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V. Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie

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The Project Gutenberg eBook of V. Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie

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Title: V. Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie

Author: Camille Pitollet

Release date: October 21, 2015 [eBook #50267]
Most recently updated: October 22, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK V. BLASCO IBÁÑEZ, SES ROMANS ET LE ROMAN DE SA VIE ***

V. BLASCO IBÁÑEZ

SES ROMANS ET LE ROMAN DE SA VIE

 

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Contributions à l’étude de l’hispanisme de G.-E. Lessing (Paris, F. Alcan, 1909).

La querelle caldéronienne de J.-N. Bœhl von Faber et J.-J. de Mora (Paris, F. Alcan, 1909).

Contributions à l’histoire de Fabri de Peiresc (Paris, Champion, 1910).

Notes sur la première femme de Ferdinand VII, Marie-Antoinette-Thérèse de Naples (Madrid, «Revista de Archivos», 1915).

CAMILLE PITOLLET
———

V. Blasco Ibáñez
SES ROMANS ET
LE ROMAN DE SA VIE

(OUVRAGE ORNÉ DE 50 ILLUSTRATIONS)


colophon


PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3 RUE AUBER, 3

 

TABLE DES MATIÈRES

 

V. BLASCO IBÁÑEZ
SES ROMANS ET LE ROMAN DE SA VIE

I

L’homme et ses distractions.—Son amour des livres et sa haine pour les manuscrits et brochures, ainsi que les articles de presse.—Les cinq bibliothèques différentes.—Son oubli du passé et de ses propres œuvres.—Incapable de vieillir, il n’a de pensées que pour l’avenir.

Il y a bien longtemps que je me sens attiré par l’originale et forte personnalité de Blasco Ibáñez. J’étais à peine reçu agrégé d’espagnol que, dans l’hiver de 1902-1903, j’obtenais de lui l’autorisation de traduire en français l’un de ses meilleurs romans. La traduction, déjà fort avancée, fut interrompue, malheureusement, par un voyage professionnel en Allemagne, qui devait durer trois années. Mais à peine étais-je installé à Hambourg que, dans diverses conférences, j’y révélais au public lettré de la grande ville hanséatique l’œuvre, encore à peine connue, du romancier de Valence. De l’une au moins de ces conférences, l’écho parvenait jusqu’à Madrid et un résumé en fut donné par le professeur de Madrid, D. Fernando Araujo, dans la revue: La España Moderna, Nº de Décembre 1903, p. 167-172. En outre, l’un des livres espagnols expliqué dans les cours que je faisais au Johanneum dans l’année scolaire 1905-1906, fut le roman de Blasco Ibáñez: La Horda. Et actuellement, la traduction de diverses œuvres de cet écrivain occupe le meilleur de mes loisirs.

De là, cependant, à écrire sa biographie, il y a une nuance. J’ai connu Blasco Ibáñez à Madrid et à Paris. Toutefois, le soumettre à une observation prolongée n’était pas chose facile. Ce romancier est un peu comme la femme, dont l’Enéide de Virgile nous a appris qu’elle était varium et mutabile semper. Pendant la guerre, il est vrai, il fit en France son plus long séjour fixe, travaillant ardemment pour la cause des Alliés, ainsi qu’il sera dit plus bas. Mais, alors, j’étais moi-même fort loin de Paris, appelé, comme tous les Français de mon âge, à défendre la patrie en danger.

Avant qu’éclatât l’incendie européen, d’autre part, Blasco Ibáñez vivait dans l’Amérique du Sud, absorbé par cette entreprise colonisatrice qui a tous les caractères du roman d’aventures transposé dans la réalité. Si, quelquefois, il lui arrivait d’abandonner les déserts de la Patagonie ou du Grand Chaco pour faire une apparition dans la capitale française, ces séjours ne laissaient pas de participer de l’extraordinaire existence de l’auteur dans la pampa argentine. C’étaient des intermèdes de «vie intense», dont l’un ne fut que de dix jours et qui coûtaient des milliers de francs à cet homme toujours prêt à risquer joyeusement une double traversée de vingt journées pour reprendre contact avec une civilisation presque oubliée. Pour lui, l’Atlantique n’était alors en toute vérité qu’une sorte de Grand Boulevard bleu et le paquebot reliant Buenos Aires à Boulogne une façon de tramway. En cinq ans, il réalisa ainsi sept voyages d’aller et retour entre le Vieux Monde et le Nouveau, soit donc quatorze traversées!

Il ne sera pas superflu de remarquer ici que, dans sa jeunesse, Blasco Ibáñez se prépara à entrer dans la marine de guerre espagnole et qu’il aime la mer de cette passion de riverain de la Méditerranée dont tant de personnages de ses livres sont dévorés. Faut-il citer l’un des plus célèbres, Mare Nostrum, où le protagoniste, Ulysse Ferragut, apparaît, en ses allures typiques de vieux loup de mer, la vivante représentation de l’auteur même du roman? Mais, dès ses premières œuvres, nous retrouvons déjà ce trait, si caractéristique, de sa nature. Qui n’a présent à l’esprit cette Flor de Mayo, qui date de 1895 et où Pascualet, bien qu’âgé de 13 ans et ayant l’air d’un petit clerc d’église—à tel point que les pêcheurs l’ont surnommé le Retor (le Recteur)—s’engage, malgré la frayeur de sa mère, comme mousse, grimpe aux mâts, tout de suite devenu marin expérimenté et, finalement, se mue en audacieux contrebandier, introduisant en Espagne, au péril de sa vie, des marchandises d’Algérie?

Cependant la difficulté d’écrire une biographie de Blasco Ibáñez résidait moins encore dans la nature unique de son existence écoulée, que dans le genre tout à fait spécial de son caractère. Outre qu’il est incapable de rien collectionner de ce qui, aux quatre coins de l’Univers, se publie sur ses livres, il semble que, pour lui, le passé n’ait pas de signification. Aucun écrivain, peut-être, ne se préoccupe moins que lui de son œuvre littéraire. Il arrive fréquemment que des critiques célèbres, d’Europe et d’Amérique, lui écrivent pour lui demander des renseignements bio-bibliographiques sur sa personne et sa production. Ces sortes d’enquêtes lui causent infailliblement la plus extrême perplexité. «Je ne sais, dit-il; il faudra chercher... On a pas mal écrit sur ce sujet. Mais où diable le trouver?» La vérité vraie est que Blasco Ibáñez, qui consent bien à garder toute espèce d’imprimés le concernant, comme aussi de manuscrits, finit, un beau jour, par s’impatienter devant ces monceaux de paperasses qui, de sa table de travail, sont allés aux rayons d’une bibliothèque, d’où ils menacent de submerger son cabinet de travail. Alors, s’armant d’un courage héroïque, il décide, brusquement, de se défaire de ce fatras et, passant de la volonté à l’acte, détruit tout, absolument tout, dans l’impossibilité de trier les choses importantes parmi la masse formidable qui, chaque jour, à chaque courrier, vient accroître la masse déjà existante. Ainsi, notre romancier se trouve-t-il provisoirement dégagé de toute contrainte, jusqu’à ce qu’un autre auto-da-fé, devenu indispensable, lui rappelle qu’ici-bas, comme a dit le poète, «il ne faut jurer de rien».

On voit, par ce trait curieux, que les nombreux correspondants de Blasco Ibáñez peuvent être tranquilles. Il ne connaît pas le jeu perfide des petits papiers. Ne gardant rien, nul n’aura à redouter quelqu’une de ces publications intempestives qui font les délices du monde littéraire. Je crois bien que ses débiteurs, s’il en a, n’auraient pas de peine à se faire payer deux fois la même dette. Car les quittances ont, chez lui, le même sort que d’autres manuscrits: tôt ou tard, la flamme purificatrice en a raison. Aussi se produit-il le fait curieux que Blasco Ibáñez, dans l’impossibilité de rien retrouver de concret, tant en matière de louanges que de blâmes, confond dans une même sympathie amis et ennemis. Les premiers sont assurés de sa



BLASCO IBÁÑEZ ÉTUDIANT

BLASCO IBÁÑEZ ÉTUDIANT


BLASCO IBÁÑEZ A PARIS EN 1890

BLASCO IBÁÑEZ A PARIS EN 1890

reconnaissance; le talent des seconds ne laisse pas de mériter son admiration. Comme il n’a sous la main absolument rien de matériel pour confirmer, dans un sens ou dans l’autre, un jugement enclin de soi-même à la bienveillance, amis et ennemis bénéficient, de ce chef, d’un optimisme généreux.

Non que Blasco Ibáñez ne soit fervent amoureux des livres. Au contraire. Dans les autos-da-fé auxquels je viens de faire allusion, jamais n’a figuré aucun volume, si misérable qu’ait pu être son apparence extérieure. Sa fièvre de faire table rase ne s’en prend qu’aux feuilles volantes, imprimées ou manuscrites, et, d’autre part, son amour des livres n’est pas celui des bibliophiles: ce qui revient à dire qu’il aime les livres pour leur contenu spécifique et non par caprice d’amateur. Il ne se passe pas de jour qu’il ne consacre de trois à quatre heures à la lecture. Et rien de moins unilatéral que ce goût des livres. Blasco Ibáñez possède une curiosité éveillée pour toutes les choses de l’esprit. A part les sciences exactes, il n’est pas de domaine de la spéculation intellectuelle où il ne soit familier. Les œuvres en apparence le moins en harmonie avec ses aptitudes professionnelles le tentent et, si l’on s’en étonne, il remarque qu’un romancier véritable ne doit rien ignorer de ce qui sollicite, d’une façon ou de l’autre, l’activité mentale des hommes. Peut-être me sera-t-il permis d’observer, à ce propos, que les derniers romans du maître se ressentent un peu de ce prodigieux désir d’universalité dans la connaissance. Lisant trop, Blasco Ibáñez a été ainsi amené, comme inconsciemment, à déposer dans ses œuvres le sédiment de tant de science acquise par pure volupté d’intelligence. Ainsi le courant de la narration, naguère si limpide et léger, se trouve-t-il parfois obstrué par un limon pesant de notions toujours intéressantes, certes, mais agissant, à plus d’une reprise, à la façon de hors-d’œuvre.

Quoi qu’il en soit, il serait frivole de ne point admirer sincèrement cette immense soif de connaître dont Blasco Ibáñez est pénétré. Ce voyageur inquiet, ce globe-trotter impénitent n’a pas plus-tôt fixé ses pénates quelque part, ne fût-ce que pour quelques mois, qu’aussitôt on le voit s’entourer d’une bibliothèque. Tel ces crustacés marins dont il a si magistralement décrit les mues successives dans Mare Nostrum, il ne se dépouille de sa carapace que pour en reprendre aussitôt une nouvelle. Arrivé à Paris, du fond de l’Argentine, en l’été tragique de 1914, il était, je le crois bien, sans un seul volume et les hostilités n’avaient pas encore éclaté qu’il en possédait plusieurs milliers. Actuellement, quoique vivant seul et toujours se déplaçant, il n’a gardé son appartement à Paris qu’à cause de ses chers livres. Dans sa villa de Nice, où il s’est installé récemment pour y passer les hivers, les livres se comptent par milliers également. A Madrid, dans le petit hôtel de la Castellana, il en possède quantité d’autres, oubliés depuis des années. Sa bibliothèque de Valence; celle de sa belle villa de la Malvarrosa aux bords de la Méditerranée; une autre aussi, perdue à Buenos Aires: qui dénombrera jamais le chiffre exact des livres qu’a possédés et lus cet homme qui, propriétaire actuel de cinq maisons et d’autant de «librairies», vous avoue ingénuement que son plus cher désir est de construire une sixième demeure, «où il pourrait enfin avoir ensemble tous ses livres»! Réunis, je sais que ceux-ci dépassent cinquante mille. En attendant, Blasco Ibáñez ne laisse pas de souffrir comiquement de cette ubiquité de domicile. Il lui arrive de donner la chasse à un volume qu’il croit à Nice et qui, en fait, se trouve à Paris, à moins que sur le rayon madrilène! Ainsi en va-t-il, d’ailleurs, avec sa garde-robe. Un frac laissé à Buenos-Aires fut longtemps cherché sur la Côte d’Azur. Ce que voyant, le maître imagina le biais ingénieux de doter chacune de ses principales bibliothèques des ouvrages les plus indispensables et d’avoir une garde-robe à peu près complète dans chacun de ses divers domiciles.

J’en ai dit assez—et je pourrais continuer sur ce ton anecdotique longtemps encore—pour que le lecteur se rende un compte exact de la difficulté que présentait un livre sur Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie. Il eût été plus aisé de construire une documentation rigoureusement scientifique sur un personnage historique du moyen-âge que sur ce romancier contemporain, dont il n’existe pas de bibliographie et qui, objet d’une multitude d’articles dans les deux hémisphères, n’a rien gardé de tout ce papier noirci à sa louange! Non seulement il n’en a rien gardé, mais—et c’est chose pire encore—il serait superflu de rien lui demander qui soit quelconque précision sur la date et le lieu de parution de ces études. Doué de la plus merveilleuse faculté de se souvenir pour tout ce qui a trait à l’observation des choses et des êtres—de la vie, en un mot—, il se révèle hautement incapable de rien retenir des incidents de son existence matérielle. Lui, qui n’a jamais pris aucunes notes pour la préparation de ses romans, ne sait rien vous dire qui vaille dès qu’il s’agit de monter cet appareil critique qui est comme l’armature de toute œuvre non plus d’imagination, mais de science. J’ai donc dû rechercher pour mon propre compte un peu partout la matière de ce livre, encore que je doive humblement confesser que je n’ai pu recueillir qu’une minime partie de ce qui a vu le jour en Espagne, en France, en Italie, en Russie, en Angleterre, en Allemagne et aux Etats-Unis sur une production dont la valeur mondiale est tellement manifeste qu’il n’est plus permis aujourd’hui de la discuter de ce point de vue.

Au fond, pour qui connaît Blasco Ibáñez, cette ignorance de ce que l’on est convenu d’appeler, en style de critique, la bibliographie de son œuvre, n’est étrange qu’en apparence. Cet homme ne vit que par une idée fixe, qui le cloue, positivement, en marge des réalités ordinaires. Naguère, dans les belles années de sa batailleuse jeunesse, il se consacra tout entier à un idéal politique. Il rêvait alors de faire de sa chère Espagne une République Fédérative. Pour cela, il fallait d’abord en finir avec la monarchie. On verra plus loin ce que ces luttes rapportèrent au tribun de Valence. Néanmoins, et comme nul n’échappe ici-bas à son destin, au milieu de cette existence troublée et batailleuse, parmi les incidents variés d’une carrière de député, de journaliste et de conspirateur, il sut déjà se réserver les instants nécessaires à la production d’œuvres qui sont les plus belles dont s’honore cette période de l’histoire littéraire d’Espagne. Mais cet aspect de son activité débordante comptait alors si peu pour lui que, lorsque—à la suite d’un hasard, qui lui avait mis entre les mains le roman La Barraca, publié en 1898—M. Georges Hérelle s’avisa, en 1901, d’écrire à l’auteur pour lui demander l’autorisation de traduire le livre en français, celui-ci négligea de lui répondre et que ce ne fut que sur les instances répétées du professeur du lycée de Bayonne qu’enfin deux lignes laconiques vinrent lui donner satisfaction! Or, nul n’ignore que c’est de la publication de Terres Maudites dans la Revue de Paris en Octobre et Novembre 1901, puis en volume chez l’éditeur du présent livre, que datera le commencement de la renommée mondiale de Blasco Ibáñez. C’est seulement aujourd’hui que celui-ci, ayant renoncé aux agitations de la politique et à ses rêves de colonisation lointaine, commence enfin à accorder aux choses de la littérature une attention soutenue. Désormais, traducteurs et éditeurs sont assurés de trouver en lui un correspondant méthodique et régulier et il n’est pas jusqu’au flot polyglotte de ses passionnés admirateurs qui ne puisse compter sur le retour fidèle des cartes postales et des albums qu’ils lui adressent pour qu’il y appose sa signature autographe. Cependant, l’idée fixe d’antan tient toujours Blasco Ibáñez sous sa tyrannique puissance et elle n’a que changé de nature. Pour lui, il n’existe plus qu’une réalité, la plus chimérique de toutes et cependant la plus féconde: l’avenir. Point de passé ni de présent qui vaillent, à ses yeux. S’il veut bien en reconnaître l’existence, ce n’est que pour autrui. Absorbé tyranniquement par la vision d’un demain infini, il ne parle et ne songe qu’à ce qu’il fera, non à ce qu’il a fait. Semblable sur ce point à tous les grands créateurs, il est incapable de trouver une quelconque jouissance dans la contemplation de l’œuvre réalisée, sa puissance totale d’attention étant concentrée et absorbée par l’œuvre à produire. Je lui ai demandé quel était celui de ses romans qu’il préférait. Sa réponse le peint en pied. Il m’a dit simplement: «La que voy á escribir»[1]. Et il aime à développer, dans l’intimité, le thème suivant: «Qu’il ne faut pas que l’écrivain, tels ces Bouddhas dont la vue est rivée au nombril, oublie le principe que ce qui est fait est fait et qu’il faut toujours aller en quête de nouveauté.»

Cette conception un peu spéciale du métier d’homme de lettres est cause que Blasco Ibáñez tombe parfois dans des erreurs amusantes. En voici une que beaucoup connaissent, dans la capitale argentine. Elle a le mérite d’illustrer de graphique sorte une vérité qui, avec tout autre que Blasco Ibáñez, aurait l’aspect d’un paradoxe: à savoir qu’il serait aisé de lui faire admettre comme appartenant à autrui le développement romanesque à la base d’une quelconque de ses œuvres anciennes. Il les a tellement oubliées—et leur armature et leurs développements essentiels—qu’une telle conception est pour lui chose naturelle. Mais venons-en à cette anecdote. C’était à Buenos Aires, lors de la représentation d’une comédie lyrique tirée de Cañas y Barro et intitulée, en français: La Tragédie sur le Lac. Fort intrigué par l’un des personnages secondaires, le maître en manifesta une vive surprise devant les amis qui l’entouraient. «Comment—s’écriait-il avec un désespoir navrant—, comment ai-je omis cette création? C’est la figure qui eût si bien fait dans mon livre!» Ce qu’entendant, quelqu’un s’empressa de rectifier: le personnage en question figurait bel et bien dans Cañas y Barro. Dénégations énergiques de Blasco Ibáñez. Répliques des autres, scandalisés. Finalement, l’on propose un pari. Le maître, sûr de gagner, accepte, avec enthousiasme. On va chercher un exemplaire du roman et, naturellement, le personnage en litige y figurait... Une autre fois—c’était au Mexique—Blasco Ibáñez lisait un ouvrage traitant des édifices religieux dans ce pays, où, je ne sais comment, se trouvait, à propos des confréries monacales, un chapitre sur Saint François d’Assise. «Voilà—pensa Blasco Ibáñez—des choses que je dirais, si jamais il m’arrivait d’écrire sur le mystique d’Ombrie. Il est vraiment extraordinaire que je sois en une telle conformité d’idées avec cet auteur. Mais, au fait, je dois avoir lu cela déjà, quelque part...» Il continua sa lecture et, arrivé à la dernière page du livre, y trouva, à sa profonde stupeur, la mention que le passage sur Saint François d’Assise était extrait du volume de Blasco Ibáñez: En el País del Arte, dont il constitue le trentième chapitre!

Certains seront, sans doute, tentés de sourire de ces historiettes parfaitement authentiques. Loin d’en être humilié, le maître, au contraire, en serait plutôt fier. C’est qu’il professe la croyance que l’une des qualités primordiales du romancier consiste—et on l’a déjà insinué plus haut—à savoir oublier. Il ne cesse de revenir, quand l’occasion s’en présente, sur ce constat élémentaire: que l’oubli est la condition sine quâ non d’état de grâce de l’artiste vrai et que, si l’on ne savait point oublier, en commençant une œuvre nouvelle, toute la production antérieure, la plus désolante uniformité ruinerait d’avance la création entreprise. D’autre part, il n’est point malaisé de s’imaginer quelles conséquences entraîne, pour Blasco Ibáñez, cette conception si merveilleusement activiste de son art. Vivant comme il vit dans l’avenir, c’est chez lui chose fréquente de mentionner des projets qui supposent, de sa part, une confiance illimitée au lendemain. Cette arrogante tranquillité d’un vainqueur du Temps et de la Mort a en soi quelque aspect sombrement tragique par son épique grandeur. Au bas de la page de garde de son dernier volume: El Militarismo Mejicano, il n’annonce rien moins que dix romans nouveaux et lorsqu’il parle de ses œuvres futures, on croirait entendre un jeune homme de vingt ans évoquant l’heure où, autour de la cinquantaine, il pourra enfin donner sa pleine mesure! Eternelle jeunesse d’esprit, qui découle spontanément d’un long entraînement au travail et d’une prodigieuse énergie à l’action. L’un des amis les plus intimes de Blasco Ibáñez me confessait, à ce propos: «Il ne vieillira pas. Il dédaigne le repos. Il ne semble pas croire à la mort. Peut-être estime-t-il que nous mourons quand nous le voulons, que la mort ne se présente que lorsque, las de vivre, nous nous signons à nous-mêmes le passeport pour l’au delà. Vous le verrez encore, plus qu’octogénaire, projeter, avec l’assurance d’en avoir raison, des œuvres de Titan. Et, à l’agonie, je suis presque sûr qu’il aura une phrase comme celle-ci: «Se me ha ocurrido una novela, mañana me pongo á trabajar...»[2].

Le romancier D. Eduardo Zamacois, cousin de l’écrivain et poète Michel Zamacois, bien connu à Paris, a publié, il y a une dizaine d’années, la description la plus exacte qui soit, à mon sens, de la personne physique et morale de Blasco Ibáñez. Ce petit livre, qui s’intitule: «Mis contemporáneos. I.—Vicente Blasco Ibáñez»[3], ne contient que peu de renseignements sur l’existence romanesque du maître, mais, en revanche, l’auteur a parfaitement su rendre l’impression de force et de puissance qui émane de cet homme extraordinaire. Aujourd’hui, la peinture de Zamacois est encore exacte, avec cette différence pourtant que, si l’homme est, en somme, le même, un détail important de son visage: la barbe—depuis le séjour en Argentine—en a



MEETING RÉPUBLICAIN PRÉSIDÉ PAR BLASCO IBÁÑEZ DANS UN VILLAGE DE LA RÉGION DE VALENCE

MEETING RÉPUBLICAIN PRÉSIDÉ PAR BLASCO IBÁÑEZ DANS UN VILLAGE DE LA RÉGION DE VALENCE


PORTRAIT DE BLASCO IBÁÑEZ PEINT PAR J. A. BENLLIURE A ROME, EN 1896

PORTRAIT DE BLASCO IBÁÑEZ PEINT PAR J. A. BENLLIURE A ROME, EN 1896

disparu et l’on ne voit plus sur sa bouche, comme naguère, cet éternel cigare de la Havane qui fleurissait ses lèvres. Zamacois était donc allé trouver Blasco Ibáñez dans son petit hôtel de Madrid, dont il a été dit plus haut qu’il se trouve situé à proximité de l’aristocratique promenade de la Castellana. Il était midi, heure à laquelle—vu l’habitude tardive du déjeuner en la capitale d’Espagne—il n’est pas rare que l’on rende des visites, ou que l’on en reçoive. «Je le trouvai en train d’écrire devant une vaste table, couverte de papiers. Les joues charnues sont quelque peu congestionnées par la fièvre de l’effort mental. Sa tête énergique est nimbée par la fumée d’un cigare de la Havane. En me voyant, le maître s’est levé. A l’expression belliqueuse de ses mains crispées, à l’élastique promptitude avec laquelle son corps robuste se rejette en arrière et s’érige sur les jambes rigides, j’ai la sensation bien nette d’une volonté, en même temps que d’une force physique. Il vient d’avoir quarante-trois ans. Il est grand, râblé, massif. Sa face brune et barbue a quelque chose d’arabe. Sur le front haut, plein d’inquiétude et d’ambition, les cheveux, qui ont dû être bouclés et abondants, résistent encore à la calvitie. Entre les sourcils, la pensée a marqué un profond sillon, impérieux, vertical. Les yeux sont grands et vous regardent en droite ligne, franchement. Le nez, aquilin, ombre une moustache dont l’exubérance recouvre une bouche voluptueuse et souriante, où de grosses lèvres de sultan tremblent d’une moue d’insatiable buveur. Un moment, le merveilleux auteur de Boue et Roseaux reste debout devant moi, m’observant, et je sens dans mes pupilles l’expression de ses pupilles, qui me scrutent curieusement. Il porte des pantoufles de drap gris et est vêtu d’une rustique pelisse de velours de coton à côtes, agrafée sur le cou herculéen, court et rond, débordant de sèves vitales. La poignée de mains qui m’accueille est aimable et sympathique, mais rude, à la façon de celles qu’échangent, avant la lutte, les athlètes dans un cirque. La voix, forte, est celle d’un marin. Son débit est abondant, brusque, et coupé généreusement d’interjections. Il a tout l’aspect d’un artiste, mais aussi d’un conquistador. Il me fait l’effet d’un de ces aventuriers de légende qui, dans l’obligation de se servir simultanément de la lance et du bouclier, guidaient leur bête par la seule pression des genoux et qui, bien que fort peu nombreux, surent—ainsi qu’il l’a écrit lui-même—éclaircir de leur sang le cuivre d’Amérique. Né à notre époque, c’est la douceur des mœurs contemporaines qui a désarmé son bras. Mais un lointain atavisme le pousse, ce bras, à faire le geste qui blesse l’adversaire ou qui s’assure la conquête. S’il eût vu le jour sur le déclin du quinzième siècle, Blasco eût revêtu la cuirasse et suivi l’astre rouge de Pizarre ou de Cortez.»

II

Sa jeunesse et ses ascendants.—Le prêtre guerrillero.—Enthousiasme pour la mer.—Horreur des mathématiques.—L’étudiant indiscipliné.—Madrid et D. Manuel Fernández y González.—Le premier discours révolutionnaire.—Un sonnet gratifié de six mois de prison.

C’est à Valence qu’est né Vicente Blasco Ibáñez le 29 Janvier 1867. Son prénom, très populaire dans toute l’Espagne, mais spécialement dans la cité levantine, rappelle le souvenir du célèbre dominicain né en ces lieux en 1357 et mort à Vannes, en Bretagne, en 1419. Si, dans l’une de ses premières œuvres, Blasco Ibáñez évoque pittoresquement la fête de Saint Vincent Ferrer à Valence—voir Arroz y Tartana, p. 198—tous les lecteurs de Mare Nostrum se souviendront que l’ineffable Caragòl eut un coup au cœur le jour où un marin du Morbihan lui fit découvrir que le fameux apôtre de Valence était aussi, quelque peu, le compatriote des gars du pays d’Armor: Mare Nostrum, p. 405. Blasco était le nom de famille de son père et Ibáñez celui de sa mère, les Espagnols, pour éviter des confusions, ayant coutume d’accoler le patronymique maternel à la suite de celui du père, quelquefois en les réunissant par la préposition de, ou la conjonction y. Les premiers essais littéraires du maître sont, cependant, signés: V. Blasco. Mais comme, à cette époque, il y avait, en Espagne, un auteur dramatique et bon journaliste du nom d’Eusebio Blasco—son frère, M. Ricardo Blasco, a été longtemps, à Paris, président de l’Association Syndicale de la Presse étrangère—, notre débutant ne tarda pas à adjoindre à son habituelle signature le nom de famille de sa mère, pour que l’on ne fût pas tenté d’attribuer à d’autres qu’à lui les productions de sa plume. Et c’est ainsi que le public espagnol s’accoutuma à le connaître, à son tour, sous ce double nom, que la renommée universelle devait plus tard consacrer.

J’ai cru devoir donner cette petite précision, parce qu’il ne manque pas de gens qui s’imaginent—en dépit de ce que le cas de Blasco Ibáñez est aussi celui d’autres romanciers espagnols modernes: Pérez Galdós, Palacio Valdés et Madame Pardo Bazán, entre autres—que Blasco représente le nom de baptême de l’auteur. Non seulement quantité de correspondants libellent: A Don Blasco, les adresses de leurs missives—et l’on sait que Don, à la ressemblance du Sir anglais, ne se met que devant le prénom espagnol—mais encore entend-t-on couramment parler, dans les pays de langue anglaise, d’un mister Ibáñez, qui fait un digne pendant à l’: «Ibáñez prononcé: Iwánjeth» de l’article consacré au maître au tome 29 de la 6ème édition du Grosses Konversations-Lexikon de Meyer en 1912, article d’ailleurs inspiré de celui du Nouveau Larousse Illustré, Supplément, p. 301, datant de 1906, où l’on ne connaît, également, et à travers maintes confusions, qu’un «Ibáñez (Vicente Blasco)»! Des confusions de cette nature pourraient, à la rigueur, trouver, en l’espèce, un semblant d’explication du fait qu’il a existé et existe présentement en Espagne des écrivains dont le premier patronymique est Ibáñez. Mais précisément pour ce motif, lorsqu’on parle, à l’étranger, à des Espagnols, non avertis de l’erreur commune, du «grand romancier Ibáñez», il est rare que ceux-ci ne restent pas d’abord assez perplexes, jusqu’à ce qu’un peu de réflexion leur fasse découvrir l’énigme et qu’ils s’écrient: «¡Ah! ¿Es Blasco Ibáñez de quien usted me habla?»[4]. Je n’en finirais pas, si je voulais épuiser ce thème du patronymique de Blasco Ibáñez. Il a reçu par milliers des lettres d’Amérique et divers articles ont été publiés sur la question, sans compter les paris que l’on a engagés. Il y eut même des originaux qui ont voulu savoir si Saint Blasco—vague réminiscence, j’imagine, de l’authentique Saint Blaise, lequel, en espagnol, s’appelle Blas—existait au calendrier et dans quel tome de l’Année Chrétienne étaient narrés ses faits et gestes. Aujourd’hui, les derniers traducteurs anglais et italiens des romans du maître affectent de joindre par un trait d’union les deux vocables de son nom: V. Blasco-Ibáñez et c’est ainsi qu’un hispanologue italien le graphie dans l’article dédié à la version italienne de Mare Nostrum par Gilberto Beccari, article inséré dans Il Marzocco, de Florence, du 9 Janvier 1921.

La famille de Blasco Ibáñez venait—comme celle du chantre valencien de la Huerta, Don Teodoro Llorente, venait de la Navarre—de la province d’Aragon, légendaire en Espagne pour sa loyale ténacité. Son père était originaire de Téruel, qu’arrose le Guadalaviar, fleuve de Valence, et qu’a immortalisée dans la littérature la légende de ses célèbres amants, tour à tour célébrés par Pedro de Alventosa (1555), Rey de Artieda (1581), Juan Yagüe de Salas (1616), Tirso de Molina (1627), Pérez de Montalbán (1638) et J.-E. Hartzenbusch (1877). Sa mère avait vu le jour à Calatayud, non loin de l’antique colonie italique de Bilbilis, patrie du poète Martial. Il est curieux d’observer que maints illustres Valenciens descendent ainsi d’Aragonais émigrés dans la cité du Cid. Tel est, en particulier, le cas de D. Joaquín Sorolla y Bastida, le célèbre peintre de portraits et de marines. Les Aragonais ont coutume de s’établir à Valence pour s’y adonner au commerce. Dans leurs montagnes natales, l’industrie et le négoce en sont encore à l’état rudimentaire, alors que, sur les rivages méditerranéens, leur état florissant les incite à venir y tenter fortune. C’est là, sur une petite échelle, une émigration qui rappelle l’immense flot de prolétaires espagnols qui, annuellement, gagnent l’Amérique. Race brave et dure, la race aragonaise pratique depuis des siècles cet exode des déserts semi-africains de sa Celtibérie aux pittoresques costumes pour les paradis terrestres de l’antique «royaume de Valence», où l’art arabe de l’irrigation entretient, dans les plaines côtières dites huertas (vergers, ou, mieux, jardins potagers), une fécondité sans exemple ailleurs en Espagne:

Valencia es tierra de Dios,
pues ayer trigo y hoy arroz...[5]

Il est vrai que cette prospérité, qui contraste singulièrement avec la misère rurale espagnole, a, de bonne heure, éveillé le sens satirique des riverains de cet Eden, qui prétendent qu’à Valence «la carne es hierba, la hierba agua, el hombre mujer, la mujer nada»[6] et ajoutent que ces lieux sont «un paraíso habitado por demonios»[7]. Toujours est-il que la Californie espagnole reste, dans la péninsule, une région unique, et que ses habitants, dont la langue est une variété du limousin antique aux formes moins rudes que le catalan, sont, dans leur animation, leur bon naturel, leur laboriosité, une vivante réminiscence de leurs ancêtres maures.

Beaucoup de critiques, tentant d’expliquer le caractère des écrivains par leurs origines ethniques, commettent de singulières erreurs en traitant de Blasco Ibáñez. J’ai eu l’occasion d’en relever une, de date récente, dans la revue: Hispania, d’abord (Janvier-Mars 1920, p. 90), puis dans le journal de Barcelone La Publicidad (Nº du jeudi 10 Février 1921). C’est celle du professeur américain et bon hispaniste J.-D.-M. Ford, qui, dans ses Main Currents of Spanish Literature, parus à New-York chez H. Holt et Cie en 1919, fait, à deux reprises, de notre auteur un Catalan. D’autres, sachant seulement que Blasco Ibáñez est né à Valence, parlent de sa mentalité méridionale, «levantine» pour employer la façon de dire espagnole, de sa conception de vivre méditerranéenne, etc., etc. Pour un peu, ils transformeraient cet austère travailleur en un «enfant de volupté» à la D’Annunzio. Mais, sans nier d’aucune sorte l’influence du milieu sur un écrivain, je ne puis pas ne pas protester contre ces déductions erronées, en rappelant ce simple fait: que par-dessus la naissance se situe l’origine, et que Blasco Ibáñez ne me démentira pas, si je le définis un Aragonais tout court, c’est-à-dire un de ces hommes dont on prétend, en Espagne, que leur tête est si dure que l’on peut s’en servir en guise de marteau pour enfoncer des clous: image pittoresque qui symbolise une volonté invincible. Et, en réalité, quiconque a fréquenté d’un peu près Blasco Ibáñez, n’aura pas laissé de noter promptement que la caractéristique de sa personne morale, c’est un vouloir à toute épreuve, un vouloir tranquille et sûr de lui-même, fuyant les manifestations tapageuses, fonctionnant automatiquement, en quelque sorte, et seulement susceptible d’une détente lorsque son objet est atteint.

J’ai entendu un jour quelqu’un adresser à Blasco Ibáñez une pétition véritablement extraordinaire. Sa réponse fut d’abord: «No sé hacerlo»[8]. Puis, après réflexion, il ajouta—et cette clause est révélatrice: «Pero que me den tiempo y lo emprenderé seguramente»[9]. Et il y avait, dans le ton de sa voix, une confiance en soi-même tellement absolue, tellement «inconditionnelle» que j’en restai, comme disait Corneille, «stupide». Hérédité celtibérique? Cette solution est plus aisée à proposer qu’à démontrer. L’on aimerait, d’ailleurs, à savoir s’il n’est point quelquefois arrivé à Blasco Ibáñez, à cet homme si complexe et si fort, de désirer des choses hors du cercle déjà si étendu et élastique de sa formidable volonté... Toujours est-il que Zamacois s’en était tenu, pour expliquer cette surhumaine faculté, au facteur de l’ascendance ancestrale. «C’est à ses aïeux, écrivait-il, que l’on doit attribuer ces excellentes aptitudes physiques de lutteur, et les incroyables prouesses de volonté qui distinguent le grand romancier. Il serait impossible de justifier d’autre sorte les complexités étranges de son caractère. Caractère bizarre et changeant, qui semble être parfois celui d’un pur artiste, détaché de toute fin pratique et qui, d’autres fois, revient au réel, sait faire de la Fortune son esclave et se révéler, extraordinairement, dompteur d’hommes...»

Parmi les ascendants les plus notables du romancier, il faut relever ce prêtre aragonais, dont plusieurs critiques ont fait grand état, appelé Mosén—ainsi désigne-t-on, dans quelques provinces d’Espagne, les ecclésiastiques: du limousin Mosén, monsieur—Francisco. C’était un frère de son aïeule paternelle. Doué d’une force herculéenne et d’un caractère violent, cet oint du Seigneur n’hésita pas, lors de la première guerre carliste, de 1833 à 1839, à s’enrôler dans les rangs des partisans de la monarchie absolue, comme, aussi bien, beaucoup de ses congénères du clergé séculier et régulier. Grand ami du fameux Ramón Cabrera, il commanda un bataillon aux ordres de ce terrible guerrillero, qui, lui-même, était un ex-séminariste. D’ailleurs, toute la famille paternelle du futur agitateur républicain se distinguait par son zèle carliste. Mais l’oncle curé, qui avait été un grand chasseur devant l’Eternel, fut d’un secours particulier, durant les sept années que dura la lutte en faveur du frère de Ferdinand VII, aux carlistes d’Aragon. Sa connaissance exacte du terrain lui permettait d’échapper aux poursuites des cristinos—ainsi appelait-on les partisans de la reine régente, doña Cristina—et de leur tendre plus d’une meurtrière embuscade. Son nom est resté populaire en Aragon et le souvenir de ses exploits laissa dans la mémoire du jeune Blasco Ibáñez une trace profonde, car il le connut enfant, alors que Mosén Francisco, cuivré comme un Marocain, aux mains semblables aux griffes d’un ours des sierras, à l’allure toujours martiale malgré l’âge avancé, le berçait, bon géant en soutane, sur ses genoux. On n’a pas de peine à en retrouver les traces dans ce pare Miquèl[10], cura de escopeta plus encore que de misa y olla, toujours prêt à casser son fusil de chasse—sa houlette à lui!—sur le dos de son misérable troupeau, dans Cañas y Barro. Et il réapparaîtra à six ans de là, dans La Catedral, sous l’aspect de cet archevêque désinvolte, Don Sebastián, qui, lors de la Fête-Dieu à Tolède, surgit dans le cloître haut, en tournée d’inspection, s’appuyant sur sa canne de commandement—le bastón de mando, insigne, en Espagne, du commandement militaire—encore droit, en dépit de l’âge, et avec un certain air martial malgré l’obésité,—terrible gros homme qui mène avec ses chanoines la plus sourde des guerres et vit crânement avec sa fille dans le palais au rez-de-chaussée duquel est, bizarrement, installée la Bibliothèque de la Province. C’est lui encore que nous retrouvons, l’an d’après, dans El Intruso, devenu un Don Facundo, qui transporte sur ses robustes épaules les morts de Gallarta en rugissant le thrène liturgique:

Qui dormiunt in terræ pulvere evigilabunt...

Et c’est lui, enfin, qui, en 1909, dans le roman baléare Los Muertos Mandan, traîne, demi-guerrier, demi-prêtre, ses éperons de Commandeur de Malte, sous le nom de Priamo Febrer... Mais, pour finir cette évocation, je traduirai encore M. Zamacois: «Sans doute, l’écrivain qui a tant bataillé comme fougueux paladin de la liberté et de la république, se souvient-il avec sympathie de Mosén Francisco, défenseur fanatique de l’absolutisme. Comment? Peut-être que l’intransigeance de cet hercule en soutane, qui sacrifia tant de fois sa tranquillité et si souvent exposa sa vie pour un idéal, a conservé, aux yeux du romancier, cette beauté grâce à laquelle son indulgence divine d’artiste comprend le guerrillero et lui serre les mains...»

Les parents de Blasco Ibáñez n’étaient ni pauvres ni riches. Ils appartenaient à la classe moyenne, à cette petite bourgeoisie espagnole dont toutes les aspirations semblent se résumer en l’amour de la tranquillité et qui a à peine su s’assurer de modestes rentes, qu’on la voit promptement abandonner les affaires et savourer les délices d’une honorabilité consciente, dans la médiocrité d’une vie qui rappelle celle de nos artisans à l’aise et que caractérise une beaucoup plus totale limitation des horizons intellectuels. Durant son enfance, Blasco Ibáñez fut fils unique, sa sœur n’étant née que lorsque, adolescent, il commençait à vaquer à ses goûts littéraires. Cette période de sa vie eût permis à l’observateur d’anticiper sur l’avenir et de deviner l’homme dans le niño tumultueux, plus passionné pour les jeux d’agilité et de vaillance que pour les tristes exercices de routine mnémotechnique en quoi se résume, au delà des Pyrénées, tout l’enseignement de la jeunesse. Mais il arrivait que le petit diable renonçât soudain à l’agitation de ses camarades de lutte pour, durant des mois et des mois, se plonger dans de capricieuses lectures, entrecoupées de longues pauses de mélancolique tristesse, en apparence sans objet. Plus tard, une fois à l’Instituto—nom par lequel on désigne, là-bas, le lycée—et à l’Université, il continua d’être l’enfant indocile et intelligent des premières années, réfractaire à toute méthode comme à toute discipline et doué, cependant, d’une prodigieuse facilité pour apprendre. Il semble qu’il y avait en son tempérament un excès de vigueur, un débordement désordonné d’activité, qui l’obligeaient à s’agiter dans une perpétuelle rébellion.

Il voulut être marin. Le cas s’était présenté déjà, trente-cinq ans plus tôt, avec le sentimental poète G.-A. Bécquer, de Séville. Mais si celui-ci avait dû renoncer à la carrière de pilote par ce que l’école de San Telmo avait été supprimée un an après qu’il y était entré, Blasco Ibáñez, lui, se vit contraint d’abandonner son beau rêve, qu’il caressait en dépit de l’opposition maternelle—qu’effrayaient les périls nautiques—par suite de sa complète inaptitude aux mathémathiques. La table des logarithmes, la trigonométrie sont encore aujourd’hui des monstres effroyables dont le nom seul lui inspire un effroi tremblant. L’algèbre lui ayant fermé la porte des mers—du moins provisoirement—, il songea à correspondre aux vœux de sa famille en choisissant quelque autre carrière libérale. Mais quelle pouvait-elle être, sinon celle d’avocat? «Todo Español, dit un adage courant, es abogado, mientras no pruebe lo contrario»[11]. Chez nos voisins transpyrénaïques, comme chez nous, naguère, le journalisme, le métier d’avocat semble conduire à tout, à condition qu’on en sorte à temps. Mais a-t-on besoin, au fait, d’en sortir, si les trois quarts des avocats espagnols—abogadillos plutôt qu’abogados—n’ont jamais eu l’occasion d’exercer? J’ai connu en Espagne plus d’un honnête mendiant qui était avocat, exactement comme D. Antonio Maura. En somme, quiconque, au-delà des Pyrénées, désire avoir une profession pour ne la pratiquer jamais, se fait avocat. Ce titre représente un honneur, pour des parents désireux de voir leur rejeton monter d’un échelon sur l’échelle sociale. Et c’est ainsi que Blasco Ibáñez, pour ne point chagriner les siens, prit, lui aussi, le rang d’avocat, pour l’oublier aussitôt qu’il l’eut obtenu.

Mauvais élève, il avait été, naturellement, mauvais étudiant. Il m’a avoué qu’il ne pénétrait à l’Université de Valence—dans la cour de laquelle une statue de Luis Vives rappelle à propos, au touriste, que ce grand humaniste du XVIème siècle et ami d’Erasme naquit en cette ville, l’année même où Ferdinand et Isabelle conquéraient Grenade et où Colomb, croyant trouver les Indes par la route d’Occident, découvrait le Nouveau Monde—qu’aux jours de tumulte, pour exciter ses camarades à la rébellion et que les appariteurs le désignaient par la périphrase de: «pájaro anunciador de la tempestad»[12]. Dans les périodes d’accalmie—les étudiants espagnols travaillant par intervalles—il fuyait les salles de cours, s’en allait ramer au port ou s’étendait simplement sous les roseliers de la Huerta, pour y rêver à l’aise. Quant aux terribles «libros de texto»—sorte de guide-ânes scolaires, indispensables dans les cours espagnols et qui, source copieuse de revenus pour les professeurs, sont une des plaies de l’enseignement public en ce pays—il les vendait pour acheter des romans. Ses professeurs ne le voyaient que sur la fin de l’année académique, quand le vagabond, dans un effort héroïque de volonté, compensait, en quelques semaines d’application forcenée, la paresse délicieuse de longs mois de liberté et arrivait, par des prodiges d’habilité mnémotechnique, à subir avec succès un examen dont il lui avait suffi, pour avoir raison de la routine d’un enseignement inerte, de s’assimiler superficiellement les matières. Gavage provisoire dont on devine les fruits, mais qui suffisait, amplement, aux ambitions du jeune homme.

A seize ans, quand Blasco Ibáñez en était à sa seconde année de droit, il crut devoir se libérer, par une fugue à Madrid, de cette absurde existence de contraintes à demi supportées, de libertés à demi avouées. Il avait son idée. Il voulait ne devoir qu’à lui-même son existence et gagner sa vie comme écrivain. Il fit le voyage dans un wagon de troisième, avec, pour tout bagage, la classique cape et une liasse de feuilles de papier écrites au crayon. C’était le manuscrit d’un grand roman historique, pour lequel il se faisait fort de trouver un Mécène, sous les espèces et apparences d’un riche éditeur de la capitale des Espagnes. A cette époque—nous sommes en 1882—régnait encore le père du monarque actuel, lequel, répondant aux prénoms de Francisco de Asís, Fernando Pío, Juan María, Gregorio Pelayo, portait le titre d’Alphonse XII. Marié en 1879, en secondes noces, avec la princesse autrichienne Marie-Christine, il avait su exercer, dans un pays en proie aux pronunciamientos militaires, une action relativement réparatrice, organisant le régime parlementaire et instituant les deux grands partis qui allaient alterner un pouvoir: le conservateur avec Cánovas, et le libéral avec Sagasta. A cette époque, la littérature nationale oscillait encore entre un romantisme atténué et un timide réalisme, avec une tendance de plus en plus marquée vers l’observation précise et l’écriture simplifiée, allégée du fatras qui alourdissait les proses et les vers des épigones romantiques. Mais, de cela, le jeune fugitif de Valence n’avait cure. Tel Diogène cherchant en plein jour, une lanterne allumée à la main, un homme dans les rues d’Alexandrie, Blasco Ibáñez parcourait la Corte en quête de l’introuvable éditeur. Je l’ai entendu dépeindre avec une éloquente ironie la mine stupéfiée et scandalisée de ces marchands de livres madrilènes, lorsque, ayant franchi le seuil de leurs antres archaïques, il se résolvait à leur proposer le marché qui eût mis un terme à sa navrante misère d’enfant abandonné. «¡Qué tiempos!», s’écriaient ces vautours rapaces autant qu’avares. «¡Qué juventud tan atrevida! ¿Y desde cuándo escriben los mocosos novelas?»[13]. C’est alors que Blasco Ibáñez connut la triste gloire de devenir secrétaire du célèbre D. Manuel Fernández y González. Il avait trouvé asile dans un taudis appartenant à une masure en ruines datant du XVIIe siècle, sise dans la rue de Ségovie, tout près de ce pont qui la traverse à 23 mètres de hauteur, que le peuple appelle El Viaducto, et d’où tant d’épaves de la vie de Madrid ont fait et font encore le grand saut dans l’inconnu. Sa patronne, pauvre tenancière de garni à l’usage d’une bohême dont l’impécuniosité était le moindre vice, appliquait à sa clientèle un tarif si bas, qu’elle se voyait contrainte—tellement les paiements, malgré le bon marché de ses prix, se faisaient attendre—à pratiquer à son égard une subtile prestidigitation, en vertu de laquelle un œuf se transformait en deux œufs et un beefsteak en une demi-douzaine de beefsteaks! C’était la novela picaresca du XVIIe siècle revécue sur la fin du XIXe et il faudrait la plume de Quevedo pour esquisser dignement le tableau d’une certaine nuit de Noël, où Blasco Ibáñez, par le froid glacial de ce haut plateau de Castille et dans un Madrid poudré à frimas par une neige qui tombait en rafales, s’amusa divinement, avec ses compagnons d’infortune. Seulement, ni les uns ni les autres ne rabattirent jamais, ce soir-là, dans les cafés où ils entrèrent, cette partie de la cape qui sert à couvrir le bas du visage et que l’on nomme embozo. De quoi avaient donc peur ces personnages de mélodrame? Simplement de montrer leur nudité pitoyable. Ils étaient en manches de chemises. Pour pouvoir, comme les heureux de ce monde, goûter quelque joie en cette nuit consacrée, ils avaient héroïquement mis leurs vestes en gage. Comme quoi, selon un vieux proverbe de là-bas, «la capa todo lo tapa»[14].

Il serait frivole de vouloir présenter à quiconque possède la moindre teinture de littérature espagnole le curieux romancier que fut D. Manuel Fernández y González. Né à Séville en 1821, poète et dramaturge, cet esprit doué d’une rare puissance d’invention, d’un don attachant de conter, avait abusé de son talent et, sacrifiant tout à l’action et ne cherchant qu’à produire de l’effet, n’avait été, même à sa bonne époque—celle où, de 1860 à 1869, la



MANIFESTATION POPULAIRE EN L’HONNEUR DE BLASCO IBÁÑEZ, DEVANT LA RÉDACTION DE «EL PUEBLO»

MANIFESTATION POPULAIRE EN L’HONNEUR DE BLASCO IBÁÑEZ, DEVANT LA RÉDACTION DE «EL PUEBLO»


FÊTE EN L’HONNEUR DE BLASCO IBÁÑEZ A MADRID  Sur la scène figure la typique barraca de la Huerta valencienne. A droite, quelques-unes des danseuses valenciennes qui concoururent à la cérémonie. Au centre Blasco, ayant à sa droite Pérez Galdós. Dans le groupe, le peintre Sorolla, le musicien Chapí, le sculpteur Benlliure, les écrivains Mariano de Cavia, López Silva et autres.

FÊTE EN L’HONNEUR DE BLASCO IBÁÑEZ A MADRID
Sur la scène figure la typique barraca de la Huerta valencienne. A droite, quelques-unes des danseuses valenciennes qui concoururent à la cérémonie. Au centre Blasco, ayant à sa droite Pérez Galdós. Dans le groupe, le peintre Sorolla, le musicien Chapí, le sculpteur Benlliure, les écrivains Mariano de Cavia, López Silva et autres.

maison parisienne Rosa y Bouret éditait plusieurs de ses romans en espagnol et où Ch. Yriarte mettait en notre langue sa Dama de Noche (La Dame de Nuit, 1864, 2 vol.)—qu’un adroit feuilletoniste, quelque chose comme le Ponson du Terrail de son pays, alors qu’il eût pu en devenir le Walter Scott. On a dit plaisamment que l’Espagne lui doit une statue, au pied de laquelle il faudrait brûler ses œuvres. De celles-ci, cependant, beaucoup continuent à être lues et des romans historiques comme El Cocinero de Su Majestad, Martín Gil, Los Monfíes de las Alpujarras, ou encore Men Rodríguez de Sanabria—qui remonte à 1853—rivalisent avantageusement avec les productions les meilleures de notre Dumas, sauf cette différence, tout à l’honneur de l’Espagnol, qu’en écrivant à la fois trois ou quatre romans différents, il n’exploita jamais les plumes de collaborateurs et n’eut pas à signer de son nom les œuvres d’un Auguste Maquet. Quand le jeune Blasco Ibáñez connut Fernández y González, celui-ci,—il mourut à Madrid en Janvier 1888—épuisé et à demi aveugle, n’était plus que l’ombre de lui-même. Il s’obstinait cependant à produire, dictant avec fatigue de pénibles élucubrations, fruits séniles d’une veine irrémédiablement paralysée. La nuit venue, il se trouvait, avec son secrétaire, au populaire Café de Zaragoza, Place Antón Martín, et, au milieu d’une clientèle de toreros, de filles en châles—les chulas de mantón, descendantes bâtardes des majas de Goya—et d’ouvriers qui parlaient politique, y soupait d’un beefsteak copieusement additionné de pommes de terre, seul repas sérieux du jeune Blasco, et hélas! seul paiement, aussi, qu’en échange de ses bons offices pût lui offrir le vieillard. Ce frugal repas achevé, les deux hommes descendaient par les rues tapageuses des barrios bajos[15] jusqu’à l’humble demeure du romancier, non sans que celui-ci ne fît de fréquentes stations en route, dans des bars où il prenait diverses rasades d’eau-de-vie anisée, à la mode du pays. Puis commençait, jusqu’à l’aube, la monotone besogne de dictée et d’écriture, entrecoupée de quelques légers sommes de Fernández y González, pendant lesquels Blasco, entraîné par l’intérêt de la narration et déjà brûlant du feu sacré, continuait la rédaction du récit. A son réveil, le vieux romancier, en dépit d’un orgueil presque puéril, se faisait lire l’improvisation du secrétaire et, se renversant dans son fauteuil de cuir, articulait, sur un ton cavalier, ce jugement: «¡No está mal! La verdad es, muchacho, que tienes un poquito de talento para estas cosas...»[16]. Ainsi furent composés plusieurs livres, Fernández étant contraint de produire sans relâche, pour vivre. La meilleure de ces œuvres bâclées, où l’on retrouverait aisément quelque chose de la future manière de Sangre y Arena, me semble un roman de toreros et de petites maîtresses: El mocito de la Fuentecilla, qui a les prétentions d’être un tableau de mœurs madrilènes au commencement du XIXe siècle, dont certaines pages sont brossées avec les tons chauds et pittoresques du peintre des majos et des majas, des manolos et des manolas, l’Aragonais Francisco Goya y Lucientes. Mais il est tout à fait absurde de présenter—comme l’a fait M. J. Fitzmaurice-Kelly dans la dernière édition française de sa Littérature Espagnole—Blasco Ibáñez comme «ancien secrétaire du romancier Fernández y González» sans plus de précisions, car l’on voit, par ce qui précède, combien accidentel et, en somme, insignifiant fut cet épisode d’une vie par ailleurs si riche en incidents.

L’escapade à Madrid n’était pas sans précédents dans l’histoire littéraire d’Espagne au XIXe siècle. Un auteur qui compte comme romancier et poète, P.-A. de Alarcón, né à Guadix en 1833, n’avait-il pas déjà fui de sa cité natale pour, après divers avatars à Cadix et à Grenade, venir chercher fortune à Madrid, en y combattant, en 1854, dans son journal El Látigo, le régime de la fille de Ferdinand VII, Isabelle II, qui fut, en réalité, le régime de Narváez et d’O’Donnell? Mais, entre ce «chevalier errant de la Révolution et soldat du scandale»—comme il s’appellera plus tard, lorsque, ayant abdiqué l’idéal de sa jeunesse, il sera devenu l’homme de confiance de la monarchie—et Blasco Ibáñez, il n’y a de commun que la fugace analogie d’une aventure pittoresque et celle de Blasco devait, aussi bien, être de plus courte durée. Un jour où il y pensait le moins, elle prit fin, brusquement. Notre adolescent, lorsqu’il n’était pas occupé avec Fernández y González,—c’est-à-dire une bonne partie du jour, du jour de Madrid, qui commence fort tard,—employait son temps à errer à travers les rues, «parlant», nous révèle Zamacois, «avec les pauvres femmes qui exhibent leur beauté sur les trottoirs. Celles-ci, séduites par sa jeunesse ainsi que par sa chevelure bouclée, le recherchaient avec la générosité la plus désintéressée». Ces bonnes fortunes alternaient avec une propagande politique affectant la forme de discours de tribun dans les meetings de quartiers ouvriers, où des mains calleuses de cordonniers, de maçons, de charpentiers et autres artisans applaudissaient frénétiquement l’éloquence fougueuse de l’estudiantito[17]. A l’issue d’une de ces réunions, où son triomphe avait été particulièrement vif, il retournait à son humble logis en compagnie d’une petite escorte de jeunes travailleurs manuels, lorsque, arrivé à la porte de la maison de la rue de Ségovie, deux policiers lui en barrèrent le seuil avec un: «Queda usted detenido»[18].

Ils l’emmenèrent, non pas au commissariat de police du quartier, mais à la Direction Générale de Police. Allait-on, déjà, le traiter en agitateur politique? Mais il était à peine introduit dans le bureau du Directeur qu’une femme, en proie à une agitation extrême qu’elle s’efforçait, sans résultat apparent, d’étouffer, se précipitait, les bras ouverts, sur le coupable et le couvrait de ses baisers et de ses larmes. C’était sa mère, qui, fatiguée d’une vaine attente, était venue elle-même arracher l’Enfant Prodigue aux séductions et aux pièges de la Villa y Corte et, ne sachant comment découvrir son adresse, s’était adressée aux sbires de la capitale qui, eux, n’avaient point eu de peine à identifier le fugitif. En compagnie de sa mère, Blasco Ibáñez repartit donc pour Valence, où s’achevèrent ses études de droit dans les conditions mentionnées plus haut. Mais ce stage à Madrid avait été pour lui le baptême du feu et il en sortait armé pour la lutte de protestation républicaine et d’agitation politique contre le gouvernement. Il ne tarda pas à se trouver, de la sorte, mêlé à des conspirations sérieuses, dont les auteurs, hommes mûrs et expérimentés, ne parlaient rien moins que de soulèvements militaires, de barricades, d’émeutes, etc. Grâce à son jeune âge, il était employé par eux comme émissaire échappant aux soupçons et, bien souvent, il fut ainsi chargé de transmettre aux organisations affiliées des documents révolutionnaires, ou de procéder au transfert et à l’installation de dépôts d’armes. Plus d’une fois aussi, dans ces missions délicates, il se coudoyait avec quelques-uns des graves professeurs qui, le matin même, avaient, à l’Université où il eût dû être, disserté gravement, devant un auditoire de futurs fonctionnaires monarchistes, des droits et prérogatives de la Couronne.

Cette étrange existence connaissait cependant des heures de trêve, consacrées au démon d’écrire. Mais de telles proses n’avaient rien de littéraire, conditionnées qu’elles étaient par une fin de propagande politique. Ce Don Quichotte de la République n’avait alors pour Dulcinée que la farouche maîtresse de Danton et les livres de chevalerie qui lui avaient tourné la tête s’appelaient Mignet, Michelet, Lamartine, et autres moindres historiens de notre Révolution. Comme le héros de la Manche, il entendait vivre son rêve. «Je me couchais, m’a-t-il avoué, avec les Girondins de Lamartine; je déjeunais de Louis Blanc et un tome complet de Michelet constituait mon repas principal. Le cycle de mes jours était tracé. Je serais le Danton de l’Espagne, puis je mourrais...» Je disais tout à l’heure que les proses de Blasco Ibáñez n’avaient rien de littéraire. Les vers qu’il composa à cette période de son existence l’étaient-ils davantage? Car il importe de marquer qu’il rimait alors pour la République. Et rien ne s’oppose à ce que soit admise l’hypothèse qu’à travers ces rimes passait un souffle d’ardente sincérité, qui en conditionnait la relative beauté. D’autres vers, que Blasco Ibáñez consacra, avant d’avoir atteint vingt ans, à des Philis moins irréelles que la Déité de la future République d’Ibérie, je ne saurais rien relater ici, si ce n’est qu’ils furent nombreux et qu’ils sont religieusement couverts par le voile profond du mystère, de ce mystère que l’auteur a toujours gardé sur sa vie sentimentale et ses aventures passionnelles. Il n’est certes pas de ceux qui accommodent les cœurs brisés à la sauce passe-partout de la fiction romanesque et ses propres amours ne lui ont jamais servi à pimenter sa littérature. Si, dans quelques-uns de ses romans, il se dégage, encore que rarement, comme un relent affaibli de personnelles expériences, l’on peut être sûr que ces pages autobiographiques s’y sont glissées par une sorte de mouvement réflexe et contre la volonté de l’auteur. Mais, pour en revenir à ses vers d’amour, s’il n’en a rien gardé, je sais, moi, que quelques-unes des femmes qui les ont reçus, et qui vivent encore, quelque part, en Espagne, les ont conservés et les relisent parfois, avec une muette extase, dans le silence des lourds étés, alors que, devenues épouses vertueuses et matrones procréatrices à la fécondité généreuse, elles évoquent, du fond de leurs souvenirs de jeunes filles, les cours passionnées de l’étudiant «calavera»[19] de Valence. Laissons, cependant, cette délicate matière et tenons-nous en aux vers à la République...

De ceux-ci, il est un sonnet qui mérite une mention à part. L’histoire du sonnet abonde en bizarreries originales, relatées par L. de Veyrières dans sa Monographie du Sonnet, publiée en 1869-1870. J’ai, dans América Latina de Juin 1920[20], narré comment le grand poète nicaraguéen Rubén Darío avait, en 1896, composé en collaboration, en quatorze minutes, un merveilleux sonnet à la gloire de Rome. Mais personne n’a songé encore à exhumer des colonnes du journal républicain où ils furent publiés avant que leur auteur eût atteint ses dix-huit printemps, les quatorze vers où Blasco Ibáñez suppliait le peuple de se lever contre la monarchie, non pas seulement d’Espagne, mais de l’Europe entière, et de couper la tête aux «tyrans», en commençant par celui de son pays. Toujours est-il que l’Audiencia Criminal de Valence, en condamnant Blasco Ibáñez—étudiant encore imberbe—à six mois de carcere duro, pour, aussitôt, par égards pour sa tendre jeunesse, lui appliquer la clause du sursis, s’est couverte de ce ridicule spécial dont les Annales de la Thémis espagnole offrent tant d’exemples. Et l’on avouera qu’en tout cas, cette conception de la critique des vers n’était guère propre à encourager Blasco dans la carrière de Tyrtée et que mieux valait encore pour «une Philis en l’air faire le langoureux».

III

Le révolutionnaire.—Il émigre à Paris.—«Le grand homme numéro 52.»—Vie joyeuse et batailleuse au Quartier Latin.—Le journal El Pueblo.—Enorme labeur de journaliste.—Poursuites judiciaires et emprisonnement.—Fuite en Italie et composition de En el País del Arte.—Condamnation au bagne par le Conseil de guerre de la 3e Région Militaire.—Du Presidio à la Chambre des Députés.—Triple besogne de député, conspirateur et romancier.—Ses désillusions politiques et son romantisme républicain.

A dix-neuf ans, Blasco Ibáñez, ayant quitté l’Université avec son titre d’avocat, ne vécut plus que pour la cause républicaine. Mais ici, il importe de dire quelques mots sur l’état du parti républicain entre 1880 et 1890 en Espagne. Actuellement, il existe en ce pays un grand parti socialiste, moins nombreux cependant et moins fortement organisé que le parti «syndicaliste», que mènent les anarchistes. A l’époque où Blasco Ibáñez se lança dans l’arène du radicalisme, ces deux partis existaient déjà, certes, mais à l’état embryonnaire et ne disposaient encore que de groupements ouvriers restreints. La grande masse populaire était englobée dans le parti républicain, lequel, d’ailleurs, était loin d’être uni, tiraillé qu’il se trouvait dans des directions opposées et si, un instant, la concorde semblait s’y être faite, cette trêve ne servait qu’à



APRÈS LE BANQUET EN L’HONNEUR DE BLASCO  Au centre sont assis Pérez Galdós et Blasco Ibáñez. Derrière eux, en chapeaux mous, Benlliure et Sorolla

APRÈS LE BANQUET EN L’HONNEUR DE BLASCO
Au centre sont assis Pérez Galdós et Blasco Ibáñez. Derrière eux, en chapeaux mous, Benlliure et Sorolla


PORTRAIT DE BLASCO IBÁÑEZ PAR J. FILLOL 1900.  Le romancier, en déshabillé de marin, écrit dans un chalet de la plage de Valence, où il passait des saisons avant que fût construite la Malvarrosa

PORTRAIT DE BLASCO IBÁÑEZ PAR J. FILLOL 1900. Le romancier, en déshabillé de marin, écrit dans un chalet de la plage de Valence, où il passait des saisons avant que fût construite la Malvarrosa

un recommencement de plus ardentes hostilités intestines. On rencontre, dans les curieux pamphlets d’un agitateur radical—auteur aussi d’une petite plaquette sur Blasco Ibáñez, où beaucoup de parti pris sectaire obscurcit la réalité—, Ernesto Bark, de tendancieuses notations sur ces divisions républicaines d’alors et le sociologue aura un jour à rechercher, dans ces publications de l’écrivain auquel Pi y Margall aurait, à l’en croire, dédié en 1881 ses Nacionalidades[21], certains détails introuvables ailleurs. Etre républicain, en ces temps de la régence de Marie-Christine, signifiait, de façon d’ailleurs confuse, adhérer à un anti-cléricalisme extrêmement élastique et patronner des réformes sociales d’autant plus libéralement prônées qu’elles étaient pratiquement irréalisables. Et c’est sans doute la désillusion que causa aux masses l’échec fatal de ce chimérique programme qui les fit se jeter à corps perdu dans les rangs des deux partis, le socialiste et l’anarchiste, qui avaient su, du moins, limiter leurs ambitions à un pratique terre à terre et concentrer leurs efforts dans la conquête d’un idéal purement matériel.

Blasco Ibáñez tenait pour une République fédéraliste, à l’exemple de celle des Etats-Unis d’Amérique. Son maître et son chef était ce Pi y Margall que je viens de nommer, écrivain d’ailleurs notable à divers points de vue et qui a laissé, en particulier, d’importantes études sur l’histoire de l’Amérique et sur le Moyen-Age. Né à Barcelone en 1824, il fut, avec Figueras, Salmerón, Castelar et Serrano, l’un des chefs de l’éphémère République Espagnole qui dura du 11 Février 1873 au 29 Décembre 1874—jour où le pronunciamiento de Martínez Campos mit sur le trône le fils d’Isabelle II, Alphonse XII—, et est mort à Madrid, le 29 Novembre 1901, entouré de l’estime universelle. L’armée espagnole, dont les officiers sont aujourd’hui le plus ferme appui de la Royauté, comptait alors dans ses rangs de nombreux chefs républicains, formant une association révolutionnaire affiliée à d’autres groupements civils et Blasco Ibáñez, qui appartenait à l’un de ces derniers, fut mêlé à diverses tentatives de rébellion, que la vigilance des autorités monarchiques fit échouer, au dernier moment. C’est à la suite d’un essai de ce genre, en 1889, à Valence, qu’il se vit contraint, pour sauver sa liberté, de fuir à Paris, où il devait rester un an et demi. D’antérieurs soulèvements avaient jeté dans la capitale française une émigration considérable d’officiers et de journalistes républicains et le chef des activistes du parti, le Castillan D. Manuel Ruiz Zorrilla, né à Osma en 1834, mort à Burgos en 1895, réunissait autour de lui, dans son appartement d’une des avenues proches de l’Arc de Triomphe, la fine fleur de ces conspirateurs malheureux. Blasco s’était installé sur la montagne Sainte-Geneviève et vivait assez à l’écart de ces émigrés politiques. Il occupait une chambre dans un hôtel qui existe toujours, l’Hôtel des Grands Hommes et qui regarde l’aile droite du Panthéon, au Nº 9 de la Place de même nom, hôtel dont presque tous les hôtes étaient des étudiants ou des étrangers, que l’ignorance, ou la bizarrerie de leurs noms faisait désigner par les numéros de la pièce par eux occupée. Blasco, qui avait la chambre Nº 52, était donc, comme il aime plaisamment à le rappeler, «le grand homme Nº 52».

Un de ses traducteurs français—le seul qui se soit donné la peine de lui consacrer une très courte notice en notre langue—M. F. Ménétrier, a prétendu, à ce propos, et à deux reprises—en Mars 1910, au Nº 2 des Mille Nouvelles Nouvelles, p. 54, puis en 1911, en tête de sa traduction de Entre Naranjos—que Blasco Ibáñez était resté plusieurs années en France, lui attribuant la composition, à Paris, d’œuvres écrites en réalité à son retour en Espagne[22]. Son séjour dura exactement le temps que j’ai dit plus haut et le seul et unique ouvrage qu’il y composa fut cette Historia de la Revolución Española, que le prêtre D. Julio Cejador cite, dans la très confuse bibliographie des œuvres de Blasco qu’il a mise en 1918 à la suite de son article sur l’écrivain au t. IX de sa verbeuse et partiale Historia de la lengua y literatura castellana, comme ayant paru à Barcelone en 1894 en 3 volumes. C’est une œuvre destinée au peuple, qui avait été rédigée sur la demande d’un éditeur catalan et qui fut publiée par fascicules. Il ne faudrait d’ailleurs pas juger, par cette production de circonstance, de la nature des occupations de Blasco à Paris. En vérité, l’étude l’absorbait au point de lui faire oublier la politique. Précédemment, alors qu’il s’était jeté à corps perdu dans les agitations de son parti, il avait écrit trois romans et de nombreux contes. Par une curieuse anomalie, ce révolutionnaire, qui aspirait à la disparition d’un passé mort et d’institutions momifiées, ne savait, pour ses œuvres d’imagination, que puiser dans les âges révolus. Ses romans étaient historiques; ses contes, des légendes dont le décor fantastique et les sombres personnages étaient empruntés au Moyen Age. Ses travaux de débutant virent le jour dans des publications illustrées de Madrid et de Barcelone et ont même trouvé un éditeur pour les réunir en volumes. Mais leur auteur s’est toujours refusé à en autoriser la réimpression. Je respecterai donc sa pudeur à l’endroit de ces fils premiers-nés de sa verve de créateur et passerai outre, moi aussi.

Peu avant son départ pour Paris, à vingt-deux ans, il avait achevé ses deux premiers romans d’ambiance moderne: El Adiós de Schubert et la Señorita Norma. Ce sont des œuvres de peu d’étendue, qui produisirent quelque sensation dans le public et furent cause que, pour la première fois, des critiques daignèrent s’occuper du romancier Blasco Ibáñez. Celui-ci ne les en a pas moins condamnées à l’oubli, comme tout le fatras de ses romans historiques, et s’est toujours opposé également à ce qu’elles fussent rééditées. A Paris, l’on a vu qu’il écrivait peu, bien qu’il y lût beaucoup. Il était dans cette situation psychologique spéciale d’un être qui, prévoyant obscurément que de grandes choses lui étaient réservées, profitait tacitement de cette courte trêve du Destin pour se préparer à vivre. La plénitude de son exubérante jeunesse, l’ardeur physique de son tempérament viril le rendaient doublement heureux, en ce Quartier Latin de la bonne époque, débordant de joyeuse sève française, aux amours faciles, à l’existence matérielle aisée. Sa famille lui assurait trois cents francs chaque mois: une petite fortune en ces jours lointains! Les correspondances qu’il envoyait à divers journaux espagnols ajoutaient une centaine de francs à la manne familiale. Que fallait-il de plus pour apparaître, aux yeux des faméliques bohêmes de l’Hôtel des Grands Hommes, nimbé de l’auréole d’un satrape? C’était, surtout aux premiers jours du mois, une bombance entre camarades, dont Blasco supportait généreusement tous les frais et comme, alors, il se croyait obligé, à titre d’Espagnol, de ne pas démentir la légende du Don Quichotte fanfaron et bon enfant, il s’était mis à la tête d’une bande allègre de gais lurons, Espagnols et Hispano-Américains, dont les exploits devinrent promptement légendaires au Quartier. Un soir, au Bal Bullier, l’ordre fut tellement troublé par ces joyeux drilles, que les gardes républicains durent intervenir et expulser manu militari la troupe tapageuse et son chef.

Blasco Ibáñez, lorsque, étant à Paris, le hasard le ramène sur cette Place du Panthéon, où l’Hôtel des Grands Hommes réveille ses vieux souvenirs, ne manque pas, montrant le poste de police installé dans l’édifice qui sert de Mairie au Ve Arrondissement, de dire à ses compagnons, en guignant malicieusement de l’œil: «¡Las veces que nos han traído aquí, de noche!»[23]. Il y avait, en ce temps là, au bureau du poste de police, un vieux fonctionnaire qui, sous l’Empire, avait été, lui aussi, conspirateur républicain et qui, au courant des antécédents politiques du jeune Blasco, considérait comme son devoir de le tancer vertement, encore qu’avec une secrète sympathie, lorsqu’il le voyait entrer, confondu pêle-mêle avec des filles et tout l’élément composite d’une bataille nocturne à Paris, aux alentours de la Sorbonne. «Comment, s’écriait ce brave homme, n’avez-vous pas honte de mener une telle existence? Vous, exilé pour la cause glorieuse de la Liberté!» Le captif avouait humblement sa honte, était loyalement relâché et recommençait de plus belle, à la prochaine occasion. Pourtant en guise de pénitence, il s’était imposé la noble tâche de racheter de la perdition quelques Madeleines repentantes et ses succès, sur ce terrain spécial de l’apostolat évangélique, eussent été, m’a-t-il déclaré, de nature à rendre jaloux cet excellent Père de la chanson, lequel, pour le rachat de leurs manquements, imposait le recommencement aux agnelles perdues qui lui confessaient certains péchés mignons...

En 1891, une amnistie des délits politiques ayant été accordée par le gouvernement espagnol, Blasco put rentrer dans sa patrie. Il y revint tout autre qu’il en était sorti. Désormais, c’en fut fait de la dissipation. L’austérité et le travail devinrent les maîtres de sa vie. Il se maria et recommença la propagande républicaine, mais en lui consacrant une énergie concentrée, toute nouvelle. Aujourd’hui qu’il s’est retiré de la politique militante, qu’il veut oublier ses triomphes oratoires et ses polémiques de presse, l’évocation de ces années obscures est propre à l’attrister. Pourtant, comment taire une période où jamais il ne montra un plus absolu désintéressement, un dévouement plus complet en faveur de la cause de l’émancipation de ce pauvre peuple d’Espagne? Il avait fondé El Pueblo, feuille toujours existante et qui est l’un des plus vieux journaux radicaux d’Espagne. Une telle entreprise, il la risqua sans appui pécuniaire aucun et, pour soutenir son journal, il dépensa tout ce qui lui était revenu à la mort de sa mère et d’autres biens de famille encore. On sait ce qu’il en est des journaux de parti, spécialement ceux d’idées dites «avancées». Les bailleurs d’annonces se garent d’eux comme de la peste, leurs abonnés sont clairsemés et le plus net de leurs revenus doit donc provenir de la vente au numéro. Mais l’Espagne a une moitié de sa population qui est illettrée et comme El Pueblo s’adressait vraiment au peuple, l’on conçoit que, des presses qui l’imprimaient, coulassent plutôt des «bouillons» que le Pactole.

A ces déboires financiers s’ajoutaient les mille tracas de la systématique persécution des autorités, qui ne pouvaient admettre les campagnes acharnées du journal contre le système gouvernemental monarchique. La prison: telle était la riante perspective qui s’offrait désormais à la vue de Blasco et il en prit plus d’une fois le chemin, non pas, comme au Quartier Latin, pour y être élargi après une paternelle semonce, mais pour y faire connaissance avec le régime cellulaire espagnol, qui n’a rien de particulièrement attrayant. Mais déjà sa seule vie quotidienne de journaliste était une sorte de bagne. D’abord, il lui fallait écrire chaque jour plusieurs articles. Ses compagnons de rédaction étaient de jeunes enthousiastes, qui travaillaient gratuitement. Aussi réclamaient-ils l’aide de leur Directeur pour les rubriques les plus diverses et cette besogne qui commençait à 6 heures du soir—le Pueblo paraissant le matin—ne se terminait qu’à l’aube suivante. Un Valencien, qui a eu l’occasion de participer à cet apostolat, m’a affirmé que, sauf la composition et le tirage de sa feuille, Blasco Ibáñez faisait tout le reste et qu’il aidait même fréquemment ses reporters à confectionner de quelconques faits-divers. Cette intense production au jour le jour dura près de dix années. Elle est malheureusement perdue pour nous. Il est vrai que la majorité de ces articles étaient des improvisations politiques, dont le caractère d’actualité constituait le mérite principal et qu’à ce titre, ils n’offriraient qu’un intérêt très relatif. Cependant, mêlés avec eux, on trouverait des études littéraires et artistiques, des essais de critique, tout un côté intéressant d’une ardente propagande, qui tendait à offrir au peuple, en même temps que la liberté civique, la jouissance du Beau, jusqu’alors propriété exclusive des privilégiés de la Fortune. Aucun de ces travaux n’a été conservé par Blasco. Il y a plus. Dans sa haine pour les paperasses accumulées, dont j’ai parlé suffisamment, il a détruit, il y a bien longtemps, toute la suite du Pueblo et la rédaction du journal n’a commencé à en collectionner les numéros que lorsque son fondateur eut cessé de le diriger. Peut-être, cependant, qu’en une discrète bibliothèque d’Espagne, l’on en trouverait les volumes reliés, au fond d’un poussiéreux magasin... Quoiqu’il en soit, Blasco ne se repent guère de cette destruction, à en juger par ce qu’il écrit dans le prologue «Au lecteur» de son dernier livre, sur El Militarismo Mejicano, p. 12: «J’ai toujours considéré les tâches du journalisme comme un travail éphémère, dont l’existence conditionnée et rapide ne mérite pas de se prolonger dans un livre. Je n’ai réuni en volumes que mes contes et non tous, ainsi que quelques articles littéraires, en très petit nombre. Je n’ai jamais considéré comme dignes de figurer sous une couverture d’éditeur mes travaux concernant la politique, la sociologie, l’histoire, etc. J’ai été, de longues années, journaliste, écrivant chaque jour un ou deux articles. Le lecteur dont la bienveillance me favorise s’imaginera aisément de quel péril l’a délivré mon manque de passion de collectionneur... Si j’étais de ces auteurs qui croient faire tort à la postérité lorsqu’ils oublient de réunir en volumes jusqu’aux lettres par eux envoyées à des amis, il existerait, à cette heure, de trente à quarante tomes d’articles de Blasco Ibáñez. Car j’en ai produit par milliers et je les ai si complètement oubliés, qu’il me serait parfaitement impossible, même si je le voulais, de les retrouver aujourd’hui...»

C’est dans cette période agitée que le futur maître du roman espagnol écrivit les œuvres d’imagination les plus vigoureuses de sa période valencienne. El Pueblo accueillit la plupart des contes qui forment actuellement les deux recueils intitulés: Cuentos Valencianos—qui en contient treize—et La Condenada—qui en contient dix-sept. Arroz y Tartana, son premier roman vraiment littéraire, et Flor de Mayo, furent d’abord des feuilletons du Pueblo. Puis, lorsque Blasco eut purgé la peine du bagne dont il va être question à la fin de ce chapitre, c’est encore dans le Pueblo que La Barraca, cette œuvre qui le fit connaître à l’Europe, fut publiée par tranches quotidiennes. Toutes ces créations, que l’on s’accorde à définir comme les plus fraîches et les plus attrayantes de notre auteur, ont cependant été composées dans le tohu-bohu d’une salle de rédaction de feuille populaire et sans autre prétention que celle de distraire la plèbe qui en formait la clientèle fidèle. Voilà ce qu’aucun critique n’avait songé à dire et l’observation méritait d’être faite. Le même garant de Valence que j’ai cité plus haut, me décrivant la façon de travailler de celui qu’il appelait alors «el jefe»[24], m’a dit, à la lettre, ce qui suit: «Il ne se couchait que plusieurs heures après le lever du soleil. Sa vie normale commençait donc dans le milieu de l’après-midi. A la nuit tombante, je le trouvais installé au journal. Il faut que vous sachiez que la rédaction du Pueblo était installée dans une vieille bâtisse du XVIe siècle, avec un énorme salon, dont des colonnes salomoniennes soutenaient le haut plafond. Dans cette pièce gigantesque, la caléfaction n’existait pas et les fougueux rédacteurs y tremblaient, l’hiver, d’un froid humide. Blasco avait installé sa table à l’un des angles de ce hall. Son travail était haché d’interruptions, obligé qu’il se voyait de recevoir à tout instant les coreligionnaires qui, seuls ou en groupes, venaient le consulter. Ce n’est guère que passé minuit qu’il commençait à être délivré de ces visiteurs enthousiastes. Jusque vers trois heures du matin, il continuait la rédaction, classant les télégrammes de la dernière heure. A partir de trois heures, il restait seul, dans le hall plongé dans une obscurité que coupait sa petite lampe[25]. C’est alors qu’il écrivait ses contes, ceux que vous savez, et aussi cette merveilleuse histoire d’amour qui s’appelle: Entre Naranjos. Sous lui trépidait notre vieille presse, cependant qu’aux fenêtrages du salon immense, l’aurore aux doigts de rose teignait de vives nuances les vitres anciennes. Son existence était d’une laborieuse monotonie, entrecoupée, comme seuls incidents notables, d’excursions forcées aux geôles de la ville et même—à la suite de voyages de propagande politique en ces deux cités—à celles de Madrid et de Barcelone. Il vivait dans la plus extrême pauvreté, ayant perdu tout son avoir dans cette mauvaise affaire du journal à maintenir et, d’autre part, ne gagnait rien avec la plume, vu qu’il ne disposait pas du temps nécessaire pour écrire ailleurs qu’au Pueblo. Il soutint aussi de fréquents duels avec ses adversaires politiques.»

Ces duels sont restés célèbres en Espagne et l’auteur de l’article dédié à Blasco Ibáñez au T. VIII de l’Enciclopedia Espasa—publication de premier ordre, qui fait honneur aux éditeurs barcelonais qui l’entreprirent et sauront la mener à bien—a cru devoir rappeler comme particulièrement sensationnels ceux qu’il eut avec D. R. Fernández Arias, directeur de la feuille des officiers espagnols: La Correspondencia Militar, et avec le général Bernal. Je raconterai, plus loin, celui, plus fameux encore, avec certain lieutenant de la Sûreté, à Madrid. Mais, avant d’en venir à cet incident, il en est un autre que je dois conter et dont les conséquences furent d’une gravité extrême pour Blasco. C’était en 1895—lors de la seconde et dernière guerre d’indépendance de l’île de Cuba contre l’Espagne. On sait que la perle des Antilles, après un premier essai de rébellion en 1868, dompté par Martínez Campos, s’était soulevée de nouveau sous la direction du général cubain Gómez, déjà impliqué dans le soulèvement de 1868, et de l’avocat D. José María Martí, ainsi que du patriote D. Antonio Maceo. Blasco Ibáñez voulait que fût reconnue l’indépendance de Cuba et, par suite, s’opposait à la continuation d’hostilités parfaitement inutiles—on ne le vit que trop dans la suite. Son maître, Pi y Margall, soutenait, d’ailleurs, la même thèse que lui: avec cette différence, toutefois, que le disciple, plus jeune et plus agressif, tendait aux solutions extrêmes et, ne se bornant pas à exposer des doctrines de cabinet, n’hésitait point à descendre dans l’arène des réunions publiques, où le leit-motiv de ses discours était que l’Amérique espagnole s’étant séparée de l’Espagne depuis un siècle après des luttes aujourd’hui oubliées, il n’y avait pas de raison sérieuse de s’opposer à ce que Cuba suivît cet exemple, puisqu’au bout de l’émancipation, l’amitié entre la mère-patrie d’antan et ses filles affranchies était chose certaine. Mais le gouvernement central madrilène ne l’entendait pas ainsi, d’autant plus que le mouvement de protestation populaire avait vite pris un caractère d’émeute, parce que, le service militaire obligatoire n’existant point alors en Espagne, c’étaient les fils des pauvres seuls qui, ne pouvant se racheter contre argent sonnant de leur devoir de servir, étaient forcés d’aller, en vertu du tirage au sort, défendre à Cuba les privilèges de quelques gros fonctionnaires de la Couronne. Blasco Ibáñez lança donc le cri: «¡Que vayan todos á la guerra, ricos y pobres!»[26], interprétant ainsi la commune pensée du peuple. Dès lors, les manifestations s’exaspérèrent et les femmes, en particulier, commencèrent à s’opposer violemment à l’embarquement des troupes expéditionnaires. Dans une de ces manifestations, organisée par El Pueblo et son rédacteur en chef à Valence, la protestation dégénéra en combat, où les gardes à pied et à cheval se virent repoussés par la multitude, et perdirent, malgré qu’ils se défendissent à coups de sabres et de fusils, plusieurs des leurs. La ville fut mise en état de siège, la loi martiale proclamée et Blasco décrété de prise de corps par les autorités militaires, heureuses de pouvoir enfin, une bonne fois, se défaire d’un redoutable ennemi. Il serait superflu de s’arrêter ici à considérer ce qui fût advenu de Blasco Ibáñez, si sa capture eût été réalisée à l’issue de cette échauffourée. Le cas d’un certain Francisco Ferrer, Catalan d’Alella, fondateur de la Escuela Moderna et fusillé, le 13 Octobre 1909, à Montjuich, comme instigateur de la Révolution à Barcelone, est encore trop frais dans toutes les mémoires pour que j’insiste. Mais les marins et les pêcheurs du port de Valence, de tout temps grands enthousiastes du jeune romancier, eurent le bon esprit de le tenir longtemps caché dans des antres secrets qui servent bien souvent aux contrebandiers, jusqu’à ce qu’une certaine nuit, déguisé en matelot, le proscrit, dont la tête était condamnée, utilisa le départ d’un bateau se rendant en Italie pour, à une grande distance de la côte, passer à bord et échapper ainsi aux poursuites.

Son séjour de plusieurs mois au «pays de l’art» permit au fugitif de parcourir en tous sens la péninsule et d’en visiter, quoique sans argent, les principales curiosités, réalisant de façon fort imprévue le plus cher désir de tout véritable homme de lettres, et, dans son cas particulier, un vœu qu’il caressait dès l’enfance. Depuis, il est retourné, et à diverses reprises, dans la Péninsule Italique, en y jouissant de tout le confortable d’un voyageur aisé. Il n’y a point éprouvé la fraîcheur, ni la vivacité des sensations de ce premier voyage forcé, où il n’avait pour tout bagage qu’une modeste valise et se voyait contraint de se priver du plus essentiel, s’il voulait ne point être rapidement obligé de mourir de faim. Tous ces enthousiasmes ont pris corps dans une suite d’articles envoyés au Pueblo et qui, réunis en volume, sous le titre: En el País del Arte (Tres meses en Italia)[27], volume souvent réimprimé depuis 1896, contribuèrent à lui conquérir, en Espagne, un renom de paysagiste et de descriptif aux touches vigoureuses et évocatrices, suggérant la vie avec de simples mots et la rendant aussi nettement que, si au lieu d’une plume, il eût manié le pinceau. Cependant les événements qui se précipitaient, en Espagne, par suite de la déroute cubaine, avaient vite fait oublier le choc sanglant de Valence. Blasco put ainsi revenir en cette ville, mais en y restant soumis à la surveillance des autorités militaires, qui ne le perdaient pas de vue.

A peu de temps de là, les émeutes recommencèrent de plus belle et des bandes républicaines se mirent à battre la campagne. Ce prétexte futile parut suffisant pour, de nouveau, incarcérer Blasco et lui faire le procès qu’avait évité sa fuite en Italie. Dans une caserne d’infanterie siégeait un conseil de guerre, entouré de tout l’appareil martial coutumier. Blasco y comparut entre une haie de baïonnettes. L’accusateur, un colonel, réclamait pour lui la peine de quatorze ans de bagne. L’accusé négligea de rien dire pour sa décharge. Il fut pourvu du défenseur d’office, prévu par la loi et n’ajouta pas une parole à son plaidoyer, sachant que c’eût été peine perdue. La délibération des colonels qui constituaient le tribunal, fut longue et entrecoupée de nombreuses consultations des supérieurs. Quand la sentence fut enfin arrêtée, les ombres de la nuit avaient envahi le ciel de turquoise de la Huerta. Dans une cour de la caserne, à la pâle lumière d’un falot, Blasco apprit que la justice des officiers l’estimait digne d’apprendre à mieux observer l’ordre social par eux incarné, non pas, comme c’eût été logique, dans une forteresse, mais, et en dépit des dispositions légales, au presidio, entre des assassins et des voleurs. Dans cet enfer d’ignominie et de servitude, Blasco Ibáñez est resté plus d’un an et, aujourd’hui encore, il ressent, à parler de ces jours néfastes, comme la glaciale sensation d’un sépulcre lui tenailler le corps. L’édifice où on l’enferma a été démoli. Il était situé dans le vieux Valence, entre un lacis de tortueuses ruelles où jamais ne pénétrait un rayon de soleil. Construite pour héberger quelques douzaines de moines, cette geôle donnait alors asile à plus de mille détenus. Afin d’éviter des contagions trop naturelles avec une telle agglomération de chair humaine, on procédait, chaque jour, à un lavage à grands flots de l’édifice, comme sur le pont d’un navire. Mais ces arrosages continuels y faisaient régner une telle humidité, que la vieille bâtisse rendait l’eau par tous ses pores et qu’une malsaine buée se dégageait de ses murailles, engendrant des miasmes pestilentiels. Du fond des puits qui servaient de cours, les forçats contemplaient d’un œil avide le lointain reflet solaire, qui, à midi, dorait l’arête des toits voisins, sans jamais se risquer à descendre dans ces fosses d’abomination et de désespoir. La marche, de plus en plus déplorable, de la guerre cubaine avait eu pour effet—comme il arrive toujours en de telles circonstances—de redoubler les rigueurs officielles, déjà extrêmes, à l’endroit de Blasco. Le personnel des gardiens du bagne, sachant que, s’il était là, c’était à cause du peuple, dont ils étaient, le traitait avec tous les égards possibles. La pâle troupe des galériens, où quelques monstres à l’horrible passé figuraient, n’avait pas tardé non plus à subir l’ascendant moral de ce grand conducteur d’hommes et à le respecter, avec cette déférence qu’impose, aux pires scélérats, le contact d’une nature supérieure, s’efforçant même, par une émulation touchante, de lui rendre, dans la mesure de leurs faibles moyens, sa situation plus sortable. Mais le gouvernement activait la surveillance et donnait des ordres précis. Blasco était l’ennemi de la patrie. Il devait être soumis au régime le plus rigoureux. Parce qu’il avait voulu la liberté de Cuba, on exigea que les quelques douceurs dont l’administration l’avait gratifié, fussent impitoyablement supprimées. Plus de livres, plus de papier, plus de crayons pour cet outlaw. Ni lecture, ni écriture pour ce paria. Il eut sa merveilleuse chevelure, trophée de virilité exubérante, rasée. Il porta l’uniforme infamant de la chiourme. La seule faveur qui fut maintenue, et encore à la condition expresse de rester secrète, ce fut de lui permettre de coucher à l’infirmerie, où mouraient les phtisiques, victimes de l’effroyable discipline de ces lieux.

Blasco Ibáñez n’a pas cru devoir écrire, comme Silvio Pellico, ses Prisons. A peine trouve-t-on dans ses contes quelque directe allusion à l’horreur des presidios en Espagne. Ainsi, dans celui qu’il a intitulé: Un funcionario, p. 99 de son recueil: La Condenada, et le conte même qui a donné son nom à ce recueil, p. 5. Dans le premier, il décrit la vie du bourreau de Barcelone, qui, une certaine nuit, avait logé près de lui au bagne. Dans le second, il relate les impressions qu’il avait gardées d’un pauvre diable de condamné à mort, avec qui il s’était entretenu plus d’une fois, à travers la grille de son cachot. Peut-être, enfin, faut-il encore rattacher à ces souvenirs le petit récit où figure un golfo[28] incarcéré: La Corrección, p. 133 des Cuentos Valencianos. Mais, dans ses romans, rien, absolument rien ne transparaît de cette période, qui reste encore aujourd’hui le cauchemar de Blasco. Cependant l’opinion espagnole s’était émue en présence du cas de cet écrivain, déjà assez célèbre, que l’on traitait en criminel de droit commun. Un mouvement de protestation nationale s’esquissa. A plusieurs reprises, l’Association de la Presse réclama du gouvernement de Madrid l’élargissement du détenu, jusqu’à ce qu’enfin son président d’alors, D. Miguel Moya, journaliste bien connu et d’un réel talent, obtint de la Reine Régente l’indult du forçat. Blasco Ibáñez avait passé un an et plusieurs mois en captivité, une captivité dont le lecteur a bien compris toute l’horreur. On ne l’élargit qu’à condition qu’il résiderait à Madrid et viendrait se présenter chaque matin au bureau de la Place. De cette façon, cet homme dangereux restait à portée de l’autorité, qui avait juré, comme on dit, d’avoir sa peau et le voyait à contre-cœur lui échapper. Il importe, à ce propos, de dissiper une erreur commise par le traducteur déjà cité, M. F. Ménétrier, qui, dans la courte notice à laquelle j’ai renvoyé, prétend que Blasco Ibáñez fut amnistié au bout de neuf mois; après quoi, il se serait fixé près de Torrevieja, où il aurait écrit la plupart des nouvelles recueillies ensuite sous le titre: La Condenada; après quoi, enfin, et à un an de là, il serait revenu, en 1898, à Valence pour y être élu député et y composer La Barraca. En réalité, il n’écrivit pas une seule ligne à Torrevieja, port de mer entre Alicante et Carthagène, dont les salines sont connues. Il n’y passa qu’un mois, pour y prendre des bains, avec la permission spéciale de la Capitanía General de Madrid, séjour sans importance qui précéda, en effet, de peu sa nomination de député.

Cette nomination, acte spontané du peuple de Valence et effectuée à une énorme majorité, transformait incontinent la victime en personnage officiel, couvert par l’immunité parlementaire. Mais elle ne faisait nullement de Blasco un politicien, dans le sens que l’on donne ordinairement à ce vocable. Les défauts du parlementarisme—dont la nuance espagnole ne laisse pas d’être tout à fait sui generis—et le caractère conventionnel des partis, devenus une sorte d’entité légale, n’ont jamais eu le don de le séduire. Enthousiaste romantique, il a été un agitateur républicain, capable de donner sa vie pour son idéal, mais a toujours ressenti, pour la comédie parlementaire de Madrid, une répugnance instinctive. Si, dès l’enfance, l’atmosphère romanesque des conspirations l’avait séduit, le rêve de devenir député n’avait, par contre, oncques hanté son cerveau. Mais il n’en accepta pas moins, avec reconnaissance, cette investiture qui le mettait à l’abri des coups sournois d’ennemis qui, procédant jusqu’alors avec un arbitraire tout-puissant, se voyaient maintenant arrêtés par le caractère intangible du représentant de la nation, d’autant plus qu’à cette époque le Parlement espagnol concédait fort rarement l’autorisation préalable d’arrestation d’un de ses membres. J’ai entendu conter, sur Blasco Ibáñez député, une jolie anecdote, dont, cependant, je n’oserais garantir l’authenticité, puisque, le jour où je la rapportai au maître, il se borna à sourire. Néanmoins, étant donné son caractère, je la considère comme fort vraisemblable. Il avait alors trente ans et travaillait plus que jamais pour la cause républicaine. Or, son parti se trouvait préparer, avec la complicité de certains généraux, un grand mouvement antimonarchique, dont le succès paraissait alors assuré. Beaucoup d’officiers supérieurs avaient juré de tirer l’épée pour la Cause et le coup eût peut-être abouti, si, comme toujours, le gouvernement, averti à l’instant critique, n’eût recouru au biais ingénieux de doter de grasses sinécures ces chefs mécontents, lesquels, naturellement, se rangèrent ipso facto aux côtés de la royauté. Mais, quand ils étaient encore dans toute la ferveur de leur zèle révolutionnaire, il y avait eu, une nuit, une assemblée secrète, qui s’était prolongée jusqu’au matin et à laquelle avait assisté, naturellement, Blasco. On y avait réglé jusqu’en ses moindres détails l’acte libérateur. On était allé jusqu’à dresser la charte et établir les cadres du nouveau régime, en s’en répartissant les divers portefeuilles: «Vous, Blasco, dit le président du conciliabule, il faudra que vous vous chargiez de l’Instruction Publique, non pour l’Instruction en elle-même, mais à cause des Beaux-Arts, qui en dépendent...»—«Moi, répliqua l’interpellé avec stupeur? Quelle plaisanterie! Je n’ai jamais songé, pas même en rêve, à être converti en ministre. Si vous tenez absolument à ce que je sois quelque chose dans votre combinaison, envoyez-moi, de grâce, comme ambassadeur à Constantinople et permettez que j’emmène avec moi, à titre de conseillers d’ambassade, un groupe de jeunes écrivains...»

Cette boutade, si jamais elle fut prononcée, renfermerait une vérité profonde. Et c’est celle-ci: que Blasco Ibáñez n’eût pas été homme de gouvernement. En tant que chef de parti, sa situation ne laissait pas d’être singulière. Son titre, en effet, était purement nominal. En vérité, qui commandait, c’était son état-major et lui, ne faisait qu’obéir à ses subordonnés. Combatif avec l’ennemi, il n’était plus, au milieu des siens, qu’un bon camarade, d’un libéralisme anarchique. Il ne manquait jamais, après avoir communiqué une décision, d’ajouter aussitôt: «Esto es lo que yo considero mejor, pero si ustedes opinan lo contrario, yo les seguiré, ocurra lo que ocurra...»[29]. Beaucoup d’apparentes sottises, de pas de clerc dans sa vie politique ont été commis sciemment, à seule fin de ne pas contrarier ceux qui l’entraînaient à leur remorque. Quelques hommes astucieux et d’un sens pratique aigu exploitèrent habilement cette faiblesse pour, vivant à l’ombre du maître, faire profiter leurs combinaisons égoïstes du prestige populaire de Blasco et confisquer à leur avantage cette partie imposante de l’opinion publique ralliée autour de son nom. C’est à l’un de ces arrivistes sans vergogne qu’est attribuée une phrase qui peint en pied cette tourbe impudente. Comme on lui demandait pourquoi il se refusait à obtempérer aux consignes du patron, il répliqua cyniquement: «Les chefs véritables du parti, c’est nous.»—«Mais alors, fut-il objecté, que devient, dans ce système, D. Vicente?»—«Don Vicente, c’est le héros!» Réponse qui dégage toute la moralité de cette période. Le héros était bon pour recevoir les coups et souffrir les privations. Quant aux profits, ces Messieurs de l’arrière-garde s’en étaient généreusement réservé le monopole.

Durant six législatures successives, Blasco Ibáñez représenta Valence à la Chambre espagnole. Si son titre de député le mettait à l’abri des persécutions que lui eût valu son activité politique, en revanche le contact familier avec ceux que l’on pourrait appeler les professionnels de cette même politique, agit sur lui à la façon d’un révulsif. Peu à peu, ses illusions d’agitateur s’évanouirent, à la pratique quotidienne de la comédie parlementaire espagnole, en même temps que disparaissaient de l’arène les derniers officiers républicains, jadis si nombreux dans l’armée. Sous la régence de Marie-Christine, l’armée espagnole offrait ce spectacle curieux que, contre toute logique, c’étaient les vieux officiers, colonels ou généraux, qui se montraient partisans de la République, ou, du moins, d’un libéralisme avancé, et qu’au contraire, les jeunes sous-lieutenants ou capitaines étaient monarchistes et conservateurs. Une telle anomalie s’explique, si l’on songe que les vieux avaient pris part à la révolution de 1868—qui fit descendre du trône l’autre Marie-Christine, non d’Autriche celle-là, mais de Bourbon—et qu’étant morts, en majorité, après les guerres coloniales, le peu qui en survivaient se rallièrent à la monarchie d’Alphonse XIII, lorsque celui-ci, à l’âge de seize ans, en 1902, eut pris possession du pouvoir royal: les uns par découragement, les autres par intérêt. Blasco, qui menait de front le métier de député et celui de conspirateur, lorsque toute possibilité de réaliser ce rêve républicain qu’il avait si tenacement caressé, lui fut apparue irrémédiablement chimérique, voulut laisser là la politique et refuser le mandat de député. La sixième fois qu’il fut nommé, son dégoût était si manifeste qu’il apparut clairement qu’à la prochaine législature, ses électeurs n’auraient plus raison de sa volonté. Je ne ferai pas l’histoire des luttes intestines, des envies, des rivalités, des trahisons qui, alors, empoisonnaient sa vie et qu’il considère aujourd’hui de très haut, avec un sourire où l’ironie se mêle à l’effroi. Une phrase de lui suffit à caractériser son attitude actuelle à l’endroit de ce lointain passé. C’est cette simple, courte et éloquente exclamation: «¿Y yo he podido vivir así?»[30].

Vers 1909, comme ses mandataires insistaient pour qu’il acceptât, une septième fois, d’aller les représenter à la Chambre, Blasco Ibáñez leur fit, en résumé, le discours suivant: «Il y a, en Espagne, vingt mille Espagnols qui peuvent être députés et remplir leur rôle aussi bien, sinon mieux que moi-même. En revanche, il en est un peu moins qui soient capables d’écrire des romans passables. De grâce, permettez-moi de suivre enfin ma voie véritable!» Cette décision n’impliquait nullement une renonciation à l’idéal politique d’antan. Ceux qui connaissent intimement Blasco Ibáñez savent que c’est un grand romantique et que la plus amère déception de son existence, ce sera peut-être de voir venir la mort en sa demeure, sans avoir vu venir auparavant la République en Espagne. Et je ne crois pas me tromper en affirmant qu’au contraire, la plus grande joie de sa vie consisterait pour lui à atteindre l’extrême vieillesse, à servir, drapeau vivant, de symbole aux masses libérées de son pays et à tomber, tel le vieux héros des Misérables, en dernière et sublime victime sur la dernière des barricades de la révolution triomphante...

Mais, avant de clore le chapitre où se termine le long épisode parlementaire de Blasco Ibáñez, ne faudrait-il pas que je narre—puisqu’il rentre dans cette période—le duel avec le lieutenant de la Sûreté dont j’ai parlé plus haut et qui ne fut que l’un des nombreux incidents de sa carrière de député agitateur, plusieurs fois blessé—et deux fois très grièvement—dans ces rencontres que l’intempérance de son langage lui attirait? Cependant, comme ce récit a sa place naturelle au chapitre V, je terminerai sur une historiette d’un autre genre, qui montre combien le métier du leader républicain, obligé bien souvent à outrer son attitude et ses discours pour contenter ce même peuple dont il tient son mandat, peut nuire à la carrière d’un écrivain. La Barraca, Cañas y Barro et La Catedral avaient été rédigées dans des séjours alternés à Madrid et à Valence. Puis Blasco s’était installé dans le petit hôtel voisin de la Castellana, qu’il finit par acheter, et c’est là qu’il avait écrit El Intruso, La Bodega, La Horda, La Maja desnuda, Sangre y Arena et Los Muertos mandan. Ce dernier livre, qui porte la date de Mai-Décembre 1908, clôt l’ère madrilène. Car Luna Benamor, publié en volume au printemps de 1909, date, sous forme des six contes et des cinq esquisses qui complètent cette touchante nouvelle, d’époques diverses, mais antérieures. Il faut dire, pour expliquer la composition de ces six romans en cinq ans—de 1904 à 1908—, que le sixième mandat de député de Blasco Ibáñez avait été presque platonique, vu qu’il n’allait même plus aux séances de la Chambre. La Barraca, après avoir paru dans El Pueblo, avait été réunie en un modeste volume dont il ne s’était vendu que quelques centaines d’exemplaires. Puis El Liberal de Madrid, alors le journal le plus lu d’Espagne, l’avait redonnée en feuilleton. Cette fois, le succès avait été franc et la vente considérable. Quand parut Entre Naranjos, en 1900, les amis du romancier lui offrirent un grand banquet dans les jardins—aujourd’hui disparus et en partie occupés par la nouvelle Poste—du Buen Retiro. Pérez Galdós, le patriarche du roman espagnol, présidait cette fête, où de nombreux auteurs prirent la parole et à l’ornementation de laquelle avaient été conviés les artistes valenciens résidant à Madrid. Ce fut la cérémonie dont le retentissement devait être grand et qui ne contribua pas peu à accréditer le renom de l’écrivain. Cependant, je tiens d’un libraire bien connu de la capitale espagnole que, fort après cette époque, à peu près chaque fois qu’il lui arrivait de recommander une œuvre de Blasco à sa clientèle aristocratique, il en recevait presque infailliblement une réponse dans ce genre: «Pero este Blasco Ibáñez, ¿es pariente del diputado republicano?»[31]. Et, sur l’affirmative que c’était le même homme, le monsieur et la dame distingués laissaient tomber dédaigneusement un livre jugé indigne de tout intérêt...



BLASCO AVEC SA FAMILLE SUR LA PLAGE DE MALVARROSA  Il avait coutume, chaque matin, de faire une partie de rowing dans le canot qui figure sur cette photographie, publiée par Blanco y Negro, l’hebdomadaire illustré de Madrid

BLASCO AVEC SA FAMILLE SUR LA PLAGE DE MALVARROSA
Il avait coutume, chaque matin, de faire une partie de rowing dans le canot qui figure sur cette photographie, publiée par Blanco y Negro, l’hebdomadaire illustré de Madrid


BLASCO IBÁÑEZ PARLANT AU PEUPLE DANS LA SALLE DE JEU DE PELOTE BASQUE («FRONTÓN») A VALENCE

BLASCO IBÁÑEZ PARLANT AU PEUPLE DANS LA SALLE DE JEU DE PELOTE BASQUE («FRONTÓN») A VALENCE

IV

Aversion pour les groupements littéraires.—Individualisme.—Le programme esthétique de l’auteur.—Ses goûts somptuaires: le «palais» de la Malvarrosa et le petit hôtel de Madrid.—Histoire d’une table de marbre.—Un voyage de Madrid à Bordeaux qui se termine en Asie Mineure.—Oriente.—Avec le «Sultan Rouge».—Le forçat au palais du souverain des Mille et Une Nuits.—La plaque de brillants de Blasco Ibáñez.—La mission que lui confie le Grand Vizir.—Le retour en Espagne en Novembre 1907.

En Espagne, comme en d’autres lieux, l’instinct grégaire se fait sentir, en littérature aussi bien qu’en politique et analogues variétés de l’activité humaine. C’est en vertu de cet instinct que la jeunesse littéraire tend à se grouper en clans avec chefs distincts, et à se proclamer, dans l’intérieur de chacune de ces petites chapelles fermées, l’unique dépositaire du Beau artistique et de la Vraie Doctrine, regardant avec dédain quiconque ne se rallie pas sous le même drapeau. Généralement, ces coteries ont un café qui leur sert de cénacle et c’est là que les membres passent leurs soirées et souvent une bonne partie de la nuit. On y discute à l’infini et de ces joutes oratoires, aussi brillantes que stériles, le résultat a coutume d’être complètement négatif. Qui dira combien d’adolescents et de jeunes hommes, admirablement doués et dont le talent, s’il eût été formé de plus méthodique sorte, se fût affirmé en œuvres durables, ont sombré dans ces coteries de stérile verbalisme, dans ces parlotes prétentieuses où il est question, à toute heure, du livre définitif que l’on écrira un jour et qui est condamné à rester, à jamais, inédit! Blasco Ibáñez a toujours fui ces tertulias[32]. Le contact avec les hommes d’action que lui avait valu son rôle d’agitateur politique, alors que son menton était encore vierge de tout duvet, lui faisait soigneusement éviter une stagnation oiseuse en compagnie d’écrivains discoureurs, quels qu’ils fussent. En outre, une instinctive répugnance pour tout ce qui, de près ou de loin, rappelle les groupements académiques, ou simplement d’hommes de lettres professionnels, l’écartait de milieux où l’on finit par concevoir la vie à travers la vision d’autrui et par produire, non selon son originalité et sa formule propres, mais d’accord avec le canon esthétique grégaire, de façon à s’assurer d’avance l’approbation des «chers collègues».

Blasco Ibáñez, s’il a toujours marché seul en littérature—nous verrons plus loin ce que signifie, en réalité, le reproche, qu’on lui a adressé si souvent, d’être un imitateur de Zola—c’est qu’il pense que, pour étudier la réalité, tant extérieure qu’intérieure, pas n’est besoin de s’emprisonner en vase clos avec des gens qui ne parlent que littérature et que cette manie professionnelle, qui est celle aussi, souvent, des officiers de carrière et des gens d’Eglise, n’aboutit qu’à déformer l’esprit. «Quand j’ai fini d’écrire,—m’a-t-il dit bien souvent—je me plonge immédiatement dans la vie et me coudoie avec le public de la rue, avec les foules, bonnes ou mauvaises. En un mot, je tâche de m’assimiler les mille variétés diverses du réel. Voilà ce qui redonne au romancier la tonicité, perdue au cours de ses longues heures d’écriture, dans son cabinet. Voilà ce qui recrée l’activité productrice...» Je crois aussi qu’une des raisons—et non des moindres—pour lesquelles Blasco a une telle horreur des cénacles, c’est qu’un caractère franc et viril comme le sien ne s’accommoderait pas de l’esprit de médisance et de mordacité que l’on affirme y prévaloir. Sa claire vision des choses l’a, dès l’origine, sauvé d’un piège qui—car c’est un charmant, un intarissable causeur—eût été fatal à son génie, s’il se fût, lui aussi, laissé séduire par l’attrait de réunions où, quand on a pulvérisé en paroles les précurseurs, l’on n’est que trop enté de s’imaginer ouvertes, toutes grandes, les portes de l’Avenir. Un jour, à certain débutant, victime de telles fréquentations, Blasco tint ce petit discours: «Vous passez des nuits occupés à démontrer que X. est un imbécile. C’est parfait. Mais pour qui faites-vous ces démonstrations? Pour vous-mêmes, j’imagine. Et en quoi ces syllogismes-là vous avancent-ils le moins du monde? Ce qui importe, et souverainement, c’est de prouver que chacun de vous en particulier n’est pas l’imbécile que tous en chœur vous proclamez qu’est X. Mais une telle preuve, vous ne la fournirez qu’en travaillant d’arrache-pied et en produisant sans trêve. Si vous continuez à palabrer ainsi dans le vide, à échanger systématiquement des commérages de vieilles femmes dans la fumée et le brouhaha d’une tabagie, tout ce à quoi vous aboutirez, ce sera à démontrer que n + p + q + r = x.»

Même après être devenu célèbre, Blasco Ibáñez se montra obstinément fidèle à cet amour de la solitude. Le contraire, d’ailleurs, ne serait-il pas surprenant? Un tel producteur, qui souvent reste cloué douze heures consécutives devant sa table de travail, trouverait une médiocre volupté, après les laborieuses gestations de son puissant cerveau, à se repaître de truismes ou des pauvres sentences de la sagesse à la mode. Cependant, sa porte est ouverte à qui vient réclamer sa bienveillance. Mais son affabilité, en ces occurrences, s’exprime plus par des actes que par des paroles. Il n’est pas un jeune homme se risquant dans la carrière des lettres et lui demandant son appui, qui ait jamais été éconduit. Bien plus, Blasco Ibáñez s’intéresse, lorsqu’il la reconnaît bonne, pour l’œuvre ainsi soumise à son patronage et fait tant en sa faveur, qu’il lui trouve un directeur de journal ou de revue, ou même un éditeur. On aura remarqué, sans doute, qu’aucun de ses romans n’est précédé d’un prologue. Cependant, il eût été fort naturel qu’à ses débuts au moins, il cherchât—et il n’eût pas manqué d’en trouver—un illustre patron qui, en quelques lignes bienveillantes, l’eût présenté au public. S’il ne l’a pas fait, la chose est d’autant plus méritoire que, lorsqu’on lui demande d’écrire un avant-propos qui rehausse, de sa signature mondiale, une œuvre de débutant, il finit par s’exécuter, tout en prétextant que cela est inutile, que son prologue ne servira de rien, etc. Ainsi, tout récemment, a-t-il composé, pour le livre de M. E. Joliclerc: L’Espagne Vivante, une belle dissertation en faveur du problème, toujours à l’ordre du jour chez nous, parce que toujours non résolu: Espagne et langue espagnole, en l’envisageant sous quelques-uns de ses principaux aspects d’ordre historique. Ainsi encore, en pleine guerre, a-t-il mis, en tête du traité, si documenté et précis, de M. A. Fabra Rivas sur El Socialismo y el Conflicto Europeo, une vibrante préface où, déjà, il proteste contre cette ignorance systématique, chez nous et ailleurs encore, de l’Espagne et de sa littérature. «Les étrangers,—y disait-il, p. X, et le livre est de 1915—les plus érudits savent qu’il exista une littérature espagnole, puis-qu’ils l’étudient et qu’ils la commentent. Mais ils ne semblent guère être informés sur la suite contemporaine de cette même littérature. Soit paresse, soit routine, l’immense majorité continue à penser que l’Espagne est restée une nation de toreros, ou d’inquisiteurs, dont les femmes seraient ou des dévotes ou des ballerines. De temps à autre, on publie, à titre de spécimen exotique, quelque traduction espagnole en France, en Angleterre, en Allemagne. Mais il est vrai qu’on lit, désormais, si peu, en ce bas monde!»

Blasco Ibáñez, qui eût pu fonder en Espagne une école littéraire comme il y avait été, dans la région de Valence, chef du parti républicain, ne l’a pas fait par ce que persuadé de l’inefficacité des écoles littéraires. D’ailleurs, jusqu’à ces derniers temps, son existence a été tellement inquiète, tellement vagabonde, que l’on ne voit pas comment cette indécise jeunesse qui a besoin d’un berger qui la guide, eût pu se réclamer d’un chef toujours absent de son pays et qu’elle n’eût aperçu que par intervalles rapides et clairsemés. D’où l’impossibilité manifeste pour elle de le muer en idole, but et fin suprêmes de toute école de jeunes littérateurs. Mais si le maître eût aspiré, en sa patrie, aux lauriers de chef d’un cénacle réaliste, ses disciples eussent trouvé en lui plutôt un camarade d’âge, ignorant la pause, dénué d’orgueil, ne pensant qu’à l’œuvre de demain, ridiculement oublieux de l’œuvre d’hier. Quant à son programme, nous avons la chance de le posséder, sous forme d’une longue lettre adressée, le 6 Mars 1918, de Cap-Ferrat—entre Villefranche et Beaulieu, sur la Côte d’Azur—au prêtre D. Julio Cejador, qui l’a insérée en entier au tome IX de son Histoire Littéraire déjà citée, p. 471-478, en la traitant d’«admirable», encore qu’elle ait été écrite au courant de la plume. En voici les passages essentiels: «Parlons un peu du roman, puisque vous m’en priez. J’accepte la définition courante: «la réalité saisie à travers un tempérament». Et je crois encore, avec Stendhal, qu’«un roman est un miroir promené le long d’un chemin». Mais il est bien certain que le tempérament modifie la réalité et que le miroir ne reproduit pas exactement les choses, avec leur rigidité matérielle, mais qu’il confère à l’image cette fluidité, légère et azurée, qui semble flotter au fond des cristaux de Venise. Le romancier reproduit la réalité à sa façon, conformément à son tempérament, choisissant, de cette réalité, ce qui lui en semble saillant et négligeant, comme accessoires inutiles, le médiocre et le monotone. Ainsi opère le peintre, quelque réaliste qu’il soit. Velasquez reproduisait la vie mieux que personne. Ses personnages palpitent. S’ils eussent été photographiés directement, peut-être eussent-ils été plus exacts, mais ils vivraient infiniment moins. Entre la réalité et l’œuvre qui la reproduit, s’interpose un prisme lumineux qui défigure les objets, en concentre et l’essence et l’âme, et c’est le tempérament de l’auteur. Pour moi, c’est cela qui constitue le romancier, parce que c’est en cela que consistent sa personnalité, sa façon spéciale et individuelle de comprendre la vie. C’est là vraiment qu’est son style, dût son écriture apparaître négligée. Et comme, heureusement pour l’art, qui a en horreur la monotonie et les répétitions, les tempéraments varient avec les individus, vous voyez pourquoi je ne crois guère aux classifications, aux écoles, aux étiquettes de certaine critique. Tout romancier véritable reste soi-même et rien que soi-même. Qu’une lointaine parenté le rattache à d’autres, c’est fort possible, mais il n’existe pas de caste fermée. Je parle, évidemment, ici d’un romancier en pleine possession de ses moyens, au zénith de sa trajectoire, car, dans la jeunesse, il n’est que trop certain que nous subissons, tous, l’influence des maîtres qui jouissent alors de la renommée. Personne, ici-bas, n’échappe à ces influences supérieures. Notre présent est en fonction à la fois du passé et de l’avenir. En biologie comme en psychologie, on démontre que les générations qui nous ont précédé influent sur nous, que nous sommes les légataires d’une hérédité ancestrale, encore que, par l’action de notre libre arbitre, nous arrivions à en atténuer diversement les effets. Or, comment, en littérature, ne ressentirions-nous pas cette pression du passé et du présent, lorsque nous risquons nos premiers balbutiements...? De même que les religions, en tant que génératrices de consolation et d’espoir, sont assurées, à jamais, de la gratitude de leurs fidèles, de même les romans qui sont de vrais romans—c’est-à-dire ceux par qui vibre en nous-même une corde de vie, ceux qui garantissent quelques heures d’illusion au lecteur—sont assurés de la faveur de milliers et de milliers d’êtres, alors même que la critique s’acharnerait à démontrer que ce sont œuvres indignes de l’estime des esprits supérieurs. Car la critique ne parle qu’à la raison. Mais l’œuvre d’art s’adresse au sentiment. Entendez: à tout ce qui constitue notre héritage d’inconscient, le monde de notre sensibilité, univers infini, mystérieux, dont personne n’a jamais exploré les frontières, tandis que celles de la raison sont parfaitement connues. Vous souvenez-vous de ce tambourinaire-troubadour de certain roman de Daudet? Ce personnage cocasse, avant de jouer du galoubet, «rase» religieusement son excellent public de Provence par une fastidieuse explication de la manière dont il lui est venu à l’idée de faire de la musique: en écoutant, sous un olivier, chanter le rossignol. Tout le monde se sent l’envie de lui crier: «Assez comme cela! Etes-vous musicien? Oui? Alors, silence! Et jouez-nous votre musique!» Pour moi, en face des prologues, des commentaires, des manifestes, etc. qui, tant de fois, encombrent les livres d’autrui ou les colonnes des journaux, je me sens une envie semblable de crier: «Romancier, à ton roman!» Et seul un Orbaneja a besoin de déclarer, pour qu’on le sache, au pied de sa peinture que «ceci est un coq». L’authentique peintre, celui qui est maître de sa main comme de son imagination, n’inscrit pas de commentaires en marge de son œuvre, car il sait parfaitement que le public verra, clairement, sur la toile, ce qu’il a voulu dire et la façon dont il a voulu le dire. Et si le public en fournit une douzaine de versions différentes, qui sait laquelle de ces versions, finalement, sera acceptée comme bonne, et si elle ne vaudra pas mieux que la version de l’artiste? Souvenons-nous de notre grand Don Miguel, qui n’entendait, par son Don Quichotte, qu’exprimer une seule idée et auquel l’admiration universelle en a prêté tant et de si belles! Et puis, n’y aurait-il pas lieu de frémir au spectacle de la finale destinée de toutes ces doctrines, exposées par les romanciers pour expliquer leur œuvre et leurs prétendues innovations...? J’écris des romans parce que cela est pour moi une nécessité. Peut-être était-ce ma destinée et, en tout cas, tout ce que je pourrais faire pour échapper à cette fatalité serait peine perdue. Certains en composent



LA MALVARROSA VUE DE LA MER

LA MALVARROSA VUE DE LA MER


PETITE SALLE A MANGER DE LA MALVARROSA, IMITANT UNE CUISINE DE STYLE VALENCIEN

PETITE SALLE A MANGER DE LA MALVARROSA, IMITANT UNE CUISINE DE STYLE VALENCIEN

parce que d’autres en composèrent avant eux et l’idée ne leur en serait jamais venue, s’ils n’eussent eu, devant eux, une série de modèles. Quant à moi, fussé-je né en pays sauvage, ignorant livres et art d’écrire, j’ai la ferme conviction que j’eusse fait des lieues et des lieues pour aller raconter à quelqu’un de mes semblables les histoires imaginées dans ma solitude et entendre, en échange, de ses lèvres les siennes propres. Chaque fois que j’achève une de mes œuvres, je m’ébroue, positivement, de lassitude et exulte de délivrance, tel un patient au sortir d’une opération douloureuse. «Enfin! me dis-je. C’est bien le dernier!» Et cela, je me le dis en toute bonne foi. Je suis un homme d’action, dont la vie s’est passée à faire autre chose encore que des livres et croyez que cela ne me réjouit que médiocrement, de rester cloué trois mois durant dans un fauteuil, la poitrine contre le bois de ma table, à raison d’une dizaine d’heures par séance! J’ai été agitateur politique. J’ai passé une partie de ma jeunesse en prison: trente fois au moins. J’ai été forçat. J’ai été blessé à mort dans des duels féroces. Je connais toutes les privations physiques qui peuvent affliger un être humain, y compris celles de la plus extrême pauvreté. En même temps, j’ai été député jusqu’à satiété, jusqu’à la septième législature; j’ai été ami intime de chefs d’Etat; j’ai connu personnellement le vieux sultan de Turquie; j’ai habité des palais; j’ai, plusieurs années, été homme d’affaires, maniant des millions; j’ai fondé des villages en Amérique. Je vous cite tout cela pour vous faire comprendre que les romans, je suis capable de mieux les vivre, le plus souvent, que de les coucher, noir sur blanc, sur le manuscrit d’imprimerie. Et cependant, chacune de mes œuvres nouvelles s’impose à moi avec une sorte de violence physiologique, qui a raison de ma tendance au mouvement et de mon horreur pour le travail sédentaire. Je la sens croître dans mon imagination. Ainsi que le fœtus qui devient enfant, elle s’agite, s’érige, vivante et vibrante, frappe aux parois intérieures de mon crâne. Et il faut que, telle la femme en couches, j’en expulse ce fruit de ma chair, sous peine de mourir, empoisonné par la putréfaction d’une créature prisonnière. Tous mes serments de ne plus travailler sont vains. Rien n’y fait. J’écrirai des romans aussi longtemps que j’existerai. Leur formation est celle de la boule de neige. Une sensation, une idée, que je n’ai pas recherchées, qui surgissent des limites de l’inconscient, constituent le noyau autour duquel s’agglomèrent observations, impressions et pensées, emmagasinées dans mon subconscient sans que je m’en sois rendu le moindre compte. L’imagination du vrai romancier est semblable à quelque appareil photographique dont l’objectif serait perpétuellement en action. Avec l’inconscience d’une machine, elle enregistre dans la vie quotidienne physionomies, gestes, idées, sensations et les emmagasine pêle-mêle. Puis, lentement, toutes ces richesses d’observation s’ordonnent dans le mystère de l’inconscient, s’y amalgament, s’y cristallisent, jusqu’à ce qu’elles soient prêtes à s’extérioriser. Et lorsque, sous l’empire d’une force invisible, le romancier s’est mis à écrire, il lui semblera qu’il exprime des choses nouvelles toutes fraîches écloses, alors qu’il ne fera que transcrire des concepts subexistant en lui depuis des années, qu’un paysage lointain lui suggéra, ou un livre, qu’il a complètement oublié. Je me flatte d’être le moins littérateur possible en tant qu’écrivain, c’est-à-dire le moins professionnel. J’abhorre qui a toujours en bouche une conversation de métier, qui ne se réunit qu’en petit comité, qui ne sait vivre qu’en clans exclusifs, peut-être par ce que la médisance ne s’alimente que de la sorte. Je suis un homme qui vit et, lorsqu’il en a le temps, qui écrit, sous un impératif catégorique du cerveau. Ce faisant, j’ai conscience de continuer la noble et virile tradition espagnole. Les meilleurs génies littéraires de notre race ne furent-ils pas des hommes, de vrais hommes, dans le sens le plus complet du vocable: soldats, grands voyageurs, coureurs d’aventures lointaines, exposés aux captivités, à des misères variées? Que si, par-dessus le marché, ils furent aussi écrivains, ils ont su abandonner la plume, lorsqu’il leur fallait, rudement, lutter pour l’existence. Car ils considéraient leur métier d’écrivain comme incompatible avec les nécessités de l’action. Souvenez-vous de notre Cervantes, qui resta, à une période de sa vie, huit années sans écrire. Et je crois que l’on apprend mieux ainsi à connaître la vie, qu’en passant son existence dans les cafés; qu’en réduisant son observation à la lecture des livres de camarades, ou aux palabres entre amis; qu’en se momifiant le cerveau par des affirmations toujours ressassées; qu’en ne s’alimentant que de sa propre sève, sans jamais changer d’horizon, sans bouger des rivages au long desquels s’écoule un mince filet de cet immense fleuve de l’humaine activité... Pour les écrivains de ma nuance—voyageurs, hommes d’action et de mouvement—l’œuvre est en fonctions directes du milieu. Et, revenant à la théorie du «miroir» de Stendhal,—cette image si juste d’un si grand artiste, qui connut la vie et qui fut, lui aussi, voyageur et homme d’action—je redirai que nous reflétons ce que nous voyons et que tout notre mérite est de savoir le refléter... L’important est donc de voir les choses de près, directement, de les vivre, ne fût-ce qu’un instant, afin d’être à même d’en déduire comment les autres les vivent. J’ai la croyance que les romans ne se font ni avec la raison, ni avec l’intelligence; que ces facultés n’interviennent dans leur fabrication que comme régulatrices et ordonnatrices de l’œuvre d’art, ou, même, qu’elles se maintiennent en marge de cette gestation, pour nous servir, à l’occasion, de conseillères. Le vrai, l’unique facteur actif, c’est l’instinct, le subconscient, cet invisible et mystérieux ensemble de forces que le vulgaire dénomme «inspiration». Tout artiste véritable compose son chef-d’œuvre «porque sí», comme on dit en espagnol, c’est-à-dire par ce qu’il ne peut faire autrement. Les passages qu’on vante davantage dans un roman sont presque toujours ceux dont l’auteur ne s’était pas rendu compte et auxquels il ne s’arrête que lorsque la critique les lui a signalés. Pour moi, en mettant le point final à un de mes livres, j’ai l’impression de m’éveiller d’un rêve. Je ne sais si ce que je viens de faire en vaut la peine; si ce n’est pas une œuvre mort-née dont j’ai accouché. Au fond, je ne sais absolument rien. J’attends! Le créateur de beauté est le plus inconscient de tous les créateurs. Cette vérité n’est pas nouvelle. Elle est vieille comme le monde. Parlant des poètes, Platon a déclaré qu’ils disent leurs plus belles choses sans savoir pourquoi et, souvent même, sans en avoir conscience. C’est aussi ce qu’affirmait le célèbre adage scolastique: nascuntur poetæ, fiunt oratores. Ce qui revient à dire, comme s’exprime, en notre langue, la sagesse populaire, que «el poeta nace y no se hace». La raison, la lecture peuvent former de grands, d’incomparables écrivains et dignes d’admiration. Ils ne sauraient, cependant, jamais, de ce seul chef, devenir des romanciers, des dramaturges, des poètes. Pour être cela, il faut qu’intervienne le subconscient comme essentiel facteur: cette mystérieuse divination, ce pressentiment, ces éléments affectifs en opposition presque constante avec les éléments intellectuels. Il est clair qu’il ne faut pas abuser de cette doctrine et s’abstraire de la raison et de l’étude sous prétexte que, dans l’œuvre d’art, c’est le subconscient seul qui est souverain. Tout doit se fondre dans une harmonieuse unité. Et il faudrait moins encore excuser de capricieuses divagations ou de puériles niaiseries, en alléguant l’entraînement des forces inconscientes... En guise de conclusion, je répète, avec M. de la Palisse, que, «pour écrire des romans, il faut être né romancier». Or, être né romancier, cela veut dire: être pourvu de cet instinct qui, seul, évoque l’image juste. Cela veut dire encore que l’on possède cette force de suggestion sans laquelle aucun lecteur ne prendra jamais pour vivante réalité ce qui n’est que le produit de l’imagination d’un auteur. Et qui n’a pas ce pouvoir, quels que soient par ailleurs son talent et son acquis, j’accorde qu’il composera peut-être des livres intéressants, corrects et même beaux, par lui baptisés romans. Mais de roman véritable, jamais il n’en écrira...»

J’ai tenu à citer cette ample profession de foi, d’abord par ce qu’unique dans l’œuvre de Blasco Ibáñez—qu’on lise, pour ne citer qu’un récent exemple et un texte facile, dans la Grande Revue de Décembre 1918, avec quel laconisme le maître y répond à l’enquête ouverte par cet organe mensuel sur l’avenir postguerrier de la littérature[33]—ensuite, parce que révélant un fond de doctrine dont s’étonneront quelques criticastres, lesquels, jugeant l’auteur à l’aune de leur court intellect, estiment que Blasco Ibáñez n’est qu’une sorte de volcan en perpétuelle éruption de romans, dont tout l’art se limiterait à reproduire la formule zolesque! Grand libéral en matières littéraires, Blasco Ibáñez admet tous les dogmatismes, à condition qu’au fond des avenues théoriques, l’œuvre d’art érige sa façade de sereine majesté. Personne n’est plus tolérant, personne n’use de plus amples critériums que lui, lorsqu’il s’agit de juger des auteurs en contradiction avec son programme esthétique. La rageuse vanité, la maladive susceptibilité de tant d’hommes de lettres lui sont infirmités inconnues. N’admettant l’infaillibilité de personne, il se garde bien de poser en principe la sienne propre. Convaincu de la relativité de tout ici-bas, il ne se risquerait pas d’imposer ses goûts à autrui. Et il parle de ses œuvres avec une humilité souriante, que l’on sent venir du tréfonds de l’âme. «Chacun de nous—m’a-t-il déclaré récemment—chante sa propre chanson à son passage par la vie, avant de disparaître dans l’immense et profonde nuit. Cette chanson ne saurait être du goût de tous et il serait fat de vouloir que les autres hommes s’arrêtassent pour n’entendre qu’elle. Des plus célèbres, des plus immortelles, que subsiste-t-il? Un titre, un nom d’auteur, quelquefois un motif vague, ou étrangement modifié. Le public se contente de répéter que ces chansons sont belles, parce qu’il le tient des générations précédentes. Mais combien peu ressentent le besoin de recourir à la source, de les reconstituer en leur intégrité, de revenir à elles pour le plaisir et par amour d’art?» Une philosophie aussi détachée devait immuniser Blasco Ibáñez contre la morsure de l’envie. Cet éternel Don Quichotte n’est heureux que du bonheur d’autrui. Lui, écrivain espagnol le plus lu actuellement hors d’Espagne, a tenté à plusieurs reprises de modifier les organisations éditoriales de son pays au bénéfice des gens de lettres, ses collègues, afin que leurs œuvres se vendissent à l’étranger. Et il ne cesse de conseiller à ses divers traducteurs et aux maisons d’éditions qui publient leurs versions, de ne pas limiter à son œuvre la divulgation de la littérature espagnole. Enfin, ce fougueux polémiste, toujours prêt à aller sur le terrain lorsqu’il s’agissait de défendre ses idées politiques, n’a jamais eu la moindre affaire, a toujours évité toute discussion de nature littéraire professionnelle. Plus d’une fois, des Béotiens, improvisés juges—ceux qu’en 1906, l’écrivain suisse William Ritter, au cours d’une belle étude sur Blasco Ibáñez insérée dans son volume: Etudes d’art étranger, définissait plaisamment: «Les impuissants, les gandins, et les popotiers du trottoir de la nullité et des boulevards de la grisaille»—ont cru utile de débiter sur son compte de monstrueuses absurdités, qu’il lui eût été facile de réduire, d’un trait de plume, à leur juste valeur, en ridiculisant comme il convenait leurs auteurs responsables. Il a toujours dédaigné ces mises au point. Sa doctrine, en l’espèce, c’est qu’il n’est qu’une réplique qui vaille et que cette réplique consiste à continuer de produire. L’on sait s’il lui est fidèle! Tel est l’homme que d’honnêtes folliculaires se complaisent à représenter comme un orgueilleux affamé de réclame, un sombre et misanthrope vaniteux, dans leur basse jalousie de pygmées, incapables d’admettre qu’avec une si riche et si complexe nature, les manifestations extérieures les plus tapageuses ne sont que la résultante de l’immense besoin intérieur de se renouveler, de se meubler d’images nouvelles, de s’enrichir d’autres sensations, et qu’une âme toujours en gésine d’un univers serait, par tant de successives parturitions, depuis longtemps épuisée, si ce bruit, ce mouvement, cette trépidation ne lui maintenaient sa tonicité.

Architecte, Blasco Ibáñez ne l’est pas seulement de châteaux en Espagne et dans ses romans. C’est aussi un bâtisseur de maison et de maison fort habitable et confortable. Le rêve si cher à tout artiste—le rêve de Rostand à Cambo, le rêve de Zola à Médan—de posséder son home à lui, il l’a réalisé à une heure de Valence, aux bords de la mer latine, sur la plage de la Malvarrosa, qu’ont popularisée les mentions de date et de lieu mises à la fin de ses romans. Ce nom de Malvarrosa vient de ce que les champs voisins y sont utilisés pour la culture des alcées et autres plantes odoriférantes, dont les sucs sont transformés par une fabrique de matières premières pour la parfumerie et dont les produits distillés se retrouvent dans tous les boudoirs élégants du monde. Le parfum que dégagent ces fleurs est moins dangereux que celui des tubéreuses qui sont également cultivées dans ces campagnes et qui, une année où près de cent hectares en étaient couverts, obligèrent le poète à fuir de sa demeure enchantée, tellement capiteux et enivrant en était l’arome, perçu en mer par les navigateurs qui longent ces côtes. Le cabinet de travail de Blasco, installé à l’étage supérieur de ce «palacio», frappe le visiteur par sa richesse en meubles et en tableaux anciens. La fabuleuse splendeur de Valence, lorsque cette ville s’adonnait en grand au tissage des soies comme, chez nous, Nîmes, avait eu pour conséquence, chez ses opulents bourgeois, un luxe inouï et ce fut à Valence que les antiquaires avisés qui, au cours du siècle dernier, mirent en coupe réglée cette pauvre Espagne, par eux systématiquement ravagée, réalisèrent leurs plus merveilleuses razzias. Blasco, qui avait sur eux l’avantage de mieux connaître le terrain, n’en réunit pas moins maintes pièces curieuses, arrachées aux chasses de ces pillards internationaux, et il en orna sa résidence marine, où furent signés les immortels romans de sa première époque, dont le souvenir est indissolublement lié, pour ses fidèles, à celui de cette poétique demeure de la Malvarrosa. La passion politique a, d’ailleurs, scandaleusement exagéré le luxe d’une maison bâtie avec le produit du labeur de Blasco et ses ennemis l’avaient plaisamment transformée en une sorte de palais enchanté des Mille et Une Nuits, dont ses éditeurs de Valence, universellement désignés aujourd’hui sous le nom de leur firme Prometeo, ont donné une version castillane, faite par le propre Blasco sur la traduction française du Docteur Mardrus. Comme Blasco Ibáñez avait, à cette époque, un véritable faciès d’Arabe—on n’eût en qu’à se reporter, pour s’en convaincre, à son portrait, qui ornait le petit livre de Zamacois et dont la ressemblance est beaucoup plus frappante que l’effigie, d’après R. Casas, illustrant l’article de 1910 dans l’Enciclopedia Espasa—ils avaient imaginé de l’appeler El Sultán de la Malvarrosa. Qui a visité la maison y aura trouvé, avec un intérieur assez simple, une construction originale, dont le seul luxe véritable est constitué par une galerie à colonnes et caryatides, décorée de fresques dans le genre pompéien et donnant sur la Méditerranée. Des revêtements en azulejos, ou faïences valenciennes d’origine arabe, confèrent à ces pièces un cachet inoubliable, riant à la fois et bien local. Mais il ne faudrait pas y chercher l’ordonnance bourgeoise commune, d’autant plus que cette demeure d’artiste, dont les plans furent tracés par Blasco en personne, est due à la collaboration technique de sculpteurs et de peintres, généralement excellents décorateurs, mais assez piètres maçons.

On en jugera, si toutefois l’on en doutait, par le détail suivant. Lorsque fut achevée la galerie dont j’ai parlé, il fut décidé unanimement que nul autre lieu ne conviendrait mieux pour la célébration des fraternelles agapes projetées. Et comme, pour banqueter, il faut communément une table, Blasco se souvint que, lors de ses errances en Italie, il avait admiré, à Pompéï,—auquel, dans En el País del Arte, il a consacré trois chapitres—une curieuse table d’un seul bloc de marbre, que supportaient quatre griffons. Aussitôt les sculpteurs résolvent de doter d’une reproduction, sur une plus grande échelle, de ce meuble de triclinium la loggia des festins. On fait venir directement de Carrare un bloc énorme de marbre, grâce à l’obligeance d’un capitaine au long cours, qui a mis sa goëlette à la disposition du «sultan». Mais, au lieu du nombre limité de convives que permettaient les trois lits anciens, Blasco entend qu’à sa table siègent les invités par douzaines. Les quatre monstres ailés ne suffisent pas, à chaque angle, pour supporter ce dolmen. On en sculpte au centre un cinquième, accablé, comme Atlas, sous le poids de cet univers de calcaire. Enfin, l’œuvre s’érige triomphale, d’une pureté de lignes antique, d’une blancheur radieuse. Mais voici, ô terreur, que les plafonds fléchissent, sous sa masse. L’on a tout prévu, sauf cette minutie, que de simples solives ne sauraient jouer le rôle de poutrelles d’acier. En conséquence, mosaïques romaines, fresques délicatement nuancées, merveilleuse décoration où chacun s’est efforcé d’être original en se surpassant, tout doit disparaître et une moitié de l’édifice est démolie, puis réédifiée, pour assurer à la table une existence éternelle... Le peintre Sorolla, le sculpteur Benlliure n’ont certainement pas oublié cet incident, dont ils furent les principales dramatis personæ, en compagnie de camarades moins illustres. Parmi ceux-ci, il y avait feu Luis Morote, Valencien lui aussi et l’un des meilleurs amis qu’ait comptés Blasco. C’était un écrivain et un homme d’action, aux idées généreuses, auteur de plusieurs ouvrages notables—El pulso de España, Pasados por agua, Los frailes en España, Teatro y Novela, etc.—et dont deux ont paru à Paris, chez l’éditeur Ollendorff, l’un sur un coin des Canaries, l’autre, d’un intérêt réel et publié en 1908, sur Sagasta, Melilla et Cuba.

Quittons la Malvarrosa pour Madrid, les palmeraies phéniciennes où, à la suite de Karl Marx, a pénétré l’esprit socialiste moderne, pour l’austère azur de la capitale castillane, où l’air, la couleur, les eaux sont d’une subtilité impondérable, comme, aussi, l’est la désolation de son haut plateau aux variations soudaines et meurtrières de température. Quel contraste! Valence c’est, par le paysage et autre chose encore, un peu l’Afrique. Madrid, c’est le compromis entre l’Espagne et l’Afrique, l’immense douar où la plus raffinée civilisation coudoie à chaque minute la plus troglodytique rusticité: cité trompeuse dont le grand mouvement n’est qu’un leurre, incapable, pour peu qu’on y séjourne, de donner le change sur l’inanité foncière de sa vie. Blasco Ibáñez a écrit, dans la Horda, le vrai tableau de Madrid, d’un Madrid que ne connaissent pas les clientèles touristiques du Ritz et du Palace, qu’ignorent ces Espagnols même dont le champ d’action ne dépasse pas le rayon des lampes à arc et des rues asphaltées du centre de leur ville et qui ne s’aviseraient pas d’aller étudier leurs compatriotes sur les hauteurs des Cuatro Caminos, aux quartiers des Injurias, des Cambroneras et analogues repaires de parias madrilènes. Son petit hôtel de la Castellana, le reverra-t-il jamais d’autre sorte que pour un éphémère passage? Je ne le crois guère. Il est fermé depuis si longtemps, que la rance atmosphère qui l’imprègne lui ferait peur. Zamacois, qui l’a vu avant que son propriétaire, par des remaniements importants, en modifiât la physionomie, l’a décrit en ces termes, en 1909: «L’insigne romancier habite à droite de la promenade de la Castellana, à proximité de l’Hippodrome, dans un pittoresque petit hôtel d’un seul rez-de-chaussée, dont la façade irrégulière s’ouvre en angle sur le fond d’un jardinet. Çà et là, le long des vieux murs et sur le tronc des arbres, l’herbe et la mousse ressortent en taches d’un vert velouté, avec des teintes sombres et bien plaquées. Dans la paix joyeuse du matin, sous la merveilleuse coupole indigo de l’espace inondé de soleil, la terre noire, que viennent de remuer des mains diligentes, fleure l’humidité. Le silence est maître, en ces lieux. Ce coin, mieux encore qu’un parterre madrilène, évoque une parcelle de jardin rustique, un peu gauche et paysan, où l’on s’attend à rencontrer un chien, un tas de fumier, quelques poules... Le cabinet du maître est spacieux, d’un dessin irrégulier et ses deux fenêtres s’ouvrent sur un groupe d’arbres. Au mur du fond, les rayons ploient sous les livres. Quelques portraits: Victor Hugo, Balzac, Zola, Tolstoï, qui ont l’air de présider ici, groupés l’un près de l’autre en une rare et douloureuse harmonie de fronts pensifs et tourmentés par l’effort mental. Les parois s’ornent d’une quantité de bibelots anciens et de diverses esquisses, charmantes, de Joaquín Sorolla. Chaque chose est ici à sa place: les statuettes, les tapisseries, les meubles. Nul doute que tout ne s’y trouve où il doit être. Et cependant, je sens autour de moi comme flotter je ne sais quoi d’étrange, une palpitation, ardente et fébrile, d’impatience, qui me donne l’impression que ces tapis, ces tableaux, ces fauteuils, ces vieux bahuts, qui décorent la pièce, pourraient bien participer, en vertu d’un mystérieux magnétisme, à cette inquiétude spirituelle, intense et constante, dont l’écrivain est possédé...»

Deux années avant qu’Eduardo Zamacois, réaliste formé à l’école française, dont la plume châtiée procédait de Bourget et de Prévost, consignât cet étrange phénomène spirite, Blasco Ibáñez avait fourni à l’observateur un exemple beaucoup plus caractéristique d’inquiétude d’âme que celui de la sarabande magique du mobilier de son cabinet. Par je ne sais quel caprice d’Argonaute, il avait, un beau matin, disparu de son hôtel. Ses amis apprirent qu’il était allé à Bordeaux, à l’occasion d’une exposition intéressant ses goûts de marin. Mais il entendait si peu y prolonger son séjour, qu’il ne s’était muni que de cet élémentaire bagage à la main qui suffit, à la rigueur, pour une fugue d’une huitaine. A Bordeaux, cependant, il se ressouvint que son docteur avait naguère insisté pour qu’il fît une cure à Vichy. Cela fut cause qu’il décidât de s’y rendre, sous le prétexte d’y rétablir son foie. Il y était à peine que l’élégante monotonie, le tran-tran réglé et bourgeois de la ville d’eaux eurent le don de l’horripiler, à tel point que, pour échapper à leur hantise, il s’enfuit à Genève et à ses paysages souriants et doux. La Suisse alémanique l’ayant ensuite tenté, il passa à Berne, dont les ours symboliques lui firent bénir le destin des hommes, et des peuples, sans imagination, dont on sait que le royaume de Dieu est à eux. La tranquille, bourgeoise et germanophile Zurich ne le retint guère. A Schaffhouse, il vit tomber le Rhin, puis s’embarqua à Romanshorn pour Lindau et, à Lindau, sauta dans le train de Munich. Fervent de Wagner, il espérait y entendre chanter, au fameux festival en l’honneur du maestro de Leipzig, la Walkyrie et Siegfried avec plus d’art qu’au Real madrilène. Il eut cette déception,—lui qui, s’il a laissé au conteur valencien D. Eduardo L. Chavarri le soin d’illustrer d’un commentaire technique L’anneau du Niebelung, a offert à ses compatriotes, avec un prologue, une traduction, sous le titre de: Novelas y Pensamientos, de la partie littéraire de l’œuvre de Wagner—de constater qu’à Munich l’interprétation du drame musical wagnérien valait ce qu’à Madrid et qu’aussi bien, «l’Athènes Germanique» n’était qu’une grossière caricature de la cité de Minerve, dont la démocratie intellectuelle et raffinée eût rougi de honte à s’entendre comparer avec ces lourds buveurs de bière, ces cannibales de la charcuterie. Munich laissa donc Blasco déçu. Ayant songé à Mozart, il en partit pour Salzbourg et son Mozarteum. Puis ce furent Vienne et le beau Danube bleu. A Vienne, on lui dit qu’en treize heures, par la voie du fleuve, chemin qui marche, on allait à Budapest. Blasco s’embarqua donc, près du pont de Brunn, pour la cité magyare, où il rêva de Marie-Thérèse et de la fameuse phrase latine, que les typographes espagnols ont estropiée, dans le texte d’Oriente, et que la nonchalance de Blasco n’a jamais songé à y corriger, ce qui lui valut d’être tancé, pour cette vétille, par un archiviste de Perpignan, comme je vais le rapporter. Budapest, c’est l’Orient, ou, du moins, le seuil de l’Orient. A Belgrade, où il visita le tragique Konak encore souillé du sang d’Alexandre et de Draga, il s’aperçut qu’il lui fallait, désormais, voir les choses et le temps lui-même dans un recul. Il croyait être, ce jour-là, au six Septembre. Une affiche de théâtre lui apprit qu’à Belgrade on n’en était qu’au vingt-quatre Août. Ce don inattendu de treize jours de vie supplémentaire le réjouit. Il ne s’attarda pas à Belgrade, ni davantage à Sofia, brûlant,—car, vers Philoppoli, les premiers minarets pointaient à l’horizon,—de se plonger enfin en pleine turquerie.

Il a omis, dans Oriente,—où ont été recueillies ses notations de route, envoyées au Liberal de Madrid, à la Nación de Buenos Aires et à l’Imparcial de México,—le récit des incidents qui, à Andrinople, avaient failli lui en fermer la porte. Ayant négligé de se munir d’un passeport en due forme, la police turque avait commencé par l’arrêter comme un simple suspect. Fort heureusement, l’Espagne était alors représentée à Constantinople par un diplomate extrêmement populaire, le marquis de Campo Sagrado. Blasco a noté, au chapitre XXI d’Oriente, que, lorsqu’il eut déclaré aux vérificateurs des passeports, à la frontière, qu’il était recommandé au marquis, ceux-ci n’avaient pas tari en louanges de ce «grand seigneur fort sympathique». La vérité vraie, c’est que les choses avaient été d’un fonctionnement moins aisé et qu’il avait fallu échanger des télégrammes avec les autorités de la capitale, d’où, pour Blasco, une sorte de notoriété avant la lettre, que la pauvreté de sa garde-robe devait rendre, dès l’arrivée à Byzance, plus pénible encore. Que ne pouvait-il, à l’exemple d’un Loti, échanger son médiocre complet à l’européenne contre la défroque d’un fils d’Allah et le feutre mou contre le fez écarlate, qui n’a pas, dans les saluts, à quitter le crâne, puisque c’est une main au front et l’autre sur le cœur qui, là-bas, sont les salutations d’usage? Le détail du séjour à Constantinople est donné dans une suite de dix-huit chapitres d’Oriente, que l’auteur dédia à D. Miguel Moya, et qui, traduit en portugais et en russe, est resté inaccessible au lecteur français. C’est grand dommage. Si l’on en croyait l’ex-chroniqueur des Lettres Espagnoles au Mercure de France,—nº du 1er Mars 1909—il n’y aurait, en ces pages, que de «pâles évocations du passé, improvisées à l’aide d’un bon manuel élémentaire d’histoire générale» et des notes «comme détachées pour la plupart d’un guide Joanne ou d’un Bædeker». Et, si le «voyageur somnolent» se réveille enfin à son arrivée à Constantinople, c’est uniquement parce que tout lui rappelle Valence, y compris une «même saleté», encore que, pour M. Marcel Robin, Blasco Ibáñez «ne semble guère avoir compris la mentalité turque». Plus équitable que ce téméraire archiviste, le vieux poète D. Teodoro Llorente, qui s’y connaissait en matière de littératures étrangères—et en font foi tant de merveilleuses adaptations versifiées—a, dans un article de Cultura Española (Mai 1908), pleinement rendu justice à son compatriote, dont il était cependant si loin de partager les opinions, politiques ou littéraires. Pour lui, Oriente n’est pas seulement «le tableau pittoresque d’une ville extraordinaire», mais aussi et surtout «une information instructive sur son état social et la situation politique de l’Empire Ottoman». Il pourrait être intéressant de comparer le livre de Blasco au fameux Constantinople de l’Italien Edmondo De Amicis, devenu, grâce à des traductions qui l’ont popularisé, le vade-mecum de

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