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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 10: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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»J'ai songé à un conte, greffé sur les amours d'une péri avec un mortel, quelque chose de semblable au Diable amoureux de Cazotte, seulement plus philantropique. Cela demandera beaucoup de poésie, et le tendre n'est pas mon fort. Pour cette raison et quelques autres, j'ai renoncé à cette idée, et je vous la suggère, parce que je crois que c'est un sujet dont vous pourriez tirer grand parti dans les loisirs que vous laisse votre grand ouvrage 51. Si vous avez besoin d'autres livres, il y a les Mœurs des Ottomans de Castellan, en six petits volumes; c'est le meilleur recueil que je connaisse en ce genre. Réellement je prends bien des libertés de parler ainsi à un de mes anciens et à un plus habile que moi; excusez-moi, je vous prie, et n'allez pas juger de mes motifs à la manière de La Rochefoucault.»

Note 51: (retour) Par une singularité assez bizarre, j'avais été au-devant de ses conseils, en prenant la fille d'une péri pour l'héroïne d'un de mes contes, et racontant les amours de ses parens dans un épisode. Je fis part de cette circonstance à Lord Byron, et j'ajoutai: «Tout ce que je vous demande au nom de l'amitié, c'est, non pas de renoncer pour moi aux péris, ce qui serait plus qu'on ne peut attendre d'un homme, et surtout d'un poète; mais simplement que, quand il vous plaira de payer à l'avenir vos hommages à quelqu'une de ces beautés aériennes, vous ayez la bonté de m'en avertir franchement, afin que je voie si je dois persister et lutter contre un tel adversaire, ou bien vous abandonner pour toujours la race entière, et ne m'occuper dorénavant, avec M. Montgommery, que des races antédiluviennes.»(Note de Moore.)

LETTRE CXXXV.

À M. MOORE.

1er août, septembre je veux dire, 1813.

«Je vous envoie Castellan et trois volumes sur la littérature turque, que je n'ai pas encore ouverts. Quant à ce dernier ouvrage, je vous serais obligé de le lire, d'en extraire ce qu'il vous conviendra, et de me l'envoyer sous huit jours; il appartient à la plus brillante de nos constellations du Nord, Mackintosh, qui m'a fait le plaisir de me le prêter, avec une politesse qu'il a prise dans les Indes; car je suis sûr que votre Écossais, qui n'a pas voyagé, doit être d'une humeur moins sociale.

»Votre péri, mon cher Moore, est sacrée et inviolable pour moi; je n'ai pas la plus légère idée de toucher le bas de son jupon. L'affectation avec laquelle vous avez l'air de craindre de vous trouver en concurrence avec moi est si flatteuse que je commence à me croire tout de bon un grand homme. Mais, sur mon honneur, vous vous moquez de moi. Tom, vous êtes un impudent coquin; si vous ne vous moquez pas de moi, vous méritez bien qu'on se moque de vous. Sérieusement parlant, quel est le poète vivant que vous puissiez craindre? Réellement, cela me met en colère de vous entendre parler comme vous le faites...

»J'ai beaucoup ajouté au Giaour, toujours sous la sotte forme de fragmens. Il contient à présent mille deux cents vers et peut-être plus: vous me permettrez, j'espère, de vous en offrir une copie. Je suis charmé de me trouver dans vos bonnes grâces, et plus particulièrement de le devoir, comme vous le dites, en partie à la bonté de mon caractère; car malheureusement j'ai la réputation d'en avoir un fort mauvais. Mais on dit que le diable est amusant quand on le met de bonne humeur, et il aurait fallu que je fusse plus venimeux que le vieux serpent, pour avoir sifflé ou mordu en votre compagnie. C'est peut-être, et cela paraîtrait sans doute incroyable à une autre personne, mais vous me croirez, j'en suis sûr, quand je vous dirai que je suis aussi ravi de vos succès, qu'un être humain peut l'être de ceux d'un autre; autant que si je n'avais jamais écrit un vers moi-même. Assurément le champ de la renommée est assez grand pour tout le monde, et quand même il ne le serait pas, je ne voudrais pas en voler une verge à mon prochain. Vous y avez déjà une belle propriété de quelques milliers d'arpens, qui sera doublée quand vous passerez le nouveau bail que vous préparez en ce moment; tandis que moi je n'ai qu'une part du pacage commun, incapable d'une telle fertilité. Voilà une métaphore digne d'un templier, c'est-à-dire, vulgaire et diffuse 52. Je vous envoie, pour me la renvoyer par le retour du courrier, comme l'on dit en style de commerce, une lettre assez curieuse d'un de mes amis 53, où vous verrez l'origine du Giaoar. Écrivez-moi vite: adieu, mon cher Moore, toujours tout à vous, etc.

Note 52: (retour) Templier, c'est-à-dire légiste; l'École de Droit occupe à Londres l'ancien palais des chevaliers du Temple.(N. du Tr.)
Note 53: (retour) La lettre de lord Sligo. Voyez plus haut, page 118.

»P. S. Cette lettre m'a été écrite à cause d'une autre version, rapprochant trop du texte véritable, que quelques dames de nos amies avaient eu la bonté de répandre. La partie effacée renfermait quelques noms turcs, et quelques détails assez peu importans et trop circonstanciés sur la manière dont avait été découverte la faute de la jeune fille.»


LETTRE CXXXVI.

À M. MOORE.

5 septembre 1813.

«Ne vous gênez pas pour rendre Toderini au jour fixé; envoyez-le à votre loisir, après l'avoir anatomisé en autant de notes que vous voudrez; je ne crois pas qu'il ait encore subi aucune opération de cette nature, raison de plus pour ne pas l'épargner maintenant.

»*** est de retour à Londres, mais pas encore remis du coup que lui a porté le Quarterly. Quels gens que ces journalistes! «Ces punaises-là nous effraient tous.» Ils ont fait de vous un spadassin; de moi, le plus doux des hommes, un satirique; ils finissent par rendre *** plus fou qu'un Ajax furieux. J'ai relu l'autre jour, en les comparant, les Plaisirs de la Mémoire, et les Plaisirs de l'Espérance; décidément je persiste à préférer les premiers. Il y règne une élégance réellement prodigieuse, et, dans tout le livre, pas un vers qu'on puisse appeler commun ou faible...

»Que dites-vous de Bonaparte? rappelez-vous que j'ai parié pour lui quant aux batailles, etc., mettant en dehors les chances de catalepsie et les élémens. Bien plus, je souhaiterais presque le voir réussir contre toutes les nations, excepté la sienne, quand ce ne serait que pour faire mourir de rage le Morning-Post, son infâme beau-père, et Bernadotte, ce barbare rebelle d'adoption scandinave. Rogers me tourmente pour que nous fassions une excursion sur les lacs et que nous vous prenions en passant. Voilà qui serait bien tentant, mais je ne crois pas que j'accepte, à moins que vous ne consentiez à aller avec l'un de nous quelque part, n'importe où. Il est trop tard pour songer maintenant à Matlock, mais nous pourrions choisir quelque maison de campagne dans la haute société ou dans la classe inférieure; celle-ci serait bien préférable sous le rapport du plaisir. Je suis si dégoûté de l'autre, que je soupire presque pour une partie dans un cabaret à cidre, ou une expédition sur un sloop de contrebandier.

»Vous ne sauriez désirer plus que moi que le destin rapproche un peu nos deux parallèles, qui se prolongent indéfiniment sans se toucher jamais. Je ne sais trop si je ne voudrais pas être marié moi-même, ce qui n'est pas peu dire. Tous mes amis, jeunes et vieux, le souhaiteraient; tous me demandent pour parrain, le seul parentage que j'aurai, je crois, légitimement; quant à devenir père d'une manière moins légale, grâces à Lucine, nous n'en sommes jamais certains, quoique la paroisse en soit toujours sûre 54. Je suppose que demain j'aurai une lettre de vous, sinon celle-ci partira comme elle est; j'y laisse de la place pour un post-scriptum en cas que votre missive demande une réponse.

»Tout à vous, etc.

Note 54: (retour) God father, parrain (père en Dieu), et father (père) offrent dans l'anglais un jeu de mots impossible à rendre dans notre langue. La recherche de la paternité étant autorisée par les lois anglaises, les paroisses à la charge desquelles retomberaient les bâtards, les adjugent très-facilement au père putatif, que le témoignage de la mère ou les moindres circonstances semblent désigner: on le condamne alors aux frais de l'entretien de l'enfant jusqu'à l'âge de quatorze ans.(N. du Tr.)

»Point de lettre, n'importe. Rogers pense que cette fois le Quarterly va tomber sur moi; dans ce cas, ce sera une guerre d'extermination, pas de quartier. Depuis le plus jeune diablotin jusqu'à la plus vieille femme de cette Review, tous périront sous le poids d'une fatale brochure. Les liens de la nature seront rompus, je n'épargnerai pas même mon libraire; bien plus, si je pouvais y envelopper les lecteurs aussi, cela n'en vaudrait que mieux.»


LETTRE CXXXVII.

À M. MOORE.

8 septembre 1813.

«Je suis fâché que vous ayez envoyé Toderini si tôt, je crains que votre conscience scrupuleuse vous ait empêché d'en tirer tout le parti que vous auriez dû. Je vous envoie, par cette voiture, un exemplaire de cet effrayant Giaour, qui ne m'a jamais procuré un compliment de moitié aussi flatteur que votre alarme modeste. Vous verrez, si vous y jetez les yeux quelque soir, que j'y ai beaucoup ajouté sous le rapport de la quantité, circonstance qui pourrait bien diminuer votre modestie à ce sujet.

»Vous avez grand besoin d'un coup d'épaule de Mackintosh. Mon cher Moore, vous avez beaucoup trop mauvaise opinion de vous-même. Dans tout autre, je prendrais cela pour de l'affectation, mais je vous connais assez bien pour croire qu'effectivement vous ne vous estimez pas à votre juste valeur. Du reste c'est un défaut dont on se corrige généralement, et réellement vous devriez vous en corriger. Je l'ai entendu parler de vous en termes dont votre femme eût été bien satisfaite, et capables de donner la jaunisse à tous vos amis.

»J'ai reçu hier une lettre d'Ali-Pacha, apportée par le docteur Holland, qui arrive d'Albanie. Elle est en latin, commence par excellentissime, nec non carissime; se termine par un fusil qu'il veut que je lui fasse faire, et est signée Ali, visir. À quoi pensez-vous qu'il passe son tems? Holland me rapporte qu'il a pris une ville ennemie au printems passé, dans laquelle, il y a quarante-deux ans, sa mère et ses sœurs avaient été traitées comme Mlle Cunégonde, par la cavalerie bulgare. La ville prise, il a fait chercher tous les auteurs encore vivans de ce brillant exploit, leurs enfans et petits-enfans, au nombre de six cents, et les a fait fusiller devant lui. Rappelez-vous qu'il a épargné le reste de la ville, et ne s'en est pris qu'à la race de ces Tarquins modernes. C'est plus de modération que je n'en aurais eu. En voilà assez sur cet excellent ami.


LETTRE CXXXVIII.

À M. MOORE.

9 septembre 1813.

«Je vous écris chez Murray et pour Murray, qui, si vous n'avez pas d'engagement préexistant avec quelqu'autre libraire, sera charmé en tems convenable de traiter avec vous de votre ouvrage. Je puis en toute assurance vous le recommander comme un homme loyal, facile, généreux, attentif, et certainement au premier rang dans sa profession. Je suis sûr que vous n'aurez qu'à vous en louer. Il y a si peu de tems que je vous ai écrit, que vous serez content de me voir n'ajouter rien à ces lignes.

»Tout à vous, etc.»


LETTRE CXXXIX.

À M. MOORE.

27 septembre 1813.

Thomas Moore,

«On ne vous appellera jamais Thomas le véridique, comme celui d'Elcidoune; pourquoi ne m'écrivez-vous pas? puisque vous ne le voulez pas, il faut bien que je le fasse. J'étais l'autre jour près de vous à Eston, et j'espère y retourner bientôt. Dans ce cas, j'irai vous voir, et nous ferons, avec Rogers pour complice, nos caravanes, comme on le dit dans le jargon du beau monde. On m'a présenté hier, chez lord Holland, à Southey, le plus bel homme de poète que j'aie jamais vu depuis long-tems. Pour avoir la tête et les épaules de cet homme-là, je consentirais presque à avoir composé ses poésies Saphiques. Certes il est doué d'une figure bien imposante, puis c'est un homme de talent, puis... voilà son éloge.

»*** m'a lu une partie de votre lettre; par le pied de Pharaon, je crois qu'il y avait quelque chose, car il s'est arrêté court; oui, il s'est arrêté court après une phrase très-flatteuse sur notre correspondance, et m'a regardé... Je voudrais pouvoir me venger en vous attaquant, ou en vous disant que j'ai eu à vous défendre. C'est un joli moyen de se faire valoir près d'un ami que de lui venir dire: «J'ai bien relevé M. un tel pour s'être permis de vous appeler un plagiaire, un mauvais sujet, etc, etc.» Mais savez-vous que vous êtes du petit nombre de ceux dont je n'ai jamais eu le plaisir d'entendre dire du mal; au contraire, et croyez-vous que je vous le pardonne?

»J'ai été à la campagne et me suis sauvé des courses de Doncaster. Chose étrange, je suis allé en visite dans la maison même que mon père reçut en dot avec la main de lady Carmathen, dont il avait fait sa maîtresse adultère avant d'être majeur: à propos, veuillez observer qu'elle n'est pas ma mère. On m'a campé dans une vieille chambre où se trouve sur la cheminée un tableau hideux que mon père regardait avec tout le respect convenable, et qu'héritant du goût de la famille, j'ai regardé aussi avec beaucoup de satisfaction. J'ai passé une semaine dans cette famille, et je m'y suis parfaitement conduit, quoique la dame soit jeune, dévote, jolie, et son mari mon intime ami. Je ne me suis senti de velléité que pour un chien qu'ils ont eu la complaisance de me donner. Maintenant, pour un homme comme moi, ne pas même convoiter, c'est signe que je m'amende furieusement. Pardonnez toutes ces folies et ne me gourmandez pas trop quand je me livre un moment à la gaîté.

»Tout à vous, etc.

BYRON.

»Voici un impromptu composé par une personne de qualité 55, à qui l'on reprochait d'être mélancolique.

«Quand de ce cœur où règne le chagrin s'élèvent de sombres nuages, qui viennent voiler le visage et remplir les yeux de larmes, ne prenez pas garde à ces signes extérieurs qui disparaîtront bientôt. Mes pensées connaissent trop leur cachot; après s'être promenées un instant sur mon visage, elles reviendront se renfermer dans mon cœur, qu'elles rongent et déchirent en silence.»
Note 55: (retour) Par Byron lui-même.

LETTRE CXL.

À M. MOORE.

2 octobre 1813.

«Vous n'avez point répondu à mes six lettres: en conséquence, celle-ci sera ma pénultième; je vous en écrirai encore une, mais après, j'en jure par tous les saints, je vous garderai silence et rancune. Je me suis trouvé avec Currant chez lord Holland: il bat tout le monde; son imagination a quelque chose de surhumain, sa gaîté est parfaite. Je ne dis pas son esprit, car qui peut définir l'esprit? Puis il a cinquante figures; et deux fois autant de voix différentes qu'il prend quand il veut imiter les personnes; je n'ai jamais vu son pareil. Si j'étais femme et vierge encore, voilà l'homme dont je voudrais faire mon Scamandre. Il est tout-à-fait enchanteur. Rappelez-vous que je ne l'ai vu qu'une fois; vous qui le connaissez depuis long-tems, vous rabattez probablement beaucoup de ce panégyrique. Je crains presque de me trouver de nouveau avec lui, de peur que l'impression ne diminue. Il m'a long-tems parlé de vous; c'est un sujet qui ne me lasse jamais, non plus que personne que je connaisse. Quelle variété d'expression il donne à sa figure, qui naturellement n'est pas des plus belles! il la change absolument du tout au tout. En voilà assez, je ne suis pas de force à faire son portrait, et vous n'en avez pas besoin, puisque vous le connaissez. Samedi je retourne à ***, où je ne serai pas loin de vous. Peut-être me favoriserez-vous d'une lettre d'ici là. Bonne nuit.

»Samedi matin, votre lettre a mis fin à toutes mes inquiétudes. Je ne soupçonnais pas que vous parlassiez sérieusement. Encore de la modestie! Parce que je ne donne pas suite à une idée assez insignifiante, «il paraît que je ne crains pas de lutter contre vous». Si la question était de savoir qui de nous deux doit l'emporter sur l'autre, je vous craindrais comme Satan craint saint Michel. Mais n'y a-t-il pas assez de place dans nos sphères respectives? Continuez, ce sera bientôt mon tour à pardonner. Je dîne aujourd'hui avec Mackintosh et mistress Staël, comme il plaît à John Bull d'appeler Corinne, que j'ai vue hier soir à Covent-Garden bâiller aux plaisanteries si gaies de Falstaff.

»C'est une chose fort commode pour moi que ma réputation, pourvu que mes amis ne partagent point l'erreur commune à ce sujet: cela me sauve des sottises d'une légion d'impertinens, sous forme de connaissances. Mais vous, Moore, vous savez que je suis bon compagnon, que je suis gai à l'occasion, et rarement larmoyant. Murray rétablira votre vers dans la prochaine édition 56. Je crois que j'ai fait l'erreur dans l'épigraphe; cependant, j'ai en général de la mémoire pour vous, et je crois que d'abord elle avait été imprimée correctement.

Note 56: (retour) Dans la première édition du Giaour, il avait cité d'une manière incorrecte un vers de mes Mélodies irlandaises, qu'il avait pris pour épigraphe. Il tomba depuis dans une erreur semblable pour les vers de Burns, qui servent d'épigraphe à la Fiancée d'Abydos.(Note de Moore.)

»Je rougis en effet très-souvent, si j'en puis croire lady H** et lady M**, mais heureusement, à présent, personne ne me voit. Adieu.»


LETTRE CXLI.

À M. MOORE.

8 décembre 1813.

«Depuis que je ne vous ai écrit il s'est passé bien des événemens heureux, malheureux ou indifférens, qui m'ont empêché, non de penser à vous, mais de vous rappeler le souvenir de quelqu'un qui n'a cessé de penser à vous, et pour qui la plus sûre consolation a été de tourner vers vous ses pensées. Nous avons été proches voisins cet automne, et ce voisinage m'a été à la fois heureux et funeste. Qu'il me suffise de dire que votre citation française ne s'est que trop trouvée à sa place, quoiqu'il y eût peu de chance qu'il en fût ainsi, comme vous pouvez l'imaginer par ce que je disais avant, et le silence que j'ai gardé depuis... N'importe, Richard est redevenu lui-même, et, si ce n'est toute la nuit et une partie de la matinée, je ne songe plus guère à toute cette affaire.

»Toutes les commotions un peu vives se terminent chez moi par des vers, et, pour charmer mes insomnies, j'ai écrit à la hâte un autre conte turc, non un fragment, que vous recevrez bientôt après cette lettre. Cela n'empiète pas sur votre domaine; dans le cas où vous le croiriez, il vous serait facile de me refouler dans mes limites. Vous penserez avec raison que je me risque à perdre le peu de réputation que j'ai acquise en tentant cette nouvelle expérience sur la patience du public, mais en vérité je ne m'en soucie plus le moins du monde. J'ai écrit et je publie cette bagatelle, uniquement pour m'occuper, pour détourner mes pensées des réalités, en les rejetant sur des fictions, quelque horribles qu'elles soient. Quant au succès, ceux qui en obtiennent aujourd'hui me consolent d'avoir échoué; excepté peut-être vous et deux ou trois autres que j'aime trop pour voir leurs lauriers d'une teinte plus jaune. C'est l'ouvrage d'une semaine, cela se lira en une heure et moins; ainsi, advienne que pourra...

»P. S. Ward et moi parlons d'aller en Hollande; j'ai envie de voir quel effet me fera un canal hollandais, à moi, qui ai traversé le Bosphore. Répondez-moi, je vous prie.»


LETTRE CXLII.

À M. MOORE.

8 décembre 1813.

«Votre lettre, comme la plupart des choses les plus douces et les meilleures du monde, m'est à la fois agréable et pénible. Mais, d'abord au plus pressé. Savez-vous que j'étais au moment de vous dédier quelque chose, non dans une épître formelle, comme d'inférieur à ancien, mais dans une courte lettre servant de préface, dans laquelle je me glorifiais de votre amitié, et annonçais au public votre poème, quand je me suis rappelé l'injonction stricte que vous m'aviez souvent réitérée de vive voix et par écrit, de garder le plus profond secret sur le poème susdit. Il me fallut donc renoncer à mon projet, non que je puisse avoir aucun motif de résister au désir de parler de vous, j'y pense et j'en parle tous les jours, mais j'ai dû craindre, en y cédant, de vous causer quelque déplaisir. Mettant de côté mon amitié pour vous, sentiment qui devient chaque jour plus vif et plus profond, vous ne sauriez douter de mon admiration pour vos ouvrages. Je les sais par cœur et sur le bout du doigt. Ecce signum. Quand j'étais à la campagne, lors de ma première visite chez ***, j'avais, comme partout ailleurs, quand je suis seul long-tems, l'envie, je ne dirai pas de chanter, mais de faire un bruit que je n'ai jamais essayé qu'en mon particulier, d'articuler sur ce que je veux prendre pour des airs, votre Oh breathe not! ou When the last glimpse, ou bien encore When he who adores the, et quelques autres du même troubadour, ce sont là mes matines et mes vêpres. Certes mon intention n'était pas d'être entendu de qui que ce fût. Voici qu'un beau matin je vois arriver non la donna, mais il marito, qui me dit d'un air bien sérieux: «Byron, je me vois forcé de vous prier de ne plus chanter, au moins de ces chansons là.» Je fus comme réveillé en sursaut: «Assurément, répondis-je, mais pourquoi?--Pour vous dire la vérité, reprit-il, cela rend ma femme si mélancolique et la fait tant pleurer, que je désire qu'elle n'entende plus rien de semblable.»

»Or, mon cher Moore, cet effet-là était produit par vos paroles, et certainement non par la beauté de ma voix. Je vous cite cette folle anecdote, pour vous prouver combien je vous suis redevable, même pour l'emploi de mes momens perdus. Un homme peut admirer un jour ceci, un jour cela; mais on ne conserve le souvenir, surtout après un long tems, que de ce qui nous a plu véritablement. Quoique je ne pense pas qu'on vous puisse rien comparer dans la poésie légère ou la satire, et que jamais auteur n'ait été aussi populaire que vous dans ces deux genres, je n'hésite pas cependant à croire que vous n'avez pas fait tout ce dont vous êtes capable, encore qu'un autre pût bien se contenter de ce que vous avez fait. J'attends de vous un ouvrage de plus longue haleine, et le monde l'attend avec moi. Je vois en vous, ce que je n'avais jamais vu dans aucun autre poète, une étrange méfiance de vos forces, que je ne puis m'expliquer et qui doit être inexplicable, puisqu'un cosaque comme moi suffit pour épouvanter un cuirassier comme vous. Votre conte, je ne le connaissais pas, je ne le pouvais pas connaître, je n'avais songé qu'à une péri: je voudrais que vous eussiez eu plus de confiance en moi, non dans mon intérêt, mais dans le vôtre, et pour empêcher que le monde ne perdît un poème bien meilleur que le mien, dont j'espère toujours que ce petit combat de générosité ne le privera pas à jamais 57.

Note 57: (retour) Parmi les épisodes que je comptais introduire dans Lalla Rookh, que j'avais commencé, mais que plusieurs circonstances m'avaient empêché de finir, il s'en trouvait un déjà assez avancé lors de la publication de la Fiancée d'Abydos, et avec lequel ce poème offrait de si étranges coïncidences, non-seulement pour les localités et le costume, mais encore pour la fable et les caractères, que j'y renonçai immédiatement, et commençai un autre épisode sur un sujet absolument nouveau: Les adorateurs du feu. C'est à ce fait que je lui avais communiqué, que Lord Byron fait allusion ici. Dans la personne de mon héros (auquel j'avais aussi donné le nom de Zélim, dont j'avais fait un descendant d'Ali, proscrit, ainsi que tous ses adhérens, par le calife régnant), j'avais intention de donner un corps, comme je l'ai fait depuis sous une autre forme, à la cause de l'Irlande 57A. Voici les propres expressions de ma lettre à Lord Byron: «J'avais choisi cette histoire parce qu'on peint mieux ce que l'on sent, et que je pensais qu'un parallèle avec l'Irlande me mettrait à même de jeter un peu de vigueur dans le caractère de mon héros. Mais songer à de la vigueur, à du sentiment après vous, c'est impossible: ce domaine-là est celui de César(Note de Moore.)
Note 57A: (retour) L'Histoire du célèbre chef irlandais, capitaine Rock, roman philosophique et allégorique de M. Moore.

Mon ouvrage est le travail de huit jours, entrepris partie par des raisons que je vous ai dites, partie par d'autres qui ne peuvent trouver place dans une lettre, mais que je vous dirai quelque jour...

»Continuez; je serais réellement malheureux que vous vous arrêtassiez pour moi. Le succès de ma Fiancée est encore problématique; il s'en vendra probablement un certain nombre d'exemplaires, on peut du moins le présumer d'après le goût du public pour le Giaour, et autres histoires horribles et mystérieuses de ce genre. Mon seul avantage est d'avoir été sur les lieux, ce qui n'a eu de bon que de m'éviter de parcourir des livres, que j'eusse peut-être mieux fait de relire. Si votre chambre en était meublée comme la mienne, vous n'auriez pas besoin de passer en Orient pour donner des descriptions, du moins quant à la fidélité, car j'ai tout dessiné de mémoire...

»Ma dernière production pourrait bien avoir le même sort, et je vous avoue que j'ai de grands doutes à ce sujet. Quand bien même il en serait autrement, mon succès éphémère serait oublié avant que vous ne soyez prêt et disposé à paraître. Allons, ferme, courage. Excepté le Post Bag qui vous a si bien réussi, il y a plusieurs années que vous ne nous avez rien donné régulièrement. Quoi que vous en pensiez au fond de votre retraite aux jours pluvieux, aucun poète vivant ne s'est élevé plus haut que vous. «Aucun homme, dans aucune langue, n'a été peut-être plus complètement le poète du cœur et le poète des femmes. Les critiques lui reprochent de n'avoir représenté le monde ni tel qu'il est, ni tel qu'il doit être; mais les femmes répondent qu'il l'a représenté tel qu'elles le désirent.» Je serais tenté de croire que c'est de vous, et non de Métastase, que M. Sismondi a voulu parler ici.

»Écrivez-moi, et parlez-moi de vous. Vous rappelez-vous ce que disait Rousseau à quelqu'un: «Est-ce que nous sommes fâchés? Vous m'avez souvent parlé, et jamais vous ne m'avez parlé de vous-même.»

»P. S. Cette dernière phrase est une excuse indirecte pour mon propre égoïsme, mais je crois qu'il est permis d'en avoir par lettres. Je voudrais seulement que la chose fût réciproque. J'ai trouvé une réflexion singulière dans Grimm; elle ne peut s'appliquer, du moins en mauvaise part, ni à vous ni à moi, quoique l'un d'entre nous ait certainement assez mauvaise réputation; la voici: «Bien des gens ont la réputation d'être méchans, avec lesquels nous serions trop heureux de passer notre vie.» Je n'ai pas besoin d'ajouter que c'est une femme qui parle, une demoiselle de Sommery...»

Vers cette époque, lord Byron commença un Journal dont j'ai déjà donné quelques extraits: je vais maintenant en mettre sous les yeux du lecteur tout ce que les convenances permettront. D'après la nature même de ces sortes de mémoires autographes, celui-ci roule principalement sur des personnes encore vivantes et des faits encore récens; il est donc nécessaire, avant de l'offrir au public, d'en retrancher quelques parties, qui malheureusement ayant un rapport plus direct aux vues secrètes et aux sentimens de l'auteur, piqueraient le plus vivement la curiosité. Toutefois, après cette mutilation indispensable, il en restera encore assez pour faire mieux connaître la vie privée et les habitudes du noble poète, et pour satisfaire innocemment ce goût, aussi général qu'il est naturel, qui nous fait contempler avec plaisir un grand homme en robe de chambre, et nous fait nous réjouir de découvrir, ce qui est si consolant pour l'orgueil humain, que les plus puissans dans leur intérieur ont leurs faiblesses et nous ressemblent, au moins dans de certains momens 58.

Note 58: (retour) C'est surtout aux grands hommes qui sont hors de toute comparaison par le génie, qu'on aime à ressembler au moins par les faiblesses.(Ginguené.)

JOURNAL

COMMENCÉ LE 14 NOVEMBRE 1813.

«Si ce journal avait été commencé il y a dix ans, et fidèlement tenu!!! Tel qu'il est, il renferme bien des choses dont je voudrais avoir perdu le souvenir. Eh bien! j'ai eu ma part de ce qu'on appelle les plaisirs de la vie, et vu beaucoup, en Europe et en Asie sinon beaucoup profité. On dit que la vertu est sa propre récompense; elle devrait certainement être bien payée pour le mal qu'elle coûte à acquérir. À vingt-cinq ans, quand la meilleure partie de la vie est passée, on devrait être quelque chose; et que suis-je? J'ai vingt-cinq ans et quelques mois, voilà tout. Qu'ai-je vu? J'ai vu par tout le monde l'homme toujours le même, et la femme toujours la même aussi. J'aime mieux le musulman qui ne fait jamais de questions, et la musulmane qui vous évite la peine de lui en adresser. N'étaient la peste, la fièvre jaune et le retard qu'éprouve la rentrée des fonds de Newsteadt, je serais dans ce moment, pour la seconde fois, près des rives de l'Euxin. Si je puis surmonter ce dernier obstacle, la peste ne m'arrêtera pas long-tems; arrive que pourra, le printems me reverra là-bas, à moins que dans l'intervalle je ne me marie ou que je ne démarie quelque autre. Je voudrais que... je ne sais point ce que je voudrais. Il est étrange que je ne puisse jamais désirer sérieusement quelque chose, sans l'obtenir et sans m'en repentir après. Je commence à croire, avec les bons Mages des anciens tems, qu'on ne devrait prier que pour la nation, non pour soi-même; mais, d'après mes principes, cela ne serait pas très-patriotique.

»Trève de réflexions. Voyons: hier soir j'ai fini Zuleïka, mon second conte turc. Je crois que je me suis sauvé la vie en le composant, car je ne l'ai entrepris que pour détourner mes pensées de

Ce nom cher et sacré, que je ne révélerai jamais.

»Et pourtant, ici même, ma main brûle de le tracer! J'ai brûlé cet après-midi les scènes de la comédie que j'avais commencée. J'ai quelque envie d'accoucher d'un roman, ou plutôt d'un conte en prose; mais quel roman pourrait égaler les événemens

... Quœque ipse... vidi

Et quorum pars magna fui 59?

Note 59: (retour) Tous les événemens que j'ai vus, et dans lesquels j'ai joué un si grand rôle. (Virgile.)

»Henry Byron est venu me voir aujourd'hui avec ma petite cousine Élisa. Ce sera une beauté et une peste; c'est bien le plus bel enfant! des yeux noirs et des paupières noires longues comme des ailes de corbeau. Je crois qu'elle est encore plus belle que ma nièce Georgina, et cette idée-là ne me plaît pas; après tout, quoique plus âgée, elle est bien moins développée sous le rapport des facultés intellectuelles.

»Dallas est venu avant que je ne fusse levé, ainsi je n'ai pu le voir. Lewis est venu aussi, on le croirait en colère contre toute la création. Que diable peut-il avoir? Il n'est pas marié, lui: a-t-il perdu sa maîtresse, ou la femme de quelqu'autre? Hodgson est venu me voir aussi: il va se marier, et il est bâti de façon à s'en trouver plus heureux. Il a de l'esprit, de la gaîté, tout ce qu'il faut pour le rendre une compagnie agréable; la future est jeune, belle, et tout ce que vous voudrez. Malgré tout, je n'ai jamais connu personne qui ait beaucoup gagné à se marier. Tous mes amis mariés sont chauves et mécontens. W*** et S*** ont perdu leurs cheveux et leur bonne humeur, et le second en avait beaucoup à perdre. Mais dans l'état de mariage ce n'est pas ce qui tombe du front d'un homme qui importe le plus.

»Mémento. Acheter demain quelque jouet pour Élisa, envoyer la devise pour mes cachets et ceux de ***, faire demain encore visite à Mme de Staël, à lady Holland, et à *** qui m'a conseillé, sans l'avoir lu, par parenthèse, de ne point publier Zuleïka; je crois qu'il a raison, mais l'expérience aurait dû lui apprendre que ne point imprimer est physiquement impossible. Personne ne l'a lue que Hodgson et M. Gifford. Je n'ai jamais rien lu qu'à Hodgson, parce qu'il me paie en même monnaie. C'est une chose horrible que de donner des lectures de ses ouvrages, surtout fréquemment; mieux vaut les imprimer, alors les lit qui veut, et s'ils ne les approuvent pas, vous avez du moins la consolation de penser qu'ils ont acheté le droit d'en porter ce jugement.

»J'ai refusé de présenter la pétition des détenus pour dettes, je suis ennuyé à la mort de toutes ces momeries parlementaires. J'ai parlé trois fois, mais je doute que je devienne jamais orateur. Mon premier discours a été fort goûté; quant au second et au troisième, je ne sais s'ils ont eu du succès ou non. Je ne m'y suis jamais livré en amore; il faut trouver une excuse pour sa paresse, son inhabileté, ou pour les deux réunies, et voici la mienne. Les compagnies, les mauvaises compagnies m'ont perdu; et puis, j'ai pris des médecines, non pour me faire aimer les autres, mais certainement assez pour me détester moi-même.

»Avant-hier soir j'ai vu le souper des tigres à Exeter-Change. Après le lion de Véli-Pacha dans la Morée, qui suivait son gardien arabe comme un chien, rien ne m'a jamais tant amusé que l'amour de la hyène pour le sien. Quelle conversazione! Il y avait un hippopotame, absolument la figure de lord L***; l'oursin paresseux a la voix et les manières de mon domestique, le tigre a un peu trop bavardé. L'éléphant a pris mon argent et me l'a rendu. Il m'a ôté mon chapeau, a ouvert une porte, fait claquer un fouet, et tout cela si bien, que j'en ferais volontiers mon sommelier. L'une des deux panthères est bien certainement le plus bel animal que la terre ait produit; les pauvres antélopes sont mortes, j'aurais été fâché d'en voir une ici: la vue du chameau m'a fait soupirer en pensant à l'Asie-Mineure. O quando te aspiciani?...»

16 novembre.

«Je suis allé hier soir, avec Lewis, voir la première représentation d'Antoine et Cléopâtre; la pièce était admirablement montée et très-bien jouée; c'est une salade de Shakspeare et de Dryden. Cléopâtre m'a plu, comme un épitomé de son sexe; aimante, vive, tendre, triste, tourmentante, humble, fière, belle, un vrai démon, faisant la coquette jusqu'à la fin, aussi bien avec l'aspic qu'avec Antoine, après avoir fait tout ce qu'elle a pu pour lui persuader que... Mais pourquoi lui a-t-on tant reproché d'avoir fait couper la tête à ce poltron de Cicéron? Celui-ci n'avait-il pas dit à Brutus que c'était pitié d'avoir épargné Antoine? n'avait-il pas prononcé les Philippiques? Les paroles ne sont-elles pas des choses, et de telles paroles ne sont-elles pas des choses très-pestilentielles? Quand il aurait eu cent têtes, elles méritaient d'être toutes clouées sur la tribune publique, du moins en se plaçant dans la position d'Antoine; après tout, peut-être eût-il mieux valu lui pardonner, à cause du bon effet que produit toujours la clémence. Mais revenons à nos moutons; quand Cléopâtre se croit sûre d'Antoine, elle lui dit: Cependant voyez, c'est votre intérêt, etc. Que c'est bien là le sexe! Et les questions sur Octavie! tout cela est bien d'une femme.

»J'ai reçu aujourd'hui une lettre de lord Jersey, qui m'invite à Middleton. Faire soixante milles pour me trouver avec Mme ***! J'en ai fait autrefois trois cents pour chercher des peuples silencieux, et cette dame n'écrit que par in-8° et ne cause que par in-folio. J'ai lu ses ouvrages; je les aime presque tous; le dernier m'a surtout fait le plus grand plaisir: ainsi je n'ai pas besoin de le lui entendre raconter, mieux vaut encore le lire...

»J'ai lu Burns aujourd'hui. Que serait-il devenu, s'il fût né patricien? Nous eussions eu plus de poli, moins de force, précisément autant de vers, mais point d'immoralité, un divorce, un duel ou deux, auxquels, s'il avait survécu, comme nécessairement il se fût moins livré à l'abus des liqueurs fortes, il eût pu vivre aussi long-tems que Shéridan, ou même trop long-tems, comme ce pauvre Brinsley. Quel débris que cet homme! Et cela, faute d'être bien piloté; car jamais nul n'eut les vents plus favorables, excepté à de courts intervalles bien rares! Pauvre vieux Shéridan, jamais je n'oublierai la soirée que nous passâmes avec lui, Rogers, Moore et moi, quand il parla et que nous l'écoutâmes, sans un moment d'ennui, depuis six heures du soir jusqu'à une heure du matin.

»J'ai mes cachets... Encore oublié le joujou de ma petite cousine Élisa; il faudra que je l'envoie chercher demain. J'espère qu'Henri me l'amènera. J'ai envoyé à lord Holland les épreuves de la dernière édition du Giaour et de la Fiancée d'Abydos. Il n'aimera pas ce dernier ouvrage, et je crois bien que je ne l'aimerai pas long-tems non plus. Cela a été écrit en quatre nuits, pour distraire mes pensées de ***. Sans cela je ne l'aurais jamais composé; et si je n'avais pas alors fait une chose ou une autre, je serais devenu fou, à force de me ronger le cœur; mauvaise nourriture! Hodgson le préfère au Giaour; personne autre ne sera de son avis: il n'a jamais aimé le fragment. Je n'aurais jamais publié cette bagatelle, sans Murray, quoique les circonstances qui en font la base soient de nature à... hélas!

»J'ai vu ce soir les deux sœurs de ***. Mon Dieu! comme la plus jeune ressemble à ***! J'ai cru que j'allais sauter à travers la salle; je suis bien aise qu'il ne se soit trouvé personne avec moi dans la loge de lady Holland. Je déteste ces fausses ressemblances, ces moqueurs qu'on prend d'abord pour le rossignol, assez semblables pour rappeler l'objet chéri, assez différentes pour navrer l'ame 60. On est aussi contrarié des points de ressemblance que de ceux qui la détruisent.»

Note 60: (retour) «La terre ne renferme rien qui te ressemble, du moins ce serait en vain pour moi; pour tout au monde, je n'oserais jeter les yeux sur une femme qui te ressemblerait, et qui ne serait pas toi.»(Byron.--Le Giaour.)

17 novembre.

«Point de lettres de ***; je ne veux point me plaindre. Le respectable Job dit: Pourquoi un homme vivant se plaindrait-il? En vérité, je n'en sais rien; excepté, peut-être, parce qu'un homme mort ne le pourrait pas. Et lui-même, le susdit patriarche, s'est plaint, jusqu'à ce que ses amis en furent fatigués, et que sa femme lui donna cette pieuse recette: Jure une bonne fois et meurs! la seule occasion, je crois, où un jurement ne puisse donner que peu de consolation. J'ai reçu une lettre très-flatteuse de lord Holland, au sujet de la Fiancée d'Abydos, qu'il goûte fort, dit-il, ainsi que sa femme; c'est bien de la bonté à deux personnes dont je n'avais point de quartier à espérer. Et cependant, dans le tems, je croyais que la cause de mon inimitié pour eux venait de leur côté; je suis bien aise de m'être trompé: je voudrais ne pas m'être tant pressé de publier cette maudite satire, dont je désirerais anéantir jusqu'au souvenir; depuis qu'elle n'est plus dans le commerce, tout le monde veut l'avoir, comme par esprit de contradiction.

»George Ellis et Murray ont parlé de quelque chose relativement à Scott et à moi. S'ils veulent le détrôner, je souhaiterais fort qu'ils ne me choisissent pas pour lui trouver un compétiteur. Si la chose dépendait de moi, j'aimerais mieux être le comte de Warwick que tous les rois qu'il a jamais faits. Je regarde Jeffrey et Gifford comme les grands faiseurs de rois en poésie et en prose. Les critiques anglais, dans leur Rokeby-Review, ont présupposé une comparaison à laquelle mes amis n'ont jamais pensé, et que les sujets de Walter-Scott ont tort de s'amuser à examiner sérieusement. Je l'aime, et j'admire ses ouvrages avec enthousiasme. Tout ce bruit doit le vexer et ne saurait me faire de bien. Beaucoup de gens n'approuvent point ses principes politiques; moi je hais tous les principes politiques, et, dans ce pays, les principes d'un homme sont, comme l'ame des Grecs, une εἴδωλον, outre Dieu sait quelle autre ame, mais on fait généralement autant de cas de l'une que de l'autre.

»Henri ne m'a point amené ma petite cousine: je veux que nous allions au spectacle ensemble; elle n'y est encore allée qu'une fois. Encore un petit billet de Jersey, qui m'invite avec Rogers pour le 23. Il faut que je voie mon procureur ce soir. Quand cette affaire de Newsteadt sera-t-elle terminée? Il m'en a bien coûté pour m'en défaire, et, maintenant que je l'ai fait, n'en pas recueillir le fruit! Qu'importe ce que je fais, et ce que je deviens? Allons, rappelons-nous les paroles de Job, et consolons-nous, puisque je suis un homme vivant.

»Je voudrais pouvoir me remettre à lire; ma vie est monotone et pourtant agitée. Je prends un livre et le rejette aussitôt. J'avais commencé une comédie; je l'ai brûlée, parce que la fable se rapprochait trop de la réalité: mon roman a eu le même sort pour la même raison. En vers, je puis m'éloigner un peu plus des faits, mais la pensée revient toujours à travers... oui, à travers. J'ai reçu une lettre de lady Melbourne, la meilleure amie que j'aie eu pendant toute ma vie, et la femme du plus grand esprit que je connaisse.

»Pas un mot de ***. Sont-ils partis de ***? ou ma dernière épître si importante est-elle tombée dans les griffes du lion? Dans ce cas... et ce silence paraît menaçant... dans ce cas il faut que je prépare mon casque et mon bouclier. Je suis un peu rouillé; je ne veux pas cependant recommencer mes études au tir de Manton. En outre; je suis décidé à essuyer son feu sans le rendre. J'étais autrefois fameux pour atteindre d'une balle un pain à cacheter; mais alors l'état de la société nécessitait cet exercice. J'y ai renoncé dès que j'ai senti que j'avais une mauvaise cause à soutenir.

»Quelles étranges nouvelles de l'anakim de l'anarchie, Buonaparte! Depuis qu'à Arrow j'ai défendu le buste que j'avais de lui, contre les vils flatteurs du pouvoir, et au moment où la guerre éclatait de nouveau, en 1813, j'en ai fait mon héros, sur le continent s'entend, car je ne le voudrais point voir ici. Je n'aime point ces fuites, cet abandon de son armée, etc., etc. Certes, quand je défendais son buste, j'étais loin de penser qu'il fuirait dans sa propre cause. Toutefois, je ne serais point étonné de le voir les battre tous encore. Être vaincu par des hommes ce serait quelque chose, mais l'être par trois mannequins légitimes, par trois stupides monarques de race pure, ô honte! ô honte! Il faut, comme le dit Cobbett, que ce soit son mariage avec l'Autrichienne à l'ame aussi matérielle que ses lèvres, qui en soit la cause. Mieux valait garder l'ancienne maîtresse de Barras. Je n'ai jamais vu tourner à bien ces mariages légitimes avec de jeunes femmes; cela ne convient qu'à ces gens sages qui mangent du poisson et ne boivent pas de vin... N'avait-il pas à son service tout l'Opéra, tout Paris, toute la France? Une maîtresse, il est vrai, est tout aussi embarrassante; je dis une, car, quand on en a deux et plus, il est facile de les gouverner au moyen d'une bonne division.

»J'ai, ou plutôt j'avais commencé une chanson, que j'ai jetée au feu. C'était un souvenir de Mary Duff, ma première flamme, à un âge où bien d'autres sont encore loin de s'enflammer! Je ne puis rien faire; heureusement je n'ai rien non plus à faire: je ne sais ce que j'ai. J'ai eu dernièrement occasion de rendre deux personnes comfortables pro tempore, et une heureuse ex tempore; je me réjouis surtout par rapport à ce dernier, car c'est un excellent homme 61. Nous sommes tous égoïstes, et vous aussi, je crois, dieux d'Épicure! Je crois en La Rochefoucault sur ce qu'il a dit des hommes, et en Lucrèce, non la traduction de Busby, sur ce qu'il a dit de vous. Votre poète vous a fait nonchalans et bienheureux; mais, comme il nous sauve de la damnation, je ne vous envie pas beaucoup votre bonheur; toutefois, je vous l'envie toujours un peu. Je me rappelle que l'année passée *** me dit: N'avons-nous pas passé ce mois dernier comme les dieux d'Épicure! Et cela était vrai. Elle entend parfaitement le texte de Lucrèce, que j'aime beaucoup aussi; et quand ce fou de Busby fit circuler le prospectus de sa traduction, elle souscrivit. Mais le diable l'ayant poussé à envoyer un spécimen de sa traduction, elle le lui renvoya avec un billet où elle lui disait, qu'après l'avoir lu, sa conscience ne lui permettait pas de laisser son nom sur la liste des souscripteurs.

Note 61: (retour) Il est évidemment question ici de M. Hodgson.(Note de Moore.)

»Hier soir, je me trouvais chez lord Holland, avec Mackintosh, les Ossultones, Puységur, etc., je cherchais à me rappeler une citation que je crois avoir vue dans Mme de Staël, de quelque sophiste allemand sur l'architecture. L'architecture, dit ce Macorinico Tedescho, me rappelle de la musique gelée. C'est quelque part; le diable, qui s'amuse à me faire chercher, sait bien où, mais il ne veut pas le dire. Je demandai à Mackintosh: il dit que cela n'était pas dans Mme de Staël; mais Puységur dit que ce devait être d'elle, parce que c'était absolument dans son genre... Lord Holland se prit à rire; toute l'Allemagne le fait rire, en cela, je crois qu'il va trop loin. B***, à ce que j'ai entendu dire, s'en moque beaucoup aussi. Mais il y a de beaux passages; et, après tout, qu'est-ce qu'un ouvrage; un ouvrage quelconque, tous les ouvrages? des déserts avec des fontaines, et peut-être une grotte ou deux par chaque jour de marche. Certainement dans Mme de Staël nous sommes souvent trompés, et ce après quoi nous avons soupiré, le prenant pour un ruisseau rafraîchissant, se trouve n'être que le mirage (critice le verbiage); mais enfin nous arrivons à quelque chose de semblable au temple de Jupiter Ammon, et alors nous ne nous rappelons les plaines arides que nous avons parcourues que pour mieux jouir du contraste...

»J'ai fait une visite à C*** pour avoir une explication sur... Elle est très-belle, à mon goût du moins; car, à mon retour en Angleterre, je me souviens que je ne pouvais regarder qu'elle: les autres étaient si pâles, si froides, si blondes! La noirceur et la régularité de ses traits me rappelaient ma Jannat al Aden. Mais cette impression est évanouie; je puis jeter les yeux sur une blonde sans soupirer après une houri. Elle était de fort bonne humeur, et tout fut bientôt expliqué.

»Grandes nouvelles aujourd'hui; les Hollandais ont pris la Hollande, ce qui amènera, j'en suis sûr, une explosion complète de la Tamise. Cinq provinces se sont déclarées pour le jeune stathouder; il y aura des incendies, des inondations, des viols, de la consternation, des peuples de toutes les races se battant enfoncés jusqu'aux genoux dans les marais, tristes demeures de ces paysans grossiers. On dit que Bernadotte est parmi eux, et comme le prince d'Orange y sera bientôt aussi, ils auront le prince cigogne et le roi soliveau à la fois dans leurs marécages. Deux contre un en faveur de la nouvelle dynastie.

»M. Murray m'a offert 1,000 guinées pour le Giaour et la Fiancée d'Abydos. Je ne saurais y consentir; c'est trop, et cependant je suis bien tenté, quand ce ne serait que pour la gloire d'avoir obtenu un prix si élevé. Pas mal pour le travail d'une quinzaine, huit jours chaque, et cela s'est appelé, Dieu sait pourquoi, de la poésie.

»Aujourd'hui samedi, j'ai dîné régulièrement pour la première fois depuis dimanche; tout le reste de la semaine, j'ai vécu de thé et de biscuits secs, six per diem. Je donnerais tout au monde, maintenant, pour n'avoir pas dîné; cela me rend d'un lourd, m'accable de stupeur et de rêves horribles; et je n'ai mangé, cependant, qu'une pinte de 62............ et du poisson 63. Quant à la viande, je n'en touche jamais; non plus que des légumes. Je voudrais être à la campagne pour prendre de l'exercice, au lieu de me rafraîchir le sang comme je le fais ici par la diète qui n'y supplée que fort mal. Je mangerais volontiers un peu de viande, mes os la supporteraient très-bien. Mais le pire est que le diable m'entre toujours dans le corps en même tems, jusqu'à ce que je l'en chasse en le faisant mourir de faim, et je ne veux être l'esclave d'aucun appétit. Si je péche, ce sera mon cœur qui me dirigera. Oh! la tête! quel mal elle me fait! quelles horreurs que celles de la digestion! Comment Bonaparte peut-il dîner?

Note 62: (retour) Laissé en blanc dans l'original.(Note de Moore.)
Note 63: (retour) Il s'écarta assez de son régime cette année pour manger de tems à autre du poisson.(Note de Moore.)

»Mémento. Écrire demain à maître Shallow, qui me doit 1,000 livres sterlings, et semble, par sa lettre, craindre que je ne les lui demande 64, comme si j'étais homme à cela. D'abord, je n'en ai pas besoin, du moins quant à présent; et puis, quoique j'aie eu souvent besoin de cette somme, je n'ai jamais, dans ma vie, redemandé 10 livres sterlings à un ami. Son billet n'échoit pas cette année; je le lui ai déjà dit; et quand il écherrait, je n'en exigerais pas le paiement. Combien de fois me faudra-t-il lui répéter la même chose?

Note 64: (retour) Voici un nouvel exemple de sa générosité à joindre à celui qu'il donna à M. Hodgson, comme nous l'avons vu plus haut. Malgré l'embarras de ses propres affaires, il était toujours disposé à obliger ses amis.(Note de Moore.)

»Je me trompe: j'ai une fois demandé à *** de me rendre mon argent; mais c'était dans des circonstances qui m'excusèrent à ses yeux, et m'eussent excusé à ceux de tout le monde. Je n'ai point reçu d'intérêts, et n'avais point voulu de garanties. Il me paya bientôt, du moins, son padre le fit. La tête! Je crois qu'elle m'a été donnée pour me faire souffrir. Bon soir.»

22 novembre 1813.

«Orange boven! 65 Ainsi les abeilles ont chassé l'ours qui avait forcé leur ruche. À la bonne heure; si nous devons avoir un nouveau de Witts, un nouveau Ruyters; Dieu fasse prospérer la petite république! Je serais charmé de voir La Haye et le petit village de Brock, dont les habitans ont conservé des mœurs si patriarcales. Cependant, je ne sais; leurs canaux doivent faire une pauvre figure pour qui a vu le Bosphore; et le Zuydersée ne doit pas être grand'chose en comparaison de l'Ak Degnity. N'importe: les fiers bourgeois, lançant des bouffées de liberté de leurs courtes pipes, valent peut-être la peine d'être vus. Toutefois, je préfère la cigare ou le hooka composé de feuilles de roses et de l'herbe encore plus douce du Levant. Je ne sais ce que veut dire la liberté, ne l'ayant jamais vue nulle part; mais la richesse est une puissance par toute la terre; et puisqu'un shilling vaut une livre sterling en Orient, outre qu'on y a le soleil, un ciel serein et la beauté pour rien, l'Orient est le pays par excellence. Combien je porte envie à Hérode Atticus!... plus qu'à Pomponius Méla. Et cependant un peu de tumulte de tems en tems réveille agréablement les sensations; par exemple, une bataille, une révolution, ou une aventure un peu vive. Je crois que j'aurais mieux aimé être Bonneval, Ripperda, Alberoni, Hayreddin, ou Horne Barberousse, ou même encore Wortley Montague, que Mahomet lui-même.

Note 65: (retour) Hourra des Hollandais: Vive Orange!(N. du Tr.)

»Rogers sera bientôt à Londres; notre visite à Middleton est fixée au 23. Irai-je? dans cette île où l'on ne saurait se promener à cheval sans rencontrer la mer, de quelque côté qu'on aille...

»Je me rappelle l'effet que fit sur moi le premier numéro de la Revue d'Édimbourg. J'en avais entendu parler six semaines d'avance; je le lus. Le jour même qu'il parut, je dînai avec S. B. Davies, je crois, et bus trois bouteilles de Bordeaux. Je n'en dormis ni n'en mangeai pas moins; mais je ne me sentis pas à l'aise que je n'eusse épanché ma bile et mes vers contre toutes choses et tout le monde. Comme Georges du Vicaire de Wakefield, le sort de mes paradoxes ne me permettait plus d'apercevoir le mérite de qui que ce fût. Je me rappelai seulement l'axiome de mon maître à boxer, dont j'ai tiré beaucoup d'utilité dans ma jeunesse: Quiconque n'est pas avec vous est contre vous; faites le moulinet et frappez à gauche et à droite. Ainsi fis-je comme Ismaël: ma main s'est levée contre tous les hommes, et tous les hommes l'ont levée contre moi. Certes, j'ai été étonné de mon propre succès, et je suis demeuré tout surpris d'avoir tant d'esprit, comme Hobhouse le disait ironiquement de quelqu'un, peut-être bien de moi-même, car nous sommes de vieux amis. Mais si c'était à recommencer, je ne le ferais pas. J'ai relu depuis l'article qui m'avait mis dans une si grande fureur; en vérité, la cause n'est pas proportionnée à l'effet. C*** m'a dit qu'on avait pensé que je faisais, dans mes vers, allusion aux maladies nerveuses du pauvre lord Carlisle. Grâce au ciel, je n'en savais rien; je n'ai pas pu, je n'ai pas voulu faire cette allusion; je suis naturellement l'homme à qui il serait le plus malséant de se permettre de parler de maladies et d'infirmités.

»Rogers est silencieux: on le dit sévère. Quand il parle, il parle bien; et sur tous les sujets de goût, la délicatesse de son expression est aussi pure que sa poésie. Quand on entre dans sa maison, dans son salon, dans son cabinet, l'on se dit que ce n'est pas là l'habitation d'un homme ordinaire; il n'y a point une pierre curieuse, une monnaie antique, un livre placé sur sa cheminée, qui ne parle de l'élégance presque fastidieuse du propriétaire. Mais ce goût exquis a dû faire le malheur de sa vie; que de contrariétés il a dû lui faire éprouver!

»Je n'ai pas beaucoup vu Southey. Son extérieur est tout-à-fait épique, et c'est le seul homme que je connaisse homme de lettres des pieds à la tête. Tous les autres, outre qu'ils sont auteurs, sont encore quelqu'autre chose. Ses mœurs sont douces, mais non pas d'un homme du monde, et ses talens sont du premier ordre. Sa prose est parfaite; quant à ses poésies; les opinions varient: peut-être a-t-il trop écrit en ce genre et la postérité fera-t-elle un choix. Il a des passages égaux à ce que je connais de plus beau. À présent il a un parti, mais point de public, excepté toujours ses ouvrages en prose. Sa Vie de Nelson est un chef-d'oeuvre.

»*** est un littérateur, l'oracle des coteries de *** de lady W***, la vierge tory de Sydney Smith, de Mrs. Wilmot; celle-là du moins est vraiment un cigne et pourrait hanter un ruisseau plus pur que celui de lady B*** et de tous les autres bas-bleus, avec lady C*** à leur tête, mais je ne dis rien d'elle: regardez cette figure, vous oublierez les pédantes et tout le reste. Oh! quelle figure! J'en jure par toi, Diva potens Cypri: pour être aimé d'une telle femme, je serais homme à bâtir et à brûler une nouvelle Troie.

»Moore a un genre particulier de talent, ou plutôt des talens d'un genre particulier; poésie, voix, musique, il a tout, et il y met une expression qui n'a jamais appartenu, qui n'appartiendra jamais qu'à lui. Mais il est capable de prendre un tout autre essor en poésie. Que de gaieté, que de grâces dans son Post-Bag! Il n'y a rien à quoi il ne puisse atteindre, quand il voudra s'y appliquer sérieusement. En société, il est aimable, enjoué, poli, et plus amusant que personne que j'aie jamais rencontré. Pour son honneur, ses principes et son indépendance, sa conduite envers *** en dit assez. Je ne lui connais qu'un tort, un seul, que je regrette tous les jours, c'est de n'être pas ici.»

23 novembre.

«Ward... j'aime Ward 66. Par Mahomet! je commence à croire que j'aime tout le monde: c'est une disposition qu'il ne faut pas encourager, une sorte de gloutonnerie sociale, qui dévore tout ce qu'on lui présente. Mais j'aime Ward; il est piquant, et réussira, je crois, à la chambre et partout ailleurs, s'il veut s'appliquer régulièrement. À propos, je dîne demain chez lui, ce qui pourrait avoir quelqu'influence sur mon opinion. Il ne faut pas trop compter sur la reconnaissance de quelqu'un après le dîner. J'ai vu bien des amphitryons tournés en ridicule par leurs convives dont les lèvres étaient encore imbibées de leur vin de Bourgogne...

Note 66: (retour) Actuellement lord Dudley.(Note de Moore.)

»J'ai loué la loge de lord Salisbury à Covent-Garden, pour la saison, et maintenant il faut que je me prépare à joindre la compagnie de lady Holland, dans la sienne, questa sua.

»Holland ne croit pas que cet homme soit réellement Junius; mais il est d'avis que ce journal encore inédit jette beaucoup de lumières sur les parties encore peu connues du règne de Georges II. Qu'est-ce que cela peut faire à Georges III? Je ne sais qu'en penser! Pourquoi Junius serait-il mort? S'il avait été subitement frappé d'apoplexie, resterait-il dans le tombeau sans envoyer son εἴδωλον crier aux oreilles de la postérité: Junius était M. X., Y., Z., enterré dans la paroisse de ***. Officiers de la fabrique, réparez son monument! Et vous, libraires, imprimez une nouvelle édition de ses lettres! Impossible, cet homme n'est pas mort, il ne mourra pas sans se découvrir. Je l'aime beaucoup... Il savait haïr, celui-là.

»Arrivé chez moi, mal à mon aise, je me suis mis au lit, je n'ai pas autant envie de dormir que je le désirerais.»

Mardi matin.

«Je me réveille après un rêve... Ah! Est-ce que d'autres n'ont pas rêvé aussi? Quel rêve! Mais elle ne m'a pas rattrapé. Je voudrais que les morts se tinssent tranquilles. Ah! comme mon sang se glaçait! et je ne pouvais m'éveiller, et puis, et puis... Ah!

»Des ombres ont cette nuit imprimé plus de terreur dans l'ame de Richard, que ne l'auraient pu faire dix mille soldats vivans, couverts d'une bonne armure, et conduits par *** 67.
Note 67: (retour) Shakspeare.--Richard III.

»Je n'aime pas ce songe, cette conclusion anticipée me fait mal. Dois-je être ainsi agité par des ombres? Oui, quand elles nous rappellent... N'importe... Mais si je fais encore ce rêve, j'essaierai si tous les sommeils ont de pareilles visions. Depuis que je suis réveillé, j'ai beaucoup souffert aussi physiquement; enfin, c'est fini, et comme lord Ogleby, me voilà remonté pour la journée.

»Un billet de Mountnorris: je dîne avec Ward, il doit y avoir encore Canning, Frère, Sharpe et peut-être Gifford. Je dois être un des cinq ou six élus, comme le disait hier lady *** avec un certain air malin. Ce sont tous hommes avec lesquels on est content de se rencontrer, surtout Canning, et Ward, quand il veut. Je souhaite me porter assez bien pour profiter d'une conversation si intéressante.

»Point de lettres aujourd'hui, partant point de réponses, tant mieux. Il ne faut plus que je rêve, cela empoisonne même les réalités. Je sortirai pour voir quel effet le brouillard aura sur moi. J'ai vu Jackson: le monde boxant est toujours à peu près dans le même état, seulement le club est plus nombreux. Je dînerai chez Crib demain; l'énergie me plaît, même l'énergie animale, l'énergie dans tous les genres, et j'en ai besoin au physique et au moral. Je n'ai point dîné dehors, ou, pour mieux dire, je n'ai pas dîné du tout depuis quelque tems, point entendu de musique, vu personne. Maintenant il faut un petit excès d'un extrême à l'autre: amant alterna Camænæ.

»J'ai brûlé mon roman, comme j'avais brûlé les premières scènes et le plan de ma comédie. Autant que j'en puis juger, le plaisir de brûler est tout aussi grand que celui d'imprimer. Ces deux ouvrages n'auraient rien valu; je m'y occupais plus que jamais de réalités: quelques-uns auraient reconnu les masques, d'autres s'en seraient douté.

»J'ai lu le Ruminator, recueil d'essais par un vieillard singulier, mais habile, sir E. B., et un jeune homme à demi fou, auteur d'un poème sur les Highlands, intitulé Childe Alarique. Le mot sensibilité, que j'ai toujours eu en horreur, se trouve un million de fois dans ces essais, et semble y être une excuse pour tout ce qu'ils contiennent de répréhensible. Ce jeune homme ne peut rien connaître de la vie, et s'il se livre au penchant qu'on remarque dans son livre, il deviendra un être tout-à-fait inutile, et ne sera peut-être après tout pas même poète, comme il semble en avoir l'ambition. Dieu lui soit en aide! on ne devrait jamais se faire rimailleur, quand on peut être quelque autre chose que ce soit. Il est pénible de voir Scott, Moore, Campbell et Rogers, simples spectateurs de la scène du monde, où ils auraient pu remplir les premiers emplois. Car encore qu'ils y aient quelques occupations ostensibles, celles-ci ne les occupaient toujours que secondairement. *** aussi, qui prend son tems parmi de vieilles douairières et des jeunes filles à marier. Si cela conduisait à quelque affaire sérieuse, on pourrait l'excuser, mais avec ces jeunes personnes non mariées, c'est une spéculation hasardeuse et fatigante, et avec les vétérans, cela ne vaut pas la peine d'essayer, du moins plus d'une fois sur mille.

»Si j'avais quelques vues dans ce pays, elles se tourneraient probablement vers la carrière parlementaire, mais je n'ai pas d'ambition; au moins je n'en saurais avoir qu'une, aut Cæsar aut nihil. Mes espérances se bornent maintenant à arranger mes affaires, à me fixer en Italie, ou dans le Levant plutôt encore, et approfondir les langues et les littératures de ces deux pays. Les événemens passés m'ont énervé; tout ce que je puis maintenant, c'est de faire un amusement de la vie, et de regarder jouer les autres. Après tout, qu'est-ce même que ce grand jeu de sceptres et de couronnes? Vide les douze derniers mois de Napoléon! il a entièrement renversé mon système de fanatisme. Je croyais que, s'il était écrasé, il devait tomber si fractus illabatur orbis, et non se laisser réduire graduellement à un rôle comparativement insignifiant. Ainsi tout cela n'était donc pas un simple amusement des dieux, mais le prélude à de plus grands changemens, et à des événemens plus importans encore. Mais les hommes n'avancent jamais au-delà d'un certain point, et voilà que nous rétrogradons au vieux, stupide et ennuyeux système de la balance de l'Europe: nous allons de nouveau mettre des brins de paille en équilibre sur le nez des rois, au lieu de le leur arracher. Donnez-moi une république, ou le despotisme d'un seul, au lieu de ce gouvernement mixte d'un, deux et trois. Une république! jetez les yeux sur l'histoire de l'univers, Rome, la Grèce, Venise, la France, la Hollande, l'Amérique, la république anglaise, qui, hélas! a duré si peu, et comparez cela avec ce que ces mêmes pays ont fait, quand ils ont eu des maîtres. Les Asiatiques ne sont pas taillés à la république, mais ils ont le plaisir de renverser de tems à autre leurs despotes, ce qui se rapproche le plus du bonheur d'être républicains. Être le premier citoyen, non le dictateur, non le Sylla, mais le Washington, ou l'Aristide; l'emporter en talens, en amour de la vérité sur les autres; voilà ce qui égale presque un homme à la divinité! Franklin, Penn, et après eux, ou Brutus ou Cassius, même Mirabeau, Saint-Just. Je ne serai jamais quelque chose, ou, pour mieux dire, je serai toujours rien. Le plus que je puisse espérer, c'est que quelqu'un dise de moi: Il l'eût pu, peut-être, s'il l'avait voulu.»

Le 12, à minuit.

«Voilà deux infernales épreuves venues de chez l'imprimeur. J'en ai lu une, mais sur mon ame ou à cause d'elle, je ne puis relire le Giaour, au moins maintenant à cette heure, et cependant il ne fait pas clair de lune.

»Ward parle d'aller en Hollande, et nous pourrions bien faire cette excursion ensemble. Si elle a lieu, il faut que ce soit d'ici dix jours, si nous voulons y être pour la révolution. Et pourquoi pas? *** est absente, et sera plus loin de moi encore à *** au printems. Personne autre, excepté Augusta, ne s'intéresse à moi, point de liens, point d'entraves, andiamo dunque, se torniamo, bene; se non, ch'importa? Le vieux Guillaume d'Orange parle de mourir dans le dernier fossé de son pays fangeux. Heureusement je sais nager, autrement je risquerais de ne pas traverser le premier sans accident. Mais voyons. J'ai entendu les hyènes et les chacals dans les mines de l'Asie, le coassement des grenouilles dans les marais; outre des loups et des Musulmans en fureur. Maintenant je serais charmé d'entendre les cris de joie du Hollandais rendu à la liberté!

»Alla! vivat for ever! hourra! huzza! Lequel de ces cris de joie est le plus rationnel et le plus musical? c'est Orange boven! au dire du Morning-Post.

»Point de rêves cette nuit ni des vivans ni des morts; aussi me voilà aussi ferme que le marbre, que le roc, jusqu'au premier tremblement de terre.

»Le dîner de Ward s'est bien passé. Il n'y avait là aucun convive désagréable, à moins que ce ne soit moi, et que j'aie déplu à quelqu'un; en tous cas, ce n'aura pas été en le contredisant, car je n'ai rien contredit, et parlé très-peu. Sharpe est un homme d'esprit, qui a été fort lié avec les plus beaux du siècle passé, Fox, Horne Took, Windham, Fitz Patrick et tous les autres meneurs; il nous a raconté les détails de sa dernière entrevue avec Windham, quelques jours avant la fatale opération qui l'envoya dans l'autre monde. Windham, le premier orateur dans son genre, dont le seul défaut était de s'élever presque toujours au-dessus de l'intelligence de ses auditeurs, Windham qui, pendant la moitié de sa vie, avait pris une part active à tous les événemens de la terre, l'un de ces hommes qui gouvernent les nations, Windham regrettait et appuyait beaucoup sur ce regret; il regrettait, dis-je, de ne s'être pas entièrement consacré à la littérature et aux sciences!!! Certes son génie l'y aurait fait briller comme dans toute autre carrière, mais il faut que ce soit l'affaiblissement de ses esprits qui lui ait suggéré un semblable regret. Moi, qui l'ai entendu, je ne regrette qu'une chose, c'est de ne pouvoir plus l'entendre. Que serait-il devenu? un calculateur, un métaphysicien, un rimailleur, un écrivassier? Il n'y a qu'un esprit malade qui ait pu suggérer l'idée d'un tel échange. Mais enfin il n'est plus, et jamais nous ne reverrons son pareil.

»Je suis effroyablement en retard pour ma correspondance, excepté avec ***; mais avec elle mes pensées sont plus fortes que moi, je ne saurais trouver de mots pour les rendre. C'est avec grand plaisir que j'écris à lady Melbourne; ses réponses renferment tant de sensibilité, tant de tact! je n'ai jamais vu personne qui eût moitié tant de talent. Si elle eût eu quelques années de moins et qu'elle eût voulu en prendre la peine, quel fou elle aurait fait de moi! J'aurais perdu une estimable et aimable amie. Mémento. Une maîtresse n'est jamais et ne saurait jamais être une amie. Tant que vous êtes d'accord, c'est de l'amour, et quand l'amour est passé, vous êtes loin d'être amis.

»Je n'ai point encore répondu à la lettre de M. Scott, mais je le ferai. Je suis désespéré d'apprendre par d'autres qu'il a malheureusement éprouvé depuis peu des contrariétés pécuniaires. C'est à coup sûr le roi du Parnasse, et le plus anglais de nos poètes. Je placerais Rogers au second rang des vivans; je l'estime surtout comme le dernier de la meilleure école: Moore et Campbell au troisième, ex æquo; puis Southey, Wordsworth et Coleridge; enfin οι πολλοι ainsi:

WALTER-SCOTT.

»Voilà un Gradus ad Parnassum triangulaire. Les noms seraient trop nombreux à la base, il a fallu prendre un collectif. Le pauvre Thurlow est devenu fou à force de s'occuper de poésies du tems d'Élisabeth; c'est dommage. J'ai placé les noms sur ce triangle, plutôt d'après l'opinion publique que d'après aucune opinion bien arrêtée de ma part; car quelques-unes des dernières chansons irlandaises de Moore, As a beam o'er the face of the waters. When he who adores thee, Oh blame not et Oh breathe not his name, me semblent valoir tous les poèmes épiques du monde.

»*** croit que le Quarterly m'attaquera dans son premier numéro: à la bonne heure. J'ai été déjà tant poivré dans mon tems, qu'il faudrait du capenne pour que je sentisse quelque chose, ou d'un autre côté de l'aloès pour que je m'aperçusse de l'encens. Je puis dire sincèrement que je suis à peu près mort au sentiment de la critique; mais en cherchant à m'en rendre compte, je crois que cela vient de ce que je n'attache pas à la profession d'auteur l'importance que beaucoup y mettent et que j'y mettais autrefois. «On se lasse de tout, mon ange,» dit Valmont. Les anges sont la seule chose dont je ne sois pas encore las. Je crois que la préférence donnée à ceux qui écrivent sur ceux qui agissent, le grand bruit que les auteurs et d'autres font de leur profession, sont des signes d'effémination, de dégénération et de faiblesse. Qui voudrait se mêler d'écrire, s'il pouvait faire autre chose? Des actions, des actions, disait Démosthènes; des actions, des actions, dis-je après lui, point de livres, surtout point de rimes. Jetez les yeux sur la vie querelleuse et monotone de la race des poètes; excepté Cervantes, le Tasse, le Dante, l'Arioste, braves et actifs citoyens, Eschyle, Sophocle et quelques autres chez les anciens, quelle race oisive et inutile!

12, mezza notte.

»Je viens de dîner avec Jackson, l'empereur du pugilat, et un autre des illustres, chez Crib, le champion d'Angleterre. J'ai bu plus que je n'aime à le faire: trois bouteilles de Bordeaux; il faut qu'il soit naturel, car je n'ai pas le plus petit mal de tête. Nous avons fait monter Tom Crib après le dîner; c'est un gaillard facétieux, quoiqu'un peu prolixe. Il n'aime pas sa position: il voudrait boxer encore; par Castor et Pollux, je voudrais qu'il le pût. Tom a été matelot, porteur de charbon, et a exercé quelques autres professions libérales avant de prendre le ceste; il s'est trouvé à des batailles navales, et n'a pas maintenant plus de trente-cinq ans. C'est un grand homme, une femme, une maîtresse, une conversation fort bien, à l'exception de quelques omissions et de quelques fausses applications de l'h aspirée. Tom est un de mes vieux amis; j'ai eu l'avantage de voir quelques-uns de ses plus forts combats dans ma jeunesse: maintenant c'est un publicain, et, je le crains bien, un pécheur, car il fait une pension alimentaire à sa femme, et vit avec la fille de ***. Ceci m'a été dit par ***; car Tom, ayant une haute opinion de ma moralité, me l'a présentée comme sa femme légitime. En parlant d'elle, il dit que c'était la plus fidèle personne du sexe; d'où je conclus qu'elle ne pouvait être sa femme, et je ne m'étais pas trompé.

»Ces panégyriques ne conviennent pas dans le mariage: si cela est vrai, un homme ne croit pas nécessaire de le dire; et si cela n'est pas, moins il en parle, mieux vaut. Je n'ai jamais entendu que deux maris haranguer sur la vertu de leur femme; je les ai écoutés tous deux avec autant de patience que de foi, tout en enfonçant mon mouchoir dans ma bouche, car j'éprouvais une irrésistible envie de bâiller. À propos, je me sens aussi envie de bâiller maintenant; ainsi, bon soir.»
Νωαιρων.


Jeudi, 26 novembre.

»Je me suis réveillé avec un peu de fièvre, mais point de migraine, point de rêves non plus, grâce à mon état de stupeur! Deux lettres: l'une de ***, l'autre de lady Melbourne; toutes deux excellentes dans leur genre respectif. Celle de *** contient une très-jolie romance sur les peines cachées, sinon d'elle-même, du moins parfaitement dans sa manière. Pourquoi ne dit-elle pas si ces stances sont ou ne sont pas de sa composition? Je ne sais si je voudrais qu'elles en fussent ou non. Je ne fais pas grand cas des poètes, surtout des femmes poètes; elles mettent tant d'idéal dans la pratique, aussi bien que dans la morale!

»J'ai beaucoup songé ces jours derniers à Marie Duff, etc., etc., etc. 68

Note 68: (retour) Nous avons déjà donné ce passage plus haut sous forme d'extrait.(Note de Moore.)

»Lord Holland m'avait invité à dîner aujourd'hui; mais dîner trois jours de suite serait ma mort, de sorte que je me suis en allé dans ma loge à Covent-Garden, sans avoir rien mangé depuis hier.

»J'ai vu ***, elle m'a paru jolie; mais d'un autre genre de beauté que les deux autres. Elle a les plus beaux yeux du monde, avec lesquels elle prétend n'y pas voir, et les plus longs cils que j'aie jamais vus depuis ceux de Leila, et les rideaux de la lumière de la musulmane Phannio. Elle est très-belle... assez belle, mais je la crois méchante...

»J'ai ruminé long-tems sur les maux de l'absence... Combien peu souvent nous voyons ceux que nous aimons! Et cependant nous vivons des siècles en quelques instans, quand nous nous trouvons réunis. La seule chose qui me console de l'absence, c'est de penser que, tant qu'elle dure, l'ennui ni aucun désagrément ne peuvent amener de refroidissement entre nous; et que, quand nous sommes réunis après, quoique bien des circonstances aient eu lieu dans l'intervalle, à moins que nous ne soyons las l'un de l'autre, nous sommes toujours disposés à nous revoir avec un nouveau plaisir, et ne pas nous accuser des causes qui nous ont séparés...»

Samedi, 27 (à ce que je crois, ou plutôt, comme je m'en doute,
ce qui est le nec plus ultrà de la créance des humains).


»J'ai perdu un jour; et comme le dit l'Irlandais, ou comme Joe Miller le dit pour lui: J'ai gagné une perte, ou à la perte. Tout est décidé pour notre expédition en Hollande; il n'y a plus qu'un rhume ou un caprice de l'un de mes compagnons de voyage qui puisse nous arrêter. Voitures ordonnées, fonds préparés, et probablement un bon vent par-dessus le marché. N'importe, je crois avec Clym o' the Clow et Robin Hood, par le nom de Marie, mère de Dieu, et Marie du mois de mai, je crois, dis-je, qu'un homme ne saurait mourir avant le jour fixé pour lui. Ainsi, va pour Helvoetsluys!

»Je suis allé ce soir, avec le jeune Henri Fox, voir Nourjahad, mélodrame dont le Morning-Post m'a accusé, mais dont je ne saurais même conjecturer quel peut être l'auteur. Que pourront-ils mettre après à ma charge? Ils ne pourront guère descendre plus bas qu'un mélodrame. Après tout, cela vaut encore mieux qu'une satire, au moins qu'une satire personnelle dont je demeure atteint et convaincu, et en expiation de laquelle je suis résolu de supporter en silence toutes les critiques, les injures et même les éloges, pour de mauvaises pantomimes que je n'ai jamais composées, sans me permettre, même par geste, de rien contredire. Je suppose que l'origine de ce bruit vient de ce que j'ai prêté mes dessins turcs au directeur pour ses costumes; certes, j'aimerais mieux qu'il s'en fût servi que de mon nom. La pièce ayant réussi, l'auteur la reconnaîtra sans doute bientôt; sinon que Job soit mon modèle et le Léthé mon breuvage!

»*** a reçu le portrait sans encombres; et, dans sa réponse, la seule remarque qu'elle fait à ce sujet, c'est: En vérité, il ressemble à ***. Et puis: En vérité, il ressemble à ***. Pour elle, la ressemblance couvrait une multitude de fautes; car j'ai appris qu'il n'est point flatté, mais sombre, sérieux et noir comme la tournure de mes pensées, quand je posais en juillet dernier. Tous mes autres portraits, comme presque tous les portraits du monde, sont mieux que nature.

»J'ai lu l'article de la Revue d'Édinbourg sur Rogers; le journal le porte bien haut, mais pas plus qu'il ne mérite. On nous passe tous ensuite en revue, Moore et moi, parmi les autres; on nous y donne des éloges très-justes, du moins quant à Moore, quoiqu'avec justice encore on nous mette au-dessous de notre immortel ami. Mackintosh est l'auteur de cet article, aussi bien que de celui sur Mme de Staël. Son grand Essai sur Binke sera, dit-on, pour le prochain numéro: je l'ignore; je ne suis plus au courant de la Revue d'Édimbourg, non plus que de toutes les autres, que par la rumeur publique. J'ai cessé depuis long-tems de l'être d'aucune, et en vérité je n'en aurais guère le droit, même quand je ferais plus de cas que je ne fais des vers en général et des miens en particulier. M'arracher moi-même à moi-même (oh! cet infernal égoïsme!), voilà mon sincère motif pour écrire quoi que ce soit; l'impression est une suite du même objet, par l'action qu'elle donne à l'esprit, obligé de se replier sur lui-même. Si je cherchais la réputation, j'aurais dû flatter les opinions reçues, qui ont acquis des forces avec le tems, et qui dureront encore plus long-tems que tous les ouvrages modernes écrits dans un sens opposé; mais, sur mon ame, je ne puis mentir à ma propre façon de penser et à mes doutes, arrive que pourra. Si je suis un insensé, du moins je doute de bonne foi, et je n'envie à personne la certitude de sa propre sagesse dans laquelle il se complaît.

»Tous les hommes sont enclins à croire ce qu'ils désirent; mais, depuis un billet de loterie jusqu'à un passeport pour le paradis, toutefois, d'après ce que l'on en rapporte, je ne vois rien de bien tentant. Mon inquiétude me dit que j'ai quelque chose en moi qui ne saurait tomber sous les sens. C'est à celui qui l'a créée à prolonger l'existence de cette étincelle de feu céleste qui éclaire, mais qui consume le vase fragile où il est contenu. Après tout, je n'ai pas d'horreur pour un sommeil sans rêves, et je ne conçois pas d'existence que la durée ne puisse rendre ennuyeuse. Comment autrement sont donc tombés les anges, même d'après votre croyance? Ils étaient immortels, célestes et heureux comme leur apostat Abdiel l'est maintenant par sa trahison. C'est le tems qui décidera, et l'éternité n'en sera ni moins agréable ni plus horrible, parce qu'on ne l'attendait pas. D'ici là je suis plein de reconnaissance pour certains avantages, et de patience pour certains maux, grâce à Dieu et à mon bon tempérament.»

Dimanche 28, lundi 29, mardi 30.

«Deux jours sautés sur mon journal; hiatus haud deflendus. Ils ont été aussi peu dignes d'en garder le souvenir que les autres, et heureusement la paresse et la société m'ont empêché d'en tenir note la nuit.

»Dimanche, j'ai dîné chez lord Holland, dans Saint-James' Square. Nombreuse compagnie, entre autres sir S. Romilly et lady Ry; le général Bentham, homme de science et de talens, à ce que l'on dit; Horner, l'Horner de l'Edinburgh Review, excellent orateur à la Chambre basse, très-aimable aussi et très-bien en société, du moins pour ce que j'en ai vu; Sharpe, Phillips de Lancashire, lord John Russell, et quelques autres braves gens et fidèles. La compagnie de lord Holland est très-bonne, on y trouve toujours quelqu'un qu'on est bien aise de rencontrer. Je me suis lesté d'esturgeon, j'ai bu beaucoup de Champagne et de toute sorte de vins, mais pas au point de m'alourdir la tête. Quand je dîne, je me gorge comme un Arabe, ou comme un boa, de poisson et de légumes, mais point de viandes. Je me trouve toujours mieux cependant après mon thé et mes biscuits qu'après tout autre repas, et cela même encore faut-il que j'en prenne modérément.

«Pourquoi donc lady Holland a-t-elle toujours cet infernal écran entre le feu et le reste de la chambre? Moi qui ne supporte pas mieux le froid qu'un antélope, et qui n'ai pas encore trouvé un soleil assez cuit à mon gré, j'étais absolument pétrifié, et n'avais pas même assez de chaleur pour trembler. Tous les autres aussi avaient l'air d'autant de saumons tirés d'un panier de glace et mis à table pour ce jour seulement. Quand elle a été partie, j'ai examiné toutes les figures en même tems que j'enlevais le fatal écran; toutes les joues se dégelaient, tous les nez se rougissaient, dans l'espoir de la chaleur qui allait enfin leur arriver.

«Samedi je suis allé avec Harry Fox voir Nourjahad, et, par mes bâillemens continuels, je l'ai, je crois, convaincu que la pièce n'est pas de moi. Je voudrais que son trop modeste auteur voulût bien la reconnaître, et me décharger de la gloire qui lui appartient. Les costumes sont jolis, mais sans vérité. Celui de Mrs. Horne est parfait, sauf le turban de trop, et un petit poignard de moins si elle est sultane. Je n'ai jamais vu, ni personne non plus, une femme turque en turban, et les sultanes portent toujours un petit poignard à la ceinture. Le dialogue est lâche, l'action lourde, les décors beaux, les acteurs tolérables. Je ne saurais vanter beaucoup leur sérail; Térésa, Phannio ou *** valaient mieux à elles trois que toutes ces femmes ensemble.

«Dimanche, un très-beau billet de Mackintosh, homme qui réunit d'une manière extraordinaire un talent transcendant au meilleur naturel. Aujourd'hui mardi, un très-joli billet de Mme la baronne de Staël Holstein: il lui plaît d'être charmée de ce que j'ai dit d'elle et de son dernier ouvrage dans mes notes. J'ai dit précisément ce que je pense; ses ouvrages font mes délices, et elle aussi pour... une demi-heure. Je n'aime pas ses idées politiques; au moins je n'aime pas qu'elle en ait changé; si elle était restée qualis ab incepto, cela ne serait rien. Mais c'est une femme à part, elle a fait plus dans le monde intellectuel que toutes les autres ensemble; la nature aurait dû en faire un homme. Elle me flatte très-joliment dans son billet, mais je m'en aperçois bien. La raison qui fait que l'adulation ne déplaît point, c'est qu'encore qu'elle manque de vérité, elle montre que nous sommes assez de conséquence pour que les gens prennent la peine de mentir, dans le dessein de se mettre bien avec nous; car c'est là leur but.

«George 69 est revenu du long cours pour prendre un nouveau vaisseau. Il est mince, mais il a meilleure mine que je n'aurais cru. J'aime George beaucoup plus qu'on n'aime ordinairement son héritier. C'est un beau garçon, marin de la tête aux pieds. Je ferais tout au monde pour l'avancer dans son état, excepté d'apostasier.

Note 69: (retour) Son cousin, lord Byron actuel.

«Lewis est venu me voir, c'est un homme bon et gai, mais terriblement prolixe, paradoxial et personnel. Si seulement il voulait parler moitié moins et ne faire que des visites d'une heure, il ajouterait beaucoup à sa popularité. Comme auteur, il est très-estimable, sa vanité est franche comme celle d'Erskine, et cependant n'a rien qui déplaise.

«J'ai reçu une jolie lettre d'Annabella 70, à laquelle j'ai répondu. Que de singularité dans notre situation et dans notre amitié! Pas un grain d'amour de l'un ou l'autre côté! De l'amitié, mais amenée par des circonstances qui en général produisent la froideur d'un côté et l'aversion de l'autre. C'est une femme vraiment supérieure et très-peu gâtée, ce qui est étrange dans une héritière, une fille de vingt ans, une pairesse future de son propre droit, une fille unique, une savante, qui n'a jamais été contrariée en rien. Elle est poète, mathématicienne, métaphysicienne, et cependant très-bonne, généreuse, douce, et n'a que très-peu de prétentions. La tête d'une autre tournerait avec la moitié de ce qu'elle a acquis, et le dixième de ce que la nature et la puissance lui ont donné.»

Note 70: (retour) Miss Milbanke, que pour son malheur il épousa depuis.(Note de Moore.)

Mercredi, 1er décembre 1813.

«Aujourd'hui j'ai répondu à la baronne de Staël Holstein, et j'ai envoyé un exemplaire de mes deux contes turcs à Leigh Hunt, nouvelle connaissance de l'été dernier, que je dois à Moore. C'est un homme extraordinaire, et qui n'est pas tout-à-fait de notre époque. Il me rappelle plutôt celle des Pym et des Hampden, beaucoup de talens, une grande indépendance d'esprit, un aspect austère, mais qui n'a rien de repoussant. S'il continue qualis ab incepto, je connais peu d'hommes qui mériteront et obtiendront plus d'éloges. Il faut que je retourne le voir. Les aventures qui se sont succédé rapidement cet été, jointes à quelques embarras et à quelques affaires sérieuses, ont interrompu notre liaison; mais c'est un homme bon à connaître, et quoique pour son intérêt je voulusse le voir hors de prison, je ne suis pas fâché d'étudier les caractères dans de telles positions. Le sien n'en a pas été ébranlé et ne le sera pas, j'espère. Je ne le crois pas très versé dans la connaissance du monde; il est bigot de vertu, non de religion, et amoureux de la beauté, de ce mot vide de sens, comme Brutus mourant appelait la liberté; définition dont le tems montre de mieux en mieux la justesse. Peut-être tient-il un peu trop à ses opinions, comme tous les hommes centres de cercles, grands ou petits, comme tous les oracles, à la voix desquels trois ou quatre autres se meuvent, comme Johnson lui-même l'était; mais, au bout du compte, c'est un homme estimable et moins orgueilleux que le succès et la conscience d'avoir préféré le juste à l'utile, pourraient le faire supposer.

»Demain une assemblée de bas-bleus chez miss ***s, elle-même d'un bleu foncé. Irai-je? Je ne suis pas fou de tous ces bluets, mais il faut être poli. Il y aura, je gage, Mme de Staël et les Mackintosh, bon; les *** et les ***, pas tout-à-fait si bon; les ***, etc., etc., bon à rien du tout. Peut-être ce papillon aux ailes bleues, ce papillon grand rongeur de livres, lady ***, sera-t-elle là aussi; je l'espère, c'est un bonheur de contempler cette figure, la plus belle que je connaisse.

»J'ai écrit à Hodgson; il a dit que moi j'avais... Je suis sûr que je n'en ai parlé à qui que ce soit, je voudrais qu'il eût fait de même. C'est un brave garçon. Je lui ai dix fois plus d'obligation qu'il ne peut m'en avoir, de ce qu'il m'a fourni l'occasion de lui être utile, et voilà tout.

»Baldwin me persécute pour que je présente la pétition des détenus à la prison du Banc du Roi. J'ai présenté l'année dernière celle de Cartwright; je me suis trouvé seul avec Stanhope contre tout le reste de la chambre, et leur opposition ne nous a procuré que des plaisanteries et des injures. Je ne suis pas en veine pour me charger de cette commission. Si *** eût été là, elle m'aurait forcé à le faire. Voilà une femme qui, malgré sa légèreté séduisante, pousse toujours un homme à ce qui est utile ou glorieux. Si elle était restée, elle eût été mon ange tutélaire.

»Baldwin m'importune vivement; pauvre diable! Je ne puis sortir, je ne puis sortir, disait le sansonnet. Ah! je suis aussi dur que ce misérable Sterne, qui préférait s'attendrir sur le sort d'un âne mort, que de soulager une mère vivante. Scélérat, hypocrite, esclave, sycophante! Mais, moi qui parle, je ne vaux pas mieux. Voyez, je ne puis me décider à prononcer un discours pour ces infortunés; trois mots et un demi-sourire de *** m'y auraient fait résoudre, si elle avait été ici pour m'y exciter; et elle n'y aurait pas manqué, car elle m'a toujours pressé de remplir mes devoirs de sénateur, surtout envers les faibles et les malheureux; trois mots d'elle auraient fait de moi, sinon un orateur, du moins un avocat pour ces infortunés. Dieu confonde La Rochefoucault, il a toujours raison! Un mensonge trouvé dans son livre serait une vertu... ou au moins une consolation pour ses lecteurs.

»George Byron n'est pas venu me voir aujourd'hui. J'espère qu'il sera amiral un jour, et peut-être Lord Byron par-dessus le marché. S'il voulait seulement se marier, je m'engagerais à ne jamais me marier, et le priver ainsi de mon héritage. Il en serait plus heureux, et moi j'aimerais mieux des neveux que des fils.

»J'aurai bientôt vingt-six ans, le 22 janvier 1814. Y a-t-il rien dans le monde qui puisse nous consoler de n'avoir pas toujours vingt-cinq ans?

«O gioventù!

O primavera! gioventù dell' anno.

O gioventù! primavera della vita

......................................


Dimanche, 5 décembre.

«Le neveu de Dallas, fils du procureur-général américain, est arrivé ici, et a dit à son oncle que mes vers sont fort répandus dans les États-Unis. Voilà les premières nouvelles qui résonnent à mes oreilles comme de la renommée. Être lu sur les rives de l'Ohio! Le plus grand plaisir que j'aie jamais goûté en ce genre, c'est en lisant, dans un extrait des Mémoires de l'acteur Cooke, qu'au foyer du théâtre d'Albany, près Washington, il avait trouvé mes Poètes anglais, etc. Devenir populaire dans un pays naissant et éloigné, cela est un parfum de gloire posthume, bien différent de l'éclat des fêtes, des complimens, de l'esprit de parti du beau monde de Londres. Je puis dire avec vérité que, pendant mon règne, au printems de 1812, je n'ai regretté qu'une chose, ç'a été de le voir durer six semaines, au lieu de quinze jours, et que j'ai abdiqué avec grand plaisir.

»J'ai soupé, hier soir, avec Lewis; et, comme à l'ordinaire, quoique je n'aie ni bu ni mangé avec excès; je suis à moitié mort depuis. Mon estomac est entièrement détruit par une longue abstinence, et le reste le sera bientôt aussi, probablement; n'importe, pourvu que je ne souffre plus. Le passage dans les ténèbres est le moins à craindre.

»Le duc de *** est venu pour me faire visite. Je leur ai dit quarante fois, qu'excepté pour une demi-douzaine d'amis vieux et bien connus, je suis invisible. Sa grâce est une bonne et noble personne de duc; mais c'est assez pour moi d'en avoir cette opinion à distance: en conséquence je n'y étais pas.

»Gatt s'est présenté aussi. Memento. Prier quelqu'un de parler à Raymond en faveur de sa pièce. Nous sommes d'anciens compagnons de voyages; et malgré toutes ces excentricités, il a beaucoup de bon sens, d'expérience du monde; et autant que j'en ai pu juger, c'est un bon diable de philosophe. Je lui ai montré la lettre de Sligo, à propos des bruits sur l'aventure de la jeune fille turque, arrivée à Athènes peu de jours avant qu'il n'y vînt. Je l'ai montrée aussi à lord Holland, à Lewis, à Moore, à Rogers et à lady Melbourne. Murray en a une copie. Je croyais que cette aventure ne serait pas connue; mais Sligo arriva quelques jours après, et sa lettre roule sur les bruits alors répandus. La conserverai-je? Pourquoi pas? Lewis et Gatt ont été tous deux frappés de terreur. Le premier s'étonna que je ne l'eusse pas insérée dans le Giaour; il peut s'en étonner; il pourrait s'étonner que cela fût écrit de quelque manière que ce soit. Mais il serait impossible de décrire l'impression de cette situation; le seul souvenir en glace l'ame.

»La Fiancée d'Abydos a été publiée jeudi 2 décembre, je ne sais si elle plaira ou non; si elle ne réussit pas, ce n'est pas la faute du public; je ne saurais lui en vouloir. J'ai plus d'obligation au conte lui-même, que je ne saurais en avoir au lecteur le plus bienveillant; il a détourné mes pensées du réel à l'idéal, des regrets égoïstes à des songes pleins de charmes, et m'a rappelé un pays peuplé des souvenirs les plus brillans et les plus sombres, mais à coup sûr les plus vifs de ma vie. Sharpe s'est présenté, on ne l'a pas laissé entrer, j'en suis bien fâché...

»J'ai vu *** hier. Je n'ai pas tenu parole pour la visite à Middleton, ce qui ne lui a pas plu; et le voyage en Hollande, que je projette avec ***, lui plaira peut-être moins encore. Mais je désire vivre bien avec tous les deux. Ce sont deux instrumens qui ne se marient pas bien ensemble; mais qui, séparément, produisent, sans aucun doute, des sons fort harmonieux; et je ne veux me brouiller ni avec l'un ni avec l'autre.

»J'aurai bien du bonheur si, au milieu de leurs grandes querelles, je parviens à ne m'en point faire. À présent, je suis assez bien avec tous les partis; mais je ne veux point épouser leurs querelles: tant de petites coteries! Lord Holland d'abord, tout ce qu'il y a de distingué est bien reçu chez lui, et certainement le ton de la société est le meilleur. Puis, Mme de Staël, je n'y vais jamais, quoique je l'eusse pu, si je l'avais voulu; sa réunion est composée des *** et de la famille ***; puis un étrange mélange de députés, de dandies, de bas bleus de toute espèce, depuis l'uniforme régulier de Grub-Street, jusqu'à la jaquette azurée du littérateur. Voir *** et *** dîner ensemble, me rappelle toujours le tombeau où les distinctions d'amis ou d'ennemis sont détruites; et là, le critique et l'auteur critiqué, le rhinocéros et l'éléphant, le mammouth et le mégalonyx, tous dorment tranquillement. Ils sont aussi silencieux, mais pas si tranquilles que s'ils étaient déjà sous terre.
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»Je ne suis pas allé chez les Berrys l'autre soir. L'aînée est une femme de beaucoup de talens; toutes les deux sont encore bien, et doivent avoir été fort belles. Je suis invité, pour ce soir, chez lord Holland. Irai-je?... peut-être.»

2 heures du matin.

«Je suis allé à Holland-House, nombreuse compagnie, milady de bonne heure, et conséquemment parfaite: personne de plus agréable, ou même d'aussi agréable qu'elle, quand elle le veut bien. On m'a invité à dîner mercredi, en me disant que Mme de Staël y serait, sans doute pour être témoin de notre première entrevue après ma note, dont Mme de Staël dit tout haut qu'elle est enchantée. Cela ne me plaît pas trop; elle me parle toujours d'elle-même, ou de moi-même, et je ne suis pas très-fou de l'un ou de l'autre sujet, excepté en soliloque, comme maintenant; surtout parler toujours de ses ouvrages! Que diable lui dire de l'Allemagne? Je l'aime prodigieusement; mais, à moins que je ne trouve moyen de peindre mon admiration sous des expressions fantastiques et des couleurs extraordinaires, elle ne me croira pas, et je sais qu'à l'instant elle me ripostera par une accablante volée de fort jolies choses sur mes poésies, etc., etc. Son amant, M. ***, était là ce soir, et C*** dit que c'était la seule preuve de goût qu'il lui eût vu donner; cet amant-là est incontestablement très-beau, mais pas plus, à mon avis, que son dernier ouvrage.

»C*** avait bonne mine, il paraissait content, et était vêtu fort élégamment. Son habit bleu et sa nouvelle perruque lui vont parfaitement: réellement on eût dit qu'Apollon lui avait envoyé des habits de fête ou de noce. Il était plein d'esprit et de gaîté. Il s'est beaucoup moqué du livre de Corinne, et j'en suis fâché; parce que, premièrement il entend l'allemand, et que c'est par conséquent un juge compétent; et secondement parce que c'est un homme du plus grand mérite, et par conséquent le meilleur juge désirable. J'ai pour lui beaucoup d'admiration et de respect, mais je ne veux pas renoncer à mon opinion. Pourquoi le ferais-je? Je l'ai lue et relue, et certes je n'ai pas de partialité pour elle. Excepté le manque de goût, je ne puis m'être trompé sur un livre que j'ai pris, quitté et repris, et un livre ne saurait être entièrement mauvais, s'il trouve un lecteur, un seul lecteur qui puisse en dire autant avec sincérité.

»C*** parle d'ouvrir un cours au printems prochain, son dernier a eu le plus grand succès. Moore avait songé à quelque chose de semblable, mais il y a renoncé, je ne sais pourquoi. *** est venu lui chanter je ne sais quoi sur la dignité et autres fadaises, comme si un homme se déshonorait en instruisant et charmant à la fois ses concitoyens.

»Introduit près du marquis de Buckingham, j'ai vu lord Gower, qui part pour la Hollande; sir J. et lady Mackintosh, Horner, G. Lamb, R. Wellesley, un grand homme, celui-là, et je ne sais combien d'autres personnes entassées dans la chambre. Le petit Henri Fox est un très-beau garçon, qui promet beaucoup de toutes les manières. Je suis allé me coucher sans avoir eu le tems de lui parler: j'aurais eu plus de plaisir dans sa conversation que dans celle de tous nos savans.»

Lundi, 6 décembre.

«Murray m'a dit que C*** lui a demandé pourquoi cela s'appelait la Fiancée d'Abydos. Voilà une infernale et désagréable question, parce qu'il n'est pas possible d'y répondre. Elle n'est pas une fiancée, elle est seulement prête à le devenir, et n'était, etc., etc.

»Je ne m'étonne pas qu'il ait découvert cette impropriété du titre, mais cela vient trop tard pour être d'aucune utilité. Je suis un grand sot d'avoir fait cette bévue, et je suis honteux de n'être pas Irlandais...

»Campbell semblait hier au soir contrarié de quelque chose, je ne sais de quoi. Nous étions debout dans le premier salon, quand lord Holland sortit de l'autre, tenant à la main un petit vase de métal semblable aux encensoirs dont on se sert dans les églises catholiques, et, nous apercevant, s'écria: Voilà de l'encens pour vous. Campbell répondit: Portez-le à Lord Byron, il y est accoutumé.

»Or, cela vient de ce que les rois ne peuvent supporter de frère près du trône. Moi qui n'ai pas de haine, et qui ne désire pas en avoir pour le moment, quelques choses que j'aie publiées, je vis en paix avec tous mes confrères, ou, s'il en est quelques-uns que je n'aime pas, c'est comme homme et non comme poète. À coup sûr, le champ de la pensée est infini; qu'importe qui se trouve devant ou derrière dans une carrière sans bornes? Le temple de la Renommée est comme celui des Perses, l'univers; notre autel, le sommet des montagnes. Je me contenterai également du Caucase ou de tout autre mont; et ceux qui le veulent peuvent s'établir sur le Mont-Blanc ou le Chimborazo sans que je leur envie leur élévation.

»J'ai bien, je crois, le droit de parler ainsi en ce moment, car je viens de publier un poème, et j'ignore complètement s'il a chance de réussir ou non. Je l'ai entendu peu vanter jusqu'ici, et personne ne dit ouvertement du mal d'un ouvrage à son auteur, si ce n'est par la voie de l'impression. Il ne saurait être bon, autrement le pied ne m'aurait pas manqué dès les premiers pas, et je n'aurais pas fait une bévue dans le choix même du titre. Mais quand je l'ai commencé, j'avais le cœur plein de ***, et la tête pleine d'orientalités, je n'oserais dire d'orientalismes, et je l'ai écrit si rapidement!

»Ce journal est une ressource pour moi; quand je m'ennuie, ce que je fais presque toujours, je le prends et j'y consigne toutes sortes de choses. Mais je ne saurais le relire, et Dieu sait combien de contradictions il peut contenir. Si j'étais sincère avec moi-même, je crains bien que nous ne nous mentions plus volontiers qu'à personne autre, chaque page réfuterait et démentirait pleinement la précédente.

»Encore une lettre de Martin Baldwin le pétitionnaire; je n'ai eu ni assez de tête, ni assez d'ame pour présenter sa demande. Cet infernal souper chez Lewis a gâté ma digestion et ma philantropie. Je n'ai pas plus de charité qu'une burette de vinaigre. Je voudrais être autruche et me nourrir de barres de fer et de tout ce que mon gésier pourrait digérer.

»J'ai vu W*** aujourd'hui; son oncle se meurt, et il ne se soucie pas beaucoup de notre expédition en Hollande. Je dîne avec lui jeudi; pourvu que l'oncle ne soit pas mort d'ici là; ou décidément promis aux vers qui dînent de tous tant que nous sommes. Je voudrais qu'il en pût revenir, non pour notre dîner, mais pour désappointer l'entrepreneur des pompes funèbres; et ces maudits reptiles, qui peuvent bien attendre, puisqu'ils sont sûrs de dîner à nos dépens un jour ou un autre.

»Gell le Troyen est venu quand j'étais déjà sorti. Memento: lui rendre sa visite. Mes Memento sont des gages assurés d'oubli; c'est comme autant de phares avec un vaisseau naufragé au pied de leur lanterne. Je ne jette jamais les yeux sur mes Memento, sans voir que je me suis souvenu d'oublier. Memento: j'ai oublié de payer les nouvelles taxes de Pitt, et je suppose que je serai surtaxé. «Et je ne deviendrais pas rebelle sous un roi tel que toi!» Je crois que mon biscuit même est empoisonné des impôts de ce charlatan.

»Lady M*** revient demain de chez lord Jersey; il faut que je lui fasse une visite. Un M. Thomson m'a envoyé une chanson, qu'il faudra que je trouve bonne. Je n'aime pas à leur faire peine en les critiquant, ou en ne répondant pas; et cependant je déteste écrire des lettres de pur compliment.

»J'ai vu chez Murray lord Glenbervie et son prospectus d'un nouveau traité sur les bois. Voilà un homme plus utile que tous les historiens et tous les rimailleurs ensemble; car, en conservant nos bois et nos forêts, il fournit des matériaux pour toutes les histoires d'Angleterre qui pourront valoir quelque chose, et toutes les odes patriotiques qui ne vaudront rien du tout.

«J'ai lu beaucoup, mais sans suite; ma tête est pleine de fragmens épars et sans utilité. Il est étrange que, quand je me mets à lire, je ne puisse supporter que des lectures légères, excepté pourtant les romans. Il y avait bien des années que je n'en avais ouvert un, bien qu'on les ordonne quelquefois, pour essayer, et qu'on n'en prenne jamais, quand hier j'ai lu les plus épouvantables parties du Moine. Ces descriptions auraient dû être écrites par Tibère à Caprée; elles sont forcées, ce sont les idées alambiquées d'un épicurien blasé. Je ne saurais comprendre comment elle sont pu être composées par un homme de vingt ans; car Lewis n'avait que cet âge-là quand il les a écrites. Elles manquent de naturel, c'est de l'essence de cantharides aigrie. Je n'aurais pas été étonné qu'un tel livre eût été écrit par Buffon, sur son lit de mort et réduit à un pitoyable radotage. Je n'avais jamais lu cette édition, et je n'ai rouvert ce livre qu'à cause du bruit qu'il a fait et du nom qui en est resté à Lewis. Après tout, il ne pouvait faire d'autre mal que.....

«Je suis allé ce soir chez mon procureur; mes affaires en sont toujours au même point. Nos étranges aventures sont le seul héritage de notre famille qui n'ait pas diminué.....

«Je vais maintenant fumer deux cigares et me mettre au lit. Les cigares ne se conservent pas bien ici; elles y deviennent aussi vieilles qu'une donna di quarant' anni sous le soleil de l'Afrique. Celles de la Havane sont les meilleures, mais n'approchent pas encore du hooka ou du chibouque. Les Turcs ont du tabac doux et des chevaux entiers, deux choses comme elles doivent être. J'ai cette obligation à ce journal, qu'il me sauve de faire des vers, ou du moins de les garder. Je viens de jeter dans le feu un poème qui l'a rallumé à ma grande satisfaction, et, à force de fumer, j'ai chassé de ma tête le plan d'un autre. Je voudrais pouvoir me délivrer aussi aisément de la nécessité de penser, ou plutôt de la confusion de mes pensées.»

Mardi, 7 décembre.

«Je n'ai point eu de rêves cette nuit, mais le sommeil ne m'a point rafraîchi. J'étais réveillé et debout une heure avant qu'on fût venu m'éveiller, mais j'ai mis trois heures à m'habiller. Si l'on retranche de la vie l'enfance qui est un véritable état de végétation, le sommeil, le tems que l'on passe à manger, à boire, à se boutonner et se déboutonner, combien restera-t-il de véritable existence? L'été d'un loir ou d'une marmotte.....

«J'ai lu les journaux, pris du thé, du soda-water, et découvert que le feu était mal allumé. Lord Glenbervie désire que j'aille avec lui à Brighton... Irai-je?

«Reçu ce matin un fort aimable billet de Mme de Staël, qui me demande de me trouver demain avec elle à Holland-House. J'oserais parier qu'elle a écrit vingt autres billets de cette nature ce matin à vingt autres personnes, tout aussi flatteurs pour chacune d'elles. Tant mieux pour elle et pour ceux qui croient tout ce qu'elle veut leur faire croire. Elle a eu la condescendance de se montrer charmée du petit éloge que je lui ai donné, dans une note à la Fiancée d'Abydos. Cela peut s'expliquer de plusieurs manières: d'abord toutes les femmes aiment tous les éloges; secondement, celui-ci était inattendu, parce que je n'ai jamais cherché à lui faire ma cour; troisièmement, comme dit Scrub, ceux qui ont été régulièrement loués par des critiques de profession aiment un peu la variété, et sont charmés, quand quelqu'un se détourne un peu de son chemin pour leur dire quelque chose de poli; quatrièmement enfin, c'est une créature d'un excellent naturel, ce qui est après tout la meilleure raison, et peut-être la seule.

On frappe à la porte... une fois... deux fois... c'était Bland. Il dit que la société en Hollande, et il en vient, n'est qu'une société française de hasard, mais que les femmes sont les mêmes partout. Tant pis, j'aurais voulu les voir un peu différentes; mais cela n'est pas possible.

«Sorti... rentré... puis ceci, puis cela, et tout est vanité, dit le prédicateur, et tout est vanité, dis-je aussi, moi, simple membre de la congrégation. En parlant de vanité, de qui les éloges me flattent-ils le plus? Ceux de Mrs. Inchbald et ceux des Américains. Ceux de la première, parce que sa Simple Histoire et sa Nature et Art me paraissent pleins de vérité, et en conséquence, excepté l'Edinburg-Review, rien ne m'a fait autant de plaisir que son petit billet à Rogers, à propos du Giaour. J'ai été charmé aussi des Américains, parce que le hasard a voulu que je fusse en Asie, tandis qu'on lisait mes Poètes anglais, etc., en Amérique. Si j'avais pu avoir en Afrique un discours contre la traite, et une épitaphe pour un chien en Europe, c'est-à-dire dans le Morning-Post, mon vertex sublimis aurait à coup sûr déplacé assez d'étoiles pour renverser le système de Newton.»

Vendredi, 10 décembre 1813.

«Je suis plus avancé d'un tems de mon verbe je m'ennuie, que je conjugue continuellement, et je ne trouve pas que cette occupation change rien à la chose. Je suis trop paresseux pour me brûler la cervelle; cela ferait de la peine à Augusta, et peut-être à ***; d'un côté, cela serait avantageux à George, moi je ne saurais y perdre beaucoup..... Allons, allons, je ne veux pas m'abandonner à la tentation.

«J'ai reçu la lettre la plus affectueuse de Moore: c'est bien l'homme le plus aimant, ou plutôt, c'est bien le seul homme aimant que je connaisse; et la beauté de son esprit ne le cède pas à celle de son coeur.

«J'ai dîné hier à Holland-House avec les Staffords, Mme de Staël, Cowper, Ossultones, les Melbourne, Mackintosh, etc., etc. J'ai été présenté au marquis et à la marquise de Stafford; c'est un événement auquel je ne m'attendais pas. Ma querelle avec lord Carlisle, leur frère, l'avait empêché jusqu'ici; mais, puisque cela devait avoir lieu, je m'étonne que cela ne se soit pas fait plus tôt. Elle est bien; et doit avoir été fort belle; ses manières sont on ne peut pas plus nobles.

«Mme de Staël était à l'autre bout de la table et moins loquace que d'ordinaire. Nous sommes maintenant très-bons amis, quoiqu'elle ait demandé à lady Melbourne si j'avais réellement de la bonhomie. Elle aurait aussi bien fait de s'en informer avant de dire à C. L.: c'est un démon; jugement qui peut être juste, mais qui, à coup sûr, est prématuré, car elle n'avait eu aucune occasion de le former, et ainsi... Il désire que j'y dîne dimanche prochain.

»Murray va bien, quant à ce qui est de la vente. Pour moi, je persiste à aimer la forme de fragment; il n'est pas étonnant que j'en aie composé un, mon esprit est un fragment lui-même.

»J'ai vu lord Gower, Tierney, etc., dans le Square. J'ai pris congé du premier, qui part pour la Hollande et l'Allemagne. Il m'a dit qu'il emporte avec lui un ballot de Childe-Harold et de Giaour, pour les lecteurs de Berlin, qui, à ce qu'il paraît, entendent l'anglais et ont pris goût à mes poésies. Est-ce que j'aurais été Allemand tout ce tems-là tandis que je croyais être Oriental?

»J'ai prêté à Tierney ma loge pour demain, et reçu de lady C. A. une comédie, mais qui n'est pas d'elle. Il faut que je la lise, et que je tâche de ne pas mécontenter l'auteur. Je n'aime pas à les ennuyer d'observations, et cependant je regarde une comédie comme l'ouvrage le plus difficile, plus encore qu'une tragédie.

»G...t dit qu'il y a beaucoup de ressemblance entre la première partie de la Fiancée et un autre conte de lui; publié ou non, je ne sais, car je ne l'ai jamais vu. C'est presque la dernière personne à qui l'on serait tenté de faire un larcin littéraire, et je n'ai point connaissance d'en avoir volontairement fait à aucun des nobles confrères. Quant à l'originalité, toutes prétentions à cet égard sont ridicules: nil novi sub sole.

»Je suis allé hier au spectacle. J'étais invité à une soirée, j'ai refusé, j'ai eu raison. J'ai pareillement refusé d'aller lundi chez lady ***, j'ai encore eu raison. Si je dois perdre ma vie en frivolités, j'aime autant la perdre tout seul. J'étais fortement tenté cependant; C*** avait l'air tout-à-fait turc avec son turban rouge, sa peau blanche et ses longs cheveux noirs. Non qu'elle et moi nous n'avons jamais rien été et ne puissions n'être jamais rien l'un à l'autre, mais j'aime tout ce qui me rappelle les enfans du soleil.

»Aujourd'hui je dîne avec Rogers et Sharpe; je m'y sens assez bien disposé, n'ayant rien pris depuis quarante-huit heures. Je voudrais pouvoir cesser tout-à-fait de manger.

Samedi, 11 décembre, dimanche, 12 décembre.

«Par la réponse de G...t, je vois qu'il a voulu parler de quelque histoire dans la vie réelle, et non d'aucun ouvrage d'invention. La chose est encore plus extraordinaire, car la mienne aussi est empruntée à la vie réelle.

»J'ai envoyé un billet d'excuse à Mme de Staël. Je ne me sens pas assez sociable pour dîner aujourd'hui, et n'irai pas non plus chez Shéridan, mercredi. Ce n'est pas que je n'admire son inimitable conversation, mais... mais... ce mais-là ne serait intelligible qu'à l'aide de pensées que je ne me soucie pas d'écrire. Shéridan était bien en train de parler, l'autre soir, mais je ne suis resté que jusqu'à 9 heures. Tout le monde sera ce soir chez Mme de Staël, et il n'y aura personne que je ne sois charmé d'éviter. Je ne sors que pour avoir ensuite plus de plaisir à me retrouver seul. Je suis sorti; je ne suis pas allé chez Mme de Staël; mais bien chez lord Holland. Société nombreuse, conversation générale. Je suis resté tard, j'ai fait une balourdise, m'en suis bien retiré, suis revenu et me suis couché sans avoir rien mangé, l'estomac vide, mais fresco, ce qui est le grand point pour moi.

Lundi, 13 décembre 1813.

«J'ai fait trois visites, j'ai lu et me suis disposé à quitter Londres demain. Murray a reçu une lettre d'un de ses confrères d'Édimbourg qui lui mande qu'il est heureux d'avoir un poète tel que moi, comme qui dirait un cheval de trait, un âne ou tout autre chose qui se puisse posséder. Ce même libraire, l'un des plus fameux d'Édimbourg, lui envoya il y a quelque tems un ordre pour des livres de poésie et d'art culinaire, terminé par cet agréable post-scriptum: Les Harolds et la Cuisinière sont fort demandés. Voilà ce que c'est que la renommée, et après tout, autant vaut-elle comme cela, quand on la fait dépendre de l'opinion des hommes. Qu'importe de partager la faveur des acheteurs avec Hannah Glasse ou Hannah More?

»L'éditeur de je ne sais quel Magazine a annoncé à Murray l'intention de dire du mal de la Fiancée sans la lire; tant mieux: s'il la lisait avant que d'en rendre compte, il en dirait bien davantage.

»Allen, l'Allen de lord Holland, l'un des hommes les plus instruits et les plus habiles que je connaisse, un parfait Magliabecchi, un dévoreur, un helluo de livres, et grand observateur de l'homme, m'a prêté une quantité de lettres de Burns, non publiées, et qui ne le seront probablement jamais. Elles sont pleines de jurons et de chansons obscènes. Quel esprit plein de contrastes; tendresse, sauvagerie, délicatesse, grossièreté, sentiment, sensualité, élévation, bassesse, fange et divinité, tout cela mêlé dans un seul composé d'argile!

»C'est étrange; un véritable épicurien n'abandonnerait jamais son esprit à tout ce que les réalités ont de grossier. Ce n'est qu'en exaltant ce qu'il y a de terrestre, de matériel, de physique dans nos plaisirs, en voilant ces idées, en les oubliant entièrement, ou au moins en les nommant à peine en nous-mêmes que nous pouvons seulement faire qu'elles ne soient pas absolument dégoûtantes.

14, 15, 16 décembre.

«Beaucoup de fait, rien qui vaille la peine d'en prendre note. C'est bien assez d'écrire mes pensées, mes actions sont rarement de nature à souffrir un examen postérieur.»

17, 18 décembre.

«Lord Holland m'a raconté un singulier exemple de la sensibilité de Shéridan. L'autre soir nous étions tous à donner nos opinions respectives et diverses sur lui et d'autres hommes marquans; voici quelle fut la mienne: tout ce que Shéridan a fait et choisi de faire a toujours été ce qu'il y a de mieux dans chaque genre. Il a écrit la meilleure comédie, l'École de la Médisance, le meilleur drame, bien supérieur, dans mon opinion, à l'opéra du Mendiant, la meilleure Farce 71, le Critique, qui n'a qu'un défaut, d'être trop bonne pour le genre, enfin le meilleur discours au public, le Monologue sur Garrick, et pour couronner le tout, le meilleur discours qui ait jamais été prononcé à la tribune nationale, la fameux Beyum Speech. Quelqu'un rapporta cette conversation à Shéridan, et quand il entendit l'éloge que j'en avais fait, il fondit en larmes!

Note 71: (retour) Outre la tragédie, la comédie, le drame, le mélodrame, l'opéra et la pantomime, les Anglais ont un autre genre de composition dramatique: la farce, ou basse-comédie, qui tient de nos vaudevilles, quoique sans couplets. C'est sous ce nom de farces que paraissent sur les théâtres anglais grand nombre de pièces traduites du répertoire des Variétés et autres théâtres secondaires français, ainsi que quelques opéras-comiques.(N. du Tr.)

»Pauvre Brinsley, si ce furent des larmes de plaisir, je suis plus content d'avoir prononcé ce peu de paroles, si vraies du reste, que je ne serais d'avoir composé l'Iliade, ou fait sa célèbre Philippique. Bien plus, jamais sa comédie ne m'a fait tant de plaisir que j'en ai éprouvé à apprendre qu'il avait reçu quelque satisfaction de mes éloges, quelque insignifians qu'ils doivent paraître à des hommes de lettres plus âgés et plus connus que moi.

»Je suis allé ce soir dans ma loge à Covent-Garden, et ma délicatesse a été un peu choquée de voir, dans la loge opposée, avec sa mère qui a, je crois, appartenu à toute l'armée, la maîtresse de S*** que je sais avoir été élevée depuis son enfance pour cette profession. Je fus indigné d'abord; mais, promenant mes yeux de loge en loge, à partir de la mienne, je partis d'un éclat de rire en reconnaissant toutes les jeunes et les vieilles Babyloniennes de qualité. C'était une étrange réunion; Lady *** divorcée, Lady *** et sa fille, Lady ***, toutes deux divorçables. Dans la loge à côté MM.***, dans la suivante de même, et plus près ***.

»Quel assemblage pour moi, qui connais leur histoire à toutes. On eût dit que la salle eût été partagée entre les courtisanes publiques et les courtisanes sous-entendues; toutefois les intrigantes étaient en beaucoup plus grand nombre que les filles tout-à-fait mercenaires. De l'autre côté, Pauline seule avec sa mère, et dans la loge voisine, trois beautés d'un ordre inférieur. Maintenant quelle différence y a-t-il entre elle et sa mère, et Lady *** et sa fille, si ce n'est que les deux dernières peuvent entrer à la cour et partout, tandis que les deux premières ne peuvent entrer qu'à l'Opéra et au b... Quel plaisir je trouve à observer le monde tel qu'il est, et moi-même qui vaux moins encore que tous les autres. Mais, n'importe, n'allons pas tomber dans l'égoïsme, qui ici du moins ne serait pas de la vanité.

»J'ai écrit dernièrement en courant une misérable rapsodie que je n'ai pas même terminée, le Diable en voiture 72, dont l'idée m'a été suggérée par la Promenade du diable de Porson.

Note 72: (retour) Lord Byron donna à lord Holland la seule copie qu'il ait, je crois, jamais écrite de cet étrange poème, qui se compose d'environ deux cent cinquante vers. Quoiqu'il s'y trouve beaucoup de vigueur et d'imagination, il est en général écrit sans art, et manque de cette force et de cette concision qu'on admire dans les beaux vers de M. Coleridge, que Byron, partageant l'opinion qui a long-tems prévalue, attribuait alors au professeur Porson. Il y a cependant dans le Diable en voiture quelques stances dignes d'être conservées.

«1. Le Diable revint aux enfers vers deux heures, et demeura chez lui jusqu'à cinq. Il dîna de quelques homicides en ragoût, d'un rebelle en étuvée à l'irlandaise, de saucisses faites d'un juif qui s'était tué lui-même; et se mit à songer à quoi il emploierait le reste de sa journée. «Ah! dit-il, je vais monter en voiture; je me suis promené à pied ce matin, il faut aller en voiture ce soir: la nuit est le tems le plus cher à mes enfans, et je veux voir comment mes favoris prospèrent.

»2. Quelle voiture prendrai-je? dit Lucifer. Si je suivais mon goût, je monterais sur une charette pleine de blessés, et ce me serait plaisir que de voir leur sang couler; mais j'aurai souvent occasion de me donner ce passe-tems-là. Dans ce moment, c'est de promptitude qu'il s'agit; il faut que j'inspecte le plus de mes domaines que je pourrai, et que j'aie l'œil à ce qu'on ne m'aille pas braconner quelques ames.

»3. J'ai un carrosse de cérémonie à Carlton-House, un cabriolet dans Seymour-Place; mais ils sont prêtés à deux amis, qui m'en récompenseront en courant mon pas favori; et puis ils tiennent les rênes avec tant de grâce! je leur garde à tous deux quelque chose quand ils seront au bout de leur carrière.

»4. En avant donc pour la terre, et voyons.» Cela dit, il saute sur notre globe; il enjambe de Moskou en France; puis traverse la Manche d'une autre enjambée, et vient planter son pied fourchu sur une de nos grandes routes, non loin de la demeure d'un évêque.

»5. À propos, j'oubliais de dire qu'en son chemin il s'arrêta un moment à contempler la plaine de Leipsik; il prit tant de plaisir dans cette atmosphère sulfureuse, dans ces cris de désespoir, qu'il se percha sur une montagne de morts. Comme il jouissait délicieusement sur ce trône, qui croissait à chaque instant en hauteur! Rarement la terre lui avait-elle offert un aussi charmant spectacle, rarement y avait-il vu son ouvrage moitié aussi bien fait. En effet, le champ de carnage était tellement rougi du sang des morts, qu'il donnait le même reflet que les vagues de l'enfer. Alors le diable se prit à rire d'un rire bruyant, sauvage et prolongé, et dit: «Il me paraît qu'ils n'ont pas besoin de moi ici!»............ ......................................................................

»8. Toutefois les sons les plus agréables à son oreille, furent les soupirs d'une veuve éplorée; le spectacle le plus ravissant dont ses yeux se repurent, les larmes que l'horreur avait glacées dans les beaux yeux bleus d'une jeune fille restée immobile près du corps de son amant expiré: autour d'elle flottaient épars ses longs cheveux noirs; elle portait vers le ciel un œil égaré, qui semblait demander s'il y avait là un Dieu! Couché près d'une muraille en ruines, un enfant mourait de faim; ses joues étaient creuses, ses yeux à demi fermés. Le carnage commençait après que la résistance avait cessé, et la fuite ne servait de rien aux vaincus.
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»10. Cependant le Diable avait atteint nos rives blanchissantes; et qu'y fit-il, je vous prie? Avec les meilleurs yeux du monde, il ne put y voir de nuit que ce que nous y voyons tous les jours. Toutefois, il fit son petit voyage, et tint journal de toutes les merveilles qu'il avait observées dans ses courses nocturnes. Ce journal, il le vendit aux libraires associés, qui lui firent d'assez belles conditions, il est vrai, mais qui finirent par le tricher tout diable qu'il est.

»11. Le Diable vit ensuite, ou crut voir la malle-poste et son conducteur avec son manteau. Alors, à défaut de pistolets, il arma sa queue; et saisissant son homme à la gorge: «Ha ha! dit-il, qu'est-ce ceci? une voiture neuve et un vieux pair!»

»12. Cela dit, il le replaça sur son siège, l'engagea à n'avoir pas peur, à rester fidèle à son club, ses rênes, son b... et sa bière: «Excepté la table du conseil, il n'y a pas d'endroit, ajouta-t-il, où je sois si content de voir un pair qu'ici.» ................................. ....................................................................

»17. Le Diable se rendit ensuite à Westminster, et se disposait à entrer à la Chambre des Communes, quand il apprit que les lords venaient d'être convoqués. Aussitôt il pensa qu'en sa qualité de quondam aristocrate, il devait aller les voir un moment; car de songer à les écouter, cela n'en valait pas la peine. Il entra dans la Chambre, et s'avança si bien comme l'un d'entre nous, qu'on dit qu'il s'arrêta très-près du trône.

»18. Il vit lord L***l, sage en apparence seulement; lord W...d, qui certainement est un sot; Johanny de Norfold, homme de quelque poids; Chatham, si semblable à son ami Billy; il vit des larmes dans les yeux de lord Eldon, parce que les catholiques ne voulaient pas se soulever, malgré ses prières et ses prophéties. Puis il entendit, ce qui ne l'étonna pas peu, un magistrat supérieur dire quelque chose qui avait tout l'air d'un jurement. Satan fut choqué: «Allons-nous-en, dit-il nous sommes mieux appris que cela là bas. S'il harangue dans ce goût là quand il sera dans mes états, je ferai signe à l'ami Moloch de le rappeler à l'ordre.»

»Lu un peu d'italien, et écrit deux sonnets sur ***. Je n'en avais encore composé qu'un, et cela en riant, il y a bien des années, et comme exercice; j'espère bien n'en plus écrire à l'avenir. C'est bien le genre de composition le plus larmoyant, le plus glacial, le plus stupidement platonique. Je déteste tellement Pétrarque 73, que je ne voudrais pas avoir été cet homme-là, même pour sa Laure, ce dont ce langoureux et métaphysique radoteur n'a jamais su venir à bout.» ..................... .......... .................................................

Note 73: (retour) Il apprit dans la suite à faire plus de cas de Pétrarque.(Note de Moore.)

16 janvier 1815.

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«Demain, je quitte Londres pour quelques jours. J'ai vu Lewis aujourd'hui; il vient d'Oatlands, où il s'est querellé avec Mme de Staël, à propos de lui-même; de Clarisse Harlow, de Mackintosh et de moi. Je ne suis jamais allé y rendre mes devoirs; nous nous serions bien autrement querellés. Je ne suis pas grand parleur, je ne sais point flatter, et je ne puis écouter une femme à moins qu'elle ne soit jolie et folâtre. Elle accabla ce pauvre Lewis d'éloges, jusqu'à l'en rendre malade; découvrit que Clarisse était la perfection même, et Mackintosh le premier homme de l'Angleterre. Pour cela, je suis de son avis, du moins il en est bien l'un des premiers; mais Lewis ne pense pas ainsi. Quant à Clarisse, je laisse à ceux qui ont le courage de la lire, à en juger et en disputer. Je n'ai jamais eu la force de le faire, et n'ai pas par conséquent le droit de donner mon opinion. Elle a dit à Lewis, et en cela elle a eu raison, puisqu'il est mon ami, d'abord que j'avais de l'affectation, et ensuite que je m'étais rendu coupable d'une horrible inconvenance, en me tenant l'autre jour, à dîner, les yeux fermés ou à demi fermés. Je ne me connaissais pas ce tic; si je l'ai réellement, il faudra que je m'en corrige. On contracte insensiblement de mauvaises habitudes, dont il vaudrait mieux se défaire de bonne heure. Si cela en est une, je voudrais qu'on m'en eût parlé plus tôt. Peu importerait d'être privé à jamais de voir de vilaines femmes; mais il est bon de voir ses voisins, aussi bien que les plats qui sont sur la table.

»Je donnerais tout au monde pour avoir assisté à l'aimable églogue qui a dû se passer entre elle et Lewis, tous deux entêtés, singuliers, habiles, bavards et doués d'une voix perçante. À coup sûr, qui s'y serait trouvé n'aurait pu se faire entendre entre eux. Mais, hélas! le combat a fini par l'épuisement des deux partis, et maintenant ils ne se querelleront plus. Ne pourrait-on pas les réconcilier, ne fût-ce que pour les mettre de nouveau aux prises? Pauvre Corinne! elle s'apercevra que ses belles phrases ne conviennent pas toujours à nos messieurs et à nos dames du bel air.

»Je me prends d'admiration pour ***, la jeune sœur de ***. Une femme serait mon salut. Il est certain que jusqu'ici les femmes de mes connaissances ne m'ont pas fait grand bien. *** est belle, mais fort jeune; je crains bien aussi que ce ne soit une sotte. Cependant je l'ai trop peu vue pour la juger, et, d'un autre côté, il n'y a rien que je déteste autant qu'une femme bel-esprit. Il est on ne peut plus probable qu'elle ne m'aimera pas, très-probable que je ne l'aimerai pas davantage; mais, d'après mon système, et le système généralement suivi maintenant, cela ne fait rien du tout. L'affaire, si nous en venons là, s'arrangera entre le papa et moi. Je ne la gênerais pas dans ses volontés; je ne suis docile et de bonne composition qu'avec les femmes, et si je n'en devenais pas amoureux, ce que je tâcherai d'éviter, nous ferions un couple très-heureux. Quant à la conduite, cela la regarde... Mais, si je l'aime, j'en serai jaloux; c'est pourquoi je ne veux pas, si je puis, en devenir amoureux. Quoiqu'après tout je doute de mon caractère, et je craigne de n'être pas aussi patient que la bienséance l'exigerait d'un mari de ma condition, j'appréhenderais que mon tempérament ne me portât à quelque acte de vengeance orientale, ou au moins ne me conduisît avec ma moitié devant les tribunaux pour y plaider en séparation. Ainsi, toutes réflexions faites, il vaut mieux que je reste seul et célibataire; cependant j'aimerais avoir avec qui bâiller à l'occasion.

»W***, et après lui ***, m'ont volé une de mes bouffonneries sur la métaphysique de Mme de Staël et le brouillard, et se la sont attribuée de vive voix et dans leurs lettres. Comme le dit Gibbet, ce sont là d'aussi honnêtes gens qu'aucuns de ceux qu'on rencontre sur la grande route. W*** est en guerre avec tous les whigs, à cause de son article sur Fox, si tant est qu'il en soit l'auteur. Tous les fabricans d'épigrammes et d'essais sont à ses trousses; je n'aime pas les combats inégaux, et je voudrais qu'il les battît tous. Quant à moi, grâce à mon insouciance, j'ai singulièrement simplifié mes principes politiques; ils se réduisent maintenant à détester tous les gouvernemens existans, c'est de beaucoup plus court et infiniment plus agréable. Si la république universelle était un moment proclamée, cela suffirait pour faire à l'instant de moi l'avocat du despotisme absolu d'un seul. Le fait est que, par toute la terre, les richesses donnent le pouvoir, et que la pauvreté est un esclavage, et qu'une forme de gouvernement n'est ni meilleure ni pire qu'une autre pour un peuple. Je m'en tiendrai à mon parti, parce qu'il ne serait pas honorable d'en agir autrement; mais quant à des opinions, je ne pense pas que les affaires politiques méritent qu'on s'en forme. Pour la conduite, c'est autre chose; si vous commencez dans un parti, marchez en avant avec lui. Je ne suis conséquent que pour les affaires politiques, ce qui vient probablement de mon entière indifférence pour le sujet.»

On me permettra d'interrompre pour un tems la suite de ce journal, qui va jusque dans les premiers mois de l'année suivante, pour m'occuper, sans rompre l'ordre chronologique, de quelques parties de la correspondance et de l'histoire littéraire du noble poète, qui appartiennent spécialement à l'année 1813.

Nous avons vu que la Fiancée d'Abydos parut au commencement de décembre, composée, comme l'avait été le Giaour, dans un de ces paroxysmes de passion et d'imagination que des aventures telles que celles dans lesquelles le poète était alors engagé étaient propres à exciter. Le plus célèbre mathématicien de l'antiquité ne demandait qu'un point d'appui pour soulever le monde; il semble qu'un certain fonds de faits réels fût aussi nécessaire à Byron, pour le décider à prendre en main ce levier qu'il savait si bien appliquer aux passions humaines. Mais il se contentait, du moins en général, d'une connexion si légère avec la réalité, que ce serait une tâche ingrate et peu sûre que de rechercher dans ses compositions la chaîne qui les lie à sa propre destinée et à ses propres aventures, liaison qui pourrait bien, après tout, n'avoir également été créée que par son imagination. Cette remarque ne s'applique pas seulement à la Fiancée d'Abydos, mais au Corsaire, à Lara, et à toutes les autres belles fictions qu'il donna dans la suite. Encore que les émotions si heureusement exprimées par le poète puissent en général paraître comme autant de vifs souvenirs de celles qui auraient, à diverses époques, agité son propre sein, encore que lui-même semble de tems en tems encourager cette interprétation, il y aurait peu de sens à vouloir le reconnaître personnellement dans ses héros, et à lier sa vie réelle avec les aventures qu'il raconte.

C'est tandis qu'il était encore incertain sur le sort de son dernier poème qu'il écrivit les observations suivantes, sur l'ouvrage d'un de ceux qui avaient suivi la même carrière et traité des sujets analogues.

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