristesse qu'il semble que le poids des fers l'accable maintenant. Aucunes paroles ne sont prononcées;--au signal de Gulnare, une porte qui s'ouvre révèle une secrète issue qui conduit au rivage. La cité est laissée en arrière;--ils se hâtent, ils atteignent les vagues joyeuses qui bondissent sur le sable jaune. Et Conrad, se laissant guider par Gulnare, suit ses volontés, ne s'inquiétant pas s'il est sauvé ou trahi. La résistance était aussi inutile que si Seyd eût encore vécu, pour se rassasier de la vue du supplice que sa vengeance avait ordonné.
13. Ils sont embarqués, la voile est déployée, la brise légère souffle;--que la mémoire de Conrad a d'objets à passer en revue! Il tombe absorbé dans la contemplation, jusqu'au cap où il avait la dernière fois jeté l'ancre, et qui élève dans les airs sa forme gigantesque. Ah!--depuis cette fatale nuit, quoique courts aient été les instans, il avait balayé un siècle de terreur, de peines et de crimes. Au moment où l'ombre immense du rocher passa noire sur le mât du navire, Conrad voila son visage, et éprouva dans cet instant une douleur amère. Il se rappela tout,--Gonsalve et ses compagnons, son triomphe éphémère et sa cruelle défaite; il pense aussi à elle, à son amie délaissée: il se retourna et vit--Gulnare, l'homicide!
14. Elle observait sa contenance et les mouvemens de ses traits. Bientôt elle ne put supporter cet aspect glacé, cette contenance froide qui la repoussait; et cette sombre férocité qui était étrangère à ses regards s'éteignit dans des larmes trop tardives. Elle s'agenouilla devant Conrad et pressa sa main:--«Tu devrais encore me pardonner, quand Allah lui-même m'accablerait de son courroux; sans cet attentat ténébreux, que devenais-tu? Accable-moi de tes reproches;--mais non cependant--oh! épargne-moi maintenant! Je ne suis pas ce que je te parais être;--cette nuit terrible a égaré ma raison: ne te révolte pas contre moi! Si je n'avais jamais aimé,--quoique moins criminelle, tu n'aurais pas vécu--pour me haïr,--quand même tu l'aurais voulu.»
15. Elle s'est trompée sur les pensées de Conrad, ces pensées l'accusent plutôt qu'elle; il se croit la cause, quoique involontaire, de ses misères. Mais muettes, profondes, sombres et inexprimées, ces pensées dévorent silencieusement son cœur. Cependant le vent est favorable, les flots ne sont point soulevés, les vagues bleues se jouent devant la proue du navire. Mais sur la ligne lointaine de l'horizon apparaît un point noir--un mât--une voile--un vaisseau armé! Les hommes de quart sur le tillac signalent leur petite barque, et une ample voile que le vent arrondit dans les airs rend sa course plus rapide. Il s'approche avec majesté, se presse sur sa proue, et ses flancs présentent un aspect formidable. Une lueur subite est aperçue,--un boulet dépasse la barque et glisse en sifflant sous les flots. Le pénétrant Conrad sort tout-à-coup de sa rêverie silencieuse; une joie depuis bien long-tems éteinte brille dans ses regards: «C'est mon pavillon--mon pavillon rouge! Allons--allons--je ne suis pas encore abandonné de tout sur l'Océan!» Les pirates reconnaissent le signal, ils répondent au salut; ils mettent la chaloupe en mer, et les voiles sont baissées. «C'est Conrad! c'est Conrad!» Le commandement ne peut réprimer les transports et les acclamations qui s'élèvent du tillac! C'est avec une vive allégresse et un sentiment d'orgueil qu'ils le voient monter de nouveau sur son vaisseau. Un sourire s'épanouit sur chacun de ces rudes visages; ils peuvent à peine s'empêcher de presser leur chef dans leurs francs embrassemens. Lui, oubliant à demi ses dangers et sa défaite, répond à leur accueil comme un chef doit y répondre, serre avec un mouvement cordial la main d'Anselme, et il sent qu'il peut encore vaincre et commander!
16. Ces premiers momens de joie passés, les sentimens qui débordent les corsaires sont des regrets de ramener leur chef sans avoir frappé un seul coup. Ils avaient mis à la voile, préparés pour la vengeance;--s'ils avaient su que c'était la main d'une femme qui avait délivré leur chef et leur avait enlevé cette gloire,--moins scrupuleux que l'orgueilleux Conrad, ils l'auraient nommée leur reine. Par maint sourire interrogatif, et par une surprise d'admiration, ils se communiquent tout bas leurs pensées en regardant Gulnare. Mais elle, tantôt au-dessus,--tantôt au-dessous de son sexe; elle, que le sang n'a point épouvantée, est troublée par leurs regards. Elle tourne vers Conrad un regard faible et suppliant, baisse son voile, et se tient silencieuse à ses côtés. Ses bras sont doucement croisés sur ce cœur qui--Conrad sauvé--a résigné le reste au destin. Quoique quelque chose de pire que la frénésie puisse remplir ce cœur, extrême en amour comme en haine, en bien comme en mal, le dernier des crimes l'a laissée encore femme après son exécution!
17. Conrad l'a remarquée, et il a éprouvé--ah! pouvait-il moins? il a éprouvé de l'horreur pour cette action,--mais de la pitié pour sa position cruelle. Ce qu'elle a fait, des torrens de larmes ne pourront jamais l'effacer, et le ciel la punira au jour de sa colère. Mais--ce qu'elle a fait, il le sait: quel que soit son crime, c'est pour lui que le poignard a frappé, que le sang a été versé; et il est libre!--et pour lui elle a donné tout ce qu'elle possédait sur la terre, et plus que tout dans le ciel! Alors il se tourne vers cette esclave aux yeux noirs qui baisse les yeux vers la terre en rencontrant son regard. Elle lui paraît changée et humiliée,--faible et timide; mais variant souvent la couleur de ses joues jusqu'aux teintes les plus profondes de la pâleur,--tout ce qui en reste rouge est cette tache terrible qui a rejailli sur elle de la blessure faite par le poignard! Conrad prend sa main;--elle a frémi:--il est maintenant trop tard.--Cette main si douce au toucher de l'amour,--si puissante dans les inspirations de la haine, Conrad a serré cette main; elle a frémi,--et la sienne a perdu sa fermeté, et sa voix est altérée. «Gulnare!»--mais elle ne répond rien.--«Chère Gulnare!» Elle a levé les yeux:--c'est sa seule réponse;--elle se précipite dans ses bras. S'il l'avait repoussée de cet asile de repos, son cœur eût été au-dessus ou au-dessous d'un cœur mortel; mais--bien ou mal--il ne la repoussa point de ses bras. Peut-être, sans les murmures de sa conscience, sa dernière vertu alors serait allée rejoindre les autres. Cependant Médora elle-même aurait pu pardonner ce baiser qui ne demandait rien de plus d'une femme si belle; le premier et le dernier que la fragilité humaine déroba à la constance--sur des lèvres où l'amour avait exhalé tout son souffle; sur des lèvres--dont les soupirs interrompus répandaient un parfum semblable à celui que ce dieu venait de rafraîchir par l'agitation de son aile!
18. Ils atteignent, à l'heure du crépuscule, leur île solitaire. Les rochers semblent leur sourire; le port retentit de murmures joyeux; les signaux brillent en tournant sur les hauteurs; les chaloupes plongent dans la baie tranquille, et les joyeux dauphins les poussent à travers l'écume; le cri aigu de l'oiseau de mer les salue lui-même de sa voix discordante. Près de chaque lampe qui brille à travers les fenêtres de leurs demeures, leur imagination se peint les amis qui en entretiennent la clarté. Oh! qui peut sanctifier les joies du foyer comme l'aimable rayon de l'espérance qui sourit du sein des vagues soulevées de l'Océan?
19. Les feux sont allumés sur la montagne et parmi les bosquets de l'île; Conrad cherche au milieu d'eux la tour de Médora. Il regarde en vain;--c'est étrange:--tous font la même remarque de surprise; au milieu de tant de signaux, cette tour est seule dans l'obscurité. C'est étrange;--autrefois son phare de salut n'avait jamais manqué. Maintenant il n'est peut-être pas éteint, mais seulement voilé. Conrad descend avec la première barque qui se porté au rivage, et contemple avec impatience la lenteur des rames. Oh! que n'a-t-il des ailes plus rapides que celles du faucon, pour le porter comme une flèche sur la cime de la montagne! Au premier repos que prennent les rameurs, il n'attend pas,--ne perd pas de tems à considérer;--il se jette dans les flots, lutte contre les vagues, traverse la baie, et monte par le sentier familier à sa vue.
Il parvient à la porte de sa tour,--s'arrête un instant.--Aucun bruit ne s'échappe de l'intérieur; et la nuit sombre régnait autour de lui. Il frappe avec force,--aucune démarche, aucune réponse ne lui présage que quelqu'un l'a entendu ou l'a cru dans le voisinage. Il frappe encore,--mais faiblement,--car sa tremblante main se refusait de venir au secours de son cœur troublé. La porte s'ouvre;--c'est un visage bien connu,--mais ce n'est pas la forme qu'il est impatient de serrer dans ses bras. On ne lui dit rien,--deux fois ses lèvres ont essayé de parler sans pouvoir exprimer ce qu'il désire de savoir. Il saisit le flambeau:--sa clarté va lui donner une réponse à tout;--cette lampe s'échappe de sa main, et s'éteint dans sa chute. Il ne voudrait pas attendre qu'elle soit rallumée; il lui en coûterait encore plus d'attendre la clarté du jour. Mais, vacillant à travers le sombre corridor, un autre flambeau jette des lueurs par intervalle. Conrad se précipite dans l'appartement,--ses yeux contemplent tout ce que son cœur ne pouvait croire,--bien qu'il l'eût pressenti!
20. Il ne s'est point détourné,--ne parle point,--ne défaille point;--il a fixé ses regards sur elle, et contemple une forme qui n'a plus de vie. Il la contemple:--qu'il faut de tems, en dépit de la douleur, pour se persuader, et oser s'avouer que nous contemplons en vain un objet chéri qui n'est plus! Médora avait été si belle et si calme dans sa vie que la mort se présentait chez elle sous un aspect plus doux; et les fleurs glacées c17 que sa main plus glacée tenait encore étaient pressées doucement, comme si elle les eût serrées à peine, ou qu'elle eût feint de dormir, et qu'elle se fût moquée des larmes répandues déjà sur elle. De longues veines bleues se dessinaient sur ses paupières blanches comme la neige, qui voilaient--des pensées disparues de ces yeux autrefois pleins de vie.--Oh! c'est surtout sur les yeux que la mort exerce sa puissance, et bannit l'ame de son trône de lumière! Ils se sont affaissés et ternis ces cercles bleus dans cette longue et dernière éclipse de la vie; mais la mort a épargné, pour un instant, la fraîcheur des lèvres de Médora:--elles semblent avoir oublié de sourire, et désiré du repos--seulement pour un instant. Mais le blanc linceul, et chaque tresse tombante de ses cheveux longs,--beaux--mais dispersés dans un dernier abandon privé de vie, et qui naguère, jouets du vent d'été, s'échappaient des guirlandes qui s'efforçaient de les retenir dans leur couronne; ces cheveux--et sa joue pâle et pure réclament le froid de la tombe.--Elle n'est plus rien;--pourquoi Conrad est-il encore auprès d'elle?
21. Il n'a fait aucune question;--toutes celles qu'il aurait pu faire avaient été résolues par le premier regard qu'il avait jeté sur ce front calme--et froid comme le marbre. C'était assez pour lui,--elle était morte,--que lui importait comment? L'amour de la jeunesse, l'espérance de meilleures années, là source des désirs les plus doux, des craintes les plus tendres; le seul être vivant qu'il n'ait pu haïr; tout lui était ravi,--et il avait mérité ce destin, mais il n'en sent pas moins toute l'amertume.--L'homme de bien se tourne, pour obtenir un terme à ses douleurs, vers ces régions d'où le crime est à jamais repoussé; l'homme orgueilleux--le méchant--qui ont fixé leurs joies ici-bas, et trouvent la terre suffisante pour leurs douleurs, perdent tout en perdant ce qui les attache à cette terre--peu de chose peut-être.--Mais qui abandonne avec résignation tout ce qui faisait son bonheur? Beaucoup de regards stoïques et d'aspects sévères masquent des cœurs où le chagrin a laisse peu de choses à connaître; et de nombreuses et tristes pensées demeurent cachées, mais non perdues dans les sourires de ceux auxquels ils conviennent d'autant moins qu'ils les prodiguent davantage.
22. Ceux qui l'éprouvent le plus vivement sont ceux qui expriment le plus mal ce désordre d'un cœur souffrant, où mille pensées se soulèvent pour se concentrer dans une seule, et qui cherchent dans toutes le refuge qu'ils ne trouvent dans aucune. Nulles paroles ne suffisent pour peindre les émotions intimes de l'ame, car la vérité refuse toute éloquence au malheur. L'épuisement pèse de tout son poids sur l'ame abattue de Conrad, et la stupeur l'a presque rendu immobile. Il est maintenant si faible:--que l'attendrissement de sa mère remplit ces yeux farouches, qui pleurent comme ceux d'un enfant. C'était seulement la faiblesse de son cerveau qui annonçait une douleur irréparable. Personne ne vit les larmes qui tombaient de ses yeux;--peut-être, devant des témoins, cette inutile effusion de la douleur ne se fût point prononcée. Ces larmes n'ont pas long-tems coulé;--il les essuie avant de s'éloigner, le cœur abandonné de tout,--sans espérance,--brisé,--inconsolable! Le soleil paraît sur l'horizon,--mais le jour de Conrad est sombre; la nuit survient: ses ténèbres ne le quitteront plus. Il n'y a pas de ténèbres plus noires que le nuage de l'ame, aux yeux fatigués du malheur:--c'est le plus aveugle des aveuglemens! Celui qui l'éprouve ne peut--n'ose voir;--mais il se tourne du côté de l'ombre la plus épaisse,--et ne veut pas souffrir un guide!
23. Le cœur de Conrad était formé pour la douceur,--mais il fut emporté violemment dans l'inconduite. Trahi de trop bonne heure, et trompé trop long-tems, ses sentimens les plus purs,--comme les gouttes d'eau qui tombent et se durcissent dans la grotte, s'étaient durcis de même, moins clairs peut-être que les stalactites, après avoir passé par les filtres terrestres, mais enfin écoulés, glacés et pétrifiés. Cependant les tempêtes sont arrivées, et la foudre a brisé le rocher de glace; si son cœur est semblable, il s'est brisé sous le choc de la foudre.
Là croît une fleur à l'abri de cet âpre rocher; quoique noire ait été son ombre,--il l'avait protégée,--il l'avait sauvée jusqu'à ce jour. Le tonnerre est venu,--ses traits les ont frappés tous deux; la solidité du granit et la jeunesse de la fleur. Cette aimable plante n'a pas laissé une feuille pour dire son histoire; mais elles se sont dispersées et flétries où elles sont tombées, et de son froid protecteur il ne reste que des fragmens entassés, mais en éclats, sur une plage stérile!
24. C'est le matin;--peu des compagnons de Conrad osent se hasarder à troubler sa solitude. Anselme cherche enfin à pénétrer dans sa tour; il n'y était plus:--on ne l'a pas vu le long du rivage de la mer. Avant la nuit, toute l'île alarmée a été parcourue dans tous les sens. Le matin suivant--d'autres recherches commencent, et son nom retentit jusqu'à fatiguer les échos. Mont,--grottes,--cavernes,--vallées,--tout est exploré en vain. On trouve sur le rivage la chaîne brisée d'une barque. L'espérance renaît dans les cœurs;--les pirates se mettent à sa trace sur la mer. Tout est inutile;--les jours roulent sur les jours qui ne sont plus, et Conrad ne revient pas:--il ne reviendra plus depuis ce jour. Aucun vestige, aucunes nouvelles de son sort n'indiquent où il supporte ses douleurs, ou bien où il a succombé à son désespoir!
Long-tems ses compagnons pleurèrent celui que nul être qu'eux ne pouvait pleurer; et beau fut le monument qu'ils élevèrent à son amie. Pour lui, aucune pierre monumentale ne fut élevée pour rappeler sa mort douteuse et des actions trop vaguement connues. Il laissa un nom de corsaire aux tems à venir, lié à une vertu, et associé à un millier de crimes c18.