Œuvres de Voltaire Tome XX: Siècle de Louis XIV.—Tome II
Et voulais trop savoir:
Je ne veux en partage[332]
Que badinage,
Et touche au dernier âge
Sans rien prévoir.
Il fit ces vers en présence de son neveu, le marquis de Fénélon, depuis ambassadeur à La Haye. C’est de lui que je les tiens[333]. Je garantis la certitude de ce fait. Il serait peu important par lui-même, s’il ne prouvait à quel point nous voyons souvent avec des regards différents, dans la triste tranquillité de la vieillesse, ce qui nous a paru si grand et si intéressant dans l’âge où l’esprit, plus actif, est le jouet de ses désirs et de ses illusions.
Ces disputes, long-temps l’objet de l’attention de la France, ainsi que beaucoup d’autres nées de l’oisiveté, se sont évanouies. On s’étonne aujourd’hui qu’elles aient produit tant d’animosités. L’esprit philosophique, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité publique; et les fanatiques mêmes, qui s’élèvent contre les philosophes, leur doivent la paix dont ils jouissent, et qu’ils cherchent à perdre.
L’affaire du quiétisme, si malheureusement importante sous Louis XIV, aujourd’hui si méprisée et si oubliée, perdit à la cour le cardinal de Bouillon. Il était neveu de ce célèbre Turenne à qui le roi avait dû son salut dans la guerre civile, et depuis, l’agrandissement de son royaume.
Uni par l’amitié avec l’archevêque de Cambrai, et chargé des ordres du roi contre lui, il chercha à concilier ces deux devoirs. Il est constant, par ses lettres, qu’il ne trahit jamais son ministère en étant fidèle à son ami. Il pressait le jugement du pape, selon les ordres de la cour; mais en même temps il tâchait d’amener les deux partis à une conciliation.
Un prêtre italien, nommé Giori, qui était auprès de lui l’espion de la faction contraire, s’introduisit dans sa confiance, et le calomnia dans ses lettres; et poussant la perfidie jusqu’au bout, il eut la bassesse de lui demander un secours de mille écus; et après l’avoir obtenu, il ne le revit jamais.
Ce furent les lettres de ce misérable qui perdirent le cardinal de Bouillon à la cour[334]. Le roi l’accabla de reproches, comme s’il avait trahi l’état. Il paraît pourtant, par toutes ses dépêches, qu’il s’était conduit avec autant de sagesse que de dignité.
Il obéissait aux ordres du roi en demandant la condamnation de quelques maximes pieusement ridicules des mystiques, qui sont les alchimistes de la religion: mais il était fidèle à l’amitié en éludant les coups que l’on voulait porter à la personne de Fénélon. Supposé qu’il importât à l’Église qu’on n’aimât pas Dieu pour lui-même, il n’importait pas que l’archevêque de Cambrai fût flétri. Mais le roi, malheureusement, voulut que Fénélon fût condamné; soit aigreur contre lui, ce qui semblait au-dessous d’un grand roi; soit asservissement au parti contraire, ce qui semble encore plus au-dessous de la dignité du trône. Quoi qu’il en soit, il écrivit au cardinal de Bouillon, le 16 mars 1699, une lettre de reproches très mortifiante. Il déclare dans cette lettre qu’il veut la condamnation de l’archevêque de Cambrai; elle est d’un homme piqué. Le Télémaque fesait alors un grand bruit dans toute l’Europe; et les Maximes des Saints, que le roi n’avait point lues, étaient punies des maximes répandues dans le Télémaque, qu’il avait lues.
On rappela aussitôt le cardinal de Bouillon. Il partit; mais ayant appris, à quelques milles de Rome, que le cardinal doyen était mort, il fut obligé de revenir sur ses pas pour prendre possession de cette dignité qui lui appartenait de droit, étant, quoique jeune encore, le plus ancien des cardinaux.
La place de doyen du sacré collége donne à Rome de très grandes prérogatives; et, selon la manière de penser de ce temps-là, c’était une chose agréable pour la France qu’elle fût occupée par un Français.
Ce n’était point d’ailleurs manquer au roi que de se mettre en possession de son bien, et de partir ensuite. Cependant cette démarche aigrit le roi sans retour. Le cardinal en arrivant en France fut exilé, et cet exil dura dix années entières.
Enfin, lassé d’une si longue disgrace, il prit le parti de sortir de France pour jamais, en 1710, dans le temps que Louis XIV semblait accablé par les alliés, et que le royaume était menacé de tous côtés.
Le prince Eugène et le prince d’Auvergne, ses parents, le reçurent sur les frontières de Flandre, où ils étaient victorieux. Il envoya au roi la croix de l’ordre du Saint-Esprit, et la démission de sa charge de grand aumônier de France, en lui écrivant ces propres paroles: «Je reprends la liberté que me donnaient ma naissance de prince étranger, fils d’un souverain, ne dépendant que de Dieu, et ma dignité de cardinal de la sainte Église romaine et de doyen du sacré collége.... Je tâcherai de travailler le reste de mes jours à servir Dieu et l’Église dans la première place après la suprême[335], etc.»
Sa prétention de prince indépendant lui paraissait fondée, non seulement sur l’axiome de plusieurs jurisconsultes qui assurent que qui renonce à tout n’est plus tenu à rien, et que tout homme est libre de choisir son séjour, mais sur ce qu’en effet ce cardinal était né à Sedan dans le temps que son père était encore souverain de Sedan: il regardait sa qualité de prince indépendant comme un caractère ineffaçable; et quant au titre de cardinal doyen, qu’il appelle la première place après la suprême, il se justifiait par l’exemple de tous ses prédécesseurs, qui ont passé incontestablement avant les rois à toutes les cérémonies de Rome.
La cour de France et le parlement de Paris avaient des maximes entièrement différentes. Le procureur-général d’Aguesseau, depuis chancelier, l’accusa devant les chambres assemblées, qui rendirent contre lui un décret de prise de corps, et confisquèrent tous ses biens[336]. Il vécut à Rome, honoré, quoique pauvre, et mourut victime du quiétisme, qu’il méprisait, et de l’amitié, qu’il avait noblement conciliée avec son devoir.
Il ne faut pas omettre que, lorsqu’il se retira des Pays-Bas à Rome, on sembla craindre à la cour qu’il ne devînt pape. J’ai entre les mains la lettre du roi au cardinal de La Trimouille, du 26 mai 1710, dans laquelle il manifeste cette crainte. «On peut tout présumer, dit-il, d’un sujet prévenu de l’opinion qu’il ne dépend que de lui seul. Il suffira que la place dont le cardinal de Bouillon est présentement ébloui lui paraisse inférieure à sa naissance et à ses talents; il se croira toute voie permise pour parvenir à la première place de l’Église, lorsqu’il en aura contemplé la splendeur de plus près.»
Ainsi, en décrétant le cardinal de Bouillon, et en donnant ordre qu’on le mît dans les prisons de la Conciergerie, si on pouvait se saisir de lui, on craignit qu’il ne montât sur un trône qui est regardé comme le premier de la terre par tous ceux de la religion catholique; et qu’alors, en s’unissant avec les ennemis de Louis XIV, il ne se vengeât encore plus que le prince Eugène, les armes de l’Église ne pouvant rien par elles-mêmes, mais pouvant alors beaucoup par celles d’Autriche.
CHAPITRE XXXIX.
Disputes sur les cérémonies chinoises. Comment ces querelles
contribuèrent à faire proscrire le christianisme à la Chine.
Ce n’était pas assez, pour l’inquiétude de notre esprit, que nous disputassions au bout de dix-sept cents ans sur des points de notre religion, il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements, mais elle caractérisa plus qu’aucune autre cet esprit actif, contentieux, et querelleur, qui règne dans nos climats.
Le jésuite Matthieu Ricci, sur la fin du dix-septième siècle[337], avait été un des premiers missionnaires de la Chine. Les Chinois étaient et sont encore, en philosophie et en littérature, à peu près ce que nous étions il y a deux cents ans. Le respect pour leurs anciens maîtres leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer. Le progrès dans les sciences est l’ouvrage du temps et de la hardiesse de l’esprit; mais la morale et la police étant plus aisées à comprendre que les sciences, et s’étant perfectionnées chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas encore, il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés médiocres dans les sciences, et le premier peuple de la terre dans la morale et dans la police, comme le plus ancien.
Après Ricci, beaucoup d’autres jésuites pénétrèrent dans ce vaste empire; et, à la faveur des sciences de l’Europe, ils parvinrent à jeter secrètement quelques semences de la religion chrétienne parmi les enfants du peuple, qu’ils instruisirent comme ils purent. Des dominicains, qui partageaient la mission, accusèrent les jésuites de permettre l’idolâtrie en prêchant le christianisme. La question était délicate, ainsi que la conduite qu’il fallait tenir à la Chine.
Les lois et la tranquillité de ce grand empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble et le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. A ce respect ils joignent celui qu’ils doivent, à leurs premiers maîtres de morale, et surtout à Confutzée, nomme par nous Confucius, ancien sage qui, près de six cents ans[338] avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu.
Les familles s’assemblent en particulier, à certains jours, pour honorer leurs ancêtres; les lettrés, en public, pour honorer Confutzée. On se prosterne, suivant leur manière de saluer les supérieurs, ce que les Romains, qui trouvèrent cet usage dans toute l’Asie, appelèrent autrefois adorer. On brûle des bougies et des pastilles. Des colaos, que le Portugais ont nommés mandarins, égorgent deux fois l’an, autour de la salle où l’on vénère Confutzée, des animaux dont on fait ensuite des repas. Ces cérémonies sont-elles idolâtriques? sont-elles purement civiles? reconnaît-on ses pères et Confutzée pour des dieux? sont-ils même invoqués seulement comme nos saints? est-ce enfin un usage politique dont quelques Chinois superstitieux abusent? C’est ce que des étrangers ne pouvaient que difficilement démêler à la Chine, et ce qu’on ne pouvait décider en Europe.
Les dominicains déférèrent les usages de la Chine à l’inquisition de Rome, en 1645. Le saint office, sur leur exposé, défendit ces cérémonies chinoises, jusqu’à ce que le pape en décidât.
Les jésuites soutinrent la cause des Chinois et de leurs pratiques, qu’il semblait qu’on ne pouvait proscrire sans fermer toute entrée à la religion chrétienne, dans un empire si jaloux de ses usages: ils représentèrent leurs raisons. L’inquisition, en 1656, permit aux lettrés de révérer Confutzée, et aux enfants chinois d’honorer leurs pères, en protestant contre la superstition, s’il y en avait.
L’affaire étant indécise, et les missionnaires toujours divisés, le procès fut sollicité à Rome de temps en temps; et cependant les jésuites qui étaient à Pékin se rendirent si agréables à l’empereur Kang-hi, en qualité de mathématiciens, que ce prince, célèbre par sa bonté et par ses vertus, leur permit enfin d’être missionnaires, et d’enseigner publiquement le christianisme. Il n’est pas inutile d’observer que cet empereur si despotique, et petit-fils du conquérant de la Chine, était cependant soumis par l’usage aux lois de l’empire; qu’il ne put, de sa seule autorité, permettre le christianisme; qu’il fallut s’adresser à un tribunal, et qu’il minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites. Enfin, en 1692, le christianisme fut permis à la Chine, par les soins infatigables, et par l’habileté des seuls jésuites.
Il y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu’on appelle les parties des infidèles, choisit un prêtre de cette maison de Paris, nommé Maigrot, pour aller présider, en qualité de vicaire, à la mission de la Chine, et lui donna l’évêché de Conon, petite province chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non seulement les rites observés pour les morts superstitieux et idolâtres, mais il déclara les lettrés athées: c’était le sentiment de tous les rigoristes de France. Ces mêmes hommes qui se sont tant récriés contre Bayle, qui l’ont tant blâmé d’avoir dit qu’une société d’athées pouvait subsister, qui ont tant écrit qu’un tel établissement est impossible, soutenaient froidement que cet établissement florissait à la Chine dans le plus sage des gouvernements. Les jésuites eurent alors à combattre les missionnaires, leurs confrères, plus que les mandarins et le peuple. Ils représentèrent à Rome qu’il paraissait assez incompatible que les Chinois fussent à-la-fois athées et idolâtres. On reprochait aux lettrés de n’admettre que la matière; en ce cas, il était difficile qu’ils invoquassent les ames de leurs pères et celle de Confutzée. Un de ces reproches semble détruire l’autre, à moins qu’on ne prétende qu’à la Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous; mais il fallait être bien au fait de leur langue et de leurs mœurs pour démêler ce contradictoire. Le procès de l’empire de la Chine dura long-temps en cour de Rome; cependant on attaqua les jésuites de tous côtés.
Un de leurs savants missionnaires, le P. Lecomte, avait écrit dans ses Mémoires de la Chine, «que ce peuple a conservé pendant deux mille ans la connaissance du vrai Dieu; qu’il a sacrifié au Créateur dans le plus ancien temple de l’univers; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale, tandis que l’Europe était dans l’erreur et dans la corruption.»
Nous avons vu[339] que cette nation remonte, par une histoire authentique, et par une suite de trente-six éclipses de soleil calculées, jusqu’au-delà du temps où nous plaçons d’ordinaire le déluge universel. Jamais les lettrés n’ont eu d’autre religion que l’adoration d’un être suprême. Leur culte fut la justice. Ils ne purent connaître les lois successives que Dieu donna à Abraham, à Moïse, et enfin la loi perfectionnée du Messie, inconnue si long-temps aux peuples de l’Occident et du Nord. Il est constant que les Gaules, la Germanie, l’Angleterre, tout le Septentrion, étaient plongés dans l’idolâtrie la plus barbare, quand les tribunaux du vaste empire de la Chine cultivaient les mœurs et les lois, en reconnaissant un seul Dieu, dont le culte simple n’avait jamais changé parmi eux. Ces vérités évidentes devaient justifier les expressions du jésuite Lecomte. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne.
L’abbé Boileau, frère de Despréaux, non moins critique que son frère, et plus ennemi des jésuites, dénonça, en 1700, cet éloge des Chinois comme un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif et singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses et hardies. Il est l’auteur du livre des Flagellants, et de quelques autres de cette espèce. Il disait qu’il les écrivait en latin, de peur que les évêques ne le censurassent; et Despréaux, son frère, disait de lui: «S’il n’avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne.» Il déclama violemment contre les jésuites et les Chinois, et commença par dire «que l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien.» Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats: un docteur, nommé Lesage, opina qu’on envoyât sur les lieux douze de ses confrères les plus robustes s’instruire à fond de la cause. La scène fut violente; mais enfin, la Sorbonne déclara les louanges des Chinois fausses, scandaleuses, téméraires, impies, et hérétiques.
Cette querelle, qui fut aussi vive que puérile, envenima celle des cérémonies; et enfin le pape Clément XI envoya, l’année d’après, un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour de Pékin avait ignoré jusque-là qu’on la jugeait à Rome et à Paris. Cela est plus absurde que si la république de Saint-Marin se portait pour médiatrice entre le grand turc et le royaume de Perse.
L’empereur Kang-hi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise, quand les interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens qui prêchaient leur religion dans son empire ne s’accordaient point entre eux, et que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de l’empire, et qu’on soupçonnait même sa majesté chinoise et les lettrés d’être des athées qui n’admettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu’il y avait un savant évêque de Conon, qui expliquerait tout cela, si sa majesté daignait l’entendre. La surprise du monarque redoubla, en apprenant qu’il y avait des évêques dans son empire. Mais celle du lecteur ne doit pas être moindre, en voyant que ce prince indulgent poussa la bonté jusqu’à permettre à l’évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, et contre lui-même. L’évêque de Conon fut admis à son audience. Il savait très peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre caractères peints en or au-dessus de son trône. Maigrot n’en put lire que deux; mais il soutint que les mots king-lien, que l’empereur avait écrits lui-même sur des tablettes, ne signifiaient pas adorez le Seigneur du ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer par interprètes que c’était précisément le sens de ces mots. Il daigna entrer dans un long examen. Il justifia les honneurs qu’on rendait aux morts. L’évêque fut inflexible. On peut croire que les jésuites avaient plus de crédit à la cour que lui. L’empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de le bannir. Il ordonna que tous les Européens qui voudraient rester dans le sein de l’empire viendraient désormais prendre de lui des lettres patentes, et subir un examen.
Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu’il fut à Nankin, il y donna un mandement qui condamnait absolument les rites de la Chine à l’égard des morts, et qui défendait qu’on se servît du mot dont s’était servi l’empereur pour signifier le Dieu du ciel.
Alors le légat fut relégué à Macao, dont les Chinois sont toujours les maîtres, quoiqu’ils permettent aux Portugais d’y avoir un gouverneur. Tandis que le légat était confiné à Macao, le pape lui envoyait la barrette; mais elle ne lui servit qu’à le faire mourir cardinal. Il finit sa vie en 1710. Les ennemis des jésuites leur imputèrent sa mort. Ils pouvaient se contenter de leur imputer son exil.
Ces divisions, parmi les étrangers qui venaient instruire l’empire, décréditèrent la religion qu’ils annonçaient. Elle fut encore plus décriée lorsque la cour, ayant apporté plus d’attention à connaître les Européans, sut que non seulement les missionnaires étaient ainsi divisés, mais que parmi les négociants qui abordaient à Canton, il y avait plusieurs sectes ennemies jurées l’une de l’autre.
L’empereur Kang-hi mourut en 1724[340]. C’était un prince amateur de tous les arts de l’Europe. On lui avait envoyé des jésuites très éclairés, qui par leurs services méritèrent son affection, et qui obtinrent de lui, comme on l’a déjà dit[341], la permission d’exercer et d’enseigner publiquement le christianisme.
Son quatrième fils, Young-tching, nommé par lui à l’empire, au préjudice de ses aînés, prit possession du trône sans que ces aînés murmurassent. La piété filiale, qui est la base de cet empire, fait que dans toutes les conditions c’est un crime et un opprobre de se plaindre des dernières volontés d’un père.
Le nouvel empereur Young-tching surpassa son père dans l’amour des lois et du bien public. Aucun empereur n’encouragea plus l’agriculture. Il porta son attention sur ce premier des arts nécessaires, jusqu’à élever au grade de mandarin du huitième ordre, dans chaque province, celui des laboureurs qui serait jugé, par les magistrats de son canton, le plus diligent, le plus industrieux et le plus honnête homme; non que ce laboureur dût abandonner un métier où il avait réussi, pour exercer les fonctions de la judicature qu’il n’aurait pas connues; il restait laboureur avec le titre de mandarin; il avait le droit de s’asseoir chez le vice-roi de la province, et de manger avec lui. Son nom était écrit en lettres d’or dans une salle publique. On dit que ce réglement si éloigné de nos mœurs, et qui peut-être les condamne, subsiste encore.
Ce prince ordonna que dans toute l’étendue de l’empire on n’exécutât personne à mort avant que le procès criminel lui eût été envoyé, et même présenté trois fois. Deux raisons qui motivent cet édit sont aussi respectables que l’édit même. L’une est le cas qu’on doit faire de la vie de l’homme; l’autre, la tendresse qu’un roi doit à son peuple.
Il fit établir de grands magasins de riz dans chaque province avec une économie qui ne pouvait être à charge au peuple, et qui prévenait pour jamais les disettes. Toutes les provinces fesaient éclater leur joie par de nouveaux spectacles, et leur reconnaissance en lui érigeant des arcs de triomphe. Il exhorta, par un édit, à cesser ces spectacles, qui ruinaient l’économie par lui recommandée, et défendit qu’on lui élevât des monuments. «Quand j’ai accordé des graces, dit-il dans son rescrit aux mandarins, ce n’est pas pour avoir une vaine réputation: je veux que le peuple soit heureux; je veux qu’il soit meilleur, qu’il remplisse tous ses devoirs. Voilà les seuls monuments que j’accepte.»
Tel était cet empereur, et malheureusement ce fut lui qui proscrivit la religion chrétienne. Les jésuites avaient déjà plusieurs églises publiques, et même quelques princes du sang impérial avaient reçu le baptême: on commençait à craindre des innovations funestes dans l’empire. Les malheurs arrivés au Japon fesaient plus d’impression sur les esprits que la pureté du christianisme, trop généralement méconnu, n’en pouvait faire. On sut que précisément en ce temps-là les disputes, qui aigrissaient les missionnaires de différents ordres les uns contre les autres, avaient produit l’extirpation de la religion chrétienne dans le Tunquin; et ces mêmes disputes, qui éclataient encore plus à la Chine, indisposèrent tous les tribunaux contre ceux qui, venant prêcher leur loi, n’étaient pas d’accord entre eux sur cette loi même. Enfin on apprit qu’à Canton il y avait des Hollandais, des Suédois, des Danois, des Anglais qui, quoique chrétiens, ne passaient pas pour être de la religion des chrétiens de Macao.
Toutes ces réflexions réunies déterminèrent enfin le suprême tribunal des rites à défendre l’exercice du christianisme. L’arrêt fut porté le 10 janvier 1724, mais sans aucune flétrissure, sans décerner de peines rigoureuses, sans le moindre mot offensant contre les missionnaires: l’arrêt même invitait l’empereur à conserver à Pékin ceux qui pourraient être utiles dans les mathématiques. L’empereur confirma l’arrêt, et ordonna, par son édit, qu’on renvoyât les missionnaires à Macao accompagnés d’un mandarin, pour avoir soin d’eux dans le chemin, et pour les garantir de toute insulte. Ce sont les propres mots de l’édit.
Il en garda quelques uns auprès de lui, entre autres le jésuite nommé Parennin, dont j’ai déjà fait l’éloge[342], homme célèbre par ses connaissances et par la sagesse de son caractère, qui parlait très bien le chinois et le tartare. Il était nécessaire, non seulement comme interprète, mais comme bon mathématicien. C’est lui qui est principalement connu parmi nous par les réponses sages et instructives sur les sciences de la Chine aux difficultés savantes d’un de nos meilleurs philosophes. Ce religieux avait eu la faveur de l’empereur Kang-hi, et conservait encore celle d’Young-tching. Si quelqu’un avait pu sauver la religion chrétienne, c’était lui. Il obtint, avec deux autres jésuites, audience du prince frère de l’empereur, chargé d’examiner l’arrêt, et d’en faire le rapport. Parennin rapporte avec candeur ce qui leur fut répondu. Le prince, qui les protégeait, leur dit: «Vos affaires m’embarrassent; j’ai lu les accusations portées contre vous: vos querelles continuelles avec les autres Européens sur les rites de la Chine vous ont nui infiniment. Que diriez-vous si, nous transportant dans l’Europe, nous y tenions la même conduite que vous tenez ici? en bonne foi le souffririez-vous?» Il était difficile de répliquer à ce discours. Cependant ils obtinrent que ce prince parlât à l’empereur en leur faveur; et lorsqu’ils furent admis aux pieds du trône, l’empereur leur déclara qu’il renvoyait enfin tous ceux qui se disaient missionnaires.
Nous avons déjà rapporté ses paroles: «Si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même[343].»
Malgré les ordres sages de l’empereur, quelques jésuites revinrent depuis secrètement dans les provinces sous le successeur du célèbre Young-tching; ils furent condamnés à la mort pour avoir violé manifestement les lois de l’empire. C’est ainsi que nous fesons exécuter en France les prédicants huguenots qui viennent faire des attroupements malgré les ordres du roi. Cette fureur des prosélytes est une maladie particulière à nos climats, ainsi qu’on l’a déjà remarqué[344]; elle a toujours été inconnue dans la Haute-Asie. Jamais ces peuples n’ont envoyé de missionnaires en Europe, et nos nations sont les seules qui aient voulu porter leurs opinions, comme leur commerce, aux deux extrémités du globe.
Les jésuites mêmes attirèrent la mort à plusieurs Chinois, et surtout à deux princes du sang qui les favorisaient. N’étaient-ils pas bien malheureux de venir du bout du monde mettre le trouble dans la famille impériale, et faire périr deux princes par le dernier supplice? Ils crurent rendre leur mission respectable en Europe en prétendant que Dieu se déclarait pour eux, et qu’il avait fait paraître quatre croix dans les nuées sur l’horizon de la Chine. Ils firent graver les figures de ces croix dans leurs Lettres édifiantes et curieuses; mais si Dieu avait voulu que la Chine fût chrétienne, se serait-il contenté de mettre des croix dans l’air? ne les aurait-il pas mises dans le cœur des Chinois?
SUPPLÉMENT
AU
SIÈCLE DE LOUIS XIV.
PRÉFACE
DU NOUVEL ÉDITEUR.
Aussitôt que le Siècle de Louis XIV eut paru, La Beaumelle en commença la critique[345]. Une édition fut mise au jour sous ce titre: Le Siècle de Louis XIV par M. de Voltaire, nouvelle édition, augmentée d’un très grand nombre de remarques par M. de La B***; Francfort, chez la veuve Knoch et J. G. Eslinger, 1753, trois volumes petit in-8º[346]. En tête du premier volume sont des Conseils à l’auteur du Siècle de Louis XIV, divisés en trois lettres.
La Beaumelle prétendit que c’était contre les conventions faites avec Eslinger que ce libraire avait mis sur les frontispices ces mots: Par M. de La B***; que les notes du premier volume étaient les seules qui fussent de lui; que les autres étaient d’un chevalier de Mainvillers.
Dans le second volume, page 348, chap. XXVI (aujourd’hui chap. XXVII, voyez p. 208), l’annotateur avait, à l’occasion de la mort de plusieurs membres de la famille royale, ajouté une note injurieuse pour la mémoire du duc d’Orléans, le régent. La Beaumelle, étant revenu à Paris, fut arrêté le 24 avril 1753. On avait trouvé chez lui huit exemplaires de l’édition de Francfort du Siècle de Louis XIV. La Beaumelle fut conduit à la Bastille, où il resta près de six mois[347].
Certainement il voulait dénigrer l’ouvrage de Voltaire; mais cela n’était pas dans l’intérêt du libraire qui le réimprimait. Aussi ce dernier, dans l’Avertissement, annonce offrir au public un excellent livre augmenté de remarques qui le rendront encore meilleur. Au reste, plusieurs des remarques des tomes II et III sont ainsi conçues: Ce chapitre est très beau; Ce portrait est admirable, etc. Il peut se faire que les notes flatteuses soient de Mainvillers, et toutes les autres de La Beaumelle. Dans tous les cas, j’ai signé d’un L les notes extraites de l’édition de Francfort. (Voyez ma préface du tome XIX.)
Voltaire, en réponse à son critique, fit paraître son Supplément au Siècle de Louis XIV, qui circulait à Paris dès le mois de mai. Le 15 de ce mois, la police en fit la perquisition chez le libraire Lambert[348]. L’édition originale est intitulée: Supplément au Siècle de Louis XIV, Catilina, tragédie, et autres pièces du même auteur, Dresde, 1753, chez G. C. Walther, petit in-8º de xvj et 184 pages. La seule pièce qui soit après Catilina est l’Examen du testament politique du cardinal Albéroni. Cette édition contient la lettre ou dédicace à M. Roques[349].
Au lieu de cette Dédicace, il y a dans les diverses éditions du volume intitulé: Siècle politique de Louis XIV (voyez ma préface du tome XIX), un Mémoire de M. F. de Voltaire, apostillé par M. de La Beaumelle, et qu’on peut regarder comme la première version de la dédicace à M. Roques. Si la date de 27 janvier 1753 que lui donne La Beaumelle est exacte, ce mémoire est peut-être le testament littéraire dont Voltaire parle dans sa lettre à d’Argental, du 10 février 1753. Je l’ai imprimé en forme de variante et en note à la fin de la lettre à M. Roques (page 491).
Colini, alors secrétaire de Voltaire, et qui trouvait le Supplément beaucoup plus mordant que les notes de son commentateur, fit de vains efforts pour en empêcher la publication[350].
La Beaumelle répliqua par une Réponse au Supplément du siècle de Louis XIV, Colmar, 1754, in-12, rédigée dès le mois d’octobre 1753, c’est-à-dire aussitôt après sa sortie de la Bastille, mais qui ne put être imprimée qu’en avril 1754. Il y reproduisit une Lettre sur mes démêlés avec M. de Voltaire, déjà imprimée plusieurs fois, et le Mémoire apostillé.
L’acharnement de Voltaire et de La Beaumelle l’un contre l’autre n’a cessé qu’avec la vie. Les Lettres de M. de La Beaumelle à M. de Voltaire, 1763, in-12 de 213 pages, sont une nouvelle édition entièrement refondue de la Réponse au Supplément, avec quelques autres morceaux relatifs à Voltaire.
Il serait trop long de rappeler tous les écrits, tant en vers qu’en prose, où Voltaire maltraite La Beaumelle. Je n’en signalerai que deux presque inconnus, et qui ne sont encore dans aucune édition des Œuvres de Voltaire. L’un est une Lettre sous la date du 24 avril 1767 (voyez tome XLIII); l’autre est la Lettre anonyme et la réponse, de 1769 (voyez tome XLV); j’ai déjà parlé de ces deux morceaux dans ma préface du tome XXXVII.
Sans doute La Beaumelle a été l’agresseur; sans doute il a dépassé toutes les bornes de la critique; mais on ne peut s’empêcher de déplorer que Voltaire ait aussi perdu toute mesure dans le chant XVIIIᵉ de la Pucelle.
BEUCHOT.
Ce 29 mai 1830.
LETTRE A M. ROQUES[351],
CONSEILLER ECCLÉSIASTIQUE
DU SÉRÉNISSIME LANDGRAVE DE HESSE-HOMBOURG.
Monsieur,
Je n’ai dédié à personne le Siècle de Louis XIV, parceque ni la vérité ni la liberté n’aiment les dédicaces, et que ces deux biens, qui devraient appartenir au genre humain, n’ont besoin du suffrage de personne. Mais je vous dédie ce supplément, quoiqu’il soit aussi vrai et aussi libre que le reste de l’ouvrage. La raison en est que je suis forcé de vous appeler en témoignage devant l’Europe littéraire. La querelle dont il s’agit pourrait bien être méprisable par elle-même, comme toutes les querelles, et confondue bientôt dans la foule de tant de disputes littéraires, de tant de différents dont la mémoire se perd avant même que la mémoire des combattants soit anéantie. Mais le rapport qui lie cette dispute aux événements du siècle de Louis XIV, les éclaircissements que les lecteurs en pourront tirer pour mieux connaître ces temps mémorables, serviront peut-être à la sauver pour quelque temps de l’oubli où les ouvrages polémiques semblent condamnés.
C’est vous, monsieur, qui m’apprîtes le premier qu’un jeune homme élevé à Genève, nommé M. de La Beaumelle, fesait réimprimer clandestinement la première édition du Siècle de Louis XIV à Francfort-sur-le-Mein.
C’est vous qui m’apprîtes que cette édition subreptice était chargée de quatre lettres[352] de La Beaumelle, dans lesquelles il outrage des officiers de la maison du roi de Prusse[353]. Votre probité fut surprise de la témérité avec laquelle cet auteur parle de plusieurs souverains de l’Europe, dans ses commentaires sur le Siècle de Louis XIV, et des belles injures qu’il me dit dans mon propre ouvrage. Vous eûtes la générosité de m’en avertir, vous eûtes celle d’offrir de l’argent à son libraire pour supprimer ce scandale.
Je sais bien que la littérature est une guerre continuelle; mais je ne devais pas m’attendre à une pareille excursion. Je vous écrivis que je ne savais pas comment je m’étais attiré ces hostilités de la part d’un homme que je n’avais connu à Berlin que pour tâcher de lui rendre service. Je me plaignis à vous de son procédé; vous eûtes la bonté de lui faire passer mes justes plaintes. Il avait l’honneur d’être lié avec vous, parcequ’il s’était destiné à Genève au ministère de votre religion: et quoique sa conduite semblât le rendre peu digne de cette fonction et de votre amitié, vous aviez pour lui l’indulgence qu’un homme de votre probité compatissante peut avoir pour un jeune homme qui s’égare, et qu’on espère de ramener à son devoir.
Il faut avouer qu’il vous exposa ingénument la raison qui l’avait porté à l’atrocité que vous condamniez. Je ne puis mieux faire, monsieur, que de rapporter ici une partie de la lettre qu’il vous écrivit il y a six mois pour justifier en quelque sorte sa conduite. La voici mot pour mot:
«Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas; je vais chez lui: il me dit qu’un jour, au souper des petits appartements, M. de Voltaire avait parlé d’une manière violente contre moi; qu’il avait dit au roi que je parlais peu respectueusement de lui dans mon livre, que je traitais sa cour philosophe d’assemblée de nains et de bouffons, que je le comparais aux petits princes allemands[354], et mille faussetés de cette force. Maupertuis me conseilla d’envoyer mon livre au roi en droiture, avec une lettre qu’il vit et corrigea lui-même.»
Il n’est que trop vrai, monsieur, que ce cruel procédé trop public de Maupertuis, mon persécuteur, a été l’origine du livre scandaleux de La Beaumelle, et a causé des malheurs plus réels. Il n’est que trop vrai que Maupertuis manqua au secret qu’on doit à tout ce qui se dit au souper d’un roi. Et ce qui est encore plus douloureux, c’est qu’il joignit la fausseté à l’infidélité. Il est faux que j’eusse averti sa majesté prussienne de la manière dont La Beaumelle avait osé parler de ce monarque et de sa cour dans son livre intitulé le Qu’en dira-t-on, ou Mes Pensées; je l’aurais pu, et je l’aurais dû, en qualité de son chambellan. Ce ne fut pas moi, ce fut un de mes camarades qui remplit ce devoir. J’ose en attester sa majesté elle-même. Elle me doit cette justice, elle ne peut refuser de me la rendre. Le chambellan qui l’en avertit est M. le marquis d’Argens: il l’avoue, et il en fait gloire.
Je n’étais que trop informé des coups qu’on me portait: courir chez un jeune étranger, chez un voyageur, chez un passant; lui révéler le secret des soupers du roi son maître, me calomnier en tout; lui rapporter ce qui s’était fait et dit dans mon appartement après le souper; le déguiser, l’envenimer, comme il est prouvé par le reste de la lettre de La Beaumelle; c’était une des moindres manœuvres que j’avais à essuyer. Presque tout Berlin était instruit de cette persécution. Sa majesté l’ignora toujours. J’étais bien loin de troubler la douceur de la retraite de Potsdam, et d’importuner le roi, notre bienfaiteur commun, par des plaintes. Ce monarque sait que non seulement je ne lui ai jamais dit un seul mot contre personne, mais que je n’opposais que de la douceur et de la gaîté aux duretés continuelles de mon ennemi. Il ne pouvait contenir sa haine, et je souffrais avec patience. Je restai constamment dans ma chambre, sans en sortir que pour me rendre auprès de sa majesté quand elle m’appelait. Je gardai un profond silence sur les procédés de Maupertuis, et sur les trois volumes de La Beaumelle qu’ont produits ces procédés.
Dans le même temps M. de Maupertuis voulut opprimer M. Kœnig, autrefois son ami, et toujours le mien. M. Kœnig avait tâché, ainsi que moi, d’apprivoiser son amour-propre par des éloges; il avait fait exprès le voyage de Berlin pour conférer amiablement avec lui sur une méprise dans laquelle Maupertuis pouvait être tombé. Il lui avait montré une ancienne lettre de Leibnitz, qui pouvait servir à rectifier cette erreur. Quelle fut la récompense du voyage de M. Kœnig? son ami, devenu dès-lors son ennemi implacable, profite d’un aveu que M. Kœnig lui a fait avec candeur, pour le perdre et pour le déshonorer. M. Kœnig lui avait avoué que l’original de cette lettre de Leibnitz n’avait jamais été entre ses mains, et qu’il tenait la copie d’un citoyen de Berne mort depuis long-temps[355]. Que fait Maupertuis? il engage adroitement les puissances les plus respectables à faire chercher en Suisse cet original, qu’il sait bien qu’on ne trouvera pas: ayant ainsi enchaîné à ses artifices la bonté même de son maître, il se sert de son pouvoir à l’académie de Berlin pour faire déclarer faussaire un philosophe, son ami, par un jugement solennel; jugement surpris par l’autorité; jugement qui ne fut point signé par les assistants; jugement dont la plupart des académiciens m’ont témoigné leur douleur; jugement réprouvé et abhorré de tous les gens de lettres. Il fait plus; il pousse la vengeance jusqu’à vouloir paraître modéré. Il demande à l’académie qu’il dirige, la grace de celui qu’il fait condamner. Il fait plus encore; il ose écrire lettre sur lettre à madame la princesse d’Orange, pour imposer silence à l’innocent qu’il persécute, et qu’il croit flétrir. Il le poursuit dans son asile, il veut lui lier les mains tandis qu’il le frappe.
J’ai l’honneur d’être de dix-huit académies, et je puis vous assurer qu’il n’y a point d’exemple qu’aucune d’elles ait jamais traité ainsi un de ses membres. Toute l’Europe savante applaudit encore à la manière dont la société royale de Londres se comporta dans la fameuse dispute entre Newton et Leibnitz. Il s’agissait de la plus belle découverte qu’on ait jamais faite en mathématiques. La société royale nomma des commissaires tirés de différentes nations, qui examinèrent toutes les pièces pendant un an. L’authenticité de ces pièces fut constatée. Le grand Newton, élu président de la société royale, n’extorqua point en sa faveur un jugement qui ne devait être rendu que par le public. Il ne fit point déclarer son adversaire faussaire; il n’affecta point de demander sa grace à la société royale, en le fesant condamner avec ignominie; il ne le poursuivit point avec cruauté dans son asile; il n’écrivit point à l’électrice de Hanovre pour faire ordonner le silence à Leibnitz; il ne le menaça point d’une peine académique en demandant sa grace; il ne compromit point le roi d’Angleterre, il ne le trompa point. On ne mit que de l’exactitude, de la vérité, de l’évidence, dans ce grand procès où il s’agissait d’une véritable gloire. C’étaient des dieux qui disputaient à qui il appartenait de donner la lumière au monde. Mais il ne faut pas que la belette de la fable prétende bouleverser le ciel et la terre pour un trou de lapin qu’elle a usurpé.
Tout Berlin, toute l’Allemagne, criaient contre une conduite si odieuse; mais personne n’osait la découvrir au roi de Prusse; et le persécuteur triomphait en abusant des bontés de son maître: j’ai été le seul qui ai osé élever ma faible voix. J’ai rendu hardiment ce service à la vérité, à l’innocence, à l’académie de Berlin; j’ose dire à la patrie, que mon attachement pour le roi de Prusse avait rendue la mienne. J’ai seul fait parvenir les cris de l’Europe savante entière aux oreilles de sa majesté. J’en ai appelé du grand homme mal informé au grand homme mieux informé. J’ai pris le parti de M. Kœnig, ainsi que le célèbre et respectable Volf, qui a écrit sur cette affaire une lettre dont j’ai l’original entre les mains, la voici:
Certum est quam quod certissimum veritatem esse ex parte Kœnigii, sive authenticitatem fragmenti ex litteris Leibnitzii, sive judicium famosum academiæ spectes, sive prætensam legem ad ruinant totius machinæ tendentem, si non in se contradictionem involveret.
«Il est reconnu pour certain et très certain que la vérité est tout entière du côté du professeur Kœnig, soit dans l’authenticité de la lettre de Leibnitz, soit dans l’étrange jugement de l’académie, soit dans la prétendue découverte de son adversaire, qui ne serait qu’un renversement des lois de la nature si elle n’était pas une contradiction.»
J’ai pris le parti de M. Kœnig avec les académiciens des sciences de Paris, avec tous les autres, avec l’Europe littéraire. Je me suis exposé par mon peu de ménagement à perdre les honneurs, les biens, dont un grand roi me comblait, et ses bontés plus précieuses cent fois que tous ces biens et tous ces honneurs. J’ai risqué la plus cruelle disgrace auprès d’un monarque qui m’avait arraché dans ma vieillesse à ma patrie, à ma famille, à mes amis, à mes emplois; d’un monarque qui m’avait prévenu, il y a plus de quinze ans, par ses bontés, auxquelles j’avais répondu avec enthousiasme; pour qui j’avais tout quitté, tout sacrifié, et sur qui je fondais enfin le bonheur des derniers jours de ma vie. Je n’ai pas balancé.
Il m’a fallu à-la-fois combattre contre mon persécuteur Maupertuis, et pour M. Kœnig mon ami, et pour moi-même. Il a fallu, dans le temps même que l’auteur de la Vénus physique et de ses étranges lettres m’accablait, répondre à un livre plus mauvais encore, qu’il a fait composer. Oui, monsieur, c’est lui qui a porté La Beaumelle à faire cette malheureuse édition du Siècle de Louis XIV, dans laquelle lui seul, des gens de lettres qui étaient auprès du roi de Prusse, n’est pas offensé. S’il n’avait pas excité La Beaumelle contre moi par une calomnie, ce jeune homme, à qui je n’avais jamais donné lieu de se plaindre de moi, n’aurait point fait ce scandaleux ouvrage. Mon persécuteur a beau employer tous ses artifices pour faire désavouer aujourd’hui à La Beaumelle cette lettre dans laquelle ses manœuvres sont constatées; la lettre existe, monsieur, entre vos mains; et j’en ai gardé soigneusement la copie authentique, transcrite par vous-même. Cette lettre qui sert à convaincre Maupertuis d’infidélité envers son maître, et de calomnie envers moi; cette lettre, dis-je, est encore plus reconnue que celle de Leibnitz, qui a servi à manifester les erreurs de son amour-propre à la face de tout le monde.
Il peut faire déclarer faussaire qui il voudra dans une assemblée de son académie; il sera déclaré injuste par tout le public. Il verra que dans la littérature on ne réussit point par les souterrains de la fraude, comme il a dû voir qu’on ne subjugue point les esprits par la hauteur et la violence; qu’il ne faut dans les écrits que de la raison, et dans la société que de la douceur; qu’enfin la vérité, quoique peu circonspecte par cela même qu’elle est la vérité, la candeur bien que trop simple, l’innocence sans politique, confondent tôt ou tard l’erreur, le manège, la violence. La Beaumelle, qui est jeune encore, apprendra, à ses dépens, à ne plus faire servir son amour-propre imprudent et sans pudeur à l’amour-propre artificieux d’un autre. Je m’adresse, comme M. Kœnig, au public, juge souverain des ouvrages et des hommes. Ce public déteste l’oppresseur, se moque de l’absurde; plaint le malheureux, et aime la vérité.
P. S. Vous m’apprenez, monsieur, par vos lettres, que La Beaumelle promet de me poursuivre jusqu’aux enfers. Il est bien le maître d’y aller quand il voudra. Vous me faites entendre que, pour mieux mériter son gîte, il imprimera contre moi beaucoup de choses personnelles, si je réfute les commentaires qu’il a imprimés sur le Siècle de Louis XIV. Vous m’avouerez que c’est un beau procédé d’imprimer trois volumes d’injures, d’impostures contre un homme, et de lui dire ensuite: Si vous osez vous défendre, je vous calomnierai encore.
Vous me rapportez, monsieur, dans votre lettre du 22 mars, «que la manière dont il s’y prendra ne pourra que me faire beaucoup de peine; et quand il aurait tout le tort du monde, le public ne s’en informera pas, et rira à bon compte.»
Sachez, monsieur, que le public peut rire d’un homme heureux et avantageux qui dit, ou fait, ou écrit des sottises; mais qu’il ne rit point d’un homme infortuné et persécuté. La Beaumelle peut réimprimer tout ce qu’on a écrit contre moi dans plus de cinquante volumes; cela lui procurera peu de profit et peu de rieurs. Je vous réponds que ses nouveaux chefs-d’œuvre ne me feront aucune peine. Je lui donne une pleine liberté. Je crois bien que La Beaumelle est un écrivain à faire rire: mais si l’auteur de la Spectatrice danoise[356], du Qu’en dira-t-on, ou de Mes Pensées, qui a outragé tant de souverains et de particuliers avec une insolence si brutale, et qui n’est impuni que par l’excès du mépris qu’on a pour lui, pense devenir un homme plaisant, il m’étonnera beaucoup. Il s’agit à présent du Siècle de Louis XIV. Il faut voir qui a raison de La Beaumelle ou de moi, et c’est de quoi les lecteurs pourront juger[357].
SUPPLÉMENT
AU
SIÈCLE DE LOUIS XIV.
PREMIÈRE PARTIE[358].
Les éditions nombreuses d’un livre, dans sa nouveauté, ne prouvent jamais que la curiosité du public, et non le mérite de l’ouvrage. L’auteur du Siècle de Louis XIV sentait tout ce qui manquait à ce monument qu’il avait voulu élever à l’honneur de sa nation. Il serait incomparablement moins indigne de la France s’il avait été achevé dans son sein; mais on sait quels engagements et quel attachement d’un côté, quelles bontés prévenantes de l’autre, avaient arraché l’auteur à sa patrie. Parvenu à un âge assez avancé, éprouvant, par des maladies continuelles, une décrépitude prématurée, et craignant d’être prévenu par la mort, il hasarda enfin, au commencement de l’année 1752, de livrer au public la faible esquisse du Siècle de Louis XIV, dans l’espérance que cet ouvrage engagerait les gens de lettres, et les hommes instruits des affaires publiques, à lui fournir de nouvelles couleurs pour achever le tableau. Il ne s’est pas trompé dans son attente. Il a reçu des instructions de toutes parts, et il s’est trouvé en état, dans l’espace d’une année, de donner une meilleure forme à son ouvrage. Il a tout retouché, jusqu’au style. La même impartialité reconnue règne dans le livre, mais avec une attention beaucoup plus scrupuleuse. Il est permis à l’auteur de le dire, parcequ’il est permis d’annoncer qu’on s’est acquitté d’un devoir indispensable. On a rempli ce devoir à l’égard du cardinal Mazarin, dans la nouvelle édition. Voici comment on s’exprime sur ce ministre:
«Le grand homme d’état est celui dont il reste de grands monuments utiles à la patrie.[359] Le monument qui immortalise le cardinal Mazarin est l’acquisition de l’Alsace. Il donna cette province à la France dans le temps que le royaume était déchaîné contre lui; et par une fatalité singulière, il lui fit plus de bien lorsqu’il était persécuté, que dans la tranquillité d’une puissance absolue.»
On prie le lecteur de jeter les yeux sur tout ce qui concerne la paix de Rysvick, dans cette nouvelle édition[360], la seule qu’on puisse consulter; c’est un morceau très utile, tiré des Mémoires manuscrits de M. de Torci. Ces mémoires démentent formellement ce que tant d’historiens, tant d’hommes d’état, et milord Bolingbroke lui-même, avaient cru, que le ministère de Versailles avait dès-lors dévoré en idée la succession du royaume d’Espagne; et rien ne répand plus de jour sur les affaires du temps, sur la politique, et sur l’esprit du conseil de Louis XIV.
On voit quels services rendit le maréchal d’Harcourt dans la grande crise de l’Espagne, lorsque l’Europe en alarmes attendait d’un mot de Charles II mourant quel serait le successeur de tant d’états. De nouvelles anecdotes sont ainsi semées dans tous les chapitres.
On en trouve au second volume[361] sur l’homme au masque de fer; mais les morceaux les plus curieux, sans contredit, et les plus dignes de la postérité, sont deux mémoires de la propre main de Louis XIV. Le chapitre du Gouvernement intérieur est très augmenté; c’est là qu’on voit d’un coup d’œil ce qu’était la France avant Louis XIV, ce qu’elle a été par lui, et depuis lui. Les matériaux seuls de ce chapitre font connaître la nation et le monarque. Il n’y a nul mérite à les avoir mis en œuvre; mais c’est un grand bonheur d’avoir pu les recueillir.
Le dernier chapitre[362] contient cinquante-six articles nouveaux, concernant les écrivains qui ont fleuri dans le siècle de Louis XIV, et dont plusieurs l’ont illustré. Il a fallu que l’auteur fît venir de loin la plupart de leurs ouvrages, qu’il les parcourût, qu’il tâchât d’en saisir l’esprit, et qu’il resserrât dans les bornes les plus étroites ce qu’il a cru devoir penser d’eux, d’après les plus savants hommes. Ainsi, deux lignes ont coûté quelquefois quinze jours de lecture. L’auteur, quoique très malade, a travaillé sans relâche, une année entière, à ces deux seuls petits volumes, dans lesquels il a tâché de renfermer tout ce qui s’est fait et s’est écrit de plus remarquable dans l’espace de cent années. L’amour seul de la patrie et de la vérité l’a soutenu dans un travail d’autant plus pénible qu’il paraît moins l’être. Tous les honnêtes gens de France et des pays étrangers lui en ont su gré; et même en Angleterre les esprits fermes, dont cette nation philosophe et guerrière abonde, ont tous avoué que l’auteur n’avait été ni flatteur ni satirique. Ils l’ont regardé comme un concitoyen de tous les peuples; ils ont reconnu dans Louis XIV, non pas un des plus grands hommes, mais un des plus grands rois; dans son gouvernement, une conduite ferme, noble et suivie, quoique mêlée de fautes; dans sa cour, le modèle de la politesse, du bon goût, et de la grandeur, avec trop d’adulation; dans sa nation, les mœurs les plus sociables, la culture des arts et des belles-lettres poussée au plus haut point, l’intelligence du commerce, un courage digne de combattre les Anglais, puisque rien n’a pu l’abattre, et des sentiments de hauteur et de générosité qu’un peuple libre doit admirer dans un peuple qui ne l’est pas. Il fallait détruire des préjugés de cent années, d’autant plus forts, que le célèbre Addison et le chevalier Steele, injustes en ce seul point, les avaient enracinés; et l’auteur les a détruits, du moins s’il en croit ce qu’on lui mande. Il n’a plus rien à souhaiter, s’il a obtenu de la nation qui a produit Marlborough, Newton, et Pope, du respect pour le génie de la France.
Mais, tandis que le libraire de M. de Voltaire travaillait à cette édition nouvelle, et si supérieure aux autres, il arriva qu’un jeune homme élevé à Genève, qui commence à être connu dans la littérature, ayant passé à Berlin, et s’étant ensuite arrêté à Francfort, y travailla à une édition clandestine, d’après la première, quoiqu’il fût public que le libraire Walther, en vertu de ses droits, en préparait à Dresde une nouvelle, incomparablement plus ample et plus utile.
C’était violer dans l’empire le privilége impérial. On avait vu jusqu’à présent des libraires ravir aux auteurs le fruit de leurs travaux, en contrefesant leurs ouvrages; mais on n’avait point vu d’homme de lettres exercer cette piraterie. Il vendit quinze ducats à la veuve Knoch et Eslinger, de Francfort, les lettres et les remarques dont il chargeait cette édition frauduleuse[363].
Le public, qui ne pouvait être instruit de cette prévarication, voit une nouvelle édition avec des remarques par M. L. B.; il est frappé de l’air d’autorité avec lequel ce M. L. B. donne ses décisions. Il croit que c’est quelque homme d’état, ou quelque savant profond dans l’histoire: il ne peut deviner que c’est l’éditeur des Lettres de madame de Maintenon, l’auteur de la Spectatrice danoise, l’auteur de Mes Pensées, ou du Qu’en dira-t-on. Ce grand écrivain fait bien de l’honneur à l’auteur du Siècle de Louis XIV; il le traite comme tous les potentats de l’Europe; il le condamne et l’instruit. Il aurait du seulement faire quelques petits changements dans ses beaux commentaires, comme il changeait, pour le bien de la chrétienté, des feuillets de son chef-d’œuvre du Qu’en dira-t-on dans toutes les grandes villes où il passait. Il substituait, de province en province, un feuillet à un autre; il mettait à la tête de Mes Pensées, cinquième, sixième édition. Il disait son avis, dans une page nouvelle, du pays d’où il venait de sortir, et parlait de tous les princes de la manière la plus flatteuse; car il leur supposait à tous la plus grande clémence.
Était-il hors de Saxe, il imprimait (page 302): «J’ai vu à Dresde un roi.... un ministre.... un héritier.... une princesse.... un peuple....» Les épithètes suivent en lettres initiales, et la lecture en fait frémir. Était-il hors de Berlin, il imprimait (page 244): «Prédiction... la Prusse... et (page 230): Des soldats qu’une barbare discipline dépouille de tout sentiment d’honneur, à qui on fait haïr une vie qu’on les force à conserver, dont les crimes sont impunis, etc.;» et, dans le même article, ce judicieux auteur dit, «Que l’inhumanité des châtiments fait périr ces hommes (impunis) dans l’étisie, ou languir par des descentes.»
A peine est-il hors de Gotha, qu’il dit (page 108): «Je voudrais bien savoir de quel droit de petits princes, un duc de Gotha, par exemple, vendent aux grands le sang de leurs sujets?»
S’il part de Suisse, il outrage (page 300) les Sinner, les Orlac, les Steiger, les Vatteville, les Diesbach, en les nommant par leurs noms.
Se croit-il hors d’état de voyager en Angleterre, il dit (page 258), «que lord Bath serait déshonoré en France.» A-t-il quitté la Hollande, il insère (page 279): «Que bientôt la Hollande ne sera bonne qu’à être submergée, quand le stathoudérat sera bien établi.»
Est-il loin de la France, il dit (page 302): «Que le despotisme y a éteint jusqu’au nom de vertu.» Mais dès qu’il veut venir à Paris, il ôte cette page, et il met dans une autre que le lieutenant de police est un Messala, et il espère que Messala protégera les honnêtes gens qui pensent.
Voilà donc ce que ce personnage appelle Mes Pensées, et ce qu’on a lu avec la curiosité et les sentiments que cette noble hardiesse doit inspirer. Pour rendre ses autres pensées meilleures, il les a prises partout. Il butine des idées comme il a butiné des lettres; mais il défigure un peu ce qu’il touche. Rapporte-t-il une dépêche du cardinal de Richelieu, il lui fait dire une sottise. Il prétend que le cardinal de Richelieu a écrit: «Le roi a changé de ministre, et son ministre de maxime.» Il ne sent pas que ce n’est point le nouveau ministre, le cardinal de Richelieu lui-même, qui a changé. Il y a dans la lettre: «Le roi a changé de ministre, et le conseil de maxime.» Voilà des paroles d’un grand sens; mais de la manière dont il les cite, elles n’en ont aucun.
Il défigure de la même façon des vers de la tragédie de Rome sauvée, en leur substituant les siens; car ce galant homme est aussi poëte, ou du moins il veut faire des vers.
Il y a pourtant quelques pensées dans son livre qui sont à lui, et qui ne peuvent être qu’à lui: par exemple il donne des conseils à un jeune courtisan pour se conduire avec vertu, et lui dit (page 58): «Le mérite parvient à la cour par la bassesse, et le métalent par l’effronterie: rampez donc effrontément.» On ne saurait donner un conseil plus honnête.
Il avait entendu à Paris, au théâtre, ces vers dans la bouche de Cicéron:
Fait ou les grands héros ou les grands criminels.
Qui du crime à la terre a donné les exemples,
S’il eût aimé la gloire, eût mérité des temples:
Catilina lui-même, à tant d’horreurs instruit,
Eût été Scipion, si je l’avais conduit.
Je réponds de César, il est l’appui de Rome:
J’y vois plus d’un Sylla, mais j’y vois un grand homme.
Rome sauvée, acte V, scène 3.
Voici comme l’auteur de Mes Pensées s’approprie ces vers dans sa prose (page 79): «Une république fondée par Cartouche aurait eu de plus sages lois que la république de Solon. Ce sont les mêmes qualités qui font les grands héros et les grands criminels; et l’ame du grand Condé ressemblait à celle de Cartouche.»
Il y a dans ce petit recueil vingt maximes pareilles. Elles caractérisent une ame qui n’est pas celle du grand Condé: et ce qui est rare, c’est l’air de maître avec lequel ce monsieur ose dire ce que les Clarendon et les De Thou n’auraient exprimé qu’avec défiance, ou plutôt ce qu’ils n’auraient jamais dit. «Donnez-moi, dit-il (page 25), un Stuart qui ait l’ame de Cromwell, et je le ferai roi d’Angleterre.» Vous le ferez roi d’Angleterre! vous! quel feseur de monarques! Le fou du roi Jacques Iᵉʳ s’étant un jour assis sur le trône, on lui demanda: Que fais-tu là, maraud? Il répondit: Je règne. L’auteur de Mes Pensées fait plus, il fait régner. C’est ce modeste et sage écrivain, ce grand politique, ce précepteur du genre humain, qui, pour l’instruction publique, a donné l’édition du Siècle de Louis XIV.
Comme, avec une imagination si brillante, il pourrait savoir quelque chose de l’histoire, il ne serait pas impossible qu’il eût en effet critiqué à propos quelque fausse date, quelque méprise dans les faits; mais point. Son génie ne lui a pas permis de s’abaisser à ces détails. C’est La Beaumelle qui daigne enseigner la langue française à Voltaire; c’est La Beaumelle qui décide sur les auteurs; c’est La Beaumelle qui se mêle de condamner Louis XIV; c’est La Beaumelle qui dit qu’on se gâte à Potsdam; c’est La Beaumelle qui, sans daigner jamais apporter la moindre raison de ses décisions, parle avec la même modestie que s’il avait un roi d’Angleterre à faire.
Il règle les rangs des rois. Il dit que le roi de Sardaigne ne cédera jamais le pas au roi de France. Quelquefois il condamne en un seul mot. Par exemple, l’auteur du Siècle de Louis XIV dit[364] que la France, depuis la mort de François II, avait toujours été déchirée par des guerres civiles, ou troublée par des factions; et le savant La Beaumelle demande quand? Voilà un excellent critique en histoire! Il ignore les horribles guerres civiles sous Charles IX, Henri III, Henri IV, et les factions qui marquèrent toutes les années du règne de Louis XIII.
«Ceci est bon, dit-il, cela est médiocre, cette phrase est mauvaise.» Il dit en un endroit que l’auteur du Siècle écrit comme un clerc de procureur. L’auteur du Siècle lui aurait eu plus d’obligation des instructions historiques qu’il devait attendre d’un homme qui prend la peine de contrefaire son livre en l’enrichissant de notes: l’auteur était en effet tombé dans des méprises considérables. Il était bien difficile que, n’ayant alors pour tout secours que ses Mémoires qu’il avait apportés de France, il ne se fût pas trompé quelquefois. Toutes les erreurs qu’il a reconnues, et dont des hommes respectables ont eu la bonté de l’avertir, ont été soigneusement corrigées dans les éditions nouvelles de 1753. Mais La Beaumelle s’est bien donné de garde d’en relever aucune. Où aurait-il appris à les démêler, lui qui ne sait pas seulement que le fameux prince d’Orange Guillaume III fut créé stathouder après avoir été nommé capitaine et amiral-général? lui qui ignore l’ancien droit qu’avait l’empereur sur la ville de Bamberg, droit qui tire son origine des conventions faites avec les papes, dans le temps qu’ils avaient la principauté de Bamberg, principauté qu’ils échangèrent depuis pour celle de Bénévent. Sait-il mieux l’histoire du temps que l’histoire ancienne, quand, dans une de ses remarques, il dit que l’entreprise en faveur du prétendant, en 1744, a eu les suites les plus heureuses? Tout le monde sait à quel point elle fut inutile. Le maréchal de Saxe, qui devait la conduire, rentra dans le port; et il n’y eut de diversion opérée par le prince Édouard que lorsqu’il passa seul en Écosse en 1745, sans conseil, sans secours, et assisté de son seul courage.
Plus il est ignorant, plus il parle en maître; et plus il parle en maître, sans alléguer de raisons, moins il mérite qu’on lui réponde directement. Mais comme on doit avoir pour le public le respect de l’instruire, et de lui présenter les autorités sur lesquelles les plus importantes et les plus curieuses vérités de cet essai historique sont fondées, on prendra occasion des bévues de La Beaumelle pour dire ici des choses utiles. Ce qu’il y a de plus vil peut servir à quelques usages.
On parlera d’abord du célèbre testament du roi d’Espagne Charles II. Il s’agit de prouver que la cour de Versailles n’y eut pas la moindre part, et qu’elle n’avait jamais songé à la succession entière de cette monarchie. L’auteur du Siècle cite M. le marquis de Torci, alors ministre en France. Il atteste le témoignage authentique de ce secrétaire d’état; un La Beaumelle nie ce témoignage! il demande où il est! On répond, non à lui, mais à tous les lecteurs, que ce témoignage se trouve dans les Mémoires manuscrits[365] de M. de Torci, lesquels sont entre les mains de sa famille. On ne les confiera pas à La Beaumelle, sans doute; mais ce manuscrit est assez connu. Un autre témoignage du marquis de Torci se trouve encore écrit de sa main à la marge de l’histoire italienne de Louis XIV, par le comte Ottieri[366], imprimée à Rome, et de laquelle La Beaumelle n’a jamais entendu parler. Cet ouvrage est extrêmement rare. Le cardinal de Polignac, étant à Rome, eut le crédit de le faire supprimer. M. de Voltaire procura la lecture de son exemplaire à M. le marquis de Torci. Ottieri, comme tous les autres historiens, imputait à Louis XIV le dessein de rompre le traité de partage, et de faire tomber dans sa maison toute la monarchie d’Espagne. M. de Torci réfute en peu de mots cette erreur si accréditée, et dit expressément que Louis XIV n’y a jamais pensé. Ce volume du comte Ottieri, précieux par sa rareté, et plus encore par la note du marquis de Torci, a été donné par M. de Voltaire à M. le maréchal de Richelieu, qui le conserve dans sa bibliothèque.
Il faut distinguer les erreurs dans les historiens. Une fausse date, un nom pour un autre, ne sont que des matières pour un errata. Si d’ailleurs le corps de l’ouvrage est vrai, si les intérêts, les motifs, les événements, sont développés avec fidélité, c’est alors une statue bien faite à laquelle on peut reprocher quelque pli négligé à la draperie.
On pourrait à toute force pardonner à l’historien De Limiers d’avoir fait assister au grand-conseil qui se tint à Versailles, au sujet du testament de Charles II, madame de Maintenon qui n’y entra jamais, et M. de Pomponne qui était mort; mais ce qu’on ne peut pardonner, c’est l’ignorance des deux traités de partage; c’est d’avoir supposé que le roi d’Angleterre avait engagé Charles II à faire un testament en faveur du prince de Bavière; c’est d’avoir imaginé que Louis XIV avait ensuite envoyé un autre testament à signer au roi d’Espagne en faveur du duc d’Anjou. Il n’est pas permis de se tromper sur une révolution si grande, si importante, devenue la base d’un nouveau système de l’Europe. L’auteur du Siècle est, de tous les historiens qui ont parlé de cet événement, le premier qui ait su et qui ait dit la vérité.
Que le P. Daniel, dans ses Abrégés chronologiques de Louis XIII et de Louis XIV, se trompe sur quelques noms, sur la position de quelques villes; qu’il prenne l’entrée de quelques troupes dans une ville ouverte pour un siége, ces légères fautes ne sont presque rien, parcequ’il importe peu à la postérité qu’on ait eu tort ou raison dans des petits faits qui sont perdus pour elle. Mais on ne peut souffrir les déguisements avec lesquels il raconte les batailles importantes, ni surtout son affectation de n’étaler que des combats, qui, après tout, ne sont que des choses fort communes dans les fastes d’un siècle mémorable par tant d’autres endroits singuliers. C’est ce qu’on lui reproche dans sa grande histoire. Il aurait dû approfondir les lois, les usages, le commerce, les arts, parler de tout en philosophe. Il ne l’a pas fait; et quoique son histoire de France soit la meilleure de toutes, notre histoire reste encore à faire.
On ennoblira encore ici l’humiliation où l’on descend de parler d’un tel critique, en rendant compte d’une autre anecdote très importante. Cette particularité ne se trouve que dans l’édition du Siècle de 1753. On y voit par quel motif Louis XIV reconnut le fils de Jacques II pour roi en 1701. L’auteur du Siècle avoue seulement, dans toutes les premières éditions, que plusieurs membres du parlement d’Angleterre lui ont dit que, sans cette démarche de Louis XIV, le parlement n’aurait peut-être point pris parti dans la guerre de la succession. Notre La Beaumelle demande «qui sont ces membres du parlement? plusieurs autres membres, dit-il, et tous les historiens m’ont assuré le contraire.»
Vous, jeune homme, qui n’avez jamais été à Londres, qui n’avez pu vous informer de ce fait, puisque l’auteur du Siècle est le premier qui l’ait fait connaître, vous osez dire que des pairs d’Angleterre vous en ont parlé! vous osez dire que cette anecdote est discutée dans tous les autres historiens! Apprenez de qui l’auteur la tient; de milord Bolingbroke, qu’il a fréquenté pendant plusieurs années; et ce que milord Bolingbroke lui en avait toujours dit se trouve confirmé aujourd’hui par ses Lettres historiques qui viennent de paraître. Il n’y a qu’à lire les pages 158 et 159 de son tome second. C’est là qu’on verra comment, par un accord heureux, on peut concilier ce que MM. de Torci et Bolingbroke ont dit tant de fois, et ce qui est très vrai, que ce furent des femmes à qui le prétendant dut la consolation d’être reconnu roi par Louis XIV. Milord Bolingbroke ne savait cette anecdote que confusément, et M. de Torci en était instruit dans le plus grand détail et avec la plus grande certitude. Milord Bolingbroke dit dans ses Lettres que «des intrigues de femmes déterminèrent Louis XIV;» mais quelles étaient ces femmes? Ce fut la propre veuve du roi Jacques, la mère du prétendant, qui vint en larmes conjurer Louis XIV de ne pas refuser de vains honneurs au fils d’un roi qu’il avait protégé, et qu’il avait toujours reconnu pour roi, même après le traité de Rysvick, sans que Guillaume III s’en fût offensé. Elle lui demanda cette grace au nom de sa magnanimité et de sa gloire; et le roi céda à ces deux noms qui pouvaient sur lui plus que tout son conseil. C’est là ce que milord Bolingbroke ne savait pas, et ce qui se trouve, dans la nouvelle édition du Siècle[367], parmi d’autres faits aussi curieux que véritables.
La Beaumelle peut encore porter son ignorance téméraire jusqu’à dire que les petites querelles de la duchesse de Marlborough et de miladi Masham n’influèrent en rien sur les affaires. «Ce conte, dit-il, est pris de l’Anti-Machiavel, et n’en est pas le meilleur endroit.» Ce conte est une vérité reconnue de toute l’Angleterre, que madame la duchesse de Marlborough avoua elle-même plusieurs fois à M. de Voltaire, et qu’elle a confirmée depuis dans ses Mémoires. Ce conte n’est point tiré de l’Anti-Machiavel, que son illustre auteur ne composa qu’en 1739. M. de Voltaire avait déjà, quelques années auparavant, poussé le Siècle de Louis XIV jusqu’à la bataille de Turin, et le manuscrit était entre les mains du roi de Prusse dès l’année 1737. Ce manuscrit était la suite d’une Histoire universelle depuis Charlemagne, écrite dans le même goût et dans le même esprit. On lui en a volé la partie la plus intéressante; et si La Beaumelle sait où elle est, M. de Voltaire lui en donnera plus de quinze ducats[368].
Pour continuer à rendre ce Mémoire instructif, et pour nourrir l’ignorante sécheresse des remarques d’un jeune homme qui ose censurer une histoire, sans rapporter un seul fait, sans alléguer la moindre probabilité sur quoi que ce puisse être, passons à l’homme au masque de fer; et examinons, avec les lecteurs sérieux et attentifs, la plus singulière et la plus étonnante anecdote qui soit dans aucune histoire.
L’auteur du Siècle dit que tous les historiens de Louis XIV ont ignoré ce fait, et il a assurément raison. La Beaumelle répond avec sa prudence ordinaire: «Les Mémoires de Perse en ont parlé.» Voici ce qu’on pourrait lui répliquer.
Premièrement, mon ouvrage était fait en partie long-temps avant les Mémoires de Perse qui n’ont paru qu’en 1745[369]. En second lieu, il n’appartient qu’à vous de citer parmi les historiens un libelle qui est aussi obscur, et presque aussi méprisable que votre Qu’en dira-ton; un libelle où il y a aussi peu de vérité que dans vos ouvrages, où la plupart des rois sont insultés, où les événements sont déguisés ainsi que les noms propres.
Le hasard fait tomber ce livre entre mes mains dans ce moment même. Je trouve qu’en effet il y est parlé de l’homme au masque de fer. L’auteur, à l’exemple de tous les auteurs de ces sortes d’ouvrages, mêle dans cette aventure beaucoup de mensonges à un peu de vérité: il dit que le duc d’Orléans, régent de France, qu’il appelle Ali-Omajou, alla quelque temps avant sa mort voir à la Bastille ce fameux et inconnu prisonnier. Tout Paris sait qu’il est faux que le duc d’Orléans ait jamais fait une visite à la Bastille. Il dit que ce prisonnier était le comte de Vermandois qu’il appelle Giafer; et il prétend que ce comte de Vermandois, fils légitimé de Louis XIV et de la duchesse de La Vallière, fut dérobé à la connaissance des hommes par son propre père, et conduit en prison avec un masque sur le visage, dans le temps qu’on le fit passer pour mort. Il dit que ce fut pour le punir d’un soufflet que ce prince avait donné à monseigneur le dauphin. Comment peut-on imprimer une fable aussi grossière? Ne sait-on pas que le comte de Vermandois mourut de la petite-vérole au camp devant Dixmude en 1683? Le dauphin avait alors vingt-deux ans; on ne donne des soufflets à un dauphin à aucun âge; et c’est en donner un bien terrible au sens commun et à la vérité que de rapporter de pareils contes. D’ailleurs, le prisonnier au masque de fer était mort en 1704[370]; et l’auteur des Mémoires de Perse le fait vivre jusqu’à la fin de 1721.
J’avoue que je suis surpris de trouver dans ces Mémoires de Perse une anecdote qui est très vraie parmi tant de faussetés. J’avais appris cette anecdote l’année passée; c’est celle de l’assiette d’argent et du pêcheur, laquelle est insérée dans mes éditions de Dresde et de Paris de 1753[371]. Elle a été racontée souvent par M. Riousse, ancien commissaire des guerres à Cannes. Il avait vu ce prisonnier dans sa jeunesse, quand on le transféra de l’île Sainte-Marguerite à Paris. Il était en vie l’année passée, et peut-être vit-il encore. Les aventures de ce prisonnier d’état sont publiques dans tout le pays; et M. le marquis d’Argens, dont la probité est connue, a entendu il y a long-temps conter le fait dont je parle, à M. Riousse, et aux hommes les plus considérables de sa province.
On veut savoir le nom du médecin de la Bastille que j’ai dit avoir traité souvent cet étrange prisonnier. On peut s’en informer à M. Marsolan, gendre de ce médecin, et qui a été long-temps chirurgien de M. le maréchal de Richelieu.
Plusieurs personnes enfin me demandent tous les jours quel était ce captif si illustre et si ignoré. Je ne suis qu’historien, je ne suis point devin. Ce n’était pas certainement le comte de Vermandois; ce n’était pas le duc de Beaufort, qui ne disparut qu’au siége de Candie, et dont on ne put distinguer le corps dont les Turcs avaient coupé la tête. M. de Chamillart disait quelquefois, pour se débarrasser des questions pressantes du dernier maréchal de La Feuillade et de M. de Caumartin, que c’était un homme qui avait tous les secrets de M. Fouquet. Il avouait donc au moins par là que cet inconnu avait été enlevé quelque temps après la mort du cardinal Mazarin. Or, pourquoi des précautions si inouïes pour un confident de M. Fouquet, pour un subalterne? Qu’on songe qu’il ne disparut en ce temps-là aucun homme considérable. Il est donc clair que c’était un prisonnier de la plus grande importance, dont la destinée avait toujours été secrète. C’est tout ce qu’il est permis de conjecturer.
Le critique, sans rien approfondir, se contente de mettre en note, ouï-dire. Mais une grande partie de l’histoire n’est fondée que sur des ouï-dire rassemblés et comparés. Aucun historien, quel qu’il soit, n’a tout vu. Le nombre et la force des témoignages forment une probabilité plus ou moins grande. L’histoire de l’homme au masque de fer n’est pas démontrée comme une proposition d’Euclide; mais le grand nombre des témoignages qui la confirment, celui des vieillards qui en ont entendu parler aux ministres, la rendent plus authentique pour nous qu’aucun fait particulier des quatre cents premières années de l’histoire romaine.
Le critique me reproche d’affecter, sur d’autres points, de citer des autorités respectables, entre autres celle du cardinal de Fleury; comme si j’étais un jeune homme ébloui de la grandeur. La familiarité avec les puissants de ce monde est une vanité; et il faut être bien faible pour en faire gloire.
Vous dites, pour infirmer le témoignage du cardinal de Fleury, qu’il ne m’aimait pas; cela peut être: aussi n’ai-je point dit qu’il m’aimât. J’aurais plus volontiers fait ma cour au savant abbé de Fleury qu’à l’heureux cardinal de Fleury; mais je suis obligé d’avouer que lorsqu’il sut que je travaillais, je ne dirai pas à l’histoire de Louis XIV, mais au tableau de son siècle, il me fit venir quelquefois à Issi pour m’apprendre, disait-il, des anecdotes. Ce fut lui, et lui seul, dont je tins que M. de Bâville, intendant du Languedoc, avait été le principal instigateur de la fameuse révocation de l’édit de Nantes: il le savait bien. C’était à M. de Bâville qu’il devait sa fortune. Ce fut lui qui un jour me montra à Versailles, au bout de son appartement, la place où le roi avait épousé madame de Maintenon; ce fut lui qui me dit que le chevalier de Forbin n’avait point été témoin du mariage, quoi qu’en dise l’abbé de Choisi, dont les Mémoires sont aussi peu sûrs en bien des endroits, qu’ils sont négligemment écrits. En effet, M. de Forbin, homme de mer, n’étant point attaché intimement au roi, n’était pas fait pour être le témoin d’une cérémonie si secrète. Cet emploi ne pouvait être que le partage d’anciens domestiques affidés.
Je demandai au cardinal si Louis XIV était instruit de sa religion, pour laquelle il avait toujours montré un si grand zèle; il me répondit ces propres mots: Il avait la foi du charbonnier. Du reste il ne me dit guère que des particularités qui le concernaient lui-même, et qui étaient fort peu de chose. Il me parlait sans cesse d’un procès qu’il avait eu avec les jésuites, étant évêque de Fréjus, et de la peine extrême que cette petite querelle avait faite à Louis XIV. Il avait la faiblesse de croire que ces bagatelles pouvaient entrer dans l’histoire du siècle: il n’est pas le seul qui ait eu cette faiblesse. Une chose plus digne de la postérité, c’est que dans ces entretiens le cardinal de Fleury convint que la constitution de l’Angleterre était admirable. Il me semble qu’il est beau à un cardinal, à un premier ministre de France, d’avoir fait cet aveu. Il ajouta que c’était une machine compliquée, aisée à déranger, et sujette à bien des abus. Je lui répondis que les abus étaient attachés à la nature humaine, mais que les lois n’avaient rendu nulle part la nature humaine plus respectable. Il me dit qu’il avait toujours eu l’ascendant sur le ministre anglais; il avait grande raison: il avait fait alors la guerre et la paix sans l’intervention de ce ministre. Walpole croyait me gouverner, disait-il, et il me semble que je l’ai gouverné. Un La Beaumelle pourra avancer que cela n’est pas vrai; et moi je le rapporte parceque cela est vrai.
J’allais, après ces entretiens, écrire chez Barjeac ce que son maître m’avait dit de plus important; et je ne fesais pas plus ma cour à Barjeac qu’à son maître, pour ne pas augmenter la foule. Encore une fois, je n’étais pas le favori du cardinal, bien que j’eusse long-temps été admis dans sa société avant qu’il fût premier ministre; ou plutôt, parceque j’y avais été admis, et que ma franchise n’est guère faite pour plaire à des hommes puissants. Mais apprenez de moi ce que doit un historien à la vérité, et le seul mérite de mon ouvrage. Je n’aimais pas plus le cardinal de Fleury qu’il ne m’aimait; cependant j’ai parlé de lui dans le tableau de l’Europe[372], à la fin du Siècle de Louis XIV, comme s’il m’avait comblé de bienfaits. Quand l’historien parle, l’homme doit se taire. L’éloge que j’ai fait de ce ministre ne m’a rien coûté; et si Trajan m’avait persécuté, je dirais que Trajan a tort, mais qu’il est un grand homme.
La Beaumelle me fait un plaisant reproche d’avoir consulté pendant vingt années les premiers hommes du royaume pour m’instruire de la vérité. Que ne me reproche-t-il aussi d’avoir demandé à tant d’officiers généraux des instructions sur la guerre de 1741? d’avoir travaillé six mois sans relâche dans les bureaux des ministres, tandis que j’étais historiographe de France, place véritablement honorable pour un écrivain, et que j’ai sacrifiée? Que ne me fait-il un crime d’avoir tout vu par mes yeux, tout extrait de ma main, tout rassemblé? d’avoir laissé à mon roi et à ma patrie ce monument qui ne doit paraître qu’après ma mort, et que j’ai achevé dans une terre étrangère[373]? J’ai fait mon devoir, et je regarde encore comme un devoir de répondre aux derniers des écrivains, parceque le mépris qu’on leur doit cède au respect qu’on doit à la vérité. Voilà ce que l’auteur du Siècle de Louis XIV pourrait dire.
Il continuerait ainsi, s’il voulait prendre la peine d’instruire cet écolier.
1º Apprenez que la valeur numéraire des espèces est arbitraire, et n’est pas indifférente comme vous le dites. Le roi est le maître de faire valoir douze livres l’écu qui est à présent fixé à six; mais, en ce cas, si vous avez six mille livres de rente sur l’hôtel-de-ville, vous ne toucherez plus que cinq cents de ces mêmes écus dont on vous comptait mille auparavant. Cette leçon est courte et nette; tâchez d’être dans le cas d’en profiter, mais vous n’en prenez pas le chemin.
2º Apprenez que la plupart des évêques appelants, et ceux qui signèrent les propositions de 1682, ne s’intitulaient pas évêques par la permission du saint siége.
3º Apprenez que jamais le marquis de Fénélon, ni M. de Plelo, l’un ambassadeur en Hollande, l’autre en Danemark, n’ont commandé des régiments soudoyés par ces puissances, comme M. de Charnacé.
4º Apprenez que Vittorio Siri, qui quelquefois était aussi partial pour la cour qui le payait que Le Vassor le fut contre elle en qualité de réfugié, était un auteur très instruit de tout ce qui s’était passé de son temps; et que le témoignage d’un auteur contemporain, pensionnaire d’une cour, est du plus grand poids, quand le témoignage n’est pas favorable à cette cour.
5º Apprenez que le cardinal Mazarin n’a jamais passé pour maladroit.
6º Apprenez que ce n’est pas à vous à décider des droits du parlement de Paris. L’auteur du Siècle a rapporté quels étaient les sentiments de la cour et ceux de la ville dans des temps de troubles: il n’a pas osé avoir un avis, et vous osez juger!
7º Apprenez que ces vers que le duc de La Rochefoucauld citait au sujet de madame de Longueville, et que vous gâtez,
J’ai fait la guerre aux rois; je l’aurais faite aux dieux,
sont tirés de la tragédie d’Alcyonée[374]; et pour égayer la matière, je vous apprendrai qu’après sa rupture avec madame de Longueville, il parodia ainsi ces vers:
J’ai fait la guerre aux rois; j’en ai perdu les yeux.
8º Apprenez que les favoris de Henri III étaient appelés les mignons, et non les petits-maîtres.
9º Apprenez que ce n’est que depuis 1741 que la chancellerie impériale traite les rois de majesté dans le protocole de l’empire.
10º Apprenez que Louis XIV obtint un désaveu formel de l’action de l’ambassadeur Vatteville, lorsqu’il força d’abord le roi Philippe IV à le rappeler.
11º Apprenez que la méthode du maréchal de Vauban lui appartenait tout entière, et qu’elle n’était pas, comme on vous l’a dit, d’un Hollandais qui n’avait pu être employé dans sa patrie; et souvenez-vous que quand on est assez téméraire pour attaquer la mémoire d’un homme tel que le maréchal de Vauban, il faut citer des autorités convaincantes.
12º Apprenez, que si vous gagiez, comme vous le dites, que les aides-de-camp de Louis XIV ne mangeaient pas à sa table, vous perdriez. Ils y mangeaient comme ceux de Louis XV, titrés ou non titrés. Les gentilshommes ordinaires de sa chambre y mangeaient aussi quand ils avaient fait les fonctions d’aides-de-camp. M. du Libois fut le dernier qui eut cet honneur, etc. M. de Larrey, auteur de l’Histoire de Louis XIV, était conseiller aulique du roi de Prusse, et n’était pas gentilhomme de la chambre de Louis XIV, comme vous le dites, et ne pouvait l’être étant calviniste.
13º Apprenez que cette criminelle remarque, «qu’un roi absolu qui veut le bien est un être de raison, et que Louis XIV ne réalisa jamais cette chimère,» est aussi punissable que fausse. Vous avez l’insolence, vous jeune barbouilleur de papier, d’outrager Louis XIV et Louis XV! Je détourne les yeux de votre crime, pour dire à cette occasion qu’un roi absolu, quand il n’est pas un monstre, ne peut vouloir que la grandeur et la prospérité de son état, parcequ’elle est la sienne propre, parceque tout père de famille veut le bien de sa maison. Il peut se tromper sur le choix des moyens, mais il n’est pas dans la nature qu’il veuille le mal de son royaume.
J’ai une observation nécessaire à faire ici sur le mot despotique[375] dont je me suis servi quelquefois. Je ne sais pourquoi ce terme, qui, dans son origine, n’était que l’expression du pouvoir très faible et très limité d’un petit vassal de Constantinople, signifie aujourd’hui un pouvoir absolu et même tyrannique. On est venu au point de distinguer, parmi les formes des gouvernements ordinaires, ce gouvernement despotique dans le sens le plus affreux, le plus humiliant pour les hommes qui le souffrent, et le plus détestable dans ceux qui l’exercent. On s’était contenté auparavant de reconnaître deux espèces de gouvernements, et de ranger les unes et les autres sous différentes divisions. On est parvenu[376] à imaginer une troisième forme d’administration naturelle à laquelle on a donné le nom d’état despotique, dans laquelle il n’y a d’autre loi, d’autre justice, que le caprice d’un seul homme. On ne s’est pas aperçu que le despotisme, dans ce sens abominable, n’est autre chose que l’abus de la monarchie, de même que dans les états libres l’anarchie est l’abus de la république. On s’est imaginé, sur de fausses relations de Turquie et de Perse, que la seule volonté d’un vizir ou d’un itimadoulet tient lieu de toutes les lois, et qu’aucun citoyen ne possède rien en propriété dans ces vastes pays; comme si les hommes s’y étaient assemblés pour dire à un autre homme: Nous vous donnons un pouvoir absolu sur nos femmes, sur nos enfants, et sur nos vies; comme s’il n’y avait pas chez ces peuples des lois aussi sacrées, aussi réprimantes que chez nous; comme s’il était possible qu’un état subsistât sans que les particuliers fussent les maîtres de leurs biens. On a confondu exprès les abus de ces empires avec les lois de ces empires. On a pris quelques coutumes particulières au sérail de Constantinople pour les lois générales de la Turquie; et parceque la Porte donne des timariots à vie, comme nos anciens rois donnaient des fiefs à vie, parceque l’empereur ottoman fait quelquefois le partage des biens d’un bacha né esclave dans son sérail, on s’est imaginé que la loi de l’état portait qu’aucun particulier n’eût de bien en propre. On a supposé[377] que dans Constantinople le fils d’un ouvrier ou d’un marchand n’héritait pas du fruit de l’industrie de son père. On a osé prétendre[378] que le même despotisme régnait dans le vaste empire de la Chine, pays où les rois, et même les rois conquérants, sont soumis aux plus anciennes lois qu’il y ait sur la terre. Voilà comme on s’est formé un fantôme hideux pour le combattre; et en fesant la satire de ce gouvernement despotique qui n’est que le droit des brigands, on a fait celle du monarchique qui est celui des pères de famille. Je ne veux point entrer dans un détail délicat qui me mènerait trop loin; mais je dois dire que j’ai entendu par le despotisme de Louis XIV, l’usage toujours ferme et quelquefois trop grand qu’il fit de son pouvoir légitime. Si dans des occasions il a fait plier sous ce pouvoir les lois de l’état, qu’il devait respecter, la postérité le condamnera en ce point: ce n’était pas à moi de prononcer; mais je défie qu’on me montre aucune monarchie sur la terre dans laquelle les lois, la justice distributive, les droits de l’humanité, aient été moins foulés aux pieds, et où l’on ait fait de plus grandes choses pour le bien public, que pendant les cinquante-cinq années que Louis XIV régna par lui-même.
14º Apprenez que l’établissement des milices n’est point le malheur de la France, comme vous avez l’impudence de le dire; que ces milices, qui sont la pépinière des armées, contribuèrent à sauver la France dans les dernières campagnes du maréchal de Villars, et à la rendre victorieuse dans les campagnes de Louis XV; que l’excellente méthode qu’on a prise, en 1724, concernant le maintien de ces milices, est due principalement au conseil de M. Duverney, et qu’elle a été très perfectionnée par M. le comte d’Argenson[379]. On se fait un devoir de rendre cette justice à de bons citoyens, pour se laver de l’opprobre de vous adresser la parole.
15º Apprenez qu’il est faux que tous les catholiques du Languedoc avouent que la seule cause du supplice du fameux ministre Brousson fut qu’il était hérétique. L’abbé Brueys, dans son Histoire des troubles des Cévennes[380], rapporte qu’il avait eu autrefois des intelligences avec les ennemis, et qu’il fut roué sur sa propre confession. Ces intelligences étaient très peu de chose. On usa avec lui d’une extrême rigueur; ce fut une cruauté, plus qu’une injustice. On fesait pendre les prédicants de votre communion, qui venaient prêcher malgré les édits. On rouait ceux qui avaient excité à la révolte; telle était la loi: elle était dure; mais il n’y eut rien d’arbitraire dans les jugements[381].
16º Apprenez que Louis XIV n’a jamais dit au lord Stair, ambassadeur d’Angleterre, à l’occasion du port qu’il voulait faire à Mardick: «Monsieur l’ambassadeur, j’ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez les autres; ne m’en faites pas souvenir.»
Vous n’êtes qu’un menteur; car ce n’est pas avec vous qu’il faut ménager les termes, quand vous dites: «Je sais de science certaine que Louis XIV tint ce discours.» J’avais dit[382] que je savais de science certaine qu’il ne le tint pas; mais voici pourquoi je m’étais exprimé ainsi. Je demande pardon à M. le président Hénault de mêler ici son nom à celui d’un homme tel que vous; mais la vérité de l’histoire exige que je le cite, et que j’atteste sa bonne foi et sa candeur. C’est lui seul qui a rapporté cette anecdote. Il a souffert la hardiesse que j’ai prise de le contredire; hardiesse d’autant plus excusable en moi, qu’on sait a quel point j’aime et j’estime son ouvrage[383] et sa personne. Il permettra encore que je révèle ce qui s’est passé entre lui et moi à ce sujet, parceque mon respect pour la vérité est égal à l’amitié que j’ai pour lui.
Je lui dis avant mon départ: «Êtes-vous bien sûr que le feu roi ait tenu à un ambassadeur d’Angleterre un discours qui me semble si peu convenable? Il aurait pu parler ainsi à un ministre des États-Généraux, parcequ’en effet il avait été le maître chez eux; mais certainement, il ne l’avait jamais été chez les Anglais. Il devait la paix à cette nation, et même une partie de ses frontières: comment donc aurait-il pu s’exprimer d’une manière si peu conforme à sa situation, et qui ne pouvait manquer de lui attirer une réponse très désagréable d’un homme tel que milord Stair, dont vous avez connu le caractère?»
«Vous avez raison, me répondit-il; M. de Torci m’a dit les mêmes choses que vous; il m’a ajouté que jamais le comte de Stair n’avait parlé au roi qu’en sa présence, et il m’a protesté n’avoir jamais entendu prononcer ces paroles à Louis XIV.—Pourquoi donc les avez-vous rapportées?» lui dis-je. Il me fit l’honneur de me répliquer qu’elles étaient imprimées avant que M. le marquis de Torci l’eût averti, et qu’il avait cité cette anecdote dans son livre sur la foi des hommes les plus considérables de la cour. Il disait vrai, et il avait pour lui des témoignages nombreux et respectables. Je lui repartis que, selon la doctrine des probabilités, le témoignage de M. de Torci, seul témoin nécessaire, joint à toutes les vraisemblances qui sont très fortes, anéantissait le rapport de tous ceux qui n’avaient pas été témoins, quelque unanime qu’il pût être, et quelque autorité que lui donnassent les noms les plus illustres. Il me semble qu’à la fin de la conversation, M. le président Hénault eut la bonté de convenir qu’à la première édition de son livre, qui sera sans doute souvent réimprimé, parcequ’il sera toujours nécessaire, il mettrait un petit correctif à cette anecdote, en la rapportant comme un ouï-dire[384]. Ce que je viens de raconter, et dont je demande encore très humblement pardon à M. le président Hénault, doit moins servir à fortifier le pyrrhonisme de l’histoire qu’à faire voir avec quel scrupule il faut peser les autorités et balancer les raisons. Ce trait apprendra aux lecteurs quels soins j’ai pris de m’instruire; et peut-être regrettera-t-on que je ne puisse plus être à la source des lumières que j’aurais fidèlement répandues.
17º Apprenez combien il est indécent et révoltant de dire à propos du comte de Plelo «qu’il ne mourut au lit d’honneur que parcequ’il s’ennuyait à périr à Copenhague, et qu’il était estimé des savants danois, parcequ’ils sont fort ignorants.» Jugez ce que vous devez attendre de pareilles remarques qui insultent follement les vivants et les morts. Vous dites que le roi Casimir était un sot, ainsi que tous les Polonais. Quel asile vous restera-t-il sur la terre?
18º Apprenez combien il est ridicule d’avancer que jamais Louis XIV n’eut une cour plus nombreuse que lorsque obligé de quitter sa capitale, il était prêt d’être livré au grand Condé à la journée de Blenau.
19º Apprenez que le grade militaire est toujours à l’armée au-dessus de la naissance, et que le premier grade donne à la cour cette prérogative. Fabert, maréchal de France, passait partout, sans contredit, devant les Montmorenci et les Châtillon, lieutenants-généraux.
20º Apprenez à connaître l’Allemagne. Distinguez le conseil de ce qu’on appelle les légistes. Sachez que, surtout dans les états du roi de Prusse, les magistrats sont bien loin de disputer quelque chose aux officiers.
21º Apprenez que jamais Louis XIV n’a dit au parlement de Paris que Louis XIII n’aimait pas les huguenots, et les craignait; et que pour lui il ne les craignait ni ne les aimait. Ce monarque n’allait point au parlement pour faire des antithèses, et il n’a jamais tenu de lit de justice à l’occasion des prétendus réformés.
22º Apprenez que vous vous trompez autant sur ce que Louis XIV dit au parlement de Paris, que sur ce qu’il n’y dit pas. Le discours qu’il y prononça en 1654, que je rapporte, et que vous niez, est mot pour mot dans un extrait d’un journal du parlement que j’ai vu. Plusieurs mémoires du temps citent exactement les mêmes paroles. Quand je dis que vous vous trompez, je n’entends pas que vous vous méprenez, que vous avez mal lu, mal retenu, ce qui pourrait arriver à tout critique; j’entends que vous n’avez rien lu, et que vous barbouillez au hasard des notes qui n’ont d’autre fondement que l’envie de mettre au bas des pages de mon livre, mal contrefait, des faussetés dont votre témérité seule est capable.
23º Apprenez qu’il est faux, qu’il est impossible que le conseil de Louis XIII ait sollicité le cardinal Duperron de s’opposer, comme vous osez l’avancer, à cette fameuse proposition du tiers-état: «qu’aucune puissance spirituelle ne peut priver les rois de leur puissance sacrée, qu’ils ne tiennent que de Dieu seul, etc.»
Quoi! vous avez le front de représenter le conseil d’un roi de France comme une troupe d’imbéciles et de perfides qui sollicitent le clergé d’enseigner qu’on peut déposer et tuer ses maîtres! Si le malheur des temps et l’esprit de discorde avaient jamais pu porter le conseil d’un roi à une si lâche fureur, il faudrait avoir des preuves plus claires que le jour pour tirer de l’obscurité une anecdote aussi infâme. Mais quelle preuve en pouvez-vous avoir, vous, audacieux ignorant, qui n’avez jamais rien lu, et qui écrivez de caprice ce que vous dicte votre démence? Vous avez peut-être entendu dire confusément que le conseil du roi se mêla, comme il le devait, de cette célèbre querelle entre le clergé et le tiers-état dans les états de 1614. Il ne sera pas inutile de dire ici que, le 5 de janvier 1615, la chambre du clergé fit enfin signifier à la chambre du tiers-état l’article qu’elle dressa suivant la quinzième session du concile de Constance, qui condamne comme abominable et hérétique l’opinion «qu’il est permis d’attenter à la personne sacrée des rois;» mais elle ne se relâcha point sur l’article de la déposition; et le cardinal Duperron maintint toujours «qu’il n’était pas sûr et indubitable qu’un roi ne pût pas être déposé par l’Église.»
Le parlement, qui dans tous les temps a maintenu le droit de la couronne contre les entreprises ecclésiastiques, avait pris ce temps pour donner un arrêt, le 2 janvier, conforme à cent arrêts précédents, par lesquels «nulle puissance n’a droit ni pouvoir de dispenser les sujets du serment de fidélité.» La chambre du clergé demanda la cassation de cet arrêt, sous prétexte qu’il était rendu pendant la tenue des états, et que le parlement n’avait pas droit de se mêler de la législation tandis que les législateurs étaient assemblés. Ce nouvel incident échauffa les esprits. On assembla le conseil du roi le 6 janvier; et le prince de Condé, chef du conseil, après avoir opiné sévèrement contre le cardinal Duperron, et après avoir donné les plus grands éloges à la fidélité et au zèle du parlement, conclut pourtant, pour le bien de la paix, à interdire sur ce point toute dispute au clergé et au tiers-état, et à défendre au parlement de publier son arrêt, pour conserver, disait-il, la supériorité des états sur le parlement. Voilà toute la part que le conseil suprême de Louis XIII eut dans cette affaire importante. Voilà comment, selon le critique La Beaumelle, ce conseil sollicita le clergé de déclarer qu’il est permis de déposer et de tuer les rois. L’auteur du Siècle de Louis XIV était et devait être informé de toutes ces particularités: il ne les a pas rapportées dans le tableau raccourci qu’il a fait de tant d’événements; et il a dû d’autant moins en faire mention, que cette scène se passa près de trente années avant les temps qui sont l’objet de son travail. Un auteur doit toujours en savoir beaucoup plus que son livre, sans quoi il serait incapable de le faire: un critique doit en savoir plus encore que l’auteur, sans quoi il est incapable de bien critiquer.
24º Apprenez qu’il est faux qu’un officier se soit percé de son épée en présence de Louis XIV, après avoir été outragé par une raillerie sanglante de ce monarque. Vous voulez flétrir en vain sa mémoire par un conte qui n’est pas même accrédité dans la populace, et qui ne se trouve dans aucun auteur connu des honnêtes gens.
25º Apprenez que beaucoup d’historiens ont prétendu que la reine Anne était d’intelligence avec son frère, quand ce frère, en 1708, tenta de faire une descente en Écosse; que Reboulet est de cette opinion: que lui et ses garants se trompent; et que, pour oser être critique, il faut savoir ce que les historiens ont rapporté, et ce qu’ils ont mal rapporté.
26º Apprenez que l’électeur palatin était à Manheim, quand M. de Turenne saccageait Heidelberg et son pays.
27º Apprenez que le chevalier de Lorraine était à Paris, et non à Rome, quand madame de Coëtquen lui révéla le secret de l’état, qu’elle avait arraché à M. de Turenne; que ce grand homme ayant eu le courage d’avouer sa faiblesse, la perfidie de madame de Coëtquen étant éclaircie, la division ayant troublé la maison de Monsieur, le chevalier ayant été enfermé à Pierre-Encise, il eut ensuite permission d’aller à Rome.
28º Apprenez que c’est le comble de l’impertinence de dire que «toutes les guerres d’aujourd’hui sont des guerres de commerce;» qu’il n’y a eu que celle de l’Angleterre avec l’Espagne, en 1739, qui ait eu le commerce pour objet; que jamais la France n’en a eu jusqu’ici aucune de cette nature; que les guerres pour les successions de l’Espagne et de l’Autriche étaient d’un genre un peu supérieur.
29º Apprenez que jamais ce Cavalier, chef des fanatiques, n’obtint l’exercice de la religion calviniste dans le Languedoc[385]. C’eût été obtenir le rétablissement de l’édit de Nantes. Il n’eut cette permission que pour les régiments qu’il voulut lever.
30º Apprenez, si vous pouvez, quel est l’excès ridicule d’un jeune ignorant qui dit d’un ton de maître: «Le maréchal de Villars ne prédit point la perte de la bataille d’Hochstedt; il a dit seulement les raisons pour lesquelles elle fut perdue.» Il semble, à vous entendre parler, que vous ayez entretenu ce général. Sachez que cette lettre, écrite par lui à M. de Maisons son beau-frère, sur la seule nouvelle de la position de l’armée française à Hochstedt, est une chose connue dans sa famille. Un laquais de cette maison, qui aurait entendu ses maîtres parler de cette anecdote, serait cent fois plus croyable que vous. Il vous sied bien à vous, moins instruit et moins accrédité que ce laquais, de parler avec cette confiance d’un général dont vous n’avez jamais pu approcher! il vous sied bien de l’appeler le plus vain des hommes[386], et de lui reprocher ses richesses!
31º Apprenez que ceux qui vous ont dit que les filles héritent de la Navarre, et que c’est pour cela que Madame royale a eu le pas sur Mesdames de France, vous ont dit trois sottises. Le patrimoine de la partie de la Navarre qui appartenait à Henri IV, fut réuni par lui à la couronne de France en 1607, et plus solennellement en 1620 par Louis XIII, lorsqu’il créa le parlement de Pau; par conséquent cet état est soumis à la loi salique. Aucune princesse du sang de France, qui n’est pas reine, n’a le pas sur Mesdames de France, c’est-à-dire sur les filles du roi. Ses filles gardent entre elles le rang de l’ordre de la naissance. La duchesse de Savoie, fille de Henri IV, qu’on appelait Madame royale, ne put jamais être en concurrence avec plusieurs filles d’un roi de France. Elle était la seconde des filles de Henri IV. La première fut femme de Philippe IV, roi d’Espagne, la troisième fut reine d’Angleterre. Il n’y eut point de Mesdames de France du temps de Louis XIII ni de Louis XIV. Vous savez aussi peu l’histoire que le cérémonial.
32º Apprenez que vous êtes aussi téméraire quand vous approuvez que quand vous critiquez. Le portrait, dites-vous, que j’ai fait des princes de Vendôme est très ressemblant. Oui, il l’est, parceque j’ai eu l’honneur de voir trois ans de suite le dernier prince de Vendôme; mais ce n’est pas à vous à le dire. C’est ainsi que pourrait s’exprimer un homme qui les aurait long-temps approchés; mais vous n’avez pas plus de droit de confirmer mon témoignage que de le nier.
33º Apprenez que c’est dans les Mémoires manuscrits du marquis de Dangeau que se trouvent ces paroles de Louis XIV sur le maréchal de Villeroi: «On se déchaîne contre lui parcequ’il est mon favori.» Ce n’est pas assez que je les aie lues dans ces Mémoires pour les rapporter; elles m’ont été confirmées par d’autres personnes, et surtout par le cardinal de Fleury. Ce n’est que sur plusieurs témoignages unanimes qu’il est permis d’écrire l’histoire. Le rapport d’un témoin considérable donne de la probabilité, le rapport de plusieurs peut faire la certitude historique, et la négation de La Beaumelle fait une impertinence.
34º Apprenez que Saint-Olon, gentilhomme ordinaire du roi, envoyé à Fez et à Gênes, n’était et ne pouvait être un secrétaire d’ambassade. Sachez qu’il n’y a point chez les ministres de France de secrétaire d’ambassade proprement dit, comme il se pratique ailleurs, mais des secrétaires d’ambassadeurs, choisis et payés par l’ambassadeur même. Sachez que le roi de France n’envoie jamais d’ambassadeur à Gênes, et que Louis XIV y fit porter ses menaces par cet officier de sa maison, comme un pareil officier y a été envoyé par Louis XV qui la protégeait. Sachez que je le suis, quoi que vous en disiez, et que je ne m’en vante pas comme vous le dites; que je regarde avec beaucoup d’indifférence tous les titres et tous les honneurs, en respectant profondément ceux qui m’en ont honoré; que je ne mets jamais aucun titre à la tête de mes ouvrages; que je ne m’annonce, que je ne me donne que pour un homme de lettres, que vous auriez dû choisir plutôt pour votre maître que pour votre ennemi. Vous avez en vain l’insolence de vouloir avilir un corps de la maison du roi de France, en disant que de mauvais historiens de Louis XIV, Racine, Larrey, et moi, étaient de ce corps. A l’égard de Racine, Louis XIV voulut l’élever à cette dignité pour récompenser un très grand mérite; et Louis XV a daigné me faire la même grace, qui est au-dessus de ma naissance, pour favoriser mes faibles efforts, et pour encourager les lettres. Cette condescendance de deux grands rois fait honneur à leur générosité, et ne peut faire aucun tort à un corps d’officiers de la couronne, aussi ancien que la monarchie.
Je pourrais vous donner autant de leçons que vous avez fait de remarques; mais je me contenterai de vous donner en général l’avis d’étudier, et de vous repentir.
SECONDE PARTIE[387].
Pour mieux se justifier auprès du public de tant de détails, et pour rendre autant qu’on le peut les choses personnelles d’une utilité générale, on fera ici une remarque littéraire qu’on soumet au jugement de tous ceux qui lisent ou qui écrivent l’histoire. La Beaumelle, en jeune homme inconsidéré, me reproche de n’avoir pas semé assez de portraits dans mon ouvrage. J’ai toujours pensé[388] que c’est une espèce de charlatanerie de peindre autrement que par les faits les hommes publics avec lesquels on n’a pu avoir de liaison. J’ai peint le siècle et non la personne de Louis XIV, ni celle de Guillaume III, ni le grand Condé, ni Marlborough. Il n’appartient qu’au père Maimbourg de faire des portraits recherchés et fleuris des héros que l’on n’a pas vus de près. Le cardinal de Retz a fait une espèce de galerie de portraits dans ses Mémoires: cette liberté lui était très permise. Il avait connu tous ceux dont il parlait, dans toutes les situations de leur ame, dans leur vie particulière et publique, dans leurs amitiés et dans leur haine, dans leur bonne et mauvaise fortune. Il serait seulement à souhaiter peut-être que son pinceau eût été quelquefois moins conduit par la passion. De tous ces caractères tracés par des contemporains, qu’il y en a peu d’entièrement fidèles! N’entend-on pas tous les jours porter des jugements différents d’un homme en place par la même personne, selon qu’elle est plus ou moins contente? J’eus une preuve bien forte de ce que j’avance, lorsqu’un jour à Bleinheim je suppliai madame la duchesse de Marlborough de me montrer ses Mémoires. Elle me répondit: «Attendez quelque temps, je suis occupée actuellement à réformer le caractère de la reine Anne; je me suis remise à l’aimer depuis que ces gens-ci gouvernent.»
Recherche qui voudra ces portraits de la figure, de l’esprit, du cœur, de ceux qui ont joué les premiers rôles sur le théâtre du monde. Je sais que ces peintures vraies ou fausses amusent notre imagination. Le bon sens est souvent en garde contre elles.
Je me soucie fort peu que Colbert ait eu les sourcils épais et joints, la physionomie rude et basse, l’abord glaçant; qu’il ait joint de petites vanités au soin de faire de grandes choses: j’ai porté la vue sur ce qu’il a fait de mémorable, sur la reconnaissance que les siècles à venir lui doivent, non sur la manière dont il mettait son rabat, et sur l’air bourgeois que le roi disait qu’il avait conservé à la cour.
Un La Beaumelle peut dire à son gré, dans la Vie de madame de Maintenon: «Que madame de La Vallière avait des yeux bleus, point atteints du desir de plaire; que madame de Montespan avait le nez de France le mieux tiré; l’autour du cou environné de mille petits amours.» Il peut dire que mademoiselle de Fontanges était une grande fille bien faite, que madame de Montespan lui découvrait la gorge devant le roi, et qu’elle disait: «Voyez, sire, que cela est beau! qu’en dites-vous? admirez donc.» Il peut ajouter que Louis XIV l’aima comme Pygmalion. C’est là le style dont il croit qu’il faut écrire l’histoire, et que sa modestie veut me donner pour modèle. C’est à lui de peindre en détail toutes les dames de la cour de Louis XIV; il les a connues à Genève; et moi, comme il le dit très bien, je n’ai consulté pendant vingt ans que des gens qui ont mal vu.
A l’égard des écrivains qui devinent, d’après leurs propres idées, celles des personnages du temps passé, et qui, de quelques événements peu connus, prennent droit de démêler les plus secrets replis des cœurs, bien moins connus encore; ceux-là donnent à l’histoire les couleurs du roman. La curiosité insatiable des lecteurs voudrait voir les ames des grands personnages de l’histoire sur le papier, comme on voit leurs visages sur la toile: mais il n’en va pas de même. L’ame n’est qu’une suite continuelle d’idées et de sentiments qui se succèdent et se détruisent: les mouvements qui reviennent le plus souvent forment ce qu’on appelle le caractère, et ce caractère même reçoit mille changements par l’âge, par les maladies, par la fortune. Il reste quelques idées, quelques passions dominantes, enfants de la nature, de l’éducation, de l’habitude, qui, sous différentes formes, nous accompagnent jusqu’au tombeau. Ces traits principaux de l’ame s’altèrent encore tous les jours; selon qu’on a mal dormi ou mal digéré. Le caractère de chaque homme est un chaos, et l’écrivain qui veut débrouiller après des siècles ce chaos, en fait un autre. Pour l’historien qui ne veut peindre que de fantaisie, qui ne veut que montrer de l’esprit, il n’est pas digne du nom d’historien. Un fait vrai vaut mieux que cent antithèses.
Il en est à peu près de même des harangues. Si des héros qu’on fait parler ne les ont pas prononcées, l’histoire alors est romanesque en ce point. Il n’y a que deux discours directs dans toute l’histoire du Siècle de Louis XIV[389]. Ils furent tous deux prononcés en effet, l’un par le maréchal de Vauban au siége de Valenciennes, l’autre par le duc d’Orléans avant la bataille de Turin. On n’examine point ici les raisons qu’ont eues quelques anciens de prendre une plus grande liberté; mais on croit que dans un siècle aussi philosophe que le nôtre, et au milieu de tant de nations éclairées, l’on doit au public ce respect de ne dire que l’exacte vérité, de faire toujours disparaître l’auteur pour ne laisser voir que le héros, et de ne mettre jamais son imagination à la place des réalités. Le goût du siècle présent est de montrer de l’esprit à quelque prix que ce puisse être. On préfère une épigramme à tout, et c’est en partie ce qui a fait tout dégénérer.
Après cette digression, on est malheureusement obligé de revenir à un objet bien dégoûtant pour le public, à La Beaumelle. On sait bien qu’il ne peut s’agir avec lui ni de discussion littéraire, ni d’éclaircissements historiques. C’est un homme qui dit en deux mots, au bas des pages, ou des absurdités, ou des mensonges, ou des injures.
Que ne s’en est-il tenu à outrager l’auteur du Siècle! Mais la même fureur insensée qui lui a dicté son libelle du Qu’en dira-t-on l’a porté encore, dans ses remarques sur le siècle passé, à oser attaquer les puissances du siècle où nous sommes. Enhardi qu’il est par une impunité qui ne doit pas durer, mais qui l’aveugle, il insulte le roi de Prusse, toute la maison d’Orléans, et le roi de France.
Les lecteurs judicieux, et qui ont de l’humanité, ne seront pas fâchés de retrouver ici ce passage du chapitre des Anecdotes[390]: «Je ne sais pourquoi la plupart des princes affectent de tromper par de fausses bontés ceux de leurs sujets qu’ils veulent perdre. La dissimulation alors est l’opposé de la grandeur: elle n’est jamais une vertu, et ne peut devenir un talent estimable que quand elle est absolument nécessaire. Louis XIV parut sortir de son caractère, etc.»
Voici la note de La Beaumelle: «Trait admirable et hardi, parcequ’il est écrit à Potsdam.» Certainement si on ne savait que c’est un La Beaumelle qui est l’auteur de ces commentaires, la postérité qui verrait une telle remarque faite à Berlin, imprimée en Allemagne, et demeurée sans réponse, serait en droit de conclure que le reproche fait ici à un monarque par un contemporain dans ses propres états est fondé sur la vérité. Cependant j’ose assurer que le portrait que ce correcteur d’histoire fait si impudemment d’un grand prince, est l’opposé de son caractère. Je parle ici en historien, qui dit la vérité sans mélange, et sans restriction.
Il est dit dans l’histoire du Siècle[391]: «Que les dernières paroles de Louis XIV n’ont pas peu contribué, trente ans après, à cette paix que Louis XV a donnée à ses ennemis, dans laquelle on a vu un roi victorieux rendre toutes ses conquêtes pour tenir sa parole, rétablir tous ses alliés, et devenir l’arbitre de l’Europe par son désintéressement, plus encore que par ses victoires.»
Que croira-t-on que La Beaumelle pense de ce morceau? «Ne prêtez point, dit-il, de vertus à Louis XV. Ce désintéressement aurait été ridicule.»
En un autre endroit, il dit que M. de Voltaire voudrait que le Français fût esclave[392]. Moi je voudrais que mes compatriotes fussent esclaves! je voudrais être esclave et que tous les hommes fussent libres. J’entends par libre, soumis uniquement aux lois: c’est la seule manière de l’être.
Y a-t-il rien de plus affreux, de plus digne d’un châtiment exemplaire, que de faire entendre qu’un grand prince empoisonna la famille royale (page 347 du tome second de l’édition de La Beaumelle)? et ensuite qu’un autre prince[393] fit assassiner Vergier; que ce fut un officier qui fit le coup, et qui en eut la croix de Saint-Louis pour récompense? Où a-t-il pris ces blasphèmes, qu’il débite avec autant d’ignorance que de rage, et qui font rougir ceux qui s’avilissent jusqu’à le confondre? Le burlesque se joint ici à l’horreur. Qui croirait qu’à propos de l’endroit où il est dit que, dans la société, la bonté de Marie-Thérèse fesait son seul mérite, ce grave commentateur, qui insulte tous les princes, met en note: «Parlez des princes avec plus de respect.—Parlez des choses saintes avec respect,» dit-il ailleurs, dans une autre note. Et quel est cet homme qui donne ainsi des leçons de religion, sur un livre où les choses les plus délicates sont traitées avec la circonspection la plus sévère? c’est celui-là même qui, dans ses commentaires sur ce livre, ose imprimer, à la page 148 du tome troisième, que la guerre qu’on fit aux fanatiques des Cévennes «n’est convenable qu’à des sauvages et à des chrétiens;» c’est celui-là même qui, pour remarque presque unique sur le chapitre du Jansénisme, dit: «Que ce chapitre doit plaire aux sages, et déplaire aux orthodoxes.»
Quel peut avoir été le but de cet écervelé, qui, pour un peu d’argent, a vendu ces infamies à un libraire de Francfort? Ce n’est pas certainement l’envie d’éclairer le public par ses lumières; ce n’est pas le soin d’approfondir, par des remarques utiles, les faits énoncés dans l’ouvrage utile de M. de Voltaire. Qu’a-t-il donc voulu? lui nuire, le décrier, insulter à tort et à travers les rois et les particuliers, et trouver le secret de se faire lire, à force d’insolence et d’outrages. Il s’est flatté d’être lu à Berlin, parcequ’il nomme injurieusement, dans cette édition, MM. d’Argens, Polnitz[394], Algarotti, Darget, et Francheville; il s’est flatté d’être lu par tous ceux qui connaissent le Siècle de Louis XIV, parcequ’il vomit contre l’auteur les plus scandaleuses injures. Il a trouvé des lecteurs sans doute; quelque fautive même que soit son édition, quelque mal imprimée qu’elle soit, on a voulu la voir, comme on veut voir un monstre qu’on regarde un moment par curiosité, et dont on se détourne ensuite avec un dégoût d’horreur.
Son principal dessein, dans son édition du Siècle de Louis XIV, dont il a trouvé le secret de faire un libelle, est d’attaquer l’auteur dans ses mœurs, en attaquant celles des autres. Quel rapport, je vous prie, de l’histoire de Louis XIV avec la note de cet impertinent sur le chapitre du calvinisme?
«Cavalier (le chef des révoltés des Cévennes) avait été, dit-il, rival de Voltaire. Ils aimèrent l’un et l’autre la fille de madame Dunoyer, fille de beaucoup d’esprit et de coquetterie. Ce qui devait arriver arriva. Le héros l’emporta sur le poëte, et la physionomie douce et agréable sur la physionomie égarée et méchante[395].»
Voilà une des remarques les plus historiques de ce libelle. Il était triste, à la vérité, que la dame dont il parle eût abandonné son mari et enlevé ses deux filles, pour se réfugier en Hollande; mais il faut pardonner une faute que sa religion lui fit commettre; il faut plaindre ses deux filles et les respecter. Toutes deux se sont retirées en France: l’aînée est morte à la communauté de Sainte-Agnès, honorée et chérie; l’autre est pensionnaire du roi[396], et vit d’ordinaire dans une terre qui lui appartient, et où elle nourrit les pauvres; elle s’est acquis auprès de tous ceux qui la connaissent la plus grande considération. Son âge, son mérite, sa vertu, la famille respectable et nombreuse à laquelle elle appartient, les personnes du plus haut rang dont elle est alliée, devaient la mettre à l’abri de l’insolente calomnie d’un scélérat absurde. Il y a sans doute de la honte à réfuter des choses si honteuses; mais la malignité du cœur humain, qui reçoit avec avidité toutes les anecdotes scandaleuses, servira d’excuse à la peine qu’on prend ici.
Cavalier, étant colonel au service d’Angleterre, en 1708, passa dans les Pays-Bas, et vit mademoiselle Dunoyer, encore très jeune; il la demanda en mariage: cette négociation fut rompue, et Cavalier alla se marier en Irlande. L’auteur du Siècle était alors au collége; il n’alla en Hollande qu’en 1714[397] et n’a connu Cavalier qu’en Angleterre, en 1726. Comment La Beaumelle ose-t-il donc, lui qui est actuellement dans Paris, attaquer par de telles impostures l’honneur d’une famille de Paris? Les princes dédaignent quelquefois les outrages, parcequ’ils sont au-dessus des outrages; mais la justice venge l’honneur des citoyens si criminellement attaqués.
Où a-t-il trouvé que le grand-père de feu madame la maréchale de N.[398] avait été convaincu de fausse monnaie et d’assassinat (comme il le dit p. 331 du t. II)? Si un citoyen, qui n’a pas été un homme public, un homme livré à l’équité de l’histoire, avait en effet été coupable de ces crimes, il faudrait les taire; et si on a l’ame assez basse et assez méchante pour troubler ainsi les cendres des morts, sans aucune apparence d’utilité, on est tenu au moins d’apporter les preuves les plus authentiques; et avec ces preuves, on est encore bien condamnable.
Ce La Beaumelle, en fesant de mauvais livres, a trouvé le moyen d’intéresser à sa personne vingt souverains et cent familles.
N’est-il pas encore bien digne d’une histoire de Louis XIV de mettre au bas d’une page, en note, que j’ai été convaincu de plagiat dans je ne sais quels vers que je fis, il y a treize ou quatorze ans, pour une jeune princesse, aujourd’hui reine[399]? Que Louis XIV a-t-il à démêler avec ces vers? ils n’étaient pas plus faits pour être publics que ce qu’on dit dans la conversation. Il échappe tous les jours de ces petites pièces, dont le principal mérite est dans l’à-propos, et dans les circonstances où elles sont faites. Ceux qui en sont les auteurs n’en font nul cas, et ne les conservent jamais. Les écumeurs de la littérature les recueillent avec avidité, et en chargent leurs feuilles, comme les laquais répètent et gâtent dans l’antichambre ce qu’ils ont mal entendu à la porte. Un nommé Pitaval s’avisa d’attribuer cette petite pièce à feu La Motte; La Beaumelle répète cette sottise de Pitaval, dans une note sur Louis XIV; et il se trouvera encore quelque compilateur qui, dans un dictionnaire, à l’article Pitaval, ne manquera pas de relever cette anecdote, pour l’utilité du genre humain.
C’est avec la même bassesse que cet homme imagine que «M. de Voltaire a vendu chèrement le Siècle de Louis XIV au libraire Conrad Walther, qui paie si mal.» Il avait droit apparemment de tirer une juste rétribution du fruit d’un travail si long et si pénible; mais il ne l’a pas fait. M. de Francheville, conseiller aulique du roi de Prusse, voulut bien présider à la première édition de Berlin, laquelle il céda à Conrad Walther au prix coûtant. Ses comptes en font foi; et M. de Voltaire a fait présent de tous ses ouvrages, et de la nouvelle édition du Siècle, au même libraire, sans exiger la plus légère récompense.
Il est faux qu’il ait jamais vendu le moindre manuscrit à des libraires de Hollande et d’Allemagne. Il leur a fait gagner beaucoup d’argent. Il veut être bien servi par eux, et n’est point à leurs gages.
Ce n’est pas qu’il croie qu’un auteur doive être privé du fruit de son travail, quand ses libraires s’enrichissent par ce travail même. Le seigneur d’une terre ne subsiste que de la vente de ses denrées; un écrivain peut vivre du prix de ses travaux. Il n’était pas juste que les deux Corneille fussent très mal à leur aise, eux qui avaient fait la fortune des libraires et des comédiens. On nous répète tous les jours que, quand le grand Corneille, sur la fin de sa vie, venait au théâtre, tout le monde se levait pour lui faire honneur. Cela n’est pas plus vrai que le conte de cet ambassadeur, qui demanda si Corneille était du conseil d’état. Les grands hommes tels que lui inspirent quelquefois la curiosité, mais ou ne leur rend point d’hommages. Il avait bien de la peine à obtenir des comédiens qu’ils représentassent ses dernières pièces. Ils refusèrent même absolument d’en jouer quelques unes; et il fut obligé de les donner à une mauvaise troupe qui était alors à Paris. On aurait dû lui faire plus d’honneur, et avoir plus de soin de sa fortune; mais sa personne eut aussi peu de considération que ses premiers ouvrages lui attirèrent de gloire et de critiques. Il vécut et mourut pauvre, ainsi que son frère. Les rétributions des spectacles, et une pension modique, n’enrichissent pas. Louis XIV lui envoya une gratification dans sa dernière maladie; mais jamais il ne fut récompensé selon son mérite, si ce mérite doit l’être par l’aisance.
La Beaumelle reproche en vingt endroits à l’auteur de la Henriade et du Siècle de Louis XIV jusqu’à sa fortune, comme si cette prétendue fortune était faite aux dépens de La Beaumelle. Doit-on fouiller dans les affaires d’une famille pour critiquer un poëme et une histoire? Quelle lâcheté! Mais elle est trop commune. Qu’il soit permis de faire une remarque à cette occasion: c’est un spectacle qui peut servir à la connaissance du cœur humain, que de voir certains hommes de lettres ramper tous les jours devant un riche ignorant, venir l’encenser au bas bout de sa table, et s’abaisser devant lui, sans autre vue que celle de s’abaisser. Ils sont bien loin d’oser en être jaloux; ils le croient d’une nature supérieure à leur être. Mais qu’un homme de lettres soit élevé au-dessus d’eux par la fortune et par ses places, ceux même qui ont reçu de lui des bienfaits portent l’envie jusqu’à la fureur. Virgile à son aise fut l’objet des calomnies de Mévius.
Ce vice est, à la vérité, de toutes les conditions, parcequ’il appartient à la nature humaine. Tout homme est jaloux de la prospérité de ceux qui sont de son état, ou de l’état desquels il croit être. Le potier porte envie au potier[400], et Eschine à Démosthène. Quand Boileau dit de Chapelain: