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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 13: Comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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LETTRE DXVI.

A LA COMTESSE DE B***.

3 mai 1823.



Chère lady ***,

«Ma lettre a pour but d'obtenir une copie de cette miniature de lady Byron, qui appartenait à feue lady Noël, attendu que je n'ai aucun portrait, ni même aucun souvenir de lady Byron, toutes les lettres qu'elle m'avait écrites étant entre ses mains lorsque je quittai l'Angleterre, et toute correspondance épistolaire ayant depuis cessé entre nous,--du moins de sa part.

»Mon message, par rapport à l'enfant, est, à l'effet de déclarer--qu'en cas d'accident survenu à la mère, si je lui survivais, mon désir serait d'exécuter ses plans à la lettre, soit pour l'éducation de notre fille, soit par rapport à la personne ou aux personnes à qui lady Byron pourrait souhaiter de confier cette éducation. Je n'ai aucune intention d'intervenir en ce point, tant qu'elle vivra; et je présume que ce serait une consolation pour elle (si elle est malade, comme j'en ai reçu l'avis) de savoir qu'en aucun cas on ne ferait rien, en tant qu'il dépendrait de moi, qui ne fût strictement conforme aux désirs et aux intentions de lady Byron,--de quelque façon qu'elle jugeât à propos de me les transmettre.

»Croyez-moi, chère lady B***, votre obligé, etc.»

Cette négociation, dont je ne connais point les résultats--(et je ne sais même pas si elle a jamais été menée à fin)--jeta naturellement et fréquemment la conversation sur le sujet du mariage de Lord Byron,--sujet que mon noble ami était toujours le premier à soulever,--et le récit qu'il donna alors, tant des circonstances de la séparation que de sa complète ignorance des causes qui la provoquèrent, fut, à ce que je vois, exactement semblable aux déclarations faites par lui, dans toutes les occasions où la question se présenta, avec un air de sincérité auquel il était impossible de ne pas ajouter foi.--«Quant aux causes réelles de la séparation--(dit-il dans le cours d'une de ses conversations), je vous déclare que, même aujourd'hui, je les ignore totalement, vu que lady Byron n'a jamais voulu préciser ses motifs, et a refusé de répondre à mes lettres. Je lui ai écrit plusieurs fois, et je suis encore dans l'usage de le faire; mais je ne lui ai pas toujours envoyé mes lettres, après les avoir écrites, simplement parce que je désespérais qu'elles produisissent le moindre bien. Vous pourrez, si vous voulez, en voir quelques-unes;--elles serviront à jeter quelque lumière sur mes sentimens.»

Par conséquent, un jour ou deux après, Lord Byron envoya à lady *** une de ces lettres qu'il avait gardées par devers lui, incluse dans la suivante.



LETTRE DXVII.

A LA COMTESSE DE ***.

Albaro, 6 mai 1823.



Ma Chère Lady ***.

«Je vous envoie la lettre que j'avais oubliée, et le livre27 dont j'aurais dû me souvenir. Il contient de sombres vérités, quoique, à mon avis, ce soit un ouvrage trop triste pour avoir jamais été populaire. La première fois que je le lus (non dans l'édition que je vous envoie:--je me la suis procurée depuis), ce fut d'après le désir de Mme de Staël, que le monde, dans sa bienveillance, supposait être l'héroïne de ce roman,--supposition fausse, dont cette célèbre dame était furieuse. Ce fut en Suisse, dans l'été de 1816.
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»La lettre ci-jointe ne fut pas envoyée à sa destination, parce que je désespérais qu'elle produisît le moindre bien. J'étais extrêmement sincère quand je l'écrivis, et je le suis encore.
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»Votre très-sincère, etc.»


Je vais maintenant produire la lettre incluse dans la précédente, et peu de mes lecteurs, je crois, disconviendront que si l'auteur de la lettre suivante n'a pas eu le bon droit de son côté, il n'ait eu au moins la plupart des bons sentimens qui en sont en général l'ordinaire apanage.

Note 27: (retour) Adolphe, par M. Benjamin-Constant. (Note de Moore.)


LETTRE DXVIII.

A LADY BYRON.

(A l'adresse de l'honorable Mrs. Leigh, à Londres.)
Pise, 17 novembre 1821.




«Je dois accuser réception des cheveux d'Ada, qui sont fort doux et fort jolis, et déjà presque aussi noirs que les miens l'étaient à l'âge de douze ans, si j'en juge d'après le souvenir de ceux qu'on me prit à cet âge, et qui sont entre les mains d'Augusta; mais ils ne frisent pas,--peut-être parce qu'on les laisse grandir.

»Je vous remercie aussi pour l'inscription de la date et du nom, et je vais vous dire pourquoi.--Je crois n'avoir en ma possession, que ces deux ou trois mots de votre écriture, car je vous ai rendu vos lettres; et, hormis le mot ménage, écrit deux fois dans un vieux livre de comptes, je n'avais rien de votre main. Je brûlai votre dernière note pour deux raisons:--premièrement, elle était écrite dans un style peu agréable; et, secondement, je désirais recevoir votre écriture sans ces documens, qui sont la ressource vulgaire des gens soupçonneux.

»Je présume que ce billet vous parviendra vers l'anniversaire de la naissance d'Ada:--c'est le 10 décembre, je crois. Elle aura alors six ans,--en sorte que dans douze, j'aurai quelque chance de la voir;--peut-être sera-ce plus tôt, si je suis obligé d'aller en Angleterre pour affaires ou pour tout autre motif. Rappelez-vous toutefois une chose, soit que nous nous trouvions loin ou près l'un de l'autre;--chaque jour qui passe sur notre séparation, doit, ce me semble, après un si long intervalle, adoucir nos sentimens réciproques, qui auront toujours un point de ralliement tant que notre enfant existera, existence dont, je présume, nous souhaitons tous deux le prolongement au delà de la nôtre.

»Le tems qui s'est écoulé depuis notre séparation a été plus considérable que la totalité de la courte durée de notre union, et la période presque aussi courte de nos relations antérieures. Nous fîmes tous deux une méprise amère; mais aujourd'hui la chose est faite et irrévocable. Car, à l'âge de trente-trois ans qui est le mien, et au vôtre qui n'en diffère que de peu d'années de moins, quoiqu'on n'ait pas encore parcouru une très-longue période de la vie, pourtant on est à l'époque où les habitudes et les opinions sont généralement trop formées pour admettre des modifications; et comme nous ne pûmes pas nous convenir quand nous étions plus jeunes, aujourd'hui nous ne le pourrions pas sans difficulté.

»Je dis tout cela, parce que je vous avoue que nonobstant tous nos différends, je considérai notre réunion comme possible plus d'une année encore après la séparation;--mais ensuite j'en abandonnai l'espoir entièrement et pour jamais. Mais cette impossibilité même d'une réunion me semble, à moi du moins, une raison pour que, dans toutes les discussions, d'ailleurs peu nombreuses, qui peuvent s'élever entre nous, nous observions les formes ordinaires de la politesse, et cette courtoisie que des gens destinés à ne jamais conférer ensemble peuvent observer plus aisément que dans le cas de relations plus immédiates. Pour ma part, je suis violent, mais non méchant; car il n'y a que les provocations récentes qui excitent mes ressentimens. Quant à vous, qui êtes plus froide et plus concentrée, je voudrais vous faire songer que vous pouvez quelquefois prendre pour dignité la profonde ténacité d'une froide colère, et pour devoir un plus mauvais sentiment. Je vous assure que je n'ai plus contre vous aucune espèce de ressentiment. Songez que si vous m'avez offensé, ce pardon est quelque chose; et que, si c'est moi qui suis l'offenseur, c'est quelque chose de plus, s'il est vrai, comme le disent les moralistes, que le plus coupable soit le moins disposé à pardonner.

»Le tort n'est-il venu que de moi? A-t-il été réciproque? ou de votre côté principalement? Voilà à quoi je ne réfléchis plus. Je ne songe qu'à deux points,--savoir: que vous êtes la mère de mon enfant, et que nous ne nous reverrons jamais. Je pense que si vous me considérez aussi sous ces deux points de vue correspondans, il n'en sera que mieux pour nous trois.

»Tout à vous à jamais,
NOEL BYRON.



Ç'a été mon plan, comme on doit l'avoir remarqué, de laisser, partout où mes matériaux m'en ont fourni le moyen, le héros de ces Mémoires raconter lui-même son histoire; et j'ai pu, à un petit nombre d'interruptions près, atteindre ce but pour les deux ou trois années que nous venons de parcourir, vu les riches ressources que j'avais entre les mains. Mais aujourd'hui que nous sommes parvenus à cette époque où Byron, sollicité par sa vague inquiétude, allait prendre un nouvel élan, et entrer dans une carrière aussi glorieuse que courte et fatale,--permettons-nous un moment de pause pour jeter un regard en arrière sur les dernières années, et pour contempler un instant le spectacle, à-la-fois sublime et douloureux, que notre poète donna durant ce période du plus libre exercice de ses facultés.

Dans un état d'excitation perpétuelle, tant pour le cœur que pour la tête,--en guerre éternelle avec la volonté du monde, et pourtant dans le cours d'une vie suspendue au souffle du monde,--avec un génie revêtant toutes les formes, depuis Jupiter jusqu'à Scapin, et avec un caractère également propre à toutes les habitudes morales,--l'ancienne conception de l'existence de deux ames dans un seul corps ne semblerait même pas encore adéquate aux variétés de talent et d'humeur, que Byron déploya dans sa conduite et dans ses écrits durant ces courtes années de fièvre. Sans remonter jusqu'au quatrième chant de Childe Harold, qu'un des plus amers et des plus habiles adversaires de mon noble ami a déclaré «sous le rapport de l'exécution, la plus sublime œuvre poétique d'une plume mortelle,» nous avons, dans le même genre de force et de splendeur, la Prophétie de Dante, Caïn, le mystère de Ciel et Terre, Sardanapale,--tous ouvrages produits durant ce merveilleux période de génie. Il faut encore y joindre quatre autres drames, qui, bien qu'inférieurs aux autres compositions, rencontrent toutefois, comme poèmes, peu de pièces rivales dans notre littérature; tandis qu'ils démontrent, d'une manière plus spéciale, cette remarquable versatilité de goûts et de talens qui portait Lord Byron à travailler dans un genre sévère et classique, le plus antipathique de tous à ses habitudes et à son humeur, et le plus éloigné de cette licence hardie et vagabonde qu'il eût la grande mission de porter dans l'empire entier de l'intelligence.

En opposition à ces nobles accords, nous voyons naître, durant ce fertile période, le Don Juan--qui renferme le résumé de tous les merveilleux contrastes du caractère de Byron,--la Vision du Jugement, la traduction de Pulci, les pamphlets sur Pope, sur la British-Review, sur le Blackwood Magazine,--avec un essaim de bagatelles légères et plaisantes, négligemment échappées à cet esprit qui, presque au même moment, représentait, avec un éclat digne de son rôle, le puissant génie de Dante, ou suivait avec Caïn les sombres sentiers du scepticisme sur les ruines des mondes passés.

Pendant que Lord Byron se livrait ainsi à ces créations idéales, les circonstances qui dans la vie réelle réclamaient ses sympathies étaient presque suffisantes pour absorber les pensées et les sentimens de tout autre esprit que le sien. Un amour, non pas frivole, passager, et «cheminant sous fardeau,» mais, au contraire, assez enraciné pour durer jusqu'à l'heure de la mort, occupa vivement de ses premières espérances et de ses premières craintes une portion de ce période, et en inquiéta le reste d'embarras politiques et domestiques. Puis, à peine cette orageuse passion eut-elle commencé à se calmer, qu'une nouvelle source d'excitation s'offrit dans cette conspiration, où Lord Byron se précipita sans aucune crainte, et qui n'aboutit qu'à multiplier les objets de sa sympathie et de sa protection, et à l'obliger à un nouveau changement de demeure et de scène.

Quand nous considérons toutes les distractions qui l'environnèrent, et qu'en sus nous mettons en ligne de compte le fréquent dérangement de sa santé, les pertes de tems et d'esprit dans la minutieuse surveillance des dépenses du ménage, nous ne voyons qu'avec un étonnement presque incrédule les chefs-d'œuvre qu'il fut capable de produire dans de telles circonstances,--la variété et la prodigalité de talent avec lesquelles, au milieu de tant d'interruptions et de tant d'obstacles, son «ame brillante se déborda de toutes parts,» et non-seulement continua son cours en toute liberté à travers ces difficultés, mais encore tira des combats et des ennemis qu'elle rencontra un nouveau surcroît à sa force, un nouvel aliment à sa flamme. Tandis que l'incomparable souplesse de son génie se déployait beaucoup plus évidemment qu'à toute autre époque de sa vie, son caractère, susceptible, comme le caméléon, des plus rapides changemens, présenta en même tems les plus frappans et les plus contrastans exemples de cette versatilité. Aux yeux du monde, et surtout de l'Angleterre,--scène de ses gloires et de ses torts,--il ne s'offrit que sous l'aspect d'un sombre et fier misantrope qui se bannit lui-même de la compagnie des hommes, et surtout des Anglais. Sous ce point de vue, les plus naïves et les plus belles inspirations de sa muse ne furent regardées que comme des intervalles lucides entre les paroxysmes d'une malignité inhérente à sa nature; et les joyeuses effusions de son esprit et de sa bonne humeur ne parurent même tendre qu'à atteindre le but que Swift se vantait de poursuivre dans tous ses travaux,--«à vexer le monde plutôt qu'à le divertir.»

Mais ce n'était pas là le Byron des heures de société: ceux qui ont vécu dans son intimité diront tout le contraire. L'espèce de réputation sauvage qu'il s'était acquise en pays étranger empêcha, sans doute, bon nombre de ses compatriotes qu'il aurait cordialement accueillis, de rechercher sa connaissance. Mais les Anglais qui l'approchèrent avec les formes ordinaires d'introduction, furent tous surpris et charmés de la courtoisie et de l'aisance de ses manières, de la simplicité modeste de sa conversation, et, dans le cas d'une plus intime relation, de la franche plaisanterie à laquelle il se livrait avec un tel abandon, que ceux qui le connaissaient le mieux auraient pu se méprendre au point de croire que la gaîté, après tout, était le véritable penchant de son caractère.

Aux contrastes qu'il présentait dans sa conduite publique et dans sa vie privée, on doit encore ajouter que, tout en bravant si fièrement l'anathême du monde, et en revendiquant le droit naturel de penser par soi-même avec une liberté, je dirai même, une audace incomparable, la timidité primitive de son caractère ne cessait de le dominer; et tandis que de loin il était regardé comme une espèce de despote intellectuel, révélant partout une confiance inébranlable et ses immenses moyens, une observation faite de plus près permit, à Venise, à une noble dame28, son amie et la mienne, de découvrir, sous cette apparence, les traces de la défiance et de la timidité qui le caractérisèrent dans son enfance, et qu'il ne dépouilla jamais entièrement dans le cours de sa carrière.

Mais voici une contradiction encore plus singulière entre l'homme public et l'homme privé,--contradiction fréquente, et dans quelques cas plus apparente que réelle;--ce Byron qui, en certains momens, se retranchait opiniâtrement dans sa volonté absolue, se montrait, un instant après, au plus haut point docile et persuadable. Aujourd'hui, ébranlant, comme misantrope et comme satirique, le monde social sur ses solides bases;--demain, apprenant, comme cavaliere servente, avec une obéissance passive, à plier un schall,--le même homme, qui avait si obstinément refusé de sacrifier aux remontrances amicales ou à la voix publique un seul vers de Don Juan, consentit à cesser entièrement le poème, à la simple prière d'une aimable donna, et ne reprit cette œuvre, enfant chéri de sa muse, qu'après en avoir, non sans difficulté, obtenu la permission de la même autorité. Eût-on pu, d'ailleurs, sans être préalablement averti de ces transformations, reconnaître le grossier libertin de Venise dans cet amant romanesque et passionné qui, peu de mois après, pleurait devant la fontaine du jardin de Bologne? ou eût-on espéré trouver dans le sec calculateur de sequins et de baiocchi, ce généreux champion qui ne regarda sa fortune entière et sa vie même que comme de faibles sacrifices pour avancer, ne fût-ce que d'un seul jour, la cause de la liberté?

Note 28: (retour) La comtesse Albrizzi,--qui a donné une Esquisse du caractère de Lord Byron. (Note de Moore.)

Ici notre attention se fixe naturellement sur un trait de caractère, plus intimement lié à la brillante époque que nous avons sous les yeux. Malgré les manifestes préjugés de Byron en faveur du rang et de la naissance, nous avons vu avec quelle ardeur,--non-seulement en imagination et en théorie, mais en pratique, comme dans le cas des carbonari italiens,--il accorda sans réserve ses sympathies à tout mouvement populaire vers la liberté. Quoique la sincérité d'un zèle auquel la mort a mis un noble et dernier sceau, ne puisse être révoquée en doute, cependant on peut fort bien se demander si ce besoin général d'excitation qui,--(quelle qu'en fût d'ailleurs la source)--détermina toujours la conduite de Lord Byron, ne fut pas même en cette circonstance son motif prédominant, et s'il n'est pas probable, en outre, que, comme Alfieri et d'autres aristocratiques amans de la liberté, il n'eût pas reculé devant les dernières conséquences de ses doctrines de nivellement, et si, tout ardent qu'il était pour abaisser ses supérieurs, il n'eût pas repoussé la tâche d'élever ses inférieurs.
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Après la chute des espérances qu'il avait si ardemment nourries sur l'issue des dernières luttes de l'Italie contre les maîtres qui la régissent, on conçoit aisément quelle consolation il eut à tourner ses regards sur la Grèce, où naissait alors un esprit de liberté qu'il avait peint dans ses rêves de poésie, mais qu'il n'avait guère pu espérer voir se réaliser avant sa mort. Les voyages de sa jeunesse dans cette contrée avaient laissé dans son esprit une impression durable; et, comme je l'ai déjà remarqué, toutes les fois que la fantaisie d'une vie errante le reprenait, c'était vers les régions qui entourent «l'Olympe bleu», qu'il reportait avec plaisir son regard. Depuis qu'il avait adopté l'Italie pour résidence, ce penchant avait grandement diminué. Outre l'influence sédative de son nouveau lien domestique, il était survenu en lui, à cette époque, une nonchalance, ou répugnance à changer de demeure, que, lors de son départ de Ravenne, il ne surmonta pas sans difficulté.

La vie incertaine et mal assise où il fut dès-lors jeté par la précaire destinée de ceux avec lesquels il s'était lié, contribua avec une ou deux autres causes à ressusciter en lui son ancienne passion du changement et des aventures; et l'on ne s'étonnera pas qu'alors que la Grèce lui offrait sous la forme la plus attrayante cette double perspective, il ait vivement tourné ses yeux sur elle, et se soit laissé embraser du désir d'assister et peut-être même de prendre part aux triomphes contemporains de la liberté sur ces champs de bataille où il avait déjà recueilli pour l'immortalité les glorieux souvenirs des anciens jours.

Parmi les causes qui concoururent avec ce sentiment à le déterminer à l'entreprise qu'il méditait alors, une des plus puissantes, sans doute, fut qu'il supposait que sa haute popularité comme poète avait baissé depuis quelque tems. Le complet insuccès du Libéral,--qu'il enrichit de quelques morceaux éclatans, mais où sa plume en inséra d'autres à peine distincts des scories environnantes,--le confirma pleinement dans l'idée qu'il était enfin arrivé à ennuyer le monde; et, comme la voix de la renommée lui était devenue presque aussi nécessaire que l'air qu'il respirait, ce fut avec une orgueilleuse conscience de facultés encore vierges en lui, qu'il reconnut que s'il était parvenu à l'extrémité d'une des routes de la renommée, il lui en restait d'autres à tenter, encore plus glorieuses.

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Son zèle pour l'Italie, dont l'histoire et la littérature semblaient réclamer à grands cris la fin du vasselage et de l'oppression qui pèsent sur elle, l'aurait sans doute entraîné au même dévoûment chevaleresque, qu'il déploya depuis pour le service de la Grèce. Mais l'issue désespérante de cette courte lutte n'est que trop bien connue; et ce soudain échec d'une cause si riche en promesses affligea Lord Byron d'autant plus profondément qu'il connaissait maints cœurs braves et sincères qui l'avaient épousée. Le dégoût que cet effort abortif lui inspira, joint à l'opinion qu'il s'était formée dans sa jeunesse des «serfs héréditaires» de la Grèce, le firent quelque tems douter que les Grecs pussent jamais accomplir leur affranchissement; et ce ne fut qu'au printems de cette année que, plutôt d'après la durée que d'après le succès présent de la lutte, il commença à croire un peu à l'avenir de la cause à laquelle il avait presque résolu déjà de se dévouer. La seule difficulté qui retardait ou entravait encore cette résolution, était la nécessité de se séparer temporairement de Mme Guiccioli, qui désirait elle-même partager les périls de son amant, mais qu'il ne pouvait consentir à exposer aux chances d'une vie si rude même pour les hommes.

Au commencement du mois d'avril, il reçut la visite de M. Blaquière, qui se rendait alors en Grèce avec la mission spéciale de procurer au comité, récemment formé à Londres, d'exactes informations sur l'état et sur les chances de ce pays. Entre autres instructions, M. Blaquière devait s'arrêter à Gênes et s'aboucher avec Lord Byron. La note suivante montrera combien le noble poète était disposé à entrer dans toutes les vues du comité.



LETTRE DXIX.

A M. BLAQUIÈRE.

Albaro, 5 avril 1823.



Mon Cher Monsieur,

«Je serai charmé de vous voir, vous et votre ami grec, et le plus tôt sera le mieux. Je vous ai attendu quelque tems,--vous me trouverez chez moi. Je ne puis vous dire combien je m'intéresse à la cause grecque; et, si je n'eusse nourri l'espérance de voir un jour la délivrance de l'Italie, rien ne m'eût empêché de retourner dans cette contrée qu'il est même honorable d'avoir visitée, pour m'y rendre aussi utile que peut l'être un faible individu.

Tout à vous pour toujours et de cœur.»
NOEL BYRON.



Bientôt après cette entrevue avec l'agent du comité, une communication plus directe s'ouvrit sur ce sujet entre sa seigneurie et le comité lui-même.



LETTRE DXX.

A M. BOWRING.

Gênes, 12 mai 1823.



Monsieur,

«J'ai grand plaisir à reconnaître la réception de votre lettre, et l'honneur que le comité m'a fait;--je tâcherai de mériter par tous les moyens en mon pouvoir la confiance qu'il m'accorde. Mon premier désir est d'aller en personne dans le Levant, où je pourrais être à même d'avancer le succès, sinon de la cause elle-même, du moins des informations que le comité désire rassembler avant d'agir; mon ancien séjour dans le pays, mon habitude de la langue italienne (qui y est parlée universellement, ou du moins dans le même degré d'extension que le français dans les contrées plus civilisées du continent), et ma légère connaissance du romaïque29 me donneraient quelques avantages. La seule objection que souffre ce projet est d'une nature domestique, et je tâcherai de la résoudre;--si j'échoue, je ferai ce que je pourrai faire où je suis; mais ce sera toujours pour moi une source de regrets, que de penser que j'aurais pu faire plus pour le service de la cause sur le lieu même.

»Nos dernières nouvelles du capitaine Blaquière sont d'Ancône, où il s'est embarqué pour Corfou par un bon vent, le 15 du mois dernier; il est probablement à sa destination maintenant. La dernière lettre que j'ai reçue de lui était datée de Rome; on lui avait refusé un passeport pour le royaume de Naples, et il s'en retournait par la Romagne à Ancône;--mais ce retard ne paraît lui avoir fait perdre que peu de tems.

Note 29: (retour) Le grec moderne. C'est l'expression employée par les Grecs eux-mêmes. (Note du Trad.)

»Les principaux articles dont les Grecs semblent avoir besoin, sont d'abord un parc d'artillerie--légère, et propre à un pays de montagnes; secondement, de la poudre à canon; troisièmement, des fournitures nécessaires au service des hôpitaux ou ambulances. Le mode le plus facile de transmission est, dit-on, par Idra, à l'adresse de M. Negri, le ministre. Je voulais envoyer une certaine quantité des deux derniers articles,--non pas énormément,--mais suffisamment pour montrer les souhaits sincères d'un individu,--mais j'attends; car, au cas que je parte moi-même, je prendrai ce bagage avec moi. Je suis en correspondance avec signor Nicolas Karrellas (connu de M. Hobhouse) qui maintenant est à Pise; mais son dernier avis portait simplement que les Grecs sont à présent occupés à organiser leur gouvernement, et les détails de leur administration intérieure; ceci semblerait indiquer de la sécurité, mais la guerre est pourtant loin d'être terminée.

»Les Turcs sont une race obstinée, comme ils l'ont montré dans toutes les guerres précédentes, et ils reviendront à la charge pendant plusieurs années, même s'ils sont battus, comme il faut l'espérer. Mais, dans aucun cas, les travaux du comité ne seront accusés d'inutilité; car, dans le cas même de la soumission et de la dispersion des Grecs, les fonds qui seraient employés à secourir et à rassembler les survivans pour alléger en partie leur détresse, et pour les mettre à même de trouver ou de se faire une patrie (comme tant d'émigrés d'autres nations y ont été obligés), ne manqueraient pas de bénir la main qui donna et celle qui reçut» comme un don de justice et de merci.

»Quant à la formation d'une brigade (dont M. Hobhouse émet l'idée dans sa briève lettre, contenant celle à laquelle j'ai l'honneur de répondre), je me permettrai d'exprimer une opinion qui résulte plutôt, à la vérité, de la triste expérience des brigades embarquées pour le service de la Colombie, que d'essais pratiqués en Grèce,--c'est que le comité devrait plutôt consacrer son attention à la recherche d'officiers expérimentés qu'à l'enrôlement de recrues anglaises, difficilement disciplinables, et peu propres au service dans une guerre irrégulière à côté d'étrangers. Un petit corps de bons officiers, surtout dans l'arme de l'artillerie; un ingénieur avec les munitions indiquées par le capitaine Blaquière comme les plus nécessaires (en quantité déterminée par la sagesse du comité); voilà, ce me semble, des secours d'une haute utilité. De plus, les officiers qui auraient déjà servi dans la Méditerranée devraient être pris de préférence, attendu que la connaissance de l'italien est presque indispensable.

»Il faudrait aussi avertir qu'on ne va pas en Grèce «pour dévorer le beefsteak et s'enivrer de porter»,--mais que la Grèce,--qui, depuis ces dernières années, n'a point été richement fournie en comestibles,--est à présent par excellence un pays de privations. Cette remarque peut sembler superflue; mais j'ai dû la faire, en observant que plusieurs officiers étrangers, italiens, français et allemands (ces derniers sont les moins nombreux) sont revenus tout dégoûtés, parce qu'ils s'étaient imaginé qu'ils allaient faire une partie de plaisir, ou chercher une haute paie, une promotion rapide, et peu de besogne. Ils se plaignent aussi d'avoir été mal accueillis par le gouvernement ou par les habitans; mais bon nombre de ces gens-là étaient de purs aventuriers, attirés par le désir du commandement et du butin, et désappointés dans cette double espérance. J'ai vu les Grecs repousser vivement l'accusation du défaut d'hospitalité, et déclarer qu'ils partageaient leur ration jusqu'à la dernière miette avec les volontaires étrangers.

»Je n'ai pas besoin de représenter au comité le grand avantage que doit procurer le succès des Grecs à la Grande-Bretagne, et les probabilités des nouvelles relations commerciales qui s'ouvriraient en conséquence avec l'Angleterre; parce que je suis persuadé que le principal but du comité est l'émancipation de cette nation, sans aucune vue d'intérêt. Mais la considération précédente peut avoir quelque poids auprès du peuple anglais, passionné comme il l'est maintenant pour toute espèce de spéculation;--ceux qui se résolvent à émigrer n'auront plus besoin de traverser les mers d'Amérique; les îles grecques seules leur fourniront des ressources incomparables; le bon marché non-seulement des objets de première nécessité, mais même des objets de luxe (c'est-à-dire, de luxe fourni par la nature), laisse bien loin derrière lui le cap de Bonne-Espérance, la terre de Van-Diemen, et les autres lieux de refuge que la population anglaise va chercher à travers les flots.

».....................................................

»J'écrirai à M. Karrellas. J'attends une lettre du capitaine Blaquière, qui m'a promis de m'écrire bientôt des nouvelles du chef-lieu du gouvernement des Sept-Iles. Je lui ai donné une lettre d'introduction pour lord Sydney Osborne, à Corfou; mais comme lord Sydney est au service du gouvernement, il ne lui accordera qu'une réception circonspecte



LETTRE DXXI.

A M. BOWRING.

Gênes, 21 mai 1823.



Monsieur,

«Je reçus hier la lettre du comité, datée du 14 mars. Je ne sais quelle est la cause du retard. La lettre m'a été envoyée de Paris par M. Galignani, qui me marquait qu'il ne l'avait eue entre les mains que quatre jours, et qu'elle lui avait été remise par un M. Grattan. J'ai à peine besoin de vous dire que j'accède avec joie à la proposition du comité, et que je tiens à grand honneur d'avoir été jugé digne d'être admis au nombre de ses membres. J'ai aussi des grâce à rendre, surtout à vous, monsieur, pour la lettre extrêmement flatteuse qui accompagne la proposition.

»Depuis que je vous ai écrit par l'intermédiaire de M. Hobhouse, j'ai reçu une lettre du capitaine Blaquière, datée de Corfou; je vous l'ai fait passer, parce qu'elle montrera comment il va. Hier, je rencontrai deux jeunes Allemands, qui ont survécu à la bande du général Normann. Ils étaient arrivés à Gênes dans l'état le plus déplorable,--sans nourriture,--sans un sou,--sans chaussure. Ils avaient été expulsés du territoire autrichien dès leur débarquement à Trieste; ils avaient été forcés de rétrograder jusqu'à Florence, et avaient fait la traversée de Leghorn jusqu'ici, avec quatre livres toscanes (environ trois francs) dans leurs poches. Je leur ai donné vingt écus gênois (environ cent trente-trois livres, monnaie française), et des souliers neufs, ce qui les mettra à même de se rendre en Suisse, où ils disent avoir des amis. Tout ce qu'ils ont pu, d'ailleurs, ramasser à Gênes, ne s'est pas élevé à trente sous. Ils ne se plaignent pas des Grecs, mais ils disent avoir souffert davantage depuis leur débarquement en Italie.

»J'ai constaté leur véracité, premièrement par leurs passeports et leurs papiers; secondement par des questions variées de topographie sur Arta, Argos, Athènes, Missolonghi, Corinthe, etc; et troisièmement, en leur parlant en romaïque, langue que l'un des deux possédait même beaucoup mieux que moi. Tous deux appartiennent à de bonnes familles: l'un est un beau jeune homme de vingt-trois ans,--il est Wurtembergeois, et a un faux air de Sandt30; l'autre est un Bavarois, plus âgé, à physionomie moins expressive et moins idéale, mais c'est un grand et robuste soldat. Le Wurtembergeois a été présent au combat d'Arta, où les Philhellènes furent taillés en pièces après avoir tué six cents Turcs, quoiqu'ils ne fussent que cent-cinquante contre six ou sept mille; il n'y en a que huit qui aient échappé au massacre, et, sur ces huit, trois seulement ont survécu.

»Ces deux-ci quittèrent la Grèce par le conseil des Grecs. Quand Churschid pacha envahit la Morée, les Grecs paraissent s'être fort bien comportés en désirant sauver leurs alliés, dès qu'ils pensèrent que c'en était fait pour eux. Ce fut en septembre dernier (1822); ils errèrent d'île en île, et allèrent de Milo à Smyrne, où le consul français leur donna un passeport, et un charitable capitaine le passage à Ancône, d'où ils allèrent à Trieste, pour être renvoyés de là par les Autrichiens. Ils disent que les Grecs se battent bien à leur façon, mais furent d'abord effrayés du feu de leurs propres canons,--puis s'y accoutumèrent.

Note 30: (retour) Célèbre assassin de Kotzbue. (Note du Trad.)

»Adolphe (le plus jeune) a commandé à Navarin pendant quelque tems; l'autre personnage plus matériel, «ce hardi Bavarois à l'heure fatale,» semble principalement déplorer un jeûne de trois jours à Argos, et la perte de vingt-cinq paras par jour de paie arriérée, et quelques bagages laissés à Tripolitza; mais il prend ses blessures, ses marches et ses batailles en bonne part. Tous deux sont simples, pleins de naïveté, et tout-à-fait sans prétention; ils disent que les étrangers se querellaient souvent entre eux, particulièrement les Français avec les Allemands, d'où résultaient de fréquens duels.

»Les Grecs acceptent les mousquets, mais rejettent les bayonnettes, et ils ne seront jamais disciplinés. Quand mes deux gars virent hier deux régimens piémontais, ils s'écrièrent: «Ah! si nous avions eu seulement ces deux régimens, nous aurions nettoyé la Morée.» (Il aurait fallu, toutefois, que les Piémontais se comportassent mieux que contre les Autrichiens.) Ils semblent attacher une grande importance à un petit nombre de troupes régulières;--ils disent que les Grecs ont des armes et de la poudre en abondance, mais manquent de vivres, de fournitures d'hôpital, de charpie et de linge, etc., et surtout d'argent. Certes, il serait difficile de montrer plus de philosophie pratique que ce débris de nos «pauvres montagnards31;» ils ne semblent pas abattus du tout, et leur façon de se présenter fut aussi simple et naturelle que possible. Ils me dirent qu'ils avaient appris ici d'un Danois qu'un Anglais, ami de la cause grecque, était ici, et qu'étant réduits à mendier de quoi retourner dans leur pays, ils avaient cru bien faire en commençant par moi. J'écris en hâte pour ne pas manquer le départ de la poste,

»Votre obligé, etc.

»P. S. J'ai encore revu mes hommes: le comte P. Gamba les a invités à déjeûner. L'un d'eux a l'intention de publier le journal de sa campagne. Le Bavarois s'étonne un peu que les Grecs ne soient pas tout-à-fait semblables aux contemporains de Thémistocle (ceux-ci n'étaient pas déjà si traitables), et soient si difficiles à discipliner; mais c'est un bonhomme, un tacticien qui ressemble un peu à Dugald Dalgetty:--l'autre semble ne s'étonner de rien.»

Note 31: (retour) Mis entre parenthèse par Lord Byron, parce que c'est une phrase écossaise: Puir hill folk. (Note du Trad.)


LETTRE DXXII.

A LADY ***.

17 mai 1823.



..................................................

«Quant au défunt (lord Londonderry), qu'on vous a dit avoir été attaqué par moi, je me contenterai de répondre que la mémoire d'un mauvais ministre est un objet d'investigation comme sa conduite de son vivant:--car ses mesures ne meurent pas avec lui comme les actions d'un simple particulier. Il est dans le domaine de l'histoire; et partout où je trouverai un tyran ou un scélérat, je le flétrirai. Je n'ai pas attaqué Londonderry avec plus de violence que je n'avais coutume de faire. Pour le Libéral,--c'était une publication entreprise pour l'avantage d'un auteur persécuté et d'un très-digne homme. Mais je fis une folie en m'y engageant, aussi l'affaire a-t-elle mal tourné:--car je me suis nui sans faire grand bien à ceux que je voulais servir.

»Ne me défendez pas:--cela ne réussira jamais;--vous ne ferez que vous attirer à vous-même des ennemis.

»Les miens ne diminueront ni ne s'adouciront jamais, mais ils seront peut-être renversés; il peut survenir des événemens, moins improbables que ceux déjà survenus en notre tems, qui changeront peut-être l'état actuel des choses:--nous verrons.

..................................................

»Je vous envoie ce commérage pour vous faire rire; il n'est bon qu'à cela, si toutefois il est bon à quelque chose. Je serai charmé de vous revoir; mais ce sera fort triste, si nous ne nous revoyons que pour un moment.

»Tout à vous à jamais,»
N. B.



Lord Byron, une fois décidé à partir pour la Grèce, pressa tous les préparatifs nécessaires pour son départ. Un de ses premiers soins fut d'écrire à M. Trelawney, qui était alors à Rome, pour le prier d'être son compagnon de voyage. «Vous devez avoir appris, dit-il, que je vais en Grèce:--pourquoi ne venez-vous pas près de moi? Je ne puis rien faire sans vous, et je suis extrêmement désireux de vous voir. Venez, je vous en prie, car je me suis enfin déterminé à aller en Grèce:--c'est le seul endroit où j'aie été satisfait de me trouver. Je parle sérieusement; je ne vous ai pas écrit plus tôt, parce que j'aurais pu vous faire faire un voyage pour rien. Tout le monde dit que je puis être utile à la Grèce: je ne sais pas comment,--ni ceux qui le disent ne le savent pas non plus; mais c'est égal, partons.»

Considérant un médecin, instruit en chirurgie, comme une partie essentielle de sa suite, il pria le docteur Alexandre, son médecin ordinaire à Gênes, de lui procurer une telle personne; et, à la recommandation de ce docteur, il prit avec lui le docteur Bruno, jeune homme qui venait de quitter l'université avec une réputation considérable. Entre autres préparatifs pour son expédition, il commanda trois superbes casques,--ornés de son cimier de prédilection,--pour lui et les deux amis qui devaient l'accompagner. Dans cette petite circonstance, qui excita quelques moqueries en Angleterre, où le ridicule est beaucoup mieux compris que l'héroïque, nous avons un de ces exemples qui surviennent si souvent dans la vie de Lord Byron pour confirmer l'observation, si vraie par rapport à lui, que «l'enfant est le père de l'homme mûr:»--les traits caractéristiques de l'un et l'autre âge ayant subi chez lui une transposition si anomale, que les passions et les vues de l'homme mûr se développèrent dans son enfance, et que les fantaisies et les vanités de l'enfant percèrent toujours dans les momens les plus sérieux de sa virilité. Le même écolier que nous avons vu, au commencement du premier volume, se targuer du dessein de lever, un jour à venir, une troupe de cavaliers, en armures noires, nommés les Noirs de Byron, essayait alors avec délices son casque au beau cimier, et jouissait par avance des exploits qu'il devait accomplir sous ce panache.

A la fin de mai, il reçut une lettre de M. Blaquière, qui lui communiquait d'heureuses nouvelles, et le priait de hâter le plus possible son départ, vu que sa présence était impatiemment désirée, et qu'elle rendrait les plus grands services.....

Pour connaître le véritable état de l'esprit de Byron à cette époque de crise, les observations d'une personne qui veillait sur lui avec des yeux animés par l'inquiétude, paraîtront peut-être fournir le plus clair et le plus certain document. «Ce fut alors, dit Mme Guiccioli, que Lord Byron tourna ses pensées sur la Grèce; et stimulé de toutes parts par mille circonstances combinées, il se trouva, presque sans l'avoir décidé et sans le savoir, obligé de partir pour la Grèce. Mais, malgré son affection pour cette contrée,--malgré la conscience de ses forces morales, sous l'inspiration de laquelle il disait toujours qu'un homme est obligé à faire pour la société quelque chose de plus que des vers,--malgré l'attrait que devait avoir pour son ame noble l'objet de ce voyage,--et malgré la détermination de revenir en Italie au bout de quelques mois,--cependant, toutes les personnes qui l'approchèrent à cette époque peuvent dire quels combats son cœur se livrait (quoiqu'il cherchât à les dissimuler) à mesure que s'approchait l'époque du départ32

Il pensait en outre par une sorte de pressentiment funeste,--naturel peut-être à un homme de son caractère sous l'influence de telles circonstances,--qu'il ne faisait qu'accomplir sa destinée dans cette expédition, et qu'il mourrait en Grèce. La veille du départ de lord et lady B***, il alla leur faire le soir une visite d'adieu, et se mit à converser quelque tems. Il était évidemment dans un moment d'humeur sombre, et après avoir exprimé combien il regrettait que ses amis partissent de Gênes avant l'époque de son embarquement, il continua à parler de son voyage projeté dans un ton plein de découragement: «Ici, dit-il, nous voilà tous ensemble aujourd'hui,--mais quand et où nous rencontrerons-nous? J'ai une sorte de pressentiment que nous nous voyons pour la dernière fois; et un je ne sais quoi me dit que je ne reviendrai jamais de Grèce.» Ayant continué quelque tems encore sur ce ton mélancolique, il appuya sa tête sur le bras d'un sofa où il causait avec lady B***, et, laissant échapper un torrent de larmes, il pleura durant quelques minutes par un instinct irrésistible. Quoiqu'il n'eût parlé qu'avec lady B***, tous ceux qui étaient dans le salon observèrent son émotion, et en furent touchés; lui, au contraire, apparemment honteux de sa faiblesse, tâcha d'en détourner l'attention par une remarque ironique, énoncée avec une sorte de rire hystérique, sur les effets de la susceptibilité nerveuse.

Note 32: (retour) «Fu allora che Lord Byron rivolse i suoi pensieri alla Grecia; e stimolato poi da ogni parte per mille combinazioni, egli si trovò quasi senza averlo deciso, e senza saperlo, obbligato di partire per la Grecia. Ma, nonostante il suo affetto per quelle contrade,--nonostante il sentimento delle sue forze morali che gli faceva dire sempre «che un uomo è obligato a fare per la società qualche cosa di più che dei versi,»--non ostante le attrattive che doveva avere pel nobile suo animo l' oggetto di quel viaggio,--e nonostante che egli fosse determinato di ritornare in Italia fra non molti mesi,--pure in quale combattimento si trovasse il suo cuore mentre si avvanzava l' epoca della sua partenza (sebbene cercasse occultarlo) ognuno che lo ha avvicinato allora può dirlo.»

Il avait, avant cette conversation, présenté un petit présent d'adieu à chaque personne de la société voyageuse, un livre à l'un, à l'autre une gravure de son buste de Bartolini, et à lady B*** un exemplaire de sa Grammaire Arménienne, sur les pages de laquelle il y avait quelques remarques écrites de sa main. En quittant cette noble dame, il lui demanda comme souvenir quelque bagatelle qu'elle eût portée; elle lui donna une de ses bagues; en retour, il détacha de son sein une épingle, ornée d'un petit camée de Napoléon, qu'il dit avoir long-tems conservée sur lui, et qu'il présenta à l'honorable lady.

Le lendemain, lady B*** reçut de lui le billet suivant:



A LA COMTESSE DE B***.

Albaro, 2 juin 1823.



Ma Chère Lady B***,

«Je suis superstitieux, et je me suis rappelé que les souvenirs qui ont une pointe ne sont pas d'heureux augure; je vous prierai donc d'accepter, en place de l'épingle, la chaîne ci-jointe, qui a trop peu de valeur pour que vous hésitiez le moins du monde. Comme vous désiriez un objet que j'eusse porté, je ne puis que dire que celui-ci a été plus souvent et plus long-tems porté que l'autre. La chaîne est de fabrique vénitienne; et la seule particularité qu'il y ait à en dire, c'est qu'on n'en peut avoir une pareille qu'à Venise, ou du moins en la faisant venir de cette ville. A Gênes on n'en a point du même genre. Je vous envoie aussi une bague, que je désirerais laisser à Alfred; elle est trop grande pour être portée, mais elle est faite de lave, et par conséquent en harmonie avec le feu de l'âge et du caractère de notre jeune ami. Vous aurez peut-être la bonté d'accuser réception de ce billet, et de me renvoyer (crainte de malheur) cette épingle, qui me sera d'une plus grande valeur pour avoir été une nuit entre vos mains.

»A jamais et de cœur votre très-obligé, etc.

»P. S. J'espère que vos nerfs sont bien aujourd'hui, et qu'ils continueront à rester dans un état florissant.»


En même tems les préparatifs de la romanesque expédition s'avançaient. Avec l'aide de son banquier et sincère ami, M. Barry, de Gênes, Lord Byron parvint à rassembler les grandes sommes d'argent nécessaires pour ses dépenses;--10,000 couronnes en espèces, et 40,000 couronnes en lettres-de-change; une portion de cet argent fut prélevée sur ses meubles et sur ses livres, sur lesquels M. Barry avança une somme bien supérieure à leur réelle valeur. Un brick anglais, l'Hercule, fut frété pour le transport de Byron et de sa suite, qui se composait du comte Gamba, de M. Trelawney, du docteur Bruno et de huit domestiques. Il y avait aussi à bord cinq chevaux, quantité suffisante d'armes et de munitions pour le service de la petite troupe, deux one-pounder33 appartenant à son schooner, le Bolivar, qu'il avait laissé à Gênes, et assez de drogues pour suffire à mille personnes pendant un an.

La lettre suivante au secrétaire du comité grec annonce l'approche du départ.

Note 33: (retour) Petits canons pour des biscaïens d'une livre. (Note du Trad.)


LETTRE DXXIII.

A M. BOWRING.

7 juillet 1823.



«Nous mettons à la voile le 12 pour la Grèce:--J'ai reçu une lettre de M. Blaquière, trop longue pour être transcrite ici, mais très-satisfaisante. Le gouvernement grec m'attend sans délai.

»Conformément aux désirs de M. Blaquière et d'autres correspondans, je dois dire, avec toute la déférence due au comité, qu'une avance de «dix mille livres sterling seulement» (c'est l'expression de M. Blaquière) rendrait à présent le plus grand service au gouvernement grec. Je dois aussi recommander vivement l'entreprise d'un emprunt, pour lequel une suffisante garantie sera offerte par les députés actuellement en route pour l'Angleterre. En même tems, j'espère que le comité sera mis à même de faire quelque-chose d'efficace.

»Pour ma part, j'ai intention d'emporter, en espèces ou en lettres de crédit, près de neuf mille livres sterling, ce que je puis faire en raison des fonds que j'ai en Italie, et de mes crédits en Angleterre. Je dois nécessairement réserver une portion de cette somme pour mes dépenses et celles de ma suite; je dépenserai le reste de la façon qui me semblera la meilleure pour le service de la cause,--bien entendu, avec garantie ou assurance que cet argent ne sera pas détourné au profit de quelque spéculation individuelle.

»Si je reste en Grèce, ce qui dépendra entièrement de l'utilité présumée de ma présence, et de l'opinion des Grecs eux-mêmes sur son à-propos,--bref, si je suis le bienvenu, je continuerai, durant ma résidence au moins, à consacrer au triomphe de la cause une partie de mes revenus, présens et futurs, c'est-à-dire, ce que je pourrai épargner pour ce but. Je puis, ou du moins je pus autrefois, supporter les privations;--je suis accoutumé à l'abstinence;--et, quant à la fatigue, je fus jadis un passable voyageur. Je ne puis dire de quoi je suis capable aujourd'hui,--mais j'essaierai.

»J'attends les ordres du comité.--Adressez les lettres à Gênes;--elles me seront envoyées, en quelque lieu que je sois, par mes banquiers, MM. Webb et Barry. Il m'eût été agréable d'avoir des instructions plus précises avant de partir, mais cela doit rester au choix du comité.

»J'ai l'honneur d'être votre obéissant, etc.

»P. S. On exprime un grand désir d'avoir une presse et des caractères, etc. Je n'ai pas le tems de m'en procurer, mais je recommande cela à l'attention du comité. Je présume qu'il faut que les caractères soient grecs, du moins en partie. On désire avoir des papiers publics, et peut-être un journal, probablement en romaïque, avec des traductions italiennes.»


Tout était prêt; et le 13 juillet Byron et ses compagnons dormirent à bord de l'Hercule. Le lendemain matin, au lever du soleil, on réussit à sortir du port; mais il y avait peu de vent, et le brick resta en vue de Gênes toute la journée. La nuit il y eut un brillant clair de lune, mais le vent était devenu orageux et contraire, et l'on fut quelque tems dans un danger sérieux. Lord Byron, qui resta sur le pont durant la tempête, s'occupa vivement, avec l'aide de ceux de ses compagnons que le mal de mer n'empêchait pas de lui prêter main-forte, à contenir les chevaux, qui, ayant été mal attachés, s'étaient lâchés et se blessaient les uns les autres. Après avoir tenu tête au vent pendant trois ou quatre heures, le capitaine fut enfin obligé de revenir à Gênes, et rentra dans le port à six heures du matin. En abordant à terre, après ce malencontreux début du voyage, «Lord Byron (dit le comte Gamba) parut pensif, et remarqua qu'il considérait un mauvais commencement comme un favorable augure.»

Je crois avoir déjà mentionné qu'entre autres superstitions, la supposition que le vendredi est un jour de malheur pour le commencement d'une entreprise quelconque, ne manquait presque jamais d'influencer Lord Byron. Quelque tems après son arrivée à Pise, une dame de sa connaissance l'ayant rencontré sur la route de sa maison comme elle y retournait, et supposant qu'il y avait été lui faire une visite, le pria d'y retourner avec elle. «Je n'ai pas été chez vous, répondit-il; car, au moment de frapper à la porte, je me suis souvenu que c'est aujourd'hui vendredi, et, comme je n'aime pas à faire ma première visite un vendredi, je m'en suis retourné.» On rapporte même qu'il renvoya une fois un tailleur gênois qui lui apportait un habit neuf en ce jour de sinistre présage.

Malgré cela, chose étrange à dire, il mit à la voile pour la Grèce un vendredi;--et quoique pour ceux qui ont quelque propension à cette idée superstitieuse, le résultat ne puisse paraître que trop malheureusement confirmatif du mauvais présage, il est évident que l'influence de la superstition sur l'esprit de Byron était peu considérable, ou qu'elle fut effacée par l'excitation du dévoûment. En vérité, malgré cette encourageante remarque adressée au comte Gamba, le pressentiment d'une fin prochaine semble avoir été trop profond et trop sérieux chez le noble poète pour avoir besoin de l'aide d'un pareil accessoire. Ayant exprimé, en redescendant à terre, le désir de visiter son palais, qu'il avait laissé à la garde de M. Barry, et d'où Mme Guiccioli était partie le matin même de très-bonne heure, il y alla seul, avec le comte Gamba. «Sa conversation, dit celui-ci, fut un peu sombre durant notre route à Albaro; il parla beaucoup de sa vie passée, et de l'incertitude de l'avenir: Où serons-nous dans un an? s'écria-t-il.--Cette dernière phrase (ajoute son ami) a l'air d'avoir été un sombre présage; car, au même jour du même mois de l'année suivante, il fut porté dans la tombe de ses ancêtres.»

Il fallut presque la journée entière pour réparer les dommages du navire; et la plus grande partie de ce tems fut passée par Lord Byron en compagnie avec M. Barry, dans des jardins près de la ville. Là sa conversation, suivant M. Barry, prit le même ton de mélancolie. Il semblait vivement regretter de ne s'être pas déterminé de préférence à aller en Angleterre; et les idées qu'il exprima sur l'entreprise où il s'engageait étaient si désespérantes, qu'il n'y persista, sans doute, que par un profond sentiment de devoir et d'honneur.

Le soir, on mit à la voile.--Alors Byron, pleinement lancé dans l'entreprise, et dégagé, pour ainsi dire, de sa première existence, déploya soudain la force naturelle de son ame pour secouer l'affliction venue, soit du dedans, soit du dehors. Suivant le rapport d'un de ses compagnons de voyage, il n'eût pas plus tôt commencé à voguer de nouveau sur les ondes, que son humeur sombre se dissipa, et fit place à sa brillante vivacité. Dans la brise qui le portait vers sa Grèce chérie, la voix de sa jeunesse sembla parler de nouveau. Devant les noms de héros et de bienfaiteur, auxquels il aspirait, celui de poète, si prééminent qu'il soit, s'évanouit dans le néant. Sa passion pour la liberté, sa générosité, sa soif des impressions nouvelles et des aventures:--tout se réveilla; et même les sombres présages qui grondaient encore au fond de son cœur ne firent que lui rendre plus précieuse la carrière ouverte devant lui, par la conscience de la brièveté du tems qui lui restait, et par la haute et noble résolution d'employer glorieusement ce reste de ses jours.

Après une traversée de cinq jours, on arriva en vue de Leghorn, où l'on jugea à propos d'aborder, afin de prendre un surplus d'approvisionnemens de poudre, et quelques marchandises anglaises qu'on n'aurait pu se procurer ailleurs.

»......................................................
34 A Leghorn, Lord Byron reçut une précieuse marque d'hommage de la part de l'un des deux hommes35 du siècle, qui seuls pouvaient lutter avec lui en universalité de gloire littéraire.

Nous avons déjà vu qu'un échange de courtoisies, fondées sur une mutuelle admiration, avait eu lieu entre Lord Byron et le grand poète de l'Allemagne, Goëthe. Le vénérable auteur de Faust en a donné une relation, dont je vais insérer ici la fidèle traduction, comme un préliminaire nécessaire à la lettre que je vais donner.

Note 34: (retour) Nous nous permettons, soit dit une fois pour toutes, de retrancher quelquefois les verbeuses réflexions de Moore. (Note du Trad.)
Note 35: (retour) De ces deux hommes, mentionnés par Moore, l'un est évidemment Goëthe, l'autre est probablement Walter-Scott. (Note du Trad.)

GOETHE SUR BYRON.

«Le poète allemand qui, jusqu'au dernier période de sa longue vie, s'est toujours empressé de reconnaître les mérites de ses prédécesseurs et contemporains littéraires, parce qu'il a toujours considéré cela comme le plus sûr moyen de cultiver ses propres facultés, n'a pas pu ne pas fixer son attention sur le grand talent que le noble Lord a déployé presque dès son apparition, et a incessamment observé les progrès de son génie dans toutes les œuvres qu'il produisait sans relâche. L'appréciation publique des mérites du poète ne demeura pas en arrière de cette succession rapide de poèmes. La sympathie eût été parfaite, si le poète n'eût, par une vie marquée au sceau du mécontentement intérieur, et par le libre cours de passions violentes, troublé les jouissances que son immense génie procurait. Mais son admirateur allemand n'en fut pas moins attentif à suivre ses œuvres et sa vie dans toute leur excentricité. Il en était d'autant plus étonné, qu'il ne trouvait dans l'expérience des âges passés aucun élément pour le calcul d'une orbite si excentrique.

»Cet intérêt du littérateur allemand ne resta pas inconnu au poète anglais, comme ses œuvres en contiennent des preuves évidentes; et le noble Lord profita des occasions offertes par divers voyageurs, pour envoyer quelque salutation amicale à son obscur admirateur. Enfin, il lui envoya une dédicace manuscrite de Sardanapale, dans les termes les plus flatteurs, en s'enquérant obligeamment si elle pourrait être placée en tête de la tragédie. L'auteur allemand qui, à son âge avancé, avait la conscience de ses facultés et de leurs effets, ne pouvait que considérer avec reconnaissance et avec modestie cette dédicace, comme l'expression d'une inépuisable intelligence, sentant profondément et créant son objet. Il ne fut nullement mécontent quand, après un long délai, Sardanapale parut sans la dédicace, et il fut heureux d'en posséder un fac-similé lithographié qu'il considéra comme un souvenir précieux.

»Cependant, le noble Lord n'abandonna pas son projet de déclarer au monde son affection pour son confrère allemand, et en donna un précieux témoignage en tête de la tragédie de Werner. On croira aisément que le poète allemand, en recevant un honneur si inespéré,--honneur rarement obtenu dans la vie, et de la part d'un homme si distingué,--fut naturellement porté à exprimer l'estime et la sympathie que son incomparable contemporain lui avaient inspirées. La tâche n'était point aisée; et plus elle était méditée, plus elle paraissait difficile:--car que dire d'un homme dont les talens infinis sont au-dessus des paroles? Mais quand un jeune homme, M. Sterling, d'un physique agréable et d'un excellent caractère, eut, au printems de 1823, dans un voyage de Gênes à Weimar, apporté comme lettre d'introduction quelques lignes de la main du grand homme; et quand le bruit se fut bientôt après répandu que le noble pair était sur le point d'appliquer sa grande ame et ses talens variés à de sublimes exploits par-delà l'Océan, alors il n'y eut plus de tems à perdre, et les vers suivans furent composés à la hâte:

Ein freundlich Wort kommt eines nach dem andern,

Von Süden her und bringt uns frohe Stunden;

Es ruft uns auf zum Edelsten zu wandern,

Nicht ist der Geist, doch ist der Fuss gebunden.


Wie soll ich dem; den ich so lang begleitet,

Nun etwas Traulich's in die Ferne sagen?

Ihm der sich selbst im Innersten bestreitet,

Stark angewohnt das tiefste Weh zu tragen.


Wohl-sey ihm doch, wenn er sich selbst empfindet,

Er wage selbst sich hoch beglückt zu nennen,

Wenn Musenkraft die Schmerzen überwindet,

Und wie ich ihn erhannt mog'er sich kennen36.

Note 36: (retour) J'insère les vers dans la langue originale, parce qu'une traduction anglaise ne donne qu'une idée très-imparfaite de leur sens. (Note de Moore.)

»Les vers arrivèrent à Gênes; mais l'excellent ami, à qui ils étaient adressés, était déjà parti, et à une distance qui paraissait inaccessible. Cependant, retenu par les gros tems, il prit terre à Leghorn, où ces vers lui parvinrent au moment où il allait s'embarquer, le 24 juillet 1823. Il eut à peine le tems de répondre par une page bien remplie, que le possesseur a gardée parmi ses plus précieux papiers comme la plus honorable preuve de la liaison établie. Ce document, déjà touchant et précieux par lui-même, comme justifiant les plus vives espérances, a maintenant acquis la plus grande, quoique la plus douloureuse valeur, par la mort prématurée du sublime écrivain, car il ajoute une particularité à la douleur généralement excitée par cette perte dans le monde moral et poétique: nous étions assurés dans l'espérance qu'après l'accomplissement d'exploits glorieux nous pourrions saluer en personne le génie supérieur, l'ami si heureusement acquis, et le plus humain des conquérans. A présent, nous ne pouvons que nous consoler par la conviction que son pays reviendra enfin de cette violence d'invectives et de reproches qui a si long-tems régné contre lui, et comprendra que les scories de l'âge et de l'individu, d'où les meilleures ames ont à se débarrasser, sont périssables et transitoires, tandis que la gloire merveilleuse à laquelle il a élevé son pays dans le siècle présent et pour tous les siècles à venir, sera aussi infinie en splendeur que les conséquences en sont incalculables. Et l'on ne peut douter que la nation, qui peut s'enorgueillir de tant de grands noms, le classera au premier rang de ceux par qui elle a acquis une telle gloire.»

Voici la réponse de Byron à la communication sus-mentionnée de Goëthe.



LETTRE DXXIV.

A GOETHE.

Leghorn, 24 juillet 1823.



Illustre Poète,

«Je ne puis vous remercier comme vous devriez être remercié par les vers que mon jeune ami, M. Sterling, m'a envoyés de votre part; et il me messiérait de prétendre échanger des vers avec celui qui, pendant cinquante ans, a été le souverain incontesté de la littérature européenne. Vous accepterez donc mes très-sincères remerciemens en prose,--et en prose écrite à la hâte: car je suis à présent en route pour mon second voyage en Grèce, et je suis entouré d'un bruit et d'un tumulte qui laissent à peine un moment à la gratitude et à l'admiration pour s'exprimer.

»Je m'embarquai de Gênes, il y a quelques jours, et je fus repoussé par un coup de vent; depuis, j'ai remis de nouveau à la voile, et suis abordé ici (à Leghorn) ce matin, pour prendre à bord quelques passagers grecs pour leur combattante patrie.

»C'est ici que j'ai trouvé vos vers et une lettre de M. Sterling; et je n'ai pu avoir un plus favorable présage, une plus agréable surprise qu'un mot de Goëthe écrit de sa propre main.

»Je retourne en Grèce pour voir si j'y puis être de quelque utilité. Si jamais je reviens, je ferai une visite à Weimar, pour y apporter le sincère hommage d'un de ces admirateurs que vous avez par millions. J'ai l'honneur d'être, à toujours et au plus haut degré,

»Votre obligé,»
Noel BYRON.



Le 24 juillet, Lord Byron mit à la voile de Leghorn, où M. Browne l'avait rejoint; et après environ dix jours de navigation par le tems le plus favorable, il jeta l'ancre à Argostoli, principal port de Céphalonie.

On avait jugé à propos que Lord Byron, afin de prendre d'exactes informations sur la Grèce, se rendît d'abord à l'une des îles ioniennes, d'où il pourrait observer et constater la vraie situation des affaires avant d'aborder au continent. Dans ce but, on lui avait recommandé Zante ou Céphalonie, et il se détermina pour la dernière île, parce qu'il connaissait les talens et les sentimens libéraux du colonel Napier, résident. Sachant néanmoins que dans l'aspect encore incertain de la politique anglaise extérieure, son arrivée pour une expédition si ostensiblement consacrée à l'aide de l'insurrection aurait l'effet d'embarrasser les autorités existantes, il résolut d'adopter une ligne de conduite qui les compromît ou les offensât le moins possible. C'est dans cette vue qu'il jugea prudent de ne point débarquer à Argostoli, mais d'attendre à bord de son navire les informations du gouvernement grec, pour être à même de déterminer ses mouvemens ultérieurs.

L'arrivée d'un homme si célèbre excita naturellement à Argostoli une vive sensation tant parmi les Grecs que parmi les Anglais; et les premières entrevues qui eurent lieu entre ces derniers et leur noble visiteur furent soudain suivies, d'une et d'autre part, de cette sorte d'agréable surprise, qui devait résulter de préventions réciproques. Ses compatriotes, qui, d'après les contes exagérés qu'ils avaient entendu si souvent débiter sur sa misantropie et sur son horreur spéciale pour les Anglais, s'attendaient à le voir accueillir leurs politesses avec une froideur hautaine, sinon insultante, trouvèrent au contraire dans toutes ses manières une franche et joyeuse affabilité, qui, propre à les charmer en toutes circonstances, fut, dans une attente si opposée, particulièrement enivrante pour eux;--tandis que lui, de son côté, encore plus préparé par les préventions qu'il avait long-tems nourries, à être reçu froidement et avec répugnance par ses compatriotes, rencontra un accueil tout à-la-fois si cordial et si respectueux, qu'il en fut non-seulement surpris et flatté, mais encore évidemment ému. Entre autres politesses qu'il accepta, il y eut un dîner avec les officiers de la garnison; là, lorsqu'on eut bu à sa santé, il remercia, dit-on, ses hôtes en disant que, «il était douteux qu'il pût convenablement exprimer sa gratitude, parce qu'il avait si long-tems parlé une langue étrangère que c'était avec difficulté qu'il faisait passer dans la sienne toute la force de son sentiment.»

Ayant dépêché des messagers à Corfou et à Missolonghi pour obtenir des informations, il résolut, en attendant leur retour, d'employer son tems en un voyage à Ithaque, île qui n'est séparée de Céphalonie que par un détroit fort resserré. En allant à Vathi, capitale de l'île, sur l'invitation du capitaine Knox, résident, qui lui procura toutes les facilités possibles pour le voyage, il fit une visite à la caverne où, suivant la tradition, Ulysse déposa les présens des Phéaciens. «Lord Byron (dit le comte Gamba) monta jusqu'à la grotte, mais l'escarpement et la hauteur de la montagne l'empêchèrent de parvenir aux ruines du château. J'éprouvai moi-même beaucoup de difficulté pour y atteindre. Lord Byron s'assit et se mit à lire dans la grotte, mais il s'endormit. Je l'éveillai à mon retour, et il me dit que j'avais interrompu les rêves les plus délicieux qu'il eût eus dans sa vie.»

Quoiqu'il n'eût pas cessé, depuis son premier voyage dans ces régions, de préférer les charmes sauvages de la nature à toutes les associations classiques de l'art et de l'histoire, cependant il se joignit avec intérêt à tous les pélerinages faits aux lieux que la tradition avait sanctifiés. A la fontaine d'Aréthuse, un des endroits de ce genre qu'il visita, il trouva pour lui et pour sa compagnie un repas que le résident avait fait préparer; et à l'École d'Homère,--nom donné à quelques ruines au-delà de Chioni,--il rencontra un vieil évêque réfugié, qu'il avait connu en Livadie treize ans auparavant, et avec qui il conversa de cette époque avec une rapidité et une fraîcheur de souvenir que la mémoire du vieil évêque ne pouvait suivre qu'avec peine. Les soi-disant bains de Pénélope n'échappèrent pas non plus à ses recherches, et «quelque sceptique qu'il fût (dit une dame qui, bientôt après, suivit ses traces) par rapport à ces localités supposées, il n'offensait jamais les indigènes par la moindre objection à la réalité de leurs croyances. Au contraire, sa politesse et sa bienveillance gagnèrent le respect et l'admiration de tous les Grecs qui le virent; et l'on ne me parlait de lui qu'avec enthousiasme.»

Ces vues bienfaisantes, qui plus peut-être que l'ambition de la renommée le guidaient dans son entreprise actuelle, eurent l'occasion de se déployer durant son court séjour à Ithaque. En apprenant que bon nombre de pauvres familles s'y étaient réfugiée de Scio, de Patras et d'autres parties de la Grèce, non-seulement il présenta au commandant trois mille piastres pour les secourir en général, mais par ses bienfaits particuliers envers une famille qui avait autrefois vécu à Patras dans un état d'opulence, il la mit à même de réparer sa fortune et de recouvrer l'aisance. «La fille aînée (dit la dame que j'ai déjà citée) devint ensuite maîtresse de l'école formée à Ithaque; elle, sa sœur, et sa mère, ne parlèrent jamais de Lord Byron sans le plus profond sentiment de reconnaissance et de regret pour sa mort trop prématurée.»

Après avoir employé environ huit jours dans cette excursion, il était revenu à bord de l'Hercule, quand l'un des messagers qu'il avait dépêchés, revint avec une lettre du brave Marco Botzari, qui se préparait dans les montagnes d'Agrafa à cette attaque où il succomba si glorieusement. Voici les termes dans lesquels cet héroïque chef écrivit à Lord Byron.

«Votre lettre et celle du vénérable Ignazio m'ont rempli de joie. Votre excellence est exactement la personne qu'il nous faut. Que rien ne vous empêche de venir dans cette partie de la Grèce. L'ennemi nous menace avec des forces nombreuses; mais, avec l'aide de Dieu et de votre excellence, nous lui opposerons une bonne résistance. J'aurai quelque chose à faire ce soir contre un corps de six à sept mille Albanais, campés près d'ici. Après-demain je partirai, avec quelques compagnons choisis, pour rencontrer votre excellence. Ne perdez pas de tems. Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de mes concitoyens; Dieu veuille que vous ne la trouviez pas mal fondée! et je vous remercie encore davantage pour le soin que vous avez pris d'eux.....

»Croyez moi, etc.»

Dans l'espoir que Lord Byron se rendrait à Missolonghi, ç'avait été l'intention de Botzari, comme la lettre ci-dessus l'annonce, de laisser l'armée, et d'aller à la hâte, avec un petit nombre de ses frères d'armes, recevoir leur noble allié à son débarquement, d'une manière digne de sa généreuse mission. Mais la lettre ne précéda que de peu d'heures la mort de Botzari. Celui-ci pénétra, le soir, avec une poignée de braves, au milieu du camp des ennemis, dont les forces montaient à huit mille hommes; et, après avoir conduit son héroïque bande sur des monceaux de morts, il tomba enfin, lui-même, près de la tente du pacha. Ce que ce brave Souliote dit du soin de Lord Byron pour ses concitoyens a trait à une action populaire récemment faite par le noble poète à Céphalonie en prenant à sa solde, pour sa garde, quarante hommes de cette tribu sans asyle. Mais comme faute d'occupation ils devenaient turbulens, Byron les renvoya bientôt après, armés et approvisionnés, se joindre aux défenseurs de Missolonghi, qui était alors assiégée d'un côté par une armée considérable, et bloqués de l'autre par une escadre turque. Déjà, dans le dessein de secourir cette place, il avait fait au gouvernement une offre généreuse, qu'il mentionne ainsi dans une de ses lettres. «J'ai offert d'avance mille dollars par mois pour le secours de Missolonghi et pour les Souliotes de Botzari (tué depuis), mais le gouvernement m'a répondu qu'il désire conférer préalablement avec moi, ce qui est dire qu'il désire que je dépense mon argent dans un autre but. Je veillerai à ce que la dépense soit faite pour l'intérêt public, autrement je n'avancerai pas un para37. L'opposition dit qu'on veut me cajoler; et le parti qui est au pouvoir dit que les autres veulent me séduire: ainsi j'ai un rôle difficile à jouer entre les deux factions; mais, je n'ai rien à faire pour les partis, sinon de les réconcilier si c'est possible.»

.....................................................38

Sachant que pour juger mûrement de l'état des partis, il faut se tenir hors de leur tourbillon; et prévoyant d'après l'impatience même des différens chefs qui le courtisaient à l'envi pour l'attirer chacun à soi, quel risque il courrait en se liant avec l'un plutôt qu'avec l'autre, il résolut de stationner encore quelque tems à Céphalonie, et d'y mettre à profit les facilités données par la position pour recueillir des informations sur l'état réel des affaires, et pour constater de quel côté sa présence et son argent seraient le plus profitables. Durant les six semaines qui s'étaient écoulées depuis son arrivée à Céphalonie, il avait vécu de la façon la moins confortable, avec du porc et de la volaille, à bord de son navire. Mais, dès qu'il eut pris la résolution de prolonger son séjour, il se décida à prendre une demeure à terre; et, par amour de la retraite, il s'établit dans un petit village, appelé Metaxata, à environ sept milles d'Argostoli, et continua à y résider durant le reste de son séjour dans l'île.

Note 37: (retour) Petite pièce de monnaie turque. (Note du Trad.)
Note 38: (retour) Nous passons une longue dissertation de Moore sur l'état de la Grèce. (Note du Trad.)

Avant ce changement de résidence, il avait député M. Hamilton Browne et M. Trelawney au gouvernement existant de Grèce, avec une lettre où il exposait ses vues et celles du comité qu'il représentait; et il n'y avait pas un mois qu'il s'était retiré à Metaxata, quand il reçut des nouvelles de ces messieurs. Le tableau qu'ils lui envoyèrent de l'état du pays ne fit que confirmer les idées qu'il avait déjà;--incapacité et égoïsme à la tête des affaires, désorganisation dans tout l'ensemble du corps politique, mais, en même tems, force vivace au cœur de la nation, et moyens puissans de résistance. Il ne put manquer d'être frappé de cette étroite ressemblance de famille avec l'ancienne population du pays:--ce grand peuple, au milieu même de ses interminables dissentions intérieures, ayant toujours été prêt à faire face de concert contre l'ennemi.

Les agens de sa seigneurie avaient été bien et dûment accueillis par le gouvernement, qui désirait beaucoup que Lord Byron se rendît en Morée sans délai; et des lettres pressantes, écrites dans ce but tant par le pouvoir législatif que par le pouvoir exécutif, accompagnèrent celles de MM. Browne et Trelawney. Mais Byron était résolu à ne bouger qu'en tems opportun; car plus il avait pénétré dans la connaissance des intrigues grecques, plus il avait eu à s'applaudir de sa prudence à ne pas s'engager dans le labyrinthe sans être auparavant prémuni contre la déception par les renseignemens qu'il était en train de recueillir.

Pour donner aussi brièvement que possible une idée de ce conflit d'appels, qui, des divers théâtres de l'insurrection, parvinrent à Byron dans sa retraite, il suffira de dire que, d'une part, Metaxa, gouverneur de Missolonghi, le suppliait vivement d'accourir au secours de cette place, que les Turcs bloquaient alors par terre et par mer; que d'autre part, le premier des chefs militaires, Colocotroni, ne le pressait pas moins instamment de se présenter au prochain congrès de Salamine, où les affaires du pays devaient être réglées sous la dictée de ces sauvages guerriers;--et qu'enfin, en même tems, d'un autre côté, le grand adversaire de ces chefs militaires, Mavrocordato, tâchait, avec plus d'instances et d'habileté que personne, de lui inspirer ses propres vues, et le suppliait de venir à Hydra, où il venait d'être obligé de se retirer.

La simple nouvelle de l'arrivée d'un noble anglais, qui, n'ayant contracté d'engagemans avec aucun parti, laissait à tous l'espoir de son alliance, et que la rumeur publique munissait d'autant d'argent que l'imagination de la pauvreté se plaisait à lui en attribuer, suffisait par elle-même, sans compter les droits plus puissans du nom de Byron, pour attirer toutes les pensées. «Il est plus aisé, dit le comte Gamba, de concevoir que de raconter les divers moyens employés pour l'engager dans une faction ou dans l'autre; lettres, messagers, intrigues, récriminations,--oui, les agens de chaque parti déployaient tout leur art pour rabaisser le parti opposé.» Le comte ajoute une circonstance qui jette une vive lumière sur un trait particulier du caractère du noble poète.--«Il s'occupait à découvrir la vérité, toute cachée qu'elle était sous ces intrigues, et s'amusait à confronter les agens des différentes factions.» Durant toutes ces occupations, il continua son train de vie simple et uniforme,--se levant, toutefois, de bonne heure, pour la dépêche des affaires, ce qui montra combien il était capable de vaincre même une longue habitude en cas de besoin. Quoique très-occupé, il était, à toute heure, accessible aux visiteurs; et la facilité avec laquelle il se laissait importuner par les gens les plus stupides, ne peut être mise en doute, puisque, m'a-t-on dit, un des officiers de la garnison, homme incapable de comprendre autre chose en Byron que sa bonté, avait coutume de dire, quand son tems lui pesait:--«Je crois que je sortirai à cheval et que j'aurai une petite causerie avec Lord Byron.»

Mais l'homme dont les visites parurent faire le plus de plaisir à Byron, tant pour l'intérêt du sujet principal de la conversation que pour les occasions de plaisanteries fournies par les singularités du visiteur, fut un médecin, nommé Kennedy, qui, par un profond sentiment de la valeur de la religion pour lui-même, s'était chargé de la bienveillante tâche de communiquer sa lumière aux autres. Voici quelle fut l'origine de leurs premières relations. Le docteur Kennedy avait entrepris de convertir à une ferme croyance dans le christianisme quelques amis un peu sceptiques, alors à Argostoli. Ayant entendu parler de la réunion qui devait avoir lieu dans ce but, Lord Byron demanda à y être admis, en disant à la personne par qui il faisait faire cette demande: «Vous savez que je suis regardé comme une bête noire,--et pourtant, après tout, je ne suis pas si noir que le monde pense.» Il avait promis de convaincre le docteur Kennedy, que «quoiqu'il manquât peut-être de foi, il avait au moins de la patience.» Mais entendre une leçon de plusieurs heures,--de douze au moins,--sans interruption (telle était la stipulation), fut une épreuve au-dessus de ses forces: et, peu après le commencement de l'homélie, il commença, comme le docteur nous en informe, à donner des signes évidens du désir d'échanger le rôle d'auditeur pour celui d'orateur. Néanmoins, il y eut dans toute sa conduite, comme auditeur et comme causeur, tant de courtoisie, de candeur, et de docilité sincère à l'instruction, qu'il inspira au bon docteur le désir, sinon l'espoir de son salut; et quoiqu'il ne reparût plus à ces réunions théologiques, cependant ses conférences, sur le même sujet, avec le docteur Kennedy seul, furent assez fréquentes durant le reste de son séjour à Céphalonie.

.................................................

Je vais maintenant insérer, avec les remarques nécessaires, quelques-unes des lettres, soit officielles, soit particulières, que sa seigneurie écrivit durant son séjour à Céphalonie, et d'où le lecteur puisera, d'une manière plus intéressante que par l'intermède d'une narration, la connaissance des événemens qui se passaient alors en Grèce, et celle des vues et des sentimens que ces événemens inspiraient à Lord Byron.

Il écrivit souvent à madame Guiccioli, mais brièvement, et pour la première fois, en anglais; ajoutant toujours quelques lignes pour elle dans les lettres de son frère Piétro. Voici, par exemple:

7 octobre.

«Piétro vous a dit toutes les nouvelles de l'île,--nos tremblemens de terre, notre politique et notre séjour actuel dans un joli village. Comme ses opinions sur les Grecs sont presque semblables aux miennes, je n'ai besoin de rien vous dire à ce sujet. J'ai fait une folie de venir ici; mais, puisque m'y voilà, je dois voir ce qu'il faut faire.»

--Octobre.

«Nous sommes encore à Céphalonie; nous attendons des nouvelles plus exactes et plus précises; car tout est contradiction et discussion dans les rapports que nous recueillons sur l'état des Grecs. Je remplirai le but de la mission que j'ai reçue du comité, puis je reviendrai en Italie. Car il ne me paraît pas probable que, comme individu, je puisse être utile aux Grecs;--du moins aucun étranger ne l'a encore été, et probablement ne le sera pas non plus à présent.»

29 octobre.

«Soyez sûre que le moment où je vous rejoindrai me sera aussi agréable qu'aucune autre époque de nos souvenirs. Il n'y a rien ici d'assez attrayant pour partager mon attention; mais je dois servir la cause grecque, et par honneur et par inclination. MM. Browne et Trelawney sont en Morée, où ils ont été très-bien reçus; et tous les deux m'écrivent avec les plus belles espérances. Je suis désireux de savoir comment l'affaire espagnole sera terminée, parce que je pense qu'elle peut avoir de l'influence sur la lutte grecque. Je désire que l'une et l'autre affaire s'arrangent favorablement, afin que je puisse retourner en Italie, et vous conter nos aventures, ou plutôt celles de Piétro, dont quelques-unes sont assez amusantes, ainsi que les incidens de nos voyages et traversées. J'en réserve le récit, dans l'espérance que nous en pourrons rire ensemble sous peu.»



LETTRE DXXV.

A M. BOWRING.

29 novembre 1823.



«Cette lettre vous sera présentée par M. Hamilton Browne, qui précède ou accompagne les députés grecs. Il est tout à-la-fois capable et désireux de rendre service à la cause, et de donner des informations au comité. Il a déjà été fort utile sous ce double rapport, du moins à ma connaissance. Lord Archibald Hamilton, dont il est parent, ajoutera une recommandation plus puissante que la mienne.

»Corinthe est prise, et l'on dit qu'une escadre turque a été battue dans l'Archipel. Le progrès extérieur des Grecs est considérable, mais leurs dissentions intérieures continuent toujours. A mon arrivée au siége du gouvernement, je m'efforcerai d'apaiser ou d'éteindre ces querelles domestiques;--mais ce n'est pas une tâche facile. Je suis resté ici jusqu'à présent, en partie dans l'attente de l'escadre destinée à secourir Missolonghi, et du détachement de M. Parry, et en partie pour recevoir de Malte ou de Zante la somme de quatre mille livres sterling que j'ai avancée pour le paiement de l'escadre attendue. Les billets se négocient, et seront bientôt soldés, comme ils l'eussent été immédiatement sur toute autre place; mais les misérables négocians ioniens ont peu d'argent, et pas trop de crédit, et montrent d'ailleurs une réserve politique à cette occasion: car, quoique j'eusse des lettres de M. Webb (une des plus fortes maisons de la Méditerranée) et de M. Ransom, il n'y a moyen de traiter à des conditions raisonnables qu'avec les négocians anglais. Ceux-ci se sont montrés tout à-la-fois capables et zélés,--et intègres comme d'ordinaire39.

Le colonel Stanhope est arrivé, et partira immédiatement. Il peut être assuré de ma coopération dans tous ses efforts; mais d'après tout ce que je sais, la formation d'une brigade sera à présent extrêmement difficile, pour ne pas même dire plus. Quant à la réception des étrangers,--ou du moins des officiers étrangers,--je vous renvoie à un passage de la dernière lettre du prince Mavrocordato, dont copie est jointe au paquet que j'ai envoyé aux députés. C'est mon intention d'aller par mer à Napoli de Romanie aussitôt que j'aurai arrangé cette affaire pour les Grecs:--je me dispose à faire l'avance de deux cent mille piastres pour leur flotte.

Note 39: (retour) Les négocians anglais, dont parle Lord Byron, sont MM. Barff et Hancock de Zante, dont la conduite, non-seulement envers Lord Byron, mais durant toute la lutte grecque, a été continuellement pleine de zèle et de désintéressement. (Note de Moore.)

»Mon tems ici n'a pas été entièrement perdu,--vu qu'il était douteux, comme vous vous en apercevrez par mes premiers documens, que mon arrivée immédiate en Morée eût été avantageuse. Nous avons enfin mis en mouvement les députés, et j'ai adressé sur les divisions intestines une forte remontrance au prince Mavrocordato, laquelle remontrance, à ce que j'apprends, a été envoyée au prince par le pouvoir législatif. Avec un emprunt on peut faire beaucoup, ce qui est, en égard à des raisons particulières, tout ce que je puis dire à ce sujet.

»J'apprends avec regret du colonel Stanhope que le comité a épuisé ses fonds. Suppose-t-on qu'une brigade pourra se former sans frais? ou que trois mille livres sterling suffiront? Il est vrai que l'argent fera plus en Grèce que dans la plupart des autres pays; mais les forces régulières doivent devenir un objet d'intérêt national, et être payées sur un fonds national: ni individus, ni comités, du moins avec les moyens ordinaires de tous ceux qui existent aujourd'hui, ne trouveront l'expérience praticable.

»Je vous recommande encore une fois mon ami, M. Hamilton Browne, à qui j'ai moi-même de personnelles obligations pour ses services dans la cause commune, et j'ai l'honneur d'être,

»Tout à vous sincèrement.»

La remontrance au prince Mavrocordato fut accompagnée d'une autre, adressée au gouvernement existant; et le colonel Stanhope, qui était sur le point de se rendre à Napoli et à Argos, fut chargé de l'une et de l'autre. Le ton sage et noble qui règne dans ces deux lettres sera, sans l'aide d'un plus long commentaire, apprécié par tous les lecteurs40.

Note 40: (retour) Les pièces originales sont en italienA. (Note de Moore.)
Note A: (retour) Moore ne donne pas le texte original. (Note du Trad.)


LETTRE DXXVI.

AU GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE LA GRÈCE.

Céphalonie, 30 novembre 1823.



«L'affaire de l'emprunt, l'attente si longue et si vainement nourrie de l'arrivée de la flotte grecque, et le danger auquel Missolonghi est toujours exposé, voilà les motifs qui m'ont retenu ici, et qui me retiendront encore tant qu'aucun d'eux ne sera levé. Mais, l'argent une fois avancé pour la flotte, je partirai pour la Morée, sans savoir pourtant à quoi ma présence peut être bonne dans l'état actuel des choses. Nous avons entendu parler de nouvelles dissentions,--même de l'existence d'une guerre civile. Je désire de tout mon cœur que ces bruits soient faux ou exagérés: car je ne saurais imaginer un malheur plus sérieux; et je dois avouer franchement que jusqu'à l'établissement d'une union et d'un ordre parfait, toute espérance d'emprunt sera vaine. Toute l'assistance que les Grecs peuvent attendre du dehors,--assistance qui n'est ni peu considérable ni méprisable,--sera suspendue, ou réduite à néant; et ce qui est pis, les grandes puissances d'Europe, dont aucune ne s'est déclarée ennemie de la Grèce, mais qui n'ont pas paru non plus favoriser le rétablissement de son indépendance, se persuaderont que les Grecs sont incapables de se gouverner, et se chargeront peut-être de mettre fin à vos troubles de manière à ruiner vos espérances et celles de vos amis.

»Permettez-moi d'ajouter, une fois pour toutes,--que je désire le bien-être de la Grèce, et rien autre chose; que je ferai tout mon possible pour atteindre ce but: mais je ne consens point, et ne consentirai jamais à laisser tromper le public anglais, ou même les particuliers anglais, sur l'état réel des affaires grecques. Le reste, messieurs, dépend de vous. Vous avez combattu glorieusement:--agissez honorablement envers vos concitoyens et envers le monde. Alors on ne dira plus, comme on l'a répété depuis deux mille ans avec les historiens romains, que Philopémen fut le dernier des Grecs. Ne souffrez pas que la calomnie (j'avoue d'ailleurs qu'il est difficile de se garder d'elle dans une lutte si ardue) compare le patriote grec, qui se repose de ses travaux, au pacha turc, que ses victoires ont exterminé.

»Tels sont les sentimens que je vous prie d'accueillir comme une preuve sincère de mon attachement à vos réels intérêts, et veuillez croire que je suis et serai toujours,

»Votre, etc.»



LETTRE DXXVII.

AU PRINCE MAVROCORDATO.

Céphalonie, 2 décembre 1823.



Prince,

«La présente vous sera remise par le colonel Stanhope, fils du major-général comte d'Harrington, etc., etc. Il est venu de Londres en cinquante jours, après avoir visité tous les comités de l'Allemagne. Il est chargé par notre comité d'agir de concert avec moi pour la délivrance de la Grèce. Je pense que son nom et sa mission seront une suffisante recommandation, sans celle d'un étranger, qui, à la vérité, respecte et admire, avec toute l'Europe, les talens et surtout la probité du prince Mavrocordato.

»Je suis très-peiné d'apprendre que les dissentions de la Grèce continuent toujours, à une époque où elle pourrait triompher de tous les obstacles, comme elle a déjà triomphé de quelques-uns. La Grèce est, à présent, placée entre trois partis, savoir: reconquérir sa liberté, tomber dans la dépendance des souverains d'Europe, ou redevenir province turque. Elle n'a que le choix de ces trois alternatives. La guerre civile est un chemin qui mène aux deux derniers résultats. La Grèce envie-t-elle le sort de la Valachie et de la Crimée? Elle peut en jouir demain. Le sort de l'Italie? Après-demain. Veut-elle devenir vraiment Grèce libre et indépendante? Il faut qu'elle se décide aujourd'hui, ou elle n'en retrouvera pas l'occasion.

»Je suis, avec le plus profond respect, de votre altesse, le très-obéissant serviteur,
N. B.


»P. S. Votre altesse aura su que j'ai cherché à remplir les souhaits du gouvernement grec, autant qu'il a été en mon pouvoir; mais je désirerais que la flotte si long-tems et si vainement attendue fût arrivée, ou du moins fût en route, et surtout que votre altesse s'approchât de ces régions, soit à bord de la flotte avec une mission publique, soit de toute autre façon.»



LETTRE DXXVIII.

A M. BOWRING.

7 décembre 1823.



«Je confirme la lettre ci-jointe41. C'est certainement mon opinion que M. Millingen a droit au même salaire que M. Tindall, et son service est probablement plus pénible.

Note 41: (retour) Il est question d'une lettre de M. Millingen, qui allait, en qualité de médecin, joindre les Souliotes près de Patras, et demandait au comité une augmentation de paie. Cette lettre était jointe à celle de Byron. (Note de Moore.)

»Je vous ai écrit (ainsi qu'à M. Hobhouse, qui a dû vous faire lire mes lettres) par diverses occasions. La plupart du tems, j'ai chargé de mes communications de simples particuliers: j'en ai aussi chargé les députés, et M. Hamilton Browne.

»Le succès des Grecs a été considérable:--Corinthe prise, Missolonghi presque sauvée, et des vaisseaux pris aux Turcs dans l'Archipel. Mais, d'après les derniers rapports, non-seulement la dissention, mais la guerre civile42 règne en Morée: nous ne savons pas jusqu'à quel point, mais nous espérons que ce ne sera rien.

»Pendant six semaines j'ai attendu la flotte, qui n'est pas arrivée, quoique j'aie, à la demande du gouvernement grec, avancé de mon argent,--c'est-à-dire préparé, et eu en mains, deux cent mille piastres (déduction faite de la commission et du courtage des banquiers) pour servir ses projets. Les Souliotes, maintenant en Acarnanie, désirent vivement que je les prenne sous mon commandement, et que j'aille avec eux rétablir l'ordre en Morée, ce qui, sans une armée, semble impraticable; et en vérité, quoique je répugne (comme mes lettres vous l'auront montré) à prendre une telle mesure, il ne paraît pas qu'il y ait de remède plus doux. Mais je ne ferai rien précipitamment; je ne suis resté si long-tems ici que dans l'espérance de voir les partis se réconcilier, et j'ai fait tout mon possible dans ce but. Si j'étais arrivé plus tôt en Morée, on m'aurait forcé d'entrer dans un parti ou dans un autre, et je suis à présent dans le même doute; mais nous ferons de notre mieux.

»Votre, etc.»

Note 42: (retour) Les corps législatif et exécutif ayant été quelque tems en querelle, le dernier avait eu enfin recours à la violence, et quelques escarmouches avaient déjà eu lieu entre les factions.


LETTRE DXXIX.

A M. BOWRING.

10 octobre 1823.



«Le colonel Napier vous présentera cette lettre. Il serait superflu de parler de son caractère militaire; quant à son caractère personnel, je puis dire, d'après ma propre expérience et d'après l'opinion publique, que le colonel n'est pas moins excellent sous ce rapport que sous le rapport militaire; bref, on ne trouverait pas facilement un meilleur ou un plus brave homme. C'est notre homme pour conduire une armée régulière, ou pour organiser une armée nationale en Grèce. Demandez l'armée,--demandez-en une quelle qu'elle soit. Le colonel Napier est en outre un ami particulier du prince Mavrocordato, du colonel Stanhope, et le mien, et il s'accorde si bien avec nous trois que nous irions parfaitement ensemble,--point aussi indispensable que rare, surtout en Grèce à présent.

»Pour l'organisation convenable d'une force régulière, il sera nécessaire que les prêteurs mettent à part au moins 50,000 livres sterling dans ce but,--peut-être plus;--mais par-là ils garantiront leurs capitaux, «et rendront leur assurance double.» Ils pourront nommer des commissaires pour surveiller l'emploi de cette partie des fonds,--et je recommande une précaution semblable pour le tout.

»J'espère que les députés sont arrivés, ainsi que quelques-unes de mes diverses dépêches pour le comité (principalement adressées à M. Hobhouse). Le colonel Napier vous dira la dernière intervention des dieux en faveur des Grecs,--qui semblent n'avoir d'autre ennemi à craindre dans le ciel et sur la terre que leur tendance aux discordes intestines. Mais celles-ci, il faut l'espérer, seront apaisées; alors nous pourrons prendre l'offensive, au lieu d'être réduits à cette petite guerre qui se passe à défendre les mêmes forteresses chaque année, à prendre quelques vaisseaux, à affamer un château, et à faire plus de fracas là-dessus qu'Alexandre dans le vin, ou Bonaparte dans un bulletin. Nos amis ont fait quelque chose dans le genre des Spartiates,--(quoiqu'il y en ait dix fois moins qu'on n'en dit),--mais ils n'ont pas encore hérité de leur style.

»Croyez-moi votre, etc.»



LETTRE DXXX.

A M. BOWRING.

13 octobre 1823.



«Depuis que je vous ai écrit la lettre du 10 courant, l'escadre si long-tems désirée est arrivée dans les eaux de Missolonghi et a intercepté deux corvettes turques,--autant de navires de transport;--tout a été tué ou pris sur les quatre vaisseaux, sauf quelques hommes qui ont pu se réfugier à terre dans l'île d'Ithaque. Les Grecs avaient quatorze voiles, les Turcs quatre;--mais n'importe, l'avantage, la victoire jettera de la poudre aux yeux, et sera d'ailleurs de quelque avantage. J'attends à chaque moment avis du prince Mavrocordato, qui est à bord, et a (je crois) des dépêches du pouvoir législatif pour moi; en conséquence desquelles, après avoir payé l'escadre (dont j'ai préparé et prépare encore le paiement), je le rejoindrai probablement à bord ou à terre.
....................................................

»Le bagage mathématique, médical et musical du comité est arrivé en bon état, déduction faite de quelques dommages causés par l'humidité.......... Tout est excellent; mais tant que nous n'aurons ni ingénieur ni trompette (nous avons déjà des chirurgiens), ce sont de vraies «perles pour les cochons», comme les Grecs sont tout-à-fait ignorans en mathématiques, et n'ont pas d'oreille pour notre musique.
...................................................

»Croyez-moi, mon cher monsieur, etc.

»P. S.--Pour affaires particulières.--J'ai écrit à notre ami Douglas Kinnaird, parce que je veux qu'il m'envoie tous les crédits dont je puis disposer;--j'ai, à ce qu'il me dit, le revenu d'un an, et la vente d'un fief par-devant moi;--car, jusqu'à ce que les Grecs aient fait leur emprunt, il est probable que je serai leur payeur-général,--c'est-à-dire, jusqu'à concurrence de la somme pour laquelle je suis bon. Je vous prie de répéter cela de vive voix à Douglas, et de lui dire que je dois dans l'intérim tirer d'une manière formidable sur la maison Ransom. A dire le vrai, je ne regrette pas l'argent; les gaillards se sont mis de nouveau à se battre,--et je les aimerai encore davantage s'ils continuent. Mais ils ont eu ou auront en un seul coup environ quatre mille livres sterling de mon argent (outre maintes charités particulières pour veuves, orphelins, réfugiés et malheureux de toute espèce): et il est à croire qu'il en faudra encore au moins autant. Mais comment puis-je refuser s'ils se battent?--et surtout si je suis en leur compagnie? Je vous prie donc d'avertir mon digne et fidèle banquier, l'honorable Douglas Kinnaird, qu'il prépare tout mon argent, y compris le prix du fief Rochdale et mon revenu de l'an prochain, 1824, pour répondre à tous mes billets à ordre ou lettres-de-change pour la bonne cause, en bonne et légitime monnaie de Grande-Bretagne, etc, etc. Puissiez-vous vivre mille ans! ce qui est 999 fois de plus que la constitution des cortès espagnoles.»



LETTRE DXXXI.

A L'HONORABLE M. DOUGLAS KINNAIRD.

Céphalonie, 23 décembre 1823.



«J'épargnerai ma bourse et ma personne autant que vous me le recommandez, mais vous savez qu'il est bien d'être prêt à sacrifier l'une ou l'autre, en cas de besoin.

»Je présume qu'un arrangement a été conclu avec M. Murray pour Werner. Bien que le droit d'auteur ne doive guère aller au-delà de deux ou trois cents livres sterling, je vous dirai ce qu'on peut faire avec cette somme. Pour trois cents livres sterling je pourrai entretenir en Grèce, à une paie plus haute que la haute paie du gouvernement provisoire, y compris les rations, une centaine d'hommes armés pendant trois mois. Vous en jugerez quand vous saurez que les quatre mille livres sterling avancées par moi aux Grecs mettront une flotte et une armée en mouvement pendant plusieurs mois.

»Un vaisseau grec, détaché de l'escadre, est arrivé pour me transporter à Missolonghi, où Mavrocordato est maintenant, et a pris le commandement. Je vais donc m'embarquer sur-le-champ. Mais adressez toujours vos lettres à Céphalonie, par MM. Welch et Barry de Gênes, comme de coutume; et amassez tous les fonds et tout le crédit que je puis avoir, pour faire face aux frais d'établissement de la guerre.

»J'ai travaillé à réconcilier les partis, et il y a maintenant quelque espoir de réussir. Les affaires publiques vont bien. Les Turcs se sont retirés de l'Acarnanie sans bataille, après quelques tentatives inutiles contre Anatoliko. Corinthe est prise, et les Grecs ont gagné une bataille dans l'Archipel. L'escadre d'ici a pris aussi une corvette turque, avec quelque argent et toute la cargaison. Bref, si l'on peut obtenir un emprunt, je pense que les choses prendront et conserveront un aspect favorable pour l'indépendance grecque.

»En attendant, je suis payeur-général; il est fort heureux que vu la nature de la guerre et du pays, les ressources d'un seul individu puissent rendre des services partiels et temporaires.

»Le colonel Stanhope est à Missolonghi. Les Souliotes, qui sont mes amis, semblent désirer de m'avoir avec eux, et Mavrocordato a le même désir. Si je puis réussir à réconcilier les deux partis (et j'ai remué ciel et terre pour cela), ce sera quelque chose; sinon, nous traverserons la Morée avec les Grecs occidentaux--qui sont les plus braves et à présent les plus forts, ayant fait battre en retraite les Turcs,--et nous essaierons l'effet d'un petit avertissement physique, si l'on persiste à se refuser à la persuasion morale.

»Je vous recommande encore une fois de renforcer mon coffre-fort et mon crédit par toutes les sources et ressources légitimes jusqu'au degré praticable,--car, après tout, il vaut mieux jouer son argent pour les nations qu'au club d'Almack ou à Newmarket,--et je vous prie de m'écrire aussi souvent que vous pourrez.

»Je suis toujours, etc.»


L'escadre si long-tems attendue ayant enfin paru dans les eaux de Missolonghi, et Mavrocordato, de tous les chefs de l'insurrection le seul digne du nom d'homme-d'état, ayant été envoyé, avec de pleins pouvoirs, pour organiser la Grèce occidentale, le moment convenable pour la présence de Lord Byron sur le théâtre de l'action sembla être arrivé. L'impatience avec laquelle il était attendu à Missolonghi était extrême, et l'on peut en juger par le langage pressant des lettres qu'on lui écrivait pour hâter son arrivée. «Je n'ai pas besoin de vous dire, milord, dit Mavrocordato, combien je soupire après votre présence, jusqu'à quel point tout le monde la désire, et quelle direction prospère elle donnera à toutes nos affaires.» Le colonel Stanhope, avec de non moins vives instances, lui écrit de Missolonghi. «Le vaisseau grec envoyé pour votre seigneurie est de retour; on comptait sur votre arrivée, et le désappointement a été fort grand, en vérité. Le prince est dans l'anxiété, l'amiral a un air sombre, et les marins murmurent à haute voix.» Il ajoute à la fin de la lettre: «Je me suis promené ce soir dans les rues, et le peuple me demandait Lord Byron!!!» Dans une lettre de la même date au comité de Londres, le colonel Stanhope dit: «Tous soupirent après l'arrivée de Lord Byron, comme on soupirerait après la venue d'un Messie.»

Ce vif désir doit, sans aucun doute, être attribué en grande partie aux vœux impatiens des Grecs pour le prêt que Byron leur avait promis, et sur lequel ils comptaient pour le paiement de la flotte. «Le prince Mavrocordato et l'amiral (dit le même correspondant) sont dans un état de perplexité extrême; ils comptaient, à ce qu'il paraît, sur votre prêt pour le paiement de la flotte: ce prêt manquant, les marins veulent partir sur-le-champ. Ce serait une circonstance fatale, parce qu'elle placerait Missolonghi dans un état de blocus, et empêcherait les troupes grecques d'agir contre les forteresses de Nepacto et de Patras.»

Cependant Lord Byron se préparait activement au départ, dont le dernier retard avait été dû, en grande partie, à cette répugnance pour tout changement de place qui s'était depuis peu emparée de lui, et que ni l'amour, comme nous avons vu, ni l'ambition ne pouvaient entièrement vaincre. De plus, quelques-uns de ses amis, à Argostoli, s'étaient efforcés de le dissuader de fixer sa résidence dans un endroit aussi malsain que Missolonghi; et M. Muir, très-habile officier de santé, dont les talens lui inspiraient la plus grande confiance, insista très-vivement pour prévenir une démarche si imprudente. Mais Lord Byron avait l'esprit monté,--la proximité de ce port le tentait:--après avoir loué, pour lui et sa suite, un navire léger et bon voilier, nommé un mistico, avec une barque pour une partie de son bagage, et un plus grand navire pour le reste, pour les chevaux, etc, il fut, le 26 décembre, prêt à mettre à la voile. Mais le vent étant contraire, il fut retenu deux jours de plus, et dans cet intervalle il écrivit les lettres suivantes.



LETTRE DXXXII.

A M. BOWRING.

26 décembre 1823.



«Je n'ai besoin d'ajouter que peu de choses à la lettre ci-incluse, qui est arrivée aujourd'hui, sinon que je m'embarque demain pour Missolonghi. Les opérations projetées sont détaillées dans les documens annexés. Je n'ai qu'une demande à faire: c'est que le comité use de tous ses moyens d'influence et de crédit pour servir l'accomplissement de nos vues.

»J'ai aussi à vous demander personnellement de ma part de presser mon ami et homme d'affaires, Douglas Kinnaird (de qui je n'ai pas reçu de nouvelles depuis près de quatre mois) de me procurer toutes les ressources dont je puis disposer pour l'année prochaine, puisque ce n'est pas le moment de ménager sa bourse ni peut-être sa personne. J'ai avancé, et j'avance tout ce que j'ai en main, mais je demanderai tout ce qui pourra être amassé;--et (si Douglas a terminé la vente de Rochdale, le prix de cette vente et mon revenu entier de l'année prochaine devront former une bonne et ronde somme)--comme vous pouvez voir que les caisses des Grecs ne seront pas bien fournies (à moins qu'ils n'obtiennent l'emprunt), il est d'autant plus nécessaire que leurs amis qui ont de l'argent le risquent.

»Les envois du comité sont, en partie, utiles, et tous excellens dans leur genre; mais à peine utilisables, dans l'état présent de la Grèce. Par exemple, les instrumens de mathématiques sont jetés au diable:--nous devons conquérir d'abord, puis lever des plans. L'utilité des trompettes peut aussi être révoquée en doute, à moins que Constantinople ne soit comme Jéricho.

»Nous ferons ici de notre mieux,--et je vous prie de stimuler là-bas vos cœurs anglais à un effort plus général. Pour ma part, je tiendrai ferme, tant qu'il restera une planche où l'on puisse se cramponner honorablement. Si j'abandonne la partie, ce sera la faute des Grecs, et non pas de la sainte-alliance ou des Musulmans plus saints encore;--mais livrons-nous à une meilleure espérance.

»Tout à vous à jamais,
N. B.


»P. S.--Je suis heureux de dire que le colonel Leicester Stanhope et moi agissons d'un commun et parfait accord;--il est propre à rendre de grands services à la cause grecque et au comité, et il est tant sous le rapport public que sous le rapport personnel une acquisition de haut prix pour nous. Il est arrivé (comme tous ceux qui n'avaient pas encore vu le pays) avec de hautes et transcendantes idées puisées dans la sixième classe d'Harrow ou d'Eton, etc.; mais le colonel Napier et moi nous l'avons mis à la raison là-dessus, ce qui est absolument nécessaire pour prévenir le dégoût et peut-être le retour. Mais maintenant nous pouvons mettre l'épaule à la roue, sans nous fâcher contre la boue qui pourra quelquefois en entraver le cours.

»Je puis vous assurer que le colonel Napier et moi sommes aussi résolus pour la cause grecque que quelque étudiant allemand que ce soit; mais en hommes qui ont vu le pays, et la vie humaine, là et ailleurs, nous pouvons nous permettre de voir l'affaire sous ses véritables couleurs, avec ses défauts comme avec ses beautés,--d'autant plus que le succès fera disparaître les premiers graduellement.
N. B.


»P. S. Vous communiquerez au comité tout ce qu'il vous plaira de cette lettre; le reste peut être entre nous.»



LETTRE DXXXIII.

A M. MOORE.

Céphalonie, 27 décembre 1823.



«J'ai reçu une lettre de vous il y a quelque tems. J'ai été trop occupé dans ces derniers tems pour vous écrire autant que je l'eusse souhaité, et même aujourd'hui je vous écris à la hâte.

»Je m'embarque dans vingt-quatre heures pour Missolonghi où je vais joindre Mavrocordato. L'état des partis (mais ce serait une trop longue histoire) m'a retenu ici jusqu'à présent; mais maintenant que Mavrocordato (leur Washington, ou leur Kosciusko) est employé de nouveau, je puis agir en sûreté de conscience. Je porte de l'argent pour payer l'escadre, etc., et j'ai de l'influence sur les Souliotes, supposés suffisans pour tenir en paix quelques-uns des dissidens;--car il y a une quantité de différends; mais ce n'est rien.

»On suppose que nous attaquerons Patras, ou les forteresses du détroit; et il paraît, d'après la plupart des rapports, que les Grecs,--ou du moins les Souliotes qui sont liés avec moi par «le pain et le sel», attendent que je marche avec eux;--ainsi soit-il! Si quelque chose comme la fièvre, la fatigue, la famine, etc., enlève au milieu de la carrière des ans votre confrère en chansons,--comme Garcilasso de la Véga, Kleist, Korner, Kutoffski (rossignol russe,--voyez l'Anthologie de Bowring), ou Thersandre,--ou--ou quelque autre,--je vous prie de m'accorder un souvenir au milieu «des sourires et du vin.»

»J'ai l'espérance que la cause triomphera; mais, triomphe ou non, toujours est-il que «l'honneur doit être observé comme la diète lactée.» Je compte suivre l'une et l'autre partie du précepte.

»Pour toujours, etc.»


Il est à peine nécessaire d'appeler l'attention du lecteur sur le triste, mais trop véritable, pressentiment exprimé dans cette lettre,--l'avant-dernière que je reçus de mon ami. Avant d'accompagner Byron sur la scène finale de ses travaux, je donnerai ici, aussi brièvement que possible, quelques anecdotes choisies parmi les nombreux traits de caractère qu'il présenta, dit-on, durant son séjour à Céphalonie; où il était (pour me servir des termes mêmes du colonel Stanhope, dans une lettre adressée de cette île au comité grec) «aimé des Céphaloniens, des Anglais et des Grecs», et où, familièrement approché par des personnes de toute classe et de tout pays, il n'a pas donné lieu de citer ni une action ni une parole qui ne portât un honorable témoignage à la bienveillance et à la solidité de ses vues, à sa générosité toujours prompte, mais pleine de discernement, et à la netteté de ses idées, à-la-fois détaillées et étendues, sur le caractère et les besoins du peuple et de la cause qu'il était venu servir. «De tous ceux qui vinrent à l'aide des Grecs,» dit le colonel Napier (l'homme le plus propre à en juger, tant par sa longue expérience locale que par la finesse et la rectitude de son esprit), «je n'en vis pas un, excepté Lord Byron et M. Gordon, qui semblât justement apprécier le caractère de ce peuple; tous vinrent en s'imaginant trouver le Péloponèse rempli d'hommes de Plutarque, et tous s'en retournèrent en croyant les Grecs moins moraux que les habitans de Newgate. Lord Byron les jugea bien; il savait que les hommes à demi civilisés sont pleins de vices, et qu'on doit avoir une grande indulgence pour des esclaves émancipés. Il s'avança donc, la bride en main, non dans l'idée que les Grecs étaient bons, mais dans l'espoir de les rendre meilleurs.»

En parlant de la ridicule accusation d'avarice intentée à Lord Byron par quelques hommes qui se sont ainsi vengés de n'avoir pu en imposer à sa générosité, le colonel Napier dit: «Je n'en vis jamais un seul trait, tant que Byron fut ici. Je reconnus seulement une générosité judicieuse dans tout ce qu'il faisait. Il ne se serait pas laissé voler, mais il donnait avec profusion partout où il croyait faire du bien. Ce fut, en vérité, parce qu'il ne se laissait pas plumer, qu'il fut nommé mesquin par ceux qui sont toujours prêts à répandre l'argent de toute autre bourse que la leur. Mais le fait est que Lord Byron donna une grande quantité d'argent aux Grecs en différentes façons.»

Parmi les objets de sa bienfaisance furent beaucoup de pauvres réfugiés grecs du continent et des îles. Non-seulement il secourut leurs misères présentes, mais encore accorda une certaine somme par mois aux plus dépourvus. «Une liste de ces pauvres pensionnaires, dit le docteur Kennedy, m'a été donnée par le neveu du professeur Bambas.»

Un de ses traits d'humanité, à Céphalonie, montrera combien vite il répondait à l'appel de ce sentiment, et combien même, quelquefois, les personnes en étaient indignes. Une compagnie d'ouvriers employés à la confection d'une de ces belles routes projetées par le colonel Napier, ayant imprudemment poussé une excavation, la terre s'éboula et ensevelit environ une douzaine de personnes; la nouvelle de cet accident étant arrivée sur l'heure à Metaxata, Lord Byron envoya aussitôt son médecin Bruno sur les lieux, et le suivit avec le comte Gamba, aussitôt que les chevaux eurent été sellés. Il y avait une foule de femmes et d'enfans qui se lamentaient autour des ruines; tandis que les ouvriers, qui venaient de déterrer trois ou quatre de leurs compagnons estropiés, restaient là tranquilles comme s'ils n'avaient eu rien de plus à faire. Lord Byron leur demanda s'il n'y avait pas d'autres personnes sous terre, ils répondirent froidement que «ils n'en savaient rien, mais qu'ils le croyaient.» Furieux de cette indifférence brutale, il sauta à bas de son cheval, et saisissant lui-même une bêche il se mit à creuser de toutes ces forces; mais aucun des paysans ne suivit son exemple qu'après la menace des coups de cravache. «Je n'étais pas présent à cette scène, dit le colonel Napier, dans les Notices dont il m'a favorisé, mais on m'a dit que l'attention de Lord Byron semblait entièrement absorbée dans l'étude des physionomies et des gesticulations de ceux qui ne retrouvaient pas leurs amis. Le chagrin des Grecs est en apparence, frénétique; ils crient et hurlent comme en Irlande.»

C'est par allusion à l'incident mentionné ci-dessus que le noble poète est dit avoir déclaré qu'il était venu dans les Iles avec des préventions contre le système de gouvernement de sir T. Maitland à l'égard des Grecs: «Mais, ajoutait-il, j'ai maintenant changé d'opinion. Ce sont de tels barbares que si j'avais à les gouverner, je paverais de leurs corps ces routes mêmes.»

Durant sa résidence à Metaxata, il reçut la nouvelle de la maladie de sa fille Ada, ce qui «le rendit inquiet et mélancolique (dit le comte Gamba) pendant plusieurs jours.» Il avait vu que l'indisposition de sa fille avait été causée par une congestion de sang à la tête; et en faisant remarquer au docteur Kennedy, comme rapprochement curieux, que c'était un accident auquel il était lui-même sujet, le médecin répondit qu'il avait été porté à inférer cette disposition non-seulement de ses habitudes de travail intense et irrégulier, mais de l'état actuel de ses yeux,--l'œil droit paraissant être enflammé. J'ai mentionné cette dernière circonstance comme propre peut-être à justifier la conjecture qu'il y avait en ce moment dans l'état de santé de Lord Byron une prédisposition à la maladie dont il mourut quelque tems après. Il parlait souvent de sa femme et de sa fille au docteur Kennedy, en exprimant la plus vive affection pour l'une et un grand respect pour l'autre; et tout en déclarant, comme de coutume, qu'il ignorait complètement les motifs de la séparation, il se montrait pleinement disposé à accueillir toute perspective de réconciliation.

Il donna aussi de fréquentes preuves de l'empressement avec lequel, à toutes les époques de sa vie, mais surtout à celle-ci, il cherchait à repousser l'idée qu'à l'exception des instans où il composait sous le feu de l'inspiration, il fût d'ailleurs influencé le moins du monde par de poétiques associations d'idées. «Vous devez (lui disait quelqu'un) avoir été vivement charmé des restes et des souvenirs classiques que vous avez rencontrés dans votre visite à Ithaque.»--«Vous ne me connaissez pas du tout, répondit Lord Byron,--je ne me laisse point étourdir de bourdonnemens poétiques; je suis trop vieux pour cela. Les idées de ce genre, je les confine dans des vers.»

Durant les deux jours qu'il fut retenu par les vents contraires, il demeura chez M. Hancock, son banquier, et il passa la plus grande partie de son tems en société avec les autorités anglaises de l'île. Enfin, le vent devenant favorable, il se prépara à s'embarquer. «J'allai lui faire mes adieux, dit le docteur Kennedy, et le trouvai seul et occupé à lire Quentin Durward. Il était, comme de coutume, en assez bonne humeur.» Peu d'heures après on mit à la voile,--Lord Byron à bord du mistico, et le comte Gamba, avec les chevaux et le lourd bagage, dans un navire plus grand, nommé bombarda. Après avoir touché à Zante pour quelques arrangemens pécuniaires avec M. Barff, et avoir pris à bord une somme considérable en espèces, on navigua, le 29 au soir, vers Missolonghi. Les dernières nouvelles reçues de cette place ayant représenté la flotte turque comme séjournant encore dans le golfe de Lépante, il n'y avait pas le plus léger motif pour appréhender la moindre interruption dans la traversée. D'ailleurs, sachant que l'escadre grecque était maintenant à l'ancre près de l'entrée du golfe, nos passagers ne doutaient guère qu'ils ne rencontrassent bientôt un navire ami qui les cherchât ou les attendît.

«Nous voguâmes ensemble,» dit le comte Gamba, dans une narration très-pittoresque et très-intéressante, «jusqu'à dix heures du soir. Le vent était favorable,--le ciel clair, l'air frais sans être froid. Nos matelots chantaient alternativement des chansons patriotiques, assez monotones en vérité, mais extrêmement intéressantes pour des personnes dans notre situation, et nous y prenions part. Nous étions tous, mais surtout Lord Byron, en excellente humeur. Le mistico filait le plus vite. Quand les flots nous séparèrent, et que nos voix ne purent plus se répondre, nous fîmes des signaux en tirant des coups de pistolet et de carabine. «A demain à Missolonghi,--à demain!» Ainsi nous voguions, pleins de confiance et de joie. A minuit, nous nous perdîmes de vue.»

En attendant l'autre navire, la voile ayant été plus d'une fois diminuée dans ce but, le mistico fut sur le point de tomber dans une surprise qui aurait, en un moment, changé les destinées futures de Lord Byron. Deux ou trois heures avant le point du jour, en gouvernant sur Missolonghi, on se trouva sous la poupe d'un grand navire, qu'on prit d'abord pour un navire grec, mais qui, à portée de pistolet, fut reconnu pour être une frégate turque. Par bonheur, le mistico fut pris pour un brûlot grec par les Turcs, qui par conséquent craignirent de faire feu sur lui, mais qui le hêlèrent à grands cris. Cependant Lord Byron et son équipage gardèrent le plus profond silence; et les chiens eux-mêmes (comme je l'ai su du valet de chambre de sa seigneurie), quoiqu'ils n'eussent cessé d'aboyer durant toute la nuit, ne poussèrent pas un cri tant qu'on fut à la portée de la frégate turque,--incident non moins heureux que surprenant, vu que, d'après les informations détaillées que les Turcs avaient reçues sur le départ de sa seigneurie de Zante, l'aboiement des chiens eût en ce moment nécessairement trahi Lord Byron. A la faveur de ce silence et des ténèbres, le mistico put continuer sa navigation sans être inquiété, et s'abrita parmi les Scrofes, groupe de rochers à quelques heures de Missolonghi. De là, la lettre suivante, remarquable, vu la situation de Lord Byron en ce moment, par le ton de légèreté et d'insouciance qui y règne, fut envoyée au colonel Stanhope.



LETTRE DXXXIV.

A L'HONORABLE COLONEL STANHOPE.

Scrofes (ou quelque autre nom pareil), à bord
d'un mistico céphaloniote, 31 décembre 1823.




Mon Cher Stanhope,

«Nous venons d'arriver ici, c'est-à-dire une partie de ma suite et moi, avec certaines choses, etc., et qu'il vaut mieux peut-être ne pas spécifier dans une lettre (qui court risque d'être interceptée);--mais Gamba, mes chevaux, mon nègre, mon maître-d'hôtel, la presse et toutes les fournitures du comité, plus environ huit mille dollars à moi appartenans (mais n'y songez pas, il nous en reste davantage, comprenez-vous?), sont tombées au pouvoir des frégates turques. Mon équipage et moi, dans une autre embarcation, nous l'avons échappé belle la nuit dernière, ou plutôt ce matin, nous étant trouvés juste sous leur poupe, et ayant été hêlés; mais nous ne répondîmes pas, et gagnâmes le large. Nous sommes ici au soleil, et à la clarté du jour, dans un assez joli petit port. Mais nos amis les Turcs ne nous enverront-ils pas leurs chaloupes pour s'emparer de nous (car nous n'avons pas d'armes, sauf deux carabines et quelques pistolets, et nous ne sommes pas, je présume, plus de quatre combattans à bord)? c'est une autre question, surtout si nous restons long-tems ici, l'entrée directe de Missolonghi nous étant fermée.

«Vous ferez bien de m'envoyer mon ami Georges Drake et un corps de Souliotes pour nous escorter par terre ou par les canaux, et cela avec toute la célérité convenable. Gamba et notre bombarde sont emmenés à Patras, à ce que je suppose, et nous devrions tâcher de les reprendre aux Turcs; mais où diable la flotte est-elle allée?--la flotte grecque, veux-je dire, nous laissant nous aventurer sans nous avertir que les Musulmans étaient en mer.

«Présentez mes respects à Mavrocordato, et dites-lui que je suis ici à sa disposition. Je ne suis pas ici fort à l'aise; non pas tant pour moi-même que pour un enfant grec qui est avec moi, car vous savez quel serait son sort, et je le couperais en morceaux, lui d'abord, puis moi ensuite, plutôt que de le laisser prendre par ces barbares. Nous sommes tous bien portans.
N. B.


«La bombarde était à douze milles lorsqu'elle a été prise, du moins à ce qu'il nous a paru (si toutefois elle est prise, car ce n'est pas certain), et nous avons eu à échapper à un autre navire qui était juste entre nous et le port.»


Trouvant que sa position parmi les rochers des Scrofes ne serait pas tenable en cas d'attaque par des chaloupes armées, il jugea à propos de se remettre en mer, et, faisant force de voiles, il arriva sans malencontre à Dragomestri, petit port de mer en Acarnanie: c'est de là qu'il écrivit les lettres suivantes à deux de ses plus honorables amis céphaloniens.



LETTRE DXXXV.

A M. MUIR.

Dragomestri, 2 janvier 1824.



Mon Cher Muir,

«Je vous souhaite des recettes nombreuses, et du bonheur par-dessus le marché. Gamba et la bombarde (il y a du moins de fortes raisons pour le penser) sont emmenés à Patras par une frégate turque, que nous vîmes leur donner la chasse au point du jour, le 31 décembre. Nous nous étions approchés la nuit même jusque sous la poupe, parce que nous ne reconnûmes qu'à portée de pistolet que ce n'était pas un navire grec; et nous n'avons échappé que par un miracle dû à l'intervention de tous les saints (au dire de notre capitaine), et vraiment je suis de son opinion, car nous n'aurions jamais pu par nous-mêmes nous tirer d'affaire. Les Turcs firent des signaux avec force lumières; ils illuminèrent le navire entre les ponts, poussèrent de grands cris;--mais pourquoi ne firent-ils pas feu? Peut-être ils nous prirent pour un brûlot grec, et craignirent de nous mettre en flammes:--ils n'avaient point hissé de pavillon au point du jour ni plus tard.

«Au point du jour mon navire était sur la côte, mais le vent n'était pas favorable à notre entrée dans le port;--un grand vaisseau, avec le vent en sa faveur, stationnait entre nous et le golfe, et un autre faisait la chasse à la bombarde à environ douze milles de distance. Bientôt après, la bombarde et la frégate parurent voguer vers Patras, et une chaloupe zantiote nous avertit, par des signaux donnés du rivage, de nous éloigner. Nous nous éloignâmes vent en poupe, et nous retirâmes dans une anse, appelée, je crois, Scrofes, où je débarquai Luc43 et un autre (comme la vie de Luc courait le plus grand danger), avec un peu d'argent pour eux, et une lettre pour Stanhope; je les envoyai par terre à Missolonghi, où ils seraient en sûreté, parce que le lieu où nous étions pouvait être attaqué d'un moment à l'autre par des chaloupes armées, et que Gamba avait toutes nos armes, excepté deux carabines, un fusil de chasse et quelques pistolets.

Note 43: (retour) Jeune Grec qu'il avait emmené de l'île de Céphalonie. (Note de Moore.)

»En moins d'une heure le vaisseau en croisière approcha, nous nous remîmes à fuir, et tournant notre poupe à la frégate nous entrâmes avant la nuit dans le port de Dragomestri, où nous sommes maintenant. Mais où est la flotte grecque? Je n'en sais rien,--le savez-vous? Je dis à notre pilote que je penchais à croire que les deux grands navires (il n'y en avait pas d'autre en vue), étaient Grecs. Mais il répondit: «Ils sont trop grands,--pourquoi ne montrent-ils pas leurs couleurs.» Et à tort ou à raison, plusieurs chaloupes que nous rencontrâmes ou dépassâmes, le confirmèrent dans l'idée qu'avec le vent qui soufflait nous ne pourrions entrer dans le port sans un long combat; et comme nous avions à bord beaucoup d'argent, et quelques vies à risquer (surtout celle du jeune garçon), sans aucun moyen de défense, il fallait laisser faire nos mariniers.

»J'envoyai hier un autre message à Missolonghi pour demander une escorte, mais nous n'avons pas encore de réponse. Voilà le cinquième jour que nous passons (je parle de moi et de l'équipage de ma chaloupe), sans changer de vêtemens, et à dormir sur le pont en plein air, mais nous sommes tous en bonne santé et en belle humeur. Il est supposable que le gouvernement, dans son propre intérêt, nous enverra une escorte, puisque j'ai 16,000 dollars à bord, en grande partie pour son service. J'avais (outre mes effets personnels montant à environ 5,000 dollars), 8,000 dollars en espèces, sans compter les fournitures du comité, en sorte que les Turcs auront fait un bon coup, si la prise est jugée bonne.

»Je regrette que Gamba ait été pris, etc., mais nous pourrons réparer les autres pertes; ainsi dites à Hancock de réaliser mes billets le plus tôt possible, et à Corgialegno de se préparer à convertir en argent le restant de mon crédit sur la maison Webb. Je resterai ici, sauf le cas d'un incident extraordinaire, jusqu'à ce que Mavrocordato m'envoie chercher; puis j'agirai selon les circonstances. Mes respects aux deux colonels, et mes souvenirs à tous mes amis. Dites à l'ultima analise44 que son ami Raidi n'a pas paru avec le brick, quoiqu'il eût bien fait, à mon avis, de nous avertir, à Zante ou de Zante, de ce que nous avions à craindre.

»Votre très-affectionné,
N. B.

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