Œuvres de Voltaire Tome XX: Siècle de Louis XIV.—Tome II
CHAPITRE XXXVI.
Du calvinisme au temps de Louis XIV.
Il est affreux sans doute que l’Église chrétienne ait toujours été déchirée par ses querelles, et que le sang ait coulé pendant tant de siècles par des mains qui portaient le dieu de la paix. Cette fureur fut inconnue au paganisme. Il couvrit la terre de ténèbres, mais il ne l’arrosa guère que du sang des animaux; et si quelquefois, chez les Juifs et chez les païens, on dévoua des victimes humaines, ces dévouements, tout horribles qu’ils étaient, ne causèrent point de guerres civiles. La religion des païens ne consistait que dans la morale et dans les fêtes. La morale, qui est commune aux hommes de tous les temps et de tous les lieux, et les fêtes, qui n’étaient que des réjouissances, ne pouvaient troubler le genre humain.
L’esprit dogmatique apporta chez les hommes la fureur des guerres de religion. J’ai recherché long-temps comment et pourquoi cet esprit dogmatique, qui divisa les écoles de l’antiquité païenne sans causer le moindre trouble, en a produit parmi nous de si horribles. Ce n’est pas le seul fanatisme qui en est cause; car les gymnosophistes et les bramins, les plus fanatiques des hommes, ne firent jamais de mal qu’à eux-mêmes. Ne pourrait-on pas trouver l’origine de cette nouvelle peste qui a ravagé la terre, dans ce combat naturel de l’esprit républicain qui anima les premières Églises contre l’autorité qui hait la résistance en tout genre? Les assemblées secrètes, qui bravaient d’abord dans des caves et dans des grottes les lois de quelques empereurs romains, formèrent peu-à-peu un état dans l’état: c’était une république cachée au milieu de l’empire. Constantin la tira de dessous terre pour la mettre à côté du trône. Bientôt l’autorité attachée aux grands siéges se trouva en opposition avec l’esprit populaire qui avait inspiré jusqu’alors toutes les assemblées des chrétiens. Souvent, dès que l’évêque d’une métropole fesait valoir un sentiment, un évêque suffragant, un prêtre, un diacre, en avaient un contraire. Toute autorité blesse en secret les hommes, d’autant plus que toute autorité veut toujours s’accroître. Lorsqu’on trouve, pour lui résister, un prétexte qu’on croit sacré, on se fait bientôt un devoir de la révolte. Ainsi les uns deviennent persécuteurs, les autres rebelles, en attestant Dieu des deux côtés.
Nous avons vu combien, depuis les disputes du prêtre Arius[268] contre un évêque, la fureur de dominer sur les ames a troublé la terre. Donner son sentiment pour la volonté de Dieu, commander de croire sous peine de la mort du corps et des tourments éternels de l’ame, a été le dernier période du despotisme de l’esprit dans quelques hommes; et résister à ces deux menaces a été[269] dans d’autres le dernier effort de la liberté naturelle. Cet Essai sur les mœurs, que vous avez parcouru, vous a fait voir depuis Théodose une lutte perpétuelle entre la juridiction séculière et l’ecclésiastique; et depuis Charlemagne les efforts réitérés des grands fiefs contre les souverains, les évêques élevés souvent contre les rois, les papes aux prises avec les rois et les évêques.
On disputait peu dans l’Église latine aux premiers siècles. Les invasions continuelles des barbares permettaient à peine de penser; et il y avait peu de dogmes qu’on eût assez développés pour fixer la croyance universelle. Presque tout l’Occident rejeta le culte des images au siècle de Charlemagne. Un évêque de Turin, nommé Claude, les proscrivit avec chaleur, et retint plusieurs dogmes qui font encore aujourd’hui le fondement de la religion des protestants. Ces opinions se perpétuèrent dans les vallées du Piémont, du Dauphiné, de la Provence, du Languedoc: elles éclatèrent au douzième siècle: elles produisirent bientôt après la guerre des Albigeois; et ayant passé ensuite dans l’université de Prague, elles excitèrent la guerre des hussites. Il n’y eut qu’environ cent ans d’intervalle entre la fin des troubles qui naquirent de la cendre de Jean Hus et de Jérôme de Prague, et ceux que la vente des indulgences fit renaître. Les anciens dogmes embrassés par les Vaudois, les Albigeois, les hussites, renouvelés et différemment expliqués par Luther et Zuingle, furent reçus avec avidité dans l’Allemagne, comme un prétexte pour s’emparer de tant de terres dont les évêques et les abbés s’étaient mis en possession, et pour résister aux empereurs, qui alors marchaient à grands pas au pouvoir despotique. Ces dogmes triomphèrent en Suède et en Danemark, pays où les peuples étaient libres sous des rois.
Les Anglais, dans qui la nature a mis l’esprit d’indépendance, les adoptèrent, les mitigèrent, et en composèrent une religion pour eux seuls. Le presbytérianisme établit en Écosse, dans les temps malheureux, une espèce de république dont le pédantisme et la dureté étaient beaucoup plus intolérables que la rigueur du climat, et même que la tyrannie des évêques qui avait excité tant de plaintes. Il n’a cessé d’être dangereux en Écosse que quand la raison, les lois et la force l’ont réprimé. La réforme pénétra en Pologne, et y fit beaucoup de progrès dans les seules villes où le peuple n’est point esclave. La plus grande et la plus riche partie de la république helvétique n’eut pas de peine à la recevoir. Elle fut sur le point d’être établie à Venise par la même raison; et elle y eût pris racine si Venise n’eût pas été voisine de Rome, et peut-être si le gouvernement n’eût pas craint la démocratie, à laquelle le peuple aspire naturellement dans toute république, et qui était alors le grand but de la plupart des prédicants. Les Hollandais ne prirent cette religion que quand ils secouèrent le joug de l’Espagne. Genève devint un état entièrement républicain en devenant calviniste.
Toute la maison d’Autriche écarta ces religions de ses états autant qu’il lui fut possible. Elles n’approchèrent presque point de l’Espagne. Elles ont été extirpées par le fer et par le feu dans les états du duc de Savoie, qui ont été leur berceau. Les habitants des vallées piémontaises ont éprouvé, en 1655, ce que les peuples de Mérindol et de Cabrières éprouvèrent en France sous François Iᵉʳ. Le duc de Savoie absolu a exterminé chez lui la secte dès qu’elle lui a paru dangereuse: il n’en reste que quelques faibles rejetons ignorés dans les rochers qui les renferment. On ne vit point les luthériens et les calvinistes causer de grands troubles en France sous le gouvernement ferme de François Iᵉʳ et de Henri II: mais dès que le gouvernement fut faible et partagé, les querelles de religion furent violentes. Les Condé et les Coligni, devenus calvinistes parceque les Guises étaient catholiques, bouleversèrent l’état à l’envi. La légèreté et l’impétuosité de la nation, la fureur de la nouveauté et l’enthousiasme, firent, pendant quarante ans, du peuple le plus poli un peuple de barbares.
Henri IV, né dans cette secte qu’il aimait sans être entêté d’aucune, ne put, malgré ses victoires et ses vertus, régner sans abandonner le calvinisme: devenu catholique, il ne fut pas assez ingrat pour vouloir détruire un parti si long-temps ennemi des rois, mais auquel il devait en partie sa couronne; et s’il avait voulu détruire cette faction, il ne l’aurait pas pu. Il la chérit, la protégea, et la réprima.
Les huguenots en France fesaient alors à peu près la douzième partie de la nation. Il y avait parmi eux des seigneurs puissants: des villes entières étaient protestantes. Ils avaient fait la guerre aux rois: on avait été contraint de leur donner des places de sûreté: Henri III leur en avait accordé quatorze dans le seul Dauphiné; Montauban, Nîmes dans le Languedoc; Saumur, et surtout La Rochelle, qui fesait une république à part, et que le commerce et la faveur de l’Angleterre pouvaient rendre puissante. Enfin Henri IV sembla satisfaire son goût, sa politique, et même son devoir, en accordant au parti le célèbre édit de Nantes, en 1598. Cet édit n’était au fond que la confirmation des priviléges que les protestants de France avaient obtenus des rois précédents les armes à la main, et que Henri-le-Grand, affermi sur le trône, leur laissa par bonne volonté.
Par cet édit de Nantes[270], que le nom de Henri IV rendit plus célèbre que tous les autres, tout seigneur de fief haut justicier pouvait avoir dans son château plein exercice de la religion prétendue réformée: tout seigneur sans haute justice pouvait admettre trente personnes à son prêche. L’entier exercice de cette religion était autorisé dans tous les lieux qui ressortissaient immédiatement à un parlement.
Les calvinistes pouvaient faire imprimer, sans s’adresser aux supérieurs, tous leurs livres, dans les villes où leur religion était permise.
Ils étaient déclarés capables de toutes les charges et dignités de l’état; et il y parut bien en effet, puisque le roi fit ducs et pairs les seigneurs de La Trimouille et de Rosni.
On créa une chambre exprès au parlement de Paris, composée d’un président et de seize conseillers, laquelle jugea tous les procès des réformés, non seulement dans le district immense du ressort de Paris, mais dans celui de Normandie et de Bretagne. Elle fut nommée la chambre de l’édit. Il n’y eut jamais, à la vérité, qu’un seul calviniste admis de droit parmi les conseillers de cette juridiction. Cependant, comme elle était destinée à empêcher les vexations dont le parti se plaignait, et que les hommes se piquent toujours de remplir un devoir qui les distingue, cette chambre, composée de catholiques, rendit toujours aux huguenots, de leur aveu même, la justice la plus impartiale.
Ils avaient une espèce de petit parlement à Castres, indépendant de celui de Toulouse. Il y eut à Grenoble et à Bordeaux des chambres mi-parties catholiques et calvinistes. Leurs Églises s’assemblaient en synodes, comme l’Église gallicane. Ces priviléges et beaucoup d’autres incorporèrent ainsi les calvinistes au reste de la nation. C’était à la vérité attacher des ennemis ensemble; mais l’autorité, la bonté et l’adresse de ce grand roi les continrent pendant sa vie.
Après la mort à jamais effrayante et déplorable de Henri IV, dans la faiblesse d’une minorité et sous une cour divisée, il était bien difficile que l’esprit républicain des réformés n’abusât de ses priviléges, et que la cour, toute faible qu’elle était, ne voulût les restreindre. Les huguenots avaient déjà établi en France des cercles, à l’imitation de l’Allemagne. Les députés de ces cercles étaient souvent séditieux; et il y avait dans le parti des seigneurs pleins d’ambition. Le duc de Bouillon, et surtout le duc de Rohan, le chef le plus accrédité des huguenots, précipitèrent bientôt dans la révolte l’esprit remuant des prédicants et le zèle aveugle des peuples. L’assemblée générale du parti osa, dès 1615, présenter à la cour un cahier par lequel, entre autres articles injurieux, elle demandait qu’on réformât le conseil du roi. Ils prirent les armes en quelques endroits dès l’an 1616; et l’audace des huguenots se joignant aux divisions de la cour, à la haine contre les favoris, à l’inquiétude de la nation, tout fut long-temps dans le trouble. C’était des séditions, des intrigues, des menaces, des prises d’armes, des paix faites à la hâte, et rompues de même; c’est ce qui fesait dire au célèbre cardinal Bentivoglio, alors nonce en France[271], qu’il n’y avait vu que des orages.
Dans l’année 1621, les Églises réformées de France offrirent à Lesdiguières, devenu depuis connétable, le généralat de leurs armées, et cent mille écus par mois. Mais Lesdiguières, plus éclairé dans son ambition qu’eux dans leurs factions, et qui les connaissait pour les avoir commandés, aima mieux alors les combattre que d’être à leur tête; et pour réponse à leurs offres, il se fit catholique. Les huguenots s’adressèrent ensuite au maréchal duc de Bouillon, qui dit qu’il était trop vieux; enfin ils donnèrent cette malheureuse place au duc de Rohan, qui, conjointement avec son frère Soubise, osa faire la guerre au roi de France.
La même année le connétable de Luines mena Louis XIII de province en province. Il soumit plus de cinquante villes, presque sans résistance; mais il échoua devant Montauban; le roi eut l’affront de décamper. On assiégea en vain La Rochelle, elle résistait par elle-même et par les secours de l’Angleterre; et le duc de Rohan, coupable du crime de lèse-majesté, traita de la paix avec son roi, presque de couronne à couronne.
Après cette paix et après la mort du connétable de Luines, il fallut encore recommencer la guerre et assiéger de nouveau La Rochelle, toujours liguée contre son souverain avec l’Angleterre et avec les calvinistes du royaume. Une femme[272] (c’était la mère du duc de Rohan) défendit cette ville pendant un an contre l’armée royale, contre l’activité du cardinal de Richelieu, et contre l’intrépidité de Louis XIII, qui affronta plus d’une fois la mort à ce siége. La ville souffrit toutes les extrémités de la faim; et on ne dut la reddition de la place qu’à cette digue de cinq cents pieds de long que le cardinal de Richelieu fit construire, à l’exemple de celle qu’Alexandre fit autrefois élever devant Tyr. Elle dompta la mer et les Rochellois. Le maire Guiton, qui voulait s’ensevelir sous les ruines de La Rochelle, eut l’audace, après s’être rendu à discrétion, de paraître avec ses gardes devant le cardinal de Richelieu. Les maires des principales villes des huguenots en avaient. On ôta les siens à Guiton, et les priviléges à la ville. Le duc de Rohan, chef des hérétiques rebelles, continuait toujours la guerre pour son parti; et, abandonné des Anglais, quoique protestants, il se liguait avec les Espagnols, quoique catholiques. Mais la conduite ferme du cardinal de Richelieu força les huguenots, battus de tous côtés, à se soumettre.
Tous les édits qu’on leur avait accordés jusqu’alors avaient été des traités avec les rois. Richelieu voulut que celui qu’il fit rendre fût appelé l’édit de grace. Le roi y parla en souverain qui pardonne. On ôta l’exercice de la nouvelle religion à La Rochelle, à l’île de Ré, à Oléron, à Privas, à Pamiers; du reste, on laissa subsister l’édit de Nantes, que les calvinistes regardèrent toujours comme leur loi fondamentale.
Il paraît étrange que le cardinal de Richelieu, si absolu et si audacieux, n’abolît pas ce fameux édit: il eut alors une autre vue, plus difficile peut-être à remplir, mais non moins conforme à l’étendue de son ambition et à la hauteur de ses pensées. Il rechercha la gloire de subjuguer les esprits; il s’en croyait capable par ses lumières, par sa puissance et par sa politique. Son projet était de gagner quelques prédicants que les réformés appelaient alors ministres, et qu’on nomme aujourd’hui pasteurs; de leur faire d’abord avouer que le culte catholique n’était pas un crime devant Dieu, de les mener ensuite par degrés, de leur accorder quelques points peu importants, et de paraître aux yeux de la cour de Rome ne leur avoir rien accordé. Il comptait éblouir une partie des réformés, séduire l’autre par les présents et par les graces, et avoir enfin toutes les apparences de les avoir réunis à l’Église, laissant au temps à faire le reste, et n’envisageant que la gloire d’avoir ou fait ou préparé ce grand ouvrage, et de passer pour l’avoir fait. Le fameux capucin Joseph d’un côté, et deux ministres gagnés de l’autre, entamèrent cette négociation. Mais il parut que le cardinal de Richelieu avait trop présumé, et qu’il est plus difficile d’accorder des théologiens que de faire des digues sur l’Océan.
Richelieu, rebuté, se proposa d’écraser les calvinistes. D’autres soins l’en empêchèrent. Il avait à combattre à-la-fois les grands du royaume, la maison royale, toute la maison d’Autriche, et souvent Louis XIII lui-même. Il mourut enfin, au milieu de tous ces orages, d’une mort prématurée. Il laissa tous ses desseins encore imparfaits, et un nom plus éclatant que cher et vénérable.
Cependant, après la prise de La Rochelle et l’édit de grace, les guerres civiles cessèrent, et il n’y eut plus que des disputes. On imprimait de part et d’autre de ces gros livres qu’on ne lit plus. Le clergé, et surtout les jésuites, cherchaient à convertir des huguenots. Les ministres tâchaient d’attirer quelques catholiques à leurs opinions. Le conseil du roi était occupé à rendre des arrêts pour un cimetière que les deux religions se disputaient dans un village, pour un temple bâti sur un fonds appartenant autrefois à l’Église, pour des écoles, pour des droits de châteaux, pour des enterrements, pour des cloches; et rarement les réformés gagnaient leurs procès. Il n’y eut plus, après tant de dévastations et de saccagements, que ces petites épines. Les huguenots n’eurent plus de chef depuis que le duc de Rohan cessa de l’être, et que la maison de Bouillon n’eut plus Sedan. Ils se firent même un mérite de rester tranquilles au milieu des factions de la fronde et des guerres civiles que des princes, des parlements et des évêques excitèrent, en prétendant servir le roi contre le cardinal Mazarin.
Il ne fut presque point question de religion pendant la vie de ce ministre. Il ne fit nulle difficulté de donner la place de contrôleur-général des finances à un calviniste étranger, nommé Hervart. Tous les réformés entrèrent dans les fermes, dans les sous-fermes, dans toutes les places qui en dépendent.
Colbert, qui ranima l’industrie de la nation, et qu’on peut regarder comme le fondateur du commerce, employa beaucoup de huguenots dans les arts, dans les manufactures, dans la marine. Tous ces objets utiles, qui les occupaient, adoucirent peu-à-peu dans eux la fureur épidémique de la controverse; et la gloire qui environna cinquante ans Louis XIV, sa puissance, son gouvernement ferme et vigoureux, ôtèrent au parti réformé, comme à tous les ordres de l’état, toute idée de résistance. Les fêtes magnifiques d’une cour galante jetaient même du ridicule sur le pédantisme des huguenots. A mesure que le bon goût se perfectionnait, les psaumes de Marot et de Bèze ne pouvaient plus insensiblement inspirer que du dégoût. Ces psaumes, qui avaient charmé la cour de François II, n’étaient plus faits que pour la populace sous Louis XIV. La saine philosophie, qui commença vers le milieu de ce siècle à percer un peu dans le monde, devait encore dégoûter à la longue les honnêtes gens des disputes de controverse.
Mais, en attendant que la raison se fît peu-à-peu écouter des hommes, l’esprit même de dispute pouvait servir à entretenir la tranquillité de l’état; car les jansénistes commençant alors à paraître avec quelque réputation, ils partageaient les suffrages de ceux qui se nourrissent de ces subtilités: ils écrivaient contre les jésuites et contre les huguenots: ceux-ci répondaient aux jansénistes et aux jésuites: les luthériens de la province d’Alsace écrivaient contre eux tous. Une guerre de plume entre tant de partis, pendant que l’état était occupé de grandes choses, et que le gouvernement était tout puissant, ne pouvait devenir en peu d’années qu’une occupation de gens oisifs, qui dégénère tôt ou tard en indifférence.
Louis XIV était animé contre les réformés[273], par les remontrances continuelles de son clergé, par les insinuations des jésuites, par la cour de Rome, et enfin par le chancelier Le Tellier et Louvois, son fils, tous deux ennemis de Colbert, et qui voulaient perdre les réformés comme rebelles, parceque Colbert les protégeait comme des sujets utiles. Louis XIV, nullement instruit d’ailleurs du fond de leur doctrine, les regardait, non sans quelque raison, comme d’anciens révoltés soumis avec peine. Il s’appliqua d’abord à miner par degrés, de tous côtés, l’édifice de leur religion: on leur ôtait un temple sur le moindre prétexte: on leur défendit d’épouser des filles catholiques; et, en cela, on ne fut pas peut-être assez politique: c’était ignorer le pouvoir d’un sexe que la cour, pourtant, connaissait si bien. Les intendants et les évêques tâchaient, par les moyens les plus plausibles, d’enlever aux huguenots leurs enfants. Colbert eut ordre, en 1681, de ne plus recevoir aucun homme de cette religion dans les fermes. On les exclut, autant qu’on le put, des communautés des arts et métiers. Le roi, en les tenant ainsi sous le joug, ne l’appesantissait pas toujours. On défendit par des arrêts toute violence contre eux. On mêla les insinuations aux sévérités, et il n’y eut alors de rigueur qu’avec les formalités[274] de la justice.
On employa surtout un moyen souvent efficace de conversion: ce fut l’argent; mais on ne fit pas assez d’usage de ce ressort. Pellisson fut chargé de ce ministère secret. C’est ce même Pellisson, long-temps calviniste, si connu par ses ouvrages, par une éloquence pleine d’abondance, par son attachement au surintendant Fouquet, dont il avait été le premier commis, le favori, et la victime. Il eut le bonheur d’être éclairé et de changer de religion, dans un temps où ce changement pouvait le mener aux dignités et à la fortune. Il prit l’habit ecclésiastique, obtint des bénéfices et une place de maître des requêtes. Le roi lui confia le revenu des abbayes de Saint-Germain-des-Prés et de Cluni, vers l’année 1677, avec les revenus du tiers des économats, pour être distribués à ceux qui voudraient se convertir. Le cardinal Lecamus, évêque de Grenoble, s’était déjà servi de cette méthode. Pellisson, chargé de ce département, envoyait l’argent dans les provinces. On tâchait d’opérer beaucoup de conversions pour peu d’argent. De petites sommes, distribuées à des indigents, enflaient la liste que Pellisson présentait au roi tous les trois mois, en lui persuadant que tout cédait dans le monde à sa puissance ou à ses bienfaits.
Le conseil, encouragé par ces petits succès, que le temps eût rendus plus considérables, s’enhardit, en 1681, à donner une déclaration par laquelle les enfants étaient reçus à renoncer à leur religion à l’âge de sept ans; et à l’appui de cette déclaration, on prit dans les provinces beaucoup d’enfants pour les faire abjurer, et on logea des gens de guerre chez les parents.
Ce fut cette précipitation du chancelier Le Tellier et de Louvois, son fils, qui fit d’abord déserter, en 1681, beaucoup de familles du Poitou, de la Saintonge, et des provinces voisines. Les étrangers se hâtèrent d’en profiter.
Les rois d’Angleterre et de Danemark, et surtout la ville d’Amsterdam, invitèrent les calvinistes de France à se réfugier dans leurs états, et leur assurèrent une subsistance. Amsterdam s’engagea même à bâtir mille maisons pour les fugitifs.
Le conseil vit les suites dangereuses de l’usage trop prompt de l’autorité, et crut y remédier par l’autorité même. On sentait combien étaient nécessaires les artisans dans un pays où le commerce florissait, et les gens de mer dans un temps où l’on établissait une puissante marine. On ordonna la peine des galères contre ceux de ces professions qui tenteraient de s’échapper.
On remarqua que plusieurs familles calvinistes vendaient leurs immeubles. Aussitôt parut une déclaration qui confisqua tous ces immeubles, en cas que les vendeurs sortissent dans un an du royaume. Alors la sévérité redoubla contre les ministres. On interdisait leurs temples sur la plus légère contravention. Toutes les rentes laissées par testament aux consistoires furent appliquées aux hôpitaux du royaume.
Ou défendit aux maîtres d’école calvinistes de recevoir des pensionnaires. On mit les ministres à la taille; on ôta la noblesse aux maires protestants. Les officiers de la maison du roi, les secrétaires du roi, qui étaient protestants, eurent ordre de se défaire de leurs charges. On n’admit plus ceux de cette religion, ni parmi les notaires, les avocats, ni même dans la fonction de procureurs.
Il était enjoint à tout le clergé de faire des prosélytes, et il était défendu aux pasteurs réformés d’en faire, sous peine de bannissement perpétuel. Tous ces arrêts étaient publiquement sollicités par le clergé de France. C’était, après tout, les enfants de la maison, qui ne voulaient point de partage avec des étrangers introduits par force.
Pellisson continuait d’acheter des convertis; mais madame Hervart, veuve du contrôleur-général des finances, animée de ce zèle de religion qu’on a remarqué de tout temps dans les femmes, envoyait autant d’argent pour empêcher les conversions, que Pellisson pour en faire.
(1682) Enfin, les huguenots osèrent désobéir en quelques endroits. Ils s’assemblèrent dans le Vivarais et dans le Dauphiné, près des lieux ou l’on avait démoli leurs temples. On les attaqua; ils se défendirent. Ce n’était qu’une très légère étincelle du feu des anciennes guerres civiles. Deux ou trois cents malheureux, sans chef, sans places, et même sans desseins, furent dispersés en un quart d’heure: les supplices suivirent leur défaite. L’intendant du Dauphiné fit rouer le petit-fils du pasteur Charnier, qui avait dressé l’édit de Nantes. Il est au rang des plus fameux martyrs de la secte, et ce nom de Charnier a été long-temps en vénération chez les protestants.
(1683) L’intendant du Languedoc[275] fit rouer vif le prédicant Chomel. On condamna trois autres au même supplice, et dix à être pendus: la fuite qu’ils avaient prise les sauva, et ils ne furent exécutés qu’en effigie.
Tout cela inspirait la terreur, et en même temps augmentait l’opiniâtreté. On sait trop que les hommes s’attachent à leur religion à mesure qu’ils souffrent pour elle.
Ce fut alors qu’on persuada au roi qu’après avoir envoyé des missionnaires dans toutes les provinces, il fallait y envoyer des dragons. Ces violences parurent faites à contre-temps; elles étaient les suites de l’esprit qui régnait alors à la cour, que tout devait fléchir au nom de Louis XIV. On ne songeait pas que les huguenots n’étaient plus ceux de Jarnac, de Moncontour et de Coutras; que la rage des guerres civiles était éteinte; que cette longue maladie était dégénérée en langueur; que tout n’a qu’un temps chez les hommes; que si les pères avaient été rebelles sous Louis XIII, les enfants étaient soumis sous Louis XIV. On voyait en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, plusieurs sectes, qui s’étaient mutuellement égorgées le siècle passé, vivre maintenant en paix dans les mêmes villes. Tout prouvait qu’un roi absolu pouvait être également bien servi par des catholiques et par des protestants. Les luthériens d’Alsace en étaient un témoignage authentique. Il parut enfin que la reine Christine avait eu raison de dire dans une de ses lettres, à l’occasion de ces violences et de ces émigrations: «Je considère la France comme un malade à qui l’on coupe bras et jambes, pour le traiter d’un mal que la douceur et la patience auraient entièrement guéri.»
Louis XIV, qui, en se saisissant de Strasbourg, en 1681, y protégeait le luthéranisme, pouvait tolérer dans ses états le calvinisme, que le temps aurait pu abolir, comme il diminue un peu, chaque jour, le nombre des luthériens en Alsace. Pouvait-on imaginer qu’en forçant un grand nombre de sujets, on n’en perdrait pas un plus grand nombre, qui, malgré les édits et malgré les gardes, échapperait par la fuite à une violence regardée comme une horrible persécution? Pourquoi, enfin, vouloir faire haïr à plus d’un million d’hommes un nom cher et précieux, auquel, et protestants et catholiques, et Français et étrangers, avaient alors joint celui de grand? La politique même semblait pouvoir engager à conserver les calvinistes, pour les opposer aux prétentions continuelles de la cour de Rome. C’était en ce temps-là même que le roi avait ouvertement rompu avec Innocent XI, ennemi de la France. Mais Louis XIV, conciliant les intérêts de sa religion, et ceux de sa grandeur, voulut à-la-fois humilier le pape d’une main, et écraser le calvinisme de l’autre.
Il envisageait, dans ces deux entreprises, cet éclat de gloire dont il était idolâtre en toutes choses. Les évêques, plusieurs intendants, tout le conseil, lui persuadèrent que ses soldats, en se montrant seulement, achèveraient ce que ses bienfaits et les missions avaient commencé. Il crut n’user que d’autorité; mais ceux à qui cette autorité fut commise usèrent d’une extrême rigueur.
Vers la fin de 1684, et au commencement de 1685, tandis que Louis XIV, toujours puissamment armé, ne craignait aucun de ses voisins, les troupes furent envoyées dans toutes les villes et dans tous les châteaux où il y avait le plus de protestants; et comme les dragons, assez mal disciplinés dans ce temps-là, furent ceux qui commirent le plus d’excès, on appela cette exécution la dragonnade.
Les frontières étaient aussi soigneusement gardées qu’on le pouvait, pour prévenir la fuite de ceux qu’on voulait réunir à l’Église. C’était une espèce de chasse qu’on fesait dans une grande enceinte.
Un évêque, un intendant, ou un subdélégué, ou un curé, ou quelqu’un d’autorisé, marchait à la tête des soldats. On assemblait les principales familles calvinistes, surtout celles qu’on croyait les plus faciles. Elles renonçaient à leur religion au nom des autres, et les obstinés étaient livrés aux soldats, qui eurent toute licence, excepté celle de tuer. Il y eut pourtant plusieurs personnes si cruellement maltraitées, qu’elles en moururent. Les enfants des réfugiés, dans les pays étrangers, jettent encore des cris sur cette persécution de leurs pères: ils la comparent aux plus violentes que souffrit l’Église dans les premiers temps.
C’était un étrange contraste que du sein d’une cour voluptueuse, où régnaient la douceur des mœurs, les graces, les charmes de la société, il partît des ordres si durs et si impitoyables. Le marquis de Louvois porta dans cette affaire l’inflexibilité de son caractère; on y reconnut le même génie qui avait voulu ensevelir la Hollande sous les eaux, et qui, depuis, mit le Palatinat en cendres. Il y a encore des lettres de sa main, de cette année, 1685, conçues en ces termes: «Sa majesté veut qu’on fasse éprouver les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas se faire de sa religion; et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir demeurer les derniers, doivent être poussés jusqu’à la dernière extrémité.»
Paris ne fut point exposé à ces vexations; les cris se seraient fait entendre au trône de trop près. On veut bien faire des malheureux, mais on souffre d’entendre leurs clameurs.
(1685) Tandis qu’on fesait ainsi tomber partout les temples, et qu’on demandait dans les provinces des abjurations à main armée, l’édit de Nantes fut enfin cassé, au mois[276] d’octobre 1685; et on acheva de ruiner l’édifice qui était déjà miné de toutes parts.
La chambre de l’édit[277] avait déjà été supprimée. Il fut ordonné aux conseillers calvinistes du parlement de se défaire de leurs charges. Une foule d’arrêts du conseil parut coup sur coup, pour extirper les restes de la religion proscrite. Celui qui paraissait le plus fatal fut l’ordre d’arracher les enfants aux prétendus réformés, pour les remettre entre les mains des plus proches parents catholiques; ordre contre lequel la nature réclamait à si haute voix qu’il ne fut pas exécuté.
Mais dans ce célèbre édit qui révoqua celui de Nantes, il paraît qu’on prépara un événement tout contraire au but qu’on s’était proposé. On voulait la réunion des calvinistes à l’Église dans le royaume. Gourville, homme très judicieux, consulté par Louvois, lui avait proposé, comme on sait, de faire enfermer tous les ministres, et de ne relâcher que ceux qui, gagnés par des pensions secrètes, abjureraient en public, et serviraient à la réunion plus que des missionnaires et des soldats. Au lieu de suivre cet avis politique, il fut ordonné, par l’édit, à tous les ministres qui ne voulaient pas se convertir, de sortir du royaume dans quinze jours. C’était s’aveugler que de penser qu’en chassant les pasteurs, une grande partie du troupeau ne suivrait pas. C’était bien présumer de sa puissance, et mal connaître les hommes, de croire que tant de cœurs ulcérés et tant d’imaginations échauffées par l’idée du martyre, surtout dans les pays méridionaux de la France, ne s’exposeraient pas à tout, pour aller chez les étrangers publier leur constance et la gloire de leur exil, parmi tant de nations envieuses de Louis XIV, qui tendaient les bras à ces troupes fugitives.
Le vieux chancelier Le Tellier, en signant l’édit, s’écria plein de joie: «Nunc dimittis servum tuum, Domine..... quia viderunt oculi mei salutare tuum[278].» Il ne savait pas qu’il signait un des grands malheurs de la France[279].
Louvois, son fils, se trompait encore en croyant qu’il suffirait d’un ordre de sa main pour garder toutes les frontières et toutes les côtes contre ceux qui se fesaient un devoir de la fuite. L’industrie occupée à tromper la loi est toujours plus forte que l’autorité. Il suffisait de quelques gardes gagnés, pour favoriser la foule des réfugiés. Près de cinquante mille familles, en trois ans de temps, sortirent du royaume, et furent après suivies par d’autres. Elles allèrent porter chez les étrangers les arts, les manufactures, la richesse. Presque tout le nord de l’Allemagne, pays encore agreste et dénué d’industrie, reçut une nouvelle face de ces multitudes transplantées. Elles peuplèrent des villes entières. Les étoffes, les galons, les chapeaux, les bas, qu’on achetait auparavant de la France, furent fabriqués par eux. Un faubourg entier de Londres fut peuplé d’ouvriers français en soie; d’autres y portèrent l’art de donner la perfection aux cristaux, qui fut alors perdu en France. On trouve encore très communément dans l’Allemagne l’or que les réfugiés y répandirent[280]. Ainsi la France perdit environ cinq cent mille habitants, une quantité prodigieuse d’espèces, et surtout des arts dont ses ennemis s’enrichirent. La Hollande y gagna d’excellents officiers et des soldats. Le prince d’Orange et le duc de Savoie eurent des régiments entiers de réfugiés. Ces mêmes souverains de Savoie et de Piémont, qui avaient exercé tant de cruautés contre les réformés de leurs pays, soudoyaient ceux de France; et ce n’était pas assurément par zèle de religion que le prince d’Orange les enrôlait. Il y en eut qui s’établirent jusque vers le Cap-de-Bonne-Espérance. Le neveu du célèbre Duquesne, lieutenant-général de la marine, fonda une petite colonie à cette extrémité de la terre; elle n’a pas prospéré; ceux qui s’embarquèrent périrent pour la plupart. Mais enfin il y a encore des restes de cette colonie voisine des Hottentots. Les Français ont été dispersés plus loin que les Juifs.
Ce fut en vain qu’on remplit les prisons et les galères de ceux qu’on arrêta dans leur fuite. Que faire de tant de malheureux, affermis dans leur croyance par les tourments? comment laisser aux galères des gens de loi, des vieillards infirmes? On en fit embarquer quelques centaines pour l’Amérique. Enfin le conseil imagina que, quand la sortie du royaume ne serait plus défendue, les esprits n’étant plus animés par le plaisir secret de désobéir, il y aurait moins de désertions. On se trompa encore; et après avoir ouvert les passages, on les referma inutilement une seconde fois.
On défendit aux calvinistes, en 1685, de se faire servir par des catholiques, de peur que les maîtres ne pervertissent les domestiques; et, l’année d’après, un autre édit leur ordonna de se défaire des domestiques huguenots, afin de pouvoir les arrêter comme vagabonds. Il n’y avait rien de stable dans la manière de les persécuter, que le dessein de les opprimer pour les convertir.
Tous les temples détruits, tous les ministres bannis, il s’agissait de retenir dans la communion romaine tous ceux qui avaient changé par persuasion ou par crainte. Il en restait plus[281] de quatre cent mille dans le royaume. Ils étaient obligés d’aller à la messe et de communier. Quelques uns, qui rejetèrent l’hostie après l’avoir reçue, furent condamnés à être brûlés vifs. Les corps de ceux qui ne voulaient pas recevoir les sacrements à la mort étaient traînés sur la claie, et jetés à la voirie.
Toute persécution fait des prosélytes, quand elle frappe pendant la chaleur de l’enthousiasme. Les calvinistes s’assemblèrent partout pour chanter leurs psaumes, malgré la peine de mort décernée contre ceux qui tiendraient des assemblées. Il y avait aussi peine de mort contre les ministres qui rentreraient dans le royaume, et cinq mille cinq cents livres de récompense pour qui les dénoncerait. Il en revint plusieurs qu’on fit périr par la corde ou par la roue[282].
La secte subsista en paraissant écrasée. Elle espéra en vain, dans la guerre de 1689, que le roi Guillaume, ayant détrôné son beau-père catholique, soutiendrait en France le calvinisme. Mais, dans la guerre de 1701, la rébellion et le fanatisme éclatèrent en Languedoc et dans les contrées voisines.
Cette rébellion fut excitée par des prophéties. Les prédictions ont été de tout temps un moyen dont on s’est servi pour séduire les simples, et pour enflammer les fanatiques. De cent événements que la fourberie ose prédire, si la fortune en amène un seul, les autres sont oubliés, et celui-là reste comme un gage de la faveur de Dieu, et comme la preuve d’un prodige. Si aucune prédiction ne s’accomplit, on les explique, on leur donne un nouveau sens; les enthousiastes l’adoptent, et les imbéciles le croient.
Le ministre Jurieu fut un des plus ardents prophètes. Il commença par se mettre au-dessus d’un Cotterus[284], de je ne sais quelle Christine[285], d’un Justus Velsius[286], d’un Drabitius[287], qu’il regarde comme gens inspirés de Dieu. Ensuite il se mit presque à côté de l’auteur de l’Apocalypse et de saint Paul; ses partisans, ou plutôt ses ennemis, firent frapper une médaille en Hollande avec cet exergue, Jurius propheta. Il promit la délivrance du peuple de Dieu pendant huit années. Son école de prophétie s’était établie dans les montagnes du Dauphiné, du Vivarais et des Cévennes, pays tout propre aux prédictions, peuplé d’ignorants et de cervelles chaudes, échauffées par la chaleur du climat, et plus encore par leurs prédicants.
La première école de prophétie fut établie dans une verrerie, sur une montagne du Dauphiné, appelée Peira; un vieil huguenot, nommé De Serre, y annonça la ruine de Babylone, et le rétablissement de Jérusalem. Il montrait aux enfants les paroles de l’Écriture, qui disent: «Quand trois ou quatre sont assemblés en mon nom, mon esprit est parmi eux[288]; et avec un grain de foi on transportera des montagnes[289].» Ensuite il recevait l’esprit: on le lui conférait en lui soufflant dans la bouche, parcequ’il est dit dans Saint-Matthieu que Jésus souffla sur ses disciples avant sa mort: il était hors de lui-même; il avait des convulsions; il changeait de voix; il restait immobile, égaré, les cheveux hérissés, selon l’ancien usage de toutes les nations, et selon ces règles de démence transmises de siècle en siècle. Les enfants recevaient ainsi le don de prophétie; et s’ils ne transportaient pas des montagnes, c’est qu’ils avaient assez de foi pour recevoir l’esprit, et pas assez pour faire des miracles: ainsi ils redoublaient de ferveur pour obtenir ce dernier don.
Tandis que les Cévennes étaient ainsi l’école de l’enthousiasme, des ministres, qu’on appelait apôtres, revenaient en secret prêcher les peuples.
Claude Brousson, d’une famille de Nîmes considérée, homme éloquent et plein de zèle, très estimé chez les étrangers, retourna dans sa patrie en 1698, y fut convaincu non seulement d’avoir rempli son ministère malgré les édits, mais devoir eu, dix ans auparavant, des correspondances avec les ennemis de l’état. En effet, il avait formé le projet d’introduire des troupes anglaises et savoyardes dans le Languedoc. Ce projet, écrit de sa main, et adressé au duc de Schomberg, avait été intercepté depuis long-temps, et était entre les mains de l’intendant de la province. Brousson, errant de ville en ville, fut saisi à Oléron, et transféré à la citadelle de Montpellier. L’intendant et ses juges l’interrogèrent; il répondit qu’il était l’apôtre de Jésus-Christ, qu’il avait reçu le Saint-Esprit, qu’il ne devait pas trahir le dépôt de la foi, que son devoir était de distribuer le pain de la parole à ses frères. On lui demanda si les apôtres avaient écrit des projets pour faire révolter des provinces: on lui montra son fatal écrit, et les juges le condamnèrent tous d’une voix à être roué vif. (1698) Il mourut comme mouraient les premiers martyrs. Toute la secte, loin de le regarder comme un criminel d’état, ne vit en lui qu’un saint, qui avait scellé sa foi de son sang; et on imprima le Martyre de M. de Brousson[290].
Alors les prophètes se multiplient, et l’esprit de fureur redouble. Il arrive malheureusement qu’en 1703 un abbé de la maison Du Chaila, inspecteur des missions, obtient un ordre de la cour de faire enfermer dans un couvent deux filles d’un gentilhomme nouveau converti. Au lieu de les conduire au couvent, il les mène d’abord dans son château. Les calvinistes s’attroupent: on enfonce les portes: on délivre les deux filles et quelques autres prisonniers. Les séditieux saisissent l’abbé Du Chaila; ils lui offrent la vie, s’il veut être de leur religion. Il la refuse. Un prophète lui crie: «Meurs donc, l’esprit te condamne, ton péché est contre toi:» et il est tué à coups de fusil. Aussitôt après ils saisissent les receveurs de la capitation, et les pendent avec leurs rôles au cou. De là ils se jettent sur les prêtres qu’ils rencontrent, et les massacrent. On les poursuit: ils se retirent au milieu des bois et des rochers. Leur nombre s’accroît: leurs prophètes et leurs prophétesses leur annoncent de la part de Dieu le rétablissement de Jérusalem et la chute de Babylone. Un abbé de La Bourlie paraît tout-à-coup au milieu d’eux dans leurs retraites sauvages, et leur apporte de l’argent et des armes.
C’était le fils du marquis de Guiscard, sous-gouverneur du roi, l’un des plus sages hommes du royaume. Le fils était bien indigne d’un tel père. Réfugié en Hollande pour un crime, il va exciter les Cévennes à la révolte. On le vit quelque temps après passer à Londres, où il fut arrêté en 1711 pour avoir trahi le ministère anglais, après avoir trahi son pays. Amené devant le conseil, il prit sur la table un de ces longs canifs avec lesquels on peut commettre un meurtre; il en frappa le chancelier Robert Harley, depuis comte d’Oxford, et on le conduisit en prison chargé de fers. Il prévint son supplice en se donnant la mort lui-même. Ce fut donc cet homme qui, au nom des Anglais, des Hollandais et du duc de Savoie, vint encourager les fanatiques, et leur promettre de puissants secours.
(1703) Une grande partie du pays les favorisait secrètement. Leur cri de guerre était: Point d’impôts et liberté de conscience. Ce cri séduit partout la populace. Ces fureurs justifiaient aux yeux du peuple le dessein qu’avait eu Louis XIV d’extirper le calvinisme; mais sans la révocation de l’édit de Nantes, on n’aurait pas eu à combattre ces fureurs.
Le roi envoie d’abord le maréchal de Montrevel avec quelques troupes. Il fait la guerre à ces misérables avec une barbarie qui surpasse la leur. On roue, on brûle les prisonniers; mais aussi les soldats qui tombent entre les mains des révoltés périssent par des morts cruelles. Le roi, obligé de soutenir la guerre partout, ne pouvait envoyer contre eux que peu de troupes. Il était difficile de les surprendre dans des rochers presque inaccessibles alors, dans des cavernes, dans des bois où ils se rendaient par des chemins non frayés, et dont ils descendaient tout-à-coup comme des bêtes féroces. Ils défirent même, dans un combat réglé, des troupes de la marine. On employa contre eux successivement trois maréchaux de France.
Au maréchal de Montrevel succéda, en 1704, le maréchal de Villars. Comme il lui était plus difficile encore de les trouver que de les battre, le maréchal de Villars, après s’être fait craindre, leur fit proposer une amnistie. Quelques uns d’entre eux y consentirent, détrompés des promesses d’être secourus par le duc de Savoie, qui, à l’exemple de tant de souverains, les persécutait chez lui, et avait voulu les protéger chez ses ennemis.
Le plus accrédité de leurs chefs, et le seul qui mérite d’être nommé, était Jean Cavalier. Je l’ai vu depuis en Hollande et en Angleterre. C’était un petit homme blond, d’une physionomie douce et agréable. On l’appelait David dans son parti. De garçon boulanger, il était devenu chef d’une assez grande multitude, à l’âge de vingt-trois ans, par son courage, et à l’aide d’une prophétesse qui le fit reconnaître sur un ordre exprès du Saint-Esprit. On le trouva à la tête de huit cents hommes qu’il enrégimentait, quand on lui proposa l’amnistie[291]. Il demanda des otages: on lui en donna. Il vint, suivi d’un des chefs, à Nîmes, où il traita avec le maréchal de Villars.
(1704) Il promit de former quatre régiments des révoltés, qui serviraient le roi sous quatre colonels, dont il serait le premier, et dont il nomma les trois autres. Ces régiments devaient avoir l’exercice libre de leur religion, comme les troupes étrangères à la solde de France; mais cet exercice ne devait point être permis ailleurs.
On acceptait ces conditions, quand des émissaires de Hollande vinrent en empêcher l’effet avec de l’argent et des promesses. Ils détachèrent de Cavalier les principaux fanatiques; mais ayant donné sa parole au maréchal de Villars, il la voulut tenir. Il accepta le brevet de colonel, et commença à former son régiment avec cent trente hommes qui lui étaient affectionnés.
J’ai entendu souvent de la bouche du maréchal de Villars, qu’il avait demandé à ce jeune homme comment il pouvait à son âge avoir eu tant d’autorité sur des hommes si féroces et si indisciplinables. Il répondit que, quand on lui désobéissait, sa prophétesse, qu’on appelait la grande Marie, était sur-le-champ inspirée, et condamnait à mort les réfractaires, qu’on tuait sans raisonner[292]. Ayant fait depuis la même question à Cavalier, j’en eus la même réponse.
Cette négociation singulière se fesait après la bataille d’Hochstedt. Louis XIV, qui avait proscrit le calvinisme avec tant de hauteur, fit la paix, sous le nom d’amnistie, avec un garçon boulanger; et le maréchal de Villars lui présenta le brevet de colonel, et celui d’une pension de douze cents livres.
Le nouveau colonel alla à Versailles; il y reçut les ordres du ministre de la guerre. Le roi le vit, et haussa les épaules. Cavalier, observé par le ministère, craignit, et se retira en Piémont. De là il passa en Hollande et en Angleterre. Il fit la guerre en Espagne, et y commanda un régiment de réfugiés français à la bataille d’Almanza. Ce qui arriva à ce régiment sert à prouver la rage des guerres civiles, et combien la religion ajoute à cette fureur. La troupe de Cavalier se trouva opposée à un régiment français. Dès qu’ils se reconnurent, ils fondirent l’un sur l’autre avec la baïonnette sans tirer. On a déjà remarqué[293] que la baïonnette agit peu dans les combats. La contenance de la première ligne, composée de trois rangs, après avoir fait feu, décide du sort de la journée; mais ici la fureur fit ce que ne fait presque jamais la valeur. Il ne resta pas trois cents hommes de ces régiments. Le maréchal de Berwick contait souvent avec étonnement cette aventure.
Cavalier est mort officier général et gouverneur de l’île de Jersey, avec une grande réputation de valeur, n’ayant de ses premières fureurs conservé que le courage, et ayant peu-à-peu substitué la prudence à un fanatisme qui n’était plus soutenu par l’exemple.
Le maréchal de Villars, rappelé du Languedoc, fut remplacé par le maréchal de Berwick. Les malheurs des armes du roi enhardissaient alors les fanatiques du Languedoc, qui espéraient les secours du ciel et en recevaient des alliés. On leur fesait toucher de l’argent par la voie de Genève. Ils attendaient des officiers, qui devaient leur être envoyés de Hollande et d’Angleterre. Ils avaient des intelligences dans toutes les villes de la province.
On peut mettre au rang des plus grandes conspirations, celle qu’ils formèrent de saisir dans Nîmes le duc de Berwick et l’intendant Bâville, de faire révolter le Languedoc et le Dauphiné, et d’y introduire les ennemis. Le secret fut gardé par plus de mille conjurés. L’indiscrétion d’un seul fit tout découvrir. Plus de deux cents personnes périrent dans les supplices. Le maréchal de Berwick fit exterminer, par le fer et par le feu, tout ce qu’on rencontra de ces malheureux. Les uns moururent les armes à la main, les autres sur les roues ou dans les flammes. Quelques uns, plus adonnés à la prophétie qu’aux armes, trouvèrent moyen d’aller en Hollande. Les réfugiés français les y reçurent comme des envoyés célestes, ils marchèrent au-devant d’eux, chantant des psaumes, et jonchant leur chemin de branches d’arbres. Plusieurs de ces prophètes allèrent en Angleterre; mais trouvant que l’Église épiscopale tenait trop de l’Église romaine, ils voulurent faire dominer la leur. Leur persuasion était si pleine, que, ne doutant pas qu’avec beaucoup de foi on ne fît beaucoup de miracles, ils offrirent de ressusciter un mort, et même tel mort que l’on voudrait choisir. Partout le peuple est peuple; et les presbytériens pouvaient se joindre à ces fanatiques contre le clergé anglican. Qui croirait qu’un des plus grands géomètres de l’Europe, Fatio Duillier[294], et un homme de lettres fort savant, nommé Daudé, fassent à la tête de ces énergumènes? Le fanatisme rend la science même sa complice, et étouffe la raison.
Le ministère anglais prit le parti qu’on aurait dû toujours prendre avec les hommes à miracles. On leur permit de déterrer un mort dans le cimetière de l’église cathédrale. La place fut entourée de gardes. Tout se passa juridiquement. La scène finit par mettre au pilori les prophètes.
Ces excès du fanatisme ne pouvaient guère réussir en Angleterre, où la philosophie commençait à dominer. Ils ne troublaient plus l’Allemagne, depuis que les trois religions, la catholique, l’évangélique, et la réformée, y étaient également protégées par les traités de Vestphalie. Les Provinces-Unies admettaient dans leur sein toutes les religions, par une tolérance politique. Enfin, il n’y eut, sur la fin de ce siècle, que la France qui essuya de grandes querelles ecclésiastiques, malgré les progrès de la raison. Cette raison, si lente à s’introduire chez les doctes, pouvait à peine encore percer chez les docteurs, encore moins dans le commun des citoyens. Il faut d’abord qu’elle soit établie dans les principales têtes; elle descend aux autres de proche en proche, et gouverne enfin le peuple même qui ne la connaît pas, mais qui, voyant que ses supérieurs sont modérés, apprend aussi à l’être. C’est un des grands ouvrages du temps, et ce temps n’était pas encore venu.
CHAPITRE XXXVII.
Du jansénisme.
Le calvinisme devait nécessairement enfanter des guerres civiles, et ébranler les fondements des états. Le jansénisme ne pouvait exciter que des querelles théologiques et des guerres de plume; car les réformateurs du seizième siècle ayant déchiré tous les liens par qui l’Église romaine tenait les hommes, ayant traité d’idolâtrie ce qu’elle avait de plus sacré, ayant ouvert les portes de ses cloîtres, et remis ses trésors dans les mains des séculiers, il fallait qu’un des deux partis pérît par l’autre. Il n’y a point de pays, en effet, où la religion de Calvin et de Luther ait paru sans exciter des persécutions et des guerres.
Mais les jansénistes n’attaquant point l’Église, n’en voulant ni aux dogmes fondamentaux, ni aux biens, et écrivant sur des questions abstraites, tantôt contre les réformés, tantôt contre les constitutions des papes, n’eurent enfin de crédit nulle part; et ils ont fini par voir leur secte méprisée dans presque toute l’Europe, quoiqu’elle ait eu plusieurs partisans très respectables par leurs talents et par leurs mœurs.
Dans le temps même où les huguenots attiraient une attention sérieuse, le jansénisme inquiéta la France plus qu’il ne la troubla. Ces disputes étaient venues d’ailleurs, comme bien d’autres. D’abord, un certain docteur de Louvain, nommé Michel Bay, qu’on appelait Baïus, selon la coutume du pédantisme de ces temps-là, s’avisa de soutenir, vers l’an 1552, quelques propositions sur la grace et sur la prédestination. Cette question, ainsi que presque toute la métaphysique, rentre, pour le fond, dans le labyrinthe de la fatalité et de la liberté où toute l’antiquité s’est égarée, et où l’homme n’a guère de fil qui le conduise.
L’esprit de curiosité donné de Dieu à l’homme, cette impulsion nécessaire pour nous instruire, nous emporte sans cesse au-delà du but, comme tous les autres ressorts de notre ame, qui, s’ils ne pouvaient nous pousser trop loin, ne nous exciteraient peut-être jamais assez.
Ainsi, on a disputé sur tout ce qu’on connaît, et sur tout ce qu’on ne connaît pas: mais les disputes des anciens philosophes furent toujours paisibles; et celles des théologiens souvent sanglantes, et toujours turbulentes.
Des cordeliers, qui n’entendaient pas plus ces questions que Michel Baïus, crurent le libre arbitre renversé, et la doctrine de Scot en danger. Fâchés d’ailleurs contre Baïus, au sujet d’une querelle à peu près dans le même goût, ils déférèrent soixante et seize propositions de Baïus au pape Pie V. Ce fut Sixte-Quint, alors général des cordeliers, qui dressa la bulle de condamnation, en 1567.
Soit crainte de se compromettre, soit dégoût d’examiner de telles subtilités, soit indifférence et mépris pour des thèses de Louvain, on condamna respectivement les soixante et seize propositions en gros, comme hérétiques, sentant l’hérésie, malsonnantes, téméraires, et suspectes, sans rien spécifier, et sans entrer dans aucun détail. Cette méthode tient de la suprême puissance, et laisse peu de prise à la dispute. Les docteurs de Louvain furent très empêchés en recevant la bulle; il y avait surtout une phrase dans laquelle une virgule, mise à une place ou à une autre, condamnait ou tolérait quelques opinions de Michel Baïus. L’université députa à Rome, pour savoir du saint-père où il fallait mettre la virgule. La cour de Rome, qui avait d’autres affaires, envoya pour toute réponse à ces Flamands un exemplaire de la bulle, dans lequel il il y avait point de virgule du tout. On le déposa dans les archives. Le grand-vicaire, nommé Morillon, dit qu’il fallait recevoir la bulle du pape, quand même il y aurait des erreurs. Ce Morillon avait raison en politique; car, assurément, il vaut mieux recevoir cent bulles erronées que de mettre cent villes en cendres, comme ont fait les huguenots et leurs adversaires. Baïus crut Morillon, et se rétracta paisiblement.
Quelques années après, l’Espagne, aussi fertile en auteurs scolastiques que stérile en philosophes, produisit Molina le jésuite, qui crut avoir découvert précisément comment Dieu agit sur les créatures, et comment les créatures lui résistent. Il distingua l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, la prédestination à la grace, et la prédestination à la gloire, la grace prévenante, et la coopérante. Il fut l’inventeur du concours concomitant, de la science moyenne et du congruisme. Cette science moyenne, et ce congruisme, étaient surtout des idées rares. Dieu, par sa science moyenne, consulte habilement la volonté de l’homme, pour savoir ce que l’homme fera quand il aura eu sa grace; et ensuite, selon l’usage qu’il devine que fera le libre arbitre, il prend ses arrangements en conséquence, pour déterminer l’homme, et ces arrangements sont le congruisme.
Les dominicains espagnols, qui n’entendaient pas plus cette explication que les jésuites, mais qui étaient jaloux d’eux, écrivirent que le livre de Molina était le précurseur de l’antechrist.
La cour de Rome évoqua la dispute, qui était déjà entre les mains des grands inquisiteurs, et ordonna, avec beaucoup de sagesse, le silence aux deux partis, qui ne le gardèrent ni l’un ni l’autre.
Enfin, on plaida sérieusement devant Clément VIII, et, à la honte de l’esprit humain, tout Rome prit parti dans le procès. Un jésuite, nommé Achille Gaillard, assura le pape qu’il avait un moyen sûr de rendre la paix à l’Église; il proposa gravement d’accepter la prédestination gratuite, à condition que les dominicains admettraient la science moyenne, et qu’on ajusterait ces deux systèmes comme on pourrait. Les dominicains refusèrent l’accommodement d’Achille Gaillard. Leur célèbre Lemos soutint le concours prévenant et le complément de la vertu active. Les congrégations se multiplièrent sans que personne s’entendît.
Clément VIII mourut avant d’avoir pu réduire les arguments pour et contre à un sens clair. Paul V reprit le procès; mais comme lui-même en eut un plus important avec la république de Venise, il fit cesser toutes les congrégations, qu’on appela et qu’on appelle encore de auxiliis. On leur donnait ce nom, aussi peu clair par lui-même que les questions qu’on agitait, parceque ce mot signifie secours, et qu’il s’agissait, dans cette dispute, des secours que Dieu donne à la volonté faible des hommes. Paul V finit par ordonner aux deux partis de vivre en paix.
Pendant que les jésuites établissaient leur science moyenne et leur congruisme, Cornélius Jansénius, évêque d’Ypres, renouvelait quelques idées de Baïus, dans un gros livre sur saint Augustin, qui ne fut imprimé qu’après sa mort; de sorte qu’il devint chef de secte, sans jamais s’en douter. Presque personne ne lut ce livre, qui a causé tant de troubles; mais Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, ami de Jansénius, homme aussi ardent qu’écrivain diffus et obscur, vint à Paris, et persuada de jeunes docteurs et quelques vieilles femmes. Les jésuites demandèrent à Rome la condamnation du livre de Jansénius, comme une suite de celle de Baïus, et l’obtinrent en 1641; mais, à Paris, la faculté de théologie, et tout ce qui se mêlait de raisonner, fut partagé. Il ne paraît pas qu’il y ait beaucoup à gagner à penser avec Jansénius que Dieu commande des choses impossibles; cela n’est ni philosophique, ni consolant: mais le plaisir secret d’être d’un parti, la haine que s’attiraient les jésuites, l’envie de se distinguer, et l’inquiétude d’esprit, formèrent une secte.
La faculté condamna cinq propositions de Jansénius, à la pluralité des voix. Ces cinq propositions étaient extraites du livre très fidèlement quant au sens, mais non pas quant aux propres paroles. Soixante docteurs appelèrent au parlement comme d’abus, et la chambre des vacations ordonna que les parties comparaîtraient.
Les parties ne comparurent point; mais, d’un côté, un docteur, nommé Habert[295], soulevait les esprits contre Jansénius; de l’autre, le fameux Arnauld, disciple de Saint-Cyran, défendait le jansénisme avec l’impétuosité de son éloquence. Il haïssait les jésuites encore plus qu’il n’aimait la grace efficace; et il était encore plus haï d’eux, comme né d’un père qui, s’étant donné au barreau, avait violemment plaidé pour l’université contre leur établissement. Ses parents s’étaient acquis beaucoup de considération dans la robe et dans l’épée. Son génie, et les circonstances où il se trouva, le déterminèrent à la guerre de plume, et à se faire chef de parti, espèce d’ambition devant qui toutes les autres disparaissent. Il combattit contre les jésuites et contre les réformés, jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. On a de lui cent quatre volumes, dont presque aucun n’est aujourd’hui au rang de ces bons livres classiques qui honorent le siècle de Louis XIV, et qui sont la bibliothèque des nations. Tous ses ouvrages eurent une grande vogue dans son temps, et par la réputation de l’auteur, et par la chaleur des disputes. Cette chaleur s’est attiédie; les livres ont été oubliés. Il n’est resté que ce qui appartenait simplement à la raison, sa Géométrie, la Grammaire raisonnée, la Logique, auxquelles il eut beaucoup de part. Personne n’était né avec un esprit plus philosophique; mais sa philosophie fut corrompue en lui par la faction qui l’entraîna, et qui plongea soixante ans, dans de misérables disputes de l’école, et dans les malheurs attachés à l’opiniâtreté, un esprit fait pour éclairer les hommes.
L’université étant partagée sur ces cinq fameuses propositions, les évêques le furent aussi. Quatre-vingt-huit évêques de France écrivirent en corps à Innocent X, pour le prier de décider; et onze autres écrivirent pour le prier de n’en rien faire. Innocent X jugea; il condamna chacune des cinq propositions à part; mais toujours sans citer les pages dont elles étaient tirées, ni ce qui les précédait et ce qui les suivait.
Cette omission, qu’on n’aurait pas faite dans une affaire civile au moindre des tribunaux, fut faite et par la Sorbonne, et par les jansénistes, et par les jésuites, et par le souverain pontife. Le fond des cinq propositions condamnées est évidemment dans Jansénius. Il n’y a qu’à ouvrir le troisième tome, à la page 138, édition de Paris, 1641; on y lira mot à mot: «Tout cela démontre pleinement et évidemment qu’il n’est rien de plus certain et de plus fondamental dans la doctrine de saint Augustin, qu’il y a certains commandements impossibles, non seulement aux infidèles, aux aveugles, aux endurcis, mais aux fidèles et aux justes, malgré leurs volontés et leurs efforts, selon les forces qu’ils ont; et que la grace, qui peut rendre ces commandements possibles, leur manque.» On peut aussi lire, à la page 165, «que Jésus-Christ n’est pas, selon saint Augustin, mort pour tous les hommes.»
Le cardinal Mazarin fit recevoir unanimement la bulle du pape par l’assemblée du clergé. Il était bien alors avec le pape; il n’aimait pas les jansénistes, et il haïssait avec raison les factions.
La paix semblait rendue à l’Église de France: mais les jansénistes écrivirent tant de lettres, on cita tant saint Augustin, on fit agir tant de femmes, qu’après la bulle acceptée il y eut plus de jansénistes que jamais.
Un prêtre de Saint-Sulpice s’avisa de refuser l’absolution à M. de Liancourt, parcequ’on disait qu’il ne croyait pas que les cinq propositions fussent dans Jansénius, et qu’il avait dans sa maison des hérétiques. Ce fut un nouveau scandale, un nouveau sujet d’écrits. Le docteur Arnauld se signala, et dans une nouvelle lettre à un duc et pair ou réel ou imaginaire, il soutint que les propositions de Jansénius condamnées n’étaient pas dans Jansénius, mais qu’elles se trouvaient dans saint Augustin, et dans plusieurs pères. Il ajouta que «saint Pierre était un juste à qui la grace, sans laquelle on ne peut rien, avait manqué.»
Il est vrai que saint Augustin et saint Jean Chrysostôme avaient dit la même chose; mais les conjonctures, qui changent tout, rendirent Arnauld coupable. On disait qu’il fallait mettre de l’eau dans le vin des saints pères; car ce qui est un objet si sérieux pour les uns est toujours pour les autres un sujet de plaisanterie. La faculté s’assembla; le chancelier Séguier y vint même de la part du roi. Arnauld fut condamné, et exclus de la Sorbonne, en 1654[296]. La présence du chancelier parmi des théologiens eut un air de despotisme qui déplut au public; et le soin qu’on eut de garnir la salle d’une foule de docteurs, moines mendiants, qui n’étaient pas accoutumés de s’y trouver en si grand nombre, fit dire à Pascal, dans ses Provinciales, «qu’il était plus aisé de trouver des moines que des raisons.»
La plupart de ces moines n’admettaient point le congruisme, la science moyenne, la grace versatile de Molina; mais ils soutenaient une grace suffisante à laquelle la volonté peut consentir, et ne consent jamais; une grace efficace à laquelle on peut résister, et à laquelle on ne résiste pas; et ils expliquaient cela clairement, en disant qu’on pouvait résister à cette grace dans le sens divisé, et non pas dans le sens composé.
Si ces choses sublimes ne sont pas trop d’accord avec la raison humaine, le sentiment d’Arnauld et des jansénistes semblait trop d’accord avec le pur calvinisme. C’était précisément le fond de la querelle des gomaristes et des arminiens[297]. Elle divisa la Hollande comme le jansénisme divisa la France; mais elle devint en Hollande une faction politique, plus qu’une dispute de gens oisifs; elle fit couler sur un échafaud le sang du pensionnaire Barnevelt: violence atroce que les Hollandais détestent aujourd’hui, après avoir ouvert les yeux sur l’absurdité de ces disputes, sur l’horreur de la persécution, et sur l’heureuse nécessité de la tolérance: ressource des sages qui gouvernent, contre l’enthousiasme passager de ceux qui argumentent. Cette dispute ne produisit en France que des mandements, des bulles, des lettres de cachet, et des brochures, parcequ’il y avait alors des querelles plus importantes.
Arnauld fut donc seulement exclus de la faculté. Cette petite persécution lui attira une foule d’amis: mais lui et les jansénistes eurent toujours contre eux l’Église et le pape. Une des premières démarches d’Alexandre VII, successeur d’Innocent X, fut de renouveler les censures contre les cinq propositions. Les évêques de France, qui avaient déjà dressé un formulaire, en firent encore un nouveau, dont la fin était conçue en ces termes: «Je condamne de cœur et de bouche la doctrine des cinq propositions contenues dans le livre de Cornélius Jansénius, laquelle doctrine n’est point celle de saint Augustin, que Jansénius a mal expliquée.»
Il fallut depuis souscrire cette formule; et les évêques la présentèrent dans leurs diocèses à tous ceux qui étaient suspects. On la voulut faire signer aux religieuses de Port-Royal de Paris et de Port-Royal des Champs. Ces deux maisons étaient le sanctuaire du jansénisme: Saint-Cyran et Arnauld les gouvernaient.
Ils avaient établi auprès du monastère de Port-Royal des Champs une maison où s’étaient retirés plusieurs savants vertueux, mais entêtés, liés ensemble par la conformité des sentiments: ils y instruisaient de jeunes gens choisis. C’est de cette école qu’est sorti Racine[298], le poète de l’univers qui a le mieux connu le cœur humain. Pascal, le premier des satiriques français, car Despréaux ne fut que le second, était intimement lié avec ces illustres et dangereux solitaires. On présenta le formulaire à signer aux filles de Port-Royal de Paris et de Port-Royal des Champs; elles répondirent qu’elles ne pouvaient en conscience avouer, après le pape et les évêques, que les cinq propositions fussent dans le livre de Jansénius qu’elles n’avaient pas lu; qu’assurément on n’avait pas pris sa pensée; qu’il se pouvait faire que ces cinq propositions fussent erronées; mais que Jansénius n’avait pas tort.
Un tel entêtement irrita la cour. Le lieutenant civil d’Aubrai (il n’y avait point encore de lieutenant de police) alla à Port-Royal des Champs faire sortir tous les solitaires qui s’y étaient retirés, et tous les jeunes gens qu’ils élevaient. On menaça de détruire les deux monastères: un miracle les sauva.
Mademoiselle Perrier, pensionnaire de Port-Royal de Paris, nièce du célèbre Pascal, avait mal à un œil: on fit à Port-Royal la cérémonie de baiser une épine de la couronne qu’on mit autrefois sur la tête de Jésus-Christ. Cette épine était depuis quelque temps à Port-Royal. Il n’est pas trop aisé de savoir comment elle avait été sauvée et transportée de Jérusalem au faubourg Saint-Jacques. La malade la baisa: elle parut guérie plusieurs jours après. On ne manqua pas d’affirmer et d’attester qu’elle avait été guérie en un clin d’œil d’une fistule lacrymale désespérée. Cette fille n’est morte qu’en 1728. Des personnes qui ont long-temps vécu avec elle m’ont assuré que sa guérison avait été fort longue, et c’est ce qui est bien vraisemblable; mais ce qui ne l’est guère, c’est que Dieu, qui ne fait point de miracles pour amener à notre religion les dix-neuf vingtièmes de la terre, à qui cette religion est ou inconnue ou en horreur, eût en effet interrompu l’ordre de la nature en faveur d’une petite fille, pour justifier une douzaine de religieuses qui prétendaient que Cornélius Jansénius n’avait point écrit une douzaine de lignes qu’on lui attribue, ou qu’il les avait écrites dans une autre intention que celle qui lui est imputée.
Le miracle eut un si grand éclat, que les jésuites écrivirent contre lui. Un P. Annat[299], confesseur de Louis XIV, publia le Rabat-joie des jansénistes, à l’occasion du miracle qu’on dit être arrivé à Port-Royal, par un docteur catholique. Annat n’était ni docteur ni docte. Il crut démontrer que si une épine était venue de Judée à Paris guérir la petite Perrier, c’était pour lui prouver que Jésus est mort pour tous, et non pour plusieurs: tous sifflèrent le P. Annat. Les jésuites prirent alors le parti de faire aussi des miracles de leur côté; mais ils n’eurent point la vogue: ceux des jansénistes étaient les seuls à la mode alors. Ils firent encore quelques années après un autre miracle. Il y eut à Port-Royal une sœur Gertrude guérie d’une enflure à la jambe. Ce prodige-là n’eut point de succès: le temps était passé, et sœur Gertrude n’avait point un Pascal pour oncle.
Les jésuites, qui avaient pour eux les papes et les rois, étaient entièrement décriés dans l’esprit des peuples. On renouvelait contre eux les anciennes histoires de l’assassinat de Henri-le-Grand, médité par Barrière, exécuté par Châtel, leur écolier, le supplice du P. Guignard, leur bannissement de France et de Venise, la conjuration des poudres, la banqueroute de Séville[300]. On tentait toutes les voies de les rendre odieux. Pascal fit plus, il les rendit ridicules. Ses Lettres provinciales, qui paraissaient alors, étaient un modèle d’éloquence et de plaisanterie. Les meilleures comédies de Molière n’ont pas plus de sel que les premières Lettres provinciales: Bossuet n’a rien de plus sublime que les dernières.
Il est vrai que tout le livre portait sur un fondement faux. On attribuait adroitement à toute la société des opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi bien chez des casuistes dominicains et franciscains; mais c’était aux seuls jésuites qu’on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de prouver qu’ils avaient un dessein formé de corrompre les mœurs des hommes; dessein qu’aucune secte, aucune société n’a jamais eu et ne peut avoir; mais il ne s’agissait pas d’avoir raison, il s’agissait de divertir le public.
Les jésuites, qui n’avaient alors aucun bon écrivain, ne purent effacer l’opprobre dont les couvrit le livre le mieux écrit qui eût encore paru en France; mais il leur arriva dans leurs querelles la même chose à peu près qu’au cardinal Mazarin. Les Blot, les Marigni, et les Barbançon, avaient fait rire toute la France à ses dépens; et il fut le maître de la France. Ces pères eurent le crédit de faire brûler les Lettres provinciales, par un arrêt du parlement de Provence[301]: ils n’en furent pas moins ridicules, et en devinrent plus odieux à la nation.
On enleva les principales religieuses de l’abbaye de Port-Royal de Paris avec deux cents gardes, et on les dispersa dans d’autres couvents: on ne laissa que celles qui voulurent signer le formulaire. La dispersion de ces religieuses intéressa tout Paris. Sœur Perdreau et sœur Passart, qui signèrent et en firent signer d’autres, furent le sujet des plaisanteries et des chansons dont la ville fut inondée par cette espèce d’hommes oisifs qui ne voit jamais dans les choses que le côté plaisant, et qui se divertit toujours, tandis que les persuadés gémissent, que les frondeurs déclament, et que le gouvernement agit.
Les jansénistes s’affermirent par la persécution. Quatre prélats, Arnauld, évêque d’Angers, frère du docteur; Buzanval, de Beauvais; Pavillon, d’Aleth; et Caulet, de Pamiers, le même qui depuis résista à Louis XIV sur la régale, se déclarèrent contre le formulaire. C’était un nouveau formulaire composé par le pape Alexandre VII lui-même, semblable en tout pour le fond au premier, reçu en France par les évêques, et même par le parlement. Alexandre VII, indigné, nomma neuf évêques français pour faire le procès aux quatre prélats réfractaires. Alors les esprits s’aigrirent plus que jamais.
Mais lorsque tout était en feu pour savoir si les cinq propositions étaient ou n’étaient pas dans Jansénius, Rospigliosi, devenu pape sous le nom de Clément IX, pacifia tout pour quelque temps. Il engagea les quatre évêques à signer sincèrement le formulaire, au lieu de purement et simplement; ainsi il sembla permis de croire, en condamnant les cinq propositions, qu’elles n’étaient point extraites de Jansénius. Les quatre évêques donnèrent quelques petites explications: l’accortise italienne calma la vivacité française. Un mot substitué à un autre opéra cette paix qu’on appela la paix de Clément IX, et même la paix de l’Église, quoiqu’il ne s’agît que d’une dispute ignorée, ou méprisée dans le reste du monde. Il paraît que depuis le temps de Baïus, les papes eurent toujours pour but d’étouffer ces controverses dans lesquelles on ne s’entend point, et de réduire les deux partis à enseigner la même morale que tout le monde entend. Rien n’était plus raisonnable; mais on avait affaire à des hommes.
Le gouvernement mit en liberté les jansénistes qui étaient prisonniers à la Bastille, et entre autres Saci, auteur de la Version du Testament. On fit revenir les religieuses exilées; elles signèrent sincèrement, et crurent triompher par ce mot. Arnauld sortit de la retraite ou il s’était caché, et fut présenté au roi, accueilli du nonce, regardé par le public comme un père de l’Église; il s’engagea dès-lors à ne combattre que les calvinistes, car il fallait qu’il fît la guerre. Ce temps de tranquillité produisit son livre de la Perpétuité de la foi, dans lequel il fut aidé par Nicole; et ce fut le sujet de la grande controverse entre eux et Claude le ministre, controverse dans laquelle chaque parti se crut victorieux, selon l’usage.
La paix de Clément IX ayant été donnée à des esprits peu pacifiques, qui étaient tous en mouvement, ne fut qu’une trève passagère. Les cabales sourdes, les intrigues et les injures continuèrent des deux côtés.
La duchesse de Longueville, sœur du grand Condé, si connue par les guerres civiles et par ses amours, devenue vieille et sans occupation, se fit dévote; et comme elle haïssait la cour, et qu’il lui fallait de l’intrigue, elle se fit janséniste. Elle bâtit un corps de logis à Port-Royal des Champs, où elle se retirait quelquefois avec les solitaires. Ce fut leur temps le plus florissant: Les Arnauld, les Nicole, les Le Maistre, les Herman, les Saci, beaucoup d’hommes, qui, quoique moins célèbres, avaient pourtant beaucoup de mérite et de réputation, s’assemblaient chez elle. Ils substituaient au bel esprit que la duchesse de Longueville tenait de l’hôtel de Rambouillet, leurs conversations solides, et ce tout d’esprit mâle, vigoureux et animé, qui fesait le caractère de leurs livres et de leurs entretiens. Ils ne contribuèrent pas peu à répandre en France le bon goût et la vraie éloquence. Mais malheureusement ils étaient encore plus jaloux d’y répandre leurs opinions. Ils semblaient être eux-mêmes une preuve de ce système de la fatalité qu’on leur reprochait. On eût dit qu’ils étaient entraînés par une détermination invincible à s’attirer des persécutions sur des chimères, tandis qu’ils pouvaient jouir de la plus grande considération et de la vie la plus heureuse en renonçant à ces vaines disputes.
(1679) La faction des jésuites, toujours irritée des Lettres provinciales, remua tout contre le parti. Madame de Longueville, ne pouvant plus cabaler pour la fronde, cabala pour le jansénisme. Il se tenait des assemblées à Paris, tantôt chez elle, tantôt chez Arnauld. Le roi, qui avait déjà résolu d’extirper le calvinisme, ne voulait point d’une nouvelle secte. Il menaça; et enfin Arnauld craignant des ennemis armés de l’autorité souveraine, privé de l’appui de madame de Longueville que la mort enleva, prit le parti de quitter pour jamais la France, et d’aller vivre dans les Pays-Bas, inconnu, sans fortune, même sans domestiques; lui, dont le neveu avait été ministre d’état; lui, qui aurait pu être cardinal. Le plaisir d’écrire en liberté lui tint lieu de tout. Il vécut jusqu’en 1694, dans une retraite ignorée du monde, et connue à ses seuls amis, toujours écrivant, toujours philosophe supérieur à la mauvaise fortune, et donnant jusqu’au dernier moment l’exemple d’une ame pure, forte, et inébranlable.
Son parti fut toujours persécuté dans les Pays-Bas catholiques; pays qu’on nomme d’obédience, et où les bulles des papes sont des lois souveraines. Il le fut encore plus en France.
Ce qu’il y a d’étrange, c’est que la question, «si les cinq propositions se trouvaient en effet dans Jansénius», était toujours le seul prétexte de cette petite guerre intestine. La distinction du fait et du droit occupait les esprits. On proposa enfin, en 1701, un problème théologique, qu’on appela le cas de conscience par excellence: «Pouvait-on donner les sacrements à un homme qui aurait signé le formulaire, en croyant, dans le fond de son cœur, que le pape et même l’Église peut se tromper sur les faits?» Quarante docteurs signèrent qu’on pouvait donner l’absolution à un tel homme.
Aussitôt la guerre recommence. Le pape et les évêques voulaient qu’on les crût sur les faits. L’archevêque de Paris, Noailles, ordonna qu’on crût le droit d’une foi divine, et le fait d’une foi humaine. Les autres, et même l’archevêque de Cambrai, Fénélon, qui n’était pas content de M. de Noailles, exigèrent la foi divine pour le fait. Il eût mieux valu, peut-être, se donner la peine de citer les passages du livre; c’est ce qu’on ne fit jamais.
Le pape Clément XI donna, en 1705, la bulle Vineam Domini, par laquelle il ordonna de croire le fait, sans expliquer si c’était d’une foi divine ou d’une foi humaine.
C’était une nouveauté introduite dans l’Église de faire signer des bulles à des filles. On fit encore cet honneur aux religieuses de Port-Royal des Champs. Le cardinal de Noailles fut obligé de leur faire porter cette bulle pour les éprouver. Elles signèrent, sans déroger à la paix de Clément IX, et se retranchant dans le silence respectueux à l’égard du fait.
On ne sait ce qui est plus singulier, ou l’aveu qu’on demandait à des filles, que cinq propositions étaient dans un livre latin, ou le refus obstiné de ces religieuses.
Le roi demanda une bulle au pape pour la suppression de leur monastère. Le cardinal de Noailles les priva des sacrements. Leur avocat fut mis à la Bastille. Toutes les religieuses furent enlevées et mises chacune dans un couvent moins désobéissant. Le lieutenant de police[302] fit démolir, en 1709, leur maison de fond en comble; et enfin, en 1711, on déterra les corps qui étaient dans l’église et dans le cimetière, pour les transporter ailleurs.
Les troubles n’étaient pas détruits avec ce monastère. Les jansénistes voulaient toujours cabaler, et les jésuites se rendre nécessaires. Le P. Quesnel, prêtre de l’Oratoire, ami du célèbre Arnauld, et qui fut compagnon de sa retraite jusqu’au dernier moment, avait, dès l’an 1671, composé un livre de réflexions pieuses sur le texte du Nouveau Testament. Ce livre contient quelques maximes qui pourraient paraître favorables au jansénisme; mais elles sont confondues dans une si grande foule de maximes saintes et pleines de cette onction qui gagne le cœur, que l’ouvrage fut reçu avec un applaudissement universel. Le bien s’y montre de tous côtés, et le mal, il faut le chercher. Plusieurs évêques lui donnèrent les plus grands éloges dans sa naissance, et les confirmèrent quand le livre eut reçu encore, par l’auteur, sa dernière perfection. Je sais même que l’abbé Renaudot, l’un des plus savants hommes de France, étant à Rome la première année du pontificat de Clément XI, allant un jour chez ce pape, qui aimait les savants et qui l’était lui-même, le trouva lisant le livre du P. Quesnel. «Voilà, lui dit le pape, un livre excellent. Nous n’avons personne à Rome qui soit capable d’écrire ainsi. Je voudrais attirer l’auteur auprès de moi.» C’est le même pape qui depuis condamna le livre.
Il ne faut pourtant pas regarder ces éloges de Clément XI, et les censures qui suivirent les éloges, comme une contradiction. On peut être très touché, dans une lecture, des beautés frappantes d’un ouvrage, et en condamner ensuite les défauts cachés. Un des prélats qui avaient donné en France l’approbation la plus sincère au livre de Quesnel, était le cardinal de Noailles, archevêque de Paris. Il s’en était déclaré le protecteur lorsqu’il était évêque de Châlons; et le livre lui était dédié. Ce cardinal, plein de vertus et de science, le plus doux des hommes, le plus ami de la paix, protégeait quelques jansénistes, sans l’être; et aimait peu les jésuites, sans leur nuire et sans les craindre.
Ces jésuites commençaient à jouir d’un grand crédit, depuis que le P. de La Chaise, gouvernant la conscience de Louis XIV, était en effet à la tête de l’Église gallicane. Le P. Quesnel, qui les craignait, était retiré à Bruxelles avec le savant bénédictin Gerberon, un prêtre nommé Brigode, et plusieurs autres du même parti. Il en était devenu chef après la mort du fameux Arnauld, et jouissait comme lui de cette gloire flatteuse de s’établir un empire secret indépendant des souverains, de régner sur des consciences, et d’être l’ame d’une faction composée d’esprits éclairés. Les jésuites, plus répandus que sa faction et plus puissants, déterrèrent bientôt Quesnel dans sa solitude. Ils le persécutèrent auprès de Philippe V, qui était encore maître des Pays-Bas, comme ils avaient poursuivi Arnauld, son maître, auprès de Louis XIV. Ils obtinrent un ordre du roi d’Espagne de faire arrêter ces solitaires. (1703) Quesnel fut mis dans les prisons de l’archevêché de Malines. Un gentilhomme, qui crut que le parti janséniste ferait sa fortune s’il délivrait le chef, perça les murs, et fit évader Quesnel, qui se retira à Amsterdam, où il est mort en 1719[303], dans une extrême vieillesse, après avoir contribué à former en Hollande quelques églises de jansénistes, troupeau faible qui dépérit tous les jours.
Lorsqu’on l’arrêta, on saisit tous ses papiers, et on y trouva tout ce qui caractérise un parti formé. Il y avait une copie d’un ancien contrat fait par les jansénistes avec Antoinette Bourignon[304], célèbre visionnaire, femme riche, et qui avait acheté, sous le nom de son directeur, l’île de Nordstrand près du Holstein, pour y rassembler ceux qu’elle prétendait associer à une secte de mystiques qu’elle avait voulu établir.
Cette Bourignon avait imprimé à ses frais dix-neuf gros volumes de pieuses rêveries, et dépensé la moitié de son bien à faire des prosélytes. Elle n’avait réussi qu’à se rendre ridicule, et même avait essuyé les persécutions attachées à toute innovation. Enfin, désespérant de s’établir dans son île, elle l’avait revendue aux jansénistes, qui ne s’y établirent pas plus qu’elle.
On trouva encore dans les manuscrits de Quesnel un projet plus coupable, s’il n’avait été insensé. Louis XIV ayant envoyé en Hollande, en 1684, le comte d’Avaux, avec plein pouvoir d’admettre à une trève de vingt années les puissances qui voudraient y entrer, les jansénistes, sous le nom des disciples de saint Augustin, avaient imaginé de se faire comprendre dans cette trève, comme s’ils avaient été en effet un parti formidable, tel que celui des calvinistes le fut si long-temps. Cette idée chimérique était demeurée sans exécution; mais enfin les propositions de paix des jansénistes avec le roi de France avaient été rédigées par écrit. Il y avait eu certainement dans ce projet une envie de se rendre trop considérables; et c’en était assez pour être criminels. On fit aisément croire à Louis XIV qu’ils étaient dangereux.
Il n’était pas assez instruit pour savoir que de vaines opinions de spéculation tomberaient d’elles-mêmes, si on les abandonnait à leur inutilité. C’était leur donner un poids qu’elles n’avaient point, que d’en faire des matières d’état. Il ne fut pas difficile de faire regarder le livre du P. Quesnel comme coupable, après que l’auteur eut été traité en séditieux. Les jésuites engagèrent le roi lui-même à faire demander à Rome la condamnation du livre. C’était en effet faire condamner le cardinal de Noailles, qui en avait été le protecteur le plus zélé. On se flattait avec raison que le pape Clément XI mortifierait l’archevêque de Paris. Il faut savoir que quand Clément XI était le cardinal Albani, il avait fait imprimer un livre tout moliniste de son ami le cardinal de Sfondrate, et que M. de Noailles avait été le dénonciateur de ce livre. Il était naturel de penser qu’Albani, devenu pape, ferait au moins, contre les approbations données à Quesnel, ce qu’on avait fait contre les approbations données à Sfondrate.
On ne se trompa point: le pape Clément XI donna, vers l’an 1708, un décret contre le livre de Quesnel. Mais alors les affaires temporelles empêchèrent que cette affaire spirituelle, qu’on avait sollicitée, ne réussît. La cour était mécontente de Clément XI, qui avait reconnu l’archiduc Charles pour roi d’Espagne, après avoir reconnu Philippe V. On trouva des nullités dans son décret: il ne fut point reçu en France; et les querelles furent assoupies jusqu’à la mort du P. de La Chaise, confesseur du roi, homme doux, avec qui les voies de conciliation étaient toujours ouvertes, et qui ménageait dans le cardinal de Noailles l’allié de madame de Maintenon.
Les jésuites étaient en possession de donner un confesseur au roi, comme à presque tous les princes catholiques. Cette prérogative était le fruit de leur institut, par lequel ils renoncent aux dignités ecclésiastiques. Ce que leur fondateur établit par humilité était devenu un principe de grandeur. Plus Louis XIV vieillissait, plus la place de confesseur devenait un ministère considérable. Ce poste fut donné à Le Tellier, fils d’un procureur de Vire[305], en Basse Normandie, homme sombre, ardent, inflexible, cachant ses violences sous un flegme apparent: il fit tout le mal qu’il pouvait faire dans cette place, où il est trop aisé d’inspirer ce qu’on veut, et de perdre qui l’on hait: il avait à venger ses injures particulières. Les jansénistes avaient fait condamner à Rome un de ses livres sur les cérémonies chinoises. Il était mal personnellement avec le cardinal de Noailles, et il ne savait rien ménager. Il remua toute l’Église de France. Il dressa, en 1711, des lettres et des mandements, que des évêques devaient signer. Il leur envoyait des accusations contre le cardinal de Noailles, au bas desquelles ils n’avaient plus qu’à mettre leur nom. De telles manœuvres, dans des affaires profanes, sont punies; elles furent découvertes, et n’en réussirent pas moins[306].
La conscience du roi était alarmée par son confesseur autant que son autorité était blessée par l’idée d’un parti rebelle. En vain le cardinal de Noailles lui demanda justice de ces mystères d’iniquité; le confesseur persuada qu’il s’était servi des voies humaines pour faire réussir les choses divines; et comme en effet il défendait l’autorité du pape et celle de l’unité de l’Église, tout le fond de l’affaire lui était favorable. Le cardinal s’adressa au dauphin, duc de Bourgogne; mais il le trouva prévenu par les lettres et par les amis de l’archevêque de Cambrai. La faiblesse humaine entre dans tous les cœurs. Fénélon n’était pas encore assez philosophe pour oublier que le cardinal de Noailles avait contribué à le faire condamner; et Quesnel payait alors pour madame Guyon.
Le cardinal n’obtint pas davantage du crédit de madame de Maintenon. Cette seule affaire pourrait faire connaître le caractère de cette dame, qui n’avait guère de sentiments à elle, et qui n’était occupée que de se conformer à ceux du roi. Trois lignes de sa main au cardinal de Noailles, développent tout ce qu’il faut penser, et d’elle, et de l’intrigue du P. Le Tellier, et des idées du roi, et de la conjoncture. «Vous me connaissez assez pour savoir ce que je pense sur la découverte nouvelle; mais bien des raisons doivent me retenir de parler. Ce n’est point à moi à juger et à condamner; je n’ai qu’à me taire et à prier pour l’Église, pour le roi, et pour vous. J’ai donné votre lettre au roi; elle a été lue: c’est tout ce que je puis vous en dire, étant abattue de tristesse.»
Le cardinal archevêque, opprimé par un jésuite, ôta les pouvoirs de prêcher et de confesser à tous les jésuites, excepté à quelques uns des plus sages et des plus modérés. Sa place lui donnait le droit dangereux d’empêcher Le Tellier de confesser le roi; mais il n’osa pas irriter à ce point son ennemi[307]. «Je crains, écrivit-il à madame de Maintenon, de marquer au roi trop de soumission, en donnant les pouvoirs à celui qui les mérite le moins. Je prie Dieu de lui faire connaître le péril qu’il court en confiant son ame à un homme de ce caractère[308].»
On voit dans plusieurs Mémoires que le P. Le Tellier dit qu’il fallait qu’il perdît sa place, ou le cardinal la sienne. Il est très vraisemblable qu’il le pensa, et peu qu’il l’ait dit.
Quand les esprits sont aigris, les deux partis ne font plus que des démarches funestes. Des partisans du P. Le Tellier, des évêques qui espéraient le chapeau, employèrent l’autorité royale pour enflammer ces étincelles qu’on pouvait éteindre. Au lieu d’imiter Rome, qui avait plusieurs fois imposé silence aux deux partis; au lieu de réprimer un religieux, et de conduire le cardinal; au lieu de défendre ces combats comme les duels, et de réduire tous les prêtres, comme tous les seigneurs, à être utiles sans être dangereux; au lieu d’accabler enfin les deux partis sous le poids de la puissance suprême, soutenue par la raison et par tous les magistrats, Louis XIV crut bien faire de solliciter lui-même à Rome une déclaration de guerre, et de faire venir la fameuse constitution Unigenitus, qui remplit le reste de sa vie d’amertume.
Le jésuite Le Tellier et son parti envoyèrent à Rome cent trois propositions à condamner. Le saint office en proscrivit cent et une. La bulle fut donnée au mois de septembre 1713. Elle vint, et souleva contre elle presque toute la France. Le roi l’avait demandée pour prévenir un schisme; et elle fut prête d’en causer un. La clameur fut générale, parceque, parmi ces cent et une propositions, il y en avait qui paraissaient à tout le monde contenir le sens le plus innocent, et la plus pure morale. Une nombreuse assemblée d’évêques fut convoquée à Paris. Quarante acceptèrent la bulle pour le bien de la paix; mais ils en donnèrent en même temps des explications, pour calmer les scrupules du public. L’acceptation pure et simple fut envoyée au pape, et les modifications furent pour les peuples. Ils prétendaient par là satisfaire à-la-fois le pontife, le roi, et la multitude; mais le cardinal de Noailles, et sept autres évêques de l’assemblée, qui se joignirent à lui, ne voulurent ni de la bulle, ni de ses correctifs. Ils écrivirent au pape pour demander ces correctifs mêmes à sa sainteté. C’était un affront qu’ils lui fesaient respectueusement. Le roi ne le souffrit pas: il empêcha que la lettre ne parût, renvoya les évêques dans leurs diocèses, défendit au cardinal de paraître à la cour. La persécution donna à cet archevêque une nouvelle considération dans le public. Sept autres évêques se joignirent encore à lui. C’était une véritable division dans l’épiscopat, dans tout le clergé, dans les ordres religieux. Tout le monde avouait qu’il ne s’agissait pas des points fondamentaux de la religion: cependant, il y avait une guerre civile dans les esprits, comme s’il eût été question du renversement du christianisme, et on fit agir, des deux côtés, tous les ressorts de la politique, comme dans l’affaire la plus profane.
Ces ressorts furent employés pour faire accepter la constitution par la Sorbonne. La pluralité des suffrages ne fut pas pour elle, et cependant elle y fut enregistrée. Le ministère avait peine à suffire aux lettres de cachet qui envoyaient en prison ou en exil les opposants.
(1714) Cette bulle avait été enregistrée au parlement, avec la réserve des droits ordinaires de la couronne, des libertés de l’Église gallicane, du pouvoir et de la juridiction des évêques; mais le cri public perçait toujours à travers l’obéissance. Le cardinal de Bissi, l’un des plus ardents défenseurs de la bulle, avoua, dans une de ses lettres, qu’elle n’aurait pas été reçue avec plus d’indignité à Genève qu’à Paris.
Les esprits étaient surtout révoltés contre le jésuite Le Tellier. Rien ne nous irrite plus qu’un religieux devenu puissant. Son pouvoir nous paraît une violation de ses vœux; mais s’il abuse de ce pouvoir, il est en horreur[309]. Toutes les prisons étaient pleines depuis long-temps de citoyens accusés de jansénisme. On fesait accroire à Louis XIV, trop ignorant dans ces matières, que c’était le devoir d’un roi très chrétien, et qu’il ne pouvait expier ses péchés qu’en persécutant les hérétiques. Ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’on portait à ce jésuite Le Tellier les copies des interrogatoires faits à ces infortunés. Jamais on ne trahit plus lâchement la justice; jamais la bassesse ne sacrifia plus indignement au pouvoir. On a retrouvé, en 1768, à la maison professe des jésuites, ces monuments de leur tyrannie, après qu’ils ont porté enfin la peine de leurs excès, et qu’ils ont été chassés par tous les parlements du royaume, par les vœux de la nation, et enfin par un édit de Louis XV[310].
(1715) Le Tellier osa présumer de son crédit, jusqu’à proposer de faire déposer le cardinal de Noailles dans un concile national. Ainsi, un religieux fesait servir à sa vengeance son roi, son pénitent, et sa religion.
Pour préparer ce concile, dans lequel il s’agissait de déposer un homme devenu l’idole de Paris et de la France, par la pureté de ses mœurs, par la douceur de son caractère, et plus encore par la persécution, on détermina Louis XIV à faire enregistrer au parlement une déclaration par laquelle tout évêque qui n’aurait pas reçu la bulle purement et simplement, serait tenu d’y souscrire, ou qu’il serait poursuivi suivant la rigueur des canons. Le chancelier Voisin, secrétaire d’état de la guerre, dur et despotique, avait dressé cet édit. Le procureur général D’Aguesseau, plus versé que le chancelier Voisin dans les lois du royaume, et ayant alors ce courage d’esprit que donne la jeunesse, refusa absolument de se charger d’une telle pièce. Le premier président de Mesme en remontra au roi les conséquences. On traîna l’affaire en longueur. Le roi était mourant: ces malheureuses disputes troublèrent et avancèrent ses derniers moments. Son impitoyable confesseur fatiguait sa faiblesse par des exhortations continuelles à consommer un ouvrage qui ne devait pas faire chérir sa mémoire. Les domestiques du roi, indignés, lui refusèrent deux fois l’entrée de la chambre; et enfin ils le conjurèrent de ne point parler au roi de constitution. Ce prince mourut, et tout changea.
Le duc d’Orléans, régent du royaume, ayant renversé d’abord toute la forme du gouvernement de Louis XIV, et ayant substitué des conseils aux bureaux des secrétaires d’état, composa un conseil de conscience, dont le cardinal de Noailles fut le président. On exila le jésuite Le Tellier, chargé de la haine publique, et peu aimé de ses confrères.
Les évêques opposés à la bulle appelèrent à un futur concile, dût-il ne se tenir jamais. La Sorbonne, les curés du diocèse de Paris, des corps entiers de religieux, firent le même appel; et enfin le cardinal de Noailles fit le sien en 1717, mais il ne voulut pas d’abord le rendre public. On l’imprima, dit-on, malgré lui. L’Église de France resta divisée en deux factions, les acceptants et les refusants. Les acceptants étaient les cent évêques qui avaient adhéré sous Louis XIV avec les jésuites et les capucins. Les refusants étaient quinze évêques et toute la nation. Les acceptants se prévalaient de Rome; les autres, des universités, des parlements, et du peuple. On imprimait volume sur volume, lettres sur lettres. On se traitait réciproquement de schismatique et d’hérétique.
Un archevêque de Reims, du nom de Mailli[311], grand et heureux partisan de Rome, avait mis son nom au bas de deux écrits que le parlement fit brûler par le bourreau. L’archevêque l’ayant su, fit chanter un Te Deum, pour remercier Dieu d’avoir été outragé par des schismatiques. Dieu le récompensa; il fut cardinal. Un évêque de Soissons, nommé Languet[312], ayant essuyé le même traitement du parlement, et ayant signifié à ce corps que «ce n’était pas à lui à le juger, même pour un crime de lèse-majesté», il fut condamné à dix mille livres d’amende. Mais le régent ne voulut pas qu’il les payât, de peur, dit-il, qu’il ne devînt cardinal aussi.
Rome éclatait en reproches: on se consumait en négociations: on appelait, on réappelait; et tout cela pour quelques passages, aujourd’hui oubliés, du livré d’un prêtre octogénaire, qui vivait d’aumônes à Amsterdam[313].
La folie du système des finances contribua plus qu’on ne croit à rendre la paix à l’Église. Le public se jeta avec tant de fureur dans le commerce des actions; la cupidité des hommes, excitée par cette amorce, fut si générale, que ceux qui parlèrent ensuite de jansénisme et de bulle ne trouvèrent personne qui les écoutât. Paris n’y pensait pas plus qu’à la guerre qui se fesait sur les frontières d’Espagne. Les fortunes rapides et incroyables qu’on fesait alors, le luxe et la volupté portés au dernier excès, imposèrent silence aux disputes ecclésiastiques; et le plaisir fit ce que Louis XIV n’avait pu faire.
Le duc d’Orléans saisit ces conjonctures pour réunir l’Église de France. Sa politique y était intéressée. Il craignait des temps où il aurait eu contre lui Rome, l’Espagne, et cent évêques[314].
Il fallait engager le cardinal de Noailles non seulement à recevoir cette constitution qu’il regardait comme scandaleuse, mais à rétracter son appel qu’il regardait comme légitime. Il fallait obtenir de lui plus que Louis XIV, son bienfaiteur, ne lui avait en vain demandé. Le duc d’Orléans devait trouver les plus grandes oppositions dans le parlement, qu’il avait exilé à Pontoise; cependant il vint à bout de tout. On composa un corps de doctrine qui contenta presque les deux partis. On tira parole du cardinal qu’enfin il accepterait. Le duc d’Orléans alla lui-même au grand-conseil, avec les princes et les pairs, faire enregistrer un édit qui ordonnait l’acceptation de la bulle, la suppression des appels, l’unanimité, et la paix. Le parlement, qu’on avait mortifié en portant au grand-conseil des déclarations qu’il était en possession de recevoir, menacé d’ailleurs d’être transféré de Pontoise à Blois, enregistra ce que le grand-conseil avait enregistré, mais toujours avec les réserves d’usage, c’est-à-dire le maintien des libertés de l’Église gallicane et des lois du royaume.
Le cardinal archevêque, qui avait promis de se rétracter quand le parlement obéirait, se vit enfin obligé de tenir parole; et on afficha son mandement de rétractation le 20 août 1720.
Le nouvel archevêque de Cambrai, Dubois, fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, depuis cardinal et premier ministre, fut celui qui eut le plus de part à cette affaire, dans laquelle la puissance de Louis XIV avait échoué. Personne n’ignore quelles étaient la conduite, la manière de penser[315], les mœurs de ce ministre. Le licencieux Dubois subjugua le pieux Noailles. On se souvient avec quel mépris le duc d’Orléans et son ministre parlaient des querelles qu’ils apaisèrent, quel ridicule ils jetèrent sur cette guerre de controverse. Ce mépris et ce ridicule servirent encore à la paix. On se lasse enfin de combattre pour des querelles dont le monde rit.
Depuis ce temps, tout ce qu’on appelait en France jansénisme, quiétisme, bulles, querelles théologiques, baissa sensiblement. Quelques évêques appelants restèrent opiniâtrément attachés à leurs sentiments.
Mais il y eut quelques évêques connus et quelques ecclésiastiques ignorés qui persistèrent dans leur enthousiasme janséniste. Ils se persuadèrent que Dieu allait détruire la terre, puisqu’une feuille de papier, nommée bulle, imprimée en Italie, était reçue en France. S’ils avaient seulement considéré sur quelque mappemonde le peu de place que la France et l’Italie y tiennent, et le peu de figure qu’y font des évêques de province et des habitués de paroisse, ils n’auraient pas écrit que Dieu anéantirait le monde entier pour l’amour d’eux; et il faut avouer qu’il n’en a rien fait. Le cardinal de Fleury eut une autre sorte de folie, celle de croire ces pieux énergumènes dangereux à l’état.
Il voulait plaire d’ailleurs au pape Benoît XIII, de l’ancienne maison Orsini, mais vieux moine entêté, croyant qu’une bulle émane de Dieu même. Orsini et Fleury firent donc convoquer un petit[316] concile dans Embrun, pour condamner Soanen, évêque d’un village nommé Senez, âgé de quatre-vingt-un ans, ci-devant prêtre de l’Oratoire, janséniste beaucoup plus entêté que le pape.
Le président de ce concile était Tencin, archevêque d’Embrun, homme plus entêté d’avoir le chapeau de cardinal que de soutenir une bulle. Il avait été poursuivi au parlement de Paris comme simoniaque, et regardé dans le public comme un prêtre incestueux qui friponnait au jeu. Mais il avait converti Lass[317] le banquier, contrôleur-général; et de presbytérien écossais il en avait fait un Français catholique. Cette bonne œuvre avait valu au convertisseur beaucoup d’argent et l’archevêché d’Embrun[318].
Soanen passait pour un saint dans toute la province. Le simoniaque condamna le saint, lui interdit les fonctions d’évêque et de prêtre, et le relégua dans un couvent de bénédictins au milieu des montagnes, où le condamné pria Dieu pour le convertisseur jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Ce concile, ce jugement, et surtout le président du concile, indignèrent toute la France, et au bout de deux jours on n’en parla plus.
Le pauvre parti janséniste eut recours à des miracles; mais les miracles ne fesaient plus fortune. Un vieux prêtre de Reims, nommé Rousse, mort, comme on dit, en odeur de sainteté, eut beau guérir les maux de dents et les entorses; le Saint-Sacrement, porté dans le faubourg Saint-Antoine à Paris, guérit en vain la femme Lafosse d’une perte de sang, au bout de trois mois, en la rendant aveugle[319].
Enfin des enthousiastes s’imaginèrent qu’un diacre, nommé Pâris[320], frère d’un conseiller au parlement, appelant et réappelant, enterré dans le cimetière de Saint-Médard, devait faire des miracles. Quelques personnes du parti, qui allèrent prier sur son tombeau, eurent l’imagination si frappée, que leurs organes ébranlés leur donnèrent de légères convulsions. Aussitôt la tombe fut environnée de peuple: la foule s’y pressait jour et nuit. Ceux qui montaient sur la tombe donnaient à leurs corps des secousses qu’ils prenaient eux-mêmes pour des prodiges. Les fauteurs secrets du parti encourageaient cette frénésie. On priait en langue vulgaire autour du tombeau: on ne parlait que de sourds qui avaient entendu quelques paroles, d’aveugles qui avaient entrevu, d’estropiés qui avaient marché droit quelques moments. Ces prodiges étaient même juridiquement attestés par une foule de témoins qui les avaient presque vus, parcequ’ils étaient venus dans l’espérance de les voir. Le gouvernement abandonna pendant un mois cette maladie épidémique à elle-même. Mais le concours augmentait; les miracles redoublaient; et il fallut enfin fermer le cimetière, et y mettre une garde. Alors les mêmes enthousiastes allèrent faire leurs miracles dans les maisons. Ce tombeau du diacre Pâris fut en effet le tombeau du jansénisme dans l’esprit de tous les honnêtes gens. Ces farces auraient eu des suites sérieuses dans des temps moins éclairés. Il semblait que ceux qui les protégeaient ignorassent à quel siècle ils avaient affaire.
La superstition alla si loin, qu’un conseiller du parlement, nommé Carré, et surnommé Montgeron[321], eut la démence de présenter au roi, en 1736, un recueil de tous ces prodiges, muni d’un nombre considérable d’attestations. Cet homme insensé, organe et victime d’insensés, dit, dans son Mémoire au roi, «qu’il faut croire aux témoins qui se font égorger pour soutenir leurs témoignages[322].» Si son livre subsistait un jour, et que les autres fussent perdus, la postérité croirait que notre siècle a été un temps de barbarie.
Ces extravagances ont été en France les derniers soupirs d’une secte qui, n’étant plus soutenue par des Arnauld, des Pascal, et des Nicole, et n’ayant plus que des convulsionnaires, est tombée dans l’avilissement; on n’entendrait plus parler de ces querelles qui déshonorent la religion et font tort à la religion, s’il ne se trouvait de temps en temps quelques esprits remuants, qui cherchent dans ces cendres éteintes quelques restes de feu dont ils essaient de faire un incendie. Si jamais ils y réussissent, la dispute du molinisme et du jansénisme ne sera plus l’objet des troubles. Ce qui est devenu ridicule ne peut plus être dangereux. La querelle changera de nature. Les hommes ne manquent pas de prétextes pour se nuire quand ils n’en ont plus de cause.
La religion peut encore aiguiser les poignards. Il y a toujours, dans la nation, un peuple qui n’a nul commerce avec les honnêtes gens, qui n’est pas du siècle, qui est inaccessible aux progrès de la raison, et sur qui l’atrocité du fanatisme conserve son empire comme certaines maladies qui n’attaquent que la plus vile populace.
Les jésuites semblèrent entraînés dans la chute du jansénisme; leurs armes émoussées n’avaient plus d’adversaires à combattre: ils perdirent à la cour le crédit dont Le Tellier avait abusé; leur Journal de Trévoux[323] ne leur concilia ni l’estime ni l’amitié des gens de lettres. Les évêques sur lesquels ils avaient dominé les confondirent avec les autres religieux; et ceux-ci, ayant été abaissés par eux, les rabaissèrent à leur tour. Les parlements leur firent sentir plus d’une fois ce qu’ils pensaient d’eux en condamnant quelques uns de leurs écrits qu’on aurait pu oublier[324]. L’Université, qui commençait alors à faire de bonnes études dans la littérature, et à donner une excellente éducation, leur enleva une grande partie de la jeunesse; et ils attendirent, pour reprendre leur ascendant, que le temps leur fournît des hommes de génie, et des conjonctures favorables; mais ils furent bien trompés dans leurs espérances: leur chute, l’abolition de leur ordre en France, leur bannissement d’Espagne, de Portugal, de Naples, a fait voir enfin combien Louis XIV avait eu tort de leur donner sa confiance.
Il serait très utile à ceux qui sont entêtés de toutes ces disputes, de jeter les yeux sur l’histoire générale du monde; car, en observant tant de nations, tant de mœurs, tant de religions différentes, on voit le peu de figure que font sur la terre un moliniste et un janséniste. On rougit alors de sa frénésie pour un parti qui se perd dans la foule et dans l’immensité des choses.
CHAPITRE XXXVIII.
Du quiétisme.
Au milieu des factions du calvinisme et des querelles du jansénisme, il y eut encore une division en France sur le quiétisme. C’était une suite malheureuse des progrès de l’esprit humain dans le siècle de Louis XIV, que l’on s’efforçât de passer presque en tout les bornes prescrites à nos connaissances; ou plutôt c’était une preuve qu’on n’avait pas fait encore assez de progrès.
La dispute du quiétisme est une de ces intempérances d’esprit et de ces subtilités théologiques qui n’auraient laissé aucune trace dans la mémoire des hommes, sans les noms des deux illustres rivaux qui combattirent. Une femme sans crédit, sans véritable esprit, et qui n’avait qu’une imagination échauffée, mit aux mains les deux plus grands hommes qui fussent alors dans l’Église. Son nom était Jeanne Bouvier de La Motte. Sa famille était originaire de Montargis. Elle avait épousé le fils de Guyon, entrepreneur du canal de Briare. Devenue veuve dans une assez grande jeunesse, avec du bien, de la beauté, et un esprit fait pour le monde, elle s’entêta de ce qu’on appelle la spiritualité. Un barnabite du pays d’Anneci, près de Genève, nommé Lacombe, fut son directeur. Cet homme, connu par un mélange assez ordinaire de passions et de religion, et qui est mort fou, plongea l’esprit de sa pénitente dans des rêveries mystiques dont elle était déjà atteinte. L’envie d’être une sainte Thérèse en France ne lui permit pas de voir combien le génie français est opposé au génie espagnol, et la fit aller beaucoup plus loin que sainte Thérèse. L’ambition d’avoir des disciples, la plus forte peut-être de toutes les ambitions, s’empara tout entière de son cœur.
Son directeur Lacombe la conduisit en Savoie dans son petit pays d’Anneci, où l’évêque titulaire de Genève fait sa résidence. C’était déjà une très grande indécence à un moine de conduire une jeune veuve hors de sa patrie; mais c’est ainsi qu’en ont usé presque tous ceux qui ont voulu établir une secte: ils traînent presque toujours des femmes avec eux. La jeune veuve se donna d’abord quelque autorité dans Anneci par sa profusion en aumônes. Elle tint des conférences; elle prêchait le renoncement entier à soi-même, le silence de l’ame, l’anéantissement de toutes ses puissances, le culte intérieur, l’amour pur et désintéressé qui n’est ni avili par la crainte, ni animé de l’espoir des récompenses.
Les imaginations tendres et flexibles, surtout celles des femmes et de quelques jeunes religieux, qui aimaient plus qu’ils ne croyaient la parole de Dieu dans la bouche d’une belle femme, furent aisément touchées de cette éloquence de paroles, la seule propre à persuader tout à des esprits préparés. Elle fit des prosélytes. L’évêque d’Anneci obtint qu’on la fît sortir du pays, elle et son directeur. Ils s’en allèrent à Grenoble. Elle y répandit un petit livre intitulé le Moyen court[325], et un autre sous le nom de Torrents, écrits du style dont elle parlait, et fut encore obligée de sortir de Grenoble.
Se flattant déjà d’être au rang des confesseurs, elle eut une vision, et elle prophétisa; elle envoya sa prophétie au P. Lacombe. «Tout l’enfer se bandera, dit-elle, pour empêcher les progrès de l’intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les ames. La tempête sera telle qu’il ne restera pas pierre sur pierre; et il me semble que dans toute la terre il y aura trouble, guerre, et renversement. La femme sera enceinte de l’esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle.»
La prophétie se trouva vraie en partie; l’enfer ne se banda point; mais étant revenue à Paris, conduite par son directeur, et l’un et l’autre ayant dogmatisé en 1687, l’archevêque de Harlai de Chanvalon obtint un ordre du roi pour faire enfermer Lacombe comme un séducteur, et pour mettre dans un couvent madame Guyon comme un esprit aliéné qu’il fallait guérir; mais madame Guyon, avant ce coup, s’était fait des protections qui la servirent. Elle avait dans la maison de Saint-Cyr, encore naissante, une cousine, nommée madame de La Maisonfort, favorite de madame de Maintenon. Elle s’était insinuée dans l’esprit des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Toutes ses amies se plaignirent hautement que l’archevêque de Harlai, connu pour aimer trop les femmes, persécutât une femme qui ne parlait que de l’amour de Dieu.
La protection toute puissante de madame de Maintenon imposa silence à l’archevêque de Paris, et rendit la liberté à madame Guyon. Elle alla à Versailles, s’introduisit dans Saint-Cyr, assista à des conférences dévotes que fesait l’abbé de Fénélon, après avoir dîné en tiers avec madame de Maintenon. La princesse d’Harcourt, les duchesses de Chevreuse, de Beauvilliers, et de Charost, étaient de ces mystères.
L’abbé de Fénélon, alors précepteur des enfants de France, était l’homme de la cour le plus séduisant. Né avec un cœur tendre et une imagination douce et brillante, son esprit était nourri de la fleur des belles-lettres. Plein de goût et de graces, il préférait dans la théologie tout ce qui a l’air touchant et sublime à ce qu’elle a de sombre et d’épineux. Avec tout cela, il avait je ne sais quoi de romanesque, qui lui inspira, non pas les rêveries de madame Guyon, mais un goût de spiritualité qui ne s’éloignait pas des idées de cette dame.
Son imagination s’échauffait par la candeur et par la vertu, comme les autres s’enflamment par leurs passions. Sa passion était d’aimer Dieu pour lui-même. Il ne vit dans madame Guyon qu’une ame pure éprise du même goût que lui, et se lia sans scrupule avec elle.
Il était étrange qu’il fût séduit par une femme à révélations, à prophéties, et à galimatias, qui suffoquait de la grace intérieure, qu’on était obligé de délacer, et qui se vidait (à ce qu’elle disait) de la surabondance de grace, pour en faire enfler le corps de l’élu qui était assis auprès d’elle; mais Fénélon, dans l’amitié et dans ses idées mystiques, était ce qu’on est en amour: il excusait les défauts, et ne s’attachait qu’à la conformité du fond des sentiments qui l’avaient charmé.
Madame Guyon, assurée et fière d’un tel disciple qu’elle appelait son fils, et comptant même sur madame de Maintenon, répandit dans Saint-Cyr toutes ses idées. L’évêque de Chartres, Godet, dans le diocèse duquel est Saint-Cyr, s’en alarma, et s’en plaignit. L’archevêque de Paris menaça encore de recommencer ses premières poursuites.
Madame de Maintenon, qui ne pensait qu’à faire de Saint-Cyr un séjour de paix, qui savait combien le roi était ennemi de toute nouveauté, qui n’avait pas besoin pour se donner de la considération de se mettre à la tête d’une espèce de secte, et qui enfin n’avait en vue que son crédit et son repos, rompit tout commerce avec madame Guyon, et lui défendit le séjour de Saint-Cyr.
L’abbé de Fénélon voyait un orage se former, et craignit de manquer les grands postes où il aspirait. Il conseilla à son amie de se mettre elle-même dans les mains du célèbre Bossuet, évêque de Meaux, regardé comme un père de l’Église. Elle se soumit aux décisions de ce prélat, communia de sa main, et lui donna tous ses écrits à examiner.
L’évêque de Meaux, avec l’agrément du roi, s’associa pour cet examen l’évêque de Châlons, qui fut depuis le cardinal de Noailles, et l’abbé Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Ils s’assemblèrent secrètement au village d’Issi, près de Paris. L’archevêque de Paris, Chanvalon, jaloux que d’autres que lui se portassent pour juges dans son diocèse, fit afficher une censure publique des livres qu’on examinait. Madame Guyon se retira dans la ville de Meaux même; elle souscrivit à tout ce que l’évêque Bossuet voulut, et promit de ne plus dogmatiser.
Cependant Fénélon fut élevé à l’archevêché de Cambrai en 1695, et sacré par l’évêque de Meaux. Il semblait qu’une affaire assoupie, dans laquelle il n’y avait eu jusque-là que du ridicule, ne devait jamais se réveiller. Mais madame Guyon, accusée de dogmatiser toujours, après avoir promis le silence, fut enlevée par ordre du roi, dans la même année 1695, et mise en prison à Vincennes, comme si elle eût été une personne dangereuse dans l’état. Elle ne pouvait l’être; et ses pieuses rêveries ne méritaient pas l’attention du souverain. Elle composa à Vincennes un gros volume de vers mystiques, plus mauvais encore que sa prose; elle parodiait les vers des opéra. Elle chantait souvent:
On ne sait pas, lorsqu’il commence,
Tout ce qu’il doit coûter un jour.
Mon cœur n’aurait connu Vincennes ni souffrance,
S’il n’eût connu le pur amour.
Les opinions des hommes dépendent des temps, des lieux, et des circonstances. Tandis qu’on tenait en prison madame Guyon, qui avait épousé Jésus-Christ dans une de ses extases, et qui depuis ce temps-là ne priait plus les saints, disant que la maîtresse de la maison ne devait pas s’adresser aux domestiques; dans ce temps-là, dis-je, on sollicitait à Rome la canonisation de Marie d’Agréda, qui avait eu plus de visions et de révélations que tous les mystiques ensemble: et pour mettre le comble aux contradictions dont ce monde est plein, on poursuivait en Sorbonne cette même d’Agréda, qu’on voulait faire sainte en Espagne. L’université de Salamanque condamnait la Sorbonne, et en était condamnée. Il était difficile de dire de quel côté il y avait le plus d’absurdité et de folie; mais c’en est sans doute une très grande d’avoir donné à toutes les extravagances de cette espèce le poids qu’elles ont encore quelquefois[327].
Bossuet, qui s’était long-temps regardé comme le père et le maître de Fénélon, devenu jaloux de la réputation et du crédit de son disciple, et voulant toujours conserver cet ascendant qu’il avait pris sur tous ses confrères, exigea que le nouvel archevêque de Cambrai condamnât madame Guyon avec lui, et souscrivît à ses instructions pastorales. Fénélon ne voulut lui sacrifier ni ses sentiments ni son amie. On proposa des tempéraments; on donna des promesses: on se plaignit de part et d’autre qu’on avait manqué de parole. L’archevêque de Cambrai, en partant pour son diocèse, fit imprimer à Paris son livre des Maximes des saints, ouvrage dans lequel il crut rectifier tout ce qu’on reprochait à son amie, et développer les idées orthodoxes des pieux contemplatifs qui s’élèvent au-dessus des sens, et qui tendent à un état de perfection où les âmes ordinaires n’aspirent guère. L’évêque de Meaux et ses amis se soulevèrent contre le livre. On le dénonça au roi, comme s’il eût été aussi dangereux qu’il était peu intelligible. Le roi en parla à Bossuet, dont il respectait la réputation et les lumières. Celui-ci, se jetant aux genoux de son prince, lui demanda pardon de ne l’avoir pas averti plus tôt de la fatale hérésie de M. de Cambrai.
Cet enthousiasme ne parut pas sincère aux nombreux amis de Fénélon. Les courtisans pensèrent que c’était un tour de courtisan. Il était bien difficile qu’au fond un homme comme Bossuet regardât comme une hérésie fatale la chimère pieuse d’aimer Dieu pour lui-même. Il se peut qu’il fût de bonne foi dans sa haine pour cette dévotion mystique, et encore plus dans sa haine secrète pour Fénélon, et que, confondant l’une avec l’autre, il portât de bonne foi cette accusation, contre son confrère et son ancien ami, se figurant peut-être que des délations qui déshonoreraient un homme de guerre, honorent un ecclésiastique, et que le zèle de la religion sanctifie les procédés lâches.
Le roi et madame de Maintenon consultent aussitôt le P. de La Chaise; le confesseur répond que le livre de l’archevêque est fort bon, que tous les jésuites en sont édifiés, et qu’il n’y a que les jansénistes qui le désapprouvent. L’évêque de Meaux n’était pas janséniste; mais il s’était nourri de leurs bons écrits. Les jésuites ne l’aimaient pas, et n’en étaient pas aimés.
La cour et la ville furent divisées, et toute l’attention tournée de ce côté laissa respirer les jansénistes. Bossuet écrivit contre Fénélon. Tous deux envoyèrent leurs ouvrages au pape Innocent XII, et s’en remirent à sa décision. Les circonstances ne paraissaient pas favorables à Fénélon: on avait depuis peu condamné violemment à Rome, dans la personne de l’Espagnol Molinos, le quiétisme dont on accusait l’archevêque de Cambrai. C’était le cardinal d’Estrées, ambassadeur de France à Rome, qui avait poursuivi Molinos. Ce cardinal d’Estrées, que nous avons vu dans sa vieillesse plus occupé des agréments de la société que de théologie, avait persécuté Molinos pour plaire aux ennemis de ce malheureux prêtre. Il avait même engagé le roi à solliciter à Rome la condamnation qu’il obtint aisément: de sorte que Louis XIV se trouvait, sans le savoir, l’ennemi le plus redoutable de l’amour pur des mystiques.
Rien n’est plus aisé, dans ces matières délicates, que de trouver dans un livre qu’on juge des passages ressemblants à ceux d’un livre déjà proscrit. L’archevêque de Cambrai avait pour lui les jésuites, le duc de Beauvilliers, le duc de Chevreuse, et le cardinal de Bouillon, depuis peu ambassadeur de France à Rome. M. de Meaux avait son grand nom et l’adhésion des principaux prélats de France. Il porta au roi les signatures de plusieurs évêques et d’un grand nombre de docteurs, qui tous s’élevaient contre le livre des Maximes des saints.
Telle était l’autorité de Bossuet, que le P. de La Chaise n’osa soutenir l’archevêque de Cambrai auprès du roi son pénitent, et que madame de Maintenon abandonna absolument son ami. Le roi écrivit au pape Innocent XII qu’on lui avait déféré le livre de l’archevêque de Cambrai comme un ouvrage pernicieux, qu’il l’avait fait remettre aux mains du nonce, et qu’il pressait sa sainteté de juger.
On prétendait, on disait même publiquement à Rome, et c’est un bruit qui a encore des partisans, que l’archevêque de Cambrai n’était ainsi persécuté que parcequ’il s’était opposé à la déclaration du mariage secret du roi et de madame de Maintenon. Les inventeurs d’anecdotes prétendaient que cette dame avait engagé le P. de La Chaise à presser le roi de la reconnaître pour reine; que le jésuite avait adroitement remis cette commission hasardeuse à l’abbé de Fénélon, et que ce précepteur des enfants de France avait préféré l’honneur de la France et de ses disciples à sa fortune; qu’il s’était jeté aux pieds de Louis XIV pour prévenir un éclat, dont la bizarrerie lui ferait plus de tort dans la postérité, qu’il n’en recueillerait de douceurs pendant sa vie[328].
Il est très vrai que Fénélon, ayant continué l’éducation du duc de Bourgogne depuis sa nomination à l’archevêché de Cambrai, le roi, dans cet intervalle, avait entendu parler confusément de ses liaisons avec madame Guyon et avec madame de La Maisonfort. Il crut d’ailleurs qu’il inspirait au duc de Bourgogne des maximes un peu austères, et des principes de gouvernement et de morale qui pouvaient peut-être devenir un jour une censure indirecte de cet air de grandeur, de cette avidité de gloire, de ces guerres légèrement entreprises, de ce goût pour les fêtes et pour les plaisirs, qui avaient caractérisé son règne.
Il voulut avoir une conversation avec le nouvel archevêque sur ses principes de politique. Fénélon, plein de ses idées, laissa entrevoir au roi une partie des maximes qu’il développa ensuite dans les endroits du Télémaque où il traite du gouvernement; maximes plus approchantes de la république de Platon que de la manière dont il faut gouverner les hommes. Le roi, après la conversation, dit qu’il avait entretenu le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume.
Le duc de Bourgogne fut instruit de ces paroles du roi. Il les redit quelque temps après à M. de Malezieu qui lui enseignait la géométrie. C’est ce que je tiens de M. de Malezieu, et ce que le cardinal de Fleury m’a confirmé.
Depuis cette conversation, le roi crut aisément que Fénélon était aussi romanesque en fait de religion qu’en politique.
Il est très certain que le roi était personnellement piqué contre l’archevêque de Cambrai. Godet des Marais, évêque de Chartres, qui gouvernait madame de Maintenon et Saint-Cyr avec le despotisme d’un directeur, envenima le cœur du roi. Ce monarque fit son affaire principale de toute cette dispute ridicule, dans laquelle il n’entendait rien. Il était sans doute très aisé de la laisser tomber, puisqu’en si peu de temps elle est tombée d’elle-même; mais elle fesait tant de bruit à la cour, qu’il craignit une cabale encore plus qu’une hérésie. Voilà la véritable origine de la persécution excitée contre Fénélon. [329] Le roi ordonna au cardinal de Bouillon, alors son ambassadeur à Rome, par ses lettres du mois d’auguste (que nous nommons si mal à propos aoust) 1697, de poursuivre la condamnation d’un homme qu’on voulait absolument faire passer pour un hérétique. Il écrivit de sa propre main au pape Innocent XII pour le presser de décider.
La congrégation du saint office nomma, pour instruire le procès, un dominicain, un jésuite, un bénédictin, deux cordeliers, un feuillant, et un augustin. C’est ce qu’on appelle à Rome les consulteurs. Les cardinaux et les prélats laissent d’ordinaire à ces moines l’étude de la théologie pour se livrer à la politique, à l’intrigue, ou aux douceurs de l’oisiveté[330].
Les consulteurs examinèrent, pendant trente-sept conférences, trente-sept propositions, les jugèrent erronées à la pluralité des voix; et le pape, à la tête d’une congrégation de cardinaux, les condamna par un bref qui fut publié et affiché dans Rome, le 13 mars 1699.
L’évêque de Meaux triompha; mais l’archevêque de Cambrai tira un plus beau triomphe de sa défaite. Il se soumit sans restriction et sans réserve. Il monta lui-même en chaire à Cambrai pour condamner son propre livre. Il empêcha ses amis de le défendre. Cet exemple unique de la docilité d’un savant, qui pouvait se faire un grand parti par la persécution même, cette candeur ou ce grand art lui gagnèrent tous les cœurs, et firent presque haïr celui qui avait remporté la victoire. Fénélon vécut toujours depuis dans son diocèse en digne archevêque, en homme de lettres. La douceur de ses mœurs, répandue dans sa conversation comme dans ses écrits, lui fit des amis tendres de tous ceux qui le virent. La persécution et son Télémaque lui attirèrent la vénération de l’Europe. Les Anglais surtout, qui firent la guerre dans son diocèse, s’empressaient à lui témoigner leur respect. Le duc de Marlborough prenait soin qu’on épargnât ses terres. Il fut toujours cher au duc de Bourgogne, qu’il avait élevé; et il aurait eu part au gouvernement si ce prince eût vécu[331].
Dans sa retraite philosophique et honorable, on voyait combien il était difficile de se détacher d’une cour telle que celle de Louis XIV; car il y en a d’autres que plusieurs hommes célèbres ont quittées sans les regretter. Il en parlait toujours avec un goût et un intérêt qui perçaient au travers de sa résignation. Plusieurs écrits de philosophie, de théologie, de belles-lettres, furent le fruit de cette retraite. Le duc d’Orléans, depuis régent du royaume, le consulta sur des points épineux, qui intéressent tous les hommes, et auxquels peu d’hommes pensent. Il demandait si l’on pouvait démontrer l’existence d’un Dieu, si ce Dieu veut un culte, quel est le culte qu’il approuve, si l’on peut l’offenser en choisissant mal. Il fesait beaucoup de questions de cette nature, en philosophe qui cherchait à s’instruire; et l’archevêque répondait en philosophe et en théologien.
Après avoir été vaincu sur les disputes de l’école, il eût été peut-être plus convenable qu’il ne se mêlât point des querelles du jansénisme; cependant il y entra. Le cardinal de Noailles avait pris contre lui autrefois le parti du plus fort: l’archevêque de Cambrai en usa de même. Il espéra qu’il reviendrait à la cour, et qu’il y serait consulté; tant l’esprit humain a de peine à se détacher des affaires, quand une fois elles ont servi d’aliment à son inquiétude. Ses désirs cependant étaient modérés comme ses écrits; et même sur la fin de sa vie il méprisa enfin toutes les disputes: semblable en cela seul à l’évêque d’Avranches, Huet, l’un des plus savants hommes de l’Europe, qui, sur la fin de ses jours, reconnut la vanité de la plupart des sciences, et celle de l’esprit humain. L’archevêque de Cambrai (qui le croirait!) parodia ainsi un air de Lulli: