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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 10: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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6 juillet 1812.

Monsieur,

«Je viens d'avoir l'honneur de recevoir votre lettre: je suis fâché que vous ayez cru devoir faire la moindre attention aux méchans ouvrages de ma jeunesse, puisque j'ai supprimé tout cela volontairement; votre explication est pleine de trop de bienveillance pour ne m'avoir pas fait beaucoup de peine. La satire a été écrite quand j'étais fort jeune, fort irascible, ne cherchant qu'à montrer mon ressentiment et mon esprit, et maintenant je suis assailli par le remords de tout ce que j'ai dit alors. Je ne saurais vous remercier assez des éloges que vous voulez bien me donner; mais cessons de nous occuper de moi, et parlons un peu du prince régent. Il ordonna que l'on me présentât à lui dans un bal: après quelques mots extrêmement flatteurs sur mes propres essais, il me parla de vous et de vos ouvrages immortels. Il me dit qu'il vous préférait à tous les poètes passés et présens, et me demanda lequel de vos poèmes j'aimais le mieux. La question était embarrassante: je répondis que c'était le Lay du dernier Ménestrel; il me dit qu'il n'était pas éloigné de partager mon opinion. J'ajoutai que vous me paraissiez essentiellement le poète des princes, et que nulle part ils n'étaient peints d'une manière aussi séduisante que dans votre Marmion et votre Dame du Lac: il eut la bonté d'approuver encore cette idée et de s'étendre beaucoup sur vos Portraits des Jacques, qu'il trouve aussi majestueux que poétiques. Il parla alternativement d'Homère et de vous, et parut bien vous connaître tous deux, en sorte qu'excepté les Turcs et votre serviteur, vous étiez en très-bonne compagnie. Je défie Murray lui-même de pouvoir exagérer, dans un prospectus, l'opinion que son altesse royale exprima sur votre génie, et je ne prétends pas énumérer tout ce qu'il dit sur ce sujet; mais il vous sera peut-être agréable de savoir que tout cela fut dit d'un langage qui perdrait beaucoup si je m'avisais de vouloir le transcrire ici, avec un ton et un goût qui me laissèrent la plus haute idée des talens naturels et acquis d'un prince auquel je ne supposais jusqu'alors que cette exquise politesse de manières qui le rend certainement supérieur à aucun gentleman vivant.

»Cette entrevue fut accidentelle. Je n'ai jamais été à un lever; car la vue des cours catholiques et musulmanes a singulièrement diminué ma curiosité, et mes principes politiques étant aussi mauvais que mes vers, je n'y avais réellement rien à faire. Il doit vous paraître infiniment flatteur de vous voir ainsi apprécié par notre souverain, et si ce plaisir ne perd rien en passant par mon canal, je m'estimerai bien heureux.

»Je suis très-sincèrement, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

BYRON.

»Excusez ce griffonnage, écrit à la hâte et au retour d'un petit voyage.»


Pendant cet été (1812), il alla passer quelque tems à la campagne chez quelques-uns de ses nobles amis, entre autres, chez lord Jersey et le marquis de Lansdowne. «En 1812, dit-il, à Middleton, se trouvaient chez lord Jersey, au milieu d'une brillante assemblée de lords, de ladies et d'hommes de lettres 22 ***... Erskine y était, le bon, mais insupportable Erskine. Il plaisanta, il parla, il fit très-bien, mais il voulait qu'on l'applaudît deux fois pour la même chose. Il lisait ses vers; ses articles, racontait son histoire deux et trois fois, et puis le Jugement par jury!!! J'aurais presque désiré qu'il fût aboli, car j'étais assis près d'Erskine à dîner. J'avais lu ses discours imprimés, je n'avais donc pas besoin qu'il me les récitât de nouveau.»

Note 22: (retour) Ici se trouve une revue des visiteurs, trop critique pour que nous la rapportions.(Note de Moore.)

C***, le chasseur de renard, surnommé Cheek C***, et moi sablâmes le Bordeaux, et fûmes les seuls qui en prîmes. C*** aime la bouteille, et ne s'attendait pas à trouver un bon vivant dans un rimailleur 23. Aussi, faisant mon éloge un certain soir à quelqu'un, il le résuma en ces mots: Il boit, par Dieu, comme un homme!

Note 23: (retour) Pendant les deux ou trois premiers jours, il n'avait joint la compagnie à Middleton qu'après le dîner, se contentant de prendre dans sa chambre son léger repas de biscuits et de soda-water. Quelqu'un lui ayant dit que M. C*** avait qualifié de telles habitudes d'efféminées, il résolut de prouver au chasseur de renard qu'il pouvait dans l'occasion se montrer aussi bon vivant que lui; et par ses prouesses le lendemain au Bordeaux, lui arracha le pompeux éloge cité plus haut.

»Personne ne but, excepté C*** et moi. À vrai dire, nous n'avions pas besoin d'assistans, car nous fîmes disparaître tout ce qui avait été mis sur la table assez facilement; et l'on peut supposer qu'elle était bien garnie chez Jersey. Du reste, nous portâmes notre vin très-discrètement 24

Note 24: (retour) L'un des principaux personnages de Wawerley, premier roman publié par sir Walter-Scott.

Au mois d'août de cette même année, le comité de direction de Drury-Lane désirant un prologue pour l'ouverture du théâtre, prit le singulier parti d'annoncer dans les journaux, un concours à cet effet, auquel il appela tous les poètes de l'époque. Bien que les discours arrivassent en assez bon nombre, aucun ne parut au comité digne de fixer son choix. Dans cet embarras, l'idée vint à lord Holland qu'ils ne pouvaient mieux faire que d'avoir recours à Lord Byron, dont la popularité donnerait encore plus de vogue à la solennité de la réinstallation, et dont la supériorité, incontestable, à ce qu'il croyait, quoique l'événement ait prouvé le contraire, forcerait tous les candidats rejetés à se soumettre sans murmurer. La lettre suivante est le premier résultat de la demande faite à ce sujet au noble poète.


LETTRE XCVI.

À LORD HOLLAND.

Cheltenham, 10 septembre 1812.

Cher Milord,

«Les vers que j'avais essayé de faire sont encore, ou plutôt étaient dans un état tout-à-fait imparfait; je viens de les jeter dans un feu plus décisif que celui de Drury-Lane. Dans de telles circonstances, je ne saurais risquer volontiers de lutter contre Philo-drama, Philo-Drury, Asbestos H**, et tous les anonymes et synonymes des candidats du comité. Sérieusement, je crois que vous pourriez trouver bien mieux ailleurs; les prologues ne sont pas mon fort. Dans tous les cas, mon amour-propre ou ma modestie ne me permettraient pas de courir le hasard de voir mes rimes enterrées dans le Magazine du mois prochain sous les Essais sur l'assassinat de M. Perceval, et les Guérisons de la morsure des chiens enragés, comme ce pauvre Goldsmith s'en plaignait pour des productions bien supérieures aux miennes.

»Je prends cependant toujours assez d'intérêt à la chose pour désirer connaître l'heureux candidat. Dans un nombre aussi grand, je ne doute pas qu'il ne s'en trouve d'excellens, surtout aujourd'hui que l'art d'écrire en vers est devenu le plus aisé de tous.

»Je n'ai point de nouvelles à vous apprendre, si ce n'est que, par amour pour le théâtre, vous ne veuillez que je vous parle de M. ***. Je crains bien qu'il ne soit beaucoup au-dessous de la tâche que les directeurs de Covent-Garden viennent de lui confier. Sa figure est trop grasse, ses traits écrasés, sa voix ingouvernable, ses gestes sans grâces; et, comme dit Diggory, je le défie d'embellir jamais assez cette espèce de figure-là pour lui donner même l'air de la folie. Je suis bien fâché de le voir dans le rôle de l'Éléphant sur la corde lâche; car, quand je l'ai vu la dernière fois, j'étais enchanté de son jeu. Mais alors j'avais seize ans; et tout Londres avait la bonté de juger comme s'il était revenu à cet âge. Après tout, de meilleurs juges l'ont admiré et l'admireront peut-être encore, ce qui ne m'empêche pas de me hasarder à prédire qu'il ne réussira pas.

»Voilà donc le pauvre Rogers retenu fortement au sommet du puissant Heswellyn; ce n'est pas pour toujours, j'espère. Mes complimens respectueux à lady Holland; son départ, et celui de mes autres amis, a été un triste événement pour moi, qui suis maintenant réduit à la solitude la plus cynique.

«Au bord des eaux de Cheltenham, je me suis assis et j'ai bu en songeant à toi, ô Georgina Cottage! Quant à nos harpes, nous les avons suspendues aux saules qui croissent en cet endroit. Alors ils ont dit: Chantez-nous un chant de Drury-Lane, etc.; mais j'étais muet et sombre comme les Israélites 25.» Les eaux m'ont rendu aussi malade que je pouvais le désirer; vous aviez raison en cela, comme vous l'avez toujours.

»Croyez-moi pour toujours votre obligé et affectionné serviteur.»

BYRON.

Note 25: (retour) Imitation burlesque du fameux psaume, Super flamina Babylonis, etc.

Les instances du comité; pour qu'il se chargeât du prologue, ayant été renouvelées avec plus de force encore, il consentit enfin à l'entreprendre pour obliger lord Holland, malgré la difficulté de cette tâche et les chances de se créer de nouveaux ennemis. Les lettres et les billets suivans qui se succédèrent avec la plus grande rapidité, et qu'il adressait à sa seigneurie, ne paraîtront pas sans quelque intérêt aux amis des lettres; ils y trouveront une nouvelle preuve des peines qu'il se donnait alors pour perfectionner et polir ses ouvrages, et l'importance qu'il mettait judicieusement au choix des épithètes, comme moyens d'enrichir l'harmonie et la clarté du vers; ils y verront encore, ce qui est fort important pour la peinture de son caractère, la facilité extraordinaire et la bonne humeur avec lesquelles il cédait aux avis et aux critiques de ses amis. On ne saurait douter que cette docilité qu'il montra constamment sur des points où les poètes sont généralement si tenaces et si irritables, ne fût en lui disposition naturelle, dont on aurait pu tirer parti dans des choses bien autrement importantes, s'il avait eu le bonheur de rencontrer des personnes capables de le comprendre et de le diriger.

À LORD HOLLAND.

22 septembre 1812.

Cher Milord,

«Dans un jour ou deux je vous enverrai quelque chose que vous serez parfaitement libre de laisser là si vous ne le trouvez pas bon. J'aurais désiré avoir plus de tems; enfin, je ferai de mon mieux; trop heureux si je puis vous être agréable, quand bien même je devrais déplaire à cent rimailleurs et à la partie éclairée du public.

»À vous pour toujours, etc.

BYRON.

»Gardez-moi le secret, ou je vais me voir assiégé par tous les concurrens rejetés, et peut-être sifflé par une cabale.»


LETTRE XCVII.

À LORD HOLLAND.

Cheltenham, 23 septembre 1812.

«Voilà enfin! J'ai marqué quelques passages avec des variantes, choisissez, ajoutez, retranchez, coupez, rejetez, détruisez, faites-en ce que vous voudrez, je m'en remets à vous et au comité que vous n'aurez pas cette fois appelé ainsi a non committendo. Que vont-ils faire! que ferai-je moi-même avec les cent-un troubadours repoussés? De quel terrible concert ils vont vous assaillir! Attendez-vous à voir les mauvais vers pleuvoir sur vous. Je désire que mon nom ne transpire pas jusqu'au jour fatal. Je ne serai pas en ville, ainsi que m'importe après tout? au moins ayez un bon acteur pour le lire. Elliston est, je crois, l'homme qu'il nous faudrait, ou bien Pope. Pas de Raymond, je vous en conjure au nom de l'harmonie.

»Les passages marqués d'un trait dessus et dessous, le sont pour que vous choisissiez entre les épithètes et autres ingrédiens poétiques.

ȃcrivez-moi, je vous prie, un mot, et croyez-moi toujours votre, etc.

»Mes complimens et mes respects à lady Holland. Aurez-vous la bonté d'adopter l'une des deux versions et d'effacer l'autre, sans quoi notre lecteur se trouvera embarrassé comme un commentateur, et pourrait par hasard nous les débiter toutes deux. Si ces petits vers ne vous conviennent pas, je me remettrai à l'enclume et vous ferai de nouveaux endecasyllabes 26.

Note 26: (retour) Les lettres de 97 à 107, ne sont absolument relatives qu'au choix de certaines épithètes à la place de certains mots, dans les vers du Prologue pour la réouverture du théâtre de Drury-Lane; il est impossible de faire passer de pareils détails dans une autre langue: ils y seraient toujours presqu'incomprehensibles et sans aucun intérêt.(N. du Tr.)

LETTRE CVII.

À M. MURRAY.

Cheltenham, 5 septembre 1812.

«Envoyez, je vous prie, ces dépêches et un numéro de la Revue d'Édimbourg avec le reste. J'espère que vous avez écrit à M. Thompson, que vous l'avez remercié de ma part pour son présent, et que vous lui avez dit que je m'estimerai vraiment heureux de faire ce qu'il désire. Où en êtes-vous? Et le portrait, quand viendra-t-il couronné de lauriers et supporté par quelques méchans vers, orner ou enlaidir quelques-unes de nos tardives éditions?

»Envoyez-moi Rokeby. Que diable ce peut-il être? N'importe, il est bien apparenté et sera favorablement introduit dans le monde. Je vous remercie de votre politesse. Je ne me porte pas trop mal; mais mon thermomètre poétique est au-dessous de zéro. Que voulez vous me donner à moi ou à mes ayant-cause, pour un poème en six chants (quand il sera terminé, point de vers, point d'argent), dans un genre aussi semblable aux deux derniers qu'il me sera possible? J'ai quelques idées qui pourront prendre un corps; et d'ici l'hiver j'aurai beaucoup de loisir.

»P. S. Ma dernière question est tout-à-fait dans le style de Grub-Street; mais j'ajouterai avec Jérémie Diddler, je le demande seulement pour le savoir. Envoyez-moi Adair, sur la Diète et le Régime, dont Ridgway vient de donner une nouvelle édition.»


LETTRE CVIII.

À M. MURRAY.

Cheltenham, 14 septembre 1812.

«Les paquets contenaient des lettres et des pièces de vers, tout cela, à une exception près, anonyme et flatteur, et marquant beaucoup d'inquiétude pour ma conversion de certaines hérésies dans lesquelles mes honnêtes correspondans pensent que je suis tombé. Les livres sont des présens tendant aussi à ma conversion: la Connaissance du christianisme et le Bioscope ou Cadran solaire de la vie religieuse expliquée. Je vous prie de vouloir bien vous charger de mes remerciemens envers l'auteur du premier de ces ouvrages (Cadell, libraire), pour sa lettre, son cadeau et surtout sa bonne intention. Le Bioscope contenait une pièce de vers manuscrite. Je ne sais de qui; mais certainement de quelqu'un qui a l'habitude d'écrire et d'écrire bien. Je ne sais point si c'est l'auteur du Bioscope qui y était joint; mais qui que ce soit, si vous pouvez le découvrir, remerciez-le pour moi de tout mon cœur. Les autres lettres étaient des lettres de dames, par qui je ne demande pas mieux que de me laisser convertir; si je puis parvenir à les connaître, et qu'elles soient jeunes, comme elles prétendent l'être, je serais charmé de les convaincre de ma dévotion. J'ai reçu aussi une lettre de M. Walpole sur les affaires de ce monde, et j'y ai répondu.

»Ainsi vous voilà l'éditeur de Lucien? On me promet une entrevue avec lui; je vous demanderai, je crois, une lettre d'introduction pour lui, puisque les dieux l'ont rendu poétique. De qui cette lettre pourrait-elle mieux venir que de son éditeur et du mien? N'est-ce pas une trahison à vous d'avoir affaire à l'un des alliés du grand ennemi, comme le Morning-Post appelle son frère?

»Et mon livre sur la diète et le régime, ou est-il? Je suis impatient de lire le Rokeby de Scott: envoyez-moi le premier exemplaire. L'Anti-Jacobin Review est très-bien écrite; elle n'est point du tout inférieure au Quarterly, et certainement elle a cet avantage d'être un peu moins innocente. En parlant de cela, avez-vous rassemblé mes livres? J'ai besoin de toutes les Revues, au moins des Revues critiques, trimestrielles et mensuelles, etc., portugaises et anglaises, extraites et reliées en un seul volume pour mes vieux jours. Mettez en ordre, je vous prie, mes livres en langue romaïque; redemandez à Hobhouse les volumes que je lui ai prêtés: il les a eus assez long-tems. S'il arrive quelque chose, faites-moi l'amitié de m'écrire un mot: nous serons plus proches voisins cet hiver.

»P. S. On s'est adressé à moi pour écrire le discours d'ouverture de Drury-Lane; mais dès que j'entendis parler de concours, je renonçai à lutter contre Grub-Street tout entier, et jetai au feu quelques vers que j'avais ébauchés! Je l'ai fait par respect pour vous, bien certain que vous mettriez à la porte celui de vos auteurs qui s'aviserait de concourir avec ce ramas de méchans écrivains. Il n'y aurait pas eu de gloire dans le triomphe, et la défaite eût été ignoblement honteuse. Je me serais étouffé, comme Otway, avec un pain de quatre livres 27. Ainsi rappelez-vous bien que je n'ai eu, et que je n'ai rien démêler avec ce prologue; je vous en donne ma parole d'honneur

Note 27: (retour) L'illustre auteur de Venice Preserved (le Manlius du répertoire français) s'étouffa en mangeant avec trop d'avidité un pain de quatre livres encore chaud que l'on venait de lui donner par charité. On sait qu'il languissait dans une affreuse misère.(N. du Tr.)

LETTRE CIX.

À M. WILLIAM BANKES.

Cheltenham, 28 septembre 1812.

Mon Cher Bankes,

«Quand vous m'aurez dit comment les gens peuvent être intimes à soixante-dix lieues, je m'avouerai coupable et j'accepterai vos adieux. À regret cependant, car vous ne me donnez pas de meilleure raison que mon silence; et il n'a d'autre cause que le souvenir de vous avoir entendu dire que vous ne détestiez rien tant que d'écrire et de recevoir des lettres. En outre, comment faire pour trouver un homme qui a un si grand nombre de domiciles? Si j'avais eu l'intention de vous écrire dans ce moment, c'eût été dans votre bourg, où je vous croyais naturellement au milieu de vos commettans. Aussi aujourd'hui, en dépit de M. N*** et de lady W***, je vais vous rendre aussi heureux que la poste de Hexham me le voudra bien permettre. Je vous assure que je vous suis fort obligé de penser à moi de quelque manière que ce soit; et que, malgré cette surabondance d'amitié dont vous me supposez surchargé, je ne saurais jamais me passer de la vôtre.

»Vous avez appris que Newsteadt est vendu pour la somme de 140,000 livres sterlings 28, dont 60 restent hypothéquées sur la propriété pendant trois ans, et rapportent intérêt, bien entendu. Il est probable que Rochdale se vendra bien aussi, en sorte que mes affaires financières commencent à s'améliorer. Voilà déjà quelque tems que je suis à boire les eaux, parce que ce sont des eaux à boire, qu'elles sont très-médicinales, et qu'elles ont suffisamment mauvais goût. Dans quelques jours j'irai chez lord Jersey, mais je reviendrai bientôt ici, où je suis presque seul, où je sors très-peu, et où je savoure dans toute sa volupté le dolce far niente. Que faites-vous en ce moment? je ne saurais le conjecturer, même par la date de votre épître; vous ne dansez pas, j'espère, au son de la cornemuse dans le salon des Lowthers. Nous en avons un ici en mauvais état: le pauvre diable est atteint d'une phthisie. On m'a dit, dans la misérable auberge où je suis d'abord descendu, que vous étiez passé par ici précisément la veille du jour où je suis venu dans ce pays-ci. Nous avions excellente compagnie; d'abord les Jersey, les Melbourne, les Cowper et les Holland: ils sont tous partis; et les seules personnes que je connaisse sont les Rawdon et les Oxford, avec quelques autres de généalogies moins anciennes.

Note 28: (retour) Environ 2,800,000 fr.(N. du Tr.)

»Je ne les dérange pas beaucoup. Quant à vos bals, vos assemblées, on n'y songe même pas dans notre philosophie! Avez-vous lu le récit d'un accident affreux arrivé l'autre jour sur la Wye? douze personnes noyées, et M. Rossoe, un gros gentleman, qui avait dû la vie à un croc de bateau ou un trident, pria qu'on le rejetât dans l'eau, parce que sa femme avait été sauvée... non, noyée! comme s'il n'aurait pas pu s'y jeter lui-même, s'il l'avait voulu; mais cela passe pour trait de sensibilité. Que les hommes sont d'étranges animaux dans la Wye et dehors!

»Il me reste à vous demander un million de pardons pour ne m'être pas acquitté de vos commissions avant de partir de Londres; mais si vous saviez la masse d'ennuyeux engagemens et d'obstacles que j'avais sur les bras, je suis sur que vous ne m'en voudriez pas. Quand s'assemblera le nouveau parlement? Dans soixante jours, je présume, à cause des affaires d'Irlande; les élections de ce pays demanderont plus de tems que n'en comporte la loi. Quant à la vôtre, elle est sûre naturellement, cela n'est pas une question. Salamanque est le mot d'ordre du ministère, et tout ira bien pour vous. J'espère que vous parlerez plus souvent; je suis sûr du moins que vous le devriez, et que l'on s'y attendra. Portman veut donc courir encore une fois la chance? Bon soir.

Je suis toujours votre très-affectionné,

Νωαιρων 29.

Note 29: (retour) Signature qu'il employait souvent à cette époque.

LETTRE CX.

À M. MURRAY.

Cheltenham, 27 septembre 1812.

«Je n'ai envoyé aucun discours d'ouverture au comité; sur près de cent, je vous le dis en confidence, pas un n'a paru digne d'être reçu: en conséquence on est revenu à moi; j'ai écrit un prologue, qui a été reçu et qui sera prononcé. Le manuscrit est maintenant entre les mains de lord Holland.

»Mon seul but est de vous avertir que, de quelque manière qu'il soit accueilli au théâtre, vous le publierez avec la première édition de Childe-Harold. Je vous prie seulement, quant à présent, de me garder le secret, jusqu'à nouvel ordre, et de vous procurer une copie correcte pour en faire ce que vous jugerez convenable.

»P. S. Je désirerais que vous en tirassiez quelques exemplaires avant la représentation, afin que les journaux puissent en rendre un compte exact après.»


LETTRE CXI.

À M. MURRAY.

Cheltenham, 12 octobre 1812.

«Je ne veux absolument pas que le portrait soit gravé; je vous prie de ne le joindre, sous aucun prétexte, à la nouvelle édition; je désire que toutes les épreuves soient brûlées et la planche brisée. Je paierai toutes les dépenses faites à ce sujet, cela est trop juste, puisque je ne crois pas pouvoir permettre la publication. Je vous demande comme une faveur toute particulière de ne pas perdre un moment pour faire ce que je désire; j'ai mes raisons et je vous les expliquerai quand je vous verrai. Je suis honteux de vous donner tant de peine.

»Je ne sais point comment le public a reçu le Prologue au théâtre; je vois seulement que les journaux en disent du mal, ce dont ne s'embarrasse guère un vieil auteur comme moi. Je vous laisse absolument le maître de le joindre ou non à la prochaine édition, quand nous en donnerons une. Faites, je vous prie, exactement ce que je désire quant au portrait, et croyez-moi toujours, etc.

»Faites-moi l'amitié de me répondre; je ne serai pas tranquille que je ne sache les épreuves et la planche détruites. On dit que le Satirist a rendu compte de Childe-Harold, je n'ai pas besoin de demander dans quel sens; mais je voudrais savoir s'il a reproduit ses anciennes personnalités? J'ai un intérêt plus grand que le mien là-dedans: souvent, dans ces sortes d'articles, on introduit des noms étrangers, surtout des noms de femmes.»


LETTRE CXII.

À LORD HOLLAND.

Cheltenham, 14 octobre 1812.

«L'injuste préférence du comité paraît avoir mis en émoi tous les journaux, même celui de mon ami Perry. Il m'a traité assez rudement, tu, Brute! Je compte en retour lui envoyer, par le Morning-Chronicle, la première épigramme qui m'échappera, comme gage de pardon.

»Le comité est-il dans l'intention d'entrer en explication sur sa conduite dans cette affaire? Vous voyez qu'on est assez disposé à l'accuser de partialité. Vous voudrez bien, au moins, me disculper de tout empressement déplacé à me pousser au détriment de tant d'anonymes plus anciens dans le métier, plus habiles que moi, qui n'eussent point été insensibles aux vingt guinées (équivalentes, je crois, à près de deux mille au cours de la banque), sans compter l'honneur. Mais l'honneur, à ce que je vois, ne suffit pas pour un succès dans ce genre de littérature.

»Je voudrais savoir ce qu'il en sera advenu a la seconde représentation, et si quelqu'un aura eu la bonté d'en témoigner quelque satisfaction. Je n'ai vu de journaux que celui de Perry et deux feuilles hebdomadaires. Perry est sévère, les deux autres gardent le silence. Si vous et le comité ne vous repentez pas de votre jugement, je ne m'embarrasserai guère des brillans articles des journaux. Mon opinion à moi, sur ce Prologue, est ce qu'elle a toujours été; je ne suis pas loin, peut-être, d'en penser comme le public.

»Croyez-moi, cher milord, etc., etc.

»P. S. Mes complimens respectueux à lady Holland; son sourire serait une grande consolation pour moi, même à distance.»


LETTRE CXIII.

À M. MURRAY.

Cheltenham, 18 octobre 1812.

«Auriez-vous la bonté de faire insérer correctement (sur une copie correcte, car j'écris fort mal) dans plusieurs journaux, et particulièrement dans le Morning-Chronicle, cette parodie d'un genre tout particulier, car les premiers vers sont absolument ceux de Busby 30. Dites à Perry que je lui pardonne tout ce qu'il a dit et pourra dire contre mon Prologue, mais il faut qu'il me permette de critiquer à mon tour le docteur; et qu'il ne me trahisse pas... audi alteram partem. Je ne sais quelle mouche a piqué M. Perry; autrefois nous étions très-bons amis: mais n'importe, faites seulement insérer ceci.

Note 30: (retour) Le docteur Busby, l'un des concurrens, dont il s'était amusé à parodier le prologue, qui n'en avait pas besoin.

»J'ai un ouvrage pour vous, La Valse, dont je vous fais présent, mais il faut me garder l'anonyme: c'est dans le vieux style des Poètes anglais et les Journalistes écossais.

»P. S. Avec la prochaine édition de Childe-Harold, vous pourrez imprimer les cinquante ou cent premiers vers de la Malédiction de Minerve, jusqu'à la strophe:

Mortel (c'est ainsi qu'elle parla), etc.

vous arrêtant naturellement où commence la Satire proprement dite; la première partie est la meilleure.»


LETTRE CXIV.

À M. MURRAY.

19 octobre 1812.

«Bien des remerciemens, mais il faut que je paie le dommage, et je vous serai obligé de m'en faire connaître le montant. Je crois que les Adresses rejetées sont, de beaucoup, la meilleure chose qui ait paru en ce genre depuis la Rolliade, et je souhaiterais, dans votre intérêt, que vous en fussiez l'éditeur. Dites à l'auteur que je lui pardonnerais de grand cœur, se fût-il montré vingt fois plus satirique, et que ses imitations ne sont pas du tout inférieures aux fameuses imitations d'Hawkins Browne. Il faut que ce soit un homme de beaucoup d'esprit, et d'un esprit moins désagréable et moins offensant que celui qu'on rencontre généralement dans ces sortes d'ouvrages; somme toute, j'admire beaucoup le sien et lui souhaite beaucoup de succès. Le Satirist, comme vous l'avez pu voir, a maintenant changé de ton; nous voilà délivrés, je crois, des critiques de Childe-Harold. J'ai en mains une Satire sur la Valse, qu'il faudra que vous publiiez anonyme; elle n'est pas longue, deux cents vers au plus, mais cela fera une assez bonne petite brochure. Vous l'aurez sous peu de jours.

»P. S. L'éditeur du Satirist mérite des éloges pour son abjuration; après cinq ans de guerre ouverte! c'est ce qu'on appelle s'exécuter de bonne grâce.»


LETTRE CXV.

À M. MURRAY.

23 octobre 1812.

«Mes remerciemens, comme à l'ordinaire. Vous allez en avant d'une manière admirable; mais ayez soin de satisfaire l'appétit du public, qui maintenant doit en avoir assez de Childe-Harold. La Valse sera prête. Cela fait un peu plus de deux cents vers, avec une espèce de préface, sous forme d'épître à l'éditeur. J'ai quelque envie de donner, avec Childe-Harold, les premiers vers de la Malédiction de Minerve, jusqu'au premier discours de Pallas, parce qu'ils ne contiennent rien contre la personne qui eût pu se plaindre du reste du poème, et que quelques amis pensent que je n'ai jamais rien écrit de mieux; il sera facile de les baptiser du nom de Fragment descriptif.

»La planche est brisée! Entre nous, elle ne ressemblait pas du tout au portrait, et puis la figure de l'auteur, plantée au frontispice d'un ouvrage, ne signifie pas grand chose. Dans tous les cas, un portrait comme celui-là n'eût pas poussé beaucoup à la vente. Je suis sûr que Sanders n'eût pas survécu à la publication de la gravure. À propos, le portrait peut, jusqu'à mon retour, rester dans ses mains, ou dans les vôtres, à votre choix. L'une des deux épreuves restant est bien à votre service, jusqu'à ce que je vous en donne une meilleure; mais il faut absolument que l'autre soit brûlée. Encore une fois, n'oubliez pas que j'ai un compte à régler avec vous, et que tout cela doit y figurer. Je vous donne déjà assez de peine, sans souffrir que vous fassiez des dépenses pour moi.

»Vous savez mieux que moi quelle influence peut avoir à l'avenir, sur la vente de Childe-Harold, tout ce bruit que vient d'occasioner le Prologue L'autre parodie qu'a reçue Perry est, je crois, la mienne. C'est le discours du docteur Busby mis en vers burlesques. Vous allez demeurer dans Asbermale-Street; j'en suis charmé, nous serons plus proches voisins. Je suis au moment d'aller chez lord Oxford, mais l'on m'y renverra mes lettres: Si vous en avez le loisir, toutes communications de votre part seront reçues avec plaisir par le plus humble de vos scribes. Est-ce M. Ward qui a rendu compte dans le Quarterly-Review de la Vie de Horne Tooke? L'article est excellent.»


LETTRE CXVI.

À M. MURRAY.

Cheltenham, 22 novembre 1812.

«À mon retour de chez lord Oxford, j'ai trouvé ici votre aimable billet; je vous serai obligé de garder les lettres en question, et celles qui pourraient encore être adressées de même, jusqu'à ce qu'à mon retour en ville je vienne les réclamer; ce qui sera probablement sous peu de jours. On m'a confié un poème manuscrit, très-long et très-curieux, écrit par lord Brooke (l'ami de sir Philippe Sydney), que je voudrais soumettre au jugement de M. Gifford, lui demandant en même tems: 1° s'il n'a jamais été imprimé; 2° si, dans le cas contraire, il vaudrait la peine de l'être? Ce manuscrit fait partie de la bibliothèque de lord Oxford: il faut qu'il ait été dédaigné par les collecteurs de la Bibliothèque des manuscrits harleïens, ou qu'ils n'en aient pas eu connaissance. Le tout est écrit de la main de lord Brooke, excepté la fin. C'est un poème très-long, en stances de six vers. Il ne m'appartient pas de hasarder une opinion sur son mérite; mais si ce n'était trop de liberté, je serais charmé de le soumettre au jugement de M. Gifford, qui, d'après son excellente édition de Massinger, doit être aussi décisif sur les ouvrages de cette époque, que sur ceux de la nôtre.

»Passons maintenant à un sujet moins important et moins agréable. Comment M. Mac-Millan s'est-il permis, sans vous consulter non plus que moi, de mettre le mien en tête de son volume des Adresses rejetées? Cela ne ressemble-t-il pas à un vol? Il me semble qu'il eût pu avoir la politesse de demander permission; bien que je n'eusse pas intention de m'y opposer, et que je laisse volontiers les cent onze se fatiguer de ces basses comparaisons. Je crois que le public est passablement ennuyé de tout cela; je ne m'en suis pas mêlé et ne m'en mêlerai certainement pas, à part les parodies; encore les aurais-je fait disparaître si j'avais su que le docteur Busby avait publié sa lettre apologétique et son post-scriptum: mais j'avoue que sa conduite m'avait d'abord paru toute autre. Quelque charlatan a emprunté le nom de l'alderman Birch pour vilipender le docteur Busby, il eût mieux fait de se tenir tranquille.

»Mettez de côté, pour moi, un exemplaire des Nouvelles Lettres de Junius de Woodfall, et croyez-moi toujours, etc.»


LETTRE CXVII.

À M. WILLIAM BANKES.

26 décembre 1812.

«La multitude de vos recommandations rend à peu près inutile ma bonne volonté de vous en procurer. Les plus notables de mes amis sont de retour: Leake de Janina, Canning et Adair de la ville des croyans. À Smyrne, il n'y a pas besoin de lettres; les consuls sont toujours empressés à rendre service aux personnes honorables. À tout hasard, je vous ai envoyé trois lettres, dont l'une, pour Gibraltar, bien qu'elle ne soit pas nécessaire, vous ouvrira un accès plus facile, et vous donnera de suite une sorte d'intimité dans une famille aimable. Vous verrez bientôt qu'un homme de quelque importance n'a guère besoin de lettres, si ce n'est pour des ministres et des banquiers, et je ne doute pas que vous n'en ayez déjà suffisamment de cette nature.

»Il n'y a rien d'impossible que je vous voie en Orient au printems; si donc vous voulez m'indiquer quelque rendez-vous pour le mois d'août, je vous écrirai, ou bien je m'y trouverai personnellement. Une fois en Albanie, je désirerais que vous vous informassiez du dervis Tahiri, et de Vascilie ou Basile, et que vous présentiez mes complimens aux visirs d'Albanie et de Morée. Si vous vous recommandez de moi près de Soleyman de Thèbes, je crois qu'il s'emploiera pour vous. Si j'avais mon drogman, ou que j'écrivisse le turc, je vous aurais donné des lettres réellement utiles; mais il n'y en a pas besoin pour les Anglais, et les Grecs ne peuvent rien par eux-mêmes. Vous connaissez déjà Liston; moi je ne le connais pas, parce qu'il n'était point ministre de mon tems. N'oubliez pas de visiter Éphèse ainsi que la Troade, et donnez-moi de vos nouvelles. Je crois que G. Foresti est maintenant à Janina; mais, dans le cas contraire, celui qui s'y trouvera se fera certainement un plaisir de vous être agréable. Prenez garde aux firmans; ne vous laissez jamais tromper; l'étranger est mieux protégé en Turquie qu'en quelque lieu que ce soit; ne vous fiez pas aux Grecs, et emportez quelques présens pour les beys et les bachas, tels que montres, pistolets, etc.

»Si vous rencontrez à Athènes, ou ailleurs, un certain Démétrius, je vous le recommande comme un bon drogman. J'espère vous répondre bientôt; dans tous les cas, vous trouverez des essaims d'Anglais maintenant dans le Levant.

»Croyez-moi, etc.»


LETTRE CXVIII.

À M. MURRAY.

20 février 1813.

«À part le petit compliment que l'auteur veut bien m'adresser 31, je trouve, dans Horace à Londres, quelques stances sur lord Elgin que j'approuve tout-à-fait. Je voudrais avoir l'avantage de connaître M. Smith, je lui communiquerais la curieuse anecdote que vous avez lue dans la lettre de M. T***s: s'il le désire, je pourrai lui en donner la substance pour sa seconde édition; sinon, nous l'ajouterons à la nôtre, quoique nous nous soyons, je crois, assez occupés de lord Elgin.

Note 31: (retour) Dans l'ode intitulée le Parthénon, Minerve parle ainsi:

«Tous ceux qui verront mon temple mutilé poursuivront d'une rage classique le barbare qui l'a ravagé; bientôt un noble poète des îles britanniques captivera les suffrages et l'admiration de la patrie, et enflammera son siècle par le récit des malheurs d'Athènes.»

»Ce que j'ai lu de cet ouvrage me semble admirablement fait. Mes éloges ne valent guère la peine d'être répétés à l'auteur; présentez-lui toujours mes remerciemens pour ceux qu'il a bien voulu m'accorder. L'idée est neuve; nous avons d'excellentes imitations des satires, etc., par Pope; je ne me rappelle qu'une seule ode qu'il ait imitée, et je ne crois pas qu'un autre l'ait essayé que lui.

»Tout à vous, etc.»


Nous avons déjà dit que les sommes dont il avait eu besoin à l'époque de sa majorité, il se les était procurées à un intérêt ruineux. La lettre suivante a rapport à quelques transactions relatives à ce sujet.


LETTRE CXIX.

À M. ROGERS.

25 mars 1813.

«Ci-joint vous trouverez un bon pour l'intérêt usuraire dû au protégé de lord ***; je voudrais que vous vissiez aussi pour moi sa seigneurie. Quoique la transaction montre d'elle-même la folie de l'emprunteur et la friponnerie du prêteur, je n'ai jamais eu l'intention de nier la dette, comme je l'aurais pu légalement, ni de refuser le paiement du principal, pas même peut-être des intérêts tout illégaux qu'ils soient. Vous savez qu'elle était ma position, ce qu'elle est encore. Je me suis défait d'un domaine qui était dans ma famille depuis près de trois cents ans, et n'avait jamais, pendant tout ce tems, eu la honte de tomber aux mains d'un homme de loi, d'un homme d'église, ou d'une femme. Je me suis décidé à ce sacrifice pour payer cette dette et d'autres de même nature. Maintenant je ne puis toucher le prix de cette vente, et je ne le pourrai peut-être de quelques années. Je me trouve donc dans la nécessité de faire attendre des personnes qui, eu égard aux intérêts qu'elles reçoivent, ne doivent pas en être trop fâchées; c'est moi seul qui y perds.

»Quand j'arrivai à l'âge de majorité, en 1809, j'offris ma propre garantie à condition d'un intérêt légal; je fus refusé. Maintenant je ne veux plus en passer par où ces gens-là veulent. Il est possible que j'aie vu cet homme; mais je ne me souviens des noms d'aucunes des parties: je n'ai connu que les agens et mes garans. J'ai certainement la volonté de payer mes dettes, dès que je pourrai. La position de cette personne peut être fâcheuse; la mienne ne l'est-elle pas aussi à tous égards? Je ne pouvais prévoir que mon acheteur ne me paierait pas mon domaine de suite. Je suis charmé de pouvoir encore faire quelque chose pour mon Israélite, et je voudrais en dire autant du reste des douze tribus.

»Tout à vous, cher Rogers,»

BYRON.


Au commencement de cette année, M. Murray désirant publier une édition des deux chants de Childe-Harold, avec des gravures, le noble auteur entra avec beaucoup d'empressement dans son idée. Il dit, à ce sujet, dans un billet à M. Murray: «Westall est, je crois, convenu de fournir des gravures pour votre livre; l'une d'elles sera, j'imagine, la jolie petite fille que vous avez vue l'autre jour 32, mais sans nom, et simplement comme un modèle d'esquisses relatives au sujet. Je voudrais aussi avoir le portrait que je vous ai montré, de l'ami dont il est question dans le texte à la fin du chant premier et dans les notes, ce qui suffit pour justifier l'addition de ces gravures.»

Note 32: (retour) Lady Charlotte Harley, à laquelle il adressa dans la suite, sous le nom d'Ianthé, les vers qui forment l'introduction de Childe-Harold.(Note de Moore.)

Dès les premiers jours du printems, il publia, en gardant l'anonyme, sa satire sur la Valse, qui, malgré tout l'esprit qui s'y trouve, fut si loin de répondre à ce que le public attendait alors de lui, que l'on ajouta aisément foi au désaveu qu'il crut devoir en faire dans la lettre suivante.


LETTRE CXX.

À M. MURRAY.

21 avril 1813.

«Je serai à Londres dimanche prochain, et je viendrai causer avec vous au sujet des dessins de Westall. Je dois poser pour qu'il fasse mon portrait, à la demande d'un ami; et comme celui qu'a fait Sanders n'est pas bon, vous préférerez probablement celui-ci. Je voudrais que vous envoyassiez celui de Sanders chez moi, immédiatement et avant mon arrivée. J'apprends qu'on m'attribue un certain poème malicieux sur la Valse; j'espère que vous aurez soin de contredire ce bruit: l'auteur, j'en suis sûr, ne serait pas content de me voir responsable de ses folies. L'in-4° de M. Hobhouse ne doit pas tarder à paraître; envoyez, je vous prie, chez lui pour avoir l'un des premiers exemplaires que je compte emporter avec moi dans mon voyage.

»P. S. L'Examiner 33 vous menace de faire quelques observations sur vous la semaine prochaine. Comment êtes-vous parvenu à avoir votre part d'une colère qu'il n'avait jusqu'ici épanchée que sur le prince? Je présume que le ban et l'arrière-ban de vos scribleres 34 s'apprête à rompre une lance pour la défense du moderne Tonson 35... M. Burke, par exemple, n'y manquera pas.

»Envoyez-moi mon compte dans Bermet-Street; je veux le régler avant de partir.»

Note 33: (retour) semaine, et forme deux feuilles in-4°. C'est l'un des mieux rédigés des journaux anglais, et celui dont les idées de liberté civile et religieuse s'accordent davantage avec celles des publicistes français, pour lesquels il professe la plus grande estime, et auxquels il fait de frequens emprunts.(N. du Tr.)
Note 34: (retour) Allusion à Martinus Scribler de Pope.
Note 35: (retour) Libraire fameux du dix-huitième siècle.

Au mois de mai parut son magnifique fragment du Giaour. Quoique ce premier jet n'eût point encore toute la perfection à laquelle il le porta dans la suite, le public reçut avec admiration et enthousiasme cette nouvelle œuvre de son génie. L'idée d'écrire un poème par fragmens lui fut suggérée par le Christophe Colomb de M. Rogers. Quoi que l'on puisse dire contre une telle manière de composer en général, on doit avouer qu'elle convenait parfaitement au caractère de Lord Byron, lui permettant de s'affranchir de ces difficultés mécaniques qui, dans une narration régulière, gênent le poète, pour ne pas dire qu'elles le refroidissent et le glacent, et de laisser à l'imagination de ses lecteurs à remplir les intervalles qui eussent dû séparer ces morceaux pathétiques qui étaient le triomphe de son beau talent. La fable de ce poème avait encore pour son imagination ce genre d'attrait qui lui permettait de rapporter, jusqu'à un certain point, à lui-même, un événement dans lequel il joue l'un des premiers rôles. Après la publication du Giaour, quelques versions inexactes de cet événement romanesque ayant circulé dans le public, le noble auteur pria son ami, le marquis de Sligo, qui avait visité Athènes peu de jours après, de vouloir bien lui communiquer ses souvenirs sur cette affaire. Voici la réponse de lord Sligo.


Albanie, lundi, 31 août 1813.

Mon Cher Byron,

«Vous m'avez prié de vous dire ce que je puis avoir appris à Athènes sur une jeune fille qui fut près d'être mise à mort quand vous y étiez; et vous désirez que je n'omette aucune des circonstances relatives à cette affaire, qui seraient à ma connaissance. Pour répondre à votre désir, je vais vous dire tout ce que j'en ai appris; et je ne saurais être bien loin de l'exacte vérité, puisque la chose s'était passée un ou deux jours seulement avant mon arrivée, et formait conséquemment alors le sujet général de toutes les conversations.

»Le nouveau gouverneur, encore inaccoutumé aux rapports avec les chrétiens, avait naturellement sur les femmes les mêmes idées barbares qu'ont tous les Turcs. En conséquence, et suivant au pied de la lettre la loi de Mahomet, il avait ordonné que cette jeune fille fût cousue dans un sac et jetée à la mer, ce qui se fait presque tous les jours à Constantinople. Comme vous reveniez de vous baigner au Pyrée, vous rencontrâtes le cortége qui allait mettre à exécution la sentence rendue contre la pauvre malheureuse. On ajoute qu'ayant appris où ces gens-là allaient et quelle était la patiente, vous intervîntes aussitôt; et que, comme on hésitait à obéir à vos ordres, vous fûtes obligé d'intimer au chef de l'escorte que vous l'y contraindriez par la force, comme cette menace ne suffisait pas encore pour le décider, vous tirâtes un pistolet, lui disant que, s'il refusait plus long-tems de vous obéir et de retourner avec vous jusqu'à la maison de l'aga, vous alliez lui brûler la cervelle. Là-dessus, cet homme consentit à revenir sur ses pas jusque-là, et vous obtîntes par des menaces, par des prières, et peut-être aussi par des présens, la grâce de la jeune fille, à condition qu'elle quitterait Athènes. On dit que vous la conduisîtes d'abord au couvent, et que pendant la nuit vous la fîtes partir pour Thèbes, où elle trouva un sûr asile. Voilà tout ce que je sais de cette histoire, telle que je me la rappelle aujourd'hui. Si vous désirez m'adresser d'autres questions à ce sujet, je suis prêt à y répondre avec le plus grand plaisir.

»Je suis, bien sincèrement, mon cher Byron, etc.,

SLIGO.

»Je crains que vous n'ayez bien de la peine à lire mon griffonnage, mais je suis pressé par les préparatifs de mon voyage; vous m'excuserez.»


Le Giaour offre un exemple remarquable de l'abondance de son imagination une fois que les sources en étaient ouvertes sur un objet. Ce poème s'agrandit tellement pendant l'impression de la première édition et les intervalles des autres, que de quatre cents vers qu'il contenait d'abord, il s'élève maintenant à près de quatorze cents. En effet, le plan qu'il avait adopté d'une série de fragmens,

Un paquet de perles orientales enfilées au hasard,

lui laissait la liberté d'introduire, sans avoir égard à rien qu'au ton général de l'ouvrage, tous les sentimens, toutes les images qui s'offraient à son imagination active. On peut voir jusqu'où il portait cette liberté, dans une note de sa main à la marge du paragraphe,

Beau climat où chaque saison sourit...

dans laquelle il dit: «Je n'ai pas encore fixé la place où je devrai insérer ces vers; je le ferai quand je vous verrai,... car je n'ai pas un seul exemplaire ici.»

Même dans ce nouveau passage, tout riche qu'il était d'abord, son imagination trouva moyen d'ajouter de nouvelles beautés: car cette partie si pittoresque depuis

Car là, la rose croît sur les rochers, dans le vallon, etc.

jusqu'à

Ses gémissemens se changent en chants joyeux...

fut encore ajoutée après coup. Parmi les autres morceaux qui parurent dans cette nouvelle édition, je ne sais si ce fut la troisième ou la quatrième, car, entre celle-là et la première, il s'écoula à peine six semaines, on doit compter cette belle et mélancolique description de la Grèce, privée, pour ainsi dire, de la vie, dont le premier critique du siècle (M. Jeffrey) a dit qu'il ne connaissait pas, dans aucun poète d'aucun siècle, d'aucun pays, une image plus vraie, plus mélancolique, plus délicieusement achevée 36. Parmi les heureuses additions à cette nouvelle édition, il faut encore compter les vers,

Le cigne fend les eaux avec fierté, etc.

et ces autres si pathétiques,

Ma mémoire n'est plus maintenant que le tombeau, etc.

Note 36: (retour) Dans le Constantinople de Dallaway, livre que Byron a dû naturellement consulter, je trouve une phrase extraite de l'Histoire de la Grèce de Gilliers, qui renferme peut-être le premier germe de la pensée que le génie a si admirablement développée: «L'état présent de la Grèce, comparé à l'ancien, est comme l'obscurité silencieuse du tombeau opposée à l'éclat brillant de la vie active.»

Quand je le rejoignis à Londres, au printems, je trouvai encore plus général et plus grand, s'il est possible, l'enthousiasme où j'avais laissé chacun pour sa personne et ses écrits, dans la société et dans le monde littéraire. Dans le petit cercle qui l'entourait plus immédiatement, la familiarité avait peut-être commencé, suivant l'usage, à diminuer un peu l'enchantement. Sa gaîté, son abandon, après une connaissance plus intime, ne pouvait manquer de détruire le charme de cette tristesse poétique, dont les yeux plus éloignés le voyaient toujours entouré; tandis que les notions romantiques que ses lectrices avaient attachées aux amours auxquels il fait allusion dans ses poèmes, sans citer de noms, couraient risque de diminuer beaucoup, quand elles voyaient, de trop près, les objets qu'on supposait enflammer pour le moment son imagination et son cœur. Il faudrait que la maîtresse d'un poète demeurât, s'il était possible, pour les autres, un être aussi imaginaire qu'elle l'a été souvent pour lui-même, grâces aux qualités dont il s'est plu à la doter. Quelque belle que soit la réalité, elle ne saurait manquer de rester bien inférieure au portrait qu'une imagination trop ardente a pris plaisir à s'en faire. Si nous pouvions rassembler devant nous toutes les beautés que l'amour des poètes a immortalisées, depuis la dame de haut lieu jusqu'à la simple bachelette, depuis les Laures et les Sacharisses jusqu'aux Chloés et aux Jannetons, il nous faudrait, je crois, chasser de notre imagination bien des notes brillantes que la poésie y a logées, et souvent notre admiration de la constance et de l'imagination du poète s'accroîtrait en découvrant combien son idole en était peu digne.

Mais si, dans un commerce plus intime, on perdait beaucoup de l'idée romanesque que l'on s'était faite du caractère personnel du poète, ce désappointement de l'imagination était plus qu'amplement compensé dans le petit cercle qu'il fréquentait habituellement par les qualités franches, sociales et engageantes qu'on lui voyait déployer. Il était encore remarquable pour l'absence de tout pédantisme, de toute prétention d'homme de lettres, et on eût pu lui donner avec justice l'éloge que fait Sprat de Cowley: Peu de gens eussent pu deviner, à l'extrême facilité de son commerce, que c'était un grand poète. Tandis que ses amis intimes, ceux qui étaient parvenus, pour ainsi dire, derrière les coulisses de sa renommée, le voyaient ainsi sous son véritable jour, avec ses faiblesses et son amabilité; les étrangers et ceux qui l'approchaient de moins près restaient sous le charme de son caractère poétique, et plusieurs pensaient que la gravité, l'orgueil, la sauvagerie de quelques-uns de ses personnages étaient les traits distinctifs, non-seulement de son esprit, mais encore de ses manières. Cette idée a été si générale, elle a régné si long-tems que, dans quelques essais sur son caractère, publiés depuis sa mort, et contenant du reste beaucoup d'aperçus frappans de justesse, nous trouvons dans son prétendu portrait des traits tels que ceux-ci: «Lord Byron avait un esprit sérieux, positif, sévère; un caractère satirique, dédaigneux et sombre. Il n'avait pas la plus légère sympathie pour une gaîté insensible; à l'extérieur, on voyait un air chagrin, le mécontentement, le mépris, la misanthropie, et sous cette masse de nuages et de ténèbres, etc., etc. 37»

Note 37: (retour) Lettres sur le caractère et le génie poétique de Lord Byron, par sir Égerton Bridges, baronnet.

Il avait la conscience intime du double aspect sous lequel il était envisagé par le monde et par ses amis; non-seulement il s'en amusait, mais il en était flatté comme d'une preuve de la diversité et de la flexibilité de ses moyens. En effet, comme je l'ai déjà remarqué, il était loin d'être insensible à l'effet qu'il produisait personnellement sur la société; et la place distinguée qu'il avait prise dans le monde, depuis le commencement de notre liaison, n'altérait en rien l'aimable simplicité et l'abandon qu'il apportait dans notre commerce intime. Je remarquais, quant au monde extérieur, quelques légers changemens dans sa conduite, qui semblaient indiquer la conscience de la supériorité qu'il avait acquise. Entre autres circonstances, soit que sa timidité s'accommodât mal de se voir l'objet des regards de tout le monde, ou que, suivant l'opinion de Tite-Live, il crût que les hommes éminens ne doivent pas trop familiariser le public avec leur personne 38, il évitait, beaucoup plus qu'au commencement de notre liaison, de se montrer le matin et dans les lieux fréquentés. L'année précédente, avant que son nom fût devenu si célèbre, nous avions été à l'exposition dans Sommerset-House et dans d'autres lieux semblables 39, et je ne doute pas que la véritable raison qui lui fit alors éviter les endroits fréquentés ne fût cet extrême déplaisir qu'il éprouvait de la difformité de son pied, difformité qui devait d'autant plus attirer les regards du public que son beau talent le rendait plus universellement connu.

Note 38: (retour) Continuus aspectus minus verendos magnos homines facit.
Note 39: (retour) La seule chose qui me frappât en lui, comme extraordinaire, dans ces occasions, c'est le malaise qu'il semblait éprouver de porter un chapeau. En effet, il en avait perdu l'habitude, allant toujours en voiture en Angleterre, et portant en voyage une sorte de bonnet de fourrageur. Le fait est que je ne me rappelle pas lui avoir vu un chapeau sur la tête depuis ce tems-la.(Note de Moore.)

Parmi les momens que nous avons passés joyeusement ensemble, je me rappelle plus particulièrement un certain soir où il se livra à la gaîté la plus extraordinaire. Au sortir de quelque assemblée, nous avions reconduit M. Rogers chez lui. Lord Byron qui, suivant sa coutume, n'avait pas dîné les deux jours précédens, éprouvant alors une faim canine, demanda à grands cris quelque chose à manger. Notre repas, qu'il ordonna lui-même, ne consista qu'en pain et en fromage, et rarement ai-je pris part à un plus joyeux souper. Il arriva que notre hôte venait de recevoir l'hommage d'un volume de poésies, écrites à l'imitation avouée des anciens poètes anglais, contenant, comme la plupart des modèles en ce genre, beaucoup de choses belles et frappantes, mêlées à plus de détails encore insignifians, fantastiques et absurdes. Dans la disposition d'esprit où nous nous trouvions, Lord Byron et moi, ce furent ces derniers dont nous nous occupâmes exclusivement, et il faut avouer que, plus nous lisions, plus nous trouvions sujet de rire.

En vain, pour rendre plus de justice à l'auteur, M. Rogers essaya-t-il d'attirer notre attention sur quelques-unes des beautés réelles de l'ouvrage; il nous convenait mieux de nous attacher exclusivement aux passages qui pouvaient fournir matière à notre humeur enjouée. À force de parcourir le volume dans tous les sens, nous découvrîmes que notre hôte, outre qu'il en admirait sincèrement quelques parties, avait un motif de reconnaissance pour prendre ainsi la défense de son auteur, et qu'un des poèmes contenait de lui un éloge très-pompeux, et, je n'ai pas besoin de le dire, très-mérité. Nous étions trop fous dans le moment pour nous arrêter, même devant cet éloge, auquel nous concourions cependant de grand cœur. Le premier vers de cette pièce, autant que je puis me le rappeler, était:

Quand Rogers se livrant au travail, etc.

Lord Byron entreprit de la lire tout haut, mais il ne put jamais aller au-delà des deux premiers mots. Notre rire fou était alors arrivé à un point tel que rien ne pouvait plus l'arrêter. Il recommença deux ou trois fois, mais à peine avait-il prononcé Quand Rogers, que nous nous mettions à rire sur nouveaux frais, tant et si bien qu'à la fin, malgré le sentiment intime de notre injustice, M. Rogers ne pût s'empêcher de se joindre à nous; nous rîmes alors tous les trois de si bon cœur, que si l'auteur eût été là, je crois en vérité qu'il n'eût pu résister à la contagion.

Un jour où deux après je reçus le billet et les vers suivans: les mots en italique sont tirés de l'éloge même dont nous nous étions permis de rire.


Mon cher Moore,

«Quand Rogers ne doit pas voir les vers ci-joints que je vous envoie pour vous seul. Je suis prêt à fixer tel jour que vous voudrez pour notre visite. Shéridan, ne l'avez-vous pas trouvé délicieux? Le Marchand de volaille a été sa première et sa meilleure plaisanterie 40.

»Tout à vous, etc.

»Je dépose ma branche de laurier.

»Toi, déposer ta branche de laurier! Où donc l'as-tu volée? Et quand elle t'appartiendrait réellement, qui des deux en a le plus besoin, Rogers ou toi? Garde pour toi ce branchage desséché, ou renvoie-le au docteur Donne. Si justice était faite à tous deux, il n'en aurait guère, et toi pas du tout.

Note 40: (retour) Il fait ici allusion à un dîner chez M. Rogers, dont j'ai rendu ailleurs le compte suivant:

«La compagnie se composait de M. Rogers lui-même, Lord Byron, M. Shéridan et l'auteur de ces Mémoires. Shéridan n'ignorait pas notre admiration pour lui. La présence du jeune poète surtout semblait lui rendre les beaux jours de sa jeunesse et tout son esprit; et les détails qu'il nous donna sur les commencemens de sa carrière n'étaient pas moins intéressans pour lui que charmans pour ses auditeurs. Ce fut pendant le cours de cette soirée que nous parlant du poème que M. Whitbread avait composé et envoyé parmi les nombreux prologues destinés à la réouverture de Drury-Lane, et qui, comme les autres, renfermait surtout des allusions au phénix, il dit: «Mais il y avait plus de l'oiseau dans les vers de Whitbread que dans ceux de tous les autres; il était entré dans beaucoup de détails; il avait parlé de ses ailes, de son bec, de sa queue, etc., etc.; enfin, c'était absolument le phénix décrit par un marchand de volaille(Vie de Shéridan.)

»Alors, pour former ainsi la couronne d'Apollon.

»Une couronne! arrange-le comme tu voudras, ton chapelet ne sera jamais qu'un bonnet de fou. La première fois que tu iras dans la ville de Delphes, demande à ceux qui s'y trouveront logés avec toi: ils te diront que Phébus a donné sa couronne à Rogers, quelques années avant que tu ne vînsses au monde.

»Que chacun ait le sien.

»Quand on portera du charbon de terre à Newcastle et des hiboux à Athènes comme une curiosité; quand Liverpool pleurera ses sottises; quand Torys et Whigs cesseront de quereller ensemble; quand la femme de C*** aura un héritier, alors Rogers nous demandera des lauriers, et tu en auras de reste à donner.»

Le nom de Shéridan, cité dans la note précédente, nous offre une heureuse occasion d'extraire du journal de Lord Byron quelques détails sur cet homme extraordinaire pour lequel il professait une admiration sans bornes, le mettant, sous le rapport des talens naturels, infiniment au-dessus de tous les grands politiques de son tems.

«J'ai vu souvent Shéridan en société, il était admirable! Il avait une espèce de goût pour moi; il ne m'a jamais attaqué, du moins en ma présence, comme il attaquait tout le reste, nobles, beaux-esprits, orateurs et poètes. Je l'ai vu battre Whitbread, tourmenter Mme de Staël, anéantir Colman et en faire autant, à peu près, de quelques autres personnes de talens et de réputation, dont je ne cite pas les noms, parce qu'elles sont de mes amis.

»La dernière fois que je me suis trouvé avec lui, ce fut, je crois, chez sir Gilbert Elliot; il était aussi amusant que jamais. Non, je me trompe, c'est chez Douglas Kinnaird que je le vis pour la dernière fois.

»Je me suis trouvé avec lui dans bien des endroits et à bien des parties, à Whitehall avec les Melbourne, chez le marquis de Tavistock, à la salle de vente de Robin, chez sir Humphrey Davy, chez Sam Rogers; enfin, dans toutes sortes de compagnies: je l'ai toujours vu de bonne humeur et d'un esprit délicieux.

»J'ai vu Shéridan pleurer deux ou trois fois; peut-être était-ce des larmes de vin, mais cette circonstance même rendait la chose plus frappante, car qui pourrait voir sans émotion l'âge remplir d'indignes larmes les yeux de Marlborough, et Swift mourir privé de raison et se donnant en spectacle 41.

Note 41: (retour) Quand le célèbre doyen de Saint-Patrick mourut (1745), il y avait plusieurs années qu'il était atteint des infirmités les plus déplorables, et tombé tout-à-fait en enfance.(N. du Tr.)

»Je l'ai vu un jour pleurer à la salle de vente de Robin, à la suite d'un splendide dîner, composé des personnes les plus illustres par leur naissance et leurs talens: ce fut à cause de quelques observations sur l'obstination des whigs à refuser des places et à censurer leurs principes. Shéridan regarda tout autour de lui et dit: Monsieur, il est aisé à milord G***, ou au comte G***, ou au marquis B***, ou à milord H***, avec quelques milliers de livres sterlings de rente dont une partie leur vient de sinécures actuelles, ou qu'ils ont héritées par les sinécures de leurs ancêtres aux dépens de la fortune publique, de venir vanter leur patriotisme et de se tenir loin des tentations; mais ils ne savent pas quels combats ont à supporter, pour y résister, ceux qui, avec autant d'amour-propre, des talens au moins égaux, et des passions qui certes ne sont pas inférieures, n'ont jamais eu de leur vie un shilling qu'ils puissent dire à eux appartenant. En disant cela il se mit à pleurer.

»Je l'ai entendu dire plus d'une fois qu'il n'avait jamais eu un shilling à lui appartenant; à coup sûr, il trouva moyen d'en avoir un bon nombre appartenant aux autres.

»En 1815, j'avais occasion de faire une visite à mon homme d'affaires, je le trouvai avec Shéridan. Après quelques politesses réciproques, celui-ci se retira le premier. Avant de parler de ma propre affaire, je ne pus m'empêcher de m'informer de celle de Shéridan. Oh! répondit le procureur, c'est comme à l'ordinaire; il vient pour tâcher d'arrêter les poursuites de son marchand de vins, mon client. Eh bien! lui dis-je, que comptez-vous faire? Rien du tout, pour le présent, dit-il; voudriez-vous que nous obtenions un jugement contre le vieux Sherry? à quoi cela nous mènerait-il? Là-dessus il se mit à rire et à parler des rares talens de Shéridan pour la conversation.

»Or, je sais, par expérience personnelle, que mon procureur n'est, certes, pas le plus tendre des hommes, et qu'il n'entend guère rien, hors des statuts et des arrêts. Eh bien! Shéridan, en une demi-heure de conversation, avait trouvé moyen de l'adoucir si bien, que si son client, brave et digne homme du reste, fût venu en ce moment, je crois qu'il l'eût jeté par la fenêtre avec toutes les lois du monde et quelques juges-de-paix par-dessus le marché.

»Tel était Shéridan! capable d'attendrir un procureur! On n'avait rien vu de pareil depuis le tems d'Orphée!

»Un jour, je le vis prendre sa propre Monodie sur Garrick; il s'arrêta à la dédicace à lady douairière ***. À cette vue, il entra en fureur, et s'écria: C'est à coup sûr un faux; jamais je n'ai rien pu dédier à cette vieille hypocrite, à cette infernale prostituée, etc., etc.; et continua ainsi, pendant une demi-heure, son épître dédicatoire à la personne qui en était l'objet. Si tous les écrivains s'exprimaient avec la même franchise, cela serait divertissant.

»Il m'a dit que le soir même du grand succès de l'École de la Médisance (the School for Scandal), il avait été terrassé et mené au corps-de-garde par les watchmen qui l'avaient trouvé ivre et faisant du bruit dans la rue.

»Au moment où il se mourait, on le pressait de consentir à subir une opération: Non, répondit-il, je me suis déjà soumis à deux, et c'est assez dans la vie d'un homme. On lui demanda auxquelles? C'était de s'être fait couper les cheveux et d'avoir posé pour son portrait.

»Je me suis trouvé quelquefois avec Georges Colman; il m'a toujours paru extrêmement plaisant et très-bon compagnon. Mais la gaîté, ou plutôt l'esprit de Shéridan avait quelque chose de sombre, quelquefois même de sauvage; il ne riait jamais, du moins je ne l'ai jamais vu, et je l'observais de près. Colman, c'est différent, il riait, lui. Si j'avais à choisir, et que je ne pusse les avoir tous les deux à la fois, je dirais: Donnez-moi Shéridan pour commencer la soirée, et Colman pour la finir; Shéridan à dîner, et Colman à souper; Shéridan avec le Porto et le Bordeaux; Colman avec tout, depuis le Madère et le Champagne à dîner, le Bordeaux et le Porto du dessert jusqu'au punch de la nuit, jusqu'au grog et au gin étendu d'eau du matin 42. J'ai passé par cette enfilade de liquides avec tous les deux. Shéridan était une compagnie de grenadiers aux gardes-du-corps; mais Colman! un régiment entier... d'infanterie légère, à coup sûr: toujours était-ce un régiment.»

Note 42: (retour) Dans un repas anglais, le Champagne se boit indifféremment pendant le premier service et pendant tout le tems du dîner; le Bordeaux (claret) plus spécialement avec le Madère et le Xerès (Sherry), après que les dames sont retirées. Le grog est de l'eau-de-vie, avec un peu de sucre ou sans sucre, étendue dans de l'eau chaude ou froide, mais plus souvent chaude; le gin est l'esprit du genièvre, et l'un des principaux articles d'importation des Hollandais.(N. du Tr.)

C'est vers cette époque que Lord Byron, je suis fâché d'ajouter par mon entremise, lia connaissance avec M. Leigh Hunt, l'éditeur d'un journal hebdomadaire bien connu, l'Examiner. Je connaissais cette personne depuis 1811, et avec la majeure partie du public, je professais une admiration sincère pour ses talens et son courage comme journaliste. L'intérêt que je prenais à lui personnellement avait été récemment accru par le caractère noble et mâle qu'il avait déployé pendant le cours d'un procès qui lui avait été intenté, ainsi qu'à son frère, pour un libelle, publié dans leur feuille, contre le prince, qui se termina par la condamnation de tous deux à deux ans d'emprisonnement. On se rappellera qu'il existait alors, dans le parti whig, un profond sentiment d'indignation contre un illustre personnage qui venait d'abandonner leurs rangs et leurs principes, après avoir été long-tems regardé comme leur ami et leur patron. Partageant moi-même cette opinion, et peut-être avec un peu trop de chaleur, je pris le plus vif intérêt au sort de M. Hunt; et immédiatement après mon arrivée à Londres, je lui rendis visite dans sa prison. J'en parlais peu de jours après à lord Byron, ajoutant que j'avais été étonné du luxe qui y régnait, des treillages de fleurs au dehors, des livres, des bustes, des tableaux, du piano que j'avais vu dans le donjon de l'homme de lettres. Le noble poète, dont les idées politiques coïncidaient absolument avec les miennes, exprima le plus grand désir de donner la même preuve de respect à M. Hunt; et, en conséquence, à deux ou trois jours de là, nous nous rendîmes ensemble à la prison. À peine l'avais-je introduit, que M. Hunt nous invita à dîner; ce que Byron accepta avec empressement; et, en conséquence, au mois de juin 1813, la prison de Cold-Bath-Fields eut l'honneur de le recevoir dans ses murs comme convive.

Le matin de notre première visite au journaliste, je reçus de Lord Byron les vers suivans évidemment écrits la veille au soir.

19 mai 1813.

«Ô vous qui, sous tous les noms, avez le don de charmer la ville, Anacréon, Tom-Little, Tom-Moore ou Tom-Brow; car le diable m'emporte si je sais de quoi vous devez être plus fier, de vos in-4° à deux guinées, ou de vos petits livres à quatre sous...

»Mais revenons à ma lettre, c'est une réponse à la vôtre. Soyez demain chez moi, aussitôt que vous le pourrez, tout habillé, tout prêt, pour aller voir l'esprit en prison. Plaise à Phébus que nos péchés politiques ne nous y procurent pas aussi un logement. Je suppose que ce soir vous êtes engagé, et que vous avez déserté Sam Rogers pour les bas-bleus de Sotheby; moi-même, bien qu'accablé d'un rhume qui me tue, il faut que je mette ma culotte, et que j'aille faire visite aux Heathcote; mais demain, à quatre heures, nous...

10 heures.

»Arrivé là, mon cher Moore, je suis interrompu par ***.

11 heures et demie.

»*** est parti. Il faut que je m'habille pour aller chez lady Heathcote. Addio

La journée que nous passâmes en prison, si elle ne fut pas très-agréable, eut du moins pour nous quelque chose de singulier et de nouveau. J'avais, par égard pour Lord Byron, stipulé d'avance avec notre hôte que nous serions en aussi petit comité que possible; et quant au dîner, il eut égard à ma prière: nous n'y vîmes qu'un ou deux membres de la famille de M. Hunt, et, autant que je me le rappelle, point d'autre étranger que M. Mitchell, l'ingénieux traducteur d'Aristophanes. Mais, aussitôt après le dîner, arrivèrent plusieurs littérateurs des amis de M. Hunt, qui n'étant connus ni de Lord Byron ni de moi, troublèrent un peu le plaisir que nous éprouvions. Parmi ces nouveaux venus, je me rappelle très-bien M. John Scott, qui depuis écrivit des choses si sévères sur Lord Byron. Il est pénible de songer qu'entre les personnes réunies alors autour du poète, il y en avait une qui devait bientôt attaquer sa réputation de son vivant, tandis qu'une autre, moins honorable encore, devait répandre son venin sur sa tombe.

Ce fut le 2 juin que, présentant une pétition à la Chambre des Lords, il parut pour la troisième et dernière fois comme orateur dans cette assemblée. En retournant chez lui, il entra chez moi, et me trouva m'habillant en toute hâte pour aller dîner. Il était, je me le rappelle, de la meilleure humeur, et encore tout animé de son discours. Comme je continuais ma toilette dans mon cabinet, il se mit à se promener en long et en large dans la pièce voisine, déclamant tout haut en ma faveur, d'un ton burlesquement sérieux, quelques phrases détachées de sa nouvelle harangue. «Je leur ai dit que c'était une violation palpable de la constitution; que si de pareilles choses étaient tolérées, c'en était fait de la liberté anglaise, et que...--Mais, dis-je, en interrompant le flot de son éloquence, quel était donc ce terrible sujet de plainte?--Le sujet de plainte? répéta-t-il en s'arrêtant, comme pour y réfléchir, oh! je ne m'en souviens pas 43.» Il est impossible de se faire une idée de l'effet comique qu'il donna à ces mots: son geste, son regard, en de semblables occasions, étaient irrésistiblement risibles; car c'était plutôt dans des plaisanteries, des étrangetés de cette nature, que dans des choses spirituelles, à proprement parler, que consistait le charme de sa conversation.

Note 43: (retour) Son discours était à l'occasion d'une pétition du major Cartwright.

Quoiqu'après le brillant succès de Childe-Harold il soit bien évident qu'il cessa de penser au Parlement comme à l'arène de son ambition, on peut croire cependant qu'il ne négligea pas de l'étudier comme un vaste champ d'observations. Pour un esprit aussi vif et aussi varié que le sien, tous les lieux, toutes les choses avaient leur intérêt; dans un bal, dans une école de pugilat, au parlement, tout doit avoir été mis à profit. Voici quelques-unes de ses observations pendant sa courte carrière de sénateur; je les extrais de son propre journal.

«Je n'ai jamais entendu personne qui répondît entièrement à l'idée que je me suis faite d'un orateur. Grattan en aurait approché, si ce n'était son débit d'arlequin. Je n'ai jamais entendu Pitt; Fox, seulement une fois; il me fit l'effet d'un argumentateur: il me paraît aussi différent d'un orateur, qu'un versificateur ou un improvisateur d'un poète. Grey a du grand, mais rien d'oratoire. Canning a quelquefois quelque chose qui y ressemble beaucoup. Je n'ai point admiré Windham, bien que tout le monde l'admire; il m'a paru trop sophiste. Whitbread était le Démosthènes du mauvais goût et de la véhémence vulgaire, mais fort et Anglais. Holland touche par le bon sens et la sincérité. Lord Lansdowne est bien, mais c'est encore un argumentateur. J'aurais beaucoup aimé Grenville, s'il eût voulu réduire ses discours à une heure de durée. Burdett est doux et argentin comme Bélial lui-même; c'est, je crois, le grand favori du pandemonium; du moins, j'ai toujours entendu les gentlemen de la campagne et les solliciteurs des ministres vanter ses discours en haut, et se hâter de descendre pour écouter, dès qu'il se levait pour parler. J'ai entendu Bob Milnes prononcer son second discours; il ne fit pas d'impression. J'aime Ward; il est étudié, mais fin et souvent éloquent. Tout étrange que cela puisse paraître, je n'ai jamais entendu, quoique j'en aie eu souvent l'envie, Peel, mon camarade de collége; il n'y avait que deux autres enfans qui nous séparaient. Mais, si mes souvenirs ne me trompent pas, il est ou devrait être parmi les premiers d'entre eux. Maintenant, je n'aime pas les discours de M. Wilberforce; ce n'est qu'un flux de paroles, des mots et rien que des mots.

»Je doute beaucoup que les Anglais aient aucune éloquence; à proprement parler, je suis porté à croire que les Irlandais en avaient, que les Français en auront et en ont eu dans la personne de Mirabeau. Lord Chatham et Burke sont ceux qui ont le plus approché de l'orateur en Angleterre. Je ne sais ce qu'Erskine peut avoir été au barreau, mais j'aurais voulu qu'il y fût encore chaque fois que je l'ai entendu à la chambre. Lauderdale est perçant, subtil et trop Écossais...

»Parmi tous ces orateurs, bons, mauvais ou passables, je n'ai entendu que bien rarement un discours qui fût à peu près intelligible et pas trop long pour le sujet. Tout calculé, c'est une grande déception, et une chose aussi ennuyeuse et fatigante que possible pour ceux qui sont obligés d'y assister souvent. Je n'ai entendu Shéridan qu'une fois, et peu d'instans; j'aimais sa voix, son débit, son esprit, et c'est le seul orateur que j'aie jamais souhaité entendre plus long-tems.

»Somme toute, les membres de la chambre ont fait sur moi cette impression, que, peu formidables comme orateurs, ils le sont beaucoup comme auditoire. Il est possible qu'il n'y ait point d'éloquence dans un corps aussi nombreux (il n'y a eu que deux orateurs parfaits dans l'antiquité, et peut-être moins encore dans les tems modernes); mais il doit y avoir nécessairement un levain de réflexion et de bon sens, qui leur fait sentir ce qui est bien, ce qui est juste, quoiqu'ils ne puissent pas l'exprimer noblement.

»On prétend que Horne Tooke et Roscoe ont déclaré qu'ils étaient sortis du parlement avec une plus haute opinion de la masse totale d'intégrité et de talens qui s'y trouvait, qu'ils n'en avaient en y entrant. Cette masse totale est probablement à peu près la même; il est probable aussi que le nombre de ceux qui prennent la parole, et leurs talens ne varient guère. Je ne parle point ici d'orateurs, il faut des siècles pour en enfanter un; ce ne sont point choses à trouver dans toutes les réunions septennales ou triennales. Jamais ni l'une ni l'autre chambre ne m'ont inspiré autant de respect et de crainte que le même nombre de Turcs assis dans un divan, ou de méthodistes réunis dans une grange. La timidité et l'agitation nerveuse que j'éprouvais provenaient plutôt du nombre que de la qualité des personnages, plutôt aussi de l'effet que pouvaient produire mes discours hors de la chambre que dedans; sachant bien, comme tout le monde le sait, que Cicéron lui-même, et probablement le Messie, n'eussent jamais changé le vote d'un seul gentilhomme de la chambre ou d'un seul évêque. Notre chambre m'a paru toujours lourde et ennuyeuse, mais l'autre avait de l'intérêt dans les grandes occasions.

»J'ai entendu dire que quand Grattan fit son premier discours à la chambre des communes d'Angleterre, on fut incertain pendant quelques minutes si l'on devait l'applaudir ou lui rire au nez. Le début de son prédécesseur Flood avait été une chute complète et dans des circonstances presque semblables. Mais quand les bancs des sénateurs ministériels, qui avaient les yeux fixés sur Pitt, leur thermomètre, l'eurent vu incliner la tête plusieurs fois en signe d'approbation, ils acceptèrent à l'ordinaire ce signal avec obéissance, et se livrèrent à des applaudissemens d'enthousiasme. Du reste, le discours de Grattan les méritait; c'était un chef-d'œuvre. Je n'ai pu entendre celui-là, étant alors à Harrow; mais j'ai entendu presque tous ceux qu'il prononça dans la suite sur la même question, et aussi celui qu'il fit en 1815 sur la guerre. Je ne partageais pas ses opinions sur ce dernier sujet, mais je partageais l'admiration que son éloquence inspirait à tout le monde.

»Lorsqu'en 1811 ou 1812 je rencontrai chez le poète Rogers le vieil orateur de Courtenay, je fus frappé des restes imposans de sa belle figure, et de la vivacité que conservait encore sa conversation. Ce fut lui qui réduisit Flood au silence dans la chambre anglaise, par une réponse accablante au discours de début du rival de Grattan au Parlement d'Irlande. J'aime à connaître les motifs qui ont déterminé les actions des hommes. Je demandai à Courtenay s'il n'avait pas été poussé par quelque ressentiment personnel, ce que je croyais entrevoir dans l'acrimonie de sa réplique. Il me dit que j'avais deviné juste; qu'en Irlande, cité à la barre du Parlement de ce pays, il avait vu Flood se lever et l'attaquer de la manière la plus dure et la moins méritée; que, n'étant pas membre de la Chambre, il ne put se défendre lui-même; et que l'occasion de se venger de cet affront s'étant présentée quelques années après, dans le Parlement anglais, il n'avait pu s'empêcher d'en profiter. Certes, il paya Flood avec intérêt; car celui-ci ne joua plus aucun rôle, et ne prononça plus guère que deux ou trois discours à la Chambre des Communes anglaises. Je dois cependant citer à part, celui de 1790, sur la réforme parlementaire, dont Fox disait que c'était le meilleur qu'il eût jamais entendu sur ce sujet.»

Il avait entretenu long-tems l'idée de quitter de nouveau l'Angleterre. Il paraît que, dans ses accès de mélancolie et de chagrin, c'était une sorte de consolation pour lui de tourner ses idées vers la liberté d'une vie passée dans les voyages et la solitude. Pendant l'impression de Childe-Harold, il était dans un accès de cette nature, et parlait souvent, dit M. Dallas, de vendre Newsteadt, et d'aller se fixer à Naxos, dans l'Archipel grec; d'adopter le costume et les manières du Levant, et de passer son tems à étudier les langues et les littératures orientales. La joie de son triomphe et les succès qu'il obtint alors dans d'autres carrières que celle des lettres, détournèrent quelque tems sa pensée de ses projets d'émigration. Mais bientôt il y revint; et nous avons vu, dans l'une de ses lettres à M. William Bankes, qu'il brûlait de se trouver une fois encore, au retour du printems, dans les montagnes de sa Grèce bien-aimée. Ce plan céda pendant quelque tems à celui d'accompagner la famille de lord Oxford en Sicile; et ce fut pendant qu'il se préparait à ce voyage, qu'il écrivit les lettres suivantes.


LETTRE CXXI.

À M. MURRAY.

Maidenhead, 13 juin 1812.

«J'ai lu les Légères observations; elles sont raisonnablement méchantes, mais pas trop. Il y a une note à la fin contre Massinger; ainsi, je ne puis me plaindre d'avoir été mis en mauvaise compagnie. L'auteur a découvert quelques métaphores incohérentes dans un passage des Poètes anglais et des Journalistes écossais, page 23, dit-il, mais sans citer quelle édition. Faites les changemens au seul exemplaire qui vous reste, c'est-à-dire, de la cinquième édition, afin que je profite, quoiqu'un peu trop tard, de ses remarques. Au lieu d'instinct infernal, mettez brutal instinct; félons au lieu de harpies; chiens d'enfer au lieu de chiens du sang 44. C'étaient là de vilains vers, et ceux que nous y substituons ne sont guère plus doux; mais, comme je n'ai pas envie de réimprimer cet ouvrage, ces corrections ne sauraient être de grande importance, et sont une satisfaction pour moi, puisque ce sont autant d'amendemens. Le passage critiqué n'a pas plus de douze vers.

Note 44: (retour) Dans un article sur cette satire, écrit pour le Cumberland-Review, mais non imprimé, défunt M. le révérend William Crome avait noté en ces termes l'incohérence de ces métaphores:

«Dans l'espace de trois ou quatre strophes, il transforme un homme en autant d'animaux différens. En trois vers, il va vous le métamorphoser de loup en harpie; et trois autres vers plus bas, il vous en fera un chien du sang.»

Il y a aussi, dans cette critique manuscrite, quelques exemples de légèreté ou d'ignorance relevés dans cette satire, tels que poisson de l'Hélicon; les fleurs attiques exhalent des parfums d'Aonie, etc., etc.

»Vous ne me répondez pas au sujet du livre de H***; j'ai besoin de lui écrire, et je ne voudrais rien lui dire de désagréable. Si vous m'écrivez poste-restante à Portsmouth, j'enverrai chercher votre réponse. Vous ne m'avez jamais parlé de la critique de Colombus, qui va paraître; cela n'est pas juste, je ne crois pas qu'on en ait bien agi envers l'auteur des Plaisirs: cet ouvrage devait le placer plus haut que ne l'ont pensé les écrivains de la Quarterly; mais je ne veux point attaquer les décisions de ces infaillibles invisibles; après tout, l'article est fort bien écrit. L'horreur qu'on a généralement pour les fragmens me fait trembler pour le sort du Giaour; mais vous avez voulu l'imprimer, et peut-être à présent n'êtes-vous pas sans vous en repentir. Enfin j'ai donné mon consentement, et, quoi qu'il arrive, nous n'aurons pas de querelle là-dessus, pas même si je les voyais servir d'enveloppe à la pâtisserie; mais ce ne sera pas sans une appréhension de quelques semaines, en développant chaque pâté.

»J'emporterai les livres qui pourront être marqués G. O. Connaissez-vous les Naufrages de Clarke? Il y avance, m'a-t-on dit, que le premier volume de Robinson Crusoé a été composé par lord Oxford, premier du nom, quand il était prisonnier à la Tour, et donné par lui à De Foe; c'est une anecdote curieuse, si le fait est vrai. Avez-vous redemandé le manuscrit de lord Brooke? Qu'en dit Héber? Écrivez-moi à Portsmouth.

»Tout à vous, etc.»

N.

À M. MURRAY.

18 juin 1813.

Mon Cher Monsieur,

«Voulez-vous vous charger de faire parvenir à son adresse la lettre ci-jointe, en réponse à la plus aimable que j'aie jamais reçue. Je ne puis exprimer à M. Gifford, ni à personne, tout le plaisir qu'elle m'a fait.

»Tout à vous, etc.»

N.


LETTRE CXXII.

À M. W. GIFFORD.

18 juin 1813.

Mon Cher Monsieur,

«Je suis toujours embarrassé de vous écrire sur quoi que ce soit, bien plus encore le suis-je de vous remercier comme je le devrais. Si vous saviez quelle vénération j'ai toujours eue pour vous, même avant de former la plus simple espérance de me lier avec vous, comme auteur ou comme homme, mon embarras ne vous surprendrait pas.

»Tout avis de votre part, même sous la forme plus amère d'un passage de votre Mœviade, ou d'une note à votre édition de Massinger, eût été reçu avec obéissance: j'aurais essayé de profiter de vos censures; jugez si je dois être moins disposé à profiter de vos bontés. Il ne m'appartient pas de renvoyer des éloges à mes anciens et à ceux qui valent mieux que moi; éloges qui, pour être sincères, n'en seraient pas mieux accueillis. Je reçois donc votre approbation avec reconnaissance; et ne vous rendrai pas du cuivre pour de l'or, en essayant d'exprimer les sentimens d'admiration dont je suis pénétré pour vous.

»J'aurai le plus grand égard à ce que vous me conseillez sur les matières religieuses; peut-être le mieux serait-il de les éviter tout-à-fait. Ce que j'en ai écrit et que l'on a blâmé a été interprété à toute rigueur. Je ne suis point un bigot d'incrédulité; je n'ai pas cru que, pour avoir douté de l'immortalité de l'ame, on dût m'accuser d'avoir nié l'existence de Dieu. C'est en comparant le néant de nos individus et le peu d'importance de notre monde, au grand tout dont il n'est qu'un atome, que j'ai d'abord été porté à imaginer que nos prétentions à l'éternité pourraient bien être vaines.

»Cette idée, jointe au dégoût d'avoir été, pendant dix ans que j'ai passés dans une école calviniste écossaise, traîné de force à l'église, m'a donné cette maladie; car, après tout, c'est une maladie de l'esprit, comme tous les autres genres d'hypocondrie 45. ........................................................ ........................................................

Note 45: (retour) Il paraît que le reste de cette lettre s'est perdu.(Note de Moore.)

LETTRE CXXIII.

À M. MOORE.

22 juin 1813.

«... Hier j'ai dîné avec *** l'Épicène, dont les idées politiques sont misérablement changées. Elle est pour le Dieu d'Israël et lord Liverpool, déplorable antithèse de méthodisme et de torysme; elle ne parle que de dévotion et de mystère, et s'attend, j'en suis sûr, que Dieu et le gouvernement vont lui accorder une pension...

»Le prince des libraires et des papetiers, Murray, a des desseins sur vous. Il veut faire de vous la colonne et l'éditeur gagé d'un ouvrage périodique. Qu'en dites-vous? Êtes-vous prêt à vous engager, comme Kit Smart, à fournir, pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, des articles au Visiteur Universel? Sérieusement, il parle de centaines de livres sterling par an, et quoique je déteste traiter de ce misérable signe représentatif, ses propositions peuvent vous rapporter honneur et profit. Pour nous, je suis sûr que nos plaisirs ne sauraient qu'y gagner.

»Je ne sais que dire de l'amitié. Je ne me suis jamais livré à ce sentiment, qu'une fois, à l'âge de dix-neuf ans, et il m'a causé autant de peines que l'amour. Je crains, comme disait l'aïeul de Whitbread au roi, qui voulait le faire chevalier, je crains d'être trop vieux. Néanmoins, personne ne vous souhaite plus d'amis, de gloire et de bonheur que

»Votre, etc.»

Renonçant à son projet d'accompagner la famille de lord Oxford, en Sicile, il songea de nouveau à retourner dans le Levant, comme on le verra par les lettres suivantes; et s'y préparait si bien, qu'il avait acheté, pour en faire présent à ces anciennes connaissances en Turquie, une douzaine environ de tabatières, chez Love, le bijoutier de Old-Bond-Street.


LETTRE CXXIV.

À M. MOORE.

N° 4, Bénédictine-Street, Saint-James's, 8 juillet 1813.

«Votre silence me fait présumer qu'il faut que j'aie fait quelque grosse balourdise en répondant à votre dernière. Je vous prie donc de recevoir ici l'expression de mes regrets, que vous appliquerez à telle partie, ou à la totalité de cette malencontreuse épître. Mais si je me trompe dans cette conjecture, c'est vous qui me devez des excuses pour avoir tenu si long-tems notre correspondance en quarantaine. Dieu sait ce que je puis avoir dit; mais si, comme les déités nonchalantes de Lucrèce, il n'est pas trop indifférent à ce qui regarde les mortels, il sait aussi que vous êtes la dernière personne que je voudrais offenser. Si donc, je l'ai fait, pourquoi diable ne le dites-vous pas tout de suite, et ne soulagez-vous pas votre bile?

»Rogers est à la campagne avec Mme de Staël, qui vient de publier un Essai sur le Suicide, qui ne saurait manquer, je présume, de décider quelqu'un à se brûler la cervelle, comme le sermon prêché par Blinkensop, pour prouver la vérité du christianisme, et dont un de mes amis sortit complètement athée, après y être entré on ne peut plus orthodoxe. Avez-vous trouvé une résidence? Avez-vous fini ou commencé quelques nouvelles poésies? Si vous ne voulez pas me dire ce que j'ai fait, dites-moi du moins ce que vous avez fait, ou ce que vous n'avez pas fait vous-même. Je me dispose toujours pour mon voyage, et désire vivement avoir de vos nouvelles avant de partir; désir que vous devriez satisfaire d'autant plus vite, qu'une fois parti, je ne penserai plus à vous, à ce que vous dites. Je démentirai cette calomnie par cinquante lettres datées de l'étranger, particulièrement de toutes les villes où régnera la peste, sans une goutte de vinaigre ou une bouffée de vapeur de soufre pour vous sauver de la contagion. Écrivez-moi, je vous prie. Je suis fâché d'avoir à vous dire que.................. .......................................................

»Les Oxford se sont embarqués il y a quinze jours environ, et ma sœur est ici, ce qui m'est une grande consolation, car ne nous étant que rarement trouvés ensemble, nous en sommes naturellement plus attachés l'un à l'autre. Je suppose que maintenant les illuminations ont dû arriver jusque dans le comté de Derby ou partout ailleurs que vous soyez. Nous sommes tout frais encore du bruit, des lampions, des transparens et de toutes les absurdités que la victoire amène à sa suite. Drury-Lane offrait en verres de couleur un M et un W, que quelques-uns pensaient signifier maréchal Wellington; que d'autres traduisaient Manager Whitbread (directeur Whitbread): tandis que les dames du voisinage et du foyer comprenaient que c'étaient elles que la dernière lettre désignait 46. Je laisse ce problème aux lumières des commentateurs. Si vous ne répondez pas à la présente, je ne dirai pas ce que vous méritez, mais il me semble que je mérite bien une réponse. Croyez-vous donc qu'il n'y ait pas au monde d'autre poste que la petite poste?... Que le diable m'emporte si votre conduite n'est pas épouvantable.»

Note 46: (retour) W est l'initiale et souvent l'abréviation d'un mot très-énergique en anglais pour signifier courtisane.--Le nombre de ces demoiselles aux environs de Drury-Lane est réellement effrayant.(N. du Tr.)

LETTRE CXXV.

À M. MOORE.

13 juillet 1813.

«... Votre lettre m'a fait beaucoup de bien: en vérité, avec la susceptibilité que l'on vous prête, je craignais d'avoir dit, je ne sais quoi qui vous eût offensé, ce dont j'aurais été désespéré; quoique je ne voie pas de quoi peut s'offenser un homme qui a une belle femme, des enfans à lui, du repos, de la réputation, une honnête aisance et des amis. Je gagerais bien que vous en avez mille, et je ne voudrais pas jurer que j'en aie un seul.

»Dites donc, Moore, savez-vous que je suis étonnemment enclin, remarquez que je ne dis qu'enclin, à devenir sérieusement amoureux de lady A. F., mais *** a ruiné tous mes projets. Quoi qu'il en soit, vous la connaissez; a-t-elle des talens, de la sensibilité, ou un bon caractère? L'un de ces avantages suffirait (j'avais mis suffira, je l'efface). Je ne vous fais point de questions sur sa beauté, je l'ai vue. Mes affaires pécuniaires s'améliorent, et si mon avenir ne s'obscurcissait pas sous d'autres rapports, je prendrais une femme, et celle-là me conviendrait fort si j'avais quelque chance de l'obtenir. Je ne la connais pas encore beaucoup, mais toujours un peu plus qu'avant...

»Je brûle de m'en aller, mais j'éprouve de grandes difficultés pour obtenir mon passage à bord d'un bâtiment de guerre. Ils feraient mieux de me laisser partir, le patriotisme est à l'ordre du jour, mais s'ils montent ainsi sur leurs grands chevaux, je pourrais bien y monter comme eux. Que faites-vous dans ce moment? Vous écrivez, sans doute, quelque chose; nous l'espérons tous, dans notre propre intérêt. Rappelez-vous que vous devez être l'éditeur de mes œuvres posthumes, que vous publierez avec une vie de l'auteur, pour laquelle je vous enverrai des confessions, datées du lazaret de Smyrne, de Malte, ou de Palerme; on peut mourir également partout.

»Nous aurons mardi ce qu'on appelle une fête nationale. Le régent et *** y seront et tous ceux qui peuvent dépenser assez de shillings, pour ce qui coûtait autrefois une guinée. Le Vauxhall est le lieu choisi; on a réservé six billets pour des dames honnêtes, il y en aura au moins trois de reste. Quant aux passeports pour celles d'une vertu moins sévère, ils sont innombrables.

»P. S. Hier soir, Mme de Staël a dirigé sur moi une furieuse attaque: elle a dit que je n'avais pas le droit de faire l'amour; que j'en avais usé comme un barbare à l'égard de ***, que je n'avais pas d'ame, que j'étais et avais toujours été insensible à la belle passion. J'en suis charmé, mais je ne m'en étais pas encore douté. Donnez-moi promptement de vos nouvelles.»


LETTRE CXXVI.

À M. MOORE.

25 juillet 1813.

«Je ne connais pas assez les femmes célibataires pour faire beaucoup de progrès dans la carrière matrimoniale...

»J'ai dîné toute cette semaine comme le dragon de Wautley; j'ai mal à la tête d'avoir tant bu, et ma cervelle n'est plus que de la lie de vin. J'ai rencontré vos amis, les deux époux D***s. Elle a chanté si bien une de vos romances, que j'aurais volontiers pleuré, si je n'avais craint que cela n'eût un air d'affectation. Il me rappelle Hunt, mais en beau, et avec une ame plus musicale peut-être; je voudrais pour beaucoup qu'il pût guérir de son étrange maladie. La partie supérieure de la figure de sa femme est très-belle, et elle lui paraît fort attachée. Il a raison de vouloir quitter ce pays malsain, précisément à cause d'elle; le premier hiver lui enlèverait infailliblement la beauté de son teint, et le second probablement tout le reste.

»Il faut que je vous conte une anecdote. M. M***, dont vous ne vous souciez pas plus que moi, dînait l'autre jour en ville et se plaignait de la froideur du prince régent, à l'égard de ses anciens amis. D***, le savant Israélite, l'accablait de questions... Pourquoi ceci et pourquoi cela? «Pourquoi le prince agit-il ainsi?--Monsieur, à cause de lord ***, qui devrait en mourir de honte?--Pourquoi le lord *** devrait-il en mourir de honte?--Monsieur, parce que le prince...--Mais, monsieur, pourquoi le prince vous a-t-il battu froid?--Eh! ventrebleu, monsieur, parce que je n'ai pas voulu renoncer à mes principes.--Et pourquoi, monsieur, n'avez-vous pas voulu renoncer à vos principes?»

»Cette dernière question n'est-elle pas impayable, surtout adressée à celui à qui elle l'était? M*** a failli en mourir. Peut-être trouverez-vous tout cela stupide; mais, comme Goldsmith le disait de ses pois, c'était une fort bonne plaisanterie, quand je l'ai entendue d'un témoin oculaire; c'est moi qui la gâte en la racontant.

»La saison s'est terminée par un bal de dandies; mais il me reste quelques dîners avec Harrowbys, Rogers frères et Mackintosh; j'y boirai, en silence, à votre santé, et j'y regretterai votre absence jusqu'à ce que le vin des Canaries m'enlève votre souvenir, ou qu'il le rende inutile en vous faisant apparaître assis devant moi, et de l'autre côté de la table. Canning a licencié sa troupe dans un discours prononcé du haut de ****, le vrai trône d'un tory. Représentez-vous-le les renvoyant avec une harangue formelle, et leur disant de songer chacun à leurs intérêts.

J'ai conduit mes coupe-jarrets dans un endroit où ils sont tous bien poivrés. Ils ne sont que trois des cent cinquante restés vivans, et bons pour courir les faubourgs de la ville.

Falstaff n'a-t-il pas voulu désigner le magistrat de Bow-Street? J'oserais parier que l'édition posthume de Malone adoptera cette interprétation.

»Depuis ma dernière, je suis allé à la campagne; j'ai voyagé de nuit; point d'incidens ou d'accidens, si ce n'est une alarme de mon valet, assis à l'extérieur de la voiture, qui, en traversant Epping-Forest, a, je crois, littéralement, jeté sa bourse au pied d'une borne milliaire effrayé par un ver luisant placé sur le second caractère du chiffre romain XIX, et prenant le tout pour un voleur et sa lanterne sourde. Je ne puis m'expliquer ses craintes, que comme suite du cadeau que je lui avais fait d'une paire de pistolets tout neufs; il crut qu'il fallait montrer sa vigilance en m'appelant chaque fois que nous passions devant quelque objet locomotite ou non. Imaginez une course de dix milles avec une alerte tous les cent pas. Je vous ai écrit une lettre effroyablement longue; il faut que cette feuille reste blanche, et serve seulement d'enveloppe pour déjouer la curiosité des commis de la poste. Vous vous plaigniez autrefois que je n'écrivais pas; je vous mettrai des charbons sur la tête, en ne me plaignant pas que vous ne lisez pas.

»Toujours tout à vous, mon cher Moore,»

BYRON.

LETTRE CXXVII.

À M. MOORE.

27 juillet 1813.

«La première fois que vous imiterez le style de Tacite, que ce soit celui du Tacite de moribus Germanorum. Votre dernière équivaut à un silence barbare; c'est la lettre d'un homme des bois; j'attribue votre style laconique à votre isolement sauvage dans Mayfield-Cottage. Si vous établissez notre balance, vous trouverez que vous restez mon débiteur d'une lettre et de la valeur de plusieurs feuilles de papier. Je vous intenterai une action; et si vous ne payez, vous ferez connaissance avec mon procureur. J'ai fait passer votre lettre à Rugiero; mais ne me prenez plus pour facteur, de peur que je ne sois tenté de violer le secret de votre correspondance et de rompre votre cachet.

»Je suis, avec indignation, votre, etc.»


LETTRE CXXVIII.

À M. MOORE.

28 juillet 1813.

«Ne sauriez-vous être satisfait des angoisses de jalousie que vous me faites éprouver, sans me rendre l'infâme entremetteur de votre intrigue épistolaire avec Rogers? Voilà la seconde lettre que vous lui adressez sous mon couvercle, quoique je vous aie fait, moi, une réponse prodigieusement longue; plus, deux ou trois autres plus courtes. Si vous y revenez, je ne puis dire jusqu'où pourra aller ma furie. Je vous enverrai des vers, de l'arsenic, ou tout autre chose malfaisante; quatre mille couplets sur autant de feuilles séparées, au-delà du poids accordé, franc de port, par mon privilége de pair d'Angleterre; privilége dont vous vous prévalez sur un sénateur trop susceptible, pour faire parvenir les chefs-d'œuvre de votre esprit à tout le monde, excepté à lui-même. Je ne veux plus rien affranchir de vous, pour vous, ou à vous, le diable m'emporte, à moins que vous ne changiez de manière d'agir. Je vous désavoue, je renonce à vous; et par toute la puissance d'un éloge, je vais écrire votre panégyrique, ou vous dédier un in-4°, si vous ne me dédommagez amplement.

»P. S. Je dois dîner ce soir avec Shéridan chez Rogers. J'ai quelque rancune contre ce dernier, à cause de l'amitié que vous lui portez; j'ai dessein de faire de copieuses libations de son vin de Bordeaux. Voilà vraisemblablement ma dernière, ou mon avant-dernière lettre; mes préparatifs sont terminés; il ne me reste plus qu'à obtenir mon passage à bord d'un bâtiment de l'état. Peut-être attendrai-je Sligo quelques semaines; ce sera si je ne puis faire autrement.»

Désirant aller en Grèce, il s'était adressé à M. Croker, secrétaire de l'amirauté, pour obtenir son passage à bord d'un vaisseau du roi, partant pour la Méditerranée. Sur l'ordre de celui-ci, le capitaine Barlton du Boyne, qui devait renforcer sir Edward Pellew, consentit à recevoir Lord Byron dans sa chambre. Voici la réponse que fit Lord Byron à la lettre qui lui annonçait cette nouvelle.


LETTRE CXXIX.

À M. CROKER.

Br.-str., 2 août 1813.

Mon Cher Monsieur,

«J'ai reçu l'honneur de votre inattendue 47 et obligeante lettre au moment où j'allais quitter Londres, ce qui m'a empêché de vous en témoigner toute ma reconnaissance aussitôt que je l'aurais désiré. Je fais tous mes efforts pour être prêt avant dimanche, et même, si je n'y réussissais pas, je n'aurais à me plaindre que de ma lenteur, ce qui ne diminuerait en rien le sentiment de la faveur que je reçois. Je n'ai plus qu'à vous demander pardon d'abuser ainsi de votre tems et de votre patience, et à vous offrir mes vœux sincères pour vos succès dans vos affaires publiques et particulières. J'ai l'honneur d'être bien sincèrement,

»Votre très-obligé et très-obéissant serviteur,»

BYRON.

Note 47: (retour) Il appelle la lettre de M. Croker inattendue, parce que, dans la correspondance et les entrevues qu'il avait eues précédemment à ce sujet avec ce gentleman, celui-ci ne lui avait point fait entrevoir la possibilité d'un passage si prompt et dans une aussi agréable compagnie. (Note de Moore.)

Dès l'automne de cette même année, il devint nécessaire de donner une cinquième édition du Giaour, et son imagination infatigable lui fournit de nouveaux matériaux. Les vers commençant par ces mots,

On entend le bruit des clochettes des chameaux qui vont broutant...

et les quatre pages qui suivent le vers,

Oui, l'amour est une lumière du ciel...

furent tous ajoutés lors de cette édition. Toutefois en la comparant avec le poème tel que nous le possédons aujourd'hui, on remarque d'autres additions encore, et entr'autres celle des quatre beaux vers suivans:

C'était une forme de vie et de lumière qui, aperçue une fois, devient comme une partie de ma vue; et de quelque côté que je tournasse les yeux, se représentait comme l'étoile du matin de ma mémoire.

On pourra juger par les lettres et les billets ci-joints, adressés à M. Murray pendant l'impression de cette nouvelle édition, du génie irrésistible qui lui fournissait à chaque instant de nouvelles pensées.

«Si vous ne finissez pas de m'envoyer des épreuves, je ne finirai jamais cette infernale histoire; ecce signum: trente-trois nouveaux vers que je vous envoie pour désespérer tout-à-fait l'imprimeur, et je le crains bien, sans tourner fort à son avantage.»

B.

10 heures et demie du matin, 10 août 1813.

Mon Cher Monsieur,

«Je vous en prie, suspendez le tirage, mon mal me reprend; j'ai quantité de choses à ajouter en vingt endroits. Tout à vous,

B.

»P. S. Vous aurez cela dans le courant de la journée.»


LETTRE CXXX.

À M. MURRAY.

26 août 1813.

«J'ai lu et corrigé une épreuve, mais pas avec assez de soin, et Dieu sait si vous pourrez la lire, sans que votre œil y découvre encore quelques bévues des compositeurs ou de moi. Si vous en avez la patience, relisez-la. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse s'occuper des points, des virgules, etc.; car on dit que moi, je ne suis pas très-fort sur votre ponctuation. Ce n'est pas sans peine que je suis parvenu à ne plus rien ajouter à ce malheureux poème, qui va toujours s'alongeant comme un serpent qui développe ses anneaux. Il est maintenant d'une taille effroyable, plus long qu'un chant et demi de Childe-Harold, c'est-à-dire huit cent quatre-vingt-deux vers, y compris toutes les additions.

«Les derniers vers plaisent à Hodgson, ce qui ne laisse pas d'être rare. Quand il désapprouve quelque chose, il le dit avec une énergie extraordinaire; j'enrage et je corrige. Je les ai jetés là pour adoucir un peu la férocité de notre infidèle, et vu sa position d'homme mourant, je lui donne une assez longue apologie de lui-même...

«Je suis fâché que vous avez dit que vous restiez en ville à cause de moi; j'espère sincèrement que vous ne poussez pas la complaisance jusque-là.

«Et nos six critiques! Il y aurait de quoi fournir la moitié d'un numéro du Quarterly, mais nous sommes dans le siècle du criticisme.»


LETTRE CXXXII 48.

Note 48: (retour) Nous sommes obligés de sauter la Lettre 131: elle roule en entier sur des corrections nécessitées, suivant l'auteur, par la grammaire et la prosodie anglaise. Il est impossible de traduire ces variantes, d'ailleurs peu importantes; puisqu'en passant dans notre langue, les différentes versions ne conserveraient point, ou ne conserveraient que fort peu de différence.(N. du Tr.)

A M. MURRAY.

12 octobre 1813.

«Il faut que vous relisiez le Giaour avec soin; il y a quelques fautes de typographie, surtout dans la dernière page. «Je sais que cela était faux; elle ne pouvait mourir.» Il y avait, et il faut, je savais. Corrigez, je vous prie, cette faute et d'autres de même nature.

«J'ai reçu et lu le British-Review. En vérité, je crois que l'auteur de l'article a raison sur la plupart des points. La seule chose qui me mortifie est de me voir accusé d'imitation. Je n'ai jamais vu le passage de Crabbe; quant à Scott, je ne l'ai suivi que dans sa mesure lyrique, qui est celle de Gray, de Milton, et de quiconque veut l'adopter. Le caractère que j'ai donné au Giaour est certainement mauvais, mais non pas dangereux; et je crois que ses sentimens et sa destinée trouveront peu de prosélytes. Je serai charmé de recevoir de vos nouvelles, mais ne négligez pas vos affaires pour moi.»


LETTRE CXXXIII.

A M. MOORE.

Bennet-Street, 22 août 1813.

«Comme notre ancienne, je dirais presque notre défunte correspondance, tenait trop du levain de la vie de Londres, maintenant paulò majora: il nous faut, s'il vous plaît, parler de la littérature dans toutes ses branches; et d'abord de la plus importante de toutes, du criticisme. Le prince est à Brighton, et Jackson le boxeur est à Margate, où il a, je crois, entraîné Yarmouth pour voir un terrible combat dans ce charmant pays. Mme de Staël a perdu l'un de ses jeunes barons, qui a été tué dans un café à Scrawsenhawsen, par un misérable adjudant allemand. Corinne est dans l'état où seraient toutes les mères à sa place, mais je gagerais qu'elle fera ce dont bien peu de mères s'aviseraient, qu'elle écrira un essai là-dessus. Elle ne saurait exister sans quelque chagrin et sans quelqu'un pour voir et pour lire comment le chagrin lui sied. Je ne l'ai pas vue depuis cet événement; j'en juge, avec peu de charité, sans doute, d'après mes observations antérieures.

»L'article sur le Giaour est le second de l'Édinburgh-Review. Ce recueil est toujours dans le sens de Leith, où est le vent? L'article en question est si sucré, si sentimental, qu'il faut qu'il ait été écrit par Jeffrey amoureux; vous savez qu'il est allé en Amérique épouser une belle dont il était éperdument amoureux depuis plusieurs années. Sérieusement, comme Wimfred Jenkins le dit de Lismahago, M. Jeffrey ou son lieutenant en agissent très-bien envers moi, et je n'ai rien à dire. Toutefois je dirai que si vous ou moi nous étions coupé la gorge pour lui, il aurait bien ri, tandis que nous eussions fait vilaine figure dans nos œuvres posthumes. À propos de cela, j'ai été choisi l'autre jour pour médiateur entre deux gentlemen altérés de carnage; après une longue lutte entre le désir naturel de voir ses semblables s'entre-détruire et le chagrin de voir des hommes faire des sottises pour rien, je suis parvenu à décider l'un à demander excuse, et l'autre à s'en contenter, et tous deux à vivre heureux et contens à l'avenir. L'un était pair, l'autre un de mes amis non titrés; tous deux y allaient beau jeu bon argent; et l'un, le plus doux des hommes, brave, outre cela, et si bon tireur, qu'encore que l'autre soit aussi mince que possible, il l'eût fendu en deux comme un jonc. Somme toute, ils se sont admirablement conduits; et moi, je les ai tirés d'affaire aussitôt que je l'ai pu.

»On vient de publier en Amérique une vie de feu G. F. Cooke, l'acteur comique. Quel livre! je crois que, depuis les mémoires de Barnaby l'ivrogne, rien de semblable n'avait abreuvé la presse. Le foyer, la taverne, les verres de vin, l'eau-de-vie, le punch au whiski, la liqueur du palmier débordent à chaque page. Deux choses m'étonnent dans cette publication: d'abord, qu'un homme puisse vivre si long-tems ivre, et puis qu'il trouve un homme sobre qui se fasse son biographe. Il y a cependant des choses fort plaisantes dans cet ouvrage, mais les bouteilles qu'il a bues et les rôles qu'il a joués y sont trop régulièrement enregistrés.

»Vous vous étonnez que je ne sois pas encore parti, et moi de même, mais les bruits de peste sont réellement alarmans; non pas tant pour la chose en elle-même que pour les quarantaines établies dans les ports, et pour les vaisseaux venant de tous les pays, même d'Angleterre. Il est sûr que quarante ou soixante jours seraient tout aussi sottement employés à terre, mais malgré cela on n'est pas fâché de pouvoir choisir à son gré. La ville est effroyablement déserte; ce qui n'en vaut que mieux. Je suis réellement ennuyé de ne savoir pas ce que je dois faire: je compte bien ne pas rester si je puis, mais où aller? Sligo est pour le Nord: plaisant séjour que Pétersbourg au mois de septembre, avec le nez et les oreilles enveloppées dans un manchon, si l'on ne veut les voir tomber dans sa cravate ou dans son mouchoir de poche. Si l'hiver a traité Bonaparte avec si peu de cérémonie, que ne ferait-il pas d'un pauvre voyageur solitaire? Donnez-moi un soleil, n'importe à quel degré de chaleur, et du sorbet, n'importe à quel degré de froid, et mon paradis est aussi aisé à faire que celui des Persans 49. Le Giaour a maintenant plus de mille vers. Lord Fanny en fait mille comme cela à la journée, n'est-ce pas, Moore? Mauvais plaisant, allons, je vous pardonne.

Note 49: (retour) «Un paradis persan est bientôt fait; il ne lui faut que des yeux noirs et de la limonade.»(Note de Lord Byron.)

»Tout à vous, etc.

»Je m'aperçois que j'ai écrit une longue lettre sans y mettre ni ame ni cœur pour rien; je n'ai rien dit du beau sexe. Le fait est que je me trouve aujourd'hui plus embarrassé que je ne l'ai été de toute l'année, et ce n'est pas peu dire. Il est malheureux que nous ne puissions vivre ni avec ni sans les femmes.

»Je songe maintenant avec regret qu'à peine avais-je vendu Newsteadt que vous êtes venu vous fixer près de là. Êtes-vous allé le voir? Allez-y, mais ne me dites pas qu'il vous plaît. Si j'avais pu prévoir un tel voisinage, je ne crois pas que je l'eusse vendu. Vous eussiez pu y venir si souvent en garçon! car c'était tout-à-fait un séjour de célibataires; abondance de vins et d'autres sensualités; de l'espace, des livres suffisamment, un air d'antiquité surtout (excepté sur la figure des jeunes filles) qui vous aurait convenu dans vos momens sérieux, et vous aurait fait rire quand vous auriez été disposé à la gaîté: je m'étais fait bâtir une salle de bains et un caveau, et maintenant je n'y serai plus enterré. Chose étonnante, que nous ne puissions être sûrs d'un tombeau, au moins d'un tombeau déterminé! Je me rappelle à l'âge de quinze ans avoir lu vos poésies à Newsteadt, que par parenthèse je réciterais presque par cœur, encore aujourd'hui. Quand je lus dans votre préface que l'auteur était encore vivant, j'étais loin de songer que je dusse jamais le voir; quoique je ne sentisse pas la moindre disposition à devenir poète moi-même, vous pouvez croire que j'étais plein d'admiration pour vos vers. Adieu, je vous recommande à la protection de tous les dieux, indous, scandinaves et grecs.

»2e P. S. Il y a, dans ce numéro de l'Edinburgh-Review, un excellent article sur la correspondance de Grimm et de Mme de Staël. Ce fut Jeffrey qui écrivit le mien l'année passée, mais je crois que celui-ci est de quelque autre. J'espère que vous vous dépêchez, autrement cet enragé de Lucien Bonaparte nous laissera tous derrière. J'ai lu une grande partie de son ouvrage manuscrit; réellement cela surpasse tout, excepté le Tasse. Hodgson le traduit en rivalité avec un autre poète. Rogers, je crois, Scott, Gifford, vous et moi devons être juges du défi, c'est-à-dire, toutefois, si vous acceptez cette charge. Vous faites-vous une idée de la différence de nos opinions? Nous avons, je parle bien imprudemment, chacun notre manière particulière de voir, du moins vous et Scott.»


LETTRE CXXXIV.

À M. MOORE.

28 août 1813.

«Ah! mon cher Moore, il fut un tems que vous faisiez bien des tours, que vous étiez l'un des joyeux compagnons du roi de Bohême. Je me trompe fort, ou quelque beau printems à Londres, vers l'an de grâce 1815, ce tems-là pourrait bien revenir. Après tout, il faut que nous finissions tous par le mariage, et je ne conçois pas d'homme plus heureux que l'homme marié à la campagne, lisant les journaux du comté, et caressant la femme de chambre de sa femme; sérieusement, je serais disposé à me marier demain avec la première femme convenable, c'est-à-dire, j'y aurais été disposé il y a un mois, mais à présent...

»Pourquoi ne parodiez-vous pas cette ode 50? Croyez-vous que cela me mettrait de mauvaise humeur, ou bien l'avez-vous fait, et ne voulez-vous pas me le dire? Vous avez parfaitement raison sur le mot giamschid, je l'ai réduit à un dissyllabe il y a une demi-heure. Je suis charmé que vous parliez du Dictionnaire persan de Richardson; cela m'apprend ce que vous ne vouliez pas me dire, que vous vous mettez en mesure de battre Lucien. Au moins dites-moi où vous en êtes. Croyez-vous que je m'intéresse moins à vos ouvrages, ou que je sois moins sincère que notre ami Ruggiero? Cela n'est pas, cela n'a jamais été. Dans cette malheureuse composition, les Poètes anglais, etc., au moment où j'étais en fureur contre le monde entier, je n'ai jamais attaqué vos talens, bien que je ne vous connusse pas alors personnellement; j'ai toujours regretté que vous ne nous ayez pas donné un ouvrage de longue haleine, et que vous vous soyez renfermé jusqu'ici dans des petites pièces de poésies fugitives, belles, il est vrai, et sans rien qu'on leur puisse comparer dans notre langue, mais qui nous donnent droit d'attendre de vous un shah Nameh (est-ce là le mot?) aussi bien que des gazelles. Attachez-vous à l'Orient; Mme de Staël, l'oracle, me disait qu'il n'y avait plus que ce parti à prendre en poésie. Le Nord, le Midi et l'Ouest sont épuisés; en fait de poésies orientales, nous n'avons que les invendables productions de S***, qui est parvenu à gâter le genre en n'adaptant aux Levantins que leurs plus absurdes fictions. Ses personnages ne nous intéressent pas, et les vôtres ne sauraient y manquer. Vous n'aurez pas de rivaux; et si vous en aviez, vous devriez vous en réjouir. Le peu que j'ai fait dans ce genre n'est à votre égard que la voix du prédicateur qui crie dans le désert, et le succès que ce peu a obtenu vous prouve que le public tourne à l'enthousiasme et vous fraie le chemin.

Note 50: (retour) L'ode d'Horace,

Natis in usum lætitiæ, etc.

Je lui avais dit qu'on pourrait en parodier quelques passages, et faire allusion à quelques-unes de ses dernières aventures:

Quanta laboras in Charybdi!

Digne puer meliore flamma!

(Note de Moore.)
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