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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 10: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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LETTRE CXCVII.

A M. MURRAY.

Newsteadt-Abbey, 2 septembre 1814.

«Je vous suis fort obligé des Reviews et des Magazines de ce mois que vous m'avez envoyés, mais j'aurais autant aimé ne rien recevoir en ce genre; nous en avons eu assez, tant de bons que de mauvais, et le mois prochain vous pourrez vous dispenser de vous en procurer pour moi, même la crême. Je suis charmé d'apprendre que MM. Hobhouse et Merivale aient été bien traités par les journaux dont vous parlez.

»Je crois toujours que vous pourriez faire avec M. Hogg une alliance utile pour tous les deux. La dernière chose un peu honnête dans ce genre est, je crois, le recueil de Dodsley, et il a eu beaucoup de succès pendant plusieurs années qu'il a paru; il est vrai qu'il avait l'avantage d'être à la fois éditeur et principal rédacteur. Le Spleen et plusieurs autres odes de Gray, un grand nombre de morceaux de Shenstone et de beaucoup d'auteurs célèbres ont paru pour la première fois dans ce recueil. Or, avec l'aide de Scott, Wordsworth, Southey, etc., je ne vois pas pourquoi vous ne réussiriez pas aussi bien aujourd'hui; une fois commencée, votre entreprise ne manquerait pas d'être soutenue et recherchée par les poètes plus jeunes et moins connus. J'oserais dire que Strafford Canning, dont le Buonaparte est excellent, Moore, Hobhouse, moi-même, et bien d'autres, serons charmés de nous y essayer de tems en tems; peut-être même, avec un peu d'adresse et de flatterie, pourriez-vous décider Campbell à y contribuer aussi. A propos, il a, tout imprimé, mais non publié, un poème sur une scène en Allemagne, en Bavière, je crois, que j'ai vu l'année passée, et qui est parfaitement digne de lui, c'est-à-dire parfaitement beau. Je ne sais ce qui peut l'empêcher de le publier.

»Oh! vous rappelez-vous la folle lettre du graveur S*** à propos du refus de graver d'après Phillipps le portrait de lord Foley, comme il lui plaisait de métamorphoser mon nom? Eh bien! j'ai trouvé, je crois, la clef de cette énigme. Il paraît, d'après les journaux, qu'un des prédicateurs de Johanna Southcote se nomme Foley, et je ne puis me rendre compte de la confusion d'idées et de mots dudit S*** qu'en supposant qu'il a sa pauvre tête pleine de Johanna et de ses apôtres. C'est un heureux hasard qu'il n'ait pas dit lord Tozer. Vous savez sans doute que S*** est un des fidèles de cette vieille nouvelle vierge mère par l'opération du Saint-Esprit.

»Je suis impatient de voir ce qu'elle mettra au monde 130. Qu'elle soit grosse à soixante-cinq ans, certes c'est un miracle, mais c'en est un plus grand qu'elle ait trouvé quelqu'un pour l'engrosser.

Note 130: (retour) M. Gifford écrivit la note suivante sur une copie de cette lettre:

«Il est à regretter que Lord Byron n'ait pas connu Johnson; ce vieux poète, dans sa Pucelle à la cour, lui aurait fourni de bonnes plaisanteries sur la grossesse de Johanna.»(Note de Moore.)

»Si vous n'alliez pas à Paris ou en Écosse, je vous enverrais du gibier. Si vous avez changé de résolution, faites-le-moi savoir.

»P. S. Un mot ou deux de Lara que me suggère votre envoi. Il ne promet pas beaucoup séparément; mais, réuni aux autres, il tiendra bien sa place dans les volumes que vous avez dessein de publier. Voici l'ordre que je prendrais la liberté de vous recommander: Childe-Harold, les petits poèmes, le Giaour, la Fiancée, le Corsaire, Lara; ce dernier complète la série par l'extrême ressemblance qu'il offre avec les autres. Cawthorne me donne avis d'une publication des Poètes anglais, en Irlande: prenez, je vous prie, des informations à cet égard; car, si cela était vrai, il faudrait l'empêcher.»


LETTRE CXCVIII.

A M. MURRAY.

Newsteadt-Abbey, 7 septembre 1814.

«Je crois que, dans son intérêt et le vôtre, M. Hogg serait, comme éditeur, un critique aussi sévère qu'Iago, et qu'une telle entreprise, pour peu qu'elle soit bien conduite, remplirait votre but à tous deux. Avant de commencer, il serait toutefois prudent de s'assurer d'un bon nombre de collaborateurs; je dis bon en qualité, car, par le tems qui court, il est peu à craindre que la quantité vienne à manquer. Il peut y avoir de bien belles choses dans Wordsworth, mais il me semble bien difficile que dans six in-quartos de poésies il n'y ait pas des choses faibles, surtout celles de peu d'importance; du reste je ne doute pas de la grandeur et de la variété de son talent.

»Je suis dans un moment d'inactivité; j'ai lu le peu de livres que j'avais ici, et me voilà forcé de pêcher pour tuer le tems. J'ai pris beaucoup de perches et quelques carpes, ce qui est encore une consolation, puisqu'au moins je n'ai pas perdu ma peine.

»Qui est-ce qui corrige vos volumes? J'espère qu'on imprime le Corsaire d'après l'exemplaire que j'ai corrigé, avec les vers ajoutés au premier chant, et quelques notes de Sismondi et de Lavater que je vous ai envoyées pour les y joindre. L'ordre que vous avez adopté est très-bon.

»Mes damnés domestiques ne m'ont pas envoyé mes journaux depuis dimanche, et j'ai perdu le divorce de Johanna et de son Jupiter. Qui donc lui a fait son petit prophète? Est-ce Sharpe? Et comment?..... Je ne serais pas fâché d'avoir un de ses cachets; si l'on peut acheter le salut éternel pour une demi-guinée par tête, le propriétaire de la taverne The Crown and Anchor (la Couronne et l'Ancre) devrait rougir de vendre précisément le double pour un billet d'admission à un simple banquet terrestre. Sérieusement parlant, je crains que toutes ces jongleries ne fournissent matière aux railleries et aux plaisanteries des incrédules.

»Je n'ai pas vu les sonnets de Hunt, non plus que sa Descente de la Liberté; il a choisi un singulier lieu pour écrire ce dernier ouvrage. Donnez-moi de vos nouvelles avant de vous embarquer.

»Toujours tout à vous, etc.»


LETTRE CXCIX.

A M. MOORE.

Newsteadt-Abbey, 15 septembre 1814.

«Voici la quatrième lettre que je commence pour vous depuis le commencement du mois. La finirai-je ou la brûlerai-je comme les autres? c'est ce que je ne sais pas. Quand nous nous reverrons, je vous expliquerai pourquoi je ne vous ai pas écrit, pourquoi je ne vous ai pas appelé ici, comme j'en avais le projet, avec une infinité d'autres pourquoi que je vous garde dans toute leur fraîcheur. En un mot, il faut que vous excusiez ce que j'ai omis et commis, et que vous m'accordiez plus de rémission que saint Anastase ne vous en accordera, si vous omettez le plus petit monosyllabe mystérieux de ses pieuses énigmes. Je crois, et ce pourrait bien être aussi l'opinion de saint Anastase, que votre article sur T*** fera tuer quelqu'un, que celui sur les saints le fera damner, ce qui fait un assez joli succès pour un seul et même numéro de Revue. Tom, vous avez tort de vous mêler en ce moment de l'incompréhensible, car si Johanna Southcote se trouvait réellement.....

»Maintenant, un peu d'égoïsme; voici l'état de mes affaires. Demain je saurai si une circonstance assez importante pour changer beaucoup de mes plans doit avoir lieu ou non. Si elle n'a pas lieu, je pars dans huit jours pour Londres, et dans un mois pour l'Italie. Newsteadt m'est rendue avec 25,000 livres sterling, sur les 28,000 déjà payées; mon soi-disant acquéreur appelle cela un sacrifice: sacrifice soit. J'ai payé quelques-unes de mes dettes, et j'en ai contracté d'autres; mais j'ai quelques milliers de livres sterling que je ne saurais dépenser à mon gré en ce pays, ainsi je vais retourner dans le midi. Je crois et j'espère que Hobhouse viendra avec moi; mais, qu'il le fasse ou non, moi je partirai. J'ai besoin de voir Venise, les Alpes, les fromages de Parmesan; et de voir, de l'Italie, les côtes de la Grèce, ou plutôt de l'Épire, comme autrefois à la hauteur de Corfou j'ai vu ou cru voir celles de l'Italie. Tout cela, cependant, dépend d'un événement qui peut arriver ou n'arriver pas. Je saurai demain à quoi m'en tenir; et, si la chose se fait, ce ne sera guère le moment de voyager à l'étranger.

»Pardonnez-moi tout ce gribouillage hypothétique, vous aurez bientôt de mes nouvelles; je ne compte pas cela pour une réponse.

»Je suis toujours, avec beaucoup d'affection, etc.»


La circonstance importante à laquelle il fait allusion ici, c'est sa seconde demande de mistriss Milbanke, dont il attendait alors le résultat. Voici, autant que je puis m'en fier à ma mémoire, la manière dont il raconte lui-même, dans ses Memoranda, les circonstances qui le portèrent à cette démarche. Une personne pour laquelle il professait depuis un certain tems la plus grande amitié et la plus grande confiance, remarquant combien incertaines et malheureuses étaient la position de son esprit et la situation de ses affaires, lui remontra avec force la nécessité de se marier; et, après quelques discussions, il y consentit. Restait le second point en délibération: quel devait être l'objet de son choix? Et tandis que son ami lui nommait une autre dame, il désigna lui-même mistriss Milbanke. Toutefois, son conseiller s'y opposa fortement, lui faisant observer que mistriss Milbanke n'avait, pour le présent, point de fortune, et que l'état embarrassé de ses affaires ne lui permettait pas de se marier sans en trouver une; secondement, que c'était une femme savante, et qu'à ce titre elle lui convenait encore moins. En conséquence de ces observations auxquelles il se rendit, il fut convenu que son ami écrirait, pour lui, une lettre de demande à l'autre dame; ce qui fut fait; et une réponse négative leur arriva un matin qu'ils étaient ensemble. «Vous voyez, dit Lord Byron, qu'après tout il faut que ce soit miss Milbanke: je vais lui écrire.» Il le fit; et dès qu'il eut fini, son ami, qui continuait à lui faire les représentations les plus fortes contre ce choix, prit la lettre, la lut et dit: «En vérité, voilà une bien jolie petite lettre; c'est dommage qu'elle ne doive pas partir: je n'en ai jamais vu une si bien tournée.--En ce cas, elle partira,» dit Lord Byron. Et en disant cela, il cacheta et expédia immédiatement cette lettre d'où dépendait sa destinée.


LETTRE CC.

A M. MOORE.

15 septembre 1814.

«Je vous ai déjà écrit une lettre ce soir; mais comme je n'ai pas encore dépassé mon droit d'affranchissement, il faut que je vous adresse encore celle-ci, pour vous dire que je suis charmé d'avoir une filleule, et que je lui enverrai un hochet de corail que j'espère lui faire accepter dès que je serai de retour à Londres.

»Ma tête est, dans ce moment, dans un état complet de confusion, par suite de différentes causes que je ne puis vous détailler ni vous expliquer maintenant; passons. Mes occupations ont été des plus innocentes: la pêche, la chasse, le bain, les promenades en bateau. Pour des livres, j'en ai peu ici, et encore les ai-je relus dix fois, au point d'en être malade; de sorte que j'en suis arrivé à casser des bouteilles à soda-water à coup de pistolets, à sauter dans l'eau, à ramer dessus, et à tirer les oiseaux du ciel. Mais pourquoi vous fatiguer des ennuis de mon oisiveté, vous qui êtes bien occupé, et heureusement occupé, je l'espère? Quant à moi, je suis heureux aussi à ma manière; mais, suivant mon habitude, j'ai trouvé moyen de me mettre dans deux ou trois perplexités, dont je ne vois pas bien comment je pourrai sortir. Mais dans peu de jours, peut-être demain, une d'elles sera terminée.

»Vous ne me dites pas un seul mot de votre poème. Je désirerais le lire ou l'entendre; certes, je ne puis ni ne voudrais faire le moindre tort à l'ouvrage ni à l'auteur. Je crois vous avoir parlé de Lara et de Jaqueline. Un de mes amis, ou plutôt l'ami d'un de mes amis les lisait dans la diligence de Brighton. Un voyageur prit le livre et demanda quel en était l'auteur. Le maître du livre répondit qu'il y en avait deux. «Ah! je comprends, reprit l'inconnu, une entreprise de compte à demi; quelque chose comme la société Sternhold et Hopkins.»

»Cela n'est-il pas excellent! Au prix de cette vile comparaison, je suis charmé d'être l'un des Arcades ambo et cantare pares.

»Adieu. Je suis, etc.»


LETTRE CCI.

A M. MOORE.

Newsteadt, 20 septembre 1814.

«Voici pour celle qui a long-tems éveillé les soupirs du poète, pour la jeune fille qui a donné à ses chansons ce que l'or n'eût jamais pu payer.»(Mélodies Irlandaises.)


Mon Cher Moore,

«Je vais me marier, c'est-à-dire je suis accepté 131, et le reste s'en suit ordinairement. La mère des Gracques (que je dois procréer), vous la regardez comme d'un caractère trop sévère pour cadrer avec le mien, quoique ce soit le phénix des filles uniques, «qu'elle jouisse de la plus haute réputation parmi toute sorte d'hommes,» et qu'enfin elle soit «pleine des plus excellentes qualités» comme Desdemona. La personne en question est miss Milbanke, et j'ai permission de son père d'aller les visiter en qualité de futur; ce que, toutefois, je ne puis faire avant d'avoir réglé quelques affaires à Londres, et m'être procuré un habit bleu.

Note 131: (retour) Le jour qu'il attendait sa réponse, il était à dîner quand son jardinier entra et lui présenta l'anneau de mariage de sa mère, que celle-ci avait perdu plusieurs années avant, et qu'il venait de retrouver en bêchant par hasard sous sa fenêtre. Presque au même moment arriva la lettre de miss Milbanke, et Lord Byron s'écria: «Si c'est un consentement, elle se mariera avec cet anneau.» C'était en effet un consentement très-flatteur; et la dame en avait expédié un double à Londres, au cas qu'il ne reçût pas sa lettre à Newsteadt.(Memoranda.)

»On dit qu'elle aura de gros héritages: en vérité je n'en sais rien, et ne m'en informerai pas; mais ce que je sais de science certaine, c'est qu'elle a des talens et d'excellentes qualités. Quant à son jugement, vous ne sauriez en douter, puisqu'elle m'accepte, après avoir refusé six autres prétendans.

»Si vous avez des objections contre ce mariage, présentez-les-moi, je vous prie, parce que maintenant je suis résolu, déterminé, et que je puis d'autant plus aisément écouter le langage de la raison que cela ne changera rien à la chose. Des circonstances peuvent se présenter qui rompraient ce mariage, mais j'espère que non. En attendant je vous communique un secret, du moins jusqu'à ce qu'il lui plaise de rendre la chose publique, c'est que je me suis proposé et que j'ai été accepté. Ne vous pressez pas trop de me faire compliment, ce mariage pourrait traîner des mois entiers. Je pars demain pour Londres; mais j'espère être ici dans quinze jours, me rendant chez mon futur beau-père.

»Si cela n'était pas arrivé, je serais allé en Italie. Quand je redescendrai, peut-être aurez-vous l'obligeance de venir au-devant de moi à Nottingham, et de m'accompagner jusqu'ici. Je n'ai pas besoin de vous dire que rien ne saurait me faire un plus grand plaisir. Naturellement me voilà forcé de me réformer entièrement, et sérieusement, si je puis contribuer à son bonheur, j'assurerai le mien. C'est une si bonne personne que... que... enfin je voudrais valoir un peu plus moi-même.

»Je suis toujours, etc»


LETTRE CCII.

A LA COMTESSE DE ***.

Albany, 5 octobre 1814.

Chère Milady ***,

«Votre souvenir et votre invitation me font grand honneur; mais je ne puis accepter, parce que je vais me marier. Ma future demeure à deux cents milles d'ici, et dès que mes affaires seront arrangées ici, il faut que je me hâte d'aller me rendre heureux. Miss Milbanke est la personne de bon naturel qui entreprend de se charger de moi; vous devez penser que je suis amoureux, comme cela se doit, et aussi ridicule que le sont ordinairement les célibataires dans ces conjonctures sentimentales. Voilà trois semaines que je suis accepté; mais quand l'heureux événement aura-t-il lieu? c'est ce que je ne sais pas exactement: cela dépend en partie des gens de loi qui ne sont jamais fort pressés. On ne saurait jurer de rien; mais jusqu'ici rien n'annonce le plus léger nuage dans nos projets de bonheur, qui paraissent être réciproques: ce n'est même plus un secret, quoique j'en aie d'abord fait un: déjà tous les parens des deux côtés nous accablent des félicitations les plus ennuyeuses.

»Vous connaissez peut-être cette demoiselle? Elle est nièce de lady Melbourne, cousine de lady Cowper et de quelques autres de vos connaissances, et n'a qu'un défaut, c'est d'être infiniment trop bonne pour moi, ce que je lui pardonne, quoique bien d'autres ne le fissent pas à ma place. La chose aurait pu se faire il y a deux ans, ce qui m'aurait évité bien des peines et des embarras. Elle s'est occupée pendant l'intervalle à refuser une demi-douzaine de mes amis intimes, comme elle m'a d'abord refusé moi-même, et enfin a consenti à me prendre, ce dont je lui suis fort obligé. Je voudrais que tout cela fût fini, car je hais le fracas, et un mariage en amène toujours; et puis je ne puis me marier, à ce qu'ils disent, en habit noir, et je ne puis supporter un habit bleu.

»Pardonnez-moi, je vous prie, toutes ces absurdités; vous savez qu'il me faut maintenant être sérieux tout le reste de la vie: c'est ici une dernière pièce de bouffonnerie que je vous écris les larmes aux yeux, en attendant le bonheur. Croyez-moi bien sérieusement et bien sincèrement votre obligé serviteur.

BYRON.

»P. S. Mes complimens à mylord à son retour.»


LETTRE CCIII.

A M. MOORE.

7 octobre 1814.

«Malgré l'article contradictoire qui doit avoir été envoyé au Morning-Chronicle par *** ou par ***, je ne vois pas pourquoi j'en accuserais Claughton, et cependant je l'en soupçonne, parce que cela aurait pu interrompre le renouvellement de notre marché, si nous avions voulu le renouveler. Mais n'importe, le mariage va bon train, les gens de lois stipulent, minutent, etc., les parens font leurs complimens. Ma future est tout ce que je pouvais désirer: tous ceux de l'opinion desquels je fais cas approuvent fort mon choix; mes parens et les siens en sont également satisfaits.

»Perry a été bien fâché, il s'est contre-contredit, comme vous le verrez dans son journal de ce jour. Certes c'était là une infernale insertion, puisque le premier article avait d'abord paru dans le journal du propre comté de sir Ralph Milbanke, et devait passer à ses yeux, et à ceux de sa famille, comme un désaveu de ma part. J'ai écrit pour détruire toute la mauvaise impression que cela pouvait avoir fait, et j'ai joint à ma lettre celle de Perry, qui était pleine de bienveillance et de politesse pour moi.

»Personne ne hait plus le bruit que moi; mais, par une fatalité, chaque scène du drame de ma vie est toujours marquée par quelque éclat d'un genre ou d'un autre. N'importe, la fortune est ma meilleure amie, et comme je reconnais toutes les obligations que je lui ai, j'espère qu'elle ne me traitera pas comme cet Athénien qui voulut prendre tout le mérite de ce qu'elle lui avait fait faire en une certaine occasion, mais qui, dès ce moment-là, ne prit plus de villes. Le fait est que cette reine des déesses m'a jusqu'ici tiré de bien des mauvais pas, et j'espère qu'elle me dirigera encore dans cette circonstance difficile, puisque je lui en laisse tout l'honneur.

»Maintenant parlons de vous. Votre article sur *** est parfait; il ne faut pas quitter les fonctions de critique: par Jupiter, je crois que vous réussirez à tout. Il y a de l'esprit, du goût, de la gaité et de la sévérité cependant dans chaque ligne de cet article. ...........................................................

»Que vous soyez l'un des rédacteurs de la Revue d'Édimbourg, que je sois votre ami, que Jeffrey le soit et à un tel point de nous deux; voilà des événemens qui n'ont pas été calculés par M.... Comment l'appelez-vous donc, l'auteur de l'Essai sur les probabilités?

»Mais, Tom, voilà que Scott vous menace d'un Lord des Iles! Vous hâterez-vous de paraître avant lui, ou bien attendrez-vous que cette tempête soit venue briser les étalages des libraires?... mauvaise métaphore. Vous ne devriez craindre personne; mais votre modestie est aussi déplacée et aussi déplaisante que celle de ***. Je suis de très-bonne heure, et viens cependant d'écrire une élégie sur la mort de sir P. Parker. C'était mon cousin-germain, mais je ne l'avais pas vu depuis mon enfance. Nos parens m'en ont prié; je l'ai écrite et remise à Perry, qui demain la fera paraître dans le Morning-Chronicle. Je le regrette justement comme quelqu'un qu'on n'a pas vu depuis l'enfance, et certes je n'eusse pas songé à le pleurer en vers sans la demande pressante de ses amis.

»J'espère quitter Londres et aller me marier, mais je passerai par Newsteadt; il faut que vous veniez à ma rencontre à Nottingham, et que vous m'accompagniez dans mon abbaye. Je vous dirai le jour quand je le saurai.

»Je suis toujours, etc.

»P. S. A propos, ma future a toutes les perfections; je n'entends parler que de ses talens et de ses vertus; on dit aussi qu'elle est fort jolie. On ajoute encore qu'elle aura une grande fortune; mais quelle sera au juste cette fortune? c'est ce que je n'ai pas demandé. Je ne l'ai pas vue depuis dix mois.»


LETTRE CCIV.

A M. MOORE.

15 octobre 1814.

«Si mon mariage devait amener quelques différences dans mon commerce avec mes amis, surtout avec vous, je ne voudrais plus en entendre parler. Mon homme d'affaires part pour Durham la semaine prochaine; je le suivrai en passant par Newsteadt et vous prenant en chemin. Certes je n'y songeais pas en demandant miss Milbanke; mais il est probable qu'elle se trouvera être un excellent parti. Son père lui donnera et laissera tout ce qu'il pourra; elle a encore de grandes espérances du côté de son oncle, lord Wentworth, qui n'a pas d'enfans, et dont la baronnie reviendra, dit-on, à sa sœur, lady Milbanke. Cela dépendra de sa volonté; mais il paraît bien disposé pour elle. Elle est fille unique, et les biens de son père, quoique les élections lui aient coûté beaucoup, ne laissent pas d'être encore considérables. Il en a placé une partie sur la tête de sa fille; mais s'il les lui donne immédiatement en dot, je l'ignore, quoique je ne sois pas loin de le croire d'après ce qui m'en a été dit. Les gens d'affaires arrangeront cela entre eux. Je tâche de disposer mes propriétés en homme qui va se marier, et je me dispose à partir pour Seaham, voyage que je ferai dans huit ou dix jours.

»Il ne m'était pas entré dans l'idée qu'elle eût de l'inclination pour moi; il paraît cependant qu'il en est quelque chose. Je la croyais aussi très-froide, et il paraît que je me trompais encore en cela; c'est une longue histoire dont je ne veux pas vous fatiguer en ce moment. Quant à ses vertus, etc., etc., je n'ai pas besoin de vous en faire ici le catalogue; vous en entendrez assez parler; car il paraît que, dans tout le nord de l'Angleterre, elle est citée comme un modèle. Il est fort heureux que l'un de nous jouisse d'une pareille réputation, puisque de mon côté je présente un tel déficit sous le rapport de la moralité: tout cela est dû à ma chienne d'étoile, comme le dit le capitaine Tranchemont.

»Vous avez tort de croire que vous n'avez pas parlé assez de moi dans votre article sur T***. Que pouviez-vous ou que deviez-vous en dire de plus? ........................................... ................................................

»Eh! votre ouvrage si long-tems retardé, si impatiemment attendu? Je suis sûr que vous avez peur maintenant du Lord des Iles et de Scott. Faites comme vous voudrez, j'ai dit tout ce que j'avais à dire. Vous ne devriez craindre de comparaison avec qui que ce soit, et l'on serait étonné si l'on vous savait si timide, quoiqu'après tout, cette défiance soit, je crois, la marque la plus assurée du véritable talent. Bonjour, j'espère que nous nous reverrons bientôt: en attendant, je vous écrirai; vous devriez bien venir au-devant de moi à Nottingham? Dites donc oui, je vous en prie.

»P. S. Si cette union est productive, vous en nommerez le premier fruit.»


LETTRE CCV.

A M. HENRY DRURY.

18 octobre 1814.

Mon Cher Drury,

«Bien des remerciemens pour vos Anecdotes, dont je ne vous avais pas encore accusé réception. Maintenant en voici une qui me concerne; je vais me marier, et je suis accepté depuis un mois. C'est une longue histoire; en conséquence je ne vous en fatiguerai pas: un ancien attachement, et même un attachement réciproque, encore que je ne sache cette dernière circonstance que depuis peu de jours. La triste vie que j'ai presque toujours menée depuis le tems où j'étais votre élève, est cause en partie des retards qu'a éprouvés cette affaire, maintenant arrangée. Nous n'avons plus maintenant à attendre que les arrangemens des hommes de lois, etc.; la semaine prochaine ou la suivante me verra à Seaham, dans le rôle nouveau pour moi d'amoureux reconnu d'une femme à moi. ............................... .................................................

»J'espère que Hodgson est en bon chemin pour le même voyage; je l'ai vu à Hastings, ainsi que son idole. Je voudrais qu'il se mariât en même tems que moi. J'aimerais à faire la chose en compagnie, comme des gens qui assistent à une séance de physique, tenant tous la même chaîne, et recevant à la fois des mains les uns des autres la même commotion électrique. Je ne lui en ai pas encore fait part. Il prend tout tellement au sérieux, il est si mélancolique, si positif, si formaliste, qu'il y a de quoi nous démonter, nous autres hommes du bel air. ..... ..................................................

»On dit qu'on ne doit pas se marier en habit noir. Je n'en veux pas prendre un bleu, cela est trop commun; je déteste un habit bleu!

»Je suis, etc.»


LETTRE CCVI.

A M. COWELL.

22 octobre 1814.

Mon Cher Cowell,

«Mille remerciemens sincères pour votre lettre obligeante; le pari était de 100 livres sterling à Hawke et 50 à Hay, rien à Kelly, contre une guinée que chacun des deux premiers m'a donnée 132. Je vous serais très-obligé de me reprendre si je commets quelque erreur en établissant ainsi ce pari, et de communiquer à Hodgson tout ce que vous vous rappelez à ce sujet. Il y a quelque tems, M*** m'a réclamé l'argent d'un pari que je n'ai jamais fait; je n'ai pas, bien entendu, voulu payer, et depuis je n'en ai plus entendu parler. C'est pour prévenir de pareils désagrémens que je vous prie de vouloir vous rappeler comme les choses se sont passées, et de dire à Hodgson ce que votre mémoire vous fournit à cet égard.

Note 132: (retour) Contre ces 2 guinées, Lord Byron s'était engagé à leur payer, à l'un 100 et à l'autre 50 guinées, s'il se mariait jamais.

»J'espère vous voir bientôt en passant par Cambridge. Mes complimens à Hodgson. Croyez-moi toujours votre, etc.»

BYRON.

Peu après la date de cette lettre, Lord Byron alla à Cambridge voter en faveur de M. Clarke, candidat du collége de la Trinité, pour la place de professeur fondée par sir Busick Harwood. Dans cette circonstance, il se passa un fait qui ne put manquer de le flatter beaucoup. Au moment où il remettait son vote au vice-chancelier de l'université dans la chambre du sénat 133, les élèves non gradués placés dans la galerie se hasardèrent à témoigner leur admiration pour lui par un murmure d'applaudissement et un trépignement général de pieds. Ce manque de décorum fut cause que le vice-chancelier fit immédiatement évacuer la galerie.

Note 133: (retour) Sans l'erreur dans laquelle est tombé le traducteur précèdent, nous ne nous serions pas avisé de faire observer qu'il ne s'agit pas ici de la Chambre des Pairs d'Angleterre, mais tout simplement de la grande salle du collége, de la salle des actes, comme on l'appelait autrefois dans nos colléges. On nomme le sénat, dans un collége anglais, la réunion des maîtres et des élèves en grade, ce qui équivaut à nos sergens et caporaux, et à nos chefs dans les colléges royaux et communaux. Ces élèves en grade sont appelés concurremment avec les maîtres à juger et à punir, entre autres, toutes les fautes déshonorantes pour l'établissement.(N. du Tr.)

Appelé à Londres par mes affaires, au commencement de décembre, j'eus occasion de jouir souvent de la société de Lord Byron, et d'observer l'état de son ame et de ses sentimens à la veille du grand changement qui allait s'opérer dans sa destinée. Mais je vis avec peine qu'il fallait renoncer aux espérances que j'avais formées, et que le mariage ne devait pas le ramener à un genre de vie plus régulier, et par conséquent plus heureux. En même tems se réveillèrent en moi les doutes que j'avais souvent entretenus, qu'il fût jamais fait pour le mariage. J'eus des craintes dès-lors pour le bonheur du reste de ses jours, et les événemens déplorables qui suivirent ne les ont que trop réalisées.

D'abord, je crois que rarement les hommes d'un génie extraordinaire sont susceptibles de ces affections calmes, de ces jouissances paisibles qui font le charme de la vie domestique; je ne sais même s'ils le sont jamais. «Un malheur des grands génies, dit Pope, c'est que leurs amis eux-mêmes sont plus disposés à les admirer qu'à les aimer.» Cette règle admet sans doute des exceptions, et Lord Byron en était une: j'en ai une preuve irrécusable dans les sentimens personnels qu'il m'avait inspirés. Mais peut-être ne serait-il pas difficile de prouver, par la nature même du génie et de ses travaux, que tel doit être le sort de ceux qui en sont doués à un degré éminent, et que les mêmes qualités qui commandent en eux notre admiration les empêchent de se concilier notre amour.

En effet, l'habitude de l'abstraction et de l'étude de soi, penchant naturel à tous les hommes de génie, est une habitude peu sociale, je dirai même peu aimable. En outre, une des sources principales de sympathie et de société parmi les hommes ordinaires est le besoin réciproque des ressources intellectuelles des uns des autres; or, l'action de ce principe social doit forcément s'affaiblir pour ceux qui possèdent en ce genre des trésors qui leur suffisent, et qui sont assez riches de leur propre fonds pour penser seuls, et se rendre ainsi indépendans du monde externe. C'est ce plaisir luxurieux de la solitude, que Platon appelait s'asseoir au banquet de ses propres pensées, qui conduisit Byron, après Pope, à préférer le silence de son cabinet à la plus agréable conversation. Non-seulement la richesse de leur propre fonds diminue pour les hommes de génie la nécessité du commerce avec les autres hommes, mais elle leur en inspire le dégoût, et la société de ceux que la nature a moins favorisés qu'eux à cet égard leur devient un fardeau et un ennui que l'amour et l'amitié même ont peine à leur faire supporter. «Rien n'est plus ennuyeux,» dit le poète de Vaucluse, pour expliquer la raison qui lui faisait négliger le commerce de quelques-uns de ses meilleurs amis, «rien n'est plus ennuyeux que de vivre avec des gens qui ont moins d'intelligence que nous.»

Mais c'est la culture, c'est l'exercice de l'imagination qui tendent, plus que toute autre chose, à détacher de la vie réelle l'homme de génie. À force de substituer les sensibilités de son imagination à celles de son cœur, il finit par sentir dans un monde qui n'a pas plus de réalité que celui dans lequel il pense. Les images idéales du bon et du beau qui l'entourent dans ses rêveries l'accoutument bientôt à regarder tout ce qui est au-dessous de ce type élevé, comme indigne de ses soins, jusqu'à ce qu'enfin, son cœur se glaçant à mesure que son imagination s'échauffe, il arrive souvent que plus il raffine et embellit sa théorie des affections sociales, moins il se trouve propre à les pratiquer 134. De là vient que souvent, chez des personnes de ce caractère, nous voyons quelque idole brillante, mais artificielle, sortie de leur cerveau, usurper la place des objets réels et naturels de leurs affections. Le Dante abandonna sa femme et ses enfans et passa sa vie errante et agitée à nourrir sa folle passion pour cette Béatrice, être imaginaire, et qu'il a immortalisé. Pétrarque, qui ne put souffrir sa propre fille dans sa maison, dépensa trente-deux ans de poésie et d'affection dans un amour idéal.

Note 134: (retour) La biographie des gens de lettres n'offre que trop d'exemples de ce contraste déplorable entre leurs sentimens et leur conduite, que produit le passage du siége de la sensibilité du cœur à la tête. Alfieri, qui adressait à sa mère des sonnets pleins de tendresse, ne la vit qu'une seule fois, après en avoir été séparé dès l'enfance, quoiqu'il passât fréquemment à peu de milles de sa demeure. Malgré cette grande parade qu'il fit de ses chagrins domestiques, Young fut, à ce qu'il paraît, un époux négligent et un père très-dur. Enfin, «Sterne, pour me servir des propres expressions de Byron, aima mieux faire de la sensiblerie à propos d'un âne mort, que venir au secours d'une mère vivante.»(Note de Moore.)

En effet, il est de la nature et de l'essence même du génie d'être toujours attentivement occupé de soi, comme du grand foyer, du centre générateur de la force; semblable à sœur Rachel du Dante assise tout le jour devant son miroir:

Mai non si smagna

Del suo ammiraglio, e siede tutto giorno.

Cette faculté de se concentrer en soi-même, qui met seule en jeu toutes les autres facultés du génie, n'a pas naturellement d'ennemis plus redoutables que ces sympathies, ces affections douces qui enlèvent l'ame à elle-même et la portent vers les autres. En conséquence, on trouvera généralement que la plupart de ceux qui se sont sentis appelés à l'immortalité se sont, par une sorte d'instinct, abstenus de former des liens trop resserrés, qu'ils ont négligé ce qui aurait pu les rendre aimables en leur imposant des devoirs importuns, pour se réserver les chances plus hautes et plus hasardeuses d'être grands. En parcourant la vie des hommes qui se sont le plus illustrés dans la poésie, celui de tous les arts où les traits du génie sont peut-être le plus fortement marqués, nous verrons, presque sans aucune exception, que, depuis Homère jusqu'à Byron, ils ont été, quoique dans des degrés différens, des esprits inquiets, amans de la solitude, renfermés en eux-mêmes comme le ver à soie dans sa coque, étrangers ou rebelles aux liens domestiques, portant partout avec eux dans leurs ames un dépôt destiné à la postérité, le gardant, l'enrichissant sans cesse d'un soin jaloux, et lui sacrifiant presque toutes autres pensées, toutes autres considérations 135.

Note 135: (retour) C'est l'opinion de Diderot, dans son paradoxe sur l'art théâtral, que non-seulement dans cet art, mais encore dans tous ceux qu'on appelle d'imitation, une sensibilité réelle est un grand obstacle à la perfection, la sensibilité étant, selon lui, le caractère de la bonté de l'ame et de la médiocrité du génie.(Note de Moore.)

«Pour se livrer à la poésie comme il faut, dit encore Pope, on doit abandonner père et mère et ne s'occuper que d'elle seule.» Dans ce peu de mots est tracé le seul sentier qui conduit le génie à la perfection. Ce n'est qu'à ce prix que l'on acquiert les premières places dans le temple de la renommée; on ne saurait y atteindre sans le sacrifice de l'homme tout entier. Quelque délicieux que soit donc le spectacle de l'homme de génie, apprivoisé, pour ainsi dire, par la société, et portant docilement le joug qu'elle impose, éclairant, sans la troubler, la sphère dans laquelle il se meut, malgré l'admiration qu'il nous inspire, nous ne devons pas perdre de vue que ce n'est pas d'une manière si douce et si facile qu'on a jamais lutté pour l'immortalité et qu'on l'a jamais conquise. Dans de telles circonstances le poète peut avoir de la popularité, il peut être aimable et aimé, il est dans la route qui le mène au bonheur, et les siens avec lui; mais il n'est pas dans celle qui conduit à la grandeur et à la perfection. Il ne porte pas les marques dont la renommée a toujours distingué ses grands martyrs du reste des hommes, et la couronne ne saurait lui appartenir. Il peut briller, captiver le cercle qui l'entoure, et même tous ses contemporains, mais il n'ira pas à la postérité. Lord Byron était, à beaucoup d'égards, une exception remarquable à la peinture générale que nous venons de tracer de cette classe d'êtres supérieurs à laquelle il appartenait. Né avec des affections fortes, des passions ardentes, le monde s'était trop bien emparé de ses sympathies, dès le commencement, pour permettre à son imagination d'usurper entièrement la place de la réalité, soit par rapport à ses sentimens, soit par rapport à leurs objets. En effet, sa vie fut une lutte continuelle entre cet instinct de son génie, qui le ramenait sans cesse en lui-même, et ses passions, son ambition, sa vanité qui le précipitaient de nouveau dans le tourbillon du monde, et le rattachaient à ses intérêts. Bien qu'on puisse dire que le poète eût été plus grand, plus pur, abstractivement parlant, si l'homme eût été moins ardent dans ses goûts et dans ses désirs; c'est pourtant ce mélange, cette lutte du poète et de l'homme qui font que ses ouvrages portent à un si haut degré le cachet de la vie réelle, et qu'à l'exception du seul Shakspeare, on ne trouverait pas un auteur habile autant que lui à prendre tous les tons, à exprimer tous les sentimens tristes ou gais, sublimes ou ridicules, qui peuvent trouver place dans le cœur humain.

Mais quand ses passions, naturellement si vives, quand son tempérament si ardent, prêtaient à ses peintures de la société une substance et une vérité dont celles des autres hommes de génie ont trop souvent manqué, on ne saurait s'étonner qu'une imagination comme la sienne n'ait pu se développer de si bonne heure libre et ingouvernable, sans produire à la fin sur son cœur quelques-uns des effets, suites inévitables de la prédominance de cette faculté. On a pu remarquer en effet que l'époque à laquelle fleurirent davantage ses passions naturelles est celle où il n'était pas encore arrivé à la conscience entière de tout son génie, avant que l'imagination fût habituée à ces peintures brûlantes, auprès desquelles tout le reste semble froid et décoloré. Du moment où il se trouva ainsi initié aux merveilles de son propre esprit, il commença à sentir le dégoût des réalités de la vie. Et même ce besoin d'affection que la nature avait implanté en lui ne pouvait soutenir son ardeur à la poursuite d'un objet qui, obtenu, se trouvait toujours au-dessous de ce qu'il avait imaginé. De tems en tems, il est vrai, la chaleur de son imagination, jointe à celle de son tempérament, le rappelait à un sentiment qui, à ses yeux, ressemblait à de l'amour; mais on peut douter que son cœur ait jamais eu beaucoup de part dans de telles passions, et qu'une fois lancé dans la mer sans rivages de l'imagination, il eût jamais pu être ramené et fixé par aucun attachement durable. Il n'y eut que trop d'objets qui, tant que l'illusion dura, échauffèrent passagèrement ses pensées et furent le sujet de ses chants. Mais ce ne furent guère que des songes d'un moment, qui n'avaient d'autres qualités que celles dont son imagination les avait ornés, et qui n'eussent pu supporter l'épreuve d'un mois ou même d'une semaine de vie domestique. Ce n'était guère que le reflet de ces conceptions brillantes qu'il voyait dans chaque nouvelle maîtresse, et tandis qu'il se persuadait qu'elles lui fournissaient le modèle de ses héroïnes, il ne faisait que se figurer au contraire ses héroïnes en elles.

Nous n'avons pas besoin de preuve plus forte de la prédominance de son imagination dans ces sortes d'attachemens, que l'aveu qu'il a consigné lui-même dans le journal dont nous avons donné des extraits; souvent, dit-il, dans la compagnie de la femme qu'il aimait le plus, il se surprenait soupirant après la solitude de son cabinet. C'était là en effet, c'était dans le silence et l'abstraction de son cabinet qu'était le siége principal de l'empire et de la gloire de ses maîtresses. C'était là que, sans craindre le contact de la réalité, le désenchantement de la vérité, il pouvait les voir à travers le milieu brûlant de son imagination, et qu'après un court délire de quelques jours ou de quelques semaines, il traçait pour la postérité un rêve de passion et de beauté.

Tandis que tel était le caractère fantastique de tous ses amours, à l'exception du seul qui dura toujours avec et après tous les autres, ses amitiés, quoique moins sujettes à l'influence de son imagination, ne laissaient de porter quelques traits distinctifs particuliers à la nature de tout son être. Il disait souvent, et on le retrouve fréquemment dans ses lettres, qu'il n'avait pas le génie de l'amitié, et que, quelques dispositions qu'il eût pu avoir autrefois pour ce sentiment, elles s'étaient évanouies avec les années de sa jeunesse. S'il veut parler de l'amitié d'après l'idée romanesque qu'il en concevait étant enfant, le fait est incontestable; mais s'il veut dire qu'il se sentait incapable d'une amitié vive, mâle, durable, une telle accusation contre lui-même est injuste, et je ne suis pas la seule preuve vivante du contraire.

Et cependant, dans ses amitiés elles-mêmes on peut voir jusqu'à un certain point les effets d'une imagination trop exaltée, qui le rendait insensible au contact de la froide réalité. On dit que Pétrarque, qui, sous ce rapport ainsi que sous beaucoup d'autres, peut être pris comme une personnification du poète, évitait à dessein de se trouver trop fréquemment avec ses plus intimes amis, de peur qu'avec la sensibilité scrupuleuse qui lui était personnelle, il n'arrivât quelque chose qui le refroidît à leur égard 136. Bien que Byron fût naturellement d'un caractère trop bon et trop social pour songer seulement à une pareille précaution, c'est cependant un fait à l'appui du principe d'après lequel agissait Pétrarque, que, parmi les amis de son enfance ou de son âge mûr, ceux avec lesquels il avait le moins vécu étaient ceux dont il parlait avec le plus de chaleur et d'affection. Soumis moins souvent à l'épreuve d'un commerce familier, ils avaient plus de chance d'être adoptés comme les favoris de son imagination, et d'avoir part en conséquence à ce brillant coloris dont il revêtait tout ce qui l'intéressait ou lui plaisait. C'est pourquoi, après les morts, qui ne risquaient plus de perdre la place qu'ils occupaient dans son esprit, ceux de ses amis qu'il ne voyait que rarement, ou dont les visites, ordinairement fort courtes, ne faisaient que renouveler l'impression favorable qu'ils avaient faite sur lui, étaient les plus sûrs de vivre dans sa mémoire sans variation et sans nuages.

Note 136: (retour) Voyez Foscolo, Essai sur Pétrarque. C'est d'après le même principe qu'Orrery dit, en parlant de Swift: «Je suis persuadé que la distance qui le séparait de ses amis d'Angleterre ne contribua pas peu à prolonger et même accroître leur affection mutuelle.»(Note de Moore.)

C'est sans doute à la même cause que son amour pour sa sœur dut en grande partie sa ferveur et sa durée. Dans une ame aussi sensible que versatile, une longue habitude de la voir tous les jours eût détruit ou assoupi du moins sa tendresse pour elle. Mais leur séparation quand ils étaient encore enfans laissa ce sentiment frais et intact encore 137. Son inexpérience même d'un sentiment de cette nature lui fit trouver autant de charme que de nouveauté dans les caresses de sa sœur, et avant que cette affection eût eu le tems de se refroidir, ils furent séparés de nouveau et pour toujours.

Note 137: (retour) Il le comprenait si bien lui-même, qu'il dit dans un passage d'une de ses lettres déjà citée: «Ma sœur est à Londres, ce qui est une grande consolation; car comme nous nous sommes rarement trouvés ensemble, nous sommes naturellement plus attachés l'un à l'autre.»(Note de Moore.)

Si l'on trouve quelque ressemblance, quelque justesse dans le portrait général que je viens de tracer des hommes d'un génie éminent, on ne pourra plus demander s'il est probable que des hommes placés si loin du sentier ordinaire de la vie, éloignés par leur élévation même des influences de notre atmosphère commune, puissent être des sujets bien propres à la plus difficile de toutes les expériences sociales, le mariage. Si nous parcourons les noms des hommes qui se sont le plus illustrés dans la philosophie et dans les sciences exactes, nous verrons que presque tous se sont reconnus impropres aux liens du mariage, en ce sens du moins, qu'ils sont restés dans le célibat. En effet, Bacon 138, Newton, Gassendi, Galilée, Descartes, Bayle, Locke, Leibnitz, Boyle, Hume et un grand nombre d'autres savans et philosophes sont morts célibataires.

Note 138: (retour) Ce grand philosophe jeta dans la balance en faveur du célibat, non-seulement l'autorité de son exemple, mais encore celle de ses préceptes. «Une femme, des enfans, nous dit-il, sont des obstacles aux grandes entreprises..... Certainement les plus beaux ouvrages et les plus utiles au genre humain sont dus à des hommes non mariés ou du moins sans enfans.» Voyez, à ce sujet, le chapitre 8 du livre de M. d'Israéli, sur le Caractère des gens de lettres.(Note de Moore.)

Il est vrai qu'en raison de l'extrême susceptibilité de leur imagination, les poètes sont plus souvent tombés dans ce piége toujours tendu. Mais le résultat de leur mariage n'a que trop justifié la sagesse avec laquelle les savans et les philosophes s'en sont abstenus. Si les derniers avertissent par leur exemple l'homme de génie de fuir le joug, les poètes le lui répètent encore plus fort par le malheur qu'ils y ont trouvé. En effet, les annales de cette race, dont la sensibilité est si exquisement développée, abondent en preuves que le génie doit être placé bien bas parmi les élémens du bonheur social. Plus ce don du ciel est brillant, plus en général son influence est douloureuse, et c'est dans la société conjugale surtout que ses effets ont été trop souvent comme ceux de l'Étoile d'Absinthe, dont la lumière remplissait d'amertume les eaux sur lesquelles elle tombait.

Aux raisons tirées du caractère général que nous venons de reconnaître à ces martyrs de la pensée, et qui peuvent expliquer un pareil résultat, il faut sans doute ajouter le malheur d'un mauvais choix, choix qui est souvent encore le fruit d'une imagination accoutumée à se tromper elle-même. Et, par une coïncidence aussi triste que frappante, quelles que soient d'ailleurs les causes qui l'ont amenée, il faut ajouter à la liste des poètes mariés et malheureux dans leur ménage, qui renferme déjà quatre noms aussi illustres que ceux de Dante, Milton 139, Shakspeare 140 et Dryden, un autre nom digne à tous autres égards d'être rapproché de ceux-là, celui de Lord Byron.

Note 139: (retour) On sait que la première femme de Milton s'enfuit de chez lui un mois après le mariage, «dégoûtée, dit Philipps, de son régime d'économie et de ses études continuelles.» Il serait difficile d'imaginer un intérieur de maison plus déplorable que celui que nous découvre son testament nuncupatif. Un des témoins dépose qu'il a entendu le grand poète lui-même se plaindre que ses enfans ne prenaient aucun soin de lui, encore qu'il fût aveugle, et n'avaient pas honte de l'abandonner.(Note de Moore.)
Note 140: (retour) En supposant que l'austérité du caractère et des habitudes du Dante et de Milton leur ait attiré ces infortunes domestiques, on a lieu de s'étonner néanmoins que le bon Shakspeare n'en ait pas été préservé. Cependant, parmi le petit nombre de faits qui le concernent, et qui sont parvenus jusqu'à nous, il n'en est pas de plus clairement prouvé que le malheur de son mariage. Les dates de la naissance de ses enfans comparées avec celle de son départ de Stratford, l'omission totale du nom de sa femme dans le corps de son testament, le sarcasme amer du legs qu'il lui fait ensuite par codicile, tout prouve jusqu'à l'évidence qu'il vécut de bonne heure séparé de sa femme, et qu'il mourut avec des sentimens peu favorables à son égard.

Boswell, essayant de combattre la conclusion qu'on ne peut s'empêcher de tirer de ce testament, fait une observation qui prouve en lui une étrange ignorance du cœur humain. «Si Shakspeare, dit-il, eût été offensé de quelque partie de la conduite de sa femme, je ne saurais croire qu'il eût pris un si misérable moyen pour s'en venger.»(Note de Moore.)

J'ai déjà dit que mes affaires m'avaient appelé à Londres au mois de décembre de cette année. J'eus souvent occasion de voir Lord Byron à cette époque. Je le rencontrai le plus souvent et avec le plus de plaisir chez son banquier M. Douglas Kinnaird: la musique y était suivie d'un souper, puis d'eau-de-vie et d'eau, et de beaucoup de gaîté; aussi ne nous séparions-nous que bien avant dans la nuit. Outre celles de mes chansons qu'il a citées lui-même comme ses favorites, il y en avait une autre sur un air portugais, Le chant de guerre retentira dans nos montagnes, qui paraissait lui plaire beaucoup. Le caractère national de la musique, et la répétition des mots montagnes couvertes de soleil, lui rappelaient le souvenir de tout ce qu'il avait vu en Portugal. En effet, j'ai connu peu de personnes plus sensibles aux charmes d'une musique simple, et j'ai vu plus d'une fois des larmes dans ses yeux quand il entendait les Mélodies Irlandaises. Parmi celles qui l'affectaient à ce point, il y en avait une, commençant par ces mots: Quand je t'ai rencontré, pour la première fois, jeune et plein d'ardeur, dont les paroles, outre leur sens propre, pouvaient offrir une allusion politique; mais il ne voulut jamais la prendre dans ce sens allégorique, et il s'abandonnait tout entier aux sentimens naturels qu'elle exprimait.

Une ou deux fois, son acteur favori, M. Kean, fut de la partie: un autre soir nous eûmes à dîner son ancien maître à boxer, M. Jackson, dans la conversation duquel semblaient se ranimer tous les goûts de sa jeunesse. Il était singulièrement amusant de voir combien le sublime auteur de Childe-Harold était familier avec la langue du pugilat, et versé dans ses annales.

Le billet suivant est le seul de tous ceux que j'en reçus à cette époque, qui mérite bien d'être transcrit ici.

14 décembre 1814.

Mon Cher Tom,

«Je vous enverrai le patron demain; et puisque vous ne voulez pas venir ce soir chez notre ami, dans le beau quartier, eh bien! je resterai à boire seul chez moi. Mon amour-propre est singulièrement enflé de l'éloge que vous voulez bien faire de mes qualités sociales; et, comme mon ami Scrope a la bonté de le dire, je me crois un buveur très-honnête pour un jour de congé. Où diable êtes-vous donc? avec Woolridge 141, je le parierais; et pour cela vous mériteriez un nouvel abcès. Dans l'espérance que la guerre avec l'Amérique durera plusieurs années, et que toutes les prises seront déclarées bonnes à Bermoothes,

«Je suis toujours, etc., etc.

Note 141: (retour) Mon vieil et estimable ami, le docteur Woolridge, au talent duquel je dus la vie dans cette occasion.(Note de Moore.)

«P. S. Je viens de composer une épître à l'archevêque, pour lui demander une licence spéciale 142. Cela devient sérieux. Murray est impatient de vous voir, et se présentera chez vous, si vous voulez bien le permettre. Votre habit neuf! Je ne comprends pas que vous aimiez cette couleur? Que ne vous habillez-vous tout de suite en violet?»

Note 142: (retour) Les lois ecclésiastiques anglicanes exigent, comme les nôtres, trois publications de bans; mais on peut acheter et l'on achète toujours une licence, c'est-à-dire une dispense de ces trois publications, et même souvent la permission d'être marié hors de l'église et par un ecclésiastique étranger au diocèse.(N. du Tr.)

LETTRE CCVII.

A M. MURRAY.

31 décembre 1814.

«Mille remerciemens pour Gibbon; toutes les additions sont autant de perfectionnemens.

«Il faut qu'à la fin je prenne un ton décidé avec vous, pour cette gravure d'après le portrait de Philipps. Tout le monde s'accorde à la trouver la plus stupide et la plus désagréable qu'il se puisse imaginer; faites donc graver une autre planche, et faites-moi la voir; je ne veux plus, décidément, qu'on tire davantage avec celle-ci. Je m'en soucie peu moi-même; mais les personnes que j'honore le plus m'assomment à ce sujet d'observations que je ne saurais répéter ici. Ne m'envoyez pas des excuses pour réponse; mais, si vous m'aimez, brisez cette planche; je n'aurai pas un moment de repos que cela ne soit fait. Je suis horriblement pressé.

«P. S. Cette lettre est tout-à-fait illisible; mais elle a pour but de vous prier de vouloir bien détruire la planche, et en faire graver une autre à la demande générale du public. Il faut que celle-ci soit bien mauvaise, puisque tout le monde la juge ainsi, excepté l'original qui ne sait qu'en dire. Brisez donc cette planche, et faites graver une autre eau forte d'après l'autre portrait. Celui-ci est trop stupide et fait trop la grimace.»

A son arrivée à Londres, lorsqu'il voulut s'informer de l'état de ses affaires, il les trouva dans une situation tellement embarrassée, qu'il en conçut quelque alarme, et qu'il eut même l'idée qu'il serait plus prudent de différer son mariage. Mais le dé était jeté, il ne lui était plus possible de reculer. Il se rendit donc, à la fin de décembre, accompagné de son ami, M. Hobhouse, à Seaham, maison de campagne de sir Ralph Milbanke, père de sa future, dans le comté de Durham, et fut marié le 2 janvier 1815.

Je l'ai vu debout devant l'autel, avec une fiancée de noble race; sa figure était belle, mais ce n'était pas la jeune fille dont la figure avait été pour lui, dans son enfance, comme l'étoile du bonheur. Au moment où il était debout devant l'autel, son front présenta le même aspect et ses traits éprouvèrent le même mouvement convulsif qui ébranla autrefois son ame dans la solitude de l'antique oratoire; et alors aussi, comme autrefois, des pensées que la parole ne saurait rendre se peignirent sur son front: elles le quittèrent aussi promptement qu'elles y avaient paru. Alors il se tint calme et tranquille, et prononça les paroles voulues; mais il n'entendit pas ses propres paroles; il ne vit ni la femme qui était là, ni celle qui aurait dû y être. Mais le vieux manoir, la grande salle accoutumée, les chambres dont il avait conservé le souvenir, le lieu, le jour, l'heure, le soleil et l'ombre, et tout ce qui se rattachait à ce lieu et à cette heure, et celle dont dépendit toujours sa destinée, revinrent et s'interposèrent entre lui et la lumière: qu'avaient toutes ces choses à faire en ce lieu et dans un tel moment 143?
Note 143: (retour) Le Songe (the Dream).

Cette peinture touchante se rapporte si parfaitement dans beaucoup de circonstances avec le compte qu'il nous rend lui-même en prose de son mariage dans ses Memoranda, que j'ai cru pouvoir l'insérer ici comme pièce historique. Dans ce mémoire, il dit qu'en s'éveillant le matin il fut assailli des plus tristes réflexions en voyant autour de lui les vêtemens préparés pour sa noce. Il se promena dans les cours, toujours plongé dans des idées sombres, jusqu'à ce qu'on l'appelât pour la cérémonie. Ce fut alors qu'il vit, pour la première fois de la journée, sa fiancée et sa famille. Il s'agenouilla, répéta, après le prêtre, les paroles voulues; mais il avait un nuage devant les yeux, ses pensées étaient ailleurs; il ne fut réveillé que par les complimens des assistans, et se trouva... marié!

Avant la fin de la matinée, le nouveau couple quitta Seaham pour Halnaby, autre maison de campagne de sir Ralph Milbanke, dans le même comté. Au moment du départ, Lord Byron dit à sa femme: «Miss Milbanke, êtes-vous prête?» Ce qui fut jugé d'un mauvais augure par la suivante de cette dame.

Il est juste d'ajouter que je cite de mémoire tous ces petits détails, et que je suis seul responsable de ce qu'ils pourraient offrir d'inexact.


LETTRE CCVIII.

A M. MURRAY.

Kirkby, 6 janvier 1815.

«Le mariage a eu lieu le 2 du courant; ainsi dépêchez-vous de m'en faire compliment.

«Bien des remerciemens pour la Revue d'Édimbourg et la destruction de la planche. Il faut faire graver la nouvelle, d'après l'autre portrait par Philipps, non celui du costume albanais, mais d'après l'original qui a été à l'exposition; l'ancienne planche avait été faite d'après une copie seulement. Je désire que ma sœur et lady Byron jugent cette nouvelle gravure, puisqu'elles n'ont pas été contentes de la première. Pour moi, je n'ai pas d'opinion personnelle à ce sujet.

«Je suis sûr que M. Kinnaird se fera un plaisir de vous donner copie des Mélodies 144, si vous les lui demandez de ma part. Elles sont bien à votre service si vous croyez qu'elles soient dignes d'entrer dans votre nouvelle édition. Les volumes ainsi réunis doivent être dédiés à M. Hobhouse, mais je n'ai pas encore fixé les termes de la dédicace; je vous la fournirai en tems utile.

Note 144: (retour) Les Mélodies Hébraïques qu'il avait composées pendant son dernier séjour a Londres.

«En vous remerciant de vos bons souhaits qui se sont tous réalisés, je suis toujours votre, etc.»

BYRON.

LETTRE CCIX.

A M. MOORE.

Albany, Darlington, 10 janvier 1815.

«J'ai été marié il y a aujourd'hui huit jours. Le ministre l'a prononcé; Perry l'a annoncé dans le Morning-Chronicle, sous le titre de Mariage de Lord Byron, comme si c'était quelque nouvelle invention ou quelque nouveau charlatanisme de fabricant de corsets orthopédiques.

«Maintenant à vos affaires. J'ai lu votre article sur les Pères, il est excellent. Décidément vous ne devez plus cesser d'écrire dans les Revues; vous y brillez, vous y êtes foudroyant. L'article, à ce qu'on m'a dit en ville, a été attribué à Sidney Smith, ce qui prouve non-seulement votre habileté dans l'argot ecclésiastique, mais encore que, dès votre entrée dans la carrière, vous avez pris toutes les allures d'un vétéran de la critique. Ainsi continuez et prospérez.

«Le Lord des Iles de Scott a paru; j'en ai reçu le premier exemplaire par la poste, grâce à la faveur spéciale de Murray. .................... .....................................................................

«Votre heure est venue, vous allez les battre tous à discrétion. Il est impossible de lire ce que vous avez écrit dernièrement en vers et en prose, sans voir que vous avez fait d'immenses progrès. *** et *** sont coulés. Pour moi, j'ai fatigué ces coquins-là, c'est-à-dire le public, de mes Harris et Larris, voyageurs et pirates. Excepté Southey, personne n'a rien fait dont un libraire voulût donner une tranche de pudding, encore Southey a-t-il tant de malheur que, quand il lui arrive par hasard de faire quelque chose de bien, personne ne s'en aperçoit. Votre heure est venue, Tom! Jour heureux, je n'échangerais pas l'honneur qui vous attend pour celui de la chevalerie. Donnez-moi bientôt de vos nouvelles, et croyez-moi, etc., etc.

«P. S. Lady Byron se porte admirablement bien. Comment vont Mrs. Moore et les Grâces de Joe Atkinson? Il faudra que nous présentions nos femmes l'une à l'autre.»


LETTRE CCX.

A M. MOORE.

19 janvier 1815.

...........................................
«Quant à votre question par rapport aux chiens 145... je ne veux pas dire de mal de ma mère; mais combien de tems un ami ou une maîtresse (l'addition d'un plaisir charnel étant tout ce qui distingue ces deux affections) peuvent-ils reconnaître leur amant ou leur ami? Je n'en sais rien, ou du moins vous le savez aussi bien que je vous le pourrais dire. Pour ce qui est de la mémoire des chiens, mettant à part Boatswain, le plus cher, hélas! et le plus enragé de tous les chiens, je me rappelle avoir eu un chien-loup qui m'adorait à dix ans, et manqua me dévorer à vingt. Au moment où je croyais qu'il allait jouer le rôle du fidèle Argus, il me déchira tout le derrière de ma culotte, et ne voulut jamais consentir à me reconnaître en dépit de tous les os que je lui donnai.

Note 145: (retour) Je venais de lire Roderick, le beau poème de M. Southey, dont un incident m'avait fait adresser à Lord Byron cette question: «Je voudrais savoir de vous, qui êtes de la secte des philocyniques, s'il est probable, qu'excepté dans un mélodrame, un chien puisse reconnaître son maître, quand ni sa mère, ni son amante ne l'ont pu faire. Point de ces vieilles histoires du chien d'Ulysse, etc., etc. Tout ce que je veux savoir de vous, qui passez pour un grand ami des chiens et même pour un compagnon des ours, c'est si un pareil fait vous semble probable ou non?»(Note de Moore.)

»Voici donc mon humble opinion: une mère reconnaît le fils qui lui paie son douaire; une maîtresse reconnaît son amant jusqu'à ce qu'il ne puisse plus... ou qu'il ne veuille plus la payer; un ami reconnaît son compagnon jusqu'à ce que celui-ci ait perdu son argent ou sa réputation; enfin un chien reconnaît son maître jusqu'à ce qu'il en ait changé. Ainsi il y a de quoi faire rougir Southey et Homère aussi, autant que je puis juger de la mémoire des quadrupèdes.

»Ainsi vous seriez curieux d'avoir des détails sur ma femme et moi? Mais je ne profanerai pas les mystères d'Hyménée... Diable emporte le mot, j'allais presque l'écrire avec un petit h. J'aime Bella autant que vous aimez (ou que vous aimiez, coquin que vous êtes) votre Bessy, et c'est (ou c'était) dire beaucoup.

»Adressez-moi votre prochaine à Seaham, Stockton-on-Tees, où nous allons samedi (encore une corvée) voir le beau-père et la mère de ma belle-mère. Écrivez, et surtout écrivez plus longuement au public et à

»Votre très-affectionné.»

BYRON.

LETTRE CCXI.

A M. MOORE.

Seaham, Stockton-on-Tees, 2 février 1815.

«J'ai appris de Londres qu'à votre départ de Chatsworth vous aviez laissé toutes les femmes pleines d'enthousiasme pour vous personnellement et poétiquement, et qu'en particulier la romance When first I met thee avait produit un effet prodigieux. Je vous disais bien que c'est une des meilleures choses que vous ayez jamais écrites, quoique cet âne de Power vous conseillât d'en supprimer une partie. Il paraît, d'après mon correspondant, que tout le monde regrette votre absence à Chatsworth, surtout les dames... Tudieu!

»Eh bien! vous voilà maintenant de retour chez vous, ce qui, j'en suis sûr, vous est aussi agréable qu'un verre de petite bière au palais altéré d'un piéton voyageur; je puis donc maintenant espérer recevoir de vos nouvelles. Depuis ma dernière j'ai transféré mes pénates chez mon beau-père: m'y voilà avec ma femme, sa fille de chambre, etc., etc. La lune de miel est passée, et me voilà complètement marié. Ma femme et moi nous entendons à ravir. Swift dit que jamais un sage ne s'est marié; d'accord, mais pour un fou c'est, je crois, la plus délicieuse des positions. Je crois toujours qu'on devrait se marier à bail; mais je suis sûr que, le mien expiré, je le renouvellerais, quand j'en devrais contracter un nouveau de quatre-vingt-dix-neuf ans.

»Je désirerais que vous me répondissiez, car je suis ici oblitusque meorum obliviscendus et illis.

»Dites-moi, je vous prie, ce qui se passe dans le vaste champ de l'intrigue, comment les comédiens et comédiennes du grand monde se comportent avant, pendant et après le mariage, et qui se dispose à enfreindre quelque commandement. Sur ces côtes abandonnées, nous n'avons pour nous occuper que des assemblées de comté et des naufrages. J'ai dîné aujourd'hui de poissons qui probablement avaient dîné la veille de gens de l'équipage de quelques bâtimens charbonniers perdus dans les dernières tempêtes. Mais je revois de nouveau la mer dans toute sa gloire, presque aussi belle que dans la baie de Biscaye ou les rafales de l'Archipel.

»Mon papa, sir Ralph, a dernièrement prononcé un discours à Durham, dans une assemblée sur les taxes; il me l'a depuis répété plus de vingt fois après le dîner. Il se le répète encore à lui-même, je crois, dans ce moment; je l'ai laissé au milieu de ce beau discours et de plusieurs bouteilles qui ne peuvent ni l'interrompre ni l'endormir, ce qui arriverait peut-être à un autre auditoire.

»Je suis toujours, etc.

BYRON.

»P. S. Il faut que j'aille prendre le thé... Que le diable emporte le thé! je voudrais que ce fût de l'eau-de-vie et que vous fussiez là pour me sermonner à ce sujet.»


LETTRE CCXII.

A M. MURRAY.

Seaham, Stockton-on-Tees, 2 février 1815.

«Vous m'obligeriez si vous pouviez passer dans Albany, à mon ancien logement, et voir si mes livres, etc., sont tolérablement soignés; comment se porte ma vieille femme de ménage, et comment elle entretient en bon état mon vieil antre. J'ai reçu vos envois et je les ai lus; mais j'espérais que Guy Mannering me serait parvenu plus tôt. Je ne veux pas abuser plus long-tems de vos momens, et suis toujours

»Votre, etc.»

BYRON.

LETTRE CCXIII.

A M. MOORE.

4 février 1815.

«Ci-joint vous trouverez la moitié d'une lettre de ***, dont la lecture vous dira assez pourquoi je vous l'envoie; l'autre partie ne roulait que sur mes affaires particulières. Si Jeffrey veut prendre un article de ce genre, et si vous voulez en entreprendre la révision, condition sans laquelle je ne veux pas m'en mêler, nous pourrions à nous trois leur fournir un aussi bon plat souscroûte qu'aucun qui ait jamais caressé le palais d'un libraire.

»Dans tous les cas, vous pourriez sonder Jeffrey là-dessus. La dernière proposition que vous m'avez faite de sa part m'a porté à donner cette idée à ***, qui écrit bien mieux en prose et est bien plus instruit que moi. C'est en vérité un homme supérieur. Excusez ma brièveté, je suis très-pressé.

»Toujours tout à vous, etc.

BYRON.

»P. S. Tout le monde se porte bien ici... Je vous ai écrit hier.»


LETTRE CCXIV.

A. M. MOORE.

10 février 1815.

Mon Cher Tom,

«Jeffrey a été si bon pour moi, si indulgent pour mes misérables productions, que je ne voudrais pas même, pour obliger un ami, le tromper où lui mentir: il vaudra donc mieux lui dire ouvertement que l'article n'est pas de moi; mais que je n'aurais pas voulu vous en importuner et lui aussi, si je ne l'avais trouvé bien supérieur à tout ce que j'aurais pu faire moi-même sur ce sujet. Vous pouvez juger entre vous jusqu'à quel point cet article est admissible, ou le rejeter tout-à-fait, si-vous ne le trouvez pas bon. Quant à moi, je n'y mets d'autre intérêt que celui d'obliger ***, et si l'article est bon, il ne peut heurter aucun parti, ni même personne, si ce n'est M. ***. ........................................... ..................................................

»Que le diable m'emporte si je sais ce que H*** veut ou a voulu dire, relativement au pronom démonstratif 146. Je vous admire de craindre que vous ne soyez tombé dans le même défaut. Ne vous êtes-vous donc jamais aperçu que vous avez un style à vous, aussi différent de celui de tout autre que l'Hafiz de Shiraz l'est de l'Hafiz du Morning-Post?

Note 146: (retour) Il m'avait dit qu'on avait remarqué dans ses ouvrages et ceux de sir Walter-Scott, un emploi trop fréquent du pronom démonstratif.

»Ainsi, sur les avis de B*** et autres de cette force, vous nous avez privés, lady J*** et moi, des complimens que vous nous aviez faits 147. Le diable me confonde si ce n'est pas là une modestie ridicule! N'importe, je lui en dirai tout ce que j'en sais dès que je la verrai.

Note 147: (retour) Une pièce de vers, où il était question de Lord Byron, et adressée à lady J***, que j'avais composée à Chatsworth, mais que j'avais brûlée depuis.

»Bella me charge de vous faire mille amitiés et de vous assurer de son souvenir et de sa haute considération. J'aurai soin de vous informer de l'époque précise de notre voyage dans le Midi; ce sera, je crois, dans trois semaines. A propos, ne vous engagez dans aucune partie de voyage; j'ai dans la tête le plan d'une expédition en Italie, que nous discuterons ensemble. Pensez un peu quels matériaux poétiques nous pourrions recueillir de Venise, du Vésuve, sans parler de la Grèce, que nous pourrions visiter tout entière en un an, avec l'aide de Dieu. Si j'emmène ma femme, vous pourrez emmener la vôtre, et si je laisse la mienne, vous pouvez bien en faire autant. Dans tous les cas, frère Brum, songez à ne me pas quitter.

»Croyez-moi à tout jamais votre, etc.»

BYRON.

LETTRE CCXV.

A M. MOORE.

22 février 1815.

«J'ai expédié hier ma lettre et le paquet. Il y a quarante-et-une pages; ainsi, je n'ai pas ajouté une seule ligne; mais, dans ma lettre, j'ai raconté ce qui s'est passé entre vous et moi cet automne, et ce qui m'a engagé à l'importuner de mes productions et de celles de ***. Je doute fort que cela réussisse; toutefois, j'ai dit à Jeffrey que, s'il y trouvait quelques bonnes idées, il était parfaitement libre de les couper et de leur donner telle forme qu'il jugerait convenable.

»Ainsi, vous ne voulez pas voyager avec moi... vous préférez voyager seul. Mon intention est bien arrêtée aussi de partir à peu près à l'époque que vous dites, et seul aussi. ..................................................................

»J'espère que Jeffrey ne trouvera pas mauvais que je lui envoie l'article de ***, sans y rien ajouter; il n'y avait pas de place pour une syllabe. J'ai déclaré que *** en est l'auteur, et j'ai dit que vous pensiez, la dernière fois que je vous ai vu, que lui, Jeffrey, ne serait pas fâché de notre coalition; ainsi, si je suis tombé dans un mauvais pas, il faut que je m'en retire, comment?... Dieu le sait.

»Votre Anacréon est arrivé 148, et le premier usage que j'en ai fait a été de cacheter le paquet et la lettre pour votre patron.

Note 148: (retour) Une tête d'Anacréon en cachet, dont je lui avais fait présent.

»Le diable emporte les Mélodies et les douze tribus par-dessus le marché 149. Braham nous prêtera ou nous a déjà prêté le secours de son talent; mais cela ne servira pas plus qu'un second médecin appelé quand le malade est désespéré. Je ne m'en suis mêlé que pour satisfaire une fantaisie de K***, et tout ce que j'y ai gagné c'est un beau discours et une recette d'huîtres à l'étuvée.

Note 149: (retour) Je m'étais permis de rire un peu de la manière dont quelques-unes de ses Mélodies Hébraïques avaient été mises en musique.

»Ne pas nous voir... et pourquoi? Il faut au contraire que nous nous voyions de quelque manière et en quelque lieu que ce soit. Il ne peut plus être question de Newsteadt, qui est de nouveau plus d'à moitié vendue, et que ma femme ne saurait habiter dans l'état où elle est. Écrivez-moi, je vous prie; je ne tarderai pas à vous écrire moi-même.

»P. S. Votre cachet est le meilleur et le plus joli de tous ceux que j'ai, et je vous en remercie mille fois. Je viens d'être, ou, pour mieux dire, j'aurais dû être excessivement frappé et affligé de la mort du duc de Dorset. Nous avons été au collége ensemble, et à cette époque je lui étais passionnément attaché. Je ne l'ai revu qu'une seule fois, je crois, depuis 1805, et ce serait à moi une affectation ridicule de prétendre que je n'avais conservé pour lui aucun sentiment digne de ce nom. Il y a eu un tems où cet événement m'eût brisé le cœur; tout ce que je puis dire maintenant, c'est que mon cœur ne vaut plus la peine de se briser.

»Adieu... ce monde n'est qu'une mauvaise plaisanterie.»


LETTRE CCXVI.

A M. MOORE.

2 mars 1815.

Mon Cher Tom,

«Jeffrey m'a envoyé la lettre la plus amicale et accepté l'article de ***. Il dit qu'il y a long-tems qu'il aime, non-seulement, etc., etc., mais encore mon caractère. C'est votre ouvrage cela, coquin que vous êtes; n'êtes-vous pas honteux, vous qui me connaissez si bien? Voilà ce qu'on gagne à vous prendre pour confesseur.

»Je suis assez gai pour envoyer une romance larmoyante 150. Vous m'avez autrefois demandé des paroles pour mettre en musique: vous pouvez maintenant y mettre ou n'y mettre pas cette romance, comme il vous plaira; elle est écrite fort lisiblement 151, c'est-à-dire par un autre que moi, encore que j'en sois l'auteur, de sorte que vous pourrez en dire ce que vous voudrez. Pourquoi ne m'écrivez-vous pas? Si vous ne répondez promptement, je vous fais un discours.

Note 150: (retour) La belle romance maintenant imprimée dans ses œuvres: Le monde ne saurait donner des jouissances égales à celles qu'il enlève.
Note 151: (retour) Le manuscrit était de la main de lady Byron.

»Je suis dans un état complet d'inertie et de stagnation, entièrement occupé à manger du fruit, à jouer à d'ennuyeux jeux de cartes, à bâiller, à essayer de relire de vieux annuaires, ou de lire les journaux quotidiens, à ramasser des coquillages sur le rivage, ou à contempler la crue des groseillers, en sorte que je n'ai ni le tems ni l'énergie nécessaires pour vous rien dire, si ce n'est que

»Je suis toujours, etc.

BYRON.

»P. S. Je rouvre ma lettre pour vous faire une question. Que donnerait lady C.....k, ou toute autre dame à la mode, pour nous réunir dans une soirée, vous, Jeffrey et moi? Je viens de répondre à sa lettre, et c'est ce qui me suggère cette idée. Je ne puis m'empêcher de rire en songeant à la figure que nous ferions tous deux, aux soins que vous vous donneriez pour tenir notre aristarque en bonne humeur pendant la première partie de l'après-dîner, jusqu'à ce que nous soyons devenus assez gris pour lui faire un discours. Je crois que le critique nous battrait tous deux, ou du moins l'un de nous, car pour moi je ne crois pas que la timidité soit un de vos défauts (en société, je veux dire).»


LETTRE CCXVII.

A M. MOORE.

8 mars 1815.

«Un événement, la mort de ce pauvre Dorset et le souvenir de ce que j'éprouvais autrefois pour lui, de ce que j'aurais dû, de ce que je ne puis plus éprouver aujourd'hui, m'ont jeté dans les réflexions, et ont fait naître les pensées que vous avez maintenant entre les mains. Je suis charmé qu'elles vous plaisent; je me flatte en conséquence qu'elles pourront passer pour une imitation de votre style. Si je le pouvais bien imiter, je n'aurais plus guère d'ambition pour l'originalité. Je serais ravi si je pouvais vous forcer à vous écrier avec Dennis: «Pardieu! voilà mon tonnerre!» J'ai écrit ces stances pour que vous les mettiez en musique, si vous ne le jugez pas trop indigne de vous, et que vous en fassiez présent à Power, s'il veut bien les accepter.

»Que Dieu confonde N***! Me tourmenterez-vous sans cesse à propos des sons nazillards dont il a accompagné mes Mélodies Hébraïques? Ne vous ai-je pas dit que c'était la faute de K***, et de ma trop grande facilité de caractère? Mais vous voulez être méchant à tout prix! Voyez ce que vous y gagnez, Tom. Maintenant à ma revanche.

»Soyez-en sûr et préparez-vous-y: votre opinion sur le poème de *** arrivera, par le canal d'un de vos quintuples correspondans, jusqu'aux oreilles et au cœur de l'auteur 152. Votre aventure ne laisse pas d'être fort comique; mais comment avez-vous pu faire une telle brioche? Vous, homme de lettres et poète vous-même, aller prendre pour confident l'éditeur qui a acheté ou vendu les plus beaux éloges de l'ouvrage en question! et puis cette délicieuse parenthèse: «Entre nous deux soit dit!» Cela me rappelle un mot de l'Héritier: «Tête à tête avec lady Duberly, je suppose.--Non, tête à tête avec cinq cents personnes!» Votre flatteuse opinion ne tardera pas à atteindre autant de publicité, avec bien des additions, dans bien des lettres, toutes signées L. H. R. O. et Cie.

Note 152: (retour) Il fait ici allusion à une petite anecdote que je lui avais racontée dans ma dernière. Écrivant à l'un des nombreux associés d'une de nos plus fameuses maisons de librairie, je lui avais dit, ou plutôt j'avais cru lui dire confidentiellement, en parlant d'un poème nouveau: «Entre nous deux soit dit, je n'admire pas beaucoup le poème de M. ***.» Cette lettre était en grande partie une lettre d'affaires; elle passa par la filière ordinaire du bureau, et je lus à la fin de la réponse, à mon grand déplaisir: «Nous sommes fâchés que vous ne trouviez pas bon le dernier poème de M. ***, et sommes vos très-humbles serviteurs,

»L. H. R. O. et compagnie.»(N. de Moore.)

»Nous partons demain pour Londres; en attendant que nous y ayons monté une maison, nous demeurerons quelque tems chez le colonel Leigh, près Newmarket, où je serai charmé de recevoir de vos nouvelles.

»J'ai fort bien passé mon tems ici à écouter ces infernals monologues que les vieillards appellent conversations, et dans lesquels mon respectable beau-père s'est invariablement répété tous les soirs, à l'exception d'un où il a joué du violon. Somme toute, ils ont été à mon égard très-bons et très-hospitaliers. J'aime beaucoup leur château, et j'espère qu'ils y vivront encore heureux pendant de nombreuses années. Bella, dont la santé est parfaite, est d'une humeur toujours agréable et douce. Nous sommes maintenant au supplice des paquets et des préparatifs de départ, et demain, à pareille heure, je serai probablement huché sur le siége, entouré de bagages, quoique je me sois procuré une seconde voiture pour la femme de chambre, et toutes ces fadaises que nos femmes traînent partout avec elles.

»Je suis toujours, avec beaucoup d'affection,

»Votre, etc.»

BYRON.

LETTRE CCXVIII.

A M. MOORE.

27 mars 1815.

«J'avais dessein de vous écrire plus tôt à l'occasion de la perte que vous venez d'essuyer 153; mais, réfléchissant combien tout ce qu'on peut dire sur un pareil sujet est inutile et usé, je m'en suis abstenu. Je suis charmé de voir que vous supportez ce malheur avec tant de courage, et je me fie au tems pour le rendre plus supportable à Mrs. Moore. Il faudrait chercher tous les moyens de l'occuper et de la distraire, et je suis sûr que vous ferez tout ce qu'il faut pour cela.

Note 153: (retour) La mort de sa petite filleule, Olivia Byron Moore.

»Passons maintenant à votre lettre. Napoléon... mais les journaux doivent vous l'avoir appris de reste. Je pense absolument comme vous à ce sujet, et pour mes idées réelles, il y a environ un an, je vous réfère aux dernières pages du journal que vous avez entre les mains. Je pardonne volontiers à ce coquin-là de démentir presque chaque vers de mon ode, ce que je regarde comme le plus haut point de magnanimité auquel le cœur humain puisse atteindre. Vous rappelez-vous l'histoire d'un certain abbé qui avait écrit un Traité sur la Constitution de Suède, où il prouvait qu'elle était indissoluble et éternelle? Au moment où il corrigeait l'épreuve de la dernière feuille, la nouvelle arriva que Gustave III avait détruit ce gouvernement immortel. «Monsieur, dit l'abbé à quelqu'un, le roi de Suède peut détruire la constitution, mais non pas mon livre!!!» Je pense à cet abbé, mais je ne pense pas comme lui.

»En lui accordant tout le talent possible et le courage le plus extraordinaire, il restera encore une grande part au hasard et à sa fortune dans le prodigieux succès de son entreprise. Il aurait pu être arrêté par nos frégates; il aurait pu faire naufrage dans le golfe de Lyon, fameux par tant de tempêtes et mille autres obstacles. Mais il est certainement le favori de la fortune; et

»Une fois en route comme pour une partie de plaisir, il prend des villes à volonté et des couronnes à loisir, et s'avance de l'île d'Elbe à Paris, préparant des bals aux dames et des balles à ses ennemis.

»Vous avez lu, sans doute, comment il s'est jeté au milieu de l'armée du roi, et quels effets y ont produits ses discours. Et maintenant, s'il ne bat pas les alliés, je ne m'y connais plus. Après s'être emparé tout seul de la France, ce serait bien le diable qu'il ne sût pas repousser ceux qui voudraient l'envahir, maintenant qu'il va être soutenu de ses vieux guerriers, ces enfans de la giberne, la garde impériale, l'ancienne et la nouvelle armée. Il est impossible de ne pas être ébloui et dans l'admiration en contemplant son caractère et la carrière qu'il a parcourue. Rien ne m'avait jamais autant désappointé que son abdication, et rien ne me pouvait réconcilier avec lui autant que ce dernier exploit, quoique personne ne pût prévoir un changement de fortune si brillant et si complet.

»Quant à votre question, tout ce que je puis vous répondre, c'est qu'il y a en effet quelques symptômes de grossesse. Je n'en étais désireux, moi-même, que parce que je pense que cela fera plaisir à son oncle lord Wentworth, ainsi qu'à son père et à sa mère. L'oncle dont il s'agit est maintenant en ville, assez mal portant. Vous savez peut-être que sa fortune (7 à 8,000 livres sterling de rente) appartiendra, après sa mort, à ma femme. Mais il a toujours été si bon pour elle et pour moi, que je ne sais, en vérité, si je lui dois souhaiter le Paradis aussi long-tems qu'il pourra vivre tolérablement ici-bas. Son père est toujours à la campagne.

»Nous nous mettons demain en route pour la métropole; adressez vos lettres dans Piccadilly, où nous allons occuper l'hôtel de la duchesse de Devon, tandis qu'elle est en France.

»Peu m'importe ce que dira Power pour s'assurer la propriété de la romance, pourvu qu'il ne me fasse pas de complimens, qu'il n'aille pas parler de condescension, de noble auteur, etc., toutes phrases viles et usées, comme dit Polonius. ........................................ .............................

»Donnez-moi, s'il vous plaît, de vos nouvelles, et dites-moi quand vous comptez venir à Londres. Voilà votre projet de voyage sur le continent impossible, quant à présent. J'ai à vous remercier d'une lettre plus longue qu'à l'ordinaire; j'espère que vous ferez un nouvel essai de ma reconnaissance, en m'en envoyant cette fois une encore plus longue.»


LETTRE CCXIX.

A M. COLERIDGE.

Piccadilly, 31 mars 1815.

Mon Cher Monsieur,

«C'est avec grand plaisir que je ferai ce que vous demandez; toutefois, j'espère que cela est fort inutile, et qu'il reste encore quelque goût parmi ces hommes, tout intéressés qu'ils soient, qui font marchandise des productions du génie. Je pense bien que vous ne vous laisserez pas abattre par la partialité passagère de ce qu'on appelle le public pour ses favoris du moment. Vous avez dû en voir passer beaucoup, et vous survivrez à bien d'autres; je dis personnellement, car poétiquement toute comparaison serait une insulte pour vous.

»J'oserais, s'il m'était permis de hasarder un avis, dire que jamais les circonstances n'ont été plus favorables pour la tragédie. Vous avez dans Kean un acteur digne de rendre toutes les belles pensées que vous pouvez créer et personnifier pour lui, et je regrette que le rôle d'Ordonio ait été donné avant son engagement à Drury-Lane. Nous n'avons rien eu depuis plusieurs années qui ressemblât aux Remords; et je crois que la réception de cette pièce était faite pour exciter au plus haut point les espérances de l'auteur et du public. Il faut espérer que vous continuerez de marcher dans une carrière qui ne saurait manquer d'être glorieuse pour vous.

»Présentez, je vous prie, mes complimens à M. Bowles.

»J'ai l'honneur d'être, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

BYRON.

»P. S. Vous parlez de ma satire, mon libelle, ou ce qu'il vous plaira de l'appeler. Tout ce que j'en puis dire, c'est que j'étais bien jeune et bien irrité quand j'ai écrit cette sottise; et que, depuis, elle m'a toujours été comme une épine dans le côté, surtout parce que la plupart de ceux que j'y attaquais sont devenus mes connaissances et quelques-uns mes amis, et m'ont pardonné trop facilement pour que je me pardonnasse moi-même, ce qui est absolument mettre des charbons ardens sur la tête de son adversaire. Le passage qui vous concerne est impertinent et ne signifie pas grand'chose. Bien que j'aie fait depuis long-tems tout ce que j'ai pu pour en empêcher tout-à-fait la circulation, je regretterai toujours infiniment l'injustice et la généralité des attaques que je m'y suis permises.»


FIN DU DIXIÈME VOLUME.



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