Œuvres de Voltaire Tome XX: Siècle de Louis XIV.—Tome II
Le chancelier Serrant
N’est pas trop nécessaire;
Et le sage Boifranc
Est celui qui sait plaire.
Et cette autre qu’il fit en congédiant un jour le conseil:
Sitôt qu’il voit sa chienne il quitte tout pour elle;
Rien ne peut l’arrêter
Quand la chasse l’appelle[163].
Ces bagatelles servent au moins à faire voir que les agréments de l’esprit fesaient un des plaisirs de sa cour, qu’il entrait dans ces plaisirs, et qu’il savait, dans le particulier, vivre en homme, aussi bien que représenter en monarque sur le théâtre du monde.
Sa lettre à l’archevêque de Reims, au sujet du marquis de Barbesieux, quoique écrite d’un style extrêmement négligé, fait plus d’honneur à son caractère que les pensées les plus ingénieuses n’en auraient fait à son esprit. Il avait donné à ce jeune homme la place de secrétaire d’état de la guerre, qu’avait eue le marquis de Louvois, son père. Bientôt mécontent de la conduite de son nouveau secrétaire d’état, il veut le corriger sans le trop mortifier. Dans cette vue, il s’adresse à son oncle, l’archevêque de Reims; il le prie d’avertir son neveu. C’est un maître instruit de tout; c’est un père qui parle.
«Je sais, dit-il, ce que je dois à la mémoire de M. de Louvois[164]; mais si votre neveu ne change de conduite, je serai forcé de prendre un parti. J’en serai fâché; mais il en faudra prendre un. Il a des talents; mais il n’en fait pas un bon usage. Il donne trop souvent à souper aux princes, au lieu de travailler; il néglige les affaires pour ses plaisirs; il fait attendre trop long-temps les officiers dans son antichambre; il leur parle avec hauteur, et quelquefois avec dureté.»
Voilà ce que ma mémoire me fournit de cette lettre, que j’ai vue autrefois en original. Elle fait bien voir que Louis XIV n’était pas gouverné par ses ministres, comme on l’a cru; et qu’il savait gouverner ses ministres.
Il aimait les louanges; et il est à souhaiter qu’un roi les aime, parcequ’alors il s’efforce de les mériter. Mais Louis XIV ne les recevait pas toujours, quand elles étaient trop fortes. Lorsque notre académie, qui lui rendait toujours compte des sujets qu’elle proposait pour ses prix, lui fit voir celui-ci: Quelle est de toutes les vertus du roi celle qui mérite la préférence? le roi rougit, et ne voulut pas qu’un tel sujet fût traité. Il souffrit les prologues de Quinault[165]; mais c’était dans les plus beaux jours de sa gloire, dans le temps où l’ivresse de la nation excusait la sienne. Virgile et Horace, par reconnaissance, et Ovide, par une indigne faiblesse, prodiguèrent à Auguste des éloges plus forts, et, si on songe aux proscriptions, bien moins mérités.
Si Corneille avait dit dans la chambre du cardinal de Richelieu, à quelqu’un des courtisans: Dites à M. le cardinal que je me connais mieux en vers que lui, jamais ce ministre ne lui eût pardonné; c’est pourtant ce que Despréaux dit tout haut du roi, dans une dispute qui s’éleva sur quelques vers que le roi trouvait bons, et que Despréaux condamnait. «Il a raison, dit le roi; il s’y connaît mieux que moi.»
Le duc de Vendôme avait auprès de lui Villiers, un de ces hommes de plaisir, qui se font un mérite d’une liberté cynique. Il le logeait à Versailles dans son appartement. On l’appelait communément Villiers-Vendôme. Cet homme condamnait hautement tous les goûts de Louis XIV, en musique, en peinture, en architecture, en jardins. Le roi plantait-il un bosquet, meublait-il un appartement, construisait-il une fontaine, Villiers trouvait tout mal entendu, et s’exprimait en termes peu mesurés. Il est étrange, disait le roi, que Villiers ait choisi ma maison pour venir s’y moquer de tout ce que je fais. L’ayant rencontré un jour dans les jardins: Eh bien! lui dit-il en lui montrant un de ses nouveaux ouvrages, cela n’a donc pas le bonheur de vous plaire?—Non, répondit Villiers.—Cependant, reprit le roi, il y a bien des gens qui n’en sont pas si mécontents.—Cela peut être, repartit Villiers, chacun a son avis.—Le roi, en riant, répondit: On ne peut pas plaire à tout le monde.
Un jour Louis XIV jouant au trictrac, il y eut un coup douteux. On disputait; les courtisans demeuraient dans le silence. Le comte de Grammont arrive. Jugez-nous, lui dit le roi.—Sire, c’est vous qui avez tort, dit le comte.—Et comment pouvez-vous me donner le tort avant de savoir ce dont il s’agit?—Eh! sire, ne voyez-vous pas que, pour peu que la chose eût été seulement douteuse, tous ces messieurs vous auraient donné gain de cause?
Le duc d’Antin se distingua dans ce siècle par un art singulier, non pas de dire des choses flatteuses, mais d’en faire. Le roi va coucher à Petit-Bourg; il y critique une grande allée d’arbres qui cachait la vue de la rivière. Le duc d’Antin la fait abattre pendant la nuit. Le roi, à son réveil, est étonné de ne plus voir ces arbres qu’il avait condamnés. «C’est parceque votre majesté les a condamnés, qu’elle ne les voit plus», répond le duc.
Nous avons aussi rapporté ailleurs[166] que le même homme ayant remarqué qu’un bois assez grand, au bout du canal de Fontainebleau, déplaisait au roi, prit le moment d’une promenade; et, tout étant préparé, il se fit donner un ordre de couper ce bois, et on le vit dans l’instant abattu tout entier. Ces traits sont d’un courtisan ingénieux, et non pas d’un flatteur. [167] On a accusé Louis XIV d’un orgueil insupportable, parceque la base de sa statue, à la place des Victoires, est entourée d’esclaves enchaînés[168]. Mais ce n’est point lui qui fit ériger cette statue, ni celle qu’on voit à la place de Vendôme[169]. Celle de la place des Victoires est le monument de la grandeur d’ame et de la reconnaissance du premier maréchal de La Feuillade pour son souverain. Il y dépensa cinq cent mille livres, qui font près d’un million aujourd’hui; et la ville en ajouta autant pour rendre la place régulière. Il paraît qu’on a eu également tort d’imputer à Louis XIV le faste de cette statue, et de ne voir que de la vanité et de la flatterie dans la magnanimité du maréchal.
On ne parlait que de ces quatre esclaves; mais ils figurent des vices domptés, aussi bien que des nations vaincues; le duel aboli, l’hérésie détruite; les inscriptions le témoignent assez. Elles célèbrent aussi la jonction des mers, la paix de Nimègue; elles parlent de bienfaits plus que d’exploits guerriers. D’ailleurs c’est un ancien usage des sculpteurs de mettre des esclaves aux pieds des statues des rois. Il vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux; mais enfin, on voit des esclaves aux pieds du clément Henri IV et de Louis XIII, à Paris; on en voit à Livourne sous la statue de Ferdinand de Médicis, qui n’enchaîna assurément aucune nation; on en voit à Berlin sous la statue d’un électeur[170] qui repoussa les Suédois, mais qui ne fit point de conquêtes.
Les voisins de la France, et les Français eux-mêmes, ont rendu très injustement Louis XIV responsable de cet usage. L’inscription Viro immortali, A l’homme immortel, a été traitée d’idolâtrie, comme si ce mot signifiait autre chose que l’immortalité de sa gloire. L’inscription de Viviani, à sa maison de Florence, Ædes a deo datæ[171], Maison donnée par un dieu, serait bien plus idolâtre: elle n’est pourtant qu’une allusion au surnom de Dieu-donné, et au vers de Virgile, deus nobis hæc otia fecit. (Egl. I, v. 6.)
A l’égard de la statue de la place de Vendôme, c’est la ville qui l’a érigée. Les inscriptions latines qui remplissent les quatre faces de la base sont des flatteries plus grossières que celles de la place des Victoires. On y lit que Louis XIV ne prit jamais les armes que malgré lui. Il démentit bien solennellement cette adulation au lit de la mort, par des paroles dont on se souviendra plus long-temps que de ces inscriptions ignorées de lui, et qui ne sont que l’ouvrage de la bassesse de quelques gens de lettres.
Le roi avait destiné les bâtiments de cette place pour sa bibliothèque publique. La place était plus vaste; elle avait d’abord trois faces, qui étaient celles d’un palais immense, dont les murs étaient déjà élevés, lorsque le malheur des temps, en 1701, força la ville de bâtir des maisons de particuliers sur les ruines de ce palais commencé. Ainsi le Louvre n’a point été fini; ainsi la fontaine et l’obélisque que Colbert voulait faire élever vis-à-vis le portail de Perrault, n’ont paru que dans les dessins; ainsi le beau portail de Saint-Gervais est demeuré offusqué; et la plupart des monuments de Paris laissent des regrets.
La nation desirait que Louis XIV eût préféré son Louvre et sa capitale au palais de Versailles, que le duc de Créqui appelait un favori sans mérite. La postérité admire avec reconnaissance ce qu’on a fait de grand pour le public; mais la critique se joint à l’admiration, quand on voit ce que Louis XIV a fait de superbe et de défectueux pour sa maison de campagne.
Il résulte de tout ce qu’on vient de rapporter, que ce monarque aimait en tout la grandeur et la gloire. Un prince qui, ayant fait d’aussi grandes choses que lui, serait encore simple et modeste, serait le premier des rois[172], et Louis XIV le second.
S’il se repentit en mourant d’avoir entrepris légèrement des guerres, il faut convenir qu’il ne jugeait pas par les événements; car, de toutes ses guerres, la plus juste et la plus indispensable, celle de 1701, fut la seule malheureuse.
Il eut de son mariage, outre Monseigneur, deux fils et trois filles morts dans l’enfance. Ses amours furent plus heureux: il n’y eut que deux de ses enfants naturels qui moururent au berceau; huit autres vécurent, furent légitimés, et cinq eurent postérité. Il eut encore d’une demoiselle, attachée à madame de Montespan, une fille non reconnue, qu’il maria à un gentilhomme d’auprès de Versailles, nommé de La Queue.
On soupçonna, avec beaucoup de vraisemblance, une religieuse de l’abbaye de Moret d’être sa fille. Elle était extrêmement basanée, et d’ailleurs lui ressemblait[173]. Le roi lui donna vingt mille écus de dot, en la plaçant dans ce couvent. L’opinion qu’elle avait de sa naissance lui donnait un orgueil dont ses supérieures se plaignirent. Madame de Maintenon, dans un voyage de Fontainebleau, alla au couvent de Moret; et voulant inspirer plus de modestie à cette religieuse, elle fit ce qu’elle put pour lui ôter l’idée qui nourrissait sa fierté. «Madame, lui dit cette personne, la peine que prend une dame de votre élévation, de venir exprès ici me dire que je ne suis pas fille du roi, me persuade que je le suis.» Le couvent de Moret se souvient encore de cette anecdote.
Tant de détails pourraient rebuter un philosophe; mais la curiosité, cette faiblesse si commune aux hommes, cesse presque d’en être une, quand elle a pour objet des temps et des hommes qui attirent les regards de la postérité.
CHAPITRE XXIX.
Gouvernement intérieur. Justice. Commerce. Police. Lois. Discipline
militaire. Marine, etc.
On doit cette justice aux hommes publics qui ont fait du bien à leur siècle, de regarder le point dont ils sont partis, pour mieux voir les changements qu’ils ont faits dans leur patrie. La postérité leur doit une éternelle reconnaissance des exemples qu’ils ont donnés, lors même qu’ils sont surpassés. Cette juste gloire est leur unique récompense. Il est certain que l’amour de cette gloire anima Louis XIV, lorsque, commençant à gouverner par lui-même, il voulut réformer son royaume, embellir sa cour, et perfectionner les arts.
Non seulement il s’imposa la loi de travailler régulièrement avec chacun de ses ministres, mais tout homme connu pouvait obtenir de lui une audience particulière, et tout citoyen avait la liberté de lui présenter des requêtes et des projets. Les placets étaient reçus d’abord par un maître des requêtes qui les rendait apostillés; ils furent dans la suite renvoyés aux bureaux des ministres. Les projets étaient examinés dans le conseil quand ils méritaient de l’être, et leurs auteurs furent admis plus d’une fois à discuter leurs propositions avec les ministres en présence du roi. Ainsi on vit entre le trône et la nation une correspondance qui subsista malgré le pouvoir absolu.
Louis XIV se forma et s’accoutuma lui-même au travail; et ce travail était d’autant plus pénible qu’il était nouveau pour lui, et que la séduction des plaisirs pouvait aisément le distraire. Il écrivit les premières dépêches à ses ambassadeurs. Les lettres les plus importantes furent souvent depuis minutées de sa main, et il n’y en eut aucune écrite en son nom qu’il ne se fit lire.
A peine Colbert, après la chute de Fouquet, eut-il rétabli l’ordre dans les finances, que le roi remit aux peuples tout ce qui était dû d’impôts depuis 1647 jusqu’en 1656, et surtout trois millions de tailles[174]. On abolit pour cinq cent mille écus par an de droits onéreux. Ainsi l’abbé de Choisi paraît ou bien mal instruit, ou bien injuste, quand il dit qu’on ne diminua point la recette. Il est certain qu’elle fut diminuée par ces remises, et augmentée par le bon ordre.
Les soins du premier président de Bellièvre, aidés des libéralités de la duchesse d’Aiguillon, et de plusieurs citoyens, avaient établi l’hôpital général. Le roi l’augmenta, et en fit élever dans toutes les villes principales du royaume.
Les grands chemins, jusqu’alors impraticables, ne furent plus négligés, et peu-à-peu devinrent ce qu’ils sont aujourd’hui sous Louis XV, l’admiration des étrangers. De quelque côté qu’on sorte de Paris, on voyage à présent environ cinquante à soixante lieues, à quelques endroits près, dans des allées fermes, bordées d’arbres. Les chemins construits par les anciens Romains étaient plus durables, mais non pas si spacieux et si beaux[175].
Le génie de Colbert se tourna principalement vers le commerce, qui était faiblement cultivé, et dont les grands principes n’étaient pas connus. Les Anglais, et encore plus les Hollandais, fesaient par leurs vaisseaux presque tout le commerce de la France. Les Hollandais surtout chargeaient dans nos ports nos denrées, et les distribuaient dans l’Europe. Le roi commença, dès 1662, à exempter ses sujets d’une imposition nommée le droit de fret, que payaient tous les vaisseaux étrangers; et il donna aux Français toutes les facilités de transporter eux-mêmes leurs marchandises à moins de frais. Alors le commerce maritime naquit. Le conseil de commerce, qui subsiste aujourd’hui, fut établi, et le roi y présidait tous les quinze jours.
Les ports de Dunkerque et de Marseille furent déclarés francs, et bientôt cet avantage attira le commerce du Levant à Marseille, et celui du Nord à Dunkerque.
On forma une compagnie des Indes occidentales en 1664, et celle des grandes Indes fut établie la même année. Avant ce temps, il fallait que le luxe de la France fût tributaire de l’industrie hollandaise. Les partisans de l’ancienne économie timide, ignorante, et resserrée, déclamèrent en vain contre un commerce dans lequel on échange sans cesse de l’argent qui ne périrait pas, contre des effets qui se consomment. Ils ne fesaient pas réflexion que ces marchandises de l’Inde, devenues nécessaires, auraient été payées plus chèrement à l’étranger. Il est vrai qu’on porte aux Indes orientales plus d’espèces qu’on n’en retire, et que par là l’Europe s’appauvrit. Mais ces espèces viennent du Pérou et du Mexique; elles sont le prix de nos denrées portées à Cadix, et il reste plus de cet argent en France que les Indes orientales n’en absorbent.
Le roi donna plus de six millions de notre monnaie d’aujourd’hui à la compagnie. Il invita les personnes riches à s’y intéresser. Les reines, les princes, et toute la cour, fournirent deux millions numéraires de ce temps-là. Les cours supérieures donnèrent douze cent mille livres; les financiers, deux millions; le corps des marchands, six cent cinquante mille livres. Toute la nation secondait son maître.
Cette compagnie a toujours subsisté; car encore que les Hollandais eussent pris Pondichéri en 1694, et que le commerce des Indes languît depuis ce temps, il reprit une force nouvelle sous la régence du duc d’Orléans[176]. Pondichéri devint alors la rivale de Batavia; et cette compagnie des Indes, fondée avec des peines extrêmes par le grand Colbert, reproduite de nos jours par des secousses singulières, fut, pendant quelques années, une des plus grandes ressources du royaume[177]. Le roi forma encore une compagnie du Nord en 1669: il y mit des fonds comme dans celle des Indes. Il parut bien alors que le commerce ne déroge pas, puisque les plus grandes maisons s’intéressaient à ces établissements, à l’exemple du monarque.
La compagnie des Indes occidentales ne fut pas moins encouragée que les autres: le roi fournit le dixième de tous les fonds.
Il donna trente francs par tonneau d’exportation, et quarante d’importation. Tous ceux qui firent construire des vaisseaux dans les ports du royaume reçurent cinq livres pour chaque tonneau que leur navire pouvait contenir[178].
On ne peut encore trop s’étonner que l’abbé de Choisi ait censuré ces établissements dans ses Mémoires, qu’il faut lire avec défiance[179]. Nous sentons aujourd’hui tout ce que le ministre Colbert fit pour le bien du royaume; mais alors on ne le sentait pas: il travaillait pour des ingrats. On lui sut à Paris beaucoup plus mauvais gré de la suppression de quelques rentes sur l’hôtel de ville acquises à vil prix depuis 1656, et du décri où tombèrent les billets de l’épargne prodigués sous le précédent ministère, qu’on ne fut sensible au bien général qu’il fesait[180]. Il y avait plus de bourgeois que de citoyens. Peu de personnes portaient leurs vues sur l’avantage public. On sait combien l’intérêt particulier fascine les yeux et rétrécit l’esprit; je ne dis pas seulement l’intérêt d’un commerçant, mais d’une compagnie, mais d’une ville. La réponse grossière d’un marchand, nommé Hazon, qui, consulté par ce ministre, lui dit: «Vous avez trouvé la voiture renversée d’un côté, et vous l’avez renversée de l’autre,» était encore citée avec complaisance dans ma jeunesse; et cette anecdote se retrouve dans Moréri[181]. Il a fallu que l’esprit philosophique, introduit fort tard en France, ait réformé les préjugés du peuple, pour qu’on rendît enfin une justice entière à la mémoire de ce grand homme. Il avait la même exactitude que le duc de Sulli, et des vues beaucoup plus étendues. L’un ne savait que ménager, l’autre savait faire de grands établissements. Sulli, depuis la paix de Vervins, n’eut d’autre embarras que celui de maintenir une économie exacte et sévère; et il fallut que Colbert trouvât des ressources promptes et immenses pour la guerre de 1667 et pour celle de 1672. Henri IV secondait l’économie de Sulli: les magnificences de Louis XIV contrarièrent toujours le système de Colbert[182].
Cependant presque tout fut réparé ou créé de son temps. La réduction de l’intérêt au denier vingt, des emprunts du roi et des particuliers, fut la preuve sensible, en 1665, d’une abondante circulation. Il voulait enrichir la France et la peupler. Les mariages dans les campagnes furent encouragés, par une exemption de tailles pendant cinq années, pour ceux qui s’établiraient à l’âge de vingt ans; et tout père de famille qui avait dix enfants était exempt pour toute sa vie, parcequ’il donnait plus à l’état par le travail de ses enfants, qu’il n’eût pu donner en payant la taille. Ce réglement aurait dû demeurer à jamais sans atteinte.
Depuis l’an 1663 jusqu’en 1672, chaque année de ce ministère fut marquée par l’établissement de quelque manufacture. Les draps fins qu’on tirait auparavant d’Angleterre, de Hollande, furent fabriqués dans Abbeville. Le roi avançait au manufacturier deux mille livres par chaque métier battant, outre des gratifications considérables. On compta, dans l’année 1669, quarante-quatre mille deux cents métiers en laine dans le royaume. Les manufactures de soie perfectionnées produisirent un commerce de plus de cinquante millions de ce temps-là; et non seulement l’avantage qu’on en tirait était beaucoup au-dessus de l’achat des soies nécessaires, mais la culture des mûriers mit les fabricants en état de se passer des soies étrangères pour la trame des étoffes.
On commença dès 1666 à faire d’aussi belles glaces qu’à Venise, qui en avait toujours fourni toute l’Europe; et bientôt on en fit dont la grandeur et la beauté n’ont pu jamais être imitées ailleurs. Les tapis de Turquie et de Perse furent surpassés à la Savonnerie. Les tapisseries de Flandre cédèrent à celles des Gobelins. Ce vaste enclos des Gobelins était rempli alors de plus de huit cents ouvriers; il y en avait trois cents qu’on y logeait: les meilleurs peintres dirigeaient l’ouvrage, ou sur leurs propres dessins, ou sur ceux des anciens maîtres d’Italie. C’est dans cette enceinte des Gobelins qu’on fabriquait encore des ouvrages de rapport, espèce de mosaïque admirable; et l’art de la marqueterie fut poussé à sa perfection.
Outre cette belle manufacture de tapisseries aux Gobelins, on en établit une autre à Beauvais. Le premier manufacturier eut six cents ouvriers dans cette ville; et le roi lui fit présent de soixante mille livres.
Seize cents filles furent occupées aux ouvrages de dentelles: on fit venir trente principales ouvrières de Venise, et deux cents de Flandre; et on leur donna trente-six mille livres pour les encourager.
Les fabriques des draps de Sedan, celles des tapisseries d’Aubusson, dégénérées et tombées, furent rétablies. Les riches étoffes, où la soie se mêle avec l’or et l’argent, se fabriquèrent à Lyon, à Tours, avec une industrie nouvelle.
On sait que le ministère acheta en Angleterre le secret de cette machine ingénieuse avec laquelle on fait les bas dix fois plus promptement qu’à l’aiguille. Le fer-blanc, l’acier, la belle faïence, les cuirs maroquinés qu’on avait toujours fait venir de loin, furent travaillés en France. Mais des calvinistes, qui avaient le secret du fer-blanc et de l’acier, emportèrent, en 1686, ce secret avec eux, et firent partager cet avantage et beaucoup d’autres à des nations étrangères.
Le roi achetait tous les ans pour environ huit cent mille de nos livres de tous les ouvrages de goût qu’on fabriquait dans son royaume, et il en fesait des présents.
Il s’en fallait beaucoup que la ville de Paris fût ce qu’elle est aujourd’hui. Il n’y avait ni clarté, ni sûreté, ni propreté. Il fallut pourvoir à ce nettoiement continuel des rues; à cette illumination que cinq mille fanaux forment toutes les nuits, paver la ville tout entière, y construire deux nouveaux ports, rétablir les anciens, faire veiller une garde continuelle, à pied et à cheval, pour la sûreté des citoyens. Le roi se chargea de tout en affectant des fonds à ces dépenses nécessaires. Il créa, en 1667, un magistrat uniquement pour veiller à la police. La plupart des grandes villes de l’Europe ont à peine imité ces exemples long-temps après, et aucune ne les a égalés. Il n’y a point de ville pavée comme Paris; et Rome même n’est pas éclairée.
Tout commençait à tendre tellement à la perfection, que le second lieutenant de police[183] qu’eut Paris acquit dans cette place une réputation qui le mit au rang de ceux qui ont fait honneur à ce siècle: aussi était-ce un homme capable de tout. Il fut depuis dans le ministère; et il eût été bon général d’armée. La place de lieutenant de police était au-dessous de sa naissance et de son mérite; et cependant cette place lui fit un bien plus grand nom que le ministère gêné et passager qu’il obtint, sur la fin de sa vie.
On doit observer ici que M. d’Argenson ne fut pas le seul, à beaucoup près, de l’ancienne chevalerie, qui eût exercé la magistrature. La France est presque l’unique pays de l’Europe où l’ancienne noblesse ait pris souvent le parti de la robe. Presque tous les autres états, par un reste de barbarie gothique, ignorent encore qu’il y ait de la grandeur dans cette profession[184].
Le roi ne cessa de bâtir au Louvre, à Saint-Germain, à Versailles, depuis 1661. Les particuliers, à son exemple, élevèrent dans Paris mille édifices superbes et commodes. Le nombre s’en est accru tellement que, depuis les environs du Palais-Royal et ceux de Saint-Sulpice, il se forma dans Paris deux villes nouvelles, fort supérieures à l’ancienne. Ce fut en ce temps-là qu’on inventa la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts; de sorte qu’un citoyen de Paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitole. Cet usage, qui a commencé dans Paris, fut bientôt reçu dans toute l’Europe; et, devenu commun, il n’est plus un luxe.
Louis XIV avait du goût pour l’architecture, pour les jardins, pour la sculpture; et ce goût était en tout dans le grand et dans le noble. Dès que le contrôleur-général Colbert eut, en 1664, la direction des bâtiments, qui est proprement le ministère des arts[185], il s’appliqua à seconder les projets de son maître. Il fallut d’abord travailler à achever le Louvre. François Mansard, l’un des plus grands architectes qu’ait eus la France, fut choisi pour construire les vastes édifices qu’on projetait. Il ne voulut pas s’en charger sans avoir la liberté de refaire ce qui lui paraîtrait défectueux dans l’exécution. Cette défiance de lui-même, qui eût entraîné trop de dépenses, le fit exclure. On appela de Rome le cavalier Bernini, dont le nom était célèbre par la colonnade qui entoure le parvis de Saint-Pierre, par la statue équestre de Constantin, et par la fontaine Navonne. Des équipages lui furent fournis pour son voyage. Il fut conduit à Paris en homme qui venait honorer la France. Il reçut, outre cinq louis par jour pendant huit mois qu’il y resta, un présent de cinquante mille écus, avec une pension de deux mille, et une de cinq cents pour son fils. Cette générosité de Louis XIV, envers le Bernin, fut encore plus grande que la magnificence de François Iᵉʳ pour Raphaël. Le Bernin, par reconnaissance, fit depuis à Rome la statue équestre du roi, qu’on voit à Versailles. Mais quand il arriva à Paris avec tant d’appareil, comme le seul homme digne de travailler pour Louis XIV, il fut bien surpris de voir le dessin de la façade du Louvre[186], du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui devint bientôt après dans l’exécution un des plus augustes monuments d’architecture qui soient au monde. Claude Perrault avait donné ce dessin, exécuté par Louis Levau et Dorbay. Il inventa les machines avec lesquelles on transporta des pierres de cinquante-deux pieds de long, qui forment le fronton de ce majestueux édifice. On va chercher quelquefois bien loin ce qu’on a chez soi. Aucun palais de Rome n’a une entrée comparable à celle du Louvre, dont on est redevable à ce Perrault que Boileau osa vouloir rendre ridicule. Ces vignes si renommées sont, de l’aveu des voyageurs, très inférieures au seul château de Maisons, qu’avait bâti François Mansard à si peu de frais. Bernini fut magnifiquement récompensé, et ne mérita pas ses récompenses: il donna seulement des dessins qui ne furent pas exécutés.
Le roi, en fesant bâtir ce Louvre dont l’achèvement est tant désiré, en fesant une ville à Versailles près de ce château qui a coûté tant de millions[187], en bâtissant Trianon, Marli, et en fesant embellir tant d’autres édifices, fit élever l’Observatoire, commencé en 1666, dès le temps qu’il établit l’Académie des Sciences. Mais le monument le plus glorieux par son utilité, par sa grandeur, et par ses difficultés, fut ce canal du Languedoc qui joint les deux mers, et qui tombe dans le port de Cette, construit pour recevoir ses eaux. Tout ce travail fut commencé dès 1664; et on le continua sans interruption jusqu’en 1681. La fondation des Invalides et la chapelle de ce bâtiment, la plus belle de Paris, l’établissement de Saint-Cyr, le dernier de tant d’ouvrages construits par ce monarque, suffiraient seuls pour faire bénir sa mémoire[188]. Quatre mille soldats et un grand nombre d’officiers, qui trouvent dans l’un de ces grands asiles une consolation dans leur vieillesse, et des secours pour leurs blessures et pour leurs besoins, deux cent cinquante filles nobles qui reçoivent dans l’autre une éducation digne d’elles, sont autant de voix qui célèbrent Louis XIV. L’établissement de Saint-Cyr sera surpassé par celui que Louis XV vient de former pour élever cinq cents gentilshommes[189]; mais, loin de faire oublier Saint-Cyr, il en fait souvenir: c’est l’art de faire du bien qui s’est perfectionné.
Louis XIV voulut en même temps faire des choses plus grandes et d’une utilité plus générale, mais d’une exécution plus difficile; c’était de réformer les lois. Il y fit travailler le chancelier Séguier, les Lamoignon, les Talon, les Bignon, et surtout le conseiller d’état Pussort. Il assistait quelquefois à leurs assemblées. L’année 1667 fut à-la-fois l’époque de ses premières lois et de ses conquêtes. L’ordonnance civile parut d’abord, ensuite le code des eaux et forêts, puis des statuts pour toutes les manufactures; l’ordonnance criminelle, le code du commerce, celui de la marine, tout cela se suivit presque d’année en année. Il y eut même une jurisprudence nouvelle, établie en faveur des nègres de nos colonies, espèce d’hommes qui n’avait pas encore joui des droits de l’humanité[190].
Une connaissance approfondie de la jurisprudence n’est pas le partage d’un souverain; mais le roi était instruit des lois principales: il en possédait l’esprit, et savait ou les soutenir ou les mitiger à propos. Il jugeait souvent les causes de ses sujets, non seulement dans le conseil des secrétaires d’état, mais dans celui qu’on appelle le conseil des parties. Il y a de lui deux jugements célèbres, dans lesquels sa voix décida contre lui-même.
Dans le premier, en 1680, il s’agissait d’un procès entre lui et des particuliers de Paris qui avaient bâti sur son fonds. Il voulut que les maisons leur demeurassent avec le fonds qui lui appartenait, et qu’il leur céda.
L’autre regardait un Persan, nommé Roupli, dont les marchandises avaient été saisies par les commis de ses fermes en 1687. Il opina que tout lui fût rendu, et y ajouta un présent de trois mille écus. Roupli porta dans sa patrie son admiration et sa reconnaissance. Lorsque nous avons vu depuis à Paris l’ambassadeur persan, Mehemet Rizabeg, nous l’avons trouvé instruit dès long-temps de ce fait par la renommée.
L’abolition des duels fut un des plus grands services rendus à la patrie. Ces combats avaient été autorisés autrefois par les rois, par les parlements mêmes, et par l’Église; et, quoiqu’ils fussent défendus depuis Henri IV, cette funeste coutume subsistait plus que jamais. Le fameux combat des La Frette, de quatre contre quatre, en 1663, fut ce qui détermina Louis XIV à ne plus pardonner. Son heureuse sévérité corrigea peu-à-peu notre nation, et même les nations voisines, qui se conformèrent à nos sages coutumes, après avoir pris nos mauvaises. Il y a dans l’Europe cent fois moins de duels aujourd’hui que du temps de Louis XIII[191].
Législateur de ses peuples, il le fut de ses armées. Il est étrange qu’avant lui on ne connût point les habits uniformes dans les troupes. Ce fut lui qui, la première année de son administration, ordonna que chaque régiment fût distingué par la couleur des habits ou par différentes marques; réglement adopté bientôt par toutes les nations. Ce fut lui[192] qui institua les brigadiers, et qui mit les corps dont la maison du roi est formée sur le pied où ils sont aujourd’hui. Il fit une compagnie de mousquetaires des gardes du cardinal Mazarin, et fixa à cinq cents hommes le nombre des deux compagnies auxquelles il donna l’habit qu’elles portent encore.
Sous lui, plus de connétable; et après la mort du duc d’Épernon, plus de colonel-général de l’infanterie; ils étaient trop maîtres; il voulait l’être, et le devait. Le maréchal de Grammont, simple mestre de camp des gardes françaises, sous le duc d’Épernon, et prenant l’ordre de ce colonel-général, ne le prit plus que du roi, et fut le premier qui eut le nom de colonel des gardes. Il installait lui-même ces colonels à la tête du régiment, en leur donnant de sa main un hausse-col doré avec une pique, et ensuite un esponton, quand l’usage des piques fut aboli. Il institua les grenadiers, d’abord au nombre de quatre par compagnie, dans le régiment du roi, qui est de sa création; ensuite il forma une compagnie de grenadiers dans chaque régiment d’infanterie; il en donna deux aux gardes françaises; maintenant il y en a dans toute l’infanterie une par bataillon. Il augmenta beaucoup le corps des dragons, et leur donna un colonel-général. Il ne faut pas oublier l’établissement des haras, en 1667. Ils étaient absolument abandonnés auparavant, et ils furent d’une grande ressource pour remonter la cavalerie. Ressource importante, depuis trop négligée[193].
L’usage de la baïonnette au bout du fusil est de son institution. Avant lui on s’en servait quelquefois, mais il n’y avait que quelques compagnies qui combattissent avec cette arme. Point d’usage uniforme, point d’exercice; tout était abandonné à la volonté du général. Les piques passaient pour l’arme la plus redoutable. Le premier régiment qui eut des baïonnettes, et qu’on forma à cet exercice, fut celui des fusiliers, établi en 1671.
La manière dont l’artillerie est servie aujourd’hui lui est due tout entière. Il en fonda des écoles à Douai, puis à Metz, et à Strasbourg; et le régiment d’artillerie s’est vu enfin rempli d’officiers presque tous capables de bien conduire un siége. Tous les magasins du royaume étaient pourvus, et on y distribuait tous les ans huit cents milliers de poudre. Il forma un régiment de bombardiers et un de houssards: avant lui, on ne connaissait les houssards que chez les ennemis.
Il établit, en 1688, trente régiments de milice, fournis et équipés par les communautés. Ces milices s’exerçaient à la guerre sans abandonner la culture des campagnes[194].
Des compagnies de cadets furent entretenues dans la plupart des places frontières: ils y apprenaient les mathématiques, le dessin, et tous les exercices, et fesaient les fonctions de soldats. Cette institution dura dix années. On se lassa enfin de cette jeunesse trop difficile à discipliner; mais le corps des ingénieurs, que le roi forma, et auquel il donna les réglements qu’il suit encore, est un établissement à jamais durable. Sous lui, l’art de fortifier les places fut porté à la perfection par le maréchal de Vauban et ses élèves, qui surpassèrent le comte de Pagan[195]. Il construisit ou répara cent cinquante places de guerre.
Pour soutenir la discipline militaire, il créa des inspecteurs généraux, ensuite des directeurs, qui rendirent compte de l’état des troupes; et on voyait, par leur rapport, si les commissaires des guerres avaient fait leur devoir.
Il institua l’ordre de Saint-Louis[196], récompense honorable, plus briguée souvent que la fortune. L’hôtel des Invalides mit le comble aux soins qu’il prit pour mériter d’être bien servi.
C’est par de tels soins que, dès l’an 1672, il eut cent quatre-vingt mille hommes de troupes réglées, et qu’augmentant ses forces à mesure que le nombre et la puissance de ses ennemis augmentaient, il eut enfin jusqu’à quatre cent cinquante mille hommes en armes, en comptant les troupes de la marine.
Avant lui, on n’avait point vu de si fortes armées. Ses ennemis lui en opposèrent à peine d’aussi considérables; mais il fallait qu’ils fussent réunis. Il montra ce que la France seule pouvait; et il eut toujours ou de grands succès, ou de grandes ressources.
Il fut le premier qui, en temps de paix, donna une image et une leçon complète de la guerre. Il assembla à Compiègne soixante et dix mille hommes, en 1698. On y fit toutes les opérations d’une campagne. C’était pour l’instruction de ses trois petits-fils. Le luxe fit une fête somptueuse de cette école militaire.
Cette même attention qu’il eut à former des armées de terre nombreuses et bien disciplinées, même avant d’être en guerre, il l’eut à se donner l’empire de la mer. D’abord, le peu de vaisseaux que le cardinal Mazarin avait laissé pourrir dans les ports sont réparés. On en fait acheter en Hollande, en Suède; et, dès la troisième année de son gouvernement, il envoie ses forces maritimes s’essayer à Gigeri[197], sur la côte d’Afrique. Le duc de Beaufort purge les mers de pirates, dès l’an 1665; et, deux ans après, la France a dans ses ports soixante vaisseaux de guerre. Ce n’est là qu’un commencement: mais tandis qu’on fait de nouveaux réglements et de nouveaux efforts, il sent déjà toute sa force. Il ne veut pas consentir que ses vaisseaux baissent leur pavillon devant celui d’Angleterre. En vain le conseil du roi Charles II insiste sur ce droit, que la force, l’industrie, et le temps, avaient donné aux Anglais. Louis XIV écrit au comte d’Estrades, son ambassadeur: «Le roi d’Angleterre et son chancelier peuvent voir quelles sont mes forces; mais ils ne voient pas mon cœur. Tout ne m’est rien à l’égard de l’honneur.»
Il ne disait que ce qu’il était résolu de soutenir; et en effet l’usurpation des Anglais céda au droit naturel et à la fermeté de Louis XIV. Tout fut égal entre les deux nations sur la mer. Mais tandis qu’il veut l’égalité avec l’Angleterre, il soutient sa supériorité avec l’Espagne. Il fait baisser le pavillon aux amiraux espagnols devant le sien, en vertu de cette préséance solennelle accordée en 1662.
Cependant on travaille de tous côtés à l’établissement d’une marine capable de justifier ces sentiments de hauteur. On bâtit la ville et le port de Rochefort, à l’embouchure de la Charente. On enrôle, on enclasse des matelots, qui doivent servir, tantôt sur les vaisseaux marchands, tantôt sur les flottes royales. Il s’en trouve bientôt soixante mille d’enclassés.
Des conseils de construction sont établis dans les ports, pour donner aux vaisseaux la forme la plus avantageuse. Cinq arsenaux de marine sont bâtis à Brest, à Rochefort, à Toulon, à Dunkerque, au Havre-de-Grace. Dans l’année 1672, on a soixante vaisseaux de ligne et quarante frégates. Dans l’année 1681, il se trouve cent quatre-vingt-dix-huit vaisseaux de guerre, en comptant les alléges; et trente galères sont dans le port de Toulon, ou armées, ou prêtes à l’être. Onze mille hommes de troupes réglées servent sur les vaisseaux; les galères en ont trois mille. Il y a cent soixante-six mille hommes d’enclassés pour tous les services divers de la marine. On compta, les années suivantes, dans ce service, mille gentilshommes ou enfants de famille, fesant la fonction de soldats sur les vaisseaux, et apprenant dans les ports tout ce qui prépare à l’art de la navigation et à la manœuvre: ce sont les gardes-marines; ils étaient sur mer ce que les cadets étaient sur terre. On les avait institués en 1672, mais en petit nombre. Ce corps a été l’école d’où sont sortis les meilleurs officiers de vaisseaux.
Il n’y avait point eu encore de maréchaux de France dans le corps de la marine; et c’est une preuve combien cette partie essentielle des forces de la France avait été négligée. Jean d’Estrées fut le premier maréchal, en 1681. Il paraît qu’une des grandes attentions de Louis XIV était d’animer, dans tous les genres, cette émulation sans laquelle tout languit.
Dans toutes les batailles navales que les flottes françaises livrèrent, l’avantage leur demeura toujours, jusqu’à la journée de La Hogue, en 1692, lorsque le comte de Tourville, suivant les ordres de la cour, attaqua, avec quarante-quatre voiles, une flotte de quatre-vingt-dix vaisseaux anglais et hollandais: il fallut céder au nombre: on perdit quatorze vaisseaux du premier rang, qui échouèrent, et qu’on brûla pour ne les pas laisser au pouvoir des ennemis. Malgré cet échec, les forces maritimes se soutinrent toujours; mais elles déclinèrent dans la guerre de la succession. Le cardinal de Fleury les négligea depuis, dans le loisir d’une heureuse paix, seul temps propice pour les rétablir.
Ces forces navales servaient à protéger le commerce. Les colonies de la Martinique, de Saint-Domingue, du Canada, auparavant languissantes, fleurirent, mais avec un avantage qu’on n’avait point espéré jusqu’alors; car, depuis 1635 jusqu’à 1665, ces établissements avaient été à charge.
En 1664, le roi envoie une colonie à Cayenne; bientôt après une autre à Madagascar. Il tente toutes les voies de réparer le tort et le malheur qu’avait eu si long-temps la France de négliger la mer, tandis que ses voisins s’étaient formé des empires aux extrémités du monde.
On voit, par ce seul coup d’œil, quels changements Louis XIV fit dans l’état; changements utiles, puisqu’ils subsistent. Ses ministres le secondèrent à l’envi. On leur doit sans doute tout le détail, toute l’exécution; mais on lui doit l’arrangement général. Il est certain que les magistrats n’eussent pas réformé les lois, que l’ordre n’eût pas été remis dans les finances, la discipline introduite dans les armées, la police générale dans le royaume; qu’on n’eût point eu de flottes, que les arts n’eussent point été encouragés, tout cela de concert, et en même temps, et avec persévérance, et sous différents ministres, s’il ne se fût trouvé un maître qui eût en général toutes ces grandes vues, avec une volonté ferme de les remplir.
Il ne sépara point sa propre gloire de l’avantage de la France, et il ne regarda pas le royaume du même œil dont un seigneur regarde sa terre, de laquelle il tire tout ce qu’il peut, pour ne vivre que dans les plaisirs. Tout roi qui aime la gloire aime le bien public; il n’avait plus ni Colbert ni Louvois, lorsque, vers l’an 1698, il ordonna, pour l’instruction du duc de Bourgogne, que chaque intendant fît une description détaillée de sa province. Par là on pouvait avoir une notice exacte du royaume, et un dénombrement juste des peuples. L’ouvrage fut utile, quoique tous les intendants n’eussent pas la capacité et l’attention de M. de Lamoignon de Bâville. Si on avait rempli les vues du roi sur chaque province, comme elles le furent par ce magistrat dans le dénombrement du Languedoc, ce recueil de mémoires eût été un des plus beaux monuments du siècle. Il y en a quelques-uns de bien faits; mais on manqua le plan, en n’assujettissant pas tous les intendants au même ordre. Il eût été à desirer que chacun eût donné par colonnes un état du nombre des habitants de chaque élection; des nobles, des citoyens, des laboureurs, des artisans; des manœuvres, des bestiaux de toute espèce, des bonnes, des médiocres, et des mauvaises terres, de tout le clergé régulier et séculier, de leurs revenus, de ceux des villes, de ceux des communautés.
Tous ces objets sont confondus dans la plupart des Mémoires qu’on a donnés: les matières y sont peu approfondies et peu exactes; il faut y chercher, souvent avec peine, les connaissances dont on a besoin, et qu’un ministre doit trouver sous sa main et embrasser d’un coup d’œil, pour découvrir aisément les forces, les besoins et les ressources. Le projet était excellent, et une exécution uniforme serait de la plus grande utilité.
Voilà en général ce que Louis XIV fit et essaya pour rendre sa nation plus florissante. Il me semble qu’on ne peut guère voir tous ces travaux et tous ces efforts sans quelque reconnaissance; et sans être animé de l’amour du bien public qui les inspira. Qu’on se représente ce qu’était le royaume du temps de la fronde, et ce qu’il est de nos jours. Louis XIV fit plus de bien à sa nation que vingt de ses prédécesseurs ensemble; et il s’en faut beaucoup qu’il fît ce qu’il aurait pu. La guerre, qui finit par la paix de Rysvick, commença la ruine de ce grand commerce que son ministre Colbert avait établi; et la guerre de la succession l’acheva.
S’il avait employé à embellir Paris, à finir le Louvre, les sommes immenses que coûtèrent les aqueducs et les travaux de Maintenon, pour conduire des eaux à Versailles, travaux interrompus et devenus inutiles; s’il avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce qu’il en a coûté pour forcer la nature à Versailles, Paris serait, dans toute son étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal, et serait devenu la plus magnifique ville de l’univers.
C’est beaucoup d’avoir réformé les lois, mais la chicane n’a pu être écrasée par la justice. On pensa à rendre la jurisprudence uniforme; elle l’est dans les affaires criminelles, dans celles du commerce, dans la procédure: elle pourrait l’être dans les lois qui règlent les fortunes des citoyens. C’est un très grand inconvénient qu’un même tribunal ait à prononcer sur plus de cent coutumes différentes. Des droits de terres, ou équivoques, ou onéreux, ou qui gênent la société, subsistent encore comme des restes du gouvernement féodal qui ne subsiste plus: ce sont des décombres d’un bâtiment gothique ruiné.
Ce n’est pas qu’on prétende que les différents ordres de l’état doivent être assujettis à la même loi[198]. On sent bien que les usages de la noblesse, du clergé, des magistrats, des cultivateurs, doivent être différents; mais il est à souhaiter, sans doute, que chaque ordre ait sa loi uniforme dans tout le royaume; que ce qui est juste ou vrai dans la Champagne ne soit pas réputé faux ou injuste en Normandie. L’uniformité en tout genre d’administration est une vertu; mais les difficultés de ce grand ouvrage ont effrayé.
Louis XIV aurait pu se passer plus aisément de la ressource dangereuse des traitants, à laquelle le réduisit l’anticipation qu’il fit presque toujours sur ses revenus, comme on le verra dans le chapitre des finances.
S’il n’eût pas cru qu’il suffisait de sa volonté pour faire changer de religion à un million d’hommes, la France n’eût pas perdu tant de citoyens[199]. Ce pays cependant, malgré ses secousses et ses pertes, est encore un des plus florissants de la terre, parceque tout le bien qu’a fait Louis XIV subsiste, et que le mal, qu’il était difficile de ne pas faire dans des temps orageux, a été réparé. Enfin la postérité, qui juge les rois, et dont ils doivent avoir toujours le jugement devant les yeux, avouera, en pesant les vertus et les faiblesses de ce monarque, que, quoiqu’il eût été trop loué pendant sa vie, il mérita de l’être à jamais, et qu’il fut digne de la statue qu’on lui a érigée à Montpellier, avec une inscription latine, dont le sens est: A Louis-le-Grand après sa mort. Don Ustariz, homme d’état, qui a écrit sur les finances et le commerce d’Espagne, appelle Louis XIV un homme prodigieux.
Tous les changements qu’on vient de voir dans le gouvernement, et dans tous les ordres de l’état, en produisirent nécessairement un très grand dans les mœurs. L’esprit de faction, de fureur, et de rébellion, qui possédait les citoyens depuis le temps de François II, devint une émulation de servir le prince. Les seigneurs des grandes terres n’étant plus cantonnés chez eux, les gouverneurs des provinces n’ayant plus de postes importants à donner, chacun songea à ne mériter de graces que celles du souverain; et l’état devint un tout régulier dont chaque ligne aboutit au centre.
C’est là ce qui délivra la cour des factions et des conspirations qui avaient troublé l’état pendant tant d’années. Il n’y eut sous l’administration de Louis XIV qu’une seule conjuration, en 1674, imaginée par La Truaumont, gentilhomme normand, perdu de débauches et de dettes, et embrassée par un homme de la maison de Rohan, grand veneur de France, qui avait beaucoup de courage et peu de prudence. La hauteur et la dureté du marquis de Louvois l’avaient irrité au point qu’en sortant de son audience il entra tout ému et hors de lui-même chez M. de Caumartin, et se jetant sur un lit de repos: Il faudra, dit-il, que ce..... Louvois meure ou moi. Caumartin ne prit cet emportement que pour une colère passagère: mais le lendemain ce même jeune homme lui ayant demandé s’il croyait les peuples de Normandie affectionnés au gouvernement, il entrevit des desseins dangereux. Les temps de la fronde sont passés, lui dit-il; croyez-moi, vous vous perdrez, et vous ne serez regretté de personne. Le chevalier ne le crut pas; il se jeta à corps perdu dans la conspiration de La Truaumont. Il n’entra dans ce complot qu’un chevalier de Préaux, neveu de La Truaumont, qui, séduit par son oncle, séduisit sa maîtresse, la marquise de Villiers. Leur but et leur espérance n’étaient pas, et ne pouvaient être de se faire un parti dans le royaume: ils prétendaient seulement vendre et livrer Quillebeuf aux Hollandais, et introduire les ennemis en Normandie. Ce fut plutôt une lâche trahison mal ourdie qu’une conspiration. Le supplice de tous les coupables fut le seul événement que produisit ce crime insensé et inutile, dont à peine on se souvient aujourd’hui.
S’il y eut quelques séditions dans les provinces, ce ne furent que de faibles émeutes populaires aisément réprimées. Les huguenots mêmes furent toujours tranquilles jusqu’au temps où l’on démolit leurs temples. Enfin, le roi parvint à faire d’une nation jusque-là turbulente un peuple paisible qui ne fut dangereux qu’aux ennemis, après l’avoir été à lui-même pendant plus de cent années. Les mœurs s’adoucirent sans faire tort au courage[200].
Les maisons que tous les seigneurs bâtirent ou achetèrent dans Paris, et leurs femmes qui y vécurent avec dignité, formèrent des écoles de politesse, qui retirèrent peu-à-peu les jeunes gens de cette vie de cabaret qui fut encore long-temps à la mode, et qui n’inspirait qu’une débauche hardie. Les mœurs tiennent à si peu de chose, que la coutume d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. La décence, dont on fut redevable principalement aux femmes qui rassemblèrent la société chez elles, rendit les esprits plus agréables, et la lecture les rendit à la longue plus solides. Les trahisons et les grands crimes, qui ne déshonorent point les hommes dans les temps de faction et de trouble, ne furent presque plus connus. Les horreurs des Brinvilliers et des Voisin ne furent que des orages passagers, sous un ciel d’ailleurs serein; et il serait aussi déraisonnable de condamner une nation sur les crimes éclatants de quelques particuliers, que de la canoniser sur la réforme de la Trappe.
Tous les différents états de la vie étaient auparavant reconnaissables par des défauts qui les caractérisaient. Les militaires et les jeunes gens qui se destinaient à la profession des armes avaient une vivacité emportée; les gens de justice, une gravité rebutante, à quoi ne contribuait pas peu l’usage d’aller toujours en robe, même à la cour. Il en était de même des universités et des médecins. Les marchands portaient encore de petites robes lorsqu’ils s’assemblaient, et qu’ils allaient chez les ministres, et les plus grands commerçants étaient alors des hommes grossiers; mais les maisons, les spectacles, les promenades publiques, où l’on commençait à se rassembler pour goûter une vie plus douce, rendirent peu-à-peu l’extérieur de tous les citoyens presque semblable. On s’aperçoit aujourd’hui, jusque dans le fond d’une boutique, que la politesse a gagné toutes les conditions. Les provinces se sont ressenties avec le temps de tous ces changements.
On est parvenu enfin à ne plus mettre le luxe que dans le goût et dans la commodité. La foule de pages et de domestiques de livrée a disparu, pour mettre plus d’aisance dans l’intérieur des maisons. On a laissé la vaine pompe et le faste extérieur aux nations chez lesquelles on ne sait encore que se montrer en public, et où l’on ignore l’art de vivre.
L’extrême facilité introduite dans le commerce du monde, l’affabilité, la simplicité, la culture de l’esprit, ont fait de Paris une ville qui, pour la douceur de la vie, l’emporte probablement de beaucoup sur Rome et sur Athènes, dans le temps de leur splendeur.
Cette foule de secours toujours prompts, toujours ouverts pour toutes les sciences, pour tous les arts, les goûts, et les besoins; tant d’utilités solides réunies avec tant de choses agréables, jointes à cette franchise particulière aux Parisiens, tout cela engage un grand nombre d’étrangers à voyager ou à faire leur séjour dans cette patrie de la société. Si quelques natifs en sortent, ce sont ceux qui, appelés ailleurs par leurs talents, sont un témoignage honorable à leur pays; ou c’est le rebut de la nation, qui essaie de profiter de la considération qu’elle inspire; ou bien ce sont des émigrants qui préfèrent encore leur religion à leur patrie, et qui vont ailleurs chercher la misère ou la fortune, à l’exemple de leurs pères chassés de France par la fatale injure faite aux cendres du grand Henri IV, lorsqu’on anéantit sa loi perpétuelle appelée l’Édit de Nantes; ou enfin ce sont des officiers mécontents du ministère, des accusés qui ont échappé aux formes rigoureuses d’une justice quelquefois mal administrée; et c’est ce qui arrive dans tous les pays de la terre.
On s’est plaint de ne plus voir à la cour autant de hauteur dans les esprits qu’autrefois. Il n’y a plus en effet de petits tyrans, comme du temps de la fronde, et sous Louis XIII, et dans les siècles précédents; mais la véritable grandeur s’est retrouvée dans cette foule de noblesse, si long-temps avilie à servir auparavant des sujets trop puissants. On voit des gentilshommes, des citoyens qui se seraient crus honorés autrefois d’être domestiques de ces seigneurs, devenus leurs égaux, et très souvent leurs supérieurs dans le service militaire; et plus le service en tout genre prévaut sur les titres, plus un état est florissant.
On a comparé le siècle de Louis XIV à celui d’Auguste. Ce n’est pas que la puissance et les événements personnels soient comparables. Rome et Auguste étaient dix fois plus considérables dans le monde que Louis XIV et Paris; mais il faut se souvenir qu’Athènes a été égale à l’empire romain, dans toutes les choses qui ne tirent pas leur prix de la force et de la puissance. Il faut encore songer que s’il n’y a rien aujourd’hui dans le monde tel que l’ancienne Rome et qu’Auguste, cependant toute l’Europe ensemble est très supérieure à tout l’empire romain. Il n’y avait du temps d’Auguste qu’une seule nation, et il y en a aujourd’hui plusieurs, policées, guerrières, éclairées, qui possèdent des arts que les Grecs et les Romains ignorèrent; et de ces nations il n’y en a aucune qui ait eu plus d’éclat en tout genre, depuis environ un siècle, que la nation formée, en quelque sorte, par Louis XIV.
CHAPITRE XXX.
Finances et réglements.
Si l’on compare l’administration de Colbert à toutes les administrations précédentes, la postérité chérira cet homme dont le peuple insensé voulut déchirer le corps après sa mort. Les Français lui doivent certainement leur industrie et leur commerce, et par conséquent cette opulence dont les sources diminuent quelquefois dans la guerre, mais qui se rouvrent toujours avec abondance dans la paix. Cependant, en 1702, on avait encore l’ingratitude de rejeter sur Colbert la langueur qui commençait à se faire sentir dans les nerfs de l’état. Un Bois-Guillebert[201], lieutenant-général au bailliage de Rouen, fit imprimer dans ce temps-là le Détail de la France en deux petits volumes, et prétendit que tout avait été en décadence depuis 1660. C’était précisément le contraire. La France n’avait jamais été si florissante que depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la guerre de 1689; et, même dans cette guerre, le corps de l’état commençant à être malade, se soutint par la vigueur que Colbert avait répandue dans tous ses membres. L’auteur du Détail prétendit que, depuis 1660, les biens-fonds du royaume avaient diminué de quinze cents millions. Rien n’était ni plus faux ni moins vraisemblable. Cependant ses arguments captieux persuadèrent ce paradoxe ridicule à ceux qui voulurent être persuadés. C’est ainsi qu’en Angleterre, dans les temps les plus florissants, on voit cent papiers publics qui démontrent que l’état est ruiné[202].
Il était plus aisé en France qu’ailleurs de décrier le ministère des finances dans l’esprit des peuples. Ce ministère est le plus odieux, parceque les impôts le sont toujours: il régnait d’ailleurs en général dans la finance autant de préjugés et d’ignorance que dans la philosophie.
On s’est instruit si tard, que de nos jours même on a entendu, en 1718, le parlement en corps dire au duc d’Orléans que «la valeur intrinsèque du marc d’argent est de vingt-cinq livres;» comme s’il y avait une autre valeur réelle intrinsèque que celle du poids et du titre: et le duc d’Orléans, tout éclairé qu’il était, ne le fut pas assez pour relever cette méprise du parlement.
Colbert arriva au maniement des finances avec de la science et du génie[203]. Il commença, comme le duc de Sulli, par arrêter les abus et les pillages, qui étaient énormes. La recette fut simplifiée autant qu’il était possible; et, par une économie qui tient du prodige, il augmenta le trésor du roi en diminuant les tailles. On voit, par l’édit mémorable de 1664, qu’il y avait tous les ans un million de ce temps-là destiné à l’encouragement des manufactures et du commerce maritime. Il négligea si peu les campagnes, abandonnées jusqu’à lui à la rapacité des traitants, que des négociants anglais s’étant adressés à M. Colbert de Croissi, son frère, ambassadeur à Londres, pour fournir en France des bestiaux d’Irlande et des salaisons pour les colonies, en 1667, le contrôleur-général répondit que depuis quatre ans on en avait à revendre aux étrangers.
Pour parvenir à cette heureuse administration, il avait fallu une chambre de justice, et de grandes réformes. Il fut obligé de retrancher huit millions et plus de rentes sur la ville, acquises à vil prix, que l’on remboursa sur le pied de l’achat. Ces divers changements exigèrent des édits. Le parlement était en possession de les vérifier depuis François Iᵉʳ. Il fut proposé de les enregistrer seulement à la chambre des comptes; mais l’usage ancien prévalut. Le roi alla lui-même au parlement faire vérifier ses édits en 1664[204].
Il se souvenait toujours de la fronde, de l’arrêt de proscription contre un cardinal[205], son premier ministre, des autres arrêts par lesquels on avait saisi les deniers royaux, pillé les meubles et l’argent des citoyens attachés à la couronne[206]. Tous ces excès ayant commencé par des remontrances sur des édits concernant les revenus de l’état, il ordonna, en 1667, que le parlement ne fît jamais de représentation que dans la huitaine, après avoir enregistré avec obéissance. Cet édit fut encore renouvelé en 1673. Aussi, dans tout le cours de son administration, il n’essuya aucune remontrance d’aucune cour de judicature, excepté dans la fatale année de 1709, où le parlement de Paris représenta inutilement le tort que le ministre des finances fesait à l’état par la variation du prix de l’or et de l’argent.
Presque tous les citoyens ont été persuadés que si le parlement s’était toujours borné à faire sentir au souverain, en connaissance de cause, les malheurs et les besoins du peuple, les dangers des impôts, les périls encore plus grands de la vente de ces impôts à des traitants qui trompaient le roi et opprimaient le peuple, cet usage des remontrances aurait été une ressource sacrée de l’état, un frein à l’avidité des financiers, et une leçon continuelle aux ministres. Mais les étranges abus d’un remède si salutaire avaient tellement irrité Louis XIV, qu’il ne vit que les abus, et proscrivit le remède. L’indignation qu’il conserva toujours dans son cœur fut portée si loin, qu’en 1669 (13 août), il alla encore lui-même au parlement, pour y révoquer les priviléges de noblesse qu’il avait accordés dans sa minorité, en 1644, à toutes les cours supérieures.
Mais, malgré cet édit, enregistré en présence du roi, l’usage a subsisté de laisser jouir de la noblesse tous ceux dont les pères ont exercé vingt ans une charge de judicature dans une cour supérieure, ou qui sont morts dans leurs emplois.
En mortifiant ainsi une compagnie de magistrats, il voulut encourager la noblesse, qui défend la patrie, et les agriculteurs, qui la nourrissent. Déjà, par son édit de 1666, il avait accordé deux mille francs de pension, qui en font près de quatre aujourd’hui, à tout gentilhomme qui aurait eu douze enfants, et mille à qui en aurait eu dix. La moitié de cette gratification était assurée à tous les habitants des villes exemptes de tailles; et, parmi les taillables, tout père de famille qui avait ou qui avait eu dix enfants, était à l’abri de toute imposition.
Il est vrai que le ministre Colbert ne fit pas tout ce qu’il pouvait faire, encore moins ce qu’il voulait. Les hommes n’étaient pas alors assez éclairés; et dans un grand royaume, il y a toujours de grands abus. La taille arbitraire, la multiplicité des droits, les douanes de province à province, qui rendent une partie de la France étrangère à l’autre, et même ennemie, l’inégalité des mesures d’une ville à l’autre, vingt autres maladies du corps politique ne purent être guéries[207].
La plus grande faute qu’on reproche à ce ministre est de n’avoir pas osé encourager l’exportation des blés. Il y avait long-temps qu’on n’en portait plus à l’étranger. La culture avait été négligée dans les orages du ministère de Richelieu; elle le fut davantage dans les guerres civiles de la fronde. Une famine, en 1661, acheva la ruine des campagnes, ruine pourtant que la nature, secondée du travail, est toujours prête à réparer. Le parlement de Paris rendit, dans cette année malheureuse, un arrêt qui paraissait juste dans son principe, mais qui fut presque aussi funeste dans les conséquences que tous les arrêts arrachés à cette compagnie pendant la guerre civile. Il fut défendu aux marchands, sous les peines les plus graves, de contracter aucune association pour ce commerce, et à tous particuliers de faire un amas de grains. Ce qui était bon dans une disette passagère, devenait pernicieux à la longue, et décourageait tous les agriculteurs. Casser un tel arrêt, dans un temps de crise et de préjugés, c’eût été soulever les peuples.
Le ministre n’eut d’autres ressources que d’acheter chèrement chez les étrangers les mêmes blés que les Français leur avaient précédemment vendus dans les années d’abondance. Le peuple fut nourri, mais il en coûta beaucoup à l’état; et l’ordre que M. Colbert avait déjà remis dans les finances rendit cette perte légère.
La crainte de retomber dans la disette ferma nos ports à l’exportation du blé. Chaque intendant, dans sa province, se fit même un mérite de s’opposer au transport des grains dans la province voisine. On ne put, dans les bonnes années, vendre ses grains que par une requête au conseil. Cette fatale administration semblait excusable par l’expérience du passé. Tout le conseil craignait que le commerce du blé ne le forçât de racheter encore à grands frais des autres nations une denrée si nécessaire, que l’intérêt et l’imprévoyance des cultivateurs auraient vendue à vil prix.
Le laboureur alors, plus timide que le conseil, craignit de se ruiner à créer une denrée dont il ne pouvait espérer un grand profit; et les terres ne furent pas aussi bien cultivées qu’elles auraient dû l’être. Toutes les autres branches de l’administration étant florissantes, empêchèrent Colbert de remédier au défaut de la principale.
C’est la seule tache de son ministère: elle est grande; mais, ce qui l’excuse, ce qui prouve combien il est malaisé de détruire les préjugés dans l’administration française, et comme il est difficile de faire le bien, c’est que cette faute, sentie par tous les citoyens habiles, n’a été réparée par aucun ministre, pendant cent années entières, jusqu’à l’époque mémorable de 1764, où un contrôleur-général[208] plus éclairé a tiré la France d’une misère profonde en rendant le commerce des grains libre, avec des restrictions à peu près semblables à celles dont on use en Angleterre[209].
Colbert, pour fournir à-la-fois aux dépenses des guerres, des bâtiments, et des plaisirs, fut obligé de rétablir, vers l’an 1672, ce qu’il avait voulu d’abord abolir pour jamais; impôts en parti, rentes, charges nouvelles, augmentations de gages; enfin, ce qui soutient l’état quelque temps, et l’obère pour des siècles.
Il fut emporté hors de ses mesures; car, par toutes les instructions qui restent de lui, on voit qu’il était persuadé que la richesse d’un pays ne consiste que dans le nombre des habitants, la culture des terres, le travail industrieux et le commerce: on voit que le roi, possédant très peu de domaines particuliers, et n’étant que l’administrateur des biens de ses sujets, ne peut être véritablement riche que par des impôts aisés à percevoir, et également répartis.
Il craignait tellement de livrer l’état aux traitants, que, quelque temps après la dissolution de la chambre de justice qu’il avait fait ériger contre eux, il fit rendre un arrêt du conseil, qui établissait la peine de mort contre ceux qui avanceraient de l’argent sur de nouveaux impôts. Il voulait, par cet arrêt comminatoire, qui ne fut jamais imprimé, effrayer la cupidité des gens d’affaires. Mais bientôt après il fut obligé de se servir d’eux, sans même révoquer l’arrêt: le roi pressait, et il fallait des moyens prompts.
Cette invention, apportée d’Italie en France par Catherine de Médicis, avait tellement corrompu le gouvernement, par la facilité funeste qu’elle donne, qu’après avoir été supprimée dans les belles années de Henri IV, elle reparut dans tout le règne de Louis XIII, et infecta surtout les derniers temps de Louis XIV.
Enfin, Sulli enrichit l’état par une économie sage, que secondait un roi aussi parcimonieux que vaillant, un roi soldat à la tête de son armée, et père de famille avec son peuple. Colbert soutint l’état, malgré le luxe d’un maître fastueux, qui prodiguait tout pour rendre son règne éclatant.
On sait qu’après la mort de Colbert[210], lorsque le roi se proposa de mettre Le Pelletier à la tête des finances, Le Tellier lui dit: «Sire, il n’est pas propre à cet emploi.—Pourquoi? dit le roi.—Il n’a pas l’ame assez dure, dit Le Tellier.—Mais vraiment, reprit le roi, je ne veux pas qu’on traite durement mon peuple.» En effet, ce nouveau ministre était bon et juste; mais, lorsqu’en 1688 on fut replongé dans la guerre, et qu’il fallut se soutenir contre la ligue d’Augsbourg, c’est-à-dire contre presque toute l’Europe, il se vit chargé d’un fardeau que Colbert avait trouvé trop lourd: le facile et malheureux expédient d’emprunter et de créer des rentes fut sa première ressource. Ensuite on voulut diminuer le luxe, ce qui, dans un royaume rempli de manufactures, est diminuer l’industrie et la circulation, et ce qui n’est convenable qu’à une nation qui paie son luxe à l’étranger.
Il fut ordonné que tous les meubles d’argent massif, qu’on voyait alors en assez grand nombre chez les grands seigneurs, et qui étaient une preuve de l’abondance, seraient portés à la Monnaie. Le roi donna l’exemple: il se priva de toutes ces tables d’argent, de ces candélabres, de ces grands canapés d’argent massif, et de tous ces autres meubles qui étaient des chefs-d’œuvre de ciselure des mains de Ballin, homme unique en son genre, et tous exécutés sur les dessins de Lebrun. Ils avaient coûté dix millions: on en retira trois. Les meubles d’argent orfévri des particuliers produisirent trois autres millions. La ressource était faible.
On fit ensuite une de ces énormes fautes dont le ministère ne s’est corrigé que dans nos derniers temps; ce fut d’altérer les monnaies, de faire des refontes inégales, de donner aux écus une valeur non proportionnée à celle des quarts: il arriva que, les quarts étant plus forts et les écus plus faibles, tous les quarts furent portés dans le pays étranger; ils y furent frappés en écus, sur lesquels il y avait à gagner en les reversant en France. Il faut qu’un pays soit bien bon par lui-même, pour subsister encore avec force après avoir essuyé si souvent de pareilles secousses. On n’était pas encore instruit: la finance était alors, comme la physique, une science de vaines conjectures. Les traitants étaient des charlatans qui trompaient le ministère; il en coûta quatre-vingts millions à l’état. Il faut vingt ans de peines pour réparer de pareilles brèches.
Vers les années 1691 et 1692, les finances de l’état parurent donc sensiblement dérangées. Ceux qui attribuaient l’affaiblissement des sources de l’abondance aux profusions de Louis XIV dans ses bâtiments, dans les arts, et dans les plaisirs, ne savaient pas qu’au contraire les dépenses qui encouragent l’industrie enrichissent un état[211]. C’est la guerre qui appauvrit nécessairement le trésor public, à moins que les dépouilles des vaincus ne le remplissent. Depuis les anciens Romains, je ne connais aucune nation qui se soit enrichie par des victoires. L’Italie, au seizième siècle, n’était riche que par le commerce. La Hollande n’eût pas subsisté long-temps si elle se fût bornée à enlever la flotte d’argent des Espagnols, et si les grandes Indes n’avaient pas été l’aliment de sa puissance. L’Angleterre s’est toujours appauvrie par la guerre, même en détruisant les flottes françaises; et le commerce seul l’a enrichie. Les Algériens, qui n’ont guère que ce qu’ils gagnent par les pirateries, sont un peuple très misérable.
Parmi les nations de l’Europe, la guerre, au bout de quelques années, rend le vainqueur presque aussi malheureux que le vaincu. C’est un gouffre où tous les canaux de l’abondance s’engloutissent. L’argent comptant, ce principe de tous les biens et de tous les maux, levé avec tant de peine dans les provinces, se rend dans les coffres de cent entrepreneurs, dans ceux de cent partisans qui avancent les fonds, et qui achètent, par ces avances, le droit de dépouiller la nation au nom du souverain. Les particuliers alors, regardant le gouvernement comme leur ennemi, enfouissent leur argent; et le défaut de circulation fait languir le royaume.
Nul remède précipité ne peut suppléer à un arrangement fixe et stable, établi de longue main, et qui pourvoit de loin aux besoins imprévus. On établit la capitation en 1695[212]. Elle fut supprimée à la paix de Rysvick, et rétablie ensuite. Le contrôleur-général, Pontchartrain, vendit des lettres de noblesse pour deux mille écus en 1696: cinq cents particuliers en achetèrent; mais la ressource fut passagère, et la honte durable. On obligea tous les nobles, anciens et nouveaux, de faire enregistrer leurs armoiries, et de payer la permission de cacheter leurs lettres avec leurs armes. Des maltôtiers traitèrent de cette affaire, et avancèrent l’argent. Le ministère n’eut presque jamais recours qu’à ces petites ressources, dans un pays qui en eût pu fournir de plus grandes.
On n’osa imposer le dixième que dans l’année 1710. Mais ce dixième, levé à la suite de tant d’autres impôts onéreux, parut si dur, qu’on n’osa pas l’exiger avec rigueur. Le gouvernement n’en retira pas vingt-cinq millions annuels, à quarante francs le marc.
Colbert avait peu changé la valeur numéraire des monnaies. Il vaut mieux ne la point changer du tout. L’argent et l’or, ces gages d’échange, doivent être des mesures invariables. Il n’avait poussé la valeur numéraire du marc d’argent, de vingt-six francs où il l’avait trouvée, qu’à vingt-sept et à vingt-huit; et après lui, dans les dernières années de Louis XIV, on étendit cette dénomination jusqu’à quarante livres idéales: ressource fatale, par laquelle le roi était soulagé un moment, pour être ruiné ensuite; car, au lieu d’un marc d’argent, on ne lui en donnait presque plus que la moitié. Celui qui devait vingt-six livres en 1668 donnait un marc, et qui devait quarante livres ne donnait qu’à peu près ce même marc en 1710. Les diminutions qui suivirent dérangèrent le peu qui restait de commerce autant qu’avait fait l’augmentation.
On aurait trouvé une ressource dans un papier de crédit; mais ce papier doit être établi dans un temps de prospérité, pour se soutenir dans un temps malheureux.
Le ministre Chamillart commença, en 1706, à payer en billets de monnaie, en billets de subsistance, d’ustensiles; et comme cette monnaie de papier n’était pas reçue dans les coffres du roi, elle fut décriée presque aussitôt qu’elle parut. On fut réduit à continuer de faire des emprunts onéreux, à consommer d’avance quatre années des revenus de la couronne[213].
On fit toujours ce qu’on appelle des affaires extraordinaires: on créa des charges ridicules, toujours achetées par ceux qui veulent se mettre à l’abri de la taille; car l’impôt de la taille étant avilissant en France, et les hommes étant nés vains, l’appât qui les décharge de cette honte fait toujours des dupes; et les gages considérables attachés à ces nouvelles charges invitent à les acheter dans des temps difficiles, parcequ’on ne fait pas réflexion qu’elles seront supprimées dans des temps moins fâcheux. Ainsi, en 1707, on inventa la dignité des conseillers du roi rouleurs et courtiers de vin, et cela produisit cent quatre-vingt mille livres. On imagina des greffiers royaux, des subdélégués des intendants des provinces. On inventa des conseillers du roi contrôleurs aux empilements des bois, des conseillers de police, des charges de barbiers-perruquiers, des contrôleurs-visiteurs de beurre frais, des essayeurs de beurre salé[214]. Ces extravagances font rire aujourd’hui; mais alors elles fesaient pleurer.
Le contrôleur-général Desmarets, neveu de l’illustre Colbert, ayant, en 1708, succédé à Chamillart, ne put guérir un mal que tout rendait incurable.
La nature conspira avec la fortune pour accabler l’état. Le cruel hiver de 1709 força le roi de remettre aux peuples neuf millions de tailles dans le temps qu’il n’avait pas de quoi payer ses soldats. La disette des denrées fut si excessive, qu’il en coûta quarante-cinq millions pour les vivres de l’armée. La dépense de cette année 1709 montait à deux cent vingt et un millions, et le revenu ordinaire du roi n’en produisit pas quarante-neuf. Il fallut donc ruiner l’état pour que les ennemis ne s’en rendissent pas les maîtres. Le désordre s’accrut tellement, et fut si peu réparé, que, long-temps après la paix, au commencement de l’année 1715, le roi fut obligé de faire négocier trente-deux millions de billets, pour en avoir huit en espèces. Enfin, il laissa à sa mort deux milliards six cents millions de dettes, à vingt-huit livres le marc, à quoi les espèces se trouvèrent alors réduites, ce qui fait environ quatre milliards cinq cents millions de notre monnaie courante en 1760.
Il est étonnant, mais il est vrai que cette immense dette n’aurait point été un fardeau impossible à soutenir, s’il y avait eu alors un commerce florissant, un papier de crédit établi, et des compagnies solides qui eussent répondu de ce papier, comme en Suède, en Angleterre, à Venise, et en Hollande; car, lorsqu’un état puissant ne doit qu’à lui-même, la confiance et la circulation suffisent pour payer[215]; mais il s’en fallait beaucoup que la France eût alors assez de ressorts pour faire mouvoir une machine si vaste et si compliquée, dont le poids l’écrasait.
Louis XIV, dans son règne, dépensa dix-huit milliards; ce qui revient, année commune, à trois cent trente millions d’aujourd’hui, en compensant l’une par l’autre les augmentations et les diminutions numéraires des monnaies.
Sous l’administration du grand Colbert, les revenus ordinaires de la couronne n’allaient qu’à cent dix-sept millions à vingt-sept livres, et puis à vingt-huit livres le marc d’argent. Ainsi tout le surplus fut toujours fourni en affaires extraordinaires. Colbert, le plus grand ennemi de cette funeste ressource, fut obligé d’y avoir recours pour servir promptement. Il emprunta huit cents millions, valeur de notre temps, dans la guerre de 1672. Il restait au roi très peu d’anciens domaines de la couronne. Ils sont déclarés inaliénables par tous les parlements du royaume, et cependant ils sont presque tous aliénés. Le revenu du roi consiste aujourd’hui dans celui de ses sujets; c’est une circulation perpétuelle de dettes et de paiements. Le roi doit aux citoyens plus de millions numéraires par an, sous le nom de rentes de l’Hôtel de ville, qu’aucun roi n’en a jamais retiré des domaines de la couronne.
Pour se faire une idée de ce prodigieux accroissement de taxes, de dettes, de richesses, de circulation, et en même temps d’embarras et de peines, qu’on a éprouvés en France et dans les autres pays, on peut considérer qu’à la mort de François Iᵉʳ l’état devait environ trente mille livres de rentes perpétuelles sur l’Hôtel de ville, et qu’à présent il en doit plus de quarante-cinq millions.
Ceux qui ont voulu comparer les revenus de Louis XIV avec ceux de Louis XV ont trouvé, en ne s’arrêtant qu’au revenu fixe et courant, que Louis XIV était beaucoup plus riche en 1683, époque de la mort de Colbert, avec cent dix-sept millions de revenu, que son successeur ne l’était, en 1730, avec près de deux cents millions; et cela est très vrai, en ne considérant que les rentes fixes et ordinaires de la couronne; car cent dix-sept millions numéraires au marc de vingt-huit livres sont une somme plus forte que deux cents millions à quarante-neuf livres, à quoi se montait le revenu du roi en 1730; et de plus, il faut compter les charges augmentées par les emprunts de la couronne; mais aussi les revenus du roi, c’est-à-dire de l’état, sont accrus depuis, et l’intelligence des finances s’est perfectionnée au point que, dans la guerre ruineuse de 1741, il n’y a pas eu un moment de discrédit. On a pris le parti de faire des fonds d’amortissement, comme chez les Anglais: il a fallu adopter une partie de leur système de finance, ainsi que leur philosophie; et si, dans un état purement monarchique, on pouvait introduire ces papiers circulants qui doublent au moins la richesse de l’Angleterre, l’administration de la France acquerrait son dernier degré de perfection, mais perfection trop voisine de l’abus dans une monarchie[216].
Il y avait environ cinq cents millions numéraires d’argent monnayé dans le royaume en 1683; et il y en avait environ douze cents en 1730, de la manière dont on compte aujourd’hui. Mais le numéraire, sous le ministère du cardinal de Fleury, fut presque le double du numéraire du temps de Colbert. Il paraît donc que la France n’était environ que d’un sixième plus riche en espèces circulantes depuis la mort de Colbert. Elle l’est beaucoup davantage en matières d’argent et d’or travaillées et mises en œuvre pour le service et pour le luxe. Il n’y en avait pas pour quatre cents millions de notre monnaie d’aujourd’hui, en 1690; et vers l’an 1730, on en possédait autant que d’espèces circulantes. Rien ne fait voir plus évidemment combien le commerce, dont Colbert ouvrit les sources, s’est accru lorsque ses canaux, fermés par les guerres, ont été débouchés. L’industrie s’est perfectionnée, malgré l’émigration de tant d’artistes que dispersa la révocation de l’édit de Nantes; et cette industrie augmente encore tous les jours. La nation est capable d’aussi grandes choses, et de plus grandes encore que sous Louis XIV, parceque le génie et le commerce se fortifient toujours quand on les encourage.
A voir l’aisance des particuliers, ce nombre prodigieux de maisons agréables bâties dans Paris et dans les provinces, cette quantité d’équipages, ces commodités, ces recherches qu’on nomme luxe, on croirait que l’opulence est vingt fois plus grande qu’autrefois. Tout cela est le fruit d’un travail ingénieux, encore plus que de la richesse. Il n’en coûte guère plus aujourd’hui pour être agréablement logé, qu’il n’en coûtait pour l’être mal sous Henri IV. Une belle glace de nos manufactures orne nos maisons à bien moins de frais que les petites glaces qu’on tirait de Venise. Nos belles et parantes étoffes sont moins chères que celles de l’étranger, qui ne les valaient pas.
Ce n’est point en effet l’argent et l’or qui procurent une vie commode, c’est le génie. Un peuple qui n’aurait que ces métaux serait très misérable: un peuple qui, sans ces métaux, mettrait heureusement en œuvre toutes les productions de la terre, serait véritablement le peuple riche. La France a cet avantage, avec beaucoup plus d’espèces qu’il n’en faut pour la circulation.
L’industrie s’étant perfectionnée dans les villes, s’est accrue dans les campagnes. Il s’élèvera toujours des plaintes sur le sort des cultivateurs. On les entend dans tous les pays du monde, et ces murmures sont presque partout ceux des oisifs opulents, qui condamnent le gouvernement beaucoup plus qu’ils ne plaignent les peuples. Il est vrai que presque en tout pays, si ceux qui passent leurs jours dans les travaux rustiques avaient le loisir de murmurer, ils s’élèveraient contre les exactions qui leur enlèvent une partie de leur substance. Ils détesteraient la nécessité de payer des taxes qu’ils ne se sont point imposées, et de porter le fardeau de l’état sans participer aux avantages des autres citoyens. Il n’est pas du ressort de l’histoire d’examiner comment le peuple doit contribuer sans être foulé, et de marquer le point précis, si difficile à trouver, entre l’exécution des lois et l’abus des lois, entre les impôts et les rapines; mais l’histoire doit faire voir qu’il est impossible qu’une ville soit florissante sans que les campagnes d’alentour soient dans l’abondance; car certainement ce sont ces campagnes qui la nourrissent. On entend, à des jours réglés, dans toutes les villes de France, des reproches de ceux à qui leur profession permet de déclamer en public contre toutes les différentes branches de consommation auxquelles on donne le nom de luxe. Il est évident que les aliments de ce luxe ne sont fournis que par le travail industrieux des cultivateurs; travail toujours chèrement payé.
On a planté plus de vignes, et on les a mieux travaillées: on a fait de nouveaux vins qu’on ne connaissait pas auparavant, tels que ceux de Champagne, auxquels on a su donner la couleur, la sève, et la force de ceux de Bourgogne, et qu’on débite chez l’étranger avec un grand avantage: cette augmentation des vins a produit celle des eaux-de-vie. La culture des jardins, des légumes, des fruits, a reçu de prodigieux accroissements, et le commerce des comestibles avec les colonies de l’Amérique en a été augmenté: les plaintes qu’on a de tout temps fait éclater sur la misère de la campagne ont cessé alors d’être fondées. D’ailleurs, dans ces plaintes vagues on ne distingue pas les cultivateurs, les fermiers, d’avec les manœuvres. Ceux-ci ne vivent que du travail de leurs mains; et cela est ainsi dans tous les pays du monde, où le grand nombre doit vivre de sa peine. Mais il n’y a guère de royaume dans l’univers où le cultivateur, le fermier, soit plus à son aise que dans quelques provinces de France; et l’Angleterre seule peut lui disputer cet avantage. La taille proportionnelle, substituée à l’arbitraire dans quelques provinces, a contribué encore à rendre plus solides les fortunes des cultivateurs qui possèdent des charrues, des vignobles, des jardins. Le manœuvre, l’ouvrier, doit être réduit au nécessaire pour travailler: telle est la nature de l’homme. Il faut que ce grand nombre d’hommes soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit misérable[217].
Le moyen ordre s’est enrichi par l’industrie. Les ministres et les courtisans ont été moins opulents, parceque l’argent ayant augmenté numériquement de près de moitié, les appointements et les pensions sont restés les mêmes, et le prix des denrées est monté à plus du double: c’est ce qui est arrivé dans tous les pays de l’Europe. Les droits, les honoraires, sont partout restés sur l’ancien pied. Un électeur, qui reçoit l’investiture de ses états, ne paie que ce que ses prédécesseurs payaient du temps de l’empereur Charles IV, au quatorzième siècle; et il n’est dû qu’un écu au secrétaire de l’empereur dans cette cérémonie.
Ce qui est bien plus étrange, c’est que tout ayant augmenté, valeur numéraire des monnaies, quantité des matières d’or et d’argent, prix des denrées, cependant la paie du soldat est restée au même taux qu’elle était il y a deux cents ans: on donne cinq sous numéraires aux fantassins, comme on les donnait du temps de Henri IV[218]. Aucun de ce grand nombre d’hommes ignorants, qui vendent leur vie à si bon marché, ne sait qu’attendu le surhaussement des espèces et la cherté des denrées, il reçoit environ deux tiers moins que les soldats de Henri IV. S’il le savait, s’il demandait une paie de deux tiers plus haute, il faudrait bien la lui donner: il arriverait alors que chaque puissance de l’Europe entretiendrait les deux tiers moins de troupes; les forces se balanceraient de même; la culture de la terre et les manufactures en profiteraient.
Il faut encore observer que les gains du commerce ayant augmenté, et les appointements de toutes les grandes charges ayant diminué de valeur réelle, il s’est trouvé moins d’opulence qu’autrefois chez les grands, et plus dans le moyen ordre; et cela même a mis moins de distance entre les hommes. Il n’y avait autrefois de ressource pour les petits que de servir les grands: aujourd’hui l’industrie a ouvert mille chemins qu’on ne connaissait pas il y a cent ans. Enfin, de quelque manière que les finances de l’état soient administrées, la France possède dans le travail d’environ vingt millions d’habitants un trésor inestimable.
CHAPITRE XXXI.
Des sciences.
Ce siècle heureux, qui vit naître une révolution dans l’esprit humain, n’y semblait pas destiné; car, à commencer par la philosophie, il n’y avait pas d’apparence, du temps de Louis XIII, qu’elle se tirât du chaos où elle était plongée. L’inquisition d’Italie, d’Espagne, de Portugal, avait lié les erreurs philosophiques aux dogmes de la religion: les guerres civiles en France, et les querelles du calvinisme, n’étaient pas plus propres à cultiver la raison humaine, que ne le fut le fanatisme du temps de Cromwell en Angleterre. Si un chanoine de Thorn[219] avait renouvelé l’ancien système planétaire des Chaldéens, oublié depuis si long-temps, cette vérité était condamnée à Rome; et la congrégation du saint-office, composée de sept cardinaux, ayant déclaré non seulement hérétique, mais absurde, le mouvement de la terre, sans lequel il n’y a point de véritable astronomie, le grand Galilée ayant demandé pardon à l’âge de soixante et dix ans d’avoir eu raison, il n’y avait pas d’apparence que la vérité pût être reçue sur la terre.
Le chancelier Bacon avait montré de loin la route qu’on pouvait tenir: Galilée avait découvert les lois de la chute des corps: Torricelli commençait à connaître la pesanteur de l’air qui nous environne: on avait fait quelques expériences à Magdebourg. Avec ces faibles essais, toutes les écoles restaient dans l’absurdité, et le monde dans l’ignorance. Descartes parut alors; il fit le contraire de ce qu’on devait faire; au lieu d’étudier la nature, il voulut la deviner. Il était le plus grand géomètre de son siècle; mais la géométrie laisse l’esprit comme elle le trouve. Celui de Descartes était trop porté à l’invention. Le premier des mathématiciens ne fit guère que des romans de philosophie. Un homme qui dédaigna les expériences, qui ne cita jamais Galilée, qui voulait bâtir sans matériaux, ne pouvait élever qu’un édifice imaginaire.
Ce qu’il y avait de romanesque réussit; et le peu de vérités mêlé à ces chimères nouvelles fut d’abord combattu. Mais enfin ce peu de vérités perça, à l’aide de la méthode qu’il avait introduite: car avant lui on n’avait point de fil dans ce labyrinthe, et du moins il en donna un, dont on se servit après qu’il se fut égaré. C’était beaucoup de détruire les chimères du péripatétisme, quoique par d’autres chimères. Ces deux fantômes se combattirent. Ils tombèrent l’un après l’autre, et la raison s’éleva enfin sur leurs ruines. Il y avait à Florence une académie d’expériences, sous le nom del Cimento, établie par le cardinal Léopold de Médicis, vers l’an 1655. On sentait déjà, dans cette patrie des arts, qu’on ne pouvait comprendre quelque chose du grand édifice de la nature qu’en l’examinant pièce à pièce. Cette académie, après les jours de Galilée, et dès le temps de Torricelli, rendit de grands services.
Quelques philosophes, en Angleterre, sous la sombre administration de Cromwell, s’assemblèrent pour chercher en paix des vérités, tandis que le fanatisme opprimait toute vérité. Charles II, rappelé sur le trône de ses ancêtres, par le repentir et par l’inconstance de sa nation, donna des lettres patentes à cette académie naissante; mais c’est tout ce que le gouvernement donna. La société royale, ou plutôt la société libre de Londres, travailla pour l’honneur de travailler. C’est de son sein que sortirent, de nos jours, les découvertes sur la lumière, sur le principe de la gravitation, sur l’aberration des étoiles fixes, sur la géométrie transcendante, et cent autres inventions, qui pourraient, à cet égard, faire appeler ce siècle le siècle des Anglais, aussi bien que celui de Louis XIV.
En 1666, M. Colbert, jaloux de cette nouvelle gloire, voulut que les Français la partageassent; et, à la prière de quelques savants, il fit agréer à Louis XIV l’établissement d’une académie des sciences. Elle fut libre jusqu’en 1699, comme celle d’Angleterre, et comme l’académie française. Colbert attira d’Italie Dominique Cassini, Huygens, de Hollande, et Roëmer, de Danemark, par de fortes pensions. Roëmer détermina la vitesse des rayons solaires; Huygens découvrit l’anneau et un des satellites de Saturne, et Cassini les quatre autres. On doit à Huygens, sinon la première invention des horloges à pendule, du moins les vrais principes de la régularité de leurs mouvements, principes qu’il déduisit d’une géométrie sublime[220]. On acquit peu-à-peu des connaissances de toutes les parties de la vraie physique, en rejetant tout système. Le public fut étonné de voir une chimie dans laquelle on ne cherchait ni le grand-œuvre, ni l’art de prolonger la vie au-delà des bornes de la nature; une astronomie qui ne prédisait pas les événements du monde, une médecine indépendante des phases de la lune. La corruption ne fut plus la mère des animaux et des plantes[221]. Il n’y eut plus de prodiges dès que la nature fut mieux connue. On l’étudia dans toutes ses productions.
La géographie reçut des accroissements étonnants. A peine Louis XIV a-t-il fait bâtir l’Observatoire, qu’il fait commencer, en 1669, une méridienne par Dominique Cassini et par Picard. Elle est continuée vers le nord, en 1683, par Lahire; et enfin Cassini la prolonge en 1700 jusqu’à l’extrémité du Roussillon. C’est le plus beau monument de l’astronomie, et il suffit pour éterniser ce siècle.
On envoie, en 1672, des physiciens à la Cayenne, faire des observations utiles. Ce voyage a été la première origine de la connaissance de l’aplatissement de la terre, démontré depuis par le grand Newton; et il a préparé à ces voyages plus fameux, qui, depuis, ont illustré le règne de Louis XV.
On fait partir, en 1700, Tournefort pour le Levant. Il y va recueillir des plantes qui enrichissent le jardin royal, autrefois abandonné, remis alors en honneur, et aujourd’hui devenu digne de la curiosité de l’Europe. La bibliothèque royale, déjà nombreuse, s’enrichit sous Louis XIV de plus de trente mille volumes; et cet exemple est si bien suivi de nos jours, qu’elle en contient déjà plus de cent quatre-vingt mille[222]. Il fait rouvrir l’école de droit, fermée depuis cent ans. Il établit dans toutes les universités de France un professeur de droit français. Il semble qu’il ne devrait pas y en avoir d’autres, et que les bonnes lois romaines, incorporées à celles du pays, devraient former un seul corps des lois de la nation[223].
Sous lui les journaux s’établissent. On n’ignore pas que le Journal des Savants, qui commença en 1665, est le père de tous les ouvrages de ce genre, dont l’Europe est aujourd’hui remplie, et dans lesquels trop d’abus se sont glissés, comme dans les choses les plus utiles.
L’académie des belles-lettres, formée d’abord, en 1663, de quelques membres de l’académie française, pour transmettre à la postérité, par des médailles, les actions de Louis XIV, devint utile au public dès qu’elle ne fut plus uniquement occupée du monarque, et qu’elle s’appliqua aux recherches de l’antiquité, et à une critique judicieuse des opinions et des faits. Elle fit à peu près dans l’histoire ce que l’académie des sciences fesait dans la physique; elle dissipa des erreurs.
L’esprit de sagesse et de critique, qui se communiquait de proche en proche, détruisit insensiblement beaucoup de superstitions. C’est à cette raison naissante qu’on dut la déclaration du roi de 1672, qui défendit aux tribunaux d’admettre les simples accusations de sorcellerie. On ne l’eût pas osé sous Henri IV et sous Louis XIII; et si, depuis 1672, il y a eu encore des accusations de maléfices, les juges n’ont condamné, d’ordinaire, les accusés que comme des profanateurs, qui d’ailleurs employaient le poison[224].
Il était très commun auparavant d’éprouver les sorciers en les plongeant dans l’eau, liés de cordes; s’ils surnageaient, ils étaient convaincus. Plusieurs juges de province avaient ordonné ces épreuves, et elles continuèrent encore long-temps parmi le peuple. Tout berger était sorcier; et les amulettes, les anneaux constellés, étaient en usage dans les villes. Les effets de la baguette de coudrier, avec laquelle on croit découvrir les sources, les trésors, et les voleurs, passaient pour certains, et ont encore beaucoup de crédit dans plus d’une province d’Allemagne. Il n’y avait presque personne qui ne se fît tirer son horoscope. On n’entendait parler que de secrets magiques; presque tout était illusion. Des savants, des magistrats, avaient écrit sérieusement sur ces matières. On distinguait parmi les auteurs une classe de démonographes. Il y avait des règles pour discerner les vrais magiciens, les vrais possédés d’avec les faux: enfin, jusque vers ces temps-là, on n’avait guère adopté de l’antiquité que des erreurs en tout genre.
Les idées superstitieuses étaient tellement enracinées chez les hommes, que les comètes les effrayaient encore en 1680. On osait à peine combattre cette crainte populaire. Jacques Bernouilli, l’un des grands mathématiciens de l’Europe, en répondant, à propos de cette comète, aux partisans du préjugé, dit que la chevelure de la comète ne peut être un signe de la colère divine, parceque cette chevelure est éternelle; mais que la queue pourrait bien en être un. Cependant, ni la tête ni la queue ne sont éternelles. Il fallut que Bayle écrivît contre le préjugé vulgaire un livre fameux, que les progrès de la raison ont rendu aujourd’hui moins piquant qu’il ne l’était alors.
On ne croirait pas que les souverains eussent obligation aux philosophes. Cependant il est vrai que cet esprit philosophique, qui a gagné presque toutes les conditions, excepté le bas peuple, a beaucoup contribué à faire valoir les droits des souverains. Des querelles qui auraient produit autrefois des excommunications, des interdits, des schismes, n’en ont point causé. Si on a dit que les peuples seraient heureux quand ils auraient des philosophes pour rois[225], il est très vrai de dire que les rois en sont plus heureux quand il y a beaucoup de leurs sujets philosophes.
Il faut avouer que cet esprit raisonnable qui commence à présider à l’éducation, dans les grandes villes, n’a pu empêcher les fureurs des fanatiques des Cévennes, ni prévenir la démence du petit peuple de Paris autour d’un tombeau, à Saint-Médard, ni calmer des disputes aussi acharnées que frivoles entre des hommes qui auraient dû être sages; mais, avant ce siècle, ces disputes eussent causé des troubles dans l’état; les miracles de Saint-Médard eussent été accrédités par les plus considérables citoyens, et le fanatisme, renfermé dans les montagnes des Cévennes, se fût répandu dans les villes.
Tous les genres de science et de littérature ont été épuisés dans ce siècle; et tant d’écrivains ont étendu les lumières de l’esprit humain, que ceux qui, en d’autres temps, auraient passé pour des prodiges, ont été confondus dans la foule. Leur gloire est peu de chose à cause de leur nombre, et la gloire du siècle en est plus grande.
CHAPITRE XXXII.
Des beaux-arts.
La saine philosophie ne fit pas en France d’aussi grands progrès qu’en Angleterre et à Florence; et si l’académie des sciences rendit des services à l’esprit humain, elle ne mit pas la France au-dessus des autres nations. Toutes les grandes inventions et les grandes vérités vinrent d’ailleurs.
Mais, dans l’éloquence, dans la poésie, dans la littérature, dans les livres de morale et d’agrément, les Français furent les législateurs de l’Europe. Il n’y avait plus de goût en Italie. La véritable éloquence était partout ignorée, la religion enseignée ridiculement en chaire, et les causes plaidées de même dans le barreau.
Les prédicateurs citaient Virgile et Ovide; les avocats, saint Augustin et saint Jérôme. Il ne s’était point encore trouvé de génie qui eût donné à la langue française le tour, le nombre, la propriété du style, et la dignité. Quelques vers de Malherbe fesaient sentir seulement qu’elle était capable de grandeur et de force; mais c’était tout. Les mêmes génies qui avaient écrit très bien en latin, comme un président De Thou, un chancelier de L’Hospital, n’étaient plus les mêmes quand ils maniaient leur propre langage, rebelle entre leurs mains. Le Français n’était encore recommandable que par une certaine naïveté, qui avait fait le seul mérite de Joinville, d’Amyot, de Marot, de Montaigne, de Régnier, de la satire Ménippée. Cette naïveté tenait beaucoup à l’irrégularité, à la grossièreté.
Jean de Lingendes, évêque de Mâcon, aujourd’hui inconnu, parcequ’il ne fit point imprimer ses ouvrages, fut le premier orateur qui parla dans le grand goût. Ses sermons et ses oraisons funèbres, quoique mêlés encore de la rouille de son temps, furent le modèle des orateurs qui l’imitèrent et le surpassèrent. L’oraison funèbre de Charles-Emmanuel, duc de Savoie, surnommé le Grand dans son pays, prononcée par Lingendes, en 1630, était pleine de si grands traits d’éloquence, que Fléchier, long-temps après, en prit l’exorde tout entier aussi bien que le texte et plusieurs passages considérables, pour en orner sa fameuse oraison funèbre du vicomte de Turenne[226].
Balzac, en ce temps-là, donnait du nombre et de l’harmonie à la prose. Il est vrai que ses lettres étaient des harangues ampoulées; il écrivait au premier cardinal de Retz: «Vous venez de prendre le sceptre des rois et la livrée des roses.» Il écrivait de Rome à Boisrobert, en parlant des eaux de senteur: «Je me sauve à la nage, dans ma chambre, au milieu des parfums.» Avec tous ces défauts, il charmait l’oreille. L’éloquence a tant de pouvoir sur les hommes, qu’on admira Balzac dans son temps, pour avoir trouvé cette petite partie de l’art ignorée et nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l’avoir employée souvent hors de sa place.
Voiture donna quelque idée des graces légères de ce style épistolaire, qui n’est pas le meilleur, puisqu’il ne consiste que dans la plaisanterie. C’est un baladinage, que deux tomes de lettres, dans lesquelles il n’y en a pas une seule instructive, pas une qui parte du cœur, qui peigne les mœurs du temps et les caractères des hommes; c’est plutôt un abus qu’un usage de l’esprit.
La langue commençait à s’épurer et à prendre une forme constante. On en était redevable à l’académie française, et surtout à Vaugelas. Sa Traduction de Quinte-Curce, qui parut en 1646, fut le premier bon livre écrit purement; et il s’y trouve peu d’expressions et de tours qui aient vieilli.
Olivier Patru, qui le suivit de près, contribua beaucoup à régler, à épurer le langage; et quoiqu’il ne passât pas pour un avocat profond, on lui dut néanmoins l’ordre, la clarté, la bienséance, l’élégance du discours, mérites absolument inconnus avant lui au barreau.
Un des ouvrages qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation, et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit recueil des Maximes de François duc de La Rochefoucauld. Quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante. C’est moins un livre que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis, et délicat. C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui en Europe, depuis la renaissance des lettres.
Mais le premier livre de génie qu’on vit en prose, fut le recueil des Lettres provinciales, en 1656. Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées. Il n’y a pas un seul mot qui, depuis cent ans, se soit ressenti du changement qui altère souvent les langues vivantes. Il faut rapporter à cet ouvrage l’époque de la fixation du langage. L’évêque de Luçon, fils du célèbre Bussi, m’a dit qu’ayant demandé à M. de Meaux quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait, s’il n’avait pas fait les siens, Bossuet lui répondit: Les Lettres provinciales[227]. Elles ont beaucoup perdu de leur piquant lorsque les jésuites ont été abolis, et les objets de leurs disputes méprisés.
Le bon goût qui règne d’un bout à l’autre dans ce livre, et la vigueur des dernières lettres, ne corrigèrent pas d’abord le style lâche, diffus, incorrect, et décousu, qui depuis long-temps était celui de presque tous les écrivains, des prédicateurs, et des avocats.
Un des premiers, qui étala dans la chaire une raison toujours éloquente, fut le P. Bourdaloue, vers l’an 1668. Ce fut une lumière nouvelle. Il y a eu après lui d’autres orateurs de la chaire, comme le P. Massillon, évêque de Clermont, qui ont répandu dans leurs discours plus de graces, des peintures plus fines et plus pénétrantes des mœurs du siècle; mais aucun ne l’a fait oublier. Dans son style plus nerveux que fleuri, sans aucune imagination dans l’expression, il paraît vouloir plutôt convaincre que toucher, et jamais il ne songe à plaire.
Peut-être serait-il à souhaiter qu’en bannissant de la chaire le mauvais goût qui l’avilissait, il en eût banni aussi cette coutume de prêcher sur un texte. En effet, parler long-temps sur une citation d’une ligne ou deux, se fatiguer à compasser tout son discours sur cette ligne, un tel travail paraît un jeu peu digne de la gravité de ce ministère. Le texte devient une espèce de devise, ou plutôt d’énigme, que le discours développe. Jamais les Grecs et les Romains ne connurent cet usage. C’est dans la décadence des lettres qu’il commença, et le temps l’a consacré.
L’habitude de diviser toujours en deux ou trois points des choses qui, comme la morale, n’exigent aucune division, ou qui en demanderaient davantage, comme la controverse, est encore une coutume gênante, que le P. Bourdaloue trouva introduite, et à laquelle il se conforma.
Il avait été précédé par Bossuet, depuis évêque de Meaux. Celui-ci, qui devint un si grand homme, s’était engagé, dans sa grande jeunesse, à épouser mademoiselle Desvieux, fille d’un rare mérite. Ses talents pour la théologie, et pour cette espèce d’éloquence qui le caractérise, se montrèrent de si bonne heure, que ses parents et ses amis le déterminèrent à ne se donner qu’à l’église. Mademoiselle Desvieux l’y engagea elle-même, préférant la gloire qu’il devait acquérir au bonheur de vivre avec lui[228]. Il avait prêché assez jeune, devant le roi et la reine-mère, en 1662, long-temps avant que le P. Bourdaloue fût connu. Ses discours, soutenus d’une action noble et touchante, les premiers qu’on eût encore entendus à la cour qui approchassent du sublime, eurent un si grand succès, que le roi fit écrire, en son nom, à son père, intendant de Soissons[229], pour le féliciter d’avoir un tel fils.
Cependant, quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur. Il s’était déjà donné aux oraisons funèbres, genre d’éloquence qui demande de l’imagination et une grandeur majestueuse qui tient un peu à la poésie, dont il faut toujours emprunter quelque chose, quoique avec discrétion, quand on tend au sublime. L’oraison funèbre de la reine-mère, qu’il prononça en 1667, lui valut l’évêché de Condom[230]: mais ce discours n’était pas encore digne de lui; et il ne fut pas imprimé, non plus que ses sermons. L’éloge funèbre de la reine d’Angleterre, veuve de Charles Iᵉʳ, qu’il fit en 1669, parut presque en tout un chef-d’œuvre. Les sujets de ces pièces d’éloquence sont heureux à proportion des malheurs que les morts ont éprouvés. C’est en quelque façon comme dans les tragédies, où les grandes infortunes des principaux personnages sont ce qui intéresse davantage. L’éloge funèbre de Madame, enlevée à la fleur de son âge, et morte entre ses bras, eut le plus grand et le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la cour. Il fut obligé de s’arrêter après ces paroles: «O nuit désastreuse! nuit effroyable, où retentit tout-à-coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte, etc.» L’auditoire éclata en sanglots; et la voix de l’orateur fut interrompue par ses soupirs et par ses pleurs.
Les Français furent les seuls qui réussirent dans ce genre d’éloquence. Le même homme, quelque temps après, en inventa un nouveau, qui ne pouvait guère avoir de succès qu’entre ses mains. Il appliqua l’art oratoire à l’histoire même, qui semble l’exclure. Son Discours sur l’histoire universelle, composé pour l’éducation du dauphin, n’a eu ni modèle, ni imitateurs. Si le système qu’il adopte, pour concilier la chronologie des Juifs avec celle des autres nations, a trouvé des contradicteurs chez les savants, son style n’a trouvé que des admirateurs. On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l’accroissement, et la chute des grands empires; et de ces traits rapides d’une vérité énergique, dont il peint et dont il juge les nations.
Presque tous les ouvrages qui honorèrent ce siècle étaient dans un genre inconnu à l’antiquité. Le Télémaque est de ce nombre. Fénélon, le disciple, l’ami de Bossuet, et depuis devenu malgré lui son rival et son ennemi, composa ce livre singulier, qui tient à-la-fois du roman et du poëme, et qui substitue une prose cadencée à la versification. Il semble qu’il ait voulu traiter le roman comme M. de Meaux avait traité l’histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain, morale entièrement négligée dans presque toutes les inventions fabuleuses. On a cru qu’il avait composé ce livre pour servir de thèmes et d’instruction au duc de Bourgogne, et aux autres enfants de France, dont il fut le précepteur; ainsi que Bossuet avait fait son Histoire universelle pour l’éducation de Monseigneur. Mais son neveu, le marquis de Fénélon, héritier de la vertu de cet homme célèbre, et qui a été tué à la bataille de Rocoux, m’a assuré le contraire. En effet, il n’eût pas été convenable que les amours de Calypso et d’Eucharis eussent été les premières leçons qu’un prêtre eût données aux enfants de France.
Il ne fit cet ouvrage que lorsqu’il fut relégué dans son archevêché de Cambrai[231]. Plein de la lecture des anciens, et né avec une imagination vive et tendre, il s’était fait un style qui n’était qu’à lui, et qui coulait de source avec abondance. J’ai vu son manuscrit original: il n’y a pas dix ratures[232]. Il le composa en trois mois, au milieu de ses malheureuses disputes sur le quiétisme, ne se doutant pas combien ce délassement était supérieur à ses occupations. On prétend qu’un domestique lui en déroba une copie qu’il fit imprimer. Si cela est, l’archevêque de Cambrai dut à cette infidélité toute la réputation qu’il eut en Europe; mais il lui dut aussi d’être perdu pour jamais à la cour. On crut voir dans le Télémaque une critique indirecte du gouvernement de Louis XIV. Sésostris, qui triomphait avec trop de faste; Idoménée, qui établissait le luxe dans Salente, et qui oubliait le nécessaire, parurent des portraits du roi, quoique, après tout, il soit impossible d’avoir chez soi le superflu que par la surabondance des arts de la première nécessité. Le marquis de Louvois semblait, aux yeux des mécontents, représenté sous le nom de Protésilas, vain, dur, hautain, ennemi des grands capitaines qui servaient l’état et non le ministre.
Les alliés, qui, dans la guerre de 1688, s’unirent contre Louis XIV, qui depuis ébranlèrent son trône, dans la guerre de 1701, se firent une joie de le reconnaître dans ce même Idoménée, dont la hauteur révolte tous ses voisins. Ces allusions firent des impressions profondes, à la faveur de ce style harmonieux, qui insinue d’une manière si tendre la modération et la concorde. Les étrangers et les Français même, lassés de tant de guerres, virent avec une consolation maligne une satire dans un livre fait pour enseigner la vertu. Les éditions en furent innombrables. J’en ai vu quatorze en langue anglaise. Il est vrai qu’après la mort de ce monarque si craint, si envié, si respecté de tous, et si haï de quelques-uns, quand la malignité humaine a cessé de s’assouvir des allusions prétendues qui censuraient sa conduite, les juges d’un goût sévère ont traité le Télémaque avec quelque rigueur. Ils ont blâmé les longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées et trop uniformes de la vie champêtre; mais ce livre a toujours été regardé comme un des beaux monuments d’un siècle florissant.
On peut compter parmi les productions d’un genre unique les Caractères de La Bruyère. Il n’y avait pas chez les anciens plus d’exemples d’un tel ouvrage que du Télémaque. Un style rapide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n’en blesse pas les règles, frappèrent le public; et les allusions qu’on y trouvait en foule achevèrent le succès. Quand La Bruyère montra son ouvrage manuscrit à M. de Malézieu, celui-ci lui dit: «Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis.» Ce livre baissa dans l’esprit des hommes quand une génération entière, attaquée dans l’ouvrage, fut passée. Cependant, comme il y a des choses de tous les temps et de tous les lieux, il est à croire qu’il ne sera jamais oublié. Le Télémaque a fait quelques imitateurs, les Caractères de La Bruyère en ont produit davantage[233]. Il est plus aisé de faire de courtes peintures des choses qui nous frappent, que d’écrire un long ouvrage d’imagination, qui plaise et qui instruise à-la-fois.
L’art délicat de répandre des graces jusque sur la philosophie fut encore une chose nouvelle, dont le livre des Mondes fut le premier exemple, mais exemple dangereux, parceque la véritable parure de la philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. Ce qui pourrait empêcher cet ouvrage ingénieux d’être mis par la postérité au rang de nos livres classiques, c’est qu’il est fondé en partie sur la chimère des tourbillons de Descartes.
Il faut ajouter à ces nouveautés celles que produisit Bayle en donnant une espèce de dictionnaire de raisonnement. C’est le premier ouvrage de ce genre où l’on puisse apprendre à penser. Il faut abandonner à la destinée des livres ordinaires les articles de ce recueil qui ne contiennent que de petits faits indignes à-la-fois de Bayle, d’un lecteur grave, et de la postérité. Au reste, en plaçant ici Bayle parmi les auteurs qui ont honoré le siècle de Louis XIV, quoiqu’il fût réfugié en Hollande, je ne fais en cela que me conformer à l’arrêt du parlement de Toulouse, qui, en déclarant son testament valide en France, malgré la rigueur des lois, dit expressément «qu’un tel homme ne peut être regardé comme un étranger.»
On ne s’appesantira point ici sur la foule des bons livres que ce siècle a fait naître; on ne s’arrête qu’aux productions de génie singulières ou neuves qui le caractérisent, et qui le distinguent des autres siècles. L’éloquence de Bossuet et de Bourdaloue, par exemple, n’était et ne pouvait être celle de Cicéron: c’était un genre et un mérite tout nouveau. Si quelque chose approche de l’orateur romain, ce sont les trois mémoires que Pellisson composa pour Fouquet. Ils sont dans le même genre que plusieurs oraisons de Cicéron, un mélange d’affaires judiciaires et d’affaires d’état, traité solidement avec un art qui paraît peu, et orné d’une éloquence touchante.
Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live. Le style de la Conjuration de Venise est comparable à celui de Salluste. On voit que l’abbé de Saint-Réal l’avait pris pour modèle, et peut-être l’a-t-il surpassé. Tous les autres écrits dont on vient de parler semblent être d’une création nouvelle. C’est là surtout ce qui distingue cet âge illustre; car pour des savants et des commentateurs, le seizième et le dix-septième siècle en avaient beaucoup produit; mais le vrai génie en aucun genre n’était encore développé.
Qui croirait que tous ces bons ouvrages en prose n’auraient probablement jamais existé, s’ils n’avaient été précédés par la poésie? C’est pourtant la destinée de l’esprit humain dans toutes les nations: les vers furent partout les premiers enfants du génie, et les premiers maîtres d’éloquence.
Les peuples sont ce qu’est chaque homme en particulier. Platon et Cicéron commencèrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un passage noble et sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa Malherbe; et il y a grande apparence que, sans Pierre Corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas développé.
Cet homme est d’autant plus admirable, qu’il n’était environné que de très mauvais modèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c’est que ces mauvais modèles étaient estimés; et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres et non pas du bon goût. Il récompensait de misérables écrivains qui d’ordinaire sont rampants; et, par une hauteur d’esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. Il est bien rare qu’un homme puissant, quand il est lui-même artiste, protége sincèrement les bons artistes.
Corneille eut à combattre son siècle, ses rivaux, et le cardinal de Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur le Cid. Je remarquerai seulement que l’académie, dans ses judicieuses décisions entre Corneille et Scudéri, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu, en condamnant l’amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son père, et poursuivre la vengeance de ce meurtre, était une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l’art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur; mais l’art était inconnu alors à tout le monde, hors à l’auteur.
Le Cid ne fut pas le seul ouvrage de Corneille que le cardinal de Richelieu voulut rabaisser. L’abbé d’Aubignac nous apprend que ce ministre désapprouva Polyeucte.
Le Cid, après tout, était une imitation très embellie de Guillem de Castro, et en plusieurs endroits une traduction[234]. Cinna, qui le suivit, était unique. J’ai connu un ancien domestique de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, à l’âge de vingt ans, étant à la première représentation de Cinna, versa des larmes[235] à ces paroles d’Auguste:
Je le suis, je veux l’être. O siècles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma dernière victoire.
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous:
Soyons amis, Cinna; c’est moi qui t’en convie.
C’étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille fesant pleurer le grand Condé d’admiration est une époque bien célèbre dans l’histoire de l’esprit humain.
La quantité de pièces indignes de lui qu’il fit plusieurs années après n’empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme, ainsi que les fautes considérables d’Homère n’ont jamais empêché qu’il ne fût sublime. C’est le privilége du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carrière, de faire impunément de grandes fautes.
Corneille s’était formé tout seul; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle, et Euripide, contribuèrent tous à former Racine. Une ode qu’il composa à l’âge de dix-huit ans[236], pour le mariage du roi, lui attira un présent qu’il n’attendait pas, et le détermina à la poésie. Sa réputation s’est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai, qu’il parle au cœur, et que l’autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les graces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir, et à s’exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés.
Il y avait très peu de personnes en France, du temps du cardinal de Richelieu, capables de discerner les défauts du Cid; et en 1702, quand Athalie, le chef-d’œuvre de la scène, fut représentée chez madame la duchesse de Bourgogne, les courtisans se crurent assez habiles pour la condamner. Le temps a vengé l’auteur; mais ce grand homme est mort sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. Un nombreux parti se piqua toujours de ne pas rendre justice à Racine. Madame de Sévigné, la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grace, croit toujours que Racine n’ira pas loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu’on se désabusera bientôt[237]. Il faut du temps pour que les réputations mûrissent.
La singulière destinée de ce siècle rendit Molière contemporain de Corneille et de Racine. Il n’est pas vrai que Molière, quand il parut, eût trouvé le théâtre absolument dénué de bonnes comédies. Corneille lui-même avait donné le Menteur, pièce de caractère et d’intrigue, prise du théâtre espagnol, comme le Cid; et Molière n’avait encore fait paraître que deux de ses chefs-d’œuvre, lorsque le public avait la Mère coquette de Quinault, pièce à-la-fois de caractère et d’intrigue, et même modèle d’intrigue. Elle est de 1664; c’est la première comédie où l’on ait peint ceux que l’on a appelés depuis les marquis. La plupart des grands seigneurs de la cour de Louis XIV voulaient imiter cet air de grandeur, d’éclat, et de dignité qu’avait leur maître. Ceux d’un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers; et il y en avait enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux, et cette envie dominante de se faire valoir, jusqu’au plus grand ridicule.
Ce défaut dura long-temps. Molière l’attaqua souvent, et il contribua à défaire le public de ces importants subalternes, ainsi que de l’affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. Je ne parle ici que de ce service rendu à son siècle: on sait assez ses autres mérites.
C’était un temps digne de l’attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli, toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu’il ne s’agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue, se fesaient entendre à Louis XIV, à Madame si célèbre par son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d’hommes supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus, où un duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, au sortir de la conversation d’un Pascal et d’un Arnauld, allait au théâtre de Corneille.
Despréaux s’élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par ses premières satires, car les regards de la postérité ne s’arrêteront point sur les embarras de Paris[238], et sur les noms des Cassaigne et des Cotin; mais il instruisait cette postérité par ses belles épîtres, et surtout par son Art poétique, où Corneille eût trouvé beaucoup à apprendre.
La Fontaine, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté et dans les graces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.
Quinault, dans un genre tout nouveau, et d’autant plus difficile qu’il paraît plus aisé, fut digne d’être placé avec tous ces illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquait à Boileau d’avoir sacrifié aux graces: il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n’était connu que par elles. Le véritable éloge d’un poëte, c’est qu’on retienne ses vers. On sait par cœur des scènes entières de Quinault; c’est un avantage qu’aucun opéra d’Italie ne pourrait obtenir. La musique française est demeurée dans une simplicité qui n’est plus du goût d’aucune nation; mais la simple et belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes, plaît encore dans toute l’Europe à ceux qui possèdent notre langue, et qui ont le goût cultivé. Si l’on trouvait dans l’antiquité un poëme comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu! mais Quinault était moderne.
Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu’à l’oubli de soi-même, l’écartait d’une cour qu’il ne cherchait pas; mais le duc de Bourgogne l’accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. Il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. Un prêtre de l’Oratoire, nommé Pouget, se fit un grand mérite d’avoir traité cet homme, de mœurs si innocentes, comme s’il eût parlé à la Brinvilliers et à la Voisin. Ses contes ne sont que ceux du Pogge, de l’Arioste, et de la reine de Navarre. Si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent cette volupté. On pourrait appliquer à La Fontaine son admirable fable des Animaux malades de la peste, qui s’accusent de leurs fautes: on y pardonne tout aux lions, aux loups, et aux ours; et un animal innocent est dévoué pour avoir mangé un peu d’herbe.
Dans l’école de ces génies, qui seront les délices et l’instruction des siècles à venir, il se forma une foule d’esprits agréables, dont on a une infinité de petits ouvrages délicats qui font l’amusement des honnêtes gens, ainsi que nous avons eu beaucoup de peintres gracieux, qu’on ne met pas à côté des Poussin, des Lesueur, des Lebrun, des Lemoine, et des Vanloo.
Cependant, vers la fin du règne de Louis XIV, deux hommes percèrent la foule des génies médiocres, et eurent beaucoup de réputation. L’un était La Motte Houdar[239], homme d’un esprit plus sage et plus étendu que sublime, écrivain délicat et méthodique en prose, mais manquant souvent de feu et d’élégance dans sa poésie, et même de cette exactitude qu’il n’est permis de négliger qu’en faveur du sublime. Il donna d’abord de belles stances plutôt que de belles odes. Son talent déclina bientôt après; mais beaucoup de beaux morceaux qui nous restent de lui en plus d’un genre, empêcheront toujours qu’on ne le mette au rang des auteurs méprisables. Il prouva que, dans l’art d’écrire, on peut être encore quelque chose au second rang.
L’autre était Rousseau, qui, avec moins d’esprit, moins de finesse, et de facilité que La Motte, eut beaucoup plus de talent pour l’art des vers. Il ne fit des odes qu’après La Motte; mais il les fit plus belles, plus variées, plus remplies d’images. Il égala dans ses psaumes l’onction et l’harmonie qu’on remarque dans les cantiques de Racine. Ses épigrammes sont mieux travaillées que celles de Marot. Il réussit bien moins dans les opéra qui demandent de la sensibilité, dans les comédies qui veulent de la gaîté, et dans les épîtres morales qui veulent de la vérité: tout cela lui manquait. Ainsi il échoua dans ces genres, qui lui étaient étrangers.
Il aurait corrompu la langue française, si le style marotique, qu’il employa dans des ouvrages sérieux, avait été imité. Mais heureusement ce mélange de la pureté de notre langue avec la difformité de celle qu’on parlait il y a deux cents ans, n’a été qu’une mode passagère. Quelques unes de ses épîtres sont des imitations un peu forcées de Despréaux, et ne sont pas fondées sur des idées aussi claires, et sur des vérités reconnues: le vrai seul est aimable[240].
Il dégénéra beaucoup dans les pays étrangers: soit que l’âge et les malheurs eussent affaibli son génie; soit que, son principal mérite consistant dans le choix des mots et dans les tours heureux, mérite plus nécessaire et plus rare qu’on ne pense, il ne fût plus à portée des mêmes secours. Il pouvait, loin de sa patrie, compter parmi ses malheurs celui de n’avoir plus de critiques sévères.
Ses longues infortunes eurent leur source dans un amour-propre indomptable, et trop mêlé de jalousie et d’animosité. Son exemple doit être une leçon frappante pour tout homme à talents; mais on ne le considère ici que comme un écrivain qui n’a pas peu contribué à l’honneur des lettres.
Il ne s’éleva guère de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres; et, à peu près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer.
La route était difficile au commencement du siècle, parceque personne n’y avait marché; elle l’est aujourd’hui, parcequ’elle a été battue. Les grands hommes du siècle passé ont enseigné à penser et à parler; ils ont dit ce qu’on ne savait pas. Ceux qui leur succèdent ne peuvent guère dire que ce qu’on sait. Enfin une espèce de dégoût est venue de la multitude des chefs-d’œuvre.
Le siècle de Louis XIV a donc en tout la destinée des siècles de Léon X, d’Auguste, d’Alexandre. Les terres qui firent naître dans ces temps illustres tant de fruits du génie avaient été long-temps préparées auparavant. On a cherché en vain dans les causes morales et dans les causes physiques la raison de cette tardive fécondité, suivie d’une longue stérilité. La véritable raison est que chez les peuples qui cultivent les beaux-arts, il faut beaucoup d’années pour épurer la langue et le goût. Quand les premiers pas sont faits, alors les génies se développent; l’émulation, la faveur publique prodiguée à ces nouveaux efforts, excitent tous les talents. Chaque artiste saisit en son genre les beautés naturelles que ce genre comporte. Quiconque approfondit la théorie des arts purement de génie, doit, s’il a quelque génie lui-même, savoir que ces premières beautés, ces grands traits naturels qui appartiennent à ces arts, et qui conviennent à la nation pour laquelle on travaille, sont en petit nombre. Les sujets et les embellissements propres aux sujets ont des bornes bien plus resserrées qu’on ne pense. L’abbé Dubos, homme d’un très grand sens, qui écrivait son traité sur la poésie et sur la peinture, vers l’an 1714[241], trouva que dans toute l’histoire de France il n’y avait de vrai sujet de poëme épique que la destruction de la ligue par Henri-le-Grand. Il devait ajouter que les embellissements de l’épopée, convenables aux Grecs, aux Romains, aux Italiens du quinzième et du seizième siècle, étant proscrits parmi les Français, les dieux de la fable, les oracles, les héros invulnérables, les monstres, les sortiléges, les métamorphoses, les aventures romanesques n’étant plus de saison, les beautés propres au poëme épique sont renfermées dans un cercle très étroit. Si donc il se trouve jamais quelque artiste qui s’empare des seuls ornements convenables au temps, au sujet, à la nation, et qui exécute ce qu’on a tenté, ceux qui viendront après lui trouveront la carrière remplie.
Il en est de même dans l’art de la tragédie. Il ne faut pas croire que les grandes passions tragiques et les grands sentiments puissent se varier à l’infini d’une manière neuve et frappante. Tout a ses bornes.
La haute comédie a les siennes. Il n’y a dans la nature humaine qu’une douzaine, tout au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits. L’abbé Dubos, faute de génie, croit que les hommes de génie peuvent encore trouver une foule de nouveaux caractères; mais il faudrait que la nature en fît. Il s’imagine que ces petites différences qui sont dans les caractères des hommes peuvent être maniées aussi heureusement que les grands sujets. Les nuances, à la vérité, sont innombrables, mais les couleurs éclatantes sont en petit nombre; et ce sont ces couleurs primitives qu’un grand artiste ne manque pas d’employer.
L’éloquence de la chaire, et surtout celle des oraisons funèbres, sont dans ce cas. Les vérités morales une fois annoncées avec éloquence, les tableaux des misères et des faiblesses humaines, des vanités de la grandeur, des ravages de la mort, étant faits par des mains habiles, tout cela devient lieu commun. On est réduit ou à imiter ou à s’égarer. Un nombre suffisant de fables étant composé par un La Fontaine, tout ce qu’on y ajoute rentre dans la même morale, et presque dans les mêmes aventures. Ainsi donc le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère.
Les genres dont les sujets se renouvellent sans cesse, comme l’histoire, les observations physiques, et qui ne demandent que du travail, du jugement, et un esprit commun, peuvent plus aisément se soutenir; et les arts de la main, comme la peinture, la sculpture, peuvent ne pas dégénérer, quand ceux qui gouvernent ont, à l’exemple de Louis XIV, l’attention de n’employer que les meilleurs artistes. Car on peut, en peinture et en sculpture, traiter cent fois les mêmes sujets: on peint encore la Sainte Famille, quoique Raphael ait déployé dans ce sujet toute la supériorité de son art; mais on ne serait pas reçu à traiter Cinna, Andromaque, l’Art poétique, le Tartufe.
Il faut encore observer que le siècle passé ayant instruit le siècle présent, il est devenu si facile d’écrire des choses médiocres, qu’on a été inondé de livres frivoles, et, ce qui est encore pis, de livres sérieux inutiles; mais parmi cette multitude de médiocres écrits, mal devenu nécessaire dans une ville immense, opulente, et oisive, où une partie des citoyens s’occupe sans cesse à amuser l’autre, il se trouve de temps en temps d’excellents ouvrages, ou d’histoire, ou de réflexions, ou de cette littérature légère qui délasse toutes sortes d’esprits.
La nation française est de toutes les nations celle qui a produit le plus de ces ouvrages. Sa langue est devenue la langue de l’Europe: tout y a contribué; les grands auteurs du siècle de Louis XIV, ceux qui les ont suivis; les pasteurs calvinistes réfugiés, qui ont porté l’éloquence, la méthode dans les pays étrangers; un Bayle surtout, qui, écrivant en Hollande, s’est fait lire de toutes les nations; un Rapin de Thoyras, qui a donné en français la seule bonne histoire d’Angleterre[242]; un Saint-Évremond, dont toute la cour de Londres recherchait le commerce; la duchesse de Mazarin, à qui l’on ambitionnait de plaire; madame d’Olbreuse, devenue duchesse de Zell, qui porta en Allemagne toutes les graces de sa patrie. L’esprit de société est le partage naturel des Français: c’est un mérite et un plaisir dont les autres peuples ont senti le besoin. La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté, et de délicatesse, tous les objets de la conversation des honnêtes gens; et par là elle contribue dans toute l’Europe à un des plus grands agréments de la vie.
CHAPITRE XXXIII.
Suite des arts.
A l’égard des arts qui ne dépendent pas uniquement de l’esprit, comme la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, ils n’avaient fait que de faibles progrès en France, avant le temps qu’on nomme le siècle de Louis XIV. La musique était au berceau: quelques chansons languissantes, quelques airs de violon, de guitare, et de téorbe, la plupart même composés en Espagne, étaient tout ce qu’on connaissait. Lulli étonna par son goût et par sa science. Il fut le premier en France qui fit des basses, des milieux, et des fugues. On avait d’abord quelque peine à exécuter ses compositions, qui paraissent aujourd’hui si simples et si aisées. Il y a de nos jours mille personnes qui savent la musique, pour une qui la savait du temps de Louis XIII; et l’art s’est perfectionné dans cette progression. Il n’y a point de grande ville qui n’ait des concerts publics; et Paris même alors n’en avait pas: vingt-quatre violons du roi étaient toute la musique de la France.
Les connaissances qui appartiennent à la musique et aux arts qui en dépendent ont fait tant de progrès que, sur la fin du règne de Louis XIV, on a inventé l’art de noter la danse; de sorte qu’aujourd’hui il est vrai de dire qu’on danse à livre ouvert.
Nous avions eu de très grands architectes du temps de la régence de Marie de Médicis. Elle fit élever le palais du Luxembourg dans le goût toscan, pour honorer sa patrie et pour embellir la nôtre. Le même de Brosse, dont nous avons le portail de Saint-Gervais, bâtit le palais de cette reine, qui n’en jouit jamais. Il s’en fallut beaucoup que le cardinal de Richelieu, avec autant de grandeur dans l’esprit, eût autant de goût qu’elle. Le palais Cardinal, qui est aujourd’hui le Palais-Royal, en est la preuve. Nous conçûmes les plus grandes espérances quand nous vîmes élever cette belle façade du Louvre qui fait tant desirer l’achèvement de ce palais. Beaucoup de citoyens ont construit des édifices magnifiques, mais plus recherchés pour l’intérieur que recommandables par des dehors dans le grand goût, et qui satisfont le luxe des particuliers encore plus qu’ils n’embellissent la ville.
Colbert, le Mécène de tous les arts, forma une académie d’architecture en 1671. C’est peu d’avoir des Vitruves, il faut que les Augustes les emploient.
Il faut aussi que les magistrats municipaux soient animés par le zèle et éclairés par le goût. S’il y avait eu deux ou trois prévôts des marchands comme le président Turgot, on ne reprocherait pas à la ville de Paris cet Hôtel de ville mal construit et mal situé[243]; cette place si petite et si irrégulière, qui n’est célèbre que par des gibets et de petits feux de joie; ces rues étroites dans les quartiers les plus fréquentés, et enfin un reste de barbarie, au milieu de la grandeur et dans le sein de tous les arts.
La peinture commença sous Louis XIII avec le Poussin. Il ne faut point compter les peintres médiocres qui l’ont précédé. Nous avons eu toujours depuis lui de grands peintres; non pas dans cette profusion qui fait une des richesses de l’Italie: mais sans nous arrêter à un Lesueur qui n’eut d’autre maître que lui-même; à un Lebrun qui égala les Italiens dans le dessin et dans la composition, nous avons eu plus de trente peintres qui ont laissé des morceaux très dignes de recherche. Les étrangers commencent à nous les enlever. J’ai vu chez un grand roi[244] des galeries et des appartements qui ne sont ornés que de nos tableaux, dont peut-être nous ne voulions pas connaître assez le mérite. J’ai vu en France refuser douze mille livres d’un tableau de Santerre. Il n’y a guère dans l’Europe de plus vaste ouvrage de peinture que le plafond de Lemoine à Versailles; et je ne sais s’il y en a de plus beaux. Nous avons eu depuis Vanloo, qui, chez les étrangers mêmes, passait pour le premier de son temps.
Non seulement Colbert donna à l’académie de peinture la forme qu’elle a aujourd’hui, mais, en 1667, il engagea Louis XIV à en établir une à Rome. On acheta dans cette métropole un palais, où loge le directeur. On y envoie les élèves qui ont remporté des prix à l’académie de Paris. Ils y sont conduits et entretenus aux frais du roi: ils y dessinent les antiques; ils étudient Raphael et Michel-Ange. C’est un noble hommage que rendit à Rome ancienne et nouvelle le desir de l’imiter; et on n’a pas même cessé de rendre cet hommage, depuis que les immenses collections de tableaux d’Italie amassées par le roi et par le duc d’Orléans, et les chefs-d’œuvre de sculpture que la France a produits, nous ont mis en état de ne point chercher ailleurs des maîtres.
C’est principalement dans la sculpture que nous avons excellé, et dans l’art de jeter en fonte d’un seul jet des figures équestres colossales.
Si l’on trouvait un jour, sous des ruines, des morceaux tels que les bains d’Apollon, exposés aux injures de l’air dans les bosquets de Versailles; le tombeau du cardinal de Richelieu, trop peu montré au public, dans la chapelle de Sorbonne[245]; la statue équestre de Louis XIV, faite à Paris pour décorer Bordeaux; le Mercure dont Louis XV a fait présent au roi de Prusse, et tant d’autres ouvrages égaux à ceux que je cite; il est à croire que ces productions de nos jours seraient mises à côté de la plus belle antiquité grecque.
Nous avons égalé les anciens dans les médailles. Warin fut le premier qui tira cet art de la médiocrité sur la fin du règne de Louis XIII. C’est maintenant une chose admirable que ces poinçons et ces carrés qu’on voit rangés par ordre historique dans l’endroit de la galerie du Louvre occupé par les artistes[246]. Il y en a pour deux millions, et la plupart sont des chefs-d’œuvre.
On n’a pas moins réussi dans l’art de graver les pierres précieuses. Celui de multiplier les tableaux, de les éterniser par le moyen des planches en cuivre, de transmettre facilement à la postérité toutes les représentations de la nature et de l’art, était encore très informe en France avant ce siècle. C’est un des arts les plus agréables et les plus utiles. On le doit aux Florentins, qui l’inventèrent vers le milieu du quinzième siècle; et il a été poussé plus loin en France que dans le lieu même de sa naissance, parcequ’on y a fait un plus grand nombre d’ouvrages en ce genre. Les recueils des estampes du roi ont été souvent un des plus magnifiques présents qu’il ait fait aux ambassadeurs. La ciselure en or et en argent, qui dépend du dessin et du goût, a été portée à la plus grande perfection dont la main de l’homme soit capable.
Après avoir ainsi parcouru tous ces arts, qui contribuent aux délices des particuliers et à la gloire de l’état, ne passons pas sous silence le plus utile de tous les arts, dans lequel les Français surpassent toutes les nations du monde: je veux parler de la chirurgie, dont les progrès furent si rapides et si célèbres dans ce siècle, qu’on venait à Paris des bouts de l’Europe pour toutes les cures et pour toutes les opérations qui demandaient une dextérité non commune. Non seulement il n’y avait guère d’excellents chirurgiens qu’en France, mais c’était dans ce seul pays qu’on fabriquait parfaitement les instruments nécessaires; il en fournissait tous ses voisins; et je tiens du célèbre Cheselden, le plus grand chirurgien de Londres, que ce fut lui qui commença à faire fabriquer à Londres, en 1715, les instruments de son art. La médecine, qui servait à perfectionner la chirurgie, ne s’éleva pas en France au-dessus de ce qu’elle était en Angleterre et sous le fameux Bourhave[247] en Hollande; mais il arriva à la médecine, comme à la philosophie, d’atteindre à la perfection dont elle est capable, en profitant des lumières de nos voisins.
Voilà en général un tableau fidèle des progrès de l’esprit humain chez les Français dans ce siècle, qui commença au temps du cardinal de Richelieu, et qui finit de nos jours. Il sera difficile qu’il soit surpassé; et s’il l’est en quelques genres, il restera le modèle des âges encore plus fortunés, qu’il aura fait naître[248].
CHAPITRE XXXIV[249].
Des beaux-arts en Europe du temps de Louis XIV.
Nous avons assez insinué dans tout le cours de cette histoire que les désastres publics dont elle est composée, et qui se succèdent les uns aux autres presque sans relâche, sont à la longue effacés des registres des temps. Les détails et les ressorts de la politique tombent dans l’oubli: les bonnes lois, les instituts, les monuments produits par les sciences et par les arts, subsistent à jamais.
La foule des étrangers qui voyagent aujourd’hui à Rome, non en pèlerins, mais en hommes de goût, s’informent peu de Grégoire VII et de Boniface VIII; ils admirent les temples que les Bramante et les Michel-Ange ont élevés, les tableaux des Raphaël, les sculptures des Bernini; s’ils ont de l’esprit, ils lisent l’Arioste et le Tasse, et ils respectent la cendre de Galilée. En Angleterre on parle un moment de Cromwell; on ne s’entretient plus des guerres de la rose blanche, mais on étudie Newton des années entières; on n’est point étonné de lire dans son épitaphe qu’il a été la gloire du genre humain, et on le serait beaucoup, si on voyait en ce pays les cendres d’aucun homme d’état honorées d’un pareil titre.
Je voudrais ici pouvoir rendre justice à tous les grands hommes qui ont comme lui illustré leur patrie dans le dernier siècle. J’ai appelé ce siècle celui de Louis XIV, non seulement parceque ce monarque a protégé les arts beaucoup plus que tous les rois ses contemporains ensemble, mais encore parcequ’il a vu renouveler trois fois toutes les générations des princes de l’Europe. J’ai fixé cette époque à quelques années avant Louis XIV[250], et à quelques années après lui; c’est en effet dans cet espace de temps que l’esprit humain a fait les plus grands progrès.
Les Anglais ont plus avancé vers la perfection presque en tous les genres depuis 1660 jusqu’à nos jours, que dans tous les siècles précédents. Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs de Milton[251]. Il est vrai que plusieurs critiques lui reprochent de la bizarrerie dans ses peintures, son paradis des sots, ses murailles d’albâtre qui entourent le paradis terrestre; ses diables qui de géants qu’ils étaient se transforment en pygmées pour tenir moins de place au conseil, dans une grande salle toute d’or bâtie en enfer, les canons qu’on tire dans le ciel, les montagnes qu’on s’y jette à la tête; des anges à cheval, des anges qu’on coupe en deux, et dont les parties se rejoignent soudain. On se plaint de ses longueurs, de ses répétitions; on dit qu’il n’a égalé ni Ovide ni Hésiode dans sa longue description de la manière dont la terre, les animaux, et l’homme, furent formés. On censure ses dissertations sur l’astronomie qu’on croit trop sèches et ses inventions qu’on croit plus extravagantes que merveilleuses, plus dégoûtantes que fortes: telles sont une longue chaussée sur le chaos; le Péché et la Mort amoureux l’un de l’autre, qui ont des enfants de leur inceste; et la Mort «qui lève le nez pour renifler à travers l’immensité du chaos le changement arrivé à la terre, comme un corbeau qui sent les cadavres,» cette Mort qui flaire l’odeur du Péché, qui frappe de sa massue pétrifique sur le froid et sur le sec; ce froid et ce sec avec le chaud et l’humide qui, devenus quatre braves généraux d’armée, conduisent en bataille des embryons d’atomes armés à la légère. Enfin on s’est épuisé sur les critiques, mais on ne s’épuise pas sur les louanges. Milton reste la gloire et l’admiration de l’Angleterre: on le compare à Homère, dont les défauts sont aussi grands; et on le met au-dessus du Dante, dont les imaginations sont encore plus bizarres.
Dans le grand nombre des poëtes agréables qui décorèrent le règne de Charles II, comme les Waller, les comtes de Dorset et de Rochester, le duc de Buckingham, etc., on distingue le célèbre Dryden, qui s’est signalé dans tous les genres de poésie: ses ouvrages sont pleins de détails naturels à-la-fois et brillants, animés, vigoureux, hardis, passionnés, mérite qu’aucun poëte de sa nation n’égale, et qu’aucun ancien n’a surpassé. Si Pope, qui est venu après lui, n’avait pas, sur la fin de sa vie, fait son Essai sur l’homme, il ne serait pas comparable à Dryden.
Nulle nation n’a traité la morale en vers avec plus d’énergie et de profondeur que la nation anglaise; c’est là, ce me semble, le plus grand mérite de ses poëtes.
Il y a une autre sorte de littérature variée, qui demande un esprit encore plus cultivé et plus universel; c’est celle qu’Addison a possédée; non seulement il s’est immortalisé par son Caton, la seule tragédie anglaise écrite avec une élégance et une noblesse continue, mais ses autres ouvrages de morale et de critique respirent le goût: on y voit partout le bon sens paré des fleurs de l’imagination; sa manière d’écrire est un excellent modèle en tout pays. Il y a du doyen Swift plusieurs morceaux dont on ne trouve aucun exemple dans l’antiquité: c’est Rabelais perfectionné[252].
Les Anglais n’ont guère connu les oraisons funèbres; ce n’est pas la coutume chez eux de louer des rois et des reines dans les églises; mais l’éloquence de la chaire, qui était très grossière à Londres avant Charles II, se forma tout d’un coup. L’évêque Burnet avoue dans ses mémoires que ce fut en imitant les Français. Peut-être ont-ils surpassé leurs maîtres: leurs sermons sont moins compassés, moins affectés, moins déclamateurs qu’en France.
Il est encore remarquable que ces insulaires, séparés du reste du monde, et instruits si tard, aient acquis pour le moins autant de connaissances de l’antiquité qu’on en a pu rassembler dans Rome, qui a été si long-temps le centre des nations. Marsham a percé dans les ténèbres de l’ancienne Égypte. Il n’y a point de Persan qui ait connu la religion de Zoroastre comme le savant Hyde. L’histoire de Mahomet et des temps qui le précèdent était ignorée des Turcs, et a été développée par l’Anglais Sale, qui a voyagé si utilement en Arabie.
Il n’y a point de pays au monde où la religion chrétienne ait été si fortement combattue, et défendue si savamment qu’en Angleterre. Depuis Henri VIII jusqu’à Cromwell, on avait disputé et combattu comme cette ancienne espèce de gladiateurs qui descendaient dans l’arène un cimeterre à la main et un bandeau sur les yeux. Quelques légères différences dans le culte et dans le dogme avaient produit des guerres horribles; et quand, depuis la restauration jusqu’à nos jours, on a attaqué tout le christianisme presque chaque année, ces disputes n’ont pas excité le moindre trouble; on n’a répondu qu’avec la science: autrefois c’était avec le fer et la flamme.
C’est surtout en philosophie que les Anglais ont été les maîtres des autres nations. Il ne s’agissait plus de systèmes ingénieux. Les fables des Grecs devaient disparaître depuis long-temps, et les fables des modernes ne devaient jamais paraître. Le chancelier Bacon avait commencé par dire qu’on devait interroger la nature d’une manière nouvelle, qu’il fallait faire des expériences: Boyle passa sa vie à en faire. Ce n’est pas ici le lieu d’une dissertation physique; il suffit de dire qu’après trois mille ans de vaines recherches, Newton est le premier qui ait découvert et démontré la grande loi de la nature par laquelle tous les éléments de la matière s’attirent réciproquement, loi par laquelle tous les astres sont retenus dans leur cours. Il est le premier qui ait vu en effet la lumière; avant lui, on ne la connaissait pas.
Ses principes mathématiques, où règne une physique toute nouvelle et toute vraie, sont fondés sur la découverte du calcul qu’on appelle mal à propos de l’infini, dernier effort de la géométrie, et effort qu’il avait fait à vingt-quatre ans. C’est ce qui a fait dire à un grand philosophe, au savant Halley[253], «qu’il n’est pas permis à un mortel d’atteindre de plus près à la divinité.»
Une foule de bons géomètres, de bons physiciens, fut éclairée par ses découvertes, et animée par lui. Bradley trouva enfin l’aberration de la lumière des étoiles fixes, placées au moins à douze millions de millions de lieues loin de notre petit globe.
Ce même Halley que je viens de citer eut, quoique simple astronome, le commandement d’un vaisseau du roi, en 1698. C’est sur ce vaisseau qu’il détermina la position des étoiles du pôle antarctique, et qu’il marqua toutes les variations de la boussole dans toutes les parties du globe connu. Le voyage des Argonautes n’était, en comparaison, que le passage d’une barque d’un bord de rivière à l’autre. A peine a-t-on parlé dans l’Europe du voyage de Halley.
Cette indifférence que nous avons pour les grandes choses, devenues trop familières, et cette admiration des anciens Grecs pour les petites, est encore une preuve de la prodigieuse supériorité de notre siècle sur les anciens. Boileau en France, le chevalier Temple, en Angleterre, s’obstinaient à ne pas reconnaître cette supériorité: ils voulaient dépriser leur siècle pour se mettre eux-mêmes au-dessus de lui. Cette dispute entre les anciens et les modernes est enfin décidée, du moins en philosophie. Il n’y a pas un ancien philosophe qui serve aujourd’hui à l’instruction de la jeunesse chez les nations éclairées.
Locke seul serait un grand exemple de cet avantage que notre siècle a eu sur les plus beaux âges de la Grèce. Depuis Platon jusqu’à lui, il n’y a rien: personne, dans cet intervalle, n’a développé les opérations de notre ame; et un homme qui saurait tout Platon, et qui ne saurait que Platon, saurait peu, et saurait mal.
C’était, à la vérité, un Grec éloquent; son apologie de Socrate est un service rendu aux sages de toutes les nations; il est juste de le respecter, puisqu’il a rendu si respectable la vertu malheureuse, et les persécuteurs si odieux. On crut long-temps que sa belle morale ne pouvait être accompagnée d’une mauvaise métaphysique; on en fit presque un père de l’Église, à cause de son Ternaire, que personne n’a jamais compris. Mais, que penserait-on aujourd’hui d’un philosophe qui nous dirait qu’une matière est l’autre; que le monde est une figure de douze pentagones; que le feu, qui est une pyramide, est lié à la terre par des nombres? Serait-on bien reçu à prouver l’immortalité et les métempsycoses de l’ame, en disant que le sommeil naît de la veille, la veille du sommeil, le vivant du mort, et le mort du vivant? Ce sont là les raisonnements qu’on a admirés pendant tant de siècles; et des idées plus extravagantes encore ont été employées depuis à l’éducation des hommes.
Locke seul a développé l’entendement humain, dans un livre où il n’y a que des vérités; et, ce qui rend l’ouvrage parfait, toutes ces vérités sont claires.
Si l’on veut achever de voir en quoi ce dernier siècle l’emporte sur tous les autres, on peut jeter les yeux sur l’Allemagne et sur le Nord. Un Hevelius, à Dantzick, est le premier astronome qui ait bien connu la planète de la lune; aucun homme, avant lui, n’avait mieux examiné le ciel. Parmi les grands hommes que cet âge a produits, nul ne fait mieux voir que ce siècle peut être appelé celui de Louis XIV. Hevelius perdit, par un incendie, une immense bibliothèque: le monarque de France gratifia l’astronome de Dantzick d’un présent fort au-dessus de sa perte.
Mercator, dans le Holstein, fut, en géométrie, le précurseur de Newton; les Bernouilli, en Suisse, ont été les dignes disciples de ce grand homme. Leibnitz passa quelque temps pour son rival.
Ce fameux Leibnitz naquit à Leipsick; il mourut en sage à Hanovre, adorant un dieu comme Newton, sans consulter les hommes. C’était peut-être le savant le plus universel de l’Europe: historien infatigable dans ses recherches, jurisconsulte profond, éclairant l’étude du droit par la philosophie, tout étrangère qu’elle paraît à cette étude: métaphysicien assez délié pour vouloir réconcilier la théologie avec la métaphysique; poëte latin même, et enfin mathématicien assez bon pour disputer au grand Newton l’invention du calcul de l’infini, et pour faire douter quelque temps entre Newton et lui.
C’était alors le bel âge de la géométrie: les mathématiciens s’envoyaient souvent des défis, c’est-à-dire des problèmes à résoudre, à peu près comme on dit que les anciens rois de l’Égypte et de l’Asie s’envoyaient réciproquement des énigmes à deviner. Les problèmes que se proposaient les géomètres étaient plus difficiles que ces énigmes; il n’y en eut aucun qui demeurât sans solution en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en France. Jamais la correspondance entre les philosophes ne fut plus universelle; Leibnitz servait à l’animer. On a vu une république littéraire établie insensiblement dans l’Europe, malgré les guerres, et malgré les religions différentes. Toutes les sciences, tous les arts, ont reçu ainsi des secours mutuels; les académies ont formé cette république. L’Italie et la Russie ont été unies par les lettres. L’Anglais, l’Allemand, le Français, allaient étudier à Leyde. Le célèbre médecin Bourhave était consulté à-la-fois par le pape et par le czar. Ses plus grands élèves ont attiré ainsi les étrangers, et sont devenus en quelque sorte les médecins des nations; les véritables savants dans chaque genre ont resserré les liens de cette grande société des esprits, répandue partout, et partout indépendante. Cette correspondance dure encore; elle est une des consolations des maux que l’ambition et la politique répandent sur la terre.
L’Italie, dans ce siècle, a conservé son ancienne gloire, quoiqu’elle n’ait eu, ni de nouveaux Tasses, ni de nouveaux Raphaels: c’est assez de les avoir produits une fois. Les Chiabrera, et ensuite les Zappi, les Filicaia, ont fait voir que la délicatesse est toujours le partage de cette nation. La Mérope de Maffei, et les ouvrages dramatiques de Metastasio, sont de beaux monuments du siècle.
L’étude de la vraie physique, établie par Galilée, s’est toujours soutenue, malgré les contradictions d’une ancienne philosophie trop consacrée. Les Cassini, les Viviani, les Manfredi, les Bianchini, les Zanotti, et tant d’autres, ont répandu sur l’Italie la même lumière qui éclairait les autres pays; et quoique les principaux rayons de cette lumière vinssent de l’Angleterre, les écoles italiennes n’en ont point enfin détourné les yeux.
Tous les genres de littérature ont été cultivés dans cette ancienne patrie des arts, autant qu’ailleurs, excepté dans les matières où la liberté de penser donne plus d’essor à l’esprit chez d’autres nations. Ce siècle surtout a mieux connu l’antiquité que les précédents. L’Italie fournit plus de monuments que toute l’Europe ensemble; et plus on a déterré de ces monuments, plus la science s’est étendue.
On doit ces progrès à quelques sages, à quelques génies répandus en petit nombre dans quelques parties de l’Europe, presque tous long-temps obscurs, et souvent persécutés: ils ont éclairé et consolé la terre pendant que les guerres la désolaient. On peut trouver ailleurs des listes de tous ceux qui ont illustré l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie. Un étranger serait peut-être trop peu propre à apprécier le mérite de tous ces hommes illustres. Il suffit ici d’avoir fait voir que, dans le siècle passé, les hommes ont acquis plus de lumières, d’un bout de l’Europe à l’autre, que dans tous les âges précédents.
CHAPITRE XXXV.
Affaires ecclésiastiques. Disputes mémorables.
Des trois ordres de l’état, le moins nombreux est l’Église; et ce n’est que dans le royaume de France que le clergé est devenu un ordre de l’état. C’est une chose aussi vraie qu’étonnante: on l’a déjà dit[254], et rien ne démontre plus le pouvoir de la coutume. Le clergé donc, reconnu pour ordre de l’état, est celui qui a toujours exigé du souverain la conduite la plus délicate et la plus ménagée. Conserver à-la-fois l’union avec le siége de Rome, et soutenir les libertés de l’Église gallicane, qui sont les droits de l’ancienne Église; savoir faire obéir les évêques comme sujets, sans toucher aux droits de l’épiscopat; les soumettre en beaucoup de choses à la juridiction séculière, et les laisser juges en d’autres; les faire contribuer aux besoins de l’état, et ne pas choquer leurs priviléges, tout cela demande un mélange de dextérité et de fermeté que Louis XIV eut presque toujours.
Le clergé en France fut remis peu-à-peu dans un ordre et dans une décence dont les guerres civiles et la licence des temps l’avaient écarté. Le roi ne souffrit plus enfin ni que les séculiers possédassent des bénéfices sous le nom de confidentiaires, ni que ceux qui n’étaient pas prêtres eussent des évêchés, comme le cardinal Mazarin qui avait possédé l’évêché de Metz n’étant pas même sous-diacre, et le duc de Verneuil qui en avait aussi joui étant séculier.
Ce que payait au roi le clergé de France et des villes conquises allait, année commune, à environ deux millions cinq cent mille livres; et depuis, la valeur des espèces ayant augmenté numériquement, ils ont secouru l’état d’environ quatre millions par année sous le nom de décimes, de subvention extraordinaire, de don gratuit. Ce mot et ce privilége de don gratuit se sont conservés comme une trace de l’ancien usage où étaient tous les seigneurs de fiefs d’accorder des dons gratuits aux rois dans les besoins de l’état. Les évêques et les abbés étant seigneurs de fiefs par un ancien abus, ne devaient que des soldats dans le temps de l’anarchie féodale. Les rois alors n’avaient que leurs domaines comme les autres seigneurs. Lorsque tout changea depuis, le clergé ne changea pas; il conserva l’usage d’aider l’état par des dons gratuits[255].
A cette ancienne coutume qu’un corps qui s’assemble souvent conserve, et qu’un corps qui ne s’assemble point perd nécessairement, se joint l’immunité toujours réclamée par l’Eglise, et cette maxime, que son bien est le bien des pauvres: non qu’elle prétende ne devoir rien à l’état dont elle tient tout, car le royaume, quand il a des besoins, est le premier pauvre; mais elle allègue, pour elle, le droit de ne donner que des secours volontaires; et Louis XIV exigea toujours ces secours de manière à n’être pas refusé.
On s’étonne, dans l’Europe et en France, que le clergé paie si peu; on se figure qu’il jouit du tiers du royaume. S’il possédait ce tiers, il est indubitable qu’il devrait payer le tiers des charges, ce qui se monterait, année commune, à plus de cinquante millions, indépendamment des droits sur les consommations qu’il paie comme les autres sujets; mais on se fait des idées vagues et des préjugés sur tout.
Il est incontestable que l’Église de France est, de toutes les Églises catholiques, celle qui a le moins accumulé de richesses. Non seulement il n’y a point d’évêque qui se soit emparé, comme celui de Rome, d’une grande souveraineté, mais il n’y a point d’abbé qui jouisse des droits régaliens, comme l’abbé du Mont-Cassin et les abbés d’Allemagne. En général les évêchés de France ne sont pas d’un revenu trop immense. Ceux de Strasbourg et de Cambrai[256] sont les plus forts; mais c’est qu’ils appartenaient originairement à l’Allemagne, et que l’Église d’Allemagne était beaucoup plus riche que l’empire.
Giannone, dans son Histoire de Naples, assure que les ecclésiastiques ont les deux tiers du revenu du pays. Cet abus énorme n’afflige point la France. On dit que l’Église possède le tiers du royaume, comme on dit au hasard qu’il y a un million d’habitants dans Paris. Si on se donnait seulement la peine de supputer le revenu des évêchés, on verrait, par le prix des baux faits il y a environ cinquante ans, que tous les évêchés n’étaient évalués alors que sur le pied d’un revenu annuel de quatre millions; et les abbayes commendataires allaient à quatre millions cinq cent mille livres. Il est vrai que l’énoncé de ce prix des baux fut un tiers au-dessous de la valeur; et si on ajoute encore l’augmentation des revenus en terre, la somme totale des rentes de tous les bénéfices consistoriaux sera portée à environ seize millions. Il ne faut pas oublier que de cet argent il en va tous les ans à Rome une somme considérable qui ne revient jamais, et qui est en pure perte. C’est une grande libéralité du roi envers le saint-siège: elle dépouille l’état, dans l’espace d’un siècle, de plus de quatre cent mille marcs d’argent; ce qui, dans la suite des temps, appauvrirait le royaume, si le commerce ne réparait pas abondamment cette perte[257].
A ces bénéfices qui paient des annates à Rome, il faut joindre les cures, les couvents, les collégiales, les communautés, et tous les autres bénéfices ensemble; mais s’ils sont évalués à cinquante millions par année dans toute l’étendue actuelle du royaume, on ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité.
Ceux qui ont examiné cette matière avec des yeux aussi sévères qu’attentifs, n’ont pu porter les revenus de toute l’Église gallicane séculière et régulière au-delà de quatre-vingt-dix millions. Ce n’est pas une somme exorbitante pour l’entretien de quatre-vingt-dix mille personnes religieuses et environ cent soixante mille ecclésiastiques, que l’on comptait en 1700. Et sur ces quatre-vingt-dix mille moines, il y en a plus d’un tiers qui vivent de quêtes et de messes. Beaucoup de moines conventuels ne coûtent pas deux cents livres par an à leur monastère: il y a des moines abbés réguliers qui jouissent de deux cent mille livres de rentes. C’est cette énorme disproportion qui frappe et qui excite les murmures. On plaint un curé de campagne, dont les travaux pénibles ne lui procurent que sa portion congrue de trois cents livres de droit en rigueur, et de quatre à cinq cents livres par libéralités, tandis qu’un religieux oisif, devenu abbé, et non moins oisif, possède une somme immense, et qu’il reçoit des titres fastueux de ceux qui lui sont soumis. Ces abus vont beaucoup plus loin en Flandre, en Espagne, et surtout dans les états catholiques d’Allemagne, où l’on voit des moines princes[258].
Les abus servent de lois dans presque toute la terre; et si les plus sages des hommes s’assemblaient pour faire des lois, où est l’état dont la forme subsistât entière?
Le clergé de France observe toujours un usage onéreux pour lui, quand il paie au roi un don gratuit de plusieurs millions pour quelques années. Il emprunte; et après en avoir payé les intérêts, il rembourse le capital aux créanciers: ainsi il paie deux fois. Il eût été plus avantageux pour l’état et pour le clergé en général, et plus conforme à la raison, que ce corps eût subvenu aux besoins de la patrie par des contributions proportionnées à la valeur de chaque bénéfice. Mais les hommes sont toujours attachés à leurs anciens usages. C’est par le même esprit que le clergé, en s’assemblant tous les cinq ans, n’a jamais eu, ni une salle d’assemblée, ni un meuble qui lui appartînt. Il est clair qu’il eût pu, en dépensant moins, aider le roi davantage, et se bâtir dans Paris un palais qui eût été un nouvel ornement de cette capitale.
Les maximes du clergé de France n’étaient pas encore entièrement épurées, dans la minorité de Louis XIV, du mélange que la Ligue y avait apporté. On avait vu dans la jeunesse de Louis XIII, et dans les derniers états, tenus en 1614, la plus nombreuse partie de la nation, qu’on appelle le tiers-état, et qui est le fonds de l’état, demander en vain avec le parlement qu’on posât pour loi fondamentale, «qu’aucune puissance spirituelle ne peut priver les rois de leurs droits sacrés, qu’ils ne tiennent que de Dieu seul; et que c’est un crime de lèse-majesté au premier chef d’enseigner qu’on peut déposer et tuer les rois.» C’est la substance en propres paroles de la demande de la nation. Elle fut faite dans un temps où le sang de Henri-le-Grand fumait encore. Cependant un évêque de France, né en France, le cardinal Duperron[259], s’opposa violemment à cette proposition, sous prétexte que ce n’était pas au tiers-état à proposer des lois sur ce qui peut concerner l’Église. Que ne fesait-il donc avec le clergé ce que le tiers-état voulait faire? mais il en était si loin qu’il s’emporta jusqu’à dire «que la puissance du pape était pleine, plénissime, directe au spirituel, indirecte au temporel, et qu’il avait charge du clergé de dire qu’on excommunierait ceux qui avanceraient que le pape ne peut déposer les rois.» On gagna la noblesse, on fit taire le tiers-état. Le parlement renouvela ses anciens arrêts, pour déclarer la couronne indépendante, et la personne des rois sacrée. La chambre ecclésiastique, en avouant que la personne était sacrée, persista à soutenir que la couronne était dépendante. C’était le même esprit qui avait autrefois déposé Louis-le-Débonnaire. Cet esprit prévalut au point, que la cour subjuguée fut obligée de faire mettre en prison l’imprimeur qui avait publié l’arrêt du parlement sous le titre de loi fondamentale. C’était, disait-on, pour le bien de la paix; mais c’était punir ceux qui fournissaient des armes défensives à la couronne. De telles scènes ne se passaient point à Vienne; c’est qu’alors la France craignait Rome, et que Rome craignait la maison d’Autriche[260].
La cause qui succomba était tellement la cause de tous les rois, que Jacques Iᵉʳ, roi d’Angleterre, écrivit contre le cardinal Duperron; et c’est le meilleur ouvrage de ce monarque[261]. C’était aussi la cause des peuples, dont le repos exige que leurs souverains ne dépendent pas d’une puissance étrangère. Peu-à-peu la raison a prévalu; et Louis XIV n’eut pas de peine à faire écouter cette raison, soutenue du poids de sa puissance.
Antonio Perez avait recommandé trois choses à Henri IV, Roma, Consejo, Pielago. Louis XIV eut les deux dernières avec tant de supériorité, qu’il n’eut pas besoin de la première. Il fut attentif à conserver l’usage de l’appel comme d’abus au parlement des ordonnances ecclésiastiques, dans tous les cas où ces ordonnances intéressent la juridiction royale. Le clergé s’en plaignit souvent, et s’en loua quelquefois; car si d’un côté ces appels soutiennent les droits de l’état contre l’autorité épiscopale, ils assurent de l’autre cette autorité même, en maintenant les priviléges de l’Église gallicane contre les prétentions de la cour de Rome: de sorte que les évêques out regardé les parlements comme leurs adversaires et comme leurs défenseurs; et le gouvernement eut soin que, malgré les querelles de religion, les bornes, aisées à franchir ne fussent passées de part ni d’autre. Il en est de la puissance des corps et des compagnies comme des intérêts des villes commerçantes; c’est au législateur à les balancer.
DES LIBERTÉS DE L’ÉGLISE GALLICANE.
Ce mot de libertés suppose l’assujettissement. Des libertés, des priviléges sont des exemptions de la servitude générale. Il fallait dire les droits, et non les libertés de l’Église gallicane. Ces droits sont ceux de toutes les anciennes Églises. Les évêques de Rome n’ont jamais eu la moindre juridiction sur les sociétés chrétiennes de l’empire d’Orient: mais dans les ruines de l’empire d’Occident tout fut envahi par eux. L’Église de France fut long-temps la seule qui disputa contre le siége de Rome les anciens droits que chaque évêque s’était donnés, lorsque, après le premier concile de Nicée, l’administration ecclésiastique et purement spirituelle se modela sur le gouvernement civil, et que chaque évêque eut son diocèse, comme chaque district impérial avait le sien. Certainement aucun évangile n’a dit qu’un évêque de la ville de Rome pourrait envoyer en France des légats a latere[262] avec pouvoir de juger, réformer, dispenser, et lever de l’argent sur les peuples;
D’ordonner aux prélats français de venir plaider à Rome;
D’imposer des taxes sur les bénéfices du royaume, sous les noms de vacances, dépouilles, successions, déports, incompatibilités, commandes, neuvièmes, décimes, annates;
D’excommunier les officiers du roi, pour les empêcher d’exercer les fonctions de leurs charges;
De rendre les bâtards capables de succéder;
De casser les testaments de ceux qui sont morts sans donner une partie de leurs biens à l’Église;
De permettre aux ecclésiastiques français d’aliéner leurs biens immeubles;
De déléguer des juges pour connaître de la légitimité des mariages.
Enfin, l’on compte plus de soixante et dix usurpations contre lesquelles les parlements du royaume ont toujours maintenu la liberté naturelle de la nation et la dignité de la couronne.
Quelque crédit qu’aient eu les jésuites sous Louis XIV, et quelque frein que ce monarque eût mis aux remontrances des parlements, depuis qu’il régna par lui-même, cependant aucun de ces grands corps ne perdit jamais une occasion de réprimer les prétentions de la cour de Rome; et le roi approuva toujours cette vigilance, parcequ’en cela les droits essentiels de la nation étaient les droits du prince.
L’affaire de ce genre la plus importante et la plus délicate fut celle de la régale. C’est un droit qu’ont les rois de France de pourvoir à tous les bénéfices simples d’un diocèse, pendant la vacance du siége, et d’économiser à leur gré les revenus de l’évêché. Cette prérogative est particulière aujourd’hui aux rois de France; mais chaque état a les siennes. Les rois de Portugal jouissent du tiers du revenu des évêchés de leur royaume. L’empereur a le droit des premières prières; il a toujours conféré tous les premiers bénéfices qui vaquent. Les rois de Naples et de Sicile ont de plus grands droits. Ceux de Rome sont, pour la plupart, fondés sur l’usage plutôt que sur des titres primitifs.
Les rois de la race de Mérovée conféraient de leur seule autorité les évêchés et toutes les prélatures. On voit qu’en 742 Carloman créa archevêque de Mayence ce même Boniface qui, depuis, sacra Pépin par reconnaissance. Il reste encore beaucoup de monuments du pouvoir qu’avaient les rois de disposer de ces places importantes; plus elles le sont, plus elles doivent dépendre du chef de l’état. Le concours d’un évêque étranger paraissait dangereux; et la nomination réservée à cet évêque étranger a souvent passé pour une usurpation plus dangereuse encore. Elle a plus d’une fois excité une guerre civile. Puisque les rois conféraient les évêchés, il semblait juste qu’ils conservassent le faible privilége de disposer du revenu, et de nommer à quelques bénéfices simples, dans le court espace qui s’écoule entre la mort d’un évêque et le serment de fidélité enregistré de son successeur. Plusieurs évêques de villes réunies à la couronne, sous la troisième race, ne voulurent pas reconnaître ce droit, que des seigneurs particuliers, trop faibles, n’avaient pu faire valoir. Les papes se déclarèrent pour les évêques; et ces prétentions restèrent toujours enveloppées d’un nuage. Le parlement, en 1608, sous Henri IV, déclara que la régale avait lieu dans tout le royaume; le clergé se plaignit, et ce prince, qui ménageait les évêques et Rome, évoqua l’affaire à son conseil, et se garda bien de la décider.
Les cardinaux de Richelieu et Mazarin firent rendre plusieurs arrêts du conseil, par lesquels les évêques, qui se disaient exempts, étaient tenus de montrer leurs titres. Tout resta indécis jusqu’en 1673; et le roi n’osait pas alors donner un seul bénéfice dans presque tous les diocèses situés au-delà de la Loire, pendant la vacance d’un siége.
Enfin, en 1673, le chancelier Étienne d’Aligre scella un édit par lequel tous les évêchés du royaume étaient soumis à la régale. Deux évêques, qui étaient malheureusement les deux plus vertueux hommes du royaume, refusèrent opiniâtrement de se soumettre; c’étaient Pavillon, évêque d’Aleth, et Caulet, évêque de Pamiers. Ils se défendirent d’abord par des raisons plausibles: on leur en opposa d’aussi fortes. Quand des hommes éclairés disputent long-temps, il y a grande apparence que la question n’est pas claire: elle était très obscure; mais il était évident que, ni la religion, ni le bon ordre, n’étaient intéressés à empêcher un roi de faire dans deux diocèses ce qu’il fesait dans tous les autres. Cependant les deux évêques furent inflexibles. Ni l’un ni l’autre n’avait fait enregistrer son serment de fidélité, et le roi se croyait en droit de pourvoir aux canonicats de leurs églises[263].
Les deux prélats excommunièrent les pourvus en régale. Tous deux étaient suspects de jansénisme. Ils avaient eu contre eux le pape Innocent X; mais quand ils se déclarèrent contre les prétentions du roi, ils eurent pour eux Innocent XI, Odescalchi: ce pape, vertueux et opiniâtre comme eux, prit entièrement leur parti.
Le roi se contenta d’abord d’exiler les principaux officiers de ces évêques. Il montra plus de modération que deux hommes qui se piquaient de sainteté. On laissa mourir paisiblement l’évêque d’Aleth, dont ou respectait la grande vieillesse. L’évêque de Pamiers restait seul, et n’était point ébranlé. Il redoubla ses excommunications, et persista de plus à ne point faire enregistrer son serment de fidélité, persuadé que dans ce serment on soumet trop l’Église à la monarchie. Le roi saisit son temporel. Le pape et les jansénistes le dédommagèrent. Il gagna à être privé de ses revenus, et il mourut en 1680, convaincu qu’il avait soutenu la cause de Dieu contre le roi. Sa mort n’éteignit pas la querelle: des chanoines, nommés par le roi, viennent pour prendre possession; des religieux, qui se prétendaient chanoines et grands-vicaires, les font sortir de l’église, et les excommunient. Le métropolitain Montpezat, archevêque de Toulouse, à qui cette affaire ressortit de droit, donne en vain des sentences contre ces prétendus grands-vicaires: ils en appellent à Rome, selon l’usage de porter à la cour de Rome les causes ecclésiastiques jugées par les archevêques de France; usage qui contredit les libertés gallicanes: mais tous les gouvernements des hommes sont des contradictions. Le parlement donne des arrêts. Un moine, nommé Cerle, qui était l’un de ces grands-vicaires, casse, et les sentences du métropolitain, et les arrêts du parlement. Ce tribunal le condamne par contumace à perdre la tête, et à être traîné sur la claie. On l’exécute en effigie. Il insulte du fond de sa retraite à l’archevêque et au roi, et le pape le soutient. Ce pontife fait plus: persuadé, comme l’évêque de Pamiers, que le droit de régale est un abus dans l’Église, et que le roi n’a aucun droit dans Pamiers, il casse les ordonnances de l’archevêque de Toulouse; il excommunie les nouveaux grands-vicaires que ce prélat a nommés, et les pourvus en régale, et leurs fauteurs.
Le roi convoque une assemblée du clergé, composée de trente-cinq évêques, et d’autant de députés du second ordre. Les jansénistes prenaient pour la première fois le parti d’un pape; et ce pape, ennemi du roi, les favorisait sans les aimer. Il se fit toujours un honneur de résister à ce monarque dans toutes les occasions; et depuis même, en 1689, il s’unit avec les alliés contre le roi Jacques, parceque Louis XIV protégeait ce prince: de sorte qu’alors on dit que, pour mettre fin aux troubles de l’Europe et de l’Église, il fallait que le roi Jacques se fît huguenot, et le pape catholique[264].
Cependant l’assemblée du clergé de 1681 et 1682, d’une voix unanime, se déclare pour le roi. Il s’agissait encore d’une autre petite querelle devenue importante: l’élection d’un prieuré, dans un faubourg de Paris, commettait ensemble le roi et le pape. Le pontife romain avait cassé une ordonnance de l’archevêque de Paris, et annulé sa nomination à ce prieuré. Le parlement avait jugé la procédure de Rome abusive. Le pape avait ordonné par une bulle que l’inquisition fît brûler l’arrêt du parlement; et le parlement avait ordonné la suppression de la bulle. Ces combats sont depuis long-temps les effets ordinaires et inévitables de cet ancien mélange de la liberté naturelle de se gouverner soi-même dans son pays, et de la soumission à une puissance étrangère.
L’assemblée du clergé prit un parti qui montre que des hommes sages peuvent céder avec dignité à leur souverain, sans l’intervention d’un autre pouvoir. Elle consentit à l’extension du droit de régale à tout le royaume; mais ce fut autant une concession de la part du clergé, qui se relâchait de ses prétentions, par reconnaissance pour son protecteur, qu’un aveu formel du droit absolu de la couronne.
L’assemblée se justifia auprès du pape par une lettre dans laquelle on trouve un passage qui, seul, devrait servir de règle éternelle dans toutes les disputes: c’est «qu’il vaut mieux sacrifier quelque chose de ses droits que de troubler la paix.» Le roi, l’Église gallicane, les parlements, furent contents. Les jansénistes écrivirent quelques libelles. Le pape fut inflexible: il cassa par un bref toutes les résolutions de l’assemblée, et manda aux évêques de se rétracter. Il y avait là de quoi séparer à jamais l’église de France de celle de Rome. On avait parlé, sous le cardinal de Richelieu, et sous Mazarin, de faire un patriarche. Le vœu de tous les magistrats était qu’on ne payât plus à Rome le tribut des annates; que Rome ne nommât plus, pendant six mois de l’année, aux bénéfices de Bretagne; que les évêques de France ne s’appelassent plus évêques par la permission du saint-siége. Si le roi l’avait voulu, il n’avait qu’à dire un mot: il était maître de l’assemblée du clergé, et il avait pour lui la nation. Rome eût tout perdu par l’inflexibilité d’un pontife vertueux, qui, seul de tous les papes de ce siècle, ne savait pas s’accommoder aux temps; mais il y a d’anciennes bornes qu’on ne remue pas sans de violentes secousses. Il fallait de plus grands intérêts, de plus grandes passions, et plus d’effervescence dans les esprits, pour rompre tout d’un coup avec Rome; et il était bien difficile de faire cette scission, tandis qu’on voulait extirper le calvinisme. On crut même faire un coup hardi lorsqu’on publia les quatre fameuses décisions de la même assemblée du clergé, en 1682, dont voici la substance:
1. Dieu n’a donné à Pierre et à ses successeurs aucune puissance, ni directe, ni indirecte, sur les choses temporelles.
2. L’Église gallicane approuve le concile de Constance, qui déclare les conciles généraux supérieurs au pape, dans le spirituel.
3. Les règles, les usages, les pratiques reçues dans le royaume et dans l’Église gallicane, doivent demeurer inébranlables.
4. Les décisions du pape, en matière de foi, ne sont sûres qu’après que l’Église les a acceptées.
Tous les tribunaux et toutes les facultés de théologie enregistrèrent ces quatre propositions dans toute leur étendue; et il fut défendu par un édit de rien enseigner jamais de contraire.
Cette fermeté fut regardée à Rome comme un attentat de rebelles, et par tous les protestants de l’Europe comme un faible effort d’une église née libre, qui ne rompait que quatre chaînons de ses fers.
Ces quatre maximes furent d’abord soutenues avec enthousiasme dans la nation, ensuite avec moins de vivacité. Sur la fin du règne de Louis XIV, elles commencèrent à devenir problématiques; et le cardinal de Fleury les fit depuis désavouer, en partie, par une assemblée du clergé, sans que ce désaveu causât le moindre bruit, parceque les esprits n’étaient pas alors échauffés, et que, dans le ministère du cardinal de Fleury, rien n’eut de l’éclat. Elles ont repris enfin une grande vigueur.
Cependant Innocent XI s’aigrit plus que jamais: il refusa des bulles à tous les évêques et à tous les abbés commendataires que le roi nomma; de sorte qu’à la mort de ce pape, en 1689, il y avait vingt-neuf diocèses en France dépourvus d’évêques. Ces prélats n’en touchaient pas moins leurs revenus; mais ils n’osaient se faire sacrer, ni faire les fonctions épiscopales. L’idée de créer un patriarche se renouvela. La querelle des franchises des ambassadeurs à Rome, qui acheva d’envenimer les plaies, fit penser qu’enfin le temps était venu d’établir en France une Église catholique-apostolique qui ne serait point romaine. Le procureur-général de Harlai, et l’avocat-général Talon, le firent assez entendre quand ils appelèrent, comme d’abus, en 1687, de la bulle contre les franchises, et qu’ils éclatèrent contre l’opiniâtreté du pape, qui laissait tant d’églises sans pasteurs; mais jamais le roi ne voulut consentir à cette démarche, qui était plus aisée quelle ne paraissait hardie.
La cause d’Innocent XI devint cependant la cause du saint-siége. Les quatre propositions du clergé de France attaquaient le fantôme de l’infaillibilité (qu’on ne croit pas à Rome, mais qu’on y soutient), et le pouvoir réel attaché à ce fantôme. Alexandre VIII et Innocent XII suivirent les traces du fier Odescalchi, quoique d’une manière moins dure; ils confirmèrent la condamnation portée contre l’assemblée du clergé: ils refusèrent les bulles aux évêques: enfin, ils en firent trop, parceque Louis XIV n’en avait pas fait assez. Les évêques, lassés de n’être que nommés par le roi, et de se voir sans fonctions, demandèrent à la cour de France la permission d’apaiser la cour de Rome.
Le roi, dont la fermeté était fatiguée, le permit. Chacun d’eux écrivit séparément qu’il «était douloureusement affligé des procédés de l’assemblée;» chacun déclare dans sa lettre qu’il ne reçoit point comme décidé ce qu’on y a décidé, ni comme ordonné ce qu’on y a ordonné. Pignatelli (Innocent XII), plus conciliant qu’Odescalchi, se contenta de cette démarche. Les quatre propositions n’en furent pas moins enseignées en France de temps en temps; mais ces armes se rouillèrent quand on ne combattit plus, et la dispute resta couverte d’un voile sans être décidée, comme il arrive presque toujours dans un état qui n’a pas sur ces matières des principes invariables et reconnus. Ainsi, tantôt on s’élève contre Rome, tantôt on lui cède, suivant les caractères de ceux qui gouvernent, et suivant les intérêts particuliers de ceux par qui les principaux de l’état sont gouvernés.
Louis XIV d’ailleurs n’eut point d’autre démêlé ecclésiastique avec Rome, et n’essuya aucune opposition du clergé dans les affaires temporelles.
Sous lui ce clergé devint respectable par une décence ignorée dans la barbarie des deux premières races, dans le temps encore plus barbare du gouvernement féodal, absolument inconnue pendant les guerres civiles et dans les agitations du règne de Louis XIII, et surtout pendant la fronde, à quelques exceptions près, qu’il faut toujours faire dans les vices comme dans les vertus qui dominent.
Ce fut alors seulement que l’on commença à dessiller les yeux du peuple sur les superstitions qu’il mêle toujours à sa religion. Il fut permis, malgré le parlement d’Aix, et malgré les carmes, de savoir que Lazare et Magdeleine n’étaient point venus en Provence. Les bénédictins ne purent faire croire que Denys-l’Aréopagite eût gouverné l’Église de Paris. Les saints supposés, les faux miracles, les fausses reliques, commencèrent à être décriés[265]. La saine raison qui éclairait les philosophes pénétrait partout, mais lentement et avec difficulté.
L’évêque de Châlons-sur-Marne, Gaston-Louis de Noailles[266], frère du cardinal, eut une piété assez éclairée pour enlever, en 1702, et faire jeter une relique conservée précieusement depuis plusieurs siècles dans l’église de Notre-Dame, et adorée[267] sous le nom du nombril de Jésus-Christ. Tout Châlons murmura contre l’évêque. Présidents, conseillers, gens du roi, trésoriers de France, marchands, notables, chanoines, curés, protestèrent unanimement, par un acte juridique, contre l’entreprise de l’évêque, réclamant le saint nombril, et alléguant la robe de Jésus-Christ conservée à Argenteuil; son mouchoir à Turin et à Laon; un des clous de la croix à Saint-Denys; son prépuce à Rome, le même prépuce au Puy en Velay; et tant d’autres reliques que l’on conserve et que l’on méprise, et qui font tant de tort à une religion qu’on révère. Mais la sage fermeté de l’évêque l’emporta à la fin sur la crédulité du peuple.
Quelques autres superstitions, attachées à des usages respectables, ont subsisté. Les protestants en ont triomphé: mais ils sont obligés de convenir qu’il n’y a pas d’église catholique où ces abus soient moins communs et plus méprisés qu’en France.
L’esprit vraiment philosophique, qui n’a pris racine que vers le milieu de ce siècle, n’éteignit point les anciennes et nouvelles querelles théologiques qui n’étaient pas de son ressort. On va parler de ces dissensions qui font la honte de la raison humaine.