← Retour

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 13: Comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

16px
100%

Resplendissante, comme un palais en flammes,

Sa gloire, durant son éclat même, ne fit que le ruiner70.

Ce fut le jour même où, comme je l'ai dit, il reçut l'avis du rétablissement de sa sœur, qu'après avoir été depuis trois ou quatre jours privé d'exercice par les pluies, il résolut, quoique le tems fût encore très-incertain, de sortir à cheval. A trois milles de Missolonghi, le comte Gamba et lui, furent surpris par une violente averse, et ils arrivèrent aux portes de la ville, mouillés jusqu'aux os et dans un état de violente transpiration. C'était leur coutume ordinaire que de descendre de cheval aux portes de la ville, et de retourner au logis dans une barque. Mais, ce jour-là, le comte Gamba, représentant à Lord Byron combien il serait dangereux, dans cet état de transpiration, de rester si long-tems assis dans une barque par une pluie battante, le supplia de continuer à cheval le reste du trajet. Mais Lord Byron n'y consentit pas, et dit en souriant: «Je ferais, en vérité, un joli soldat, si je m'inquiétais d'une semblable bagatelle!» Les deux cavaliers mirent donc pied à terre et entrèrent dans la barque comme à l'ordinaire.

Note 70: (retour)

Glittering, like a palace set on fire,

His glory, while it shone, but ruin'd him!

(Beaumont and Fletcher.)

Environ deux heures après être rentré chez lui, Lord Byron fut saisi d'un frisson, et se plaignit de fièvre et de rhume. «A huit heures du soir, (dit le comte Gamba), j'entrai dans sa chambre. Il était couché sur un sofa, immobile et triste. Il me dit: Je souffre beaucoup. Peu m'importe de mourir, mais je ne puis supporter ces souffrances.»

Le lendemain, il se leva à son heure ordinaire,--fit des affaires, et même put faire sa promenade à cheval dans les bois d'oliviers, accompagné, comme de coutume, par sa longue escorte de Souliotes. Il se plaignit cependant de frissons continuels, et n'eut pas d'appétit. A son retour, il dit à Fletcher que sa selle, à son avis, n'était pas parfaitement sèche depuis la pluie de la veille, et qu'il s'était senti incommodé de cette humidité. Ce fut la dernière fois qu'il franchit vivant le seuil de la maison. Le soir, M. Finlay et M. Millingen vinrent le voir, «Il fut d'abord (dit ce dernier) plus gai que de coutume; mais soudain il devint mélancolique.»

Le 11 au soir, sa fièvre, qui fut déclarée fièvre de rhume, augmenta d'intensité; et le 12, il garda le lit toute la journée, sans pouvoir dormir, et sans prendre la moindre nourriture. Les deux jours suivans, quoique la fièvre eût évidemment diminué, il devint encore plus faible, et éprouva de grands maux de tête.

Ce ne fut que le 14 avril, que son médecin, le docteur Bruno, voyant l'insuccès des sudorifiques qu'on avait employés jusqu'alors, commença à insinuer à son patient que la saignée était nécessaire. Mais Lord Byron ne voulut pas en entendre parler. Évidemment il n'avait que peu de confiance en son médecin, et d'après les échantillons d'intelligence que ce jeune homme a depuis donnés au monde, il est en vérité déplorable,--qu'une vie si précieuse ait été confiée à des mains si ordinaires: «Ce fut ce jour même, je crois, dit le comte Gamba, qu'il me dit, comme j'étais assis près de lui sur son sofa: «Je craignais d'avoir perdu la mémoire, et, afin de l'éprouver, j'ai essayé de répéter quelques vers latins avec la traduction anglaise, que je n'avais point tenté de me rappeler depuis que j'étais sorti de l'école. Je me les suis tous rappelés, sauf le dernier mot d'un de ces hexamètres.»

Le fidèle Fletcher semble avoir été frappé de l'idée que la vie son maître était en danger, quelques jours avant le comte Gamba et le médecin lui-même. Suivant le rapport du jeune comte, Lord Byron soupçonnait si peu ce danger, qu'il disait même être «presque content de cette fièvre, propre peut-être à le guérir de sa disposition à l'épilepsie.» Toutefois, il paraît qu'il avait communiqué plus d'une fois à Fletcher ses doutes sur la nature de sa maladie, qu'il ne croyait pas si légère que la médecin semblait le supposer; et sur les instances réitérées de son domestique, qui le pressait de faire appeler le docteur Thomas de Zante, il ne s'opposa plus à cette démarche, quoique, par égard pour le docteur Bruno et M. Millingen, il renvoyât encore Fletcher à l'avis de ces messieurs. Quelque avantageuse qu'eût pu être cette mesure, le tems la rendait alors totalement impossible,--car un ouragan terrible empêchait qu'aucun navire ne sortît du port. La pluie tombait aussi par torrens, et entre un sol inondé et une mer soulevée par le sirocco, Missolonghi était, pour le moment, une prison pestilentielle.

Dans cette conjoncture, M. Millingen fut, pour la première fois, suivant son rapport, invité à visiter Lord Byron en sa qualité de médecin,--sa visite du 10 ayant été, dit-il, si peu médicale, qu'il n'avait même pas tâté alors le pouls de sa seigneurie. Il fut alors appelé, et plutôt, ce semble, par Fletcher que par le docteur Bruno, afin qu'il joignît ses représentations et ses remontrances aux leurs, et qu'il persuadât au patient de se laisser pratiquer une saignée,--opération alors devenue absolument nécessaire, et sur l'utilité de laquelle le docteur Bruno avait insisté vainement depuis deux jours.

Pensant que la douceur était le plus sûr moyen d'agir sur un caractère comme celui de Byron, M. Millingen, comme il nous le raconte lui-même, essaya tous les raisonnemens propres à atteindre son but. Mais ses efforts furent infructueux:--Lord Byron, qui avait alors une irritabilité maladive, répondit avec colère, mais toujours avec son esprit et sa finesse ordinaires, aux observations du médecin. De tous ses préjugés, il déclara que le plus fort était contre la saignée. Sa mère, à son lit de mort, lui avait fait promettre qu'il ne consentirait jamais à être saigné; et quelque argument qu'on pût lui offrir, son aversion, disait-il, était plus forte que la raison. «D'ailleurs, demandait-il, le docteur Reid n'avance-t-il pas, dans ses essais, que la lance est moins meurtrière que la lancette,--ce petit instrument de grands désastres!» Comme M. Millingen lui fit observer que cette remarque était relative au traitement des maladies nerveuses, et non pas des maladies inflammatoires, il répliqua, avec un ton de colère. «Qui est-ce qui est nerveux, si je ne le sais pas? Et ne doit-on pas m'appliquer cet autre passage, où le docteur Reid dit que tirer du sang à un malade nerveux, c'est relâcher les cordes d'un instrument dont les sons baissent déjà faute d'une tension suffisante. Même avant cette maladie, vous savez combien j'étais devenu faible et irritable;--et la saignée, en empirant cet état, me tuera infailliblement. Traitez-moi, d'ailleurs, comme il vous plaira, mais vous ne me saignerez pas. J'ai eu plusieurs fièvres inflammatoires dans ma vie, et à un âge où j'étais plus robuste et plus pléthorique; cependant je m'en suis tiré sans la saignée. Cette fois encore, je veux courir la chance71

Après beaucoup de raisonnemens et d'instances, M. Millingen réussit enfin à obtenir de lui la promesse que s'il sentait sa fièvre redoubler le soir, il laisserait le docteur Bruno le saigner.

Durant ce jour il s'était occupé d'affaires, et avait reçu plusieurs lettres, entre autres une qui lui causa beaucoup de plaisir, de la part du gouverneur turc à qui il avait envoyé les prisonniers délivrés, et qui le remerciait de son humaine intervention, en le priant de persister dans ce système.

Note 71: (retour) Ce fut durant cette conversation ou une autre semblable qu'il aura dit le mot rapporté par le docteur Bruno: «Si mon heure est venue, je mourrai, avec ou sans saignée.» (Note de Moore.)

Le soir, il conversa long-tems avec Parry, qui resta quelques heures au chevet de son lit. «Il se mit sur son séant (dit cet officier), et fut calme et recueilli. Il me parla sur une foule de points relatifs à lui-même ou à sa famille; il me communiqua ses intentions sur la Grèce, son plan de campagne, et ce qu'il ferait définitivement pour le pays. Il me parla de mes propres aventures. Il me parla aussi de la mort avec une grande tranquillité; et quoiqu'il ne crût point sa fin si prochaine, il avait dans son air quelque chose de si sérieux et de si ferme, de si résigné et de si calme, de si différent de tout ce que j'avais jamais aperçu en lui, que mon esprit eut quelques pressentimens de la dissolution imminente du noble Lord.»

En revoyant son malade le lendemain matin de bonne heure, M. Millingen apprit de lui qu'ayant, à son sens, passé, somme toute, une meilleure nuit, il n'avait pas jugé nécessaire de prier le docteur Bruno de le saigner. Pour rendre justice à M. Millingen, je citerai les propres paroles de ce médecin: «Je pensai qu'il était de mon devoir de mettre de côté toute considération pour les sentimens de Lord Byron, et de lui déclarer solennellement combien j'étais affligé de le voir jouer ainsi sa vie, et montrer si peu de résolution. Son refus opiniâtre, lui dis-je, avait déjà fait perdre le tems le plus précieux;--mais il ne restait plus que peu d'heures d'espérance, et, à moins qu'il ne se soumît à la saignée sur-le-champ, nous ne répondions plus des conséquences. Il ne se souciait pas de la vie, il est vrai; mais pouvait-on assurer que s'il ne changeait de résolution, la maladie n'étant point du tout réprimée ne dût finir par désorganiser son économie, au point de le priver pour jamais de la raison?--J'avais enfin touché la corde sensible; et, moitié par ennui de nos importunités, moitié par persuasion, il nous lança à tous deux le plus terrible regard de colère; et, tirant son bras hors du lit, dit d'un ton courroucé: «Allons,--vous êtes, je le vois, une damnée bande de bouchers;--prenez autant de sang qu'il vous plaira, et finissons-en.»

«Nous saisîmes le moment (ajoute M. Millingen), et nous tirâmes environ vingt onces. Le sang, en se coagulant, offrit une couenne épaisse, mais nous n'obtînmes pas un soulagement qui répondît à nos espérances; et durant la nuit, la fièvre devint plus intense qu'elle n'avait été jusque-là. L'agitation s'accrut, et le patient se livra plusieurs fois à des discours incohérens.»

Le lendemain matin, le 17, la saignée fut répétée; car, bien que les symptômes de rhume72 eussent complétement disparu, les signes de l'inflammation cérébrale s'accroissaient d'heure en heure. Le comte Gamba, qui, retenu dans sa chambre par une entorse du coude-pied, n'avait pas vu Lord Byron depuis deux jours, tâcha pourtant de venir le voir. «Sa physionomie, dit-il, éveilla soudain en moi les plus terribles soupçons. Il était fort calme; il me parla de mon accident avec le plus tendre intérêt, mais d'une voix creuse et sépulcrale.--«Soignez votre pied, me dit-il; je sais par expérience combien cela est douloureux.»--Je ne pus rester près de son lit; un torrent de larmes inonda mes yeux, et je fus obligé de me retirer.» En effet, ni le comte Gamba, ni Fletcher ne paraissent avoir été assez maîtres d'eux-mêmes pour faire autre chose que de pleurer durant le reste de cette scène affligeante.

Note 72: (retour) Rheumatic symptoms: c'est toujours le mot employé dans le texte. Mais il n'est pas probable que Byron soit mort d'un rhume, sa maladie paraît avoir été une pleurésie latente, méconnue faute d'avoir percuté et ausculté la poitrine. (Note du Trad.)

Outre la saignée, qui fut répétée deux fois le 17, on jugea à propos d'appliquer des vésicatoires à la plante des pieds. «A l'instant où ils allaient être appliqués, dit M. Millingen, Lord Byron me demanda si, appliqués tous deux à la même jambe, ils ne pouvaient pas remplir le même but. Devinant sur-le-champ le motif de cette question, je lui dis que je les placerais au-dessus des genoux.»--Faites, répondit-il.»

Il est pénible de s'arrêter sur de tels détails,--mais nous approchons du dénoûment. Outre la plupart des diverses misères qui environnent également le lit de mort des plus grands et des plus humbles, il y eut autour de Byron mourant un degré de confusion et de dénûment qui rend doublement douloureuse la contemplation de cette scène. Comme, depuis sa maladie, personne n'avait été investi de l'autorité dans la maison, ni ordre ni repos n'étaient maintenus dans son appartement. La plupart des choses nécessaires dans une telle maladie manquaient; et ceux qui entourèrent le mourant furent, comme le docteur Bruno, démoralisés par un danger qu'ils n'avaient pas prévu, ou, comme l'affectueux Fletcher et le comte Gamba, rendus totalement inutiles par la violence de leur douleur.

«Tout le monde, dit Parry, était animé d'un zèle ardent; mais comme toutes ces personnes ne parlaient point la même langue, et partant ne se comprenaient pas, leur zèle ne faisait qu'ajouter à la confusion. Cette circonstance, et le manque des choses de première nécessité, firent de l'appartement de Lord Byron, durant les deux ou trois derniers jours de sa vie, la plus pénible scène de détresse et d'angoisse que j'aie jamais vue.»

Le 18 étant le jour de Pâques,--fête que les Grecs célèbrent par des décharges de mousqueterie et d'artillerie,--on craignit que ce bruit ne fît mal à Lord Byron; et, afin d'attirer la foule au loin, la brigade d'artillerie fut conduite à l'exercice par Parry, à quelque distance de la ville, tandis qu'en même tems des patrouilles parcouraient les rues, et, informant les habitans du danger de leur bienfaiteur, les priaient de garder le plus grand repos possible.

Environ à trois heures de l'après-midi, Lord Byron se leva, et alla dans la chambre voisine. Il put traverser la chambre, en s'appuyant sur son domestique Tita; et, quand il fut assis, il demanda un livre que le domestique lui apporta. Mais, après avoir lu quelques minutes, il se trouva faible; et, reprenant le bras de Tita, il retourna en chancelant dans sa chambre, et se remit au lit.

Alors les médecins, encore plus alarmés, exprimèrent le désir d'une consultation, et proposèrent d'appeler, sans retard, le docteur Freiber, aide de M. Millingen, et Lucca Vega, médecin de Mavrocordato. En entendant parler d'eux, Lord Byron refusa d'abord de les voir; mais étant informé que Mavrocordato était de cet avis, il dit:--«Eh bien, qu'ils viennent; mais qu'ils promettent de me regarder sans rien dire.» Cette promesse donnée, ils furent admis; mais comme l'un d'eux, en tâtant son pouls, faisait mine de vouloir parler:--«Songez à votre promesse, dit Byron, et allez-vous en.»

Ce fut après cette consultation que Lord Byron parut au comte Gamba pressentir pour la première fois que sa fin approchait. MM. Millingen, Fletcher, et Tita étaient restés debout près du lit; mais les deux premiers, incapables de retenir leurs larmes, sortirent de la chambre. Tita pleurait aussi; mais comme Byron le tenait par la main, il ne put s'en aller, mais détourna les yeux. Alors Byron, en le regardant fixement, dit avec un léger sourire: «Oh! questa è una bella scena.» Puis il sembla réfléchir un moment, et s'écria: «Appelez Parry.» Presque immédiatement après, il fut pris de délire; il se mit à crier comme s'il montait à la brêche,--moitié en anglais, moitié en italien: «En avant!--en avant!--courage!--suivez mon exemple, etc., etc.»

En revenant à la raison, il demanda à Fletcher, qui était rentré dans la chambre: «S'il avait envoyé chercher le docteur Thomas, comme il le désirait?» Et sur la réponse affirmative du fidèle serviteur, il répliqua: «Vous avez bien fait, car j'aimerais à savoir où j'en suis.» Peu de tems auparavant, avec ce ton de bienveillance qu'il gardait envers tous ses gens, et qui fut une des principales sources de leur inébranlable attachement, il avait dit à Fletcher: «Je crains que vous et Tita vous ne tombiez malades, en restant près de moi jour et nuit.» Il fut alors évident qu'il savait qu'il était mourant; et son désir de faire comprendre ses dernières volontés à son serviteur, en luttant contre la perte rapide de ses moyens d'expression, donna lieu à la plus douloureuse scène. Comme Fletcher lui demandait s'il fallait qu'il prît une plume et du papier pour écrire sous sa dictée:--«Oh! non, répondit-il;--il n'est plus tems:--la vie me fuit. Allez trouver ma sœur.--Dites-lui.--Allez trouvez lady Byron;--vous la verrez, et lui direz.--» Ici sa voix s'affaiblit, et devint de moins en moins distincte. Cependant il continua toujours à murmurer en lui-même, durant près de vingt minutes, avec beaucoup de vivacité, mais d'une voix si faible, que peu de mots purent être saisis. Ces mots furent des noms isolés:--«Augusta,--Ada,--Hobhouse,--Kinnaird.» Enfin il dit: «Maintenant, je vous ai tout dit.»--«Milord, répliqua Fletcher, je n'ai pas compris un mot de ce que votre seigneurie a dit.»--«Vous ne m'avez pas compris?» s'écria Lord Byron, avec l'air de la plus vive tristesse. «Quel malheur!--Il est trop tard, tout est fini.»--«J'espère que non, répondit Fletcher; mais la volonté de Dieu soit faite.»--«Oui, et non pas la mienne,» dit Lord Byron. Puis il essaya encore de prononcer quelques mots, dont il n'y eut d'intelligible que ceux-ci: «Ma sœur,--mon enfant.»

La mesure adoptée à la consultation avait été, contrairement à l'opinion de M. Millingen et du docteur Freiber, l'administration d'une forte potion antispasmodique, qui, en produisant le sommeil, ne fit peut-être que hâter la mort. Afin de lui persuader de prendre cette potion, on fit venir M. Parry, qui le décida sans peine à en avaler quelques gorgées.--«Quand il prit ma main (dit Parry), je trouvai ses mains glacées d'un froid mortel. Avec l'aide de Tita, je tâchai d'y ranimer doucement un peu de chaleur, et je relâchai le bandage qui entourait sa tête. Pendant tout ce tems, il parut fort agité, joignit ses mains plusieurs fois, grinça des dents, et laissa échapper l'exclamation italienne: Ah! Christi! Il fut tout-à-fait passif en laissant relâcher son bandage de tête; puis il versa des larmes; et reprenant ma main, me souhaita le bon soir d'une voix faible, et retomba dans le sommeil.»

Au bout d'une demi-heure il se réveilla, et une seconde dose de la potion lui fut administrée. «D'après le rapport de ceux qui l'entourèrent» (dit le comte Gamba, qui ne put supporter le spectacle de cette scène), «j'inférai que dans ce moment ou dans son précédent intervalle de raison, il avait énoncé ces diverses phrases:--«Pauvre Grèce!--pauvre ville!--mes pauvres domestiques!»--Puis: «Pourquoi ne fus-je pas averti plus tôt?» et--«Mon heure est venue!--Peu m'importe de mourir;--mais pourquoi ne suis-je pas retourné dans ma patrie avant de venir ici?»--Une autre fois il dit: «Il y a des êtres qui me rendent le monde cher73 (Io lascio qualche cosa di caro nel mondo); d'ailleurs, je suis content de mourir.»--Il parla aussi de la Grèce: «Je lui ai donné, dit-il, mon tems, ma fortune, ma santé,--et aujourd'hui je lui donne ma vie!--Que pouvais-je faire de plus74

Note 73: (retour) Nous traduisons la phrase du texte anglais: «There are things which make the world dear to me,» qui d'ailleurs ne nous paraît pas l'interprétation exacte de la phrase italienne. (Note du Trad.)
Note 74: (retour) Il est bon de rappeler au lecteur que les paroles attribuées ici à Lord Byron; quelques naturelles et probables qu'elles soient, n'ont pas le même degré d'autorité que les détails donnés jusqu'ici sur le rapport des témoins oculaires. (Note de Moore.)

Il était environ six heures du soir quand Lord Byron dit: «Maintenant je vais dormir.» Puis, se retournant, il tomba dans ce sommeil dont il ne se réveilla pas. Durant les vingt-quatre heures suivantes, il resta privé de sentiment et de mouvement,--hormis quelques légers symptômes de suffocation qui se manifestaient de tems en tems, et durant lesquels on lui tenait la tête élevée;--et le 19, à six heures un quart, il ouvrit les yeux un instant pour les refermer sur-le-champ. Les médecins cherchèrent son pouls:--Lord Byron n'était plus.

Il serait aussi difficile que superflu de chercher à décrire combien la nouvelle de ce triste événement frappa tous les cœurs. Celui dont le monde entier devait pleurer la perte avait des droits particuliers aux larmes de la Grèce,--à laquelle il venait de consacrer sa glorieuse vie. Les habitans de Missolonghi, qui les premiers sentaient le coup dont toute l'Europe allait être frappée, purent à peine croire à ce malheur. Qu'il était différent, ce jour où Lord Byron était venu parmi eux,--entouré d'une gloire brillante,--et inspirant par son nom même une foi vive en ces miraculeux succès que la puissance de son génie allait enfanter. Tout cela s'était évanoui comme un rêve fugitif;--et nous ne pouvons nous étonner que les pauvres Grecs, à qui sa venue avait apporté tant de gloire, et qui, le dernier soir de sa vie, se pressaient dans les rues en s'informant de son état, aient regardé l'orage qui éclata sur la ville en ce moment, comme le signal de la mort de Byron, et que, dans leur douleur superstitieuse, ils se soient écriés: «Le grand homme n'est plus75

Note 75: (retour) Parry, Derniers jours de Lord Byron, p. 128. (Note de Moore.)

Le prince Mavrocordato, qui sentait le mieux toute l'étendue de cette perte, et qui avait à pleurer l'ami de la Grèce et le sien, publia le 19 au soir cette triste proclamation.

GOUVERNEMENT PROVISOIRE DE LA GRÈCE OCCIDENTALE.

(Art. 1185.)

«Le présent jour de fête et de réjouissance est devenu un jour de chagrin et de deuil. Lord Noël Byron a cessé de vivre à six heures de l'après-midi, après une maladie de dix jours; il a succombé à une fièvre inflammatoire. Tel a été l'effet de la maladie de sa seigneurie sur l'opinion publique, que toutes les classes avaient oublié les récréations ordinaires de Pâques, même avant que le triste événement ne fût appréhendé.

»La perte de cet illustre personnage doit sans doute être déplorée par toute la Grèce; mais elle doit être plus spécialement un sujet de lamentation pour Missolonghi, où sa générosité s'était si manifestement déployée, et dont il était même devenu citoyen, avec la détermination de participer désormais à tous les dangers de la guerre.

»Tout le monde connaît les actes de bienfaisance de sa seigneurie, et on ne cessera jamais d'honorer son nom comme celui d'un véritable bienfaiteur.

»En conséquence, en attendant que la résolution définitive du gouvernement national soit connue, en vertu des pouvoirs dont il m'a investi, je décrète ce qui suit:

»1º Demain matin, au point du jour, on tirera de la grande batterie trente-sept coups de canon, nombre qui correspond à l'âge de l'illustre décédé.

»2º Tous les services publics, même les tribunaux, vaqueront pendant trois jours successifs.

»3º Toutes les boutiques, excepté celles où se vendent les provisions de bouche et les médicamens, seront fermées; et il est strictement enjoint que les récréations publiques de toute espèce, et les démonstrations de joie usitées dans le tems pascal soient suspendues.

»4º Un deuil général sera observé pendant vingt-un jours.

»5º Des prières et des cérémonies funéraires seront célébrées dans toutes les églises.

»Signé A. MAVROCORDATO.

George PRAIDIS, secrétaire.

»Donné à Missolonghi, ce 19 avril 1824.»

De semblables honneurs furent rendus à la mémoire de Lord Byron en divers autres endroits de la Grèce. A Salona, où le congrès était assemblé, on pria dans l'église pour son ame; après quoi, toute la garnison et les habitans sortirent dans la plaine, où une autre cérémonie religieuse eut lieu à l'ombre des oliviers. Cette seconde cérémonie terminée, les troupes firent feu; et une oraison funèbre, pleine de la louange la plus chaude et de la plus vive reconnaissance, fut prononcée par le grand-prêtre.

Lorsque les étrangers témoignaient pour Lord Byron une telle vénération, quel a dû être le deuil de ses compagnons et de ses serviteurs?--Un seul va parler pour tous.--«Il mourut (dit le comte Gamba) sur une terre étrangère, et parmi des étrangers; mais il n'aurait pu être plus regretté, plus sincèrement pleuré, en quelque autre lieu qu'il eût rendu son dernier soupir. Il avait inspiré à ceux qui l'entouraient un tel attachement, mêlé de respect et d'enthousiasme, qu'aucun de nous n'eût refusé de braver pour sa seigneurie tous les dangers du monde.»

Le colonel Stanhope, qui reçut à Salona la déplorable nouvelle, écrit au comité en ces termes:--«Un courrier vient d'arriver de la part du chef Scalza. Hélas! toutes nos craintes sont réalisées. L'ame de Byron a pris son dernier vol. L'Angleterre a perdu son plus brillant génie, la Grèce son plus noble ami. Pour nous consoler de sa perte, il a laissé derrière lui les émanations de son esprit magnanime. Si Byron eut des défauts, il eut des vertus en revanche:--il sacrifia son bien-être, sa fortune, sa santé et sa vie à la cause d'une nation opprimée. Que sa mémoire soit honorée!»

M. Trelawney, qui se rendait alors à Missolonghi, raconte dans les termes suivans comment il reçut la première nouvelle de la mort de son ami:--«Malgré toute mon impatience, je ne pus arriver ici avant le troisième jour. Ce fut le second jour, après avoir traversé le premier grand torrent, que je rencontrai quelques soldats qui venaient de Missolonghi. Je les avais tous laissés passer, avant de me résoudre à leur demander des nouvelles de Missolonghi. Je revins donc sur mes pas, et j'interrogeai un traînard. Je n'entendis que cette parole:--Lord Byron est mort,--et je continuai mon chemin dans un sombre silence.» M. Trelawney, après avoir détaillé les particularités de la maladie et de la mort du poète, ajoute: «Pardonnez-moi, Stanhope, de m'être ainsi écarté de la grande cause où je suis engagé. Mais ce n'est pas un deuil particulier. Le monde a perdu son plus grand homme, et moi, mon meilleur ami.»

Les serviteurs de Lord Byron éprouvèrent une douleur non moins vive et non moins sincère: «J'ai en ma possession (dit M. Hoppner, dans les notes dont il m'a favorisé) une lettre où son gondolier Tita, qui l'avait suivi depuis Venise, rend compte à ses parens de la mort de son maître. Le pauvre garçon parle de cet événement dans les termes les plus touchans, en disant qu'il avait perdu en Lord Byron un père plutôt qu'un maître, et en s'étendant sur la bonté avec laquelle sa seigneurie avait toujours traité ses domestiques, et sur l'intérêt qu'elle prenait à leur bien-être.»

Son valet de chambre Fletcher, en annonçant la nouvelle à M. Murray, dit aussi: «Excusez, je vous prie, toutes mes négligences, je sais à peine ce que je dis ou ce que je fais; car depuis vingt ans que je servais milord, il était devenu pour moi plus qu'un père, et je suis trop affligé pour vous donner aujourd'hui un récit exact de toutes les particularités.»

En parlant de l'effet que cet événement produisit sur les amis de la Grèce, M. Trelawney dit:--«Je pense que le nom de Byron était le grand moyen d'obtenir l'emprunt. Un M. Marshall, avec une rente annuelle de 8,000 livres sterling, était venu jusqu'à Corfou; il retourna sur ses pas en apprenant la mort de Lord Byron. Des milliers de gens arrivaient ici en foule; quelques-uns étaient parvenus à Corfou; et, à la nouvelle de la fatale mort, ils avouèrent qu'ils venaient consacrer leurs fortunes, non pas aux Grecs ou à leur cause, mais au noble poète; et le Pélerin de l'Éternité76 une fois décédé; ils s'en retournèrent77

La cérémonie des funérailles, qui, à cause des pluies, avait été retardée d'un jour, eut lieu dans l'église de Saint-Nicolas à Missolonghi, le 22 avril. Un témoin oculaire en donne cette touchante description.

«Au milieu de sa brigade, des troupes du gouvernement et de la population entière, sur les épaules des officiers de son corps, remplacés de tems en tems par d'autres Grecs, la plus précieuse portion de ses restes révérés fut portée à l'église, où gisent les cendres de Marc Botzari et du général Normann. C'est là que nous déposâmes ces restes précieux. Le cercueil était une caisse de bois, grossièrement construite; un manteau noir servait de poële, et nous mîmes dessus un casque, une épée et une couronne de laurier; mais nulle pompe funèbre n'eût produit l'impression, ni exprimé les sentimens de cette simple cérémonie. Le deuil et la désolation de la ville même; les guerriers sauvages et à demi-civilisés qui nous entouraient; leur douleur profonde et naturelle; les touchans souvenirs, les espérances déjouées, les sombres soucis, et les tristes pressentimens qui se lisaient sur toutes les physionomies:--tout enfin concourait à former la scène la plus frappante qui ait jamais eu lieu autour de la tombe d'un grand homme.

Note 76: (retour) Titre donné par Shelley à Lord Byron, dans son Élégie sur la mort de Keats:

«--Le Pélerin de l'Éternité, qui, vivant, a vu un prompt mais durable pavillon de gloire se dérouler sur sa tête comme la voûte des cieux, survint voilant de deuil tous les éclairs de ses chants.»

The Pilgrim of Eternity, whose fame

Over his living head like heaven is bent

An early but enduring monument,

Came veiling all the lightnings of his song

In sorrow.

(Note de Moore.)

Note 77: (retour) Parry mentionne aussi un cas pareil.--«Lorsque j'étais au lazaret à Zante, un Anglais vint me voir, et me fit de nombreuses questions sur Lord Byron. Il me dit que treize autres Anglais, alors à Ancône, l'avaient envoyé prendre des informations, et n'attendaient que son retour pour rejoindre avec lui Lord Byron. Ces Anglais voulaient former à sa seigneurie une garde à cheval, et dévouer leurs personnes et leurs fortunes à la cause grecque. En apprenant la mort de Byron, ils repartirent.»

»Quand le service funèbre fut terminé, nous laissâmes la bière au milieu de l'église, où elle resta jusqu'au lendemain soir, et où elle fut gardée par un détachement de la brigade de sa seigneurie. L'église fut sans cesse remplie par la foule des personnes qui venaient honorer et regretter le bienfaiteur de la Grèce. Le soir du 23, la bière fut secrètement rapportée par les officiers de la brigade dans la maison que Byron avait habitée. Le cercueil ne fut clos que le 29. Immédiatement après sa mort, Byron avait un air de calme, mêlé à une sévérité qui sembla graduellement s'adoucir; car lorsque je jetai sur lui un dernier regard, l'expression de ses traits parut, à mes yeux du moins, véritablement sublime.»

Nous avons vu avec quelle énergie Lord Byron, durant son séjour en Italie, exprima sa répugnance à l'idée d'une sépulture en terre anglaise; et l'injonction qu'il fit si fréquemment sur ce point à M, Hoppner, montre que ses désirs ont été sincères,--du moins à cette époque. Mais, chez un homme si inconstant dans ses volontés, ce ne serait pas trop prétendre que de soutenir que l'affection cordiale témoignée par lui envers ses compatriotes à Céphalonie eût été suivie d'un changement analogue de sentiment par rapport à cette antipathie pour l'Angleterre comme dernier lieu de repos. En tout cas, il est heureux que sa terre natale n'ait point été, par un caprice du moment, privée de son droit naturel de conserver dans son sein un de ses plus nobles morts, et d'expier les torts qu'elle a pu avoir envers lui quand il vivait, en faisant de sa tombe un lieu de pélerinage pour toutes les générations futures.

Le colonel Stanhope et d'autres conseillèrent que, comme tribut à la contrée que Lord Byron avait célébrée, et pour laquelle il était mort, ses restes fussent déposé à Athènes, dans le temple de Thésée, et Ulysse envoya un exprès à Missolonghi pour appuyer cette idée. Les habitans de la ville où le grand homme avait rendu son dernier soupir, firent la même demande;--et l'on jugea à propos d'accéder jusqu'à un certain point à leurs désirs, en leur laissant pour être enterré, un des vases où ses nobles restes avaient été renfermés après l'embaumement.

La première mesure, avant de rien décider sur ses conséquences ultérieures, fut de faire transporter le corps à Zante; et, toutes les facilités ayant été données par le résident, sir Frédéric Stoven, qui envoya des navires de transport à Missolonghi dans ce but, le corps fut embarqué, dans la matinée du 2 mai, et ce triste départ fut salué par les canons de la forteresse:--«Que cette salve d'artillerie, dit le comte Gamba, était différente de celle qui avait, quatre mois auparavant, accueilli la venue de Byron.»

A Zante, on se détermina à envoyer le corps en Angleterre; et le brick la Floride, qui venait d'arriver avec le premier versement de l'emprunt, fut engagé dans ce but. M. Blaquière, sous la direction duquel cette première portion de l'emprunt était arrivée, était aussi porteur de la nomination d'une commission destinée à surveiller l'emploi de ces fonds en Grèce, commission dont Lord Byron était nommé président; mais le même navire qui lui apportait cette honorable marque de confiance, devait remporter son cadavre. Le colonel Stanhope, qui était alors à Zante, et qui s'en retournait en Angleterre, fut chargé de reconduire les restes de son illustre collègue; et le 25 mai, il s'embarqua avec eux à bord de la Floride.

Dans la lettre que le colonel, à son arrivée aux Dunes, le 29 juin, écrivit aux exécuteurs testamentaires de Lord Byron, on remarque le passage suivant:--«Quant à la cérémonie des funérailles, je suis d'avis que la famille de sa seigneurie soit consultée sur-le-champ, et qu'on obtienne le droit d'une sépulture publique, ou dans la grande Abbaye78, ou dans la cathédrale de Londres.» On a dit,--et je crains fort que ce ne soit la vérité,--que le désir exprimé dans cette dernière phrase ayant été confidentiellement communiqué à l'un des révérends personnages qui ont les honneurs de l'Abbaye à leur disposition, on reçut une réponse qui ne permit pas de douter qu'un refus positif ne fût le résultat d'une démarche plus artificielle79.

Note 78: (retour) L'Abbaye de Westminster, où l'Angleterre donne la sépulture à ses grands hommes. (Note du Trad.)
Note 79: (retour) Un doyen de Westminster porta, dit-on, le scrupule au point d'exclure de l'Abbaye une épitaphe qui contenait le nom de Milton:--«Nom, à son avis (dit Johnson), trop abominable pour être sur le mur d'un édifice consacré à la religion.» Vie de Milton. (Note de Moore.)

On lit sur le poète Hafez, dans la Vie de sir William Jones, une anecdote que ce dernier exemple d'illibéralisme ramène naturellement à notre mémoire. Après la mort du grand poète persan, quelques religieux de sa patrie lui contestèrent, par une vive protestation, le droit de sépulture, en alléguant pour motif le ton licencieux de sa poésie. Après une grande controverse, on convint de laisser la décision de la question à un mode de divination usité chez les Persans, qui consistait à ouvrir à tout hasard le livre du poète, et à prendre les premiers vers venus. On tomba sur les vers suivans:

Oh! ne fuyez point d'un cœur froid le cercueil du poète,

N'arrêtez pas les saintes larmes versées par la pitié,

Car si le corps du poète sommeille ici dans le péché,

Son ame, absoute par Dieu, vole déjà vers le ciel.

Ces vers, dit la légende, furent regardés comme un décret divin. Les dévots n'insistèrent plus sur leurs objections, et les restes du poète purent jouir de leur paisible sommeil près de ce «doux ombrage de Mosellay,» qu'il avait si souvent célébré dans ses vers.

Si le droit de sépulture de notre Byron devait se décider de la même manière, combien peu de ses pages, prises ainsi au hasard, ne lui donneraient, par un noble trait de sympathie pour la vertu, par un ardent hommage aux œuvres brillantes de Dieu, ou par une saillie de piété naturelle plus touchante que toute homélie, un titre à l'admission dans le temple le plus pur dont la charité chrétienne ait jamais eu la garde!

Toutefois, quelle qu'eût été définitivement la décision de ces révérends personnages, c'était le désir de la plus chère parente de Lord Byron que ces précieux restes fussent déposés dans le caveau de famille à Hucknall, près de Newsteadt. Après avoir été débarqué de la Floride, le corps avait été, sous la direction de M. Hobhouse et de M. Hanson, exécuteurs testamentaires de sa seigneurie, transporté chez sir Édouard Knatchbull, great George Street80, à Westminster, où il demeura exposé le vendredi et le samedi, 9 et 10 juillet. Le lundi suivant, la procession funéraire eut lieu; partie de Westminster à onze heures du matin, suivie par la plupart des amis personnels de sa seigneurie, et par les voitures de plusieurs personnes de haut rang, elle se dirigea à travers les diverses rues de la capitale, vers la route du nord. A Pancras-Church, la cérémonie de la procession étant terminée, les voitures s'en retournèrent, et le char funèbre continua, par petites journées, sa route à Nottingham.

Note 80: (retour) Mot à mot: Grande rue de Georges. (Note du Trad.)

Ce fut le vendredi 16 juillet que, dans la petite église villageoise de Hucknall, les derniers devoirs furent rendus aux restes de Byron, qui furent déposés, près de ceux de sa mère, dans le caveau de famille. Exactement au même jour du même mois de l'année précédente, Byron, comme on doit s'en souvenir, avait dit au comte Gamba, avec un ton de désespoir: «Où serons-nous dans un an?» Le jeune comte à qui cette parole de funeste présage avait été adressée, rendit une visite à Hucknell quelques mois après l'enterrement, et en approchant du village, fut, dit-on, extrêmement frappé de la ressemblance de ce lieu avec cette triste Missolonghi, où son ami avait rendu le dernier soupir.

Sur une table de marbre blanc, dans le chœur de l'église de Hucknell, on lit l'inscription suivante:

DANS LE CAVEAU CI-DESSOUS,
OU PLUSIEURS DE SES ANCÊTRES ET SA MÈRE
SONT ENTERRÉS,
REPOSENT LES RESTES DE
G E O R G E G O R D O N N O E L BYRON,
LORD BYRON, DE ROCHDALE,
DANS LE COMTÉ DE LANCASTER,
AUTEUR DU PÉLERINAGE DE CHILDE-HAROLD,
NÉ A LONDRES,
LE XXII JANVIER MDCCLXXXVIII,
MORT A MISSOLONGHI, DANS LA GRÈCE OCCIDENTALE,
LE XIX AVRIL MDCCCXXIV,
ENGAGÉ DANS LA GLORIEUSE ENTREPRISE DE RENDRE
A CETTE CONTRÉE SON ANCIENNE LIBERTÉ
ET SON ANCIENNE GLOIRE.

SA SŒUR, L'HONORABLE
AUGUSTA-MARIA LEIGH,
A CONSACRÉ CE MONUMENT A SA MÉMOIRE.

Parmi les tributs d'hommages qui ont été offerts, en prose et en vers, et presque dans toutes les langues de l'Europe, à la mémoire de Lord Byron, je choisirai deux pièces qui me paraissent dignes d'une attention particulière, l'une,--autant que mon faible savoir classique me permet d'en juger,--comme simple et heureuse imitation de ces inscriptions dont la Grèce des anciens jours honorait les tombes de ses héros, et l'autre comme production d'une plume, naguère engagée dans une controverse avec Byron, mais non moins prompte, comme le prouvent ces vers touchans, à déposer sur la tombe du grand homme le tribut d'une mâle douleur et d'une profonde admiration.81

Εἰς
Τὸν ἐν τῆ Ἐλλἀδι τελευτγστα
Ποιητήν.
Οὐ τὸ ζῆν ταναὸν ϐίον εὐκλεὲς, οὐδ᾽ ἐναριθμεῖν
Ἀρχαίας προγόνων εὐγενέων ἀρετάς
Τὸν δ᾽ εὺδαιμονίας μοῖρ᾽ ἀρῳέπει, ὅσπερ ἀπάντων
Αἲεν ἀριστεύων γίγνεται ἀθάνατος--
Εὔδεις οὖν σὺ, τέκνον, χαρίτων ἔαρ; οὐκ ἔτι θάλλει
Ἀκμαῖος μελέων ἡδυπνόων στέῳανος;
Ἀλλὰ τεὸν, τριπόθητε, μόρον πενθοῦσιν Άθήνη,
Μοῦσαι, πατρὶς, Άρης, Ἑλλὰς, ἐλευθερία.

Note 81: (retour) Par John Williams, esquire.--Moore donne en note la traduction de ces distiques grecs en vers anglais, faite par un H.H. Joy. Nous donnons ici la version littérale du texte grec:

SUR LE POÈTE MORT EN GRÈCE.

«La gloire n'est pas dans une longue vie, ni dans la liste des antiques vertus de nobles aïeux.

»Celui-là seul est heureux qui s'élevant au-dessus des autres hommes, gagne un renom immortel.--

»Dors-tu-donc, enfant chéri des grâces? Ne fleurit-elle plus, la verte couronne de tes chants mélodieux?

»Cependant, ô mortel cent fois regretté, ton destin jette dans le deuil Minerve, les Muses, la patrie, Mars, la Grèce et la liberté.


DERNIER PÉLERINAGE DE CHILDE-HAROLD.
PAR LE RÉVÉREND W.-L. BOWLES.

I.

«Ainsi Childe-Harold finit son dernier pélerinage!--Sur les rivages de la Grèce il se leva, et cria: «Liberté!» Ces rivages, renommés de siècle en siècle, les bois et les rochers de Sparte répondirent: «Liberté!» Mais un spectre82 souriait, debout devant le grand homme;--il le frappa de son dard,--et l'abattit dans la force orgueilleuse de l'âge. O Sparte! tes rochers entendirent alors un autre cri, et le vieil Ilyssus83 soupira:--«Meurs, généreux exilé, meurs!»

Note 82: (retour) Ce spectre, c'est la mort, à qui la poésie anglaise attribue le sexe masculin, et à qui elle donne un dard, et non pas une faux.
Note 83: (retour) Petit fleuve de l'Attique. (Notes du Trad.)

II.

«Je ne dirai pas à la pitié de déplorer les capricieuses erreurs de celui qui mourut ainsi à la fleur des ans: encore moins, Childe-Harold, aujourd'hui que tu n'es plus, irai-je rappeler le mauvais emploi de ton génie, ou les ombres déjà passées de ton hypocondrie et de ton orgueil!--Mais je commanderai aux cyprès de l'Arcadie de balancer leurs cimes sur ta cendre; je transplanterai le vert laurier des bords du Pénée, et je souhaiterai que ton ame jouisse du plus profond repos, et que jamais une pensée ennemie ne soit murmurée sur ta tombe.»

III.

«Ainsi Harold finit en Grèce son pélerinage!--Oui, c'est là qu'il devait finir.--Sur cette terre renommée, dont le puissant génie vit dans le livre de la gloire, sur le sol consacré aux Muses, il s'endort dans son dernier sommeil, lui dont le jeune front est ceint de l'impérissable couronne des nœufs sœurs!--Troupes joyeuses, suspendez dans les vallons de Tempé les gais accens de la flûte! Harold, je suis jusqu'au lieu de ta naissance la lente marche du char funèbre,--et ton dernier pélerinage terrestre.»

IV.

«A pas lents s'avance le char funéraire, le cortége de deuil. Je suis avec un soupir la triste procession qui marche silencieusement vers ce temple villageois, où tes ancêtres, Childe-Harold, gisent en poussière. Là dort cette mère qui, considérant d'un œil mouillé de larmes les destinées de ta jeune carrière, veilla sur les sommeils84 de ton enfance. Son fils, délivré du faix de la vie mortelle, vient aujourd'hui reposer avec elle dans le même séjour de paix.»

Note 84: (retour) Nous risquons le pluriel, comme dans le texte. (Note du Trad.)

V.

«Rompant le silence de la mort,--si cette tendre mère eût pu parler--(parler quand la terre était amoncelée sur la tête de son fils),--elle eût, d'une voix faible et caverneuse, ainsi salué la venue du défunt:--«Repose ici, mon fils, avec moi.--Le songe est envolé;--le masque bigarré et le bruyant tumulte ne sont plus. Sois le bienvenu dans cette couche silencieuse, où le profond oubli succède au fracas de la vie, et où les passions dévorantes n'usent plus le cœur85

Note 85: (retour) : Nous jugeons à propos d'adjoindre en note le texte, en faveur des lecteurs qui connaissent l'anglais.

«CHILDE HAROLD'S LAST PILGRIMAGE.
BY THE REV. W.-L. BOWLES.

So ends Chide Harold his last pilgrimage!
Upon the shores of Greece he stood, and cried
'Liberty!' and those shores, from age to age
Renown'd, and Sparta's woods and rocks, replied
'Liberty!' But a Spectre, at his side,
Stood mocking;--and its dart, uplifting high,
Smote him:--he sank to earth in life's fair pride:
Sparta! thy rocks then heard another cry,
And old Ilissus sigh'd--'Die, generous exile, die!'

I will not ask sad Pity to deplore
His wayward errors, who thus early died;
Still less, Childe Harold, now thou art no more,
Will I say aught of genius misapplied;
Of the past shadows of thy spleen or pride:--
But I will bid th' Arcadian cypress wave,
Pluck the green laurel from Peneus' side,
And pray thy spirit may such quiet have,
That not one thought unkind be murmur'd o'er thy grave.

So Harold ends, in Greece, his pilgrimage!--
There fitly ending,--in that land renown'd,
Whose mighty genius lives in Glory's page,--
He, on the Muses' consecrated ground,
Sinking to rest, while his young brows are bound
With their unfading wreath!--To bands of mirth,
No more in Tempe let the pipe resound!
Harold, I follow to thy place of birth
The slow hearse--and thy last sad pilgrimage on earth.

Slow moves the plumed hearse, the mourning train,--
I mark the sad procession with a sigh,
Silently passing to that village fane,
Where, Harold, thy forefathers mouldering lie;--
There sleeps That mother, who, with tearful eye
Pondering the fortunes of thy early road,
Hung o'er the slumbers of thine infancy;
Her Son, released from mortal labour's load,
Now comes to rest, with her, in the same still abode.

Bursting Death's silence--could that mother speak--
(Speak when the earth was heap'd upon his head)--
In thrilling, but with hollow accent weak.

Ce serait faire trop peu de cas de la critique que de dire avec Gray que «même un mauvais vers est chose aussi bonne ou meilleure que la meilleure observation dont il ait jamais été l'objet.» Mais il y a certainement peu de tâches qui me paraissent plus ingrates et plus superflues que celle de se traîner pas à pas, comme fait quelquefois la critique, à la suite d'un génie victorieux (comme les commentateurs sur le champ de bataille de Blenheim ou de Waterloo), et de s'évertuer à nous montrer pourquoi il a triomphé, ou, ce qui est encore moins profitable, à prétendre qu'il devait échouer. Le célèbre passage de La Bruyère, qui, pour avoir été appliqué par l'adulation de Voltaire à un ouvrage du roi de Prusse, n'en a pas moins gardé sa valeur, met peut-être sous son véritable point de vue le rang très-secondaire que la critique doit être contente de garder à la suite d'un génie heureux:--«Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentimens nobles, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage; il est bon, et fait de main de l'ouvrier. La critique, après ça, peut s'exercer sur les petites choses; relever quelques expressions, corriger des phrases, parler de syntaxe, etc., etc.» (Note de Moore.)

She thus might give the welcome of the dead:--

'Here rest, my son, with me;--the dream is fled;--

The motley mask and the great stir is o'er:

Welcome to me, and to this silent bed,

Where deep forgetfulness succeeds the roar

Of Life, and fretting passions waste the heart no more.'»

Sa seigneurie, en vertu d'un testament dont on trouvera une copie dans l'Appendice, légua à ses exécuteurs testamentaires, en dépôt pour le bénéfice de sa sœur, Mrs. Leigh, les sommes d'argent provenant de la vente de tous ses immeubles à Rochdale et ailleurs, avec tous les autres biens dont la propriété n'appartînt pas à lady Byron et à sa fille Ada, à cette fin que Mrs. Leigh en eût la jouissance hors du contrôle de son mari, durant sa vie entière, et qu'après son décès ses enfans en héritassent.

Nous avons donc suivi jusqu'à son dernier terme une vie qui, si brève qu'en ait été l'étendue, a peut-être compris une plus grande diversité de ces sensations et de ces intérêts variés qui naissent de la profonde activité des passions et de l'intelligence, que toutes les autres vies jusqu'ici décrites par la plume de la biographie. Comme il reste encore parmi les papiers de mon ami quelques fragmens curieux que l'abondance des matières m'a empêché jusqu'à présent de placer, mais qui contribuent trop à le peindre pour être laissés dans l'oubli, je vais, en les recueillant pour le lecteur, profiter de cette occasion pour imposer à sa patience, pour la dernière fois, quelques remarques générales.

On a dû observer, dans ces pages,--et peut-être avec regret,--que Lord Byron, en tant que poète, n'a presque pas été l'objet d'aucun examen critique; mais que, content d'exprimer généralement le plaisir que, de concert avec tout le monde, je puise dans sa poésie, j'ai laissé à d'autres la tâche d'analyser les sources de ce plaisir. En éludant,--si toutefois on doit prendre la chose sous ce point de vue,--un de mes devoirs de biographe, j'ai été non moins influencé par la conscience de mon inaptitude à l'office de critique, que par le souvenir de la surveillance assidue avec laquelle, durant toute la carrière du poète, chaque nouvelle apparition de son génie fut signalée du haut des grands observatoires de la critique, et les perpétuelles variations de sa course et de son éclat suivies et notées si habilement et si minutieusement, qu'il ne reste presque plus rien à découvrir aux observations ultérieures. Ç'a été d'ailleurs le but immédiat de ces volumes, que d'étudier le caractère et la conduite de Lord Byron, comme homme, étude qui jette le plus grand jour sur son caractère comme écrivain; et si, dans le cours de cet ouvrage, j'ai donné quelque explication satisfaisante de ces anomalies morales et intellectuelles que la vie de Lord Byron a présentées,--à plus forte raison encore, si mes humbles travaux ont eu l'effet de dissiper quelques-uns des nuages qui environnaient mon ami, et de le montrer, sous beaucoup de rapports, aussi digne d'amour qu'il fut, sous tout point de vue, digne d'admiration, alors le principal but de mon livre sera rempli.

Puisque j'ai consacré à cet objet une si large portion des réflexions dont j'ai parsemé cet ouvrage, et que j'ai mis le monde en état de se former un jugement par lui-même, en plaçant l'homme, à nu et sans déguisement, devant tous les yeux, il paraît ne rester que la tâche facile de réunir les divers élémens de son caractère, et de faire un portrait complet par la combinaison des traits, déjà décrits isolément. La tâche, cependant, n'est pas aussi facile qu'elle peut le paraître. Il y a peu de caractères dans lesquels une observation intime ne nous découvre une disposition ou passion prédominante, assez conséquente dans ses effets pour être prise hardiment en ligne de compte dans l'appréciation de toutes les circonstances où ces caractères se trouvent placés. De même que dans le corps ou dans le visage humain, toutes les proportions se rapportent à certains points fixes, de même il y a dans la plupart des esprits une influence souveraine, qui,--contrariée, sans doute, en quelques occasions par d'autres influences,--est la source principale de toutes les inclinations et de toutes les tendances. Mais Lord Byron n'offre presque point du tout dans son caractère cette espèce de pivot fondamental. Gouverné en différens momens par des passions totalement différentes, et mu quelquefois, comme durant son court accès de parcimonie en Italie, par des motifs qui ne s'étaient jamais développés auparavant en lui, il met souvent en défaut ce simple mode d'observation qui consiste à remonter aux sources du caractère; et si,--ce qui n'est pas impossible,--en essayant d'expliquer les étranges variations de son esprit, je me suis laissé moi-même tomber dans la contradiction et l'inconséquence, l'extrême difficulté d'analyser, sans être ébloui ni dérouté, une complication si inouie de qualités diverses, doit me servir d'excuse.

En vérité, les attributs moraux et intellectuels de Lord Byron furent si variés et si contradictoires, qu'on peut dire de lui qu'il n'était pas un, mais multiple; et ce ne serait pas trop exagérer la vérité que de dire que, par le simple partage des qualités de ce seul esprit, on aurait pu former plusieurs caractères, tous différens et tous vigoureux. Ce fut par ces aspects multiformes que, durant sa courte et merveilleuse carrière, Byron donna lieu de se faire comparer avec cette macédoine de personnages, presque tous différens les uns des autres, qu'il énumère plaisamment dans un de ses journaux:--

«J'ai songé l'autre jour aux diverses comparaisons, bonnes ou mauvaises, que j'ai lues sur mon compte dans divers journaux anglais et étrangers. Cette réflexion me vint dernièrement en feuilletant accidentellement un journal étranger,--car je me suis fait depuis peu une règle de ne jamais rien chercher de ce genre, mais de ne pas en éviter la lecture offerte par le hasard.

»Donc, pour commencer, je me suis vu comparé, comme homme ou comme poète, en anglais, en français, en allemand (que je me suis fait traduire), en italien et en portugais, depuis les derniers neuf ans de ma vie, à Rousseau, à Goëthe, à Young, à l'Arétin, à Timon d'Athènes, à Dante, à Pétrarque: «Vase d'albâtre, illuminé au-dedans; à Satan, à Shakspeare, à Buonaparte, à Tibère, à Eschyle, à Sophocle, à Euripide, à Arlequin, au Clown, à Sternhold et à Hopkins; à la fantasmagorie, à Henri VIII, à Chénier, à Mirabeau, au jeune écolier R. Dallas, à Michel-Ange, à Raphaël, à un petit-maître, à Diogène, à Childe-Harold, à Lara, au comte dans Beppo, à Milton, à Pope, à Dryden, à Burns, à Savage, à Chatterton, au «J'ai souvent entendu parler de toi, seigneur Byron,» de Shakspeare; au poète Churchill, à l'acteur Kean, à Alfieri, etc., etc., etc.

»Ma ressemblance avec Alfieri fut soutenue très-sérieusement par un Italien qui l'avait connu dans sa jeunesse. Elle ne portait à la vérité que sur nos qualités extérieures et personnelles. Cet Italien ne le dit pas à moi-même (car nous n'étions pas alors bons amis), mais en société.

»L'objet de tant de comparaisons contradictoires est probablement un être un peu différent de tous les autres; mais quel est-il? C'est ce que ni moi ni personne ne pouvons dire.»

Il ne serait pas sans intérêt, si nous avions assez d'espace et de tems pour une telle tâche, de passer en revue les personnages cités dans la liste précédente, et de montrer en combien de points,--quoique tous présentent entre eux de si matérielles différences,--chacun peut offrir une ressemblance frappante avec Lord Byron. Nous avons vu, par exemple, que les injustices et les douleurs de la vie furent les véritables sources de l'inspiration pour Lord Byron. Là où frappa le pied du critique, la source ne tarda pas à jaillir86; et toutes les insultes du monde ne firent que rendre cette onde plus forte et plus brillante. Dante eut la même obligation au malheur,--à l'oppression, qui fit sortir de pensées amère la pure essence de son génie:--Quum illam sub amarâ cogitatione excitatam occulti divinique ingenii vim exacuerit et inflammârit87

Note 86: (retour) On voit que Moore est poète.--Cette phrase fait allusion à l'origine de la fontaine d'Hippocrène, qui, suivant les mythes, jaillit de dessous terre, sous un coup de pied de Pégase. (Note du Trad.)
Note 87: (retour) Paul JoveB.--Bayle aussi dit de Dante: «Il fit entrer plus de feu et plus de force dans ses livres qu'il n'y en eût mis s'il avait joui d'une condition plus tranquille.» (Note de Moore.)
Note B: (retour) C'est ainsi que d'amères pensées éveillèrent la puissance encore occulte de ce divin génie. (Note du Trad.)

Par le mépris pour l'opinion du monde, mépris qui porta Dante à s'écrier: «Lascia dir le genti88,» Lord Byron avait encore une grande ressemblance avec le poète toscan,--quoique cela fût chez lui, il faut l'avouer, beaucoup plus affecté que réel. Car, tandis que le dédain de la voix publique était sur ses lèvres, la plus vive sensibilité au moindre souffle de l'opinion était dans son cœur. Et, comme si tous les sentimens de son ame avaient dû être combinés à un élément douloureux, il unissait à l'orgueil de Dante la susceptibilité de Pétrarque; et s'il était comme l'un contempteur de l'opinion publique, comme l'autre il tremblait au gré de cette reine du monde.

Note 88: (retour) Laisse dire les hommes.

J'ai déjà eu occasion de remarquer ses rapports avec Pétrarque, en d'autres traits de caractère89; et s'il est vrai, comme on l'a souvent conjecturé, que Byron n'eut pas un juste respect pour Shakspeare, en vertu d'une jalousie secrète dont il avait à peine conscience, on sait qu'un sentiment semblable exista dans Pétrarque à l'égard de Dante; et la raison qu'on en a donnée,--savoir que Pétrarque n'avait rien à craindre des écrivains vivans, tandis que devant l'ombre de Dante, il pouvait avoir raison de se sentir rabaissé90:--cette raison, dis-je, n'est point inapplicable dans le cas de Lord Byron.

Note 89: (retour) Quelques passages de l'Essai de Foscolo sur Pétrarque peuvent être appliqués, avec une égale vérité, à Lord Byron.--Par exemple,--«Il était presque impossible à Pétrarque d'exprimer une pensée sans se peindre lui-même»--«Pétrarque, séduit par l'idée que sa célébrité donnerait une grande importance aux circonstances les plus ordinaires de sa vie, rassasia la curiosité du monde, etc., etc.»--«Dans les lettres de Pétrarque, comme dans ses poèmes et ses traités, nous confondons toujours l'auteur avec l'homme, qui était entraîné par un irrésistible instinct à développer ses énergiques sentimens. Étant doué de presque toutes les nobles passions de notre nature, et de quelques-unes de nos mauvaises, et n'ayant jamais tenté de les dissimuler, il nous fait réfléchir sur nous-mêmes, tandis que nous contemplons en lui un être de notre espèce, qui pourtant diffère de tout autre, et dont l'originalité excite même plus de sympathie que d'admiration.» (Note de Moore.)
Note 90: (retour) «Il Petrarca poteva credere candidamente ch' ei non pativa d'invidia solamente, perchè fra tutti i viventi non v' era chi non s'arretasse per cedergli il passo alla prima gloria, ch' ei non poteva sentirsi umiliato, fuorchè dall' ombra di Dante.»

Entre les dispositions et les habitudes d'Alfieri, et celles du noble poète de l'Angleterre, on peut signaler de non moins remarquables coïncidences; et le sonnet dans lequel le dramatiste italien déclare peindre son propre caractère, contient, en un vers d'une admirable concision, un portrait du versatile auteur de Don Juan:--

Or stimandome Achille ed or Tersite91.

Note 91: (retour) : Tantôt me croyant un Achille, et tantôt un Thersite.

Par l'extrait même que je viens de donner du Journal de Lord Byron, on voit que, dans sa propre opinion, un caractère qui, comme le sien, permettait tant de comparaisons contradictoires, ne pouvait être autre chose qu'un caractère totalement indéfinissable. On trouvera toutefois, en y réfléchissant, que cette versatilité même, qui rend si difficile de fixer, «avant une métamorphose,» l'édifice merveilleux de ce caractère, est le seul fil qui nous conduise à travers les détours de ce labyrinthe bâti, pour ainsi dire, par un art de féerie,--est la véritable solution de tout ce qu'il y eut d'éclatant dans la puissance de Lord Byron et de repoussant dans sa légèreté, de tout ce qu'il y eut de plus attrayant et de plus répugnant dans sa vie ou dans son génie. Variété presque infinie de talens, déployés avec un orgueil non moins vaste,--susceptibilité pour les impressions et les émotions nouvelles, portée au-delà du lot ordinaire du génie, et obéie avec une intraitable impétuosité, tant par habitude que par nature:--telles furent les deux grandes et principales sources de ce spectacle varié que Lord Byron présenta dans sa vie, de cette succession de victoires remportées par son génie sur presque tous les champs ouverts à l'intelligence humaine, et de tous ces élans de caractère, produits sous toutes les formes et dans toutes les directions, par une sensibilité indomptée et par une volonté irrésistible.

Tous ceux qui sont doués de quelque disposition à l'association des idées, doivent avoir remarqué que, si une pensée ou un sentiment quelconque se présente à leur esprit, le sentiment ou la pensée contraire s'éveille au même instant:--à côté du sublime, le ridicule, qui en est le voisin, apparaît constamment;--à une vue brillante du présent ou de l'avenir, une vue sombre mêle ses nuages;--et, même dans les questions relatives à la morale et à la conduite, tous les motifs et tous les raisonnemens qui engagent à l'adoption de l'un des deux partis contraires seront, dans de tels esprits, contrebalancés sur-le-champ par un groupe de motifs et de raisonnemens équivalens. Un esprit de ce genre,--et tels sont, plus ou moins, tous les esprits chez lesquels le raisonnement est subordonné à l'imagination,--tout capable qu'il est, par cette rapide association d'idées, de multiplier ses ressources sans fin, a besoin du contrôle d'un jugement exercé pour conserver ses pensées pures et nettes entre les contrastes qu'il appelle ainsi simultanément; car il y a danger que, en matière d'art, l'habitude de former des rapprochemens incongrus,--par exemple, entre le burlesque et le sublime,--ne finisse par corrompre le goût de l'esprit pour le plus noble et le plus haut point de vue; et que, dans les questions de morale encore plus importantes, la facilité de trouver le pour et le contre n'aboutisse, sinon à un mauvais choix, du moins à une indifférence sceptique.

Lorsqu'on se représente un événement aussi terrible qu'un naufrage, une scène d'horreur et de péril s'offre seule aux imaginations ordinaires; mais la vive et versatile imagination de Byron y vit encore autre chose, et aux circonstances les plus horribles et les plus épouvantables, mêla tout ce qu'il y a de plus ridicule et de plus bas. Mais dans ce douloureux mélange il ne fut que trop fidèle peintre de la nature humaine, si l'on en croit le témoignage du cardinal de Retz, témoin oculaire d'un tel événement:--«Vous ne pouvez vous imaginer, dit le cardinal, l'horreur d'une grande tempête;--vous en pouvez imaginer aussi peu le ridicule.» Mais assurément, un poète moins entraîné par la variété de son talent, et moins désireux d'en faire parade, se serait arrêté avant de confondre, par une si cruelle ironie, la dégradation et les souffrances de l'humanité, et, content d'éprouver notre cœur par le tableau des misères de nos semblables, se serait abstenu de nous arracher, un instant après, un sourire amer à la vue de leur bassesse.

Les résultats de ce genre d'esprit sont si dangereux pour le sens moral, qu'on risquerait peut-être de trop généraliser en affirmant que partout où existe une grande versatilité d'imagination, on trouvera aussi une tendance prononcée à la versatilité de principes. Le poète Chatterton, dans l'ame duquel les germes de tout ce qu'il y a de bon et de mauvais dans le génie mûrirent si prématurément, disait, dans l'orgueilleuse conscience de ce multiple talent, que «il avait le plus profond mépris pour l'homme qui ne pouvait écrire le pour et le contre,» et ce fut en agissant lui-même conformément à ce principe, qu'il souilla son nom de quelques taches durant la vie si courte que le destin lui accorda. Mirabeau aussi, quand dans le cours des hostilités légales de son père et de sa mère, il mit la main aux plaidoyers de l'un et de l'autre, fut, sans aucun doute, moins influencé par le plaisir du mal que par la piquante vanité de cette souplesse de talent, et fut aveuglé sur la révoltante perfidie de son travail, par l'habileté avec laquelle il l'exécutait.

Cette qualité, que j'ai nommée ici versatilité, en tant qu'elle concerne l'imagination, Lord Byron l'a lui-même désignée par le nom français de mobilité, en tant qu'elle concerne les sentimens et la conduite; et dans un des chants de Don Juan, il en a heureusement esquissé quelques traits. Après nous avoir dit que son héros avait commencé d'après la grande prédominance de cette qualité chez Adeline, «à douter un peu de la réalité de ses perfections», il dit:--

Tant elle faisait preuve tour-à-tour, et à l'égard de chaque convive, de cette brillante versatilité que bien des gens confondent avec la sécheresse de cœur. Ils se trompent,--c'est tout simplement ce qu'on appelle mobilité, un effet, non de l'art, mais du caractère, que l'on suppose affecté, parce qu'il semble banal; trompeur, bien qu'il soit plein de franchise; car, certes, il y a de la franchise à se montrer plus vivement impressionné par ce qui touche plus immédiatement92.
Note 92: (retour) : Don Juan, ch. xvi, st. 97.

Nous avons à peine besoin de la note où Lord Byron, à propos de ce passage, qualifie cette mobilité de «malheureux don», pour voir combien il sentait la prééminence de cette qualité en lui-même, et le danger qui en résultait pour son caractère. La conscience de sa tendance naturelle à céder ainsi à toute impression fortuite, et à varier suivant mille impulsions passagères, non-seulement fut toujours présente à son esprit, mais encore comme il savait bien que le monde attache un soupçon de faiblesse à la rétractation ou à l'abandon d'opinions long-tems professées,--elle eut l'effet de le maintenir, sur certains points importans, dans une ligne générale d'uniformité, que, malgré quelques fluctuations et contradictions accidentelles dans les détails, il continua à garder toute sa vie. Un passage d'un de ses manuscrits montrera avec quelle sagacité il aperçut la nécessité de se prémunir contre son instabilité sous ce rapport. «Le monde traite un changement de système politique ou de religion avec un blâme plus sévère qu'une pure différence d'opinion ne me semblerait le mériter. Mais il doit y avoir une raison de ce sentiment;--et c'est, je crois, parce qu'on a vu cet abandon des premières idées inspirées à notre enfance, et de la ligne de conduite par nous choisie lors de notre première entrée dans la vie publique, produire plus de mauvais résultats pour la société, et prouver plus de faiblesse d'esprit que d'autres actions en elles-mêmes plus immorales». Ce peu de confiance en sa stabilité, tenant ainsi Byron toujours en éveil, ne concourut point peu, sans aucun doute, avec la bonté naturelle de son cœur, à donner tant de solidité et de durée à la plupart de ses attachemens,--dont quelques-uns, comme son amitié pour sa mère, durent évidemment à un sentiment de devoir, plutôt qu'à une affection réelle, la constance si honorable avec laquelle il les conserva.

Mais tandis que, sous ces rapports comme dans la persévérance avec laquelle il s'attacha aux habitudes et aux amusemens de la jeunesse, il réussit à vaincre sa variabilité et son inconstance naturelles,--dans toutes les autres applications de son esprit, dans toutes les excursions de sa raison ou de son imagination, il s'abandonna à cette humeur versatile sans scrupule et sans frein, prit toutes les formes sous lesquelles le génie pouvait se manifester, et se transporta dans toutes les régions intellectuelles où de nouvelles conquêtes pouvaient être accomplies.

Il était impossible qu'il n'abusât pas d'une telle puissance de volonté et de talent. Il était impossible que, parmi les esprits qu'il invoquait de tous côtés, les esprits de ténèbres n'apparussent pas, à son ordre, avec les esprits de lumière. Et ici les dangers d'une activité si multipliée, se complaisant ainsi dans ses transformations, se montrent d'eux-mêmes. Devant ce grand et unique objet, le déploiement d'une imagination variée, splendide, et propre à tout embellir,--toute autre considération et tout autre devoir ne pouvaient qu'être sacrifiés. Il faut que l'avocat déploie son éloquence et son art, n'importe pour quelle cause;--il faut que le talent grave partout son empreinte, n'importe avec quel sceau. Pouvait-on espérer que dans une telle carrière il ne surviendrait rien de mal, et qu'au milieu de ces éclairs d'imagination, la lumière morale demeurerait pure? Doit-on donc s'étonner que dans les œuvres d'un homme ainsi entraîné par ses brillantes qualités, nous trouvions,--certes, sans aucun dessein de corruption de sa part,--le vice embelli d'un éclat trompeur et d'un faux air de vertu, et le mal trop souvent investi d'une grandeur qui n'appartient essentiellement qu'au bien?

Entre autres maux moins sérieux, nés de cet abus d'une riche et versatile imagination,--plus spécialement développés dans l'œuvre la plus caractéristique de Lord Byron, dans Don Juan,--on trouvera que l'impression même d'une poésie vigoureuse est quelquefois fort affaiblie par ces saillies capricieuses et folâtres, où cette souplesse d'essor entraîne le poète. En vérité, tous ceux qui lisent cet ouvrage, et surtout ceux qui, ne possédant eux-mêmes qu'à une faible dose une telle flexibilité, sont incapables de suivre toutes ces brusques digressions, doivent sentir que la soudaineté avec laquelle Byron passe d'un ton à un autre,--du bouffon au mélancolique, du comique au tendre,--produit un manque de foi dans la sincérité de l'un ou l'autre, ou même de l'un et l'autre sentiment, et partant diminue, ou même refroidit tout-à-fait, la sympathie qu'une transition plus naturelle inspirerait. En général, un tel soupçon serait injuste envers Lord Byron; car, parmi les singulières combinaisons que son esprit présentait, celle de la versatilité et de la profondeur de sentiment n'était pas la moins remarquable. Mais, en somme, quelque favorable que fût cette vivacité et cette variété d'association à l'étendue de son essor poétique, on peut mettre en question si une concentration plus judicieuse de ses talens n'aurait pas produit un résultat encore plus grand et plus précieux. Si l'esprit de Milton et celui du Tasse avaient été ainsi ouverts aux incursions de frivoles et burlesques conceptions, qui peut douter que ces majestueux sanctuaires du génie n'eussent souffert autant de dommage que de profanation?--Et l'on peut au moins se demander si Lord Byron, moins versatile, moins dominé par n'eût pas été moins étonnant, peut-être, mais plus grand.

Une imagination libre comme l'air

Et pleine de mobilité93,

Note 93: (retour)

A fancy, like the air, most free,

And full of mutability.

Et ce ne fut pas seulement dans ses créations poétiques que cet amour de la nouveauté et de la variété se déploya;--une des plus remarquables faiblesses de sa vie peut être rapportée à cette fertile source. L'orgueilleux désir de jouer toute espèce de rôle, bon ou mauvais, n'influença que trop, comme nous l'avons vu, son ambition et même sa conduite, et, comme en poésie, son expérience personnelle des mauvais effets des passions lui servit à fournir des matériaux aux œuvres de son imagination; ainsi, en retour, son imagination lui prêta ces sombres couleurs sous lesquelles il déguisa si souvent son véritable aspect aux yeux du monde. En vérité, il porta à un tel degré de déraison cette fantaisie de se décrier soi-même, que s'il y eut jamais en lui (comme il se l'imaginait quelquefois dans ses momens de spleen), une tendance au dérangement des facultés mentales94, c'est sous ce seul point de vue qu'elle pourrait être reconnue pour s'être quelque peu manifestée95. Dans les premiers tems de ma liaison avec lui, lorsqu'il se laissait le plus aller à cette fantaisie,--(car on put depuis observer qu'alors que la mauvaise opinion qu'il avait de lui-même fut partagée par le monde, il fut disposé à ne point faire écho),--je le vis plus d'une fois, quand nous étions assis ensemble après le dîner, et qu'il était alors peut-être un peu sous l'influence du vin, se livrer sérieusement à cette humeur noire, se décrier lui-même, et jeter maintes allusions sur sa vie passée, avec un air de mélancolie et de mystère évidemment calculé pour éveiller la curiosité et l'intérêt. Il était, toutefois, trop promptement sensible aux moindres atteintes du ridicule pour ne pas s'apercevoir, en ces occasions, que la gravité de son auditeur ne se soutenait que par un effort de politesse; aussi ne renouvela-t-il plus sur moi l'épreuve de cette romanesque mystification. Mais, d'après ce que j'ai su de ses expériences sur des auditeurs plus impressionnables, je ne doute guère que pour produire de l'effet dans le moment, il n'y ait de crime si noir ni si désespéré dont il ne se fût laissé supposer coupable, dans l'espoir enivrant d'agir ainsi sur les imaginations; et j'ai quelquefois eu idée que la cause secrète de la séparation de sa femme d'avec lui, cause sur laquelle lady Byron et son conseil légal ont jeté un si formidable mystère, peut après tout n'avoir pas été autre chose qu'une imposture de ce genre, un obscur demi-aveu d'horreurs indéterminées, qui, racontées pour mystifier et pour surprendre, furent prises au sérieux par celle qui en entendait le récit.

Note 94: (retour) Nous avons vu combien de fois, dans ses Journaux et dans ses lettres, il exprime ce soupçon sur la solidité de son état mental. Une crainte semblable paraît s'être aussi emparée du vigoureux esprit de Johnson, qui, comme Byron, était disposé à attribuer à une constitution héréditaire cette mélancolie, qui, dit-il, «le rendit fou toute sa vie, ou du moins peu sage.» Ce trait particulier du caractère de Johnson a donné lieu, dans l'édition que Boswell donne de la Vie de ce littérateur, à des remarques qui toutes ont été inspirées par la sagacité connue de l'éditeur, et qui, relatives à un point si important dans l'histoire de l'intelligence humaine, seront jugées dignes de la plus grande attention.

Dans une des nombreuses lettres que Lord Byron m'a écrites, et que j'ai jugé à propos d'omettre, je trouve qu'il attribue ce trouble supposé de ses facultés au mariage de miss Chaworth,--«mariage, dit il, auquel elle sacrifia les projets de deux anciennes familles, un cœur qui était à elle depuis dix ans, et une tête qui n'a plus été dès-lors entièrement saine.» (Note de Moore.)

Note 95: (retour) Dans son Journal de 1814, il y a un passage que j'avais conservé dans l'unique but de jeter du jour sur ce travers de son esprit, avec l'intention d'y ajouter une note explicative. Mais, par inadvertance, la note a été omise; et ce passage, ainsi livré à lui-même, a, je le vois, parfaitement réussi à mystifier les lecteurs français. Il n'y a pas de sorte de meurtre imaginable que les enfans de la nouvelle école romantique n'aient travaillé à extraire du mystère de ce passage. (Note de Moore.)

Cette étrange propension en vertu de laquelle l'homme en Byron, fut, pour ainsi dire, inoculé par le poète, réagit sur sa poésie, de manière à produire, dans le portrait de quelques-uns de ses personnages, cette contradiction qui a été fréquemment signalée par ses critiques,--je veux dire, l'union d'une ou deux vertus sublimes et brillantes avec «un millier de crimes» tout-à-fait incompatibles avec elles; or, en vérité, cette anomalie s'explique par les deux différentes sortes d'ambition qui l'animaient,--l'une, très-naturelle, celle d'imprimer à ses personnages ces hautes et bonnes qualités qu'il sentait en lui-même,--l'autre, purement artificielle, celle de leur prêter ces crimes que par un véritable enfantillage il souhaitait lui être attribués par le monde.

Indépendamment de ces efforts pour noircir son propre nom, et même après qu'une amère expérience lui eût appris l'imprudente folie d'un tel système, il y eut toujours, dans la sincérité et la franchise outrée de son ame, et dans cet abandon facile avec lequel il exprimait toutes les impressions passagères de son esprit et de son cœur, plus qu'il n'en fallait pour exposer son caractère sous les aspects les moins favorables aux yeux de tout le monde. Quel homme, en vérité, pourrait supporter l'épreuve d'être jugé même d'après les meilleures de ces innombrables pensées qui se succèdent les unes aux autres, comme les vagues de la mer, dans l'intérieur de nos esprits, et passent sans être émises au dehors, sans même être pour la plupart, avouées de nous-mêmes?--Cependant, voilà l'épreuve que Byron subit durant sa vie entière. Tant par cette précipitation avec laquelle il céda à la moindre impulsion, que par la passion qu'il avait de rappeler ses impressions, toutes ces pensées, fantaisies et envies hétérogènes, qui dans les esprits des autres hommes, «surviennent comme des ombres, et comme elles s'évanouissent,» étaient par lui fixées et personnifiées à mesure qu'elles se présentaient, et, prenant soudain une forme reconnaissable, soit dans ses actions ou ses paroles, soit dans la rapide lettre du moment ou dans le poème destiné à l'immortalité, elles offraient au jugement de l'opinion publique un cercle de points vulnérables que nul individu, peut-être, ne présenta jusqu'ici.

Avec une telle abondance et une telle variété d'élémens pour composer un portrait, on peut aisément concevoir comment deux peintres avoués de Lord Byron, l'un par trop partial, et l'autre plein de méchanceté, ont pu:--le premier, en choisissant exclusivement les plus beaux traits, et le second les plus sombres,--produire deux portraits aussi différens l'un de l'autre qu'ils ressemblent peu, somme toute, à l'original.

Pour montrer l'excessive indiscrétion avec laquelle il énonçait toutes ses pensées et toutes ses impressions,--surtout si elles avaient trait à sa propre personne,--sans qu'il eût même un seul instant la prudence presque instinctive de considérer si, par de telles confessions, il n'allait pas laisser une opinion calomnieuse de lui-même,--je saurais à peine donner un exemple plus frappant que la conversation que M. Trelawney rapporte avoir eue avec lui pendant qu'il faisaient route ensemble pour la Grèce. Après quelques remarques sur l'état de sa santé mentale et corporelle96, Byron dit: «Je ne sais comment, mais je suis quelquefois si poltron, que ce matin, si vous m'aviez donné des coups de cravache, je m'y serais soumis sans opposition. Qu'est-ce que cela veut dire? Si un tel accès de poltronnerie s'empare de moi en Grèce, que ferai-je?»--Je lui répondis (continue M. Trelawney) que c'était l'excessive faiblesse de ses nerfs.--«Oui, répliqua-t-il, et de ma tête aussi. J'étais un héros à mon départ de Gênes, mais je sens mon courage s'écouler peu à peu.»

Note 96: (retour) «Il disait souvent (dit M. Trelawney) qu'il ne croyait pas avoir beaucoup d'années à vivre, et qu'il mourrait en Grèce. Il me le dit à Céphalonie. Il ne me parut jamais ému en ces occasions; mais, parfaitement indifférent sur l'époque plus ou moins prochaine de sa mort, il déclarait seulement qu'il n'était point capable de supporter la douleur. Dans notre voyage, nous avions lu avec une grande attention la vie et les lettres de Swift, publiées par W. Scott, et nous en parlions presque journellement; et plus d'une fois il exprima combien il avait horreur d'une telle existence, et témoigna quelque crainte que ce ne fût son destin.» (Note de Moore.)

Ceux qui ont quelque connaissance de la nature humaine, n'oseront nier que de tels découragemens n'aient, sous l'influence d'un semblable abattement des esprits vitaux, passé dans la tête des hommes les plus braves qui aient jamais vécu ici-bas;--mais alors, loin d'être avoués, oubliés même par celui qui les éprouvait, ils s'évanouissaient avec l'indisposition passagère qui les avait produits, et ne donnaient lieu ni à la vérité de les mentionner comme preuves d'un défaut de santé, ni à la calomnie d'en inférer le soupçon d'un défaut de bravoure. On pourrait affirmer que tous les hommes sont naturellement poltrons, en appuyant cette assertion sur la facilité avec laquelle la plupart des hommes croient que les autres le sont. «J'ai vécu, dit le prince de Ligne, pour entendre appeler Voltaire un sot, et le grand Frédéric un poltron.» Le duc de Marlborough97, dans son tems, et Napoléon dans le nôtre, ont été en butte à la même accusation, et, qui plus est, il s'est trouvé des gens pour y ajouter foi. Après de si éclatans exemples de la tendance de certains esprits à ne voir la grandeur qu'à travers un prisme qui en renverse l'image, nous ne nous étonnerons pas que la conduite de Lord Byron en Grèce ait, d'après le même principe, engendré une semblable insinuation contre lui; et je n'aurais pas même mentionné cette impuissante calomnie, si elle ne m'eût fourni l'occasion d'essayer de déterminer le genre particulier de courage par lequel, en toutes les occasions nécessaires, Lord Byron se distingua avec tant d'éclat.

Note 97: (retour) : Jean Churchill, duc de Marlborough, qui fut si fatal à la France sur la fin du règne de Louis XIV, qui gagna, avec le prince Eugène, la bataille d'Hochstet, en 1704; celle de Ramilies, en 1706, et celle de Malplaquet, en 1709. Il passait surtout pour conserver au milieu des combats les plus sanglans un calme inébranlable. (Note du Trad.)

Quelque prix qu'on attache au courage physique, c'est, sans aucun doute, à ceux que la nature a doués de la plus active imagination, et qui, par conséquent, voient le plus vivement et le plus simultanément toutes les conséquences éloignées et possibles du danger, que doivent être principalement accordés les éloges dus à l'exercice de cette vertu. Ce genre de bravoure, qui vient de l'esprit plus que du tempérament,--ou, pour mieux dire, du triomphe du premier sur le second,--se proportionnera naturellement à l'importance de la conjoncture; et la même personne qu'on voit reculer avec une crainte presque féminine devant d'ignobles et quotidiens périls, peut se montrer la première dans le fort du danger, partout où l'honneur est à défendre ou à conquérir. Et cette remarque ne s'applique pas seulement aux hommes d'imagination, dont je parle principalement ici. Par le même principe, on trouvera que la plupart des hommes dont la bravoure est le résultat, non pas du tempérament, mais de la réflexion, sont réglés dans leur audace. Le sage de Wit98, quoique indifférent pour sa vie dans de grandes occasions, n'avait pas honte, dit-on, de craindre et d'éviter tout ce qui la compromettait en d'autres circonstances.

Note 98: (retour) Jean de Wit, grand pensionnaire de Hollande, qui brava par patriotisme l'inimitié de Guillaume III, prince d'Orange, et périt dans une émeute à La Haye, avec son frère Corneille de Wit, en 1672. (Note du Trad.)

Or, quant à ces appréhensions qui assiégent les imaginations vives, certes, Lord Byron en avait une part considérable, et dans tous les cas de péril ordinaire, il s'y abandonnait sans réserve. J'ai vu peu d'hommes, même peu de femmes, qui eussent plus de crainte en voiture; et, lorsqu'il montait à cheval, ses précautions contre les accidens révélaient cette même timidité nerveuse d'imagination. «Sa bride» dit feu lord B***, qui se promenait souvent à cheval avec lui à Gênes, «avait, outre le caveçon et la martingale, différentes rênes; et toutes les fois que sa seigneurie approchait d'un endroit où son cheval devait ralentir son pas, elle saisissait les susdites rênes et se fixait comme si elle allait contre une porte barricadée.» Il n'y a sans doute qu'un observateur très-superficiel ou très-prévenu qui puisse sérieusement, sur ces indications d'inquiétude nerveuse, fonder quelque conclusion contre le courage réel de celui qui les présentait. Le poète Arioste, qui était, ce semble, victime des mêmes alarmes, qui descendait de cheval à la moindre apparence de danger, et qui surtout avait peur de se trouver sur l'eau,--put néanmoins, dans l'action entre les vassaux du pape et ceux du duc de Ferrare, se battre comme un lion; et pareillement Lord Byron, comme tous ses compagnons de péril en portent témoignage, possédait cette noble espèce de courage qui s'élève à la hauteur des circonstances, et qui devient d'autant plus impassible et inébranlable, que le danger est plus imminent.

En me proposant de montrer que les attributs distinctifs de Lord Byron, comme homme et comme écrivain, naissaient de ces deux grandes sources, savoir, l'incomparable versatilité de ses sentimens, et la facilité avec laquelle il obéissait à leurs doubles inspirations, j'avais l'intention de l'étudier sous ce point de vue, encore plus en détail, et de chercher à suivre dans les sublimités et dans les fautes de sa poésie et de sa vie l'action incessante de ces deux qualités dominantes de sa nature. «Personne» dit Cowper, en parlant des esprits doués de cette versatilité, «n'est plus propre à nous tenir agréable compagnie ici-bas que les hommes de ce caractère. Toutes les scènes de la vie ont deux côtés, un côté sombre et un côté brillant; et l'esprit qui a un mélange égal de mélancolie et de vivacité est le plus propre à contempler l'un et l'autre côté.» Il ne serait pas difficile de montrer qu'à cette facilité de réfléchir toutes les nuances de l'ombre ou de la lumière qui tour-à-tour bigarrent l'existence humaine, Lord Byron dut non-seulement l'immense étendue de son influence comme poète, mais cette puissance de fascination qu'il possédait comme homme. En effet, cette susceptibilité si rapide des impressions immédiates lui prêtait, dans ses relations sociales, le charme le plus attrayant de tous, en permettant à ceux qui étaient présens dans le moment, d'exercer sur lui un tel ascendant qu'ils occupaient seuls alors toutes ses pensées et tous ses sentimens, et mettaient en jeu les ressorts qui leur convenaient le plus99.

Cette mobilité,--cette faculté d'être «plus vivement impressionné par ce qui touche plus immédiatement100,» était chez lui portée à un si haut point, que, même auprès des personnes avec lesquelles le hasard du moment le mettait en relation, il avait, comme on dit, le cœur sur la main,101 et qu'il ne dépendait que d'elles de devenir les dépositaires de tous ses secrets;--si toutefois l'on peut se servir d'une telle expression. Que dans cette convergence de toutes les facultés pour plaire aux objets présens, les absens soient quelquefois oubliés, ou, qui pis est, sacrifiés au désir dominant du moment, c'est là un des défauts inhérens aux personnes de ce caractère, défaut qui rend leur fidélité, comme amans ou comme confidens, excessivement précaire. Mais le charme qu'une telle disposition répand dans les manières ne peut guère être révoqué en doute,--et surtout par ceux qui en ont éprouvé toute la magie en Lord Byron. D'ailleurs, les conversations indiscrètes dans lesquelles il révéla ce qui lui avait été confié verbalement ou par écrit, ne doivent pas toutes être attribuées à cet imprudent épanchement du moment. C'était aussi dans sa franchise et dans son horreur pour la feinte que cette coutume, si pleine qu'elle fût d'inconvénient, et quelquefois même de danger, tirait en grande partie son origine. Il se faisait un plaisir, dans de telles circonstances, de confronter l'accusé avec l'accusateur,--non-seulement pour se venger d'avoir écouté comme tiers ce que deux hommes n'osaient se dire ouvertement l'un à l'autre, mais encore pour satisfaire cette espiéglerie malicieuse qu'il avait montrée dès son enfance, et qui trouvait toujours un amusement immanquable dans la confusion que de telles indiscrétions amenaient. Comme ses amis connaissaient bien cette mauvaise habitude, leur prudence mettait leur sincérité en garde contre lui, et on lui épargnait la peine d'entendre ce qu'il n'aurait pu répéter sans faire encore plus de mal.

Note 99: (retour) Relativement à cette facilité de s'adapter à toutes sortes de sociétés, et à prendre tous les rôles, je trouve dans les premières lettres que je lui ai écrites (d'Irlande) un passage qui, bien qu'il ne soit peut-être pas de fort bon goût, mérite d'être cité comme expression de la vérité:--«Quoique je ne vous aie point écrit, j'ai rarement cessé de penser à vous, car vous êtes une espèce d'être que tout remet en tête. Que je sois avec les sages ou avec les fous, parmi les poètes ou parmi les boxeurs; que j'aie en main un livre ou une bouteille: je me rappelle votre universelle supériorité, et ma mémoire vous voit venir «armé pour toute sorte d'arène.» (Note de Moore.)
Note 100: (retour) Citation de la stance de Don Juan ci-dessus rapportée. (Note du Trad.)
Note 101: (retour) Il est curieux d'observer comme, en tout tems et en tout pays, ce qu'on appelle le caractère poétique a produit de semblables effets chez tous ceux qui ont été victimes de ce funeste don. Dans le passage suivant, le biographe du Tasse a, en peignant ce poète, décrit aussi Lord Byron: «Il y a des personnes d'une telle sensibilité que quiconque se trouve avec elles est, dans le moment même, le monde entier pour elles. Elles épanchent involontairement leurs cœurs; elles sont animées par un vif désir de plaire; et elles confient ainsi leurs sentimens à des gens qu'en réalité elles regardent avec indifférence.» (Note de Moore.)

On trouvera un exemple frappant de ce trait de caractère dans une anecdote racontée par Parry, qui, tout en étant victime de l'indiscrétion, eut le bon sens et le bon esprit d'apercevoir la source à laquelle la conduite de Byron devait être rapportée. Tandis que la flotte turque bloquait Missolonghi, sa seigneurie, un jour, s'avança avec Parry, dans un petit esquif qu'un enfant faisait aller à la rame, jusqu'à l'entrée du port; le prince Mavrocordato et sa suite les accompagnaient dans une grande chaloupe. En cette situation, l'ingénieur anglais fut saisi d'un vif sentiment de mépris et d'indignation à l'égard de la nonchalance de leurs amis grecs, et se mit à le communiquer à Lord Byron en termes peu mesurés. Il dit, par exemple, que le prince Mavrocordato était «une vieille femme,» et finit, suivant son rapport, par les paroles suivantes: «Si j'étais à leur place, la seule pensée de mon incapacité et de mon ignorance me donnerait la fièvre, et je brûlerais d'impatience d'entreprendre la destruction de ces coquins de Turcs. Mais les Grecs et les Turcs sont, par leur commune imbécilité, des adversaires dignes les uns des autres.»

«J'eus à peine fini de parler, ajoute M. Parry, que Lord Byron ordonna de placer notre chaloupe à côté de l'autre, et rapporta de point en point toute notre conversation au prince Mavrocordato. Tout en agissant ainsi, il se chargea d'apaiser la colère du prince et la mienne; et, quoique je fusse d'abord très-irrité, et que le prince fût aussi, je crois, fort indisposé, il y réussit. Mavrocordato ne me témoigna aucune sorte de mécontentement, et j'attachais trop de prix à la considération de Lord Byron pour lui garder longue rancune d'un procédé qui n'était, après tout, qu'une façon désagréable de nous réprimander tous deux».

Ce ne serait point une tâche dépourvue d'intérêt, que de suivre ainsi le caractère de Byron dans toutes ses ramifications;--car nous sommes certains que, même dans les pousses les plus éloignées et les plus déliées, l'éclat et la force de la souche première se feraient apercevoir. Mais nous en avons déjà peut-être assez dit pour mettre tous les esprits à même de conclure le reste.--Si nous avons ouvert ici la véritable voie d'analyse, il ne sera pas difficile d'en suivre les conséquences ultérieures. Déjà, peut-être, quelques lecteurs m'accusent d'avoir employé une trop considérable portion de ces pages, non-seulement à noter minutieusement les traits et les nuances du caractère de mon ami, mais, ce qui peut être regardé comme plus inutile encore, à relater toutes les habitudes et toutes les bizarreries qui distinguèrent sa vie journalière d'avec celle des autres hommes. Que les critiques du jour obéissent au sentiment de leur propre importance, en me blâmant de rappeler ces riens, c'est à quoi il faut naturellement s'attendre: mais ces mêmes critiques ne peuvent douter que, dans d'autres tems, ces minutieux détails sur un homme tel que Byron ne soient lus avec intérêt. La démarche agitée et incertaine de Catilina est regardée par d'habiles juges du cœur humain, comme une indication extérieure du caractère, importante à connaître. Mais les idolâtres adorateurs du génie se complaisent dans le souvenir de traits beaucoup moins significatifs. Même après trois siècles, nous apprenons avec plaisir que le Tasse aimait la malvoisie102, et la croyait favorable à l'inspiration poétique: et, preuve encore plus amusante de la disposition du monde, à rappeler les petits détails relatifs aux grands hommes, la passion extrême du poète Pétrarque pour les navets est une des traditions conservées en si petit nombre sur son compte à Arqua.

Note 102: (retour) Vin qu'on prépare avec le moût de raisins muscats, cuit jusqu'à la diminution de deux tiers, écumé avec soin, puis fortement agité, jusqu'à ce qu'il soit refroidi. C'est un vin extrêmement doux et sucré. On le tirait originairement de Grèce, par exemple, de Candie et de Chio. Mais on prépare maintenant, en Languedoc et en Provence, des malvoisiesC qui sont transportées et débitées à Paris sous le nom de divers vins étrangers. (Note du Trad.)
Note C: (retour) L'Académie donne à ce mot le genre féminin. (Note du Trad.)

La personne de Lord Byron a été si fréquemment représentée par la plume et par le pinceau, que je serais dispensé de la décrire, si un biographe n'était strictement obligé d'ébaucher au moins cette tâche.

La figure de Byron offrait le plus haut degré de beauté; car elle unissait à-la-fois la régularité des traits à l'expression la plus variée et la plus vive. En effet, la versatilité remarquable de son ame se trahissait dans le libre jeu de sa physionomie, qui s'obscurcissait ou brillait tour-à-tour sous la passagère influence des diverses pensées du moment.

Ses yeux, quoique d'un gris clair, étaient capables d'exprimer tous les sentimens, depuis la plus extrême hilarité jusqu'à la tristesse la plus profonde, depuis la bienveillance la plus tendre jusqu'aux plus sombres mouvemens de dédain ou de colère. J'eus l'occasion de voir avec quelle terrible énergie ils annonçaient cette dernière passion, un jour que je lui rapportai, assez indiscrètement, qu'une personne m'avait dit: «Défiez-vous de Lord Byron; il fera quelque jour un méchant trait.»--Est-ce un homme ou une femme qui vous a dit cela,» s'écria-t-il, en tournant soudain sur moi un regard de colère, qui, tout momentané qu'il fut, laissa en moi un souvenir durable, et dont je ne puis donner une exacte idée qu'en me servant des termes mêmes de l'écrivain, qui dit de Chatterton que «des flammes roulaient au fond de ses yeux.»

Mais c'était dans la bouche et dans le menton que résidaient la grande beauté et l'expression de la physionomie de Byron.--«On a fait de lui (dit une femme) plusieurs bustes ou portraits, avec un succès plus ou moins grand; mais l'extrême beauté de ses lèvres a échappé à tous les peintres et à tous les sculpteurs. Dans leur infatigable jeu, elles représentaient toutes ses émotions,--sa colère par leur pâleur, son dédain par leur moue, sa joie par leur sourire, son espiéglerie et son amour par leurs gracieuses fossettes.» Je croirais faire une injustice aux lecteurs, si je ne leur offrais encore quelques touches du même pinceau. «Cette extrême mobilité d'expression était quelquefois pénible à voir; car j'ai vu Lord Byron avoir l'air absolument laid;--je l'ai vu avoir l'air si dur et si froid, qu'il paraissait haïssable; puis, en un moment, plus radieux que le soleil, il avait une si aimable douceur dans son air, faisait briller une affection si empressée dans ses regards, donnait à ses lèvres un épanouissement si supérieur au sourire, qu'on oubliait l'homme,--Lord Byron,--dans l'image de beauté offerte à nos yeux, et contemplée avec une vive curiosité.--J'allais presque dire que tel dut apparaître le dieu de la poésie, le dieu du Vatican, lorsqu'il conversait avec les fils et les filles des hommes.»

Sa tête était remarquablement petite,103--au point d'offrir même un défaut de proportion avec sa figure. Le front, quoique un peu trop étroit, était haut, et le paraissait encore davantage, parce que Byron rasait sa chevelure au-dessus des tempes (afin de la conserver, disait-il); et les cheveux d'un noir luisant, qui se bouclaient par touffes sur sa tête, en complétaient la beauté. Ajoutez à cela que son nez, quoique beau, était peut-être un peu trop gros, que ses dents étaient blanches et régulièrement posées, que son teint était pâle, et vous aurez de sa physionomie la meilleure idée que les mots seuls puissent en donner.

Note 103: (retour) «Plusieurs d'entre nous,» dit le colonel Napier, «essayèrent un jour son chapeau, et, sur douze ou quatorze personnes qui étaient à dîner, il n'y en eut pas une qui pût le mettre, tant sa tête était petite! Mon domestique, Thomas Wells, qui avait la plus petite tête du 90e régiment (il l'avait si petite qu'il avait peine à trouver un schako qui le coiffât), fut le seul qui pût mettre le chapeau de Lord Byron, et il en était même très-bien coiffé. (Note de Moore.)

Sa taille était, comme il l'a dit lui-même, de cinq pieds huit pouces et demi, et c'est à la longueur de ses membres qu'il attribuait son talent de natation. Ses mains étaient très-blanches; et,--suivant son opinion sur la dimension des mains comme signe de noble naissance,--aristocratiquement petites. Il boitait du pied droit104; mais cette infirmité, quoique contraire à la grâce de ses mouvemens, ne diminuait que fort peu l'activité: et, eu égard à cette circonstance, ainsi qu'à l'habileté avec laquelle le pied était caché par le moyen de longs pantalons, il serait difficile de concevoir un défaut de ce genre qui causât moins de difformité, tandis que le timide embarras que la conscience continuelle de cette infirmité donnait aux premiers abords de mon noble ami, faisait de cette infirmité même une source d'intérêt.

Note 104: (retour) En parlant de cette infirmité au commencement de mon ouvrage, je m'abstins, tant d'après mes propres doutes à ce sujet, que d'après la grande variété que je trouvai dans les souvenirs des autres, de spécifier de quel pied il boitait. En vérité, on aura peine à croire quelle incertitude je trouvai sur ce point, même dans l'esprit des gens qui avaient vécu dans la plus grande intimité avec lui. M. Hunt dit dans son livre que le vice de conformation existait au pied gauche; et cette assertion, quoique contraire à mes souvenirs, et, à ce qu'il paraît, à la réalité, était confirmée par le dire d'autres personnes qui avaient vécu avec Byron. En m'adressant à ses anciens amis de Southwell, et à son cordonnier de cette ville, je les trouvai si peu préparés à répondre avec certitude sur ce point, que ce n'est qu'en se rappelant que le pied boiteux «était le premier en montant la rue,» qu'ils en conclurent enfin que le membre affecté était le droit; et M. Jackson, son professeur de pugilat, fut pareillement obligé de se rappeler si son noble élève frappait à droite ou à gauche pour arriver à la même conclusion. (Note de Moore.)

En revoyant le Journal dont j'avais intention de donner des extraits, je n'ai choisi que les opinions ou rêveries suivantes, relatives pour la plupart aux croyances religieuses. J'avais avancé dans la première partie de cet ouvrage que, «en aucun tems de sa vie, Lord Byron ne fut un incrédule décidé.» On a objecté à cette assertion que plusieurs passages de ses écrits prouvent directement le contraire. Mais cette objection, ainsi que l'interprétation de la plupart des passages citée à l'appui, se fonde, ce me semble, sur l'erreur, fort ordinaire en conversation, qui consiste à confondre la signification des mots incrédule et sceptique;--le premier supposant une opinion arrêtée, et le second le doute. Je n'ai pas moi-même toujours observé scrupuleusement cette distinction; et, dans un cas, je suis même entré par mégarde dans les idées de ceux que je combats en représentant Byron, dans sa jeunesse, comme «un écolier incrédule,» tandis que le mot «douteux» eût plus exactement exprimé ma pensée. Après cette explication nécessaire, je répéterai ici mon assertion; ou plutôt,--pour en mettre la substance sous une différente forme,--je dirai que Lord Byron fut, jusqu'au dernier moment, un sceptique, ce qui veut dire implicitement qu'il ne fut jamais un incrédule décidé.


PENSÉES DÉTACHÉES.

I.

«Si je devais recommencer à vivre, je ne sais ce que je voudrais changer dans ma vie, sinon vouloir n'avoir pas du tout vécu105. L'histoire, l'expérience, etc., nous apprennent que le bien et le mal sont assez également répartis dans l'existence d'ici-bas, et que ce qui est le plus désirable est d'en sortir facilement. Peut-elle nous donner autre chose que des années? et celles-ci n'ont guère de bon que leur fin.»

Note 105: (retour) «Swift adopta de bonne heure (dit sir Walter-Scott) la coutume de regarder l'anniversaire de sa naissance comme un terme, non de joie, mais de chagrin, et de lire, à chaque retour de ce jour, ce passage frappant de l'Écriture, dans lequel Job déplore et maudit le jour où l'on dit dans la maison de son père «qu'un enfant était né.»--Vie de Swift. (Note de Moore.)

II.

«L'immortalité de l'ame me paraît peu douteuse, si nous songeons un instant à l'action de l'esprit; il est dans une perpétuelle activité. Je doutai autrefois, mais la réflexion m'a mieux inspiré. L'esprit agit même indépendamment du corps,--dans les rêves, par exemple:--d'une manière incohérente et folle, je l'avoue; mais enfin c'est l'esprit qui agit, et même beaucoup plus que lorsque nous sommes éveillés. Or, cet esprit ne peut-il agir isolément, aussi bien que lors de son union avec le corps? Qui oserait nier cela? Les stoïciens, Épictète et Marc-Aurèle nomment l'existence actuelle «l'état d'une ame qui traîne un cadavre,»--lourde chaîne, sans aucun doute; mais toutes les chaînes, par cela même qu'elles sont matérielles, peuvent être brisées. Jusqu'à quel point notre vie future sera-t-elle individuelle; ou, pour mieux dire, jusqu'à quel point ressemblera-t-elle à notre existence présente? C'est une autre question; mais toujours est-il que l'éternité de l'esprit me semble aussi probable que celle du corps l'est peu. A la vérité, j'attaque ici la question sans recourir à la révélation, qui, après tout, en est une solution au moins aussi rationnelle qu'aucune autre. Une résurrection matérielle semble étrange et même absurde, excepté dans le but de punir; et toute punition, qui doit plutôt avoir le caractère d'une vengeance que d'une correction, est moralement mauvaise. Or, après la fin du monde, quelle pourra être la moralité ou l'utilité de tourmens éternels? Les passions humaines ont probablement défiguré les vérités divines sur ce point:--mais le problème est un mystère inabordable.»

III.

«Il est inutile de me dire: «Crois, et ne raisonne pas.» Vous feriez aussi bien de dire à un homme: «Ne veille pas, mais dors.» Puis, à quoi bon cet épouvantail de tortures, etc.? Je ne puis m'empêcher de penser que la menace de l'enfer fait autant de diables que les sévères codes pénaux de l'inhumaine humanité font de scélérats.»

IV.

«L'homme est né avec des passions charnelles, mais sa patrie spirituelle a une tendance secrète à l'amour du bien. Mais, grand Dieu! il est à présent un triste vase d'atomes.»

V.

«La matière est éternelle, toujours changeante, mais reproduite; et, autant que nous pouvons comprendre l'éternité, éternelle. Pourquoi l'esprit ne le serait-il pas? Pourquoi l'esprit n'agirait-il pas avec l'univers et sur l'univers, comme ses parcelles agissent avec et sur l'amas de poussière appelé humanité? Voyez comme un homme agit sur lui-même et sur les autres, ou même sur une multitude! La même action, dans un degré plus haut et plus pur, peut s'exercer sur les étoiles, etc, à l'infini.»

VI.

«J'ai souvent penché pour le matérialisme en philosophie, mais je n'ai jamais pu en concevoir l'introduction dans le christianisme, qui me paraît essentiellement fondé sur l'ame. Pour cette raison, le Matérialisme chrétien de Priestley me pétrifia toujours d'étonnement. Croyez à la résurrection du corps, si vous voulez, mais non pas sans ame. Ce serait le diable, si après avoir eu ici-bas une ame, un esprit, une intelligence (comme il vous plaira de dire), nous devions en être privés dans l'autre monde, même pour une matérialité immortelle. J'avoue ma partialité pour l'esprit.»

VII.

«C'est toujours par un brillant soleil que je suis très-religieux, comme s'il y avait une association entre un essor intérieur vers une plus grande et plus pure clarté, et l'allumeur de cette sombre lanterne de notre existence extérieure.»

VIII.

«La nuit offre aussi un intérêt religieux,--et elle me l'offrit surtout quand je contemplai la lune et les étoiles à travers le télescope d'Herschell106, et vis que c'étaient des mondes.»

Note 106: (retour) Astronome célèbre par la découverte de la planète Uranus, et surtout par ses belles recherches en astronomie sidérale. (Note du Trad.)

IX.

«Si d'après certaines considérations, vous pouviez prouver que le monde est de plusieurs milliers d'années plus vieux que ne le fait la chronologie mosaïque, ou si vous pouviez vous débarrasser d'Adam et d'Ève, de la pomme et du serpent, que mettriez-vous à la place? ou quelle difficulté se trouve levée? Les choses doivent avoir eu un commencement, et peu importe quand ou comment

X.

«Je soupçonne quelquefois que l'homme est le débris d'un être matériel supérieur, qui, échappé au naufrage d'un monde primitif, a dégénéré pendant une lutte dangereuse contre le chaos,--comme nous voyons les Lapons et les Esquimaux107, etc., inférieurs à nous dans l'état présent, parce qu'ils sont soumis à des élémens plus inexorables. Mais alors même, il faut admettre que cette hypothétique création d'une race préadamite a eu une origine et un créateur,--car une création est plus naturelle à concevoir qu'un fortuit concours d'atomes: toutes choses remontent à une source, quoiqu'elles aillent se perdre dans un océan.»

Note 107: (retour) C'est-à-dire tous les peuples que les naturalistes groupent sous le nom de race hyperboréenne. (Note du Trad.)

XI.

«Plutarque dit, dans sa Vie de Lysandre, qu'Aristote remarque «qu'en général les grands génies sont mélancoliques, et cite en exemple Socrate, Platon, Hercule (ou Héraclite108)--et enfin Lysandre, qui ne fut pas mélancolique dans sa jeunesse, mais le devint en approchant de la vieillesse.» Suis-je ou non un génie? Quoique j'aie été proclamé tel par mes amis et par mes ennemis, en plus d'un pays et en plus d'une langue, et même dans un espace de tems assez court, je ne puis décider moi-même la question; mais je puis dire de ma mélancolie, que «elle s'accroît, et pourtant devrait diminuer.» Mais comment?

«Je pense, moi, que la plupart des hommes sont au fond mélancoliques, mais qu'on ne remarque cette disposition que chez les hommes remarquables. La duchesse de Broglie109, en réponse à une remarque que j'avais faite sur les erreurs de gens d'esprit, me dit: «Ces gens-là ne se trompent pas plus que d'autres; mais étant plus en vue, ils sont plus observés, surtout en tout ce qui peut les rabaisser jusqu'aux autres hommes, ou élever les autres hommes jusqu'à eux.» C'était en 1816.

Note 108: (retour) La leçon la plus probable du texte grec est Ἠρακλειτος et non Ἠρακλπς. (Note du Trad.)

»En effet (qu'on me permette la supposition), si les sottises des sots étaient toutes consignées par écrit comme celles des sages, les sages (qui ne paraissent aujourd'hui qu'une meilleure espèce de sots) sembleraient presque intelligens.»

Note 109: (retour) Fille de Mme de Staël, et femme du pair actuel. (Note du Trad.)

XII.

«C'est singulier comme nous perdons vite l'impression de ce qui cesse d'être constamment sous nos yeux: une année la diminue, un lustre l'oblitère. Il n'en reste rien de distinct sans un effort de mémoire. Puis, en vérité, la lumière reparaît pour un moment; mais qui peut être sûr que l'imagination ne nous prête pas alors son flambeau? Qu'un homme essaie au bout de dix ans de se rappeler les traits, ou l'esprit, ou les paroles, ou les habitudes de son meilleur ami, ou de son grand homme (je veux dire son favori, son Bonaparte, son monsieur tel ou tel), et il sera surpris de l'extrême confusion de ses idées. Je parle avec assurance sur ce point, car j'ai toujours passé pour être doué d'une bonne,--d'une excellente mémoire. J'excepte pourtant nos souvenirs de femmes; nous n'oublions pas plus ces maudites créatures que toute époque remarquable, comme la révolution,» ou «la peste,» ou «l'invasion,» ou «la comète,» ou «la guerre» de telle ou telle année,--toutes dates favorites de l'humanité, qui a tant de prospérités en partage qu'elle les met, comme choses trop vulgaires, dans la composition de ses calendriers. Par exemple, vous voyez: «grande sécheresse,» «Tamise gelée,» «guerre de sept ans,» «commencement de la révolution anglaise, française ou espagnole,--» «tremblement de terre de Lisbonne,» «tremblement de terre de Lima,» «tremblement de terre de Calabre,» «peste de Londres,» «item de Constantinople,» «suette épidémique,» «fièvre jaune de Philadelphie, etc., etc., etc.» Mais vous ne voyez pas: «L'abondante moisson,» «le bel été,» «la longue paix,» «les spéculations prospères,» «l'heureuse navigation,» dans de si emphatiques éphémérides. A propos, il y a eu une guerre de trente ans et une guerre de soixante-dix ans; y a-t-il eu jamais une paix de soixante-dix ou trente ans? Y a-t-il même eu jamais une paix universelle d'un jour? Excepté peut-être en Chine, où l'on a trouvé le misérable bonheur d'une médiocrité stationnaire et pacifique. Et cela vient-il de l'avarice ou de la cruauté de la nature? ou de l'ingratitude des hommes? Que les philosophes décident. Je ne le sais pas.»

XIII.

«En général, je ne cadre pas bien avec les hommes de lettres; non pas que je les aie en aversion, mais je n'ai jamais rien à leur dire après avoir loué leur dernier ouvrage. Il y a plusieurs exceptions, sans aucun doute; mais alors ce sont des hommes du monde, comme Scott, Moore, etc.; ou des visionnaires étrangers au monde, comme Shelley, etc. Mais, pour les autres, je ne me trouvai jamais bien dans leur compagnie, et surtout je ne pus jamais souffrir vos littérateurs étrangers, excepté Giordani, et--et--et--(ma foi, je ne puis en citer un autre);--il n'y en a pas un que j'aie désiré voir deux fois, excepté peut-être Mezzophanti, qui est un monstre de linguistique, le Briarée des parties du discours, un polyglotte ambulant, qui aurait dû exister au tems de la Tour de Babel pour servir d'interprète universel. Il est vraiment merveilleux,--et pourtant modeste. Je le mis à l'épreuve dans toutes les langues dont je connaissais le plus petit juron (ou imprécation contre postillons, sauvages, tartares, bateliers, matelots, pilotes, gondoliers, muletiers, chameliers, voituriers, maîtres de poste, chevaux de poste, relais de poste, et tout ce qui concerne la poste); eh bien! il me confondit,--même dans mon anglais.»

XIV.

«Nul homme ne voudrait vivre de nouveau sa vie110,» est un ancien et véritable dicton que chacun peut résoudre pour son propre compte. En même tems, il y a probablement dans la vie de la plupart des hommes certains momens pour lesquels ils consentiraient à revivre? Autrement, pourquoi vivons-nous? Parce que l'espérance a recours à la mémoire, et l'une et l'autre sont fausses;--mais--mais--mais--mais,--et ce mais nous traîne jusque--à quoi? Je ne sais; et qui le sait? «Celui qui mourut mercredi.»

Note 110: (retour) No man would live his life over again.

En plaçant devant les yeux du lecteur ces derniers extraits des papiers que je possède, je devrais peut-être dire quelque chose,--en addition à ce que j'ai déjà émis sur le sujet,--concernant ces Mémoires, qu'en vertu du pouvoir discrétionnaire à moi confié par mon noble ami, je mis, peu de tems après sa mort, à la disposition de sa sœur et de son exécuteur testamentaire, et qu'un sentiment de respect pour sa mémoire fit livrer aux flammes. Toutefois, comme les circonstances liées à la reddition de ce manuscrit,--exigeant d'ailleurs beaucoup plus de détails que mes bornes ne me permettent, --ne concernent, sous aucun rapport, le caractère de Lord Byron, mais touchent uniquement le mien, ce n'est pas ici du moins que je me crois appelé à entrer en explication. Le monde continuera, sans doute, à juger de cette mesure comme il lui plaira; mais, après tout, c'est de notre propre opinion sur nos actions que notre bonheur dépend principalement, et je ne puis que dire que, si j'étais de nouveau placé dans les mêmes circonstances, je me déciderais,--dussé-je décupler le sacrifice pécuniaire que ma conduite me coûta,--à agir précisément de la même manière.

Pour la satisfaction de ceux dont le regret naît d'un meilleur motif que le simple désappointement d'une vaine curiosité, j'ajouterai ici que, sur la mystérieuse cause de la séparation, le manuscrit perdu n'apportait aucune espèce de lumière;--que bon nombre des détails qu'il contenait n'aurait jamais pu être publié111, et que la plupart, sinon la totalité, des personnalités n'auraient pu paraître que long-tems après la mort des individus intéressés;--que d'ailleurs tout ce qui concernait réellement Lord Byron se trouvait (comme je le savais quand je fis ce sacrifice) répété dans les divers journaux et memoranda, qui, sans être tous mis à contribution, furent, comme le lecteur l'a vu dans cet ouvrage, tous exactement conservés.

Note 111: (retour) Cette réflexion ne s'applique qu'à la seconde partie des Mémoires, car il n'y avait que peu de chose à publier dans la première partie, qui fut lue, comme on sait, par plusieurs amis du noble auteur. (Note de Moore.)

En vérité, si la suppression est blâmable, j'ai, dans le cours de mon travail, plus d'une fois encouru ce blâme; car, comme le lecteur a dû s'en apercevoir, j'ai omis une portion considérable de matériaux, auxquels Lord Byron, sans doute, dans son insouciance complète des conséquences, aurait désiré donner la publicité, mais qui, suivant les plus grandes probabilités, ne verront jamais le jour.

Il ne me reste que peu de chose à ajouter. Lord Orford112 a remarqué, comme «chose étrange, qu'en général le biographe devenait partisan fou de l'homme dont il écrivait la vie, tandis qu'on devrait naturellement penser que plus on étudie minutieusement la vie d'un homme, moins il doit paraître digne d'amour ou d'admiration.» Au contraire, ne pourrions-nous pas dire plus légitimement que, puisque le savoir est toujours la source de la tolérance, plus nous découvrons les motifs des actions d'un homme, les circonstances particulières dans lesquelles il fut placé, et les tentations sous l'influence desquelles il agit, plus nous sommes disposés à être indulgens pour ses erreurs, et forcés d'accorder notre approbation à ses vertus?

Note 112: (retour) En parlant de la Vie de Henri VIII de lord Herbert de Cherbury. (Note de Moore.)

La biographie de Byron est une tâche ardue que je n'ai pas, du moins, de moi-même entreprise: mon ami avait plus d'une fois exprimé le désir que je me chargeasse de cet office, à une époque où lui seul pressentait que j'eusse une grande chance d'avoir ce triste honneur. Si dans quelques cas j'ai consulté plutôt l'esprit que la lettre de ses injonctions, ç'a été dans l'unique but d'être plus juste envers lui qu'il ne l'a été lui-même; car il n'y avait point de mains entre lesquelles son caractère pût être plus compromis qu'entre les siennes, ni on ne pouvait faire plus de tort à sa mémoire qu'en substituant ce qu'il affectait d'être à ce qu'il était réellement. Je ne crois point, toutefois, avoir poussé la partialité au-delà du degré que notre amitié mutuelle explique et justifie; et, en vérité, il ne serait pas possible à l'ami le plus partial d'alléguer rien de plus convaincant en faveur de son caractère que la simple énonciation des faits par lesquels je conclurais--durant sa vie, malgré toutes ses fautes, il ne perdit jamais un ami;--ceux qui l'entourèrent dans sa jeunesse, comme camarades, professeurs ou domestiques, lui demeurèrent attachés jusqu'au dernier moment;--la femme à qui il accorda son amour dans la maturité de l'âge, l'idolâtre encore; et, à une malheureuse exception près, on citerait à peine l'exemple d'une seule personne qui, après avoir eu les plus courtes relations d'amitié avec lui, n'ait pas éprouvé pour lui un sentiment de bienveillance, et gardé de lui un doux souvenir.

J'ai maintenant terminé mon sujet, et je ne serai pas aisément amené à y remettre la main. Toutes les erreurs qui me seront démontrées seront corrigées;--tous les faits nouveaux que d'autres pourront produire parleront d'eux-mêmes. Quant aux pures opinions, je n'y ferai aucune attention,--et encore moins aux insinuations mystérieuses. J'ai dit ce que je sais et pense sur mon ami, et j'abandonne maintenant son caractère moral et littéraire au jugement du monde.

FIN.



APPENDICE.

DEUX ÉPITRES TRADUITES DE L'ARMÉNIEN.



ÉPITRE DES CORINTHIENS A L'APÔTRE SAINT PAUL.

1. «Étienne, et avec lui les anciens de l'église corinthienne, Numène, Eubule, Théophile et Xinon, à Paul, notre père, notre évangéliste et fidèle maître en Jésus-Christ, salut.

2.»Il est venu à Corinthe deux hommes, nommés Simon et Cléobe, qui ébranlent dangereusement la foi de quelques-uns de nos frères par des paroles trompeuses et corrompues;

3.»Desquelles paroles il faut t'instruire:

4.»Car nous n'avons point entendu de telles paroles, ni de toi ni des autres apôtres;

5.»Mais nous savons seulement ce que nous avons entendu de toi et d'eux; et nous l'avons fermement gardé.

6.»Mais notre Seigneur a eu compassion de nous, en ceci surtout que, tandis que tu es encore avec nous en chair, nous pouvons encore entendre de toi la parole divine.

7.»Écris-nous donc, ou viens toi-même bientôt parmi nous.

8.»Nous croyons dans le Seigneur qui, comme il fut révélé à Théonas, t'a délivré des mains des infidèles.

9.»Mais voici les paroles criminelles de ces hommes impurs. Ils disent et enseignent:

10.»Qu'il convient de ne point admettre l'autorité des prophètes.

11.»Ils n'affirment pas non plus l'omnipotence de Dieu;

12.»Ils n'affirment pas non plus la résurrection de la chair;

13.»Ils n'affirment pas non plus que l'homme fut créé par Dieu;

14.»Ils n'affirment pas non plus que Jésus-Christ fut incarné dans le sein de la Vierge Marie;

15.»Ils disent aussi que le monde ne fut pas l'ouvrage de Dieu, mais d'un ange.

16.»Hâte-toi donc de venir parmi nous,

17.»Afin que cette cité des Corinthiens demeure sans scandale,

18.»Et que la folie de ces hommes devienne manifeste par une claire réfutation. Adieu.»


Les diacres Thérepte et Tique reçurent et portèrent cette épître à la cité des Philippiens.

Lorsque Paul reçut l'épître, quoiqu'il fût alors dans les fers à cause de Stratonice, femme d'Apollophane, cependant, oubliant pour ainsi dire ses chaînes, il fut affligé de ces paroles, et dit en pleurant: «Mieux vaudrait pour moi être mort, et avec le Seigneur; car tandis que je suis dans ce corps, et que j'entends les abominables paroles d'une si fausse doctrine, voyez, j'éprouve douleur sur douleur; et mon affliction ajoute un poids à mes fers, quand je vois cette calamité, et ce progrès des machinations de Satan qui cherche à nuire.»

Et ainsi, dans une profonde affliction, Paul composa sa réponse à l'épître.

ÉPITRE DE PAUL AUX CORINTHIENS.

1. «Paul, emprisonné pour Jésus-Christ, et troublé par diverses douleurs, à ses frères Corinthiens, salut.

2.»Je ne m'étonne pas que les prédicateurs du mal aient fait ce progrès.

3.»Car, comme le Seigneur Jésus est près d'accomplir sa venue, c'est pour cela même que certains hommes altèrent et méprisent ces paroles.

4.»Mais, en vérité, je vous ai, dès le principe, enseigné ce que j'appris des premiers apôtres, qui demeurèrent toujours avec le Seigneur Jésus-Christ.

5.»Et je vous dis maintenant que le Seigneur Jésus-Christ naquit de la Vierge Marie, qui était de la race de David.

6.»Conformément à l'annonciation du Saint-Esprit, à elle envoyé par notre Père du haut des cieux;

7.»Afin que Jésus fut introduit dans le monde, et délivrât notre chair par sa chair, et qu'il nous ressuscitât d'entre les morts;

8.»Comme il en a été lui-même un exemple;

9.»Afin qu'il fût manifeste que l'homme a été créé par le Père céleste;

10.»Il n'a pas été abandonné dans la perdition;

11.»Mais il est recherché pour être revivifié par l'adoption.

12.»Car Dieu, qui est le Seigneur tout-puissant, le père de notre Seigneur Jésus-Christ, et qui créa le ciel et la terre, envoya d'abord les prophètes aux Juifs;

13.»Afin qu'il les purifiât de leurs péchés, et les amenât à son jugement.

14.»Parce qu'il désirait sauver, d'abord, la maison d'Israël, il donna et inspira son esprit aux prophètes;

15.»Afin qu'ils prêchassent pendant long-tems le culte de Dieu, et la nativité du Christ.

16.»Mais celui qui fut le prince du mal, quand il désira se faire dieu lui-même, mit sa main sur eux;

17. Et retint tous les hommes dans le péché.

18.»Car le jugement du monde approchait.

19.»Mais le Tout-Puissant, quand il voulut juger, n'abandonna pas volontiers sa créature;

20.»Mais quand il vit son affliction, il eut compassion d'elle:

21.»Et à la fin du tems, il envoya le Saint-Esprit dans la Vierge annoncée par les prophètes.

22.»Laquelle, ferme dans sa foi, fut rendue digne de concevoir et d'enfanter notre Seigneur Jésus-Christ.

23.»Afin que le malin esprit fût chassé de ce corps périssable, où il s'était glorifié, et qu'il devînt manifeste.

24.»Qu'il n'était point Dieu: car Jésus-Christ, par sa chair, avait sauvé cette périssable chair, et l'avait appelée à la vie éternelle par la foi.

25.»Car dans son corps il préparait un pur temple de justice pour tous les âges;

26.»Et c'est en lui que, quand nous croyons, nous sommes sauvés.

27.»Sachez donc que ces hommes sont, non pas les enfans de la justice, mais les enfans de la colère;

28.»Lesquels éloignent d'eux la compassion de Dieu;

29.»Lesquels disent que ni les cieux ni la terre ne furent les œuvres produites par la main du père de toutes choses.

30.»Mais ces hommes maudits ont la doctrine du serpent.

31.»Mais vous, par la grâce de Dieu, retirez-vous loin d'eux, et bannissez loin de vous la doctrine des méchans.

32.»Car vous n'êtes pas les enfans de la rebellion, mais les fils de l'église bien-aimée.

33.»Et c'est pour cela que le tems de la résurrection est prêché à tous les hommes.

34.»Donc ceux qui affirment qu'il n'y a pas de résurrection de la chair, ne sont point appelés à la vie éternelle;

35.»Mais c'est pour être jugé et condamné que l'incrédule ressuscitera en chair;

36.»Car à ce corps qui renie la résurrection du corps, la résurrection ne sera pas accordée, puisqu'il y a des hommes qui repoussent la résurrection.

37.»Mais vous, Corinthiens! vous avez appris, d'après l'exemple du blé et des autres semences;

38.»Qu'un grain tombe dans la terre, et d'abord y meurt;

39.»Et puis renaît, par la volonté de Dieu, avec le même corps;

40.»Et, en vérité, il ne renaît pas qu'avec le même corps, mais il renaît multiple, et comblé de bénédictions.

41.»Mais nous citons l'exemple, non-seulement des semences, mais des honorables corps des hommes.

42.»Vous aussi avez entendu parler de Jonas, fils d'Amathi.

43.»Parce qu'il tarda d'aller prêcher à Ninive, il fut englouti dans le ventre d'un poisson durant trois jours et trois nuits;

44.»Et après trois jours, Dieu entendit la supplication de Jonas, et le retira du profond abîme;

45»Aucune partie de son corps n'était corrompue, ni son sourcil ne s'était abaissé.

46.»Et à combien plus forte raison serez-vous ressuscités, ô hommes de peu de foi!

47.»Si vous croyez en notre Seigneur Jésus-Christ, il vous ressuscitera, comme il est lui-même ressuscité.

48.»Si les os du prophète Élisée ranimèrent le mort qui les toucha113,

49.»A plus forte raison, vous, qui êtes soutenus par la chair, le sang et l'esprit du Christ, vous vous releverez en ce grand jour avec un corps accompli?

50.»Le prophète Élie, en embrassant le fils de la veuve114, le ressuscita d'entre les morts:

51.»A plus forte raison Jésus-Christ vous ranimera, en ce jour, avec un corps accompli, comme il est lui-même ressuscité.

Note 113: (retour) L'Écriture dit qu'un mort, ayant été jeté dans le tombeau d'Élisée, ressuscita en touchant les os de ce prophète. (Note du Trad.)
Note 114: (retour) Élie multiplia l'huile de la veuve de Sarepta, et ressuscita son fils. (Note du Trad.)

52.»Vous n'admettrez pas d'autres choses en vain.

53.»Désormais personne ne peut plus m'inquiéter, car je porte sur mon corps ces fers;

54.»Pour obtenir le Christ; et je souffre avec patience ces afflictions, pour devenir digne de la résurrection d'entre les morts.

55.»Et vous qui avez reçu la loi des mains des bienheureux prophètes et du saint évangéliste, gardez-la tous fermement;

56.»Jusqu'à la fin du monde, afin que vous soyez récompensés dans la résurrection de la chair, et dans la possession de la vie éternelle.

57.»Mais si quelqu'un de vous meurt dans l'incrédulité, il sera jugé avec les pécheurs, et puni avec ceux qui ont une fausse foi.

58.»Car c'est une race de vipères, ce sont les enfans des dragons et des basilics.

59.»Retirez-vous loin d'eux, et fuyez avec l'aide de notre Seigneur Jésus-Christ.

60.»Et la paix et la grâce du fils bien-aimé soient avec vous. Ainsi-soit-il.»

Chargement de la publicité...