V. Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie
Les romans «espagnols».—Iº Romans de lutte: La Catedral, El Intruso, La Bodega, La Horda.—IIº Romans d’analyse: La Maja Desnuda, Sangre y Arena, Los Muertos Mandan, Luna Benamor.
Dans tous les romans examinés jusqu’ici, il est une idée qui apparaît dominante, aussi bien à travers cette idylle d’amour qu’est Entre Naranjos qu’au cours des péripéties du siège de Sagonte. Et cette idée, c’est celle de l’universelle nécessité de la lutte pour la conquête de l’argent. Mais le cadre où se déroule l’âpre bataille humaine—que ce soit la «casita azul»[149] de Leonora, ou la tragique «barraca» de Tòni, la plage, si proche de celle de la Malvarrosa, du Cabañal, ou les fourrés millénaires de l’Albuféra—, est si enchanteur, qu’on en oublie l’horreur du drame auquel il sert de fond et que, malgré les prédications éloquentes de l’auteur contre l’égoïsme des classes possédantes espagnoles, le lecteur étranger de Blasco Ibáñez, comme si le subjuguait l’ivresse divine d’une Nature toujours victorieuse, éprouve, en définitive, une émotion presque sereine au spectacle de ce struggle for life au grand soleil, en pleine joie méridionale de vivre. Non, il ne saurait y avoir de douleurs profondes dans ce paradis terrestre où les arbres ploient éternellement sous le faix de fruits savoureux, où les récoltes, en dépit de l’alternance des saisons, se succèdent comme jaillissant d’Edens inépuisables, où la magnificence d’un simple coucher de soleil suffit à consoler l’homme de ses chagrins par la vertu souveraine d’une terre triomphatrice. Sans doute, Blasco Ibáñez comprit-il qu’un renouvellement du champ d’action de ses récits, en rajeunissant sa verve et en fécondant son inspiration, aurait aussi pour conséquence d’agir plus efficacement sur l’âme du public et que le seul fait de transporter la scène de ses romans en d’autres contrées de l’Espagne, où la terre est plus pauvre et a été répartie avec une injustice plus criante, conférerait à ceux-ci cette force de persuasion dont manquaient, pour les raisons susdites, les œuvres de sa première période. Ainsi semble-t-il avoir été amené à composer la double série de ses romans «espagnols», que je crois devoir diviser en romans «de lutte» et en romans «d’analyse». M. Eduardo Zamacois a dit des premiers que c’étaient des livres de rébellion et de combat avant tout, des véhicules efficaces de propagande révolutionnaire, des armes puissantes, élégantes, soigneusement trempées, de démolition et de protestation où réapparaissait l’ancien esprit belliqueux de Blasco, où l’homme politique égalait l’artiste en rivalisant avec lui, et où l’un et l’autre, par une intime collaboration, avaient réussi à composer «une œuvre belle et bonne dont l’utilité s’associait au charme, en une heureuse union». M. Gómez de Baquero donnait, de son côté, la note bourgeoise dans son article de Cultura Española, en reconnaissant que c’étaient «des livres de combat, non de pure contemplation ou de reconstitution esthétique et que, plus encore que la passion et la partialité qui les animaient, ce qui leur nuisait, c’était une profusion de considérants historiques et d’enquêtes sociales introduites par l’auteur sous le couvert de ses protagonistes et constituant un lest fort lourd pour des romans». Qu’au surplus l’esprit de Zola, du Zola des Trois Villes et des Quatre Evangiles, réapparaisse dans ces romans d’action sociale, c’est ce qu’il serait malaisé de vouloir nier. Blasco, comme Zola, a cru, dans ses quatre romans «de lutte», lui aussi à la «mission» du romancier, à sa «fonction sociale» et, se souvenant, sans doute, que Mme Pardo Bazán elle-même, avait, dans La Cuestión Palpitante, reproché à Pereda de s’être confiné à peindre des toiles toujours semblables, a voulu, en quittant Valence et sa Huerta, montrer qu’il était capable, telle la vie, de se renouveler sans aucunement s’épuiser. Quelqu’un pourrait-il objecter que Pereda, bien que prisonnier de sa «Montaña» santandérine, avait su faire—ainsi que l’observera un ami, Menéndez y Pelayo, au prologue de Los Hombres de pro—du roman social, c’est-à-dire discuter ces problèmes dont l’intérêt est commun à tous les hommes et présenter un essai de solution de ces grandes questions à travers l’artifice d’un récit romanesque? Mais, de quelques spécieux sophismes que l’on enveloppe un même reproche, il n’est que trop manifeste qu’au fond de toutes les critiques dirigées à Blasco pour avoir abandonné son domaine réservé de Valence et des choses valenciennes et abordé le roman social espagnol, ce n’est point l’art qui est en cause, mais le dépit de mentalités timides, qu’inquiètent ces prédications, adressées, non point à des lecteurs sceptiques, pour qui le jeu des idées n’est que simple artifice, mais à la grande foule espagnole, afin de la galvaniser et de la pousser à cette action salutaire d’où jaillira, quelque jour, une Espagne nouvelle. Et il n’est pas jusqu’à M. Jean Amade, actuellement maître de conférences, quoique non docteur ès lettres, à l’Université de Montpellier et l’un des plus zélés défenseurs français de cette thèse conservatrice, qui, après avoir accumulé les reproches à l’auteur de La Catedral, de El Intruso, de La Bodega, de La Horda, n’ait dû reconnaître que cet idéal de Blasco paraîtrait «toujours infiniment noble» et qu’il lui avait même fallu un «certain courage pour l’avoir conçu et exprimé dans un pays comme l’Espagne»![150].
Blasco Ibáñez a fait à Zamacois la confidence que La Catedral, bien que le plus répandu, alors, de ses romans à l’étranger—si la guerre n’eût pas éclaté, nous eussions connu à Paris, à l’Opéra-Comique, une Cathédrale mise en musique par G. Hue, que M. Carré se proposait de jouer au cours du tragique été de 1914—, était cependant celui qui lui agréait le moins: «Lo encuentro pesado, s’était-il écrié, hay en él demasiada doctrina...»[151]. M. Andrés González-Blanco s’est même amusé à en détailler les hors-d’œuvre, avec renvoi, pour chacun d’eux, à la pagination du livre. M. Gómez de Baquero, dans un volume de 1905[152], les a censurés comme constituant un «poids mort, qui retarde la marche de l’action, divise et brise l’intérêt». Mais le lecteur étranger, qui n’est pas, comme ces critiques de Madrid, complètement blasé sur la vie sociale espagnole, trouve, au contraire, de tels «hors-d’œuvre» extrêmement instructifs dans un ouvrage qui a pour but d’opposer à une religion purement formelle—symbolisée par la cathédrale tolédane—le culte d’une humanité enfin consciente et de sa mission et de ses destinées. C’est ce qu’avait fort bien vu M. Georges Le Gentil, qui professe actuellement le portugais en Sorbonne, lorsque, analysant La Catedral dans la Revue Latine d’Emile Faguet[153], il écrivait: «La Cathédrale que l’imagination romanesque dressait comme un symbole mystique au milieu de la cité ensoleillée et grandie par les souvenirs légendaires, apparaît—et qu’on y prenne garde—comme le dernier vestige d’un passé gothique et branlant qui nourrit, à l’ombre, une floraison vénéneuse.» L’action de La Catedral se déroule tout entière à Tolède, cité vénérable, belle et triste comme un musée, qui semble toujours dormir, à l’ombre de ses églises et de ses couvents, l’horrible songe léthargique médiéval de quiétisme et de renonciation. Un anarchiste, Gabriel Luna, après le plus lamentable des exodes à travers l’Europe, est revenu à sa ville natale et se propose d’y achever ses jours près d’un frère, vieux serviteur du temple érigé en 1227 par Saint Ferdinand. Ayant appris que sa nièce, Sagrario, vivait à Madrid une existence misérable de fille perdue, il réussit à la redonner à son père, qui lui pardonne. La bonté n’est-elle pas vertu divine et le pardon précepte du Christ? Luna, malade de la poitrine en conséquence de ses courses de paria, apparaît comme un doux visionnaire pacifique, une véritable figure de chrétien primitif. Il aime Sagrario, malade ainsi que lui, et cette passion chaste et tranquille revêt l’apparence des amitiés spirituelles où, mieux que les lèvres, ce sont les âmes qui se baisent. Mais Luna a fait le rêve d’une refonte sociale de l’Espagne. Nourri du suc des doctrines révolutionnaires cosmopolites, il se soulève à l’idée que sa patrie pourra continuer longtemps encore dans la routine d’autrefois. Ses prédications agissent selon qu’il était aisé de prévoir sur les cerveaux frustes d’un auditoire ignorant. La plèbe n’en dégage que la possibilité de jouissances brutales et sans lendemain. Une nuit où l’anarchiste veille à la garde de la Cathédrale, ses prétendus disciples accourent en armes pour piller le trésor historique du saint lieu. Car ils veulent à tout prix, puisque les hommes sont égaux, «devenir semblables aux messieurs qui se promènent en voiture et jettent leur argent par les fenêtres.» Luna, épouvanté de ce grossier contresens, s’oppose de toutes ses forces à la violence de telles brutes. Mais l’un d’eux lui fracasse le crâne d’un coup du trousseau des clefs même de la Cathédrale. Une fois de plus, les brebis, converties en loups dévorants, mettent en pièces leur imprudent berger, et Luna, tel le Christ, paye de son sang le plus grave de tous les crimes: le crime d’avoir été bon. Deux catégories d’esprits peuvent trouver leur compte dans La Catedral: les avancés et les rétrogrades. Pour les uns, Luna reste le prophète qui indique la voie. Pour les autres, il n’est qu’une victime expiatoire documentant la chimère de tout projet de réforme radicale de notre vieux monde. La vérité me semble être que, dans ce livre, Blasco n’entendait faire le procès du catholicisme—par des arguments empruntés à l’archéologie, à l’histoire, à la métaphysique et jusqu’à la tradition orale populaire—que pour remédier à sa torpeur doctrinale, à sa stagnation d’idées, et le succès de l’œuvre, en Espagne même, prouve qu’il y a assez bien réussi, en dépit des mécontents.
L’année suivante, en 1904, parut El Intruso. Si La Catedral symbolise la religion momifiée qui s’écarte des directions présentes de l’esprit en laissant à sa longue histoire et au principe d’autorité le souci de l’avenir, El Intruso, dont l’action se déroule à Bilbao, la cité du fer et des mines, me semble incarner un autre aspect de cette même religion, son aspect moderniste, ses prétentions d’Eglise militante, qui, fuyant les cloîtres, se mêle au tumulte de la rue, fréquente les salons, publie livres, revues et journaux, fonde des établissements d’enseignement et des compagnies anonymes de navigation, participe aux entreprises ferroviaires et minières et s’efforce, en un mot, de vibrer à tous les battements de la vie contemporaine. D. Manuel Ugarte, critique dont la valeur est reconnue, a dit, à la p. 62 de El Arte y la Democracia, que ce roman de Blasco était «le plus représentatif, le plus social qui ait vu le jour en Espagne depuis longtemps», et que, «comme œuvre de lutte et de sociologie, il équivalait à une révolution». On ne saurait nier que cette littérature d’idées, que cet art combatif fussent jusqu’alors chose inconnue aux romanciers espagnols à succès et la critique bourgeoise, qui s’en tenait, en matière de solution des problèmes sociaux, aux deux topiques: religion et morale, ne trouva rien de mieux, pour réfuter la thèse que Blasco faisait formuler par Aresti à la suite du Comte de Saint-Simon: «L’âge d’or, qu’une aveugle tradition a placé jusqu’ici dans le passé, est devant nous», que de ressasser les lieux communs courants sur la soi-disant inefficacité d’une morale scientifique et de citer les pages 31 et 34 du Jardin d’Epicure, d’Anatole France! Quel est donc cet Intrus, dont l’évocation remémore le petit drame ibsénien en un acte que Maeterlinck publia à Bruxelles, en 1890, où l’on voyait une famille attendre dans l’angoisse la prochaine visite de la Mort, et qui, joué à Paris, y avait produit une assez forte impression? L’Intrus, c’est le Jésuite. Non pas le type de Jésuite conventionnel qui, depuis Eugène Sue et bien avant lui déjà, s’est cristallisé dans une littérature spéciale. Les Jésuites espagnols ne sont pas une entité, mais une réalité, dont l’influence se fait sentir dans les manifestations les plus diverses de la vie économique et morale du pays et en dédiant à Saint Joseph leur célèbre Université de Deusto, dont l’architecture romane ne laisse pas de frapper le visiteur de Bilbao et de sa banlieue, ils ne pouvaient mieux, selon de mot de Blasco, illustrer, par l’image de ce «saint résigné et sans volonté, à la pureté grise d’impuissant», leur méthode d’éducateurs d’une société à leur image. L’opulent armateur Sánchez Morueta unit, à un coup d’œil infaillible pour les affaires, une volonté diamantine. Tout lui réussit. Là où d’autres se ruinent, lui s’enrichit. Lutteur infatigable, il a su dompter la Fortune. Les proportions cyclopéennes de cette figure mettent mieux en relief le pouvoir illimité des Jésuites. Ceux-ci, peu à peu, se sont infiltrés dans l’intimité du foyer de cet homme d’action à l’âme rude, qui n’en soupçonne d’abord pas le péril. Sa femme, Doña Cristina, et sa fille, Pepita, sont entièrement entre les mains des fils d’Ignace. Quand l’armateur se rend enfin compte de cette trahison, il est trop tard. La conspiration jésuitique l’étreint. Se sentant vieilli et triste, il n’aura plus le courage de la combattre. Et les terreurs de l’au-delà assaillent cet esprit sans lest métaphysique. Il va à Loyola avec les siens, et s’y prépare, par une retraite spirituelle dans ce monastère de Guipúzcoa, à bien mourir. En face de ce représentant des patrons cléricaux, Blasco a posé la tourbe misérable des mineurs, dont le Docteur Aresti, ex-interne des hôpitaux de Paris et cousin de Sánchez Morueta, est le guide spirituel, en même temps que le sauveur de leurs corps déshérités. Le roman,—de même que le suivant, La Bodega,—se clôt sur une scène historique: la collision surgie entre radicaux et catholiques lors du pèlerinage à la «Vierge de Begoña». Et, moins alourdie de dissertations que La Catedral, cette œuvre forte et saine, bien rendue en notre langue par Mme Renée Lafont, chez E. Fasquelle, en 1912, a mérité une mention et, en somme, des éloges de la Revue d’Histoire Littéraire de la France[154], qui en exalta la puissante signification sociale.
La Bodega est restée, par contre, jusqu’ici sans traducteur français. C’est véritablement fort dommage, car cette œuvre, dans ses 363 pages composées à Madrid de Décembre 1904 à Février 1905, me semble plus finie, plus intense, aussi, que les deux précédentes et, ne servît-elle qu’à révéler à tant de superficiels «connaisseurs de l’Espagne», l’effroyable réalité de la misère agraire en ce pays, en cette Andalousie tant vantée, qu’elle devrait, et depuis longtemps, avoir été traduite. Au lendemain de sa publication, une feuille bourgeoise, El Imparcial de Madrid, écrivait, dans son nº du 11 Mars 1905: «Séville, Málaga, Cadix! N’est-il pas vrai que ces trois noms seuls, par l’étrange cristallisation d’une idée fausse, en sont venus à signifier toute joie, à nier toute humaine douleur? Et cependant, c’est au spectacle de leurs campagnes desséchées, de leurs immenses domaines à l’abandon et sans culture; c’est en écoutant la clameur des valets de ferme qui émigrent, entassés dans les cales des navires, ou qui meurent sur le sol natal, que l’on pourrait appliquer à ces trois provinces sœurs la triste, l’ironique exclamation que Blasco Ibáñez place sur les lèvres d’un des personnages de son dernier livre, en face des campagnes désertes de Jerez et d’un peuple affamé: «¡He aquí la alegre Andalucía!»...»[155].—Ici encore, nous sentons la froide main du Jésuite, dont l’influence magnétique apparaît diffuse dans l’atmosphère espagnole, soit qu’elle contraigne les ouvriers des champs à assister à la messe pour ne pas se voir congédiés par le patron, soit qu’elle appelle sur les vignes, en un latin macaronique, la bénédiction du Seigneur. Et comme, déjà, dans les tortueuses ruelles tolédanes; comme, aussi, dans les puits de mines de Bilbao, ce sera toujours, en ces fertiles plaines andalouses, les mêmes douleurs, la même plainte immense arrachée aux déshérités, à ceux du Nord comme à ceux du Sud, par une même injustice sociale. Pablo Dupont, de lointaine ascendance française, est propriétaire des vignobles et des chais les plus renommés de Jerez. Ce personnage, qui s’apparente intellectuellement à la souche énergique des Sánchez Morueta, a un cousin, Don Luis, prototype du señorito andalous, prodigue, efféminé, bravache et improductif, qui dédaigne le travail et ne semble exister que pour satisfaire des appétits effrénés de jouissance et les insolents caprices de son atavisme de féodal et d’Arabe. Pour lui, comme pour ses aïeux du Moyen Age, les pauvres ne sont que les esclaves de la glèbe, les serfs taillables et corvéables à merci. Mais «los de abajo»[156] ne pensent plus tout-à-fait comme à la bonne époque. Le courant libertaire moderne les a contaminés. Leurs consciences, encore incomplètement affranchies, entrevoient, dans le lointain, la radieuse vision de la Cité Future et ce n’est pas le moindre attrait espagnol du livre, ni la moindre raison des haines espagnoles contre Blasco Ibáñez, que ce leit-motiv des revendications sociales bruissant en sourdine,—jusqu’à ce qu’il s’exaspère en tumulte au chapitre IX, où est décrite l’invasion de Jerez par la horde affamée des terriens—tout au long de pages colorées et bien andalouses, et andalouses d’autre sorte encore que par l’intervention des
traditionnels gitanos et gitanas. Comme je le notais en 1905, dans le Bulletin Hispanique de Bordeaux[157], le romancier se trouvait, ici, en face d’un écueil dangereux, «auquel Zola a succombé très souvent, mais jamais avec autant d’évidence que dans La Faute de l’abbé Mouret, écueil qui consiste à attribuer une prépondérance illimitée à la terre, érigée à la dignité d’acteur principal, sorte de réincarnation moderne de l’antique Fatum. Blasco Ibáñez a su éviter cette outrance: il a tracé vigoureusement, mais solidement, sa peinture des latifundios[158] jérézans, et, dans ce cadre exubérant de couleurs, grouille une vie intense, se meuvent des figures nettement enlevées: gens de la gañanía: aperadores et arreadores, capataces et mayorales de cortijos, humbles braceros[159] aussi, qu’un souffle anarchique soulève vers les révoltes de je ne sais quelle effroyable Germanía[160], gitanes crapuleux et señoritos efféminés, fainéants, avec leur cour de guapos et de hâbleurs: rien ne manque au tableau...» Il y a là un pendant du Gabriel Luna de La Catedral, qui n’est qu’une transposition du rêveur anarchiste que fut Fermín Salvochea[161], rebaptisé par Blasco sous le nom de Don Fernando Salvatierra, champion cultivé et passionné des idées d’égalité, que torture l’humiliant spectacle de l’aboulie des masses espagnoles et qui voudrait faire passer d’autre sorte que sous forme d’émeutes son rêve ascétique de justice et de fraternité dans la foule, illettrée et crédule, des esclaves de la grande propriété andalouse. Don Luis, qui n’a cure de l’avenir, ne songe, lui, qu’à satisfaire ses appétits de bestiale noce. Une nuit où, au cortijo de Marchamalo, la fête des vendanges dégénère, par ses soins, en une bachique orgie, ce triste personnage cause l’ivresse de la belle María de la Luz, fiancée au sympathique Rafael, et en profite pour violer la jeune fille, dont le frère, après avoir en vain exigé du misérable, son ami, la réparation de son lâche forfait par un mariage en bonne et due forme, se sert de l’émeute de Jerez pour tuer, d’un coup de la navaja de Rafael, le malfaisant parasite. Rafael, qui avait d’abord pensé ne jamais épouser María de la Luz—en vertu de ce préjugé qui situe la pureté de la femme dans la particularité purement animale d’une virginité anatomique—, s’en va, converti par les prédications libertaires de Salvatierra, avec cette compagne de vie et de mort, tenter la fortune en Amérique, dans cette Argentine toujours hospitalière aux désespérés de l’Espagne, où le travail est resté une forme de l’antique esclavage, où les révoltes finissent par des fusillades de la guardia civil et la peine du garrote, ou du presidio, aux meneurs souvent le moins responsables. Mais, selon qu’il est dit au dernier paragraphe du livre, «au-delà des campagnes il y a les villes, les grandes agglomérations de la civilisation moderne, et, dans ces villes, d’autres troupeaux de désespérés, de tristes, qui, eux, repoussent la fausse consolation de l’ivresse; qui baignent leur âme naissante dans l’aurore du nouveau jour; qui sentent, au-dessus de leurs têtes, les premiers rayons du soleil, alors que le reste du monde reste plongé dans l’ombre...»
La Horda, peinture de la pègre madrilène, a suscité, de la part d’un romancier espagnol d’origine basque, M. Pío Baroja, une accusation voilée, mais cependant catégorique, de plagiat, en même temps qu’un reproche, très nettement formulé, de manque d’unité organique dans la composition. C’est à la page 148 des Páginas Escogidas publiées par l’auteur en 1911 chez l’éditeur Calleja à Madrid, que se trouve le passage en question, que je m’en voudrais de n’avoir pas signalé. M. Pío Baroja ne semble, en effet, pas s’être aperçu qu’une comparaison entre La Horda et sa série de romans intitulée: La Lucha por la Vida, avait déjà été instituée en 1909 par le très consciencieux Andrés González-Blanco, qui en avait déduit qu’aucun terme commun, aucun point de comparaison n’existant entre les deux écrivains et leurs œuvres, chacun restait grand à sa manière. Cette conclusion, parfaitement exacte, me dispensera d’insister sur d’ultérieurs parallèles, aussi superflus que celui déjà ébauché par M. Pío Baroja en tête des extraits de son roman: Mala Hierba, entre lui-même et l’auteur de La Horda, et dont la Revue Hermes, de Bilbao, en Janvier 1921, sous la plume de D. Ignacio de Areilza[162], tentait de nouveau le vain exercice. La Horda, que M. Hérelle traduisit en français en 1912, c’est cette tourbe de déshérités—chiffonniers, contrebandiers, braconniers, maquignons, mendiants, voleurs, ouvriers sans travail, vagabonds de toute sorte, gitanes, etc.—qui pullule dans certains quartiers de Madrid: à Tetuán, aux Cuatro Caminos, à Vallecas, et à son pendant: Las Américas, aux Peñuelas et aux Injurias, aux Cambroneras et aux Carolinas, et en d’autres recoins encore, où grouillent la misère et le vice dans une répugnante promiscuité. J’ai déjà dit que le touriste étranger n’avait guère occasion de connaître ce Madrid-là. Le Madrid qu’il connaît et, avec raison, admire, c’est la double cité dont une moitié est au levant, à gauche de la ligne tracée par la Carrera de San Jerónimo, la Puerta del Sol, la Calle Mayor et le Palais Royal et l’autre moitié est constituée par une étroite zone bornée à l’est par la ligne ci-dessus et sans frontières définies à l’ouest. De ces deux cités, la première est une très correcte ville avec d’originales verrues modernes—Casa de Correos, Banco del Río de la Plata, certains édifices de la Gran Vía—et quelques curieuses constructions de l’époque de Charles III, tandis que la seconde n’est qu’une sorte de survivance de l’âge de Philippe V, avec sa Plaza Mayor—pauvre, mais sérieuse—et sa Plaza de Provincia—«provinciale», mais d’un provincialisme gai—, ainsi que quelques vieilles bicoques aristocratiques, aujourd’hui bourgeoisement habitées. L’autre Madrid, celui des Barrios Bajos et des faubourgs, ne tente guère la curiosité de visiteurs exotiques. Son caractère essentiel me semble être un aspect de tristesse inexplicable, profonde, intégrale, cosmique—tristesse distincte de celle que causent d’autres faubourgs dans d’autres villes, Whitechapel à Londres, par exemple, tristesse qui ne vous abandonne même pas en ces instants de béatitude physique que procure une heureuse digestion. Seuls, les faubourgs pouilleux de Naples me semblent inspirer des sentiments analogues à ceux qui m’assaillent en parcourant—dans le plus bourgeois de tous les Suburbios madrilènes, celui de Vallecas—ces Rondas hérissées de bruyantes casernes ouvrières à cinq et six étages, dont les fenêtres ouvrent sur une campagne pelée, sur un océan de sable figé, au bout duquel l’on jurerait qu’il n’y ait plus rien, que l’Univers finisse. Blasco a groupé dans la fable de sa Horda tous les ex-hommes—selon que les a définis Gorki—dont l’existence s’étiole autour d’un Madrid à décor de luxe et à prétentions de capitale civilisée. Ce que les criminalistes de l’école de Salillas nous ont décrit dans leurs traités sur La Mala Vida en Madrid[163], le romancier l’a condensé en une narration balzacienne où la tendance—l’éveil futur de la Horde—apparaît discrètement au chapitre final et d’où l’âpreté polémique de La Catedral et de El Intruso, déjà fort atténuée dans La Bodega, a presque totalement disparu, fondue qu’elle apparaît dans le pathétique récit des aventures d’un pauvre bohème intellectuel. Celui-ci, Isidro Maltrana, né d’un maçon et d’une serve de la plèbe castillane, dont la mère, la Mariposa, est chiffonnière au quartier des Carolinas et vit maritalement avec Zaratustra—ressouvenance, adaptée au milieu madrilène, du Sangonera de Cañas y Barro—, eût peut-être végété comme ses pareils, si la bienveillance d’une vieille dame, frappée des dispositions du gamin, ne lui avait permis de se faire recevoir bachelier—ce qui n’est pas, en Espagne, un tour de force—, puis de suivre avec succès les cours de la Faculté des Lettres. Il en est à ceux d’avant-dernière année, quand sa protectrice meurt. Sans profession précise, le jeune homme connaît l’horreur d’une existence de déclassé, vaguement journaliste, rémunéré selon les salaires de famine de feuilles besogneuses et vivant maritalement, dans un taudis proche du Rastro, avec la fille du braconnier Mosco, Feliciana, qu’il a connue lors de visites chez sa grand’mère. Feli est jeune et jolie, son amant intelligent et ambitieux. Que manque-t-il à leur bonheur? Un peu de chance, aux yeux du vulgaire; entendons: un peu plus de savoir faire et d’habilité à déjouer les pièges de la vie. Mais Maltrana, trop faible, ne sait pas s’imposer et sa maîtresse se trouve enceinte. Affamé, en haillons, le couple émigre dans une masure des Cambroneras qui ressemble à un douar de bohémiens. La mère de Maltrana était morte à l’hôpital. Le fils qu’elle a eu d’un amant après son veuvage, élevé dans le ruisseau, n’est qu’un gibier de potence. L’amant, un maçon, étant tombé d’un échafaudage, a trouvé la mort dans cet accident. Le Mosco, surpris dans la Casa de Campo, y a été tué à coups de fusil par les gardes du Roi. Feli accouche à l’Hospital Clínico et y meurt. Son cadavre—tel celui de Mimi au chapitre XXII des Scènes de la Vie de Bohème—ira à l’abandon de la fosse commune, après être passé par les salles de dissection de la Faculté de Médecine. La conclusion du livre serait effroyablement triste, si l’auteur, dans ce qu’un de ses critiques a cru devoir qualifier de «fin postiche, imaginée pour plaire au lecteur»[164] et dont l’exemple est loin d’être unique en littérature—à commencer, chez nous, par Molière—ne nous laissait sur la perspective d’un Maltrana vainqueur de son caractère, s’acheminant vers l’aisance—épilogue optimiste évoquant je ne sais quel germinal de paix et de bonheur entre les hommes et dont La Maja Desnuda (p. 252), Los Argonautas, puis le nouveau recueil de contes de Blasco: El préstamo de la difunta présentent la justification, en en résolvant l’énigme.
La Maja Desnuda, composée à Madrid de Février à Avril 1906, inaugure la seconde série des romans «espagnols», où, comme je l’ai dit, le souci psychologique absorbe presque complètement la tendance polémique des quatre volumes précédents. En même temps que douloureuse histoire de passion, l’œuvre est aussi une sorte de critique d’art, dont le titre, emprunté à celui de la toile célèbre de Goya—qui, numérotée 741, orne l’antesala du Musée du Prado à Madrid—, souligne déjà ce caractère composite. Il est assez difficile de juger avec impartialité un tel livre, dans lequel il semble qu’on découvre un vague souvenir de Manette Salomon et où le procédé de composition s’inspire manifestement de la manière de Zola, conférant à ces pages le caractère un peu artificiel du «document classé», dont la disposition par tranches accentue encore certain manque de lien organique, comme si chacun des chapitres—et c’est, d’ailleurs, un peu le cas de La Horda et de Sangre y Arena—se détachait de l’ensemble à la façon d’une monographie. D’où quelque froideur, résultant d’un manque de circulation vitale et, aussi, de l’extrême prolixité du récit, aux trop nombreux hors-d’œuvre. En ce sens, le critique de la Revue Hispanique[165] que j’ai déjà eu l’occasion de citer, a pu reprocher à La Maja Desnuda ce qu’il appelait son peu de psychologie, dérouté qu’il se trouvait, sans doute, en face de l’indécision de caractère du héros principal, dont l’énigme, cependant, a fort bien été dégagée par l’actuel proviseur du lycée Lamartine à Mâcon, M. F. Vézinet, en 23 pages de son volume de 1907[166]. Tout ce qu’il importait de dire a été dit, en ce livre, sur une production où Blasco, en mettant plus de complexité et de vie dans ses personnages, plus de mesure et de discrétion dans son récit et l’exposé de ses idées, témoigne d’une acuité pénétrante comme psychologue et d’un rare talent comme artiste, à tel point qu’il n’avait, peut-être, jamais écrit auparavant de pages plus pleines de vie, d’enthousiasme et d’observations exactes, que les 148 pages de la Première Partie, mais spécialement que ses quatre premiers chapitres. L’intrigue est simple en son apparente complexité. Elle a pour objet la manie d’un peintre célèbre qui, après avoir souffert de la tyrannie d’une femme hystérique, ennemie de son art, jalouse de ses modèles, empoisonnant sa vie, finit, devenu veuf, par ressentir pour la morte le violent amour qu’elle lui avait inspiré au commencement de leur union. Où retrouver ce divin modèle de «Belle Nue», ce corps adorable que, dans un fugitif instant de docilité et d’abandon, Josefina avait permis à Renovales de fixer sur la toile pour, cette toile achevée, la détruire aussitôt, dans un accès de furieuse pudeur? Obsédé par le persistant souvenir de la défunte—la visite qu’il rend à sa tombe, au vieux cimetière de la Almudena, au ch. III de la IIIème Partie, pourrait rappeler le souvenir d’Une
Page d’Amour, où nous voyons Mme Rambaud, au cimetière de Passy, agenouillée sur la tombe de Jeanne, au ch. V et dernier de la Vème Partie—, il poursuit le rêve stérile de la reconstituer dans sa nudité physique par le moyen d’un modèle ressemblant en tout à sa femme. Quand il a rencontré ce Sosie—une étoile de café concert—, il s’avise,—sur une décision dont l’apparent illogisme se justifie par des raisons sentimentales qu’a fort bien dégagées M. F. Vézinet et dont l’idée se retrouverait déjà dans le chapitre VII de Bruges-la-Morte[167],—de la faire habiller d’un costume de sa femme et se met à la peindre ainsi vêtue. Mais l’illusion résiste à ces simulacres, et, tandis que la fille épouvantée s’enfuit, l’artiste reste seul, à pleurer sur sa déchéance irrémédiable, sur sa vie à jamais brisée. De même que Josefina est morte de jalousie,—et il serait difficile de trouver, dans aucun roman, une meilleure description des ravages progressifs de ce sentiment dans une âme de femme—de même Renovales, envoûté par son amour posthume—dont il n’est guère malaisé de citer des cas vécus et non moins effroyables,—mourra dans un gâtisme voisin de la démence.
Sangre y Arena, que M. Hérelle a mué, pour l’amour du titre, en Arènes Sanglantes et qu’il a publié en 1909 dans la Revue de Paris, a fait couler en Espagne des flots d’encre. Même un critique imbu de cosmopolitisme comme l’est M. Díez-Canedo, présentant, en 1914, l’œuvre de Blasco Ibáñez aux auditeurs du 7ème Cours international d’expansion commerciale à Barcelone, n’hésitera pas à définir ce roman: une œuvre écrite pour l’exportation, ajoutant, en français, que «tous les éléments conventionnels de l’Espagne pittoresque s’entassent dans ce livre: c’est bien possible que les étrangers y reconnaissent l’Espagne qu’ils s’attendaient à trouver: nous, Espagnols, nous y voyons seulement la parodie d’un livre étranger»[168]. Nous constaterons plus loin qu’un autre écrivain espagnol traitera également de «livre étranger» Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis, ce qui est une façon trop aisée, en vérité, d’éviter la discussion de problèmes gênants. Le lecteur un peu familier avec la littérature tauromachique de tras los montes n’ignore pas que, dans un livre qu’il a intitulé: El Espectáculo más nacional[169], D. Juan Gualberto López-Valdemoro y de Quesada, Comte de las Navas, a accumulé les témoignages les plus rares tendant à démontrer historiquement que les courses de taureaux sont «l’ombre que projette le corps de la nation espagnole» et que la suppression de l’un pourrait seule amener la disparition de l’autre. Et il n’ignore peut-être pas davantage qu’une femme de lettres, une universitaire aussi distinguée que Mme Blanca de los Ríos de Lampérez a, dans le nº d’Août 1909, p. 576, de Cultura Española, assimilé la passion tauromachique du peuple espagnol à la force vitale du soleil qui dore, dans les vignobles andalous, les grappes fécondes en vins généreux. A quoi bon, d’ailleurs, insister, si le grand succès actuel, en Espagne, de D. Antonio de Hoyos y Vinent est conditionné par une production où se détachent surtout trois romans tauromachiques: Oro, Seda, Sangre y Sol; La Zarpa de la Esfinge et Los Toreros de Invierno?[170]. Il n’est guère, dans le vaste monde, de coin où n’ait été projeté le film édité par la maison Prometeo et qui a propagé à l’infini la tragique histoire de Juan Gallardo et de Doña Sol, cette Leonora andalouse. On souffrira donc qu’ici je ne la relate point, puisqu’elle est surabondamment connue de tous et qu’Arènes Sanglantes, comme si sa popularité en volume ne suffisait pas, réapparaît, de temps à autre—ce fut, à partir du 1er Mars 1921, le tour du Petit Marseillais—comme feuilleton, au rez-de-chaussée de nos journaux. Les Espagnols qui affectent de repousser cette œuvre parce «qu’écrite pour l’exportation», ont coutume de hausser les épaules lorsqu’on leur parle de l’épisode du bandit Plumitas. M. Peseux-Richard, analysant Sangre y Arena dans la Revue Hispanique[171], observait que tout portait à croire que ce personnage n’était qu’une transcription romanesque du fameux et authentique Pernales, qui venait de mettre sur les dents toute la gendarmerie du sud de l’Espagne. «La réception discrète—ajoutait-il—mais presque amicale, qui lui est faite à La Rinconada, les marques d’intérêt que lui témoignent de hauts personnages comme le marquis de Moraima, en disent long sur l’état social de l’Andalousie...» Or, dans un livre de D. Enrique de Mesa intitulé: Tragi-Comedia[172], je trouve les lignes suivantes: «Le cas de Pernales est récent. Pour montrer le pittoresque de l’Espagne, Blasco Ibáñez, dans son roman Sangre y Arena..., trace le type de ce bandit, en se bornant à suivre pas à pas les récits des journaux. Et le fanfaron n’était pas ce José Maria légendaire célébré par le cantar et le romance populaires: le Plumitas du roman n’est autre que le Pernales réel et la propriété champêtre du torero Juan Gallardo s’est appelée, dans la réalité, La Coronela et appartenait à Antonio Fuentes.» Déjà, d’ailleurs, dans La Epoca du jeudi 4 Juin 1908, le critique Zeda—pseudonyme de D. Francisco F. Villegas, ancien professeur à Salamanque et fort bon lettré—avait rendu pleine justice à la fidélité avec laquelle Blasco Ibáñez procédait dans sa documentation pour une œuvre où il n’a guère qu’effleuré la matière. «En Espagne, écrivait-il,—et je citais déjà ce précieux témoignage dans un article ancien du Bulletin Hispanique[173],—tuer des taureaux équivaut à être, en d’autres époques, général victorieux. Quel chef, depuis la mort de Prim, a joui de plus de renommée que Lagartijo, Frascuelo et le Guerra? Leurs biographies sont connues de tous; leurs portraits décorent les murs de milliers de foyers; leurs bons mots circulent de bouche en bouche. Leurs cadenettes ont eu plus de chantres que la chevelure de Bérénice et leurs blessures suscité plus de pitié que celles reçues sur les champs de bataille par des héros de la nation. Qui ne se souvient qu’alors que Méndez Núñez oublié était à l’agonie, la foule s’écrasait à la porte du Tato?» Et ce peu suspect garant n’hésitait pas à proclamer que Blasco venait de donner, dans son gros volume, «una fase completa de la vida popular española»[174], ajoutant: «Les lecteurs étrangers, en lisant—car ils les liront—les pages vibrantes de Sangre y Arena, pourront se faire une idée exacte de tout ce qui a rapport à notre fête nationale». Voici, enfin, le propre aveu d’un maître en l’art de tuer les taureaux, Bombita, à la page 81 de Intimidades Taurinas y el Arte de Torear de Ricardo Torres «Bombita», recueil de conversations avec le célèbre diestro publié à Madrid à la maison Renacimiento par D. Miguel A. Ródenas: «Des livres de Blasco Ibáñez, que j’ai lus, Sangre y Arena me semble le meilleur, peut-être parce que traitant de ma profession et que je connais mieux les mœurs et le milieu des personnages...» Evidemment, il serait aisé de citer, à côté de ces témoignages sincères, les protestations d’autres plumes espagnoles—telle celles d’E. Maestre dans Cultura Española d’Août 1908, p. 707—déclarant que le roman de Blasco est le pire de tous les romans jusqu’alors écrits par ce maître. Mais ces protestations, partant d’esprits hostiles à la tauromachie—car il y en a plus d’un, en Espagne et, pour ce qui est d’E. Maestre, c’était aussi un esprit hostile au réalisme et même au modernisme!—s’inspirent surtout de la considération du mauvais effet que sont censées produire à l’étranger ces descriptions de mœurs espagnoles considérées à juste titre comme répugnantes et elles n’enlèvent rien à la valeur artistique et sociale du livre. Que celui-ci ait été qualifié de plagiat par un obscur chroniqueur de sport sévillan improvisé romancier, D. Manuel Héctor-Abreu,—qui usa aussi du pseudonyme d’Abrego,—c’est là détail sans importance. J’ai relu, cependant, El Espada, roman de 368 pages in-8º et Niño Bonito, petite narration sévillane de 185 pp. in-16º,—l’un et l’autre parus chez Fernando Fe à Madrid,—et je n’y ai trouvé que des détails techniques consignés avec une fidélité extrême, mais un manque total d’art, et, en tout cas, rien qui pût démontrer la dépendance de Blasco à l’endroit de ce précurseur dans un genre jusqu’alors dédaigné par les maîtres du roman espagnol[175].
Los Muertos Mandan contiennent, sous une couverture polychrome de L. Dubón d’inspiration un peu lugubre, l’un des plus purs chef-d’œuvre de Blasco Ibáñez. L’œuvre, composée à Madrid de Mai à Décembre 1908, a été traduite en français par Mme B. Delaunay sous le titre: Les Morts Commandent, mais n’est guère connue. C’est un roman exceptionnel, représentant un effort considérable, roman qui unit au charme des paysages décrits, comme toujours, de main de maître, une peinture fouillée de caractères étranges et dont la signification philosophique revêt la grandeur tragique des fables de l’Hellade. Jaime Febrer, dernier descendant d’une très ancienne famille de «butifarras»[176] majorquins à laquelle ont appartenu d’aventureux navigateurs, de belliqueux Chevaliers de Malte, d’audacieux commerçants, des inquisiteurs et des cardinaux, est revenu, après une jeunesse de faste et de joie, habiter le palais ruiné de ses aïeux, où le soigne une vieille servante, madó Antonia. Pour redorer son blason, il se déciderait à épouser une jeune millionnaire, qui accepterait avec un bonheur souverain une aussi noble union. Mais Catalina Valls, fille unique, est aussi une «chueta», une descendante de juifs convertis au XVème siècle, et, comme telle, appartient à la caste des parias, à «ceux de la rue», qu’aujourd’hui encore, dans les «Iles Fortunées», on traite avec le plus souverain des mépris, vilenie digne de ces fanatiques sans culture qu’après George Sand, D. Gabriel Alomar, dans son volume: Verba, a,—fils lui-même de Majorque,—si bien caractérisés[177]. En conséquence, tous s’opposent à l’union de Febrer et celui-ci, pour fuir la conspiration des butifarras, des mosóns, des payeses et même des chuetas—car l’oncle de Catalina, Pablo Valls, marin qu’une expérience du vaste monde a rendu fier de sa race, ne veut pas exposer deux êtres qu’il aime aux effroyables conséquences d’une telle mésalliance—, se réfugie sur un roc de l’île d’Ibiza, dans une tour de corsaire qui s’érige, farouche, sur les falaises de ces côtes sauvages. Ainsi espère-t-il échapper, dans ce château-fort en ruines, qui est le dernier vestige de sa richesse, à la tyrannique domination des Morts, toute-puissante à Majorque. Il s’y réaccoutume à la vie rustique, naturelle et primitive, et se fond insensiblement dans l’ambiance de ce rude et inhospitalier pays, pêchant, chassant, à la façon d’un primitif. Mais, dans son agreste solitude, l’Amour veille et le fera s’enamourer de Margalida, fille de Pèp, propriétaire de Can Mallorquí et descendant de modestes laboureurs, feudataires, autrefois, des Febrer, dont le représentant, bien que sans argent, continue, à leurs yeux, d’être «el amo», une sorte d’homme supérieur, isolé des autres par les dons suréminents de l’intelligence et de la race. Un Febrer épouser l’«atlòta», la vierge paysanne qui porte chaque jour le repas à «sa mercè», quelle abomination! A Ibiza comme à Majorque, le passé s’oppose à l’avenir et en entrave la marche. Partout, en Espagne, l’histoire, l’autorité de ce qui fut! Et tout conspire, derechef, pour que Jaime et Margalida, belle fille intelligente et seigneuriale d’aspect, ne s’aiment pas. Au «festeig»—cérémonie où, au jour et à l’heure fixés, sont admis, devant l’«atlòta», tous les prétendants pour que celle-ci choisisse—, Jaime entre en lutte avec ses compétiteurs, est blessé à mort, puis guéri par les soins pieux de sa divine maîtresse. Cette fois, l’Amour triomphe. Le Febrer épouse Margalida et ce Robinson de la tour del Pirata, dont Pablo Valls a pu sauver quelques bribes de la fortune, s’unira à cet ami fidèle pour inaugurer une vie entreprenante de commerçant, dont l’âme, fondue en celle de sa douce et chère femme, se moquera désormais de ces Morts qui ne commandent que parce qu’ils ne trouvent pas d’hommes forts sachant, tel Jaime Febrer, se libérer de leur pernicieuse emprise. «Non, les Morts ne commandent pas! Qui commande, c’est la Vie, et, par-dessus elle, l’Amour!»
Luna Benamor, cette nouvelle dont j’ai déjà parlé, a perdu, fort heureusement, dans ses rééditions successives sa couverture aussi peu artistique que la couverture de Los Muertos Mandan et dont M. Ricardo Carreras déplorait, dans Cultura Española d’Août 1909, p. 509, le regrettable mauvais goût. C’est une sobre et nostalgique histoire d’amour, à laquelle on n’a reproché sa grande brièveté que par ignorance des conditions de sa publication première, dans un numéro du nouvel an 1909 d’un magazine sud-américain. On y voit un jeune consul d’Espagne en Australie, Don Luis Aguirre, s’attarder à Gibraltar, orphelin lui-même, aux amours avec une orpheline israélite, née à Rabat d’un Benamor exportateur de tapis et de la fille du vieil Aboab, de la maison de banque et de change Aboab and Son à Gibraltar, Hébreux originaires d’Espagne. En cent pages, Blasco Ibáñez a su condenser une action poignante, qui se déroule sur le fond bigarré du pandémonium cosmopolite qu’est l’antique roc de Calpe, qui vit passer les galères phéniciennes allant, sous la protection de leur Hercule Melkart, quérir l’étain britannique, pour, mêlé avec le cuivre d’Espagne, en faire le bronze, et qu’aujourd’hui occupent depuis 1704 les phlegmatiques fils d’Albion, toujours Anglais irréductibles et sachant implanter leurs coutumes insulaires, bien que respectant celles d’autrui, dans les conditions de climat les plus invraisemblables, comme c’est le cas pour cette extrême pointe d’Andalousie. Aguirre, dont la passion pour Luna est partagée par la jeune Israélite, sera, lui aussi, la victime de ces Morts dont la sombre tyrannie endeuille les pages ensoleillées de l’essai d’idylle de Jaime Febrer avec la chueta et celle dont il avait rêvé de faire sa compagne d’aventures à travers le monde échappera à l’Espagnol, parce que d’une autre race que la sienne, parce que liée par des traditions, des préjugés, des rites en opposition avec ceux de la Péninsule Ibérique. Aussi le consul partira-t-il seul pour l’Orient et Luna partagera sa vie avec le juif Isaac Núñez, personnage falot qui l’emmènera à Tanger. Car «il était impossible qu’ils continuassent à s’aimer. Le passé ne serait plus pour lui qu’un beau songe, le meilleur peut-être de sa vie. Elle se marierait conformément aux obligations de sa famille et de sa race. Tout le reste n’était que folie, enfantillage exalté et romantique, comme le lui avaient bien fait voir les hommes sages de sa nation, en lui démontrant quels immenses périls eût entraînés son étourderie. Il fallait donc qu’elle obéît à son destin, à celui de sa mère, à celui de toutes les femmes de son sang...» Telle est cette «idylle tragique», d’une poésie fluante et triste—la poésie des quais et des embarcadères, où les destins s’accomplissent dans le déchirement des séparations fatales—et c’est avec raison que M. Ricardo Carreras l’a définie un modèle des «mejores aptitudes»[178] de Blasco. Elle a été traduite en russe et en anglais, le traducteur en cette dernière langue étant le Dr. Isaac Goldberg, auteur des versions de Sangre y Arena: Blood and Sand et de Los Muertos Mandan: The Dead Command, publiées à New-York, cependant que celle de Luna Benamor a paru à Boston[179].
XII
Le programme «américain» de Blasco Ibáñez en 1914 et aujourd’hui.—Los Argonautas.—Sujet et valeur de ce roman.—Amour ancien et profond de Blasco pour l’Amérique.
Dans l’interview que M. Diego Sevilla avait prise à Blasco Ibáñez pour le nº de Mai 1914 de Mundial Magazine, le romancier déclarait n’être venu à Paris que pour y rédiger ses Argonautas. Après quoi, il repartirait pour Buenos Aires, où il ne ferait qu’un court séjour, puis reviendrait en Europe, qu’il abandonnerait, une fois de plus, pour l’Amérique. La réalisation de ce programme, qui nous eût, après un nouveau voyage de documentation à travers les républiques non encore visitées par Blasco, dotés d’un cycle de vingt romans américains réunis sous le titre générique: Las Novelas de la Raza[180], a été différée par la guerre, mais cette œuvre monumentale, à la gloire de l’Espagne et de sa colonisation, n’en verra pas moins le jour, simplement dans un ordre différent de celui que le maître projetait originairement. Il avait dit, en effet, au rédacteur de la revue parisienne de langue espagnole, qu’il commencerait par l’Argentine, à laquelle il dédierait plusieurs romans, continuerait par le Pérou, auquel il en consacrerait trois, et ainsi de suite jusqu’à arriver à Saint-Domingue, la première des îles américaines qu’ait rencontrées Colomb, qui l’avait appelée La Española: méthode qui impliquait donc une marche opposée à celle qui présida à la découverte du Nouveau Monde.
J’ai demandé à Blasco Ibáñez de me préciser ce qu’il en était aujourd’hui de ce plan grandiose et les explications qu’il m’a fournies ont été les suivantes:
«En 1914, j’avais, très nettement, arrêtés dans la tête, trois volumes qui eussent traité de tous les aspects de la vie argentine et dont le premier, intitulé: La Ciudad de la Esperanza[181], eût été dédié en entier à Buenos Aires; dont le second se fût appelé: La Tierra de Todos[182] et eût traité de la pampa; dont le troisième, enfin: Los Murmullos de la Selva[183], eût eu pour théâtre le Nord de la République, avec ses fleuves immenses et ses cascades merveilleuses, mais eût reflété aussi divers aspects de l’existence au Paraguay et en Uruguay. J’avais également conçu plusieurs volumes sur le Chili, trois au moins: l’un, traitant des déserts patagoniens et de l’archipel de Chiloé; le second, se déroulant à Santiago et à Valparaiso et le troisième dans les salpêtrières du Nord. Au Pérou, je pensais consacrer un nombre d’œuvres égal, dont le titre de l’une était déjà fixé: El Oro y la Muerte[184]. J’eusse procédé de la sorte avec chacune des autres Républiques hispano-américaines, que je me proposais de parcourir et d’étudier en détail. Ces romans eussent été, en même temps que des peintures de la vie actuelle, des évocations du passé. Vous aurez remarqué que les protagonistes de mes Argonautas saluent, à la dernière page du livre, la Coupole du Congreso[185], dont la perspective clôt le fond de l’Avenida de Mayo, à Buenos Aires. C’est vous dire que, commençant mon cycle de romans au Sud, je l’eusse mené jusqu’à la frontière du Texas et peut-être ne me serais-je arrêté qu’à New York. Je n’aurais pas reculé devant la grandeur de la tâche, décidé que j’étais alors à écrire tous les romans que m’aurait suggérés l’observation des réalités hispano-américaines. 20 romans, disais-je dans l’hiver de 1914? Ils fussent vraisemblablement montés jusqu’à 30. Vous savez que je ne suis pas homme à reculer devant la grandeur d’une entreprise, quelle qu’elle soit, ni, non plus, à m’effrayer devant l’énormité d’un travail continu. Mais tout cela, je le répète, se passait à une époque où je pouvais légitimement prétendre à fixer l’attention du public européen sur des pays trop peu connus de lui et cependant si dignes de son attention. Je me flattais d’être le premier écrivain dont la plume mettrait à la mode, dans la littérature européenne, les narrations de cadre sud-américain. La guerre est venue, brusquement, bouleverser tous mes projets. Qui eût osé s’occuper du Nouveau Monde, quand l’Ancien Continent se trouvait en proie à la plus horrible des convulsions qu’ait, depuis des siècles, connue son Histoire?
«Mes Argonautas, publiés en Juin 1914, disparurent dans cette tempête[186], comme tout le vaste programme dont ils n’étaient que l’avant-propos. Cependant, au cours de mon voyage aux Etats-Unis, un journaliste m’ayant demandé si j’avais renoncé à reprendre jamais l’œuvre ainsi commencée, je n’ai pas hésité à lui dire qu’au contraire, j’entendais bien ne pas l’abandonner. Seulement, au lieu de tracer ces immenses fresques conformément au plan arrêté en 1914, celles-ci subiront, dans leur coloris et dans l’ordre de leur exécution, des modifications profondes, résultant de ce que ma façon de voir les choses américaines a considérablement varié, depuis ces sept dernières années. Sans doute, les grandes lignes du dessin resteront les mêmes, mais, au lieu de commencer à peindre par la gauche, c’est par la droite que j’attaquerai la besogne. Ce n’est pas en vain que j’ai parcouru les Etats-Unis et le Mexique. Quelque jour, le tour viendra pour les Républiques de la Sud-Amérique. Car vous me connaissez assez pour ne pas douter que j’aie le temps à mes ordres. En tout cas, en ce moment, ce qui m’absorbe et me tient sous son emprise, c’est l’Amérique que je viens de voir et dont les impressions possèdent pour moi la fraîcheur de la nouveauté. C’est pourquoi mon prochain livre, El Aguila y la Serpiente, traitera du Mexique et de ses révolutions. Je dois ajouter que je pressens l’obscure genèse d’autres œuvres, dont la scène sera New York, la Californie et d’autres territoires limitrophes. Retenez bien ceci: que mon programme reste le même, que j’aurai simplement changé de côté pour l’écrire...»
Le roman Los Argonautas doit, pour qu’on l’apprécie équitablement, être examiné à la lueur des déclarations qui précèdent. Mais, dénué qu’il était de tout prologue, il risquait fort d’être mal compris des critiques et tel a été le cas de presque tous ceux qui ont entrepris d’en parler. Je n’en signalerai ici qu’un seul, mais représentatif: M. Ramón M. Tenreiro, qui exerçait dans les pages de l’excellent organe mensuel madrilène, malheureusement disparu il y a quelques mois: La Lectura. Entreprenant, donc, de présenter Los Argonautas à ses lecteurs[187], M. Ramón M. Tenreiro écrivait ce qui suit: «Il y a plusieurs années que Blasco Ibáñez ne nous donnait plus de romans. Et n’allions-nous pas jusqu’à penser, avec chagrin, que l’exercice d’autres activités avait épuisé en lui le romancier et qu’il ne créerait plus jamais d’œuvres qui, tels ses récits valenciens, luiraient à jamais, comme des soleils, dans le firmament de notre roman provincial? Or, voici un gros volume portant la signature qu’ont rendue célèbre tant d’excellents livres. Il serait superflu de dire avec quelle attention et quel vif intérêt nous nous mîmes à le lire. La personnalité littéraire de Blasco Ibáñez, les influences qui ont agi sur lui, l’école à laquelle se rattachent ses productions: tout cela était parfaitement défini avant que parût ce nouveau roman. Mais, dès ses premières pages, nous comprenons que rien n’y modifiera le concept ancien du romancier; qu’au contraire, ce concept y apparaîtra confirmé et fortifié...» Après ce beau préambule, M. Ramón M. Tenreiro s’avise de redécouvrir cette vérité d’antan, que renforceraient Los Argonautas: que Blasco Ibáñez est resté à jamais ce disciple de Zola qu’un sophisme, dont l’origine a été exposée plus haut, voulait, en Espagne, qu’il eût été à l’origine de sa carrière! Mais continuons à traduire le philologue de La Lectura. «Après je ne sais combien d’années (sic), ce sont maintenant Los Argonautas qu’on nous offre. Nous y restons rigoureusement, plan et détails, dans les limites de la méthode naturaliste. Et peut-être n’a-t-on pas écrit, dans toute cette misérable année 1914, de roman qui soit aussi complètement zolesque..., etc. etc.»
Rien, en vérité, n’est moins zolesque que l’imposante masse de Los Argonautas. Dans ces 600 pages d’impression dense—matière d’une demi-douzaine de nos actuels romans français à 7,50—, Blasco nous décrit, sans doute, l’existence à bord d’un transatlantique de la Hamburg-Amerika Linie, le Gœthe, sur lequel les deux protagonistes—dont l’un n’est autre que celui de La Horda, Isidro Maltrana—se sont embarqués, à Lisbonne, pour n’en descendre qu’au terme du voyage, après deux semaines de vie en commun avec la société bigarrée de ces palais flottants. Mais il y pose aussi les divers personnages qui, dans les romans qu’il projetait—romans cycliques, à la façon de la Comédie Humaine et des Rougon-Macquart—eussent eu à représenter les héros, chacun dans son milieu propre, de ces futures narrations. Et, enfin, il intercale, sous forme de récits dont s’agrémente la longue oisiveté de ces jours de totale inaction, un historique enthousiaste et fidèle des principaux épisodes de la découverte de l’Amérique par Colomb et des premières phases de la colonisation de ce pays. Ce roman d’une traversée, où les amours alternent avec les fêtes, où la misère des émigrants de tous pays contraste avec les folles dépenses des passagers de première, est comme une longue et délicieuse suite de conversations sur les sujets les plus variés, que l’on n’interromprait que pour assister au défilé cinématographique de paysages et d’êtres évoqués avec une telle puissance de suggestion, que l’on n’en conserverait pas une impression plus vive, semble-t-il, si, au lieu de réaliser cette croisière dans un fauteuil, immobile en son cabinet, on l’eût faite sur le pont tanguant du Gœthe. Pour écrire ce livre, il fallait l’expérience d’un Blasco, acquise au cours de ses voyages d’aller et retour d’Europe en Amérique et vice-versa, dont j’ai parlé dès le chapitre I. M. Ramón M. Tenreiro reconnaissait que «la force avec laquelle Blasco Ibáñez sait, dans ses narrations, obliger chaque chose à se présenter à nos yeux comme douée de vitalité, n’a pas diminué au cours des ans où sa plume est restée sans exercice. Il n’est pas un personnage de ce livre—vraie arche de Noé, où grouillent toutes les races de la terre—qui ne nous apparaisse portraituré au naturel...» C’est parfaitement exact, mais il eût fallu ajouter que seul un Blasco, familier, à la date où il écrivit Los Argonautas, avec les divers types raciaux des républiques de la Sud-Amérique, pouvait en risquer, sans crainte de tomber dans une odieuse caricature, le crayon légèrement humoristique et reproduire jusqu’aux si pittoresques manières de dire par quoi un Péruvien se révèle, après deux minutes de discours, distinct, par exemple, d’un Vénézuélien. Ce dernier détail ne sera guère apprécié que par ceux des lecteurs étrangers de Blasco Ibáñez parlant le castillan et ayant eu l’occasion d’entendre des Hispano-Américains le parler. A la page 264 du livre, l’un des deux protagonistes espagnols du roman fait remarquer à l’autre combien l’apparente similitude de l’idiome est en réalité trompeuse. «Les premiers jours, dit-il, en les entendant parler, je me disais: Nous sommes égaux, à part quelques différences d’accent et de syntaxe... Eh bien, non, nous ne le sommes pas, égaux! Comment m’expliquerai-je? Les uns et les autres nous jouons du même instrument, mais nous avons une oreille qui n’apprécie pas les sons de la même manière. Si, par hasard, il m’arrive d’échapper ce qui me semble devoir être un trait d’esprit, quelque chose qui, du moins en Espagne, passerait pour tel, ces excellentes dames, mes auditrices, restent insensibles, comme si elles ne m’eussent pas compris. Et voici que, continuant de parler avec elles, j’émets une enfantine niaiserie, une de ces plaisanteries de collège qui me vaudraient, à Madrid, d’être conspué: aussitôt mon public de s’esclaffer sur cette stupidité et de se la redire, comme si c’était une brillante manifestation de talent...!» Et ce n’est point seulement, en l’espèce, divergence dans l’appréciation des sons de l’instrument commun, mais bien opposition frappante dans les conditions d’agilité et de force de son maniement. «Dans beaucoup de pays de l’Amérique latine, les gens parlent avec une lenteur pénible, comme si les douleurs d’une sorte d’enfantement accompagnaient chez eux la recherche du vocable. Les femmes, spécialement, n’ont de corde vocale que pour cinq minutes; après quoi, elles se taisent, se contemplant l’une l’autre. Elles ne s’animent que lorsqu’il s’agit de «débiner», de «pelar», quelqu’un, comme on dit là-bas. Mais c’est la phénomène oratoire non spécial à l’Amérique, mais, hélas! commun à tous les pays du globe... S’ils parlent peu, en revanche ils aiment à écouter. Cependant, ici encore, leurs capacités auditives sont presque aussi limitées que leur puissance verbale. A la longue, ils se fatiguent d’entendre, bien que la conversation les intéresse. On dirait que ce qui les offense, c’est d’être demeurés longtemps en silence. Et ils s’en vengent en traitant de «raseur», de «macaneador», celui même dont ils ont demandé la parole. Ce que l’on ne comprend pas, ce que l’on n’aime point, il est entendu, une fois pour toutes, que c’est une «macana»...»[188]. Il y aurait toute une Anthologie à composer à l’aide d’observations de cette nature, extraites des Argonautas et d’où ressortirait un tableau pittoresque de la «différence des humeurs» entre Espagnols et Sud-Américains.
Et quelle quantité de délicieuses observations sur d’autres traits de mœurs, plus spécifiquement argentins! Voici, à la page 259, un paragraphe sur les conférenciers venus du dehors pour apporter la bonne parole européenne à ces traficants du blé et de la viande. «Les peuples jeunes possèdent une curiosité analogue à celle de ces écoliers appliqués et indiscrets qui, après avoir écouté les leçons de leurs maîtres, entendent connaître encore les intimités de leur vie. Les livres et les œuvres d’art envoyés par le vieux monde ne leur suffisant pas, ils ont voulu voir de près la personnalité physique de leurs auteurs. Et tous les ans, arrivent à Buenos Aires des hommes illustres sous le prétexte d’y donner des conférences, en réalité pour satisfaire la curiosité des Argentins et l’orgueil des nombreuses colonies européennes qui, exhibant et fêtant le compatriote célèbre, ont l’air de dire aux autres: «Nous ne sommes pas des ânes, labourant le sol ou vendant derrière un comptoir, nous autres, et il est bon que ces «créoles» se convainquent que nous avons, chez nous, des «docteurs» qui l’emportent sur ceux de leur pays!» Et les Argentins, en apprenant qu’est arrivé chez eux l’auteur d’un livre que le hasard leur a fait lire il y a longtemps, ou le personnage politique dont ils retrouvent chaque matin le nom dans leur journal, se disent: Allons voir quel est cet oiseau-là! Ils sacrifient donc quelques pesos pour s’enfermer dans un théâtre de cinq à sept, où, bercés par la voix du conférencier, ils comparent sa figure aux portraits qui en ont été publiés, étudiant la coupe de sa redingote—pour en conclure, une fois de plus, qu’en Argentine on s’habille mieux qu’en Europe—et vont jusqu’à compter le nombre de fois qu’il a bu de l’eau. De plus, ils se paient le luxe de le tourner en ridicule, lui attribuant des anecdotes où on le voit stupéfait d’apprendre qu’en Amérique personne ne porte de plumes, à la mode indienne. Car il faut savoir qu’en ce pays l’on tient beaucoup à ce que les Européens continuent à s’imaginer ainsi les citoyens argentins, à seule fin de pouvoir se moquer ensuite, avec une joie enfantine, de l’ignorance crasse des gens du vieux monde... Quant aux femmes qui, par curiosité, remplissent les loges, elles disparaissent dès la troisième conférence et font bien, car elles s’y ennuient à mort. Elles n’aiment qu’une catégorie de conférenciers: ceux qui récitent des vers... Mais il reste les intellectuels du pays, les «docteurs», qui assistent avec une hostilité manifeste à ces lectures; qui, dès l’entrée, se disent: Voyons un peu ce que va nous conter le monsieur! et qui, à la sortie, protestent en chœur: Il n’a rien dit de nouveau; nous n’avons rien appris de lui, rien, absolument! Comme si quelque chose de neuf était un accident quotidien! Comme si un homme, qui avait trouvé quelque chose de neuf dans son pays, n’avait qu’à dire à ses compatriotes: Attendez un peu! Patience! Je saute dans un transatlantique et vais conter ma découverte à ces MM. d’Amérique... Et je reviens, à l’instant! Comme si les moyens de communication de notre époque et la diffusion du livre permettaient à quiconque d’aller quelque part proclamer une idée de création récente, sans qu’à l’instant trente ou quarante individus ne protestent: Pardon! Ça, c’est connu! Il y a longtemps que nous le savions!»
Voici, encore, à la page 276, un passage sur les banques. «Fonder une banque était chose courante dans ces pays. Il en naissait une chaque semaine. Il n’est pas de rue principale de Buenos Aires qui n’en possède un certain nombre. L’important, c’était de trouver un bon immeuble, de le doter d’un mobilier anglais «sérieux et distingué» et de comptoirs en acajou brillant. En outre, il fallait une enseigne énorme et toute dorée et aussi des panoplies de drapeaux pour les fêtes patriotiques et une façade à la merveilleuse illumination nocturne. Le capital de début: de deux à trois millions de pesos. Vous croyez avoir raison de moi en me demandant: Où est ce capital? Il n’y a qu’à faire figurer tous ces millions, et davantage encore si on le désire, dans les Statuts et surtout à la devanture et sur l’enseigne, en lettres colossales. En réalité, l’on commence avec 30 ou 40.000 pesos... Vous me demanderez également: Où sont-ils? Il faut compter sur les braves gens du Comité Directeur. On trouve toujours une demi-douzaine de boutiquiers désireux de figurer à la tête d’une banque. C’est une jouissance que de pouvoir dire aux amis: Ce soir, je suis en séance au Comité Directeur. Et quelle joie aussi d’écrire aux parents d’Europe et aux nigauds du pays sur un papier à en-tête de la Banque, qui leur cause du respect par la série respectable des millions du capital social et les chiffres mensuels d’affaires de l’établissement...»
Je n’aurais que l’embarras du choix, si je voulais citer, à côté de ces passages teintés de légère et riante satire, des morceaux d’une beauté épique, où Blasco,—qui s’est donné la peine d’étudier, dans ses moindres détails, l’histoire légendaire de Colomb, qu’il possède aussi à fond que feu Henry Harrisse et que M. Henry Vignaud,—a retracé la geste de la découverte du Nouveau Monde et dissipé mainte absurde légende sur la personnalité même de l’«Almirante», de ce prétendu Génois dont on ignore, en réalité, à peu près tout de la naissance et de la vie, antérieurement à 1492. Mais de tels morceaux devraient être traduits sans coupures et ils sont trop longs pour que je les insère dans le présent chapitre. Les réflexions que fait Blasco Ibáñez, à la p. 327, sur ce que coûta à l’Espagne la colonisation du Nouveau Monde, méritent cependant qu’on s’y arrête un instant. Poète doublé d’un érudit, dont les lectures sont parties des ouvrages les plus anciens et les plus rares sur cette grande matière si controversée, Blasco peint admirablement l’immense effort que représentait une entreprise civilisatrice allant de l’actuelle moitié des Etats-Unis au détroit de Magellan. Certains auteurs étrangers n’ont pas craint d’affirmer qu’en trois siècles l’Espagne avait jeté dans ce gouffre une trentaine de millions d’hommes. Le chiffre est certainement exagéré, mais que l’on songe à l’apport de sève européenne que suppose la radicale transformation du type physique original américain et combien les virilités espagnoles durent, pour éclaircir le sang indien de son cuivre autochtone, dépenser de fougue amoureuse! Si l’Espagne comptait de 18 à 20 millions d’habitants quand fut découverte l’Amérique, il est avéré qu’à la fin du XVIIe siècle, elle n’en avait guère plus de 8 millions et cette effroyable régression ne laisse pas de donner à réfléchir. Mais de quelles tragédies en mer ne furent pas victimes ces bandes anonymes d’aventuriers qui se confiaient, séduits par l’appât trompeur de richesses légendaires, à des esquifs de hasard pour franchir, sans autres guides que des pilotes de fortune, des cartes ridicules et leur boussole, cette «Mer Ténébreuse»[189] dont Blasco a si bien représenté l’effroi et dont Roselly de Lorgues, historien mystique de Colomb et de ses voyages traduit en espagnol par D. Mariano Juderías Bénder, a dit que tous les ouvrages de géographie d’alors justifiaient la fatale appellation, car, sur les cartes, on voyait, dessinées autour de ce mot effroyable, des figures si terribles que, par comparaison, les Cyclopes, les Lestrigons, les Griffons et les Hippocentaures semblaient avoir été des créatures charmantes. «Pendant le premier siècle de la conquête, écrit Blasco, les aventuriers s’embarquaient sur tous les navires venus, vieux esquifs à peine radoubés que conduisait un quelconque pilote côtier, décidé lui aussi à tenter sa chance. A cette époque, les administrations ignoraient les statistiques et il n’était, en outre, pas rare que l’on partît clandestinement, sans papiers d’aucune sorte. Personne ne se souciait de la sécurité d’autrui. Chacun pour soi et Dieu pour tous! Car c’est en Dieu seul que l’on avait confiance et, pour le reste, l’on était sans craintes. Une expédition commandée par un vieux capitaine des Indes partait de Cadix pour l’Ile des Perles, sur les côtes du Vénézuéla. Le jour était serein, la mer unie et calme. Mais le galion était si désarticulé et pourri, qu’il n’avait pas navigué une heure, qu’il coulait à fond brusquement, en vue de la ville et que tout son équipage périssait dans les ondes. Cette catastrophe fit quelque bruit, parce qu’au nombre des victimes se trouvait le fils unique de Lope de Vega Carpio, mais combien d’autres tragédies analogues sont à jamais ensevelies dans les ondes de la mer et de l’oubli!»—Quand on réfléchit à ces causes, dont Blasco a si bien su démêler, pour le lecteur non géographe, ni historien de profession, l’écheveau embrouillé à plaisir par des pamphlétaires pour qui la haine de l’Espagne justifiait tout, sous quel jour historique différent apparaît la décadence, tant prômée et si peu comprise, de cette grande nation! «Notre pays, écrit excellemment Blasco Ibáñez, est, par son histoire, quelque peu semblable à une marmite qui aurait bouilli des siècles et des siècles, sans que personne se soit jamais soucié de l’écarter du feu pour que son contenu se refroidisse. Les grands peuples de l’Europe, après la crise de fusion bouillonnante où se sont mêlées leurs races et effacés leurs antagonismes, ont pu se reposer dans la paix. Ce repos leur a servi pour se solidifier, s’agrandir, pour acquérir de nouvelles forces. L’Espagne n’a pas connu de tels repos. Durant sept siècles, elle a bouillonné sous la flamme des luttes de races et des antagonismes religieux. Enfin, la fusion des divers ingrédients s’est, tant bien que mal, réalisée. La mixture nationale est faite, peut-être de mauvaise sorte, mais elle est faite. Il faut retirer la marmite du feu pour que son contenu se cristallise, qu’il cesse de se perdre en vapeurs vaines. Or, c’est à ce moment critique que
BLASCO A NICE, LORSQUE SON ÉTAT DE SANTÉ, ÉBRANLÉ PAR UN TRAVAIL EXCESSIF, EUT NÉCESSITÉ SON SÉJOUR DANS LE MIDI DE LA FRANCE
l’Espagne découvre les Indes, elle qui, en vertu d’alliances monarchiques, était déjà maîtresse d’une moitié de l’Europe! Au lieu du repos nécessaire, il va lui falloir bouillonner derechef sous un feu plus intense, s’enfler en une expansion folle, absurde, la plus extraordinaire, audacieuse et insolente que consigne l’Histoire. Une nation relativement petite, située à l’un des bouts du vieux monde et qui, de plus, avait la prétention de réaliser son unité en expulsant de son sein, sous le prétexte de religion différente, ceux de ses fils qui étaient hébreux ou musulmans, c’est elle qui entreprenait en même temps de coloniser la moitié du globe, tout en maintenant sous son sceptre de lointains peuples d’Europe, qui ne parlaient pas sa langue et n’étaient pas de sa race...!»
Los Argonautas, disais-je, ne pouvaient être écrits que par le seul Blasco, dont la familiarité avec le monde des transatlantiques était avérée par une rare pratique. Mais je tiens à marquer, en outre, que, dès son enfance, Blasco Ibáñez ressentit, pour les choses de l’Amérique, une curiosité passionnée. Il m’a avoué lui-même que «le souvenir de ses premières lectures est celui de vieux livres à gravures sur bois où étaient narrées les aventures de Colomb et de ses compagnons, ainsi que les conquêtes de Cortés et de Pizarre». Nul doute que ces impressions de jeunesse n’aient été transposées au premier chapitre de Mare Nostrum, où l’on voit le jeune Ferragut distraire, dans l’immense «pòrche»[190] de la maison paternelle, ses précoces nostalgies en se plongeant dans l’étude d’un «volume qui racontait, sur deux colonnes aux nombreuses planches gravées sur bois, les navigations de Colomb, les guerres d’Hernán Cortés, les exploits de Pizarre, livre qui influa sur le reste de son existence»[191]. Et Blasco a tenu, d’autre part, à m’affirmer que «plus encore qu’un Espagnol de la péninsule, il était un Hispano-Espagnol, considérant comme sa propre maison tous les pays de langue espagnole que limitent l’Atlantique et le Pacifique». En fait, il n’est pas, tras los montes, d’autre écrivain pour s’intéresser comme lui aux choses d’Amérique et les sentir aussi profondément. Et s’il a critiqué si rudement l’anarchie mexicaine—en des termes dont le lecteur français aura quelque idée en se reportant aux extraits de son livre que M. G. Hérelle a traduits au n° de Mars 1921 de la Revue de Genève—, c’était que, dans l’excès de son amour, il éprouvait comme une colère âpre et désespérée au spectacle d’une république qui retournait vers la barbarie, quand elle eût dû suivre l’exemple d’autres républiques sœurs, qui progressent, elles, visiblement vers le plus merveilleux, vers le plus brillant avenir.
XIII
Les romans de «guerre»: Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis, Mare Nostrum, Los Enemigos de la Mujer.—Conclusion: L’œuvre future de Blasco Ibáñez et sa signification actuelle dans les lettres espagnoles.
«Un grand trône était dressé. Un arc-en-ciel formait, derrière la tête de celui qui était assis, comme un dais d’émeraude... Quatre animaux énormes et pourvus chacun de six ailes gardaient le trône magnifique.
»Et les sceaux du mystère étaient, par l’Agneau, rompus en présence de celui qui était assis. Les trompettes clangoraient pour saluer le bris du premier sceau. L’un des animaux criait: «Regarde!»
»Et le premier Cavalier apparaissait, sur un Cheval Blanc. Et ce Cavalier tenait à la main un arc. Il avait sur la tête une couronne... C’était La Peste.
»Au deuxième sceau: «Regarde!», criait le second animal, roulant des yeux innombrables.
»Et du sceau rompu issait un Cheval Roux. Le Cavalier qui le montait brandissait une géante épée au-dessus de sa tête... C’était La Guerre.
»Au troisième sceau: «Regarde!», criait le troisième des animaux ailés.
»Et ce fut un Cheval Noir qui bondissait. Pour peser les aliments des hommes. Celui qui chevauchait la bête tenait en main une balance... C’était La Famine.
»Au quatrième sceau: «Regarde!», vociférait le quatrième Animal.
»Et c’était un Cheval de couleur blême qui s’élançait. Et le Cavalier qui montait le Cheval blême, c’était La Mort.
»Et pouvoir leur fut octroyé de faire périr les hommes par La Faim, par La Contagion, par L’Epée et par les Bêtes Sauvages.»
Ce brelan de sinistres chevaucheurs, disait Laurent Tailhade dans son article de 1918, figurés en 1511 à l’aube de la réforme par Albrecht Dürer,—jeune alors et qui, dans les bois «sublimes et baroques» de son Apocalypse, déjà préconisait le furieux galop des hommes d’armes à travers l’Europe du XVIe siècle—, cette cavalcade réapparaît, chaque fois que, sous le vernis mensonger de la «civilisation», de «l’équité», de la «science», la primitive barbarie éclate, chez des peuples qui se croyaient affranchis des antiques erreurs. Cavaliers féaux de la Bête Humaine, ce sont eux qui, cinq années durant, ont, comme aux premiers âges, parcouru nos campagnes funèbres, accumulant ruines et cadavres sur leur passage, propageant la hideuse ivresse du meurtre, l’homicide folie, les haines et la cupidité, le tragique appétit de la volupté, du sang et de la mort. Ces Cuatro Jinetes del Apocalipsis, nous tous qui les avons vus poursuivre leur galop furieux à l’horizon des Temps Nouveaux—identiques à eux-mêmes, tels que les avait rêvés le prophète de Nuremberg—et conduire à l’abattoir le troupeau des «Ephémères», nous nous devons d’être, à jamais, reconnaissants à Blasco Ibáñez d’en avoir éternisé, pour notre mémoire, hélas! si oublieuse, la sublime et terrible image dans la fresque immortelle où, avec une puissance évocatrice restée sans égale, il a retracé les affres de ce drame dont la France tressaille toujours et dont les conséquences troubleront longtemps encore l’Univers civilisé tout entier.
Et, puisque nul n’a mieux su l’exprimer que Tailhade, pourquoi ne pas lui emprunter encore cette courageuse et franche confession: que ce n’aura pas été la moindre singularité d’une guerre où tout n’était que surprise, étonnement et paradoxe—guerre scientifique et forcenée, où le Primate cannibale réapparut, déguisé en chimiste, en ethnologue, en mécanicien, où la suprématie de l’Argent s’affirma par des horreurs laissant fort loin en arrière la cruauté des fauves du désert—, d’avoir inspiré le plus beau commentaire de ses gestes à un écrivain sans attaches autres que sentimentales avec les nations belligérantes. «C’est un Espagnol venu à la France non comme un fils, mais comme un ami, qui semble avoir, jusqu’à présent, donné le plus beau roman de la guerre, l’épopée en prose digne de tant d’héroïsme, d’épouvante, de malheur et de gloire. Cet homme, au nom duquel on ne saurait adjoindre sans quelque hésitation l’épithète d’étranger, a, dans une œuvre que sa beauté met à l’abri des vicissitudes communes, exprimé ce qui fut le sentiment public chez les peuples de culture latine au début de la guerre. Haine de l’envahisseur, optimisme guerrier, foi dans le triomphe de la justice, dévouement, illusion: tous les enthousiasmes et toutes les chimères sont incarnés, ici, dans des êtres qui vivent, souffrent, agissent et pleurent comme nous.»
Qui voudrait achever de se convaincre des différences spécifiques qui séparent le faire de Blasco de celui de Zola n’aurait qu’à comparer la manière de l’un et de l’autre, dans ce roman et dans La Débâcle. Chez Zola, les monstres—investis, surtout à partir de Germinal et de La Bête Humaine, d’un rôle prépondérant et symbolique—fussent devenus une chimère tétracéphale, des Gorgonnes quadruples, entités vivantes et agissantes, à la façon de la Locomotive de La Bête Humaine, de l’Escalier de Pot-Bouille, du Paradou de La Faute de l’Abbé Mouret. Chez Blasco, ils servent de fond à la très simple et très humaine histoire d’un chef de famille français, Desnoyers, transplanté au nord de l’Argentine et revenu, après fortune faite, en France peu de temps avant qu’éclatât le conflit de 1914. Un rameau détaché de son arbre généalogique s’est greffé sur une souche allemande, la sœur cadette de sa femme, fille d’un richissime estanciero argentin, Madariaga, ayant épousé le jeune Allemand Karl Hartrott, qui l’avait séduite. Ainsi posé, le drame se déroule dans sa logique nudité. Marcel Desnoyers, l’ancêtre, le paterfamilias, qui désertait en 1870 pour conquérir, dans la pampa, grâce à son mariage, une fortune princière, connaît, devant la furie et l’emportement guerriers de la jeunesse française, un immense regret de ne pouvoir endosser le harnais des poilus. Son fils aîné, Julio, jusqu’à la guerre s’était borné à «peindre les âmes», à cueillir les myrtes de Joconde. Et sa Joconde, c’était une certaine Marguerite Laurier, femme divorcée d’un ingénieur, propriétaire d’une fabrique d’automobiles de la banlieue parisienne, qu’il avait épousée à 35 ans, alors qu’elle n’en avait que 25, et dont la vertu n’avait pas su résister aux grâces de ce parfait danseur de tango, si bien que le pauvre Laurier, averti du scandale par quelque bon camarade, avait fini par surprendre sa femme dans un de ses rendez-vous d’amour, et, renonçant à tuer le jeune gandin, s’était borné à renvoyer chez sa mère la trop volage épouse. Né Argentin, Julio eût pu rester tranquillement à Paris durant toute la guerre. Le sang français fut plus fort. Il s’engagea dans un régiment de ligne, fut blessé, gagna les galons de sous-lieutenant et fut tué dans une offensive, en Champagne, au moment où il allait passer lieutenant et était proposé pour la Légion d’Honneur. «Comme la guerre, observait Tailhade, est par essence civilisatrice, l’épouse adultère, Marguerite Laurier, consciente, enfin, de ses devoirs, regagne le domicile conjugal, près de l’homme—aveugle de guerre, ou peu s’en faut—qu’elle minautorisait. L’épisode est touchant. Il aurait pu dériver dans le comique, entre les mains d’un conteur moins adroit que Blasco Ibáñez. Emouvoir avec un récit dont le point de départ prête à rire, c’est cela même qui fait la gloire du poète. Hugo a déchaîné Ruy Blas sur la donnée hilarante des Précieuses Ridicules.»
Les Desnoyers possédaient à «Villeblanche-sur-Marne», à un peu plus de deux heures de chemin de fer de Paris, un merveilleux château historique, qui leur avait valu l’amitié d’un châtelain voisin, ex-ministre, le sénateur Lacour, dont le fils, René, héros, lui aussi, de la guerre, finira, amputé du bras gauche et une jambe ankylosée, par épouser Chichí, sœur unique de Julio Desnoyers. Lors de la retraite de la Marne, le vieux Desnoyers, qui avait laissé une baignoire en or massif—emblème et honte à la fois de sa fortune de millionnaire—dans son manoir, eut la folle idée de vouloir aller la sauver des déprédations boches, et c’est à cet incident que nous sommes redevables des plus belles pages du roman: celles des chapitres III et V de la Deuxième Partie: La Retraite et L’Invasion. Il importe, pour bien comprendre l’exactitude de ces peintures, de se souvenir de ce qui a été dit précédemment, au chapitre VII, des voyages de Blasco Ibáñez au front, alors que les traces de la bataille qui sauva la France y étaient encore fraîches et comment l’auteur put y recueillir, au Quartier-Général de Franchet d’Esperey, plusieurs témoignages directs sur l’énorme choc entre les deux armées. Ce sont ces particularités, uniques, qui lui ont permis de reconstituer la réalité, de même que la description du «centaure» Madariaga et de la vie dans son estancia, au chapitre II de la Première Partie, n’eût jamais été possible, si Blasco n’avait pas vécu lui-même une vie semblable en Argentine, lors de sa période colonisatrice. Sa germanophobie, ancienne et invétérée, lui a, d’autre part, servi admirablement dans l’invention de maints personnages secondaires[192]. Qui oubliera jamais ce type délicieux de pédant boche qu’est le cousin germain de Julio Desnoyers, Otto von Hartrott, qui préconise la domination du Germain dolichocéphale sur les peuples dont le crâne a le malheur d’être autrement constitué, attestant Broca, Hovelaque, Letourneur ou Gobineau pour légitimer le meurtre, l’incendie
SÉANCE SOLENNELLE DE L’UNIVERSITÉ «GEORGE WASHINGTON» OÙ BLASCO IBÁÑEZ A ÉTÉ REÇU DOCTEUR ÈS LETTRES «HONORIS CAUSA»
et le viol? Mais toute la tribu de ces von Hartrott n’est-elle pas aussi admirablement prise du réel, junkers fanatiques de la chose militaire qui marchent à la tête de leurs «pantins pédants» comme les maigres hobereaux de Heine? Et faut-il évoquer la silhouette de ce commandant Blumhard, père de famille aussi tendre que violateur homicide, personnage de Hermann und Dorothea en même temps que de Justine, ou encore de Son Excellence le Général Comte de Meinberg, esthète aux mœurs thébaines qui dut s’asseoir, aux bons temps de Guillaume, à la Table Ronde d’Eulenburg et qui, composant des ballets, se plaît également à fusiller les jeunes hommes convaincus de laideur? Planant au-dessus de ces figures, amères ou repoussantes, le nihiliste Tcherkoff et l’artiste Argensola déduisent la philosophie et la doctrine de ce roman, où l’armature du récit, la mise en jeu de l’action, l’ordonnance des plans révèlent la plus incomparable des maîtrises. Jamais les épisodes ne traînent en longueur. Ils s’incorporent, ainsi que les paysages, à la principale action. Ils sont la pulpe même et la chair, non pas le simple ornement, du récit.
Laurent Tailhade terminait son article d’Hispania en se gaussant de la partialité, ou de l’étroitesse d’esprit du professeur anglais James Fitzmaurice-Kelly, lequel reprochait, indirectement, à Blasco de travailler «pour l’exportation». Tailhade eût, sans nul doute, accentué l’ironie, s’il eût su que cet illustre hispanologue de Londres se trouvait, à son insu, avoir fait chorus avec le représentant, à l’Académie Espagnole, de ces germanophiles transpyrénaïques dont les patronymiques ornèrent, en Octobre 1916, les colonnes d’Amistad Hispano Germana, et dont la haine de la France n’a eu d’égale, tout au long de la guerre, que la pitoyable cécité intellectuelle. C’est au tome II de Crítica Efímera[193] que l’employé de ministère Don Julio Casares—critique littéraire qui obtint, naguère, un succès de scandale, en traitant, dans son volume: Crítica Forma, de plagiaires les écrivains rattachés à la période de rénovation de 1898—a réimprimé un article où il croyait du dernier fin d’écrire que Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis avaient d’abord été rédigés en français, puis traduits en espagnol, et où il définissait ce roman: «una torpe é insoportable recopilación de cuanto el odio y la ignorancia han escrito recientemente contra una de las naciones más cultas de Europa»[194]. Mais à quoi bon s’attarder à de telles pauvretés? Le succès inouï de Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis a dépassé les espoirs même les plus optimistes. Au dire de The Illustrated London News[195], la 200ème édition anglaise en aura été épuisée avant que fussent satisfaites les demandes en cours, émanant de lecteurs dispersés à travers le monde, et cet organe ajoutait, je tiens à le répéter, que: «it is said to have been more widely read than any printed work, with the exception of the Bible»[196]. Car cette comparaison avec la Bible,—dont présentement la Société Biblique a édité des versions en 500 langues ou dialectes, aux noms inconnus de l’immense majorité des mortels—ne laisse pas d’être fort caractéristique. Leur popularité ira croissant encore avec le temps et il n’y aura pas de coin de l’Univers où elle ne pénétrera, avec le merveilleux film que la Metro Pictures Association vient de réaliser et dont toutes les scènes ont été tournées au pied des montagnes de San Bernardino, cette ville de la Californie du Sud fondée en 1851 par les Mormons et qui s’est si rapidement développée, en sa qualité de centre d’un district prodigieusement riche en fruits. Ce film, qui laisse loin derrière lui l’informe essai tenté à Paris en 1917 et qui portait le titre: Debout les Morts! et la mention: «Inspiré du roman de M. Blasco Ibáñez Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse...»[197], a coûté à la Metro Pictures Association la bagatelle d’un demi-million de Livres et aura battu le record de l’industrie cinématographique aux Etats-Unis.
Mare Nostrum sera le seul des trois romans de «guerre» de Blasco Ibáñez que le public français—le public anglo-saxon a fait à Our Sea[198] une fortune presque égale à celle des Four Horsemen—connaîtra dans son intégralité, puisque les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse et Les Ennemis de la Femme lui auront été présentés avec de sensibles mutilations et même—du moins le premier—de regrettables remaniements. Sa traduction, que j’ai entreprise, est assez avancée et verra le jour cette année même. C’est incontestablement un chef-d’œuvre et, je le crois, le chef-d’œuvre de Blasco Ibáñez. La mention de date mise à la page finale, qui est la page 446, dit: «París, Agosto-Diciembre 1917.» Mais le livre fut commencé en réalité à Nice en Janvier 1917 et Blasco dut en interrompre la rédaction jusqu’en Août de la même année, pour vaquer à ses campagnes de propagande en faveur de la cause alliée. A sa publication, un des Directeurs du Bulletin Hispanique, M. G. Cirot, professeur d’espagnol à l’Université de Bordeaux, qui, mobilisé, y signait alors: St-C.,—et dont j’ai cité plus haut le livre sur l’historien Mariana—écrivit, dans le n° de Janvier-Mars 1918 de cette revue, une note dont je crois qu’il ne sera pas superflu de reproduire le texte: «Mare Nostrum, par V. Blasco Ibáñez.—L’ironie tragique du titre annonce la pensée de l’œuvre. L’un des romanciers les plus en vue de l’Espagne, l’auteur de La Barraca, de Flor de Mayo, de Cañas y Barro, auquel le traducteur de D’Annunzio n’a pas dédaigné de consacrer l’effort de son rendu exact et limpide, a senti son âme, celle de sa race, frémir sous l’outrage répété, systématique et calculé, que les Allemands se disent obligés de commettre par la nécessité de se défendre. C’est au moment où le nombre de bateaux espagnols coulés passait la soixantaine, que M. Blasco Ibáñez a lancé ce manifeste émouvant, rédigé suivant la formule de son art méthodique, avec toute la puissance émotive d’une imagination exercée par tant d’activité antérieure, excitée par un spectacle si terrifiant, si honteux. Sans doute, il a ménagé les susceptibilités de ses compatriotes, les siennes propres, en faisant, du héros de cette triste histoire, le jouet d’une femme, non un salarié. Comme le personnage homérique dont il porte le nom, Ulysse Ferragut, capitaine de la marine espagnole, est fasciné par une Calypso qui le retient loin du foyer, de la patrie et du devoir; mais sa destinée est plus lamentable. Il ne reverra pas son fils, victime des pirates que lui-même a ravitaillés. Il ne reverra qu’une épouse en larmes, méprisante et froide. Lui-même finira, frappé comme son fils, après avoir racheté héroïquement sa faute, si bien que la pitié efface la honte. Il n’y en a pas moins, dans ce romanesque récit, une réprobation synthétique de tout un ensemble de faits dont l’histoire multiple ne peut s’écrire et ne s’écrira probablement jamais, parce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de l’avenir, ne pas retracer, même sur le sable... A moins que ne perce quelque jour la vérité, provoquant un scandale salutaire et réparateur, découvrant, dans la réalité autrement mesquine et vulgaire, quelque Ferragut, combien moins sympathique et moins excusable! Quoi qu’il en soit, c’est un honnête homme qui parle, dans ce livre attachant et grave, pour fixer le jugement, peut-être encore flottant, de ses concitoyens. C’est un homme aux idées généreuses. Vox clamantis in deserto? Non, elle trouvera un écho, cette voix, comme celle de D’Annunzio, dans la patrie inquiète et humiliée...»[199].
La Calypso qui fait qu’Ulysse Ferragut abandonne le chemin du devoir et sert, encore que passagèrement—mais suffisamment pour que sa félonie entraîne la mort tragique de son propre fils, que M. Edmond Jaloux n’eût pas dit «sentir son feuilleton»[200], s’il eût assisté, comme l’auteur de ce volume en 1917, aux drames quotidiens de la piraterie sous-marine allemande en Méditerranée—la cause du Boche en ravitaillant un de leurs Unterseeböte, Blasco l’a appelée du nom mythologique de Freya, la Vénus nordique qui a donné son nom au vendredi—Veneris Dies: Freitag, c’est-à-dire Tag der Frîa, ou Freia—des Allemands. Et, ici, la supposition se présente à l’esprit que l’auteur ait songé, pour créer ce type, à la célèbre espionne Mata Hari, de son véritable nom Margareta-Gertrud Zelle, arrêtée en France le 13 Février 1917, condamnée à mort le 24 Juillet de la même année et fusillée en Octobre à Vincennes—tout cela bien après que, dans El Liberal madrilène, un journaliste espagnol l’eût signalée, dans un article intitulé: La dama de las pieles blancas, à la vindicte des Alliés, comme étant à la solde des ennemis de leur cause en Espagne. Franchissant la distance périlleuse et tentante qui sépare la simple hypothèse de la catégorique affirmation, l’on voit, en effet, l’hispanologue italien Ezio Levi écrire, dans le Marzocco du 9 Janvier 1921, que «il fatto da cronaca da cui trae inspirazione l’ultimo (sic) romanzo di Vincenzo Blasco-Ibáñez, è lo spionaggio della ballerina Mata-Hari, il suo processo davanti al consiglio di guerra di Parigi, la sua fucilazione nel forte di Vincennes»[201]. En vérité, rien n’est moins exact et j’ai écrit, dans La Publicidad de Barcelone[202], un article spécial pour dissiper cette légende, établissant que, «lorsque Blasco commença la rédaction de Mare Nostrum, personne—sauf quelques rares agents de nos services d’information étrangère—ne connaissait cette danseuse et que le maître développa la trame de son récit sans penser le moins du monde à elle. Ce ne fut que lorsqu’il approchait de la fin qu’on fusilla l’espionne. L’auteur songea alors à profiter de cette coïncidence tragique et c’est ainsi qu’il fit fusiller sa Freya, qu’originairement il entendait tuer de tout autre façon. Il était allé voir l’avocat de Mata Hari, maître Clunet, son ami, qui lui conta la scène finale, dont il avait été témoin et que le romancier transcrivit presque textuellement pour son douzième et dernier chapitre. C’est là tout ce que Mare Nostrum a à voir avec Mata Hari. Le reste, soit donc presque tout le roman, est sans relations aucunes avec la Zelle. Ni Blasco Ibáñez, ni personne ne la connaissait alors comme agent à la solde des Allemands en pays belligérants et neutres et il n’aura pas été superflu de fixer ici ce point délicat de controverse littéraire. Du reste, il suffirait de lire le livre pour se convaincre que Freya est une quelconque espionne, une espionne, risquerai-je de dire, «aquatique» et qui, en tout cas, n’est point danseuse de métier.»
De génération en génération, les Ferragut ont été marins. En vain, le grand-père a-t-il envoyé a l’Université l’oncle Antonio pour en faire un médecin, un «señor de tierra adentro»[203]. Le Docteur est un homme de mer. On l’appelle le Triton et son plus grand plaisir est de se livrer à la pêche et à des fugues en Méditerranée sur les vapeurs qui veulent bien l’accueillir. En vain, le père Ferragut, notaire à Valence, veut-il que son fils Ulysse suive la carrière paternelle. Ulysse obéit à l’appel de son sang et sera marin, en dépit de tout et de tous, même de sa femme, Cinta Blanes, et du fils qu’elle lui donna, Esteban. Cet Ulysse catalan eût pu répéter ce que Dante avait mis sur les lèvres de l’autre, le fils de Laërte:
Del vecchio padre, nè il debito amore
Lo qual dovea Penelope far lieta,
Ch’i’ ebbi a divenir del mondo esperto,
E degli vizj umani e del valore:
Sol con un legno, e con quella compagna
Picciola, dalla qual non fui deserto...[204]
Le «sol con un legno» dantesque doit s’entendre d’une fragile tartane, vite échangée contre un voilier, qui cède à son tour la place à un vapeur, jusqu’à ce que, de fortune en fortune, la déclaration de guerre trouve Ulysse Ferragut, devenu riche armateur, à bord du Mare Nostrum, acquis en Ecosse. Les hostilités multiplient les trafics maritimes des neutres et leurs profits. Ulysse est en train de réaliser des gains fabuleux, lorsqu’un accident survenu dans les eaux de Naples à son navire l’immobilise sur ces rivages enchanteurs, où, errant un jour à travers les ruines de Pompéï et les roseraies de Pesto, le sourire de la fatale Freya fait de lui l’esclave de cette aventurière allemande. Le loup de mer oublie donc Cinta qui, nouvelle Pénélope, file sa laine en l’attendant et il ne vit plus que pour la Circé parthénopéenne, dont le mystérieux passé est pour lui un attrait de plus. Il n’apprend sa véritable qualité d’espionne au service du Kaiser que lorsqu’il est trop tard pour réagir et peut-être consentirait-il à mettre le Mare Nostrum au service de l’Allemagne, si son second, l’honnête Tòni, dans un élan d’honneur outragé, n’emmenait le navire à Barcelone. Mais, sur un voilier, il ira approvisionner de benzine, dans les eaux des Baléares, un sous-marin allemand. C’est lors que, de cette moderne Odyssée, surgit Télémaque en la personne d’Esteban Ferragut. Le jeune homme, affolé par l’absence totale de nouvelles paternelles, a su, grâce à Tòni, qu’une mauvaise femme retenait captif, à Naples, le capitaine du Mare Nostrum et s’est bravement rendu en cette ville pour l’y chercher. Ne l’y ayant point trouvé, il revient en Espagne sur un vapeur français et y périt torpillé par le même sous-marin que la trahison de Ferragut a peut-être alimenté d’essence. La déclaration de guerre de l’Italie à l’Allemagne, qui ramène à Barcelone le père enfin dégrisé, fait que celui-ci apprend en cours de route la catastrophe où a péri son enfant. Désormais, il n’aura plus qu’une pensée: la vengeance. Son navire est mis au service des Alliés et court les mers, chargé d’armes et d’explosifs, cependant que Freya, qui ressent pour Ferragut le premier amour profond de sa vie, s’emploie vainement à le sauver des représailles boches. Mais, entre ces deux êtres, s’est, désormais, interposée l’image d’un mort et Ulysse, dans une entrevue qu’il a avec Freya à Barcelone, centre, je l’ai dit, des intrigues sous-marines allemandes, va jusqu’à frapper brutalement l’espionne qui, désespérée, abandonnée par les siens, va se faire prendre en France et mourir à Vincennes, pour, du seuil d’Adès, appeler à elle l’amant soumis d’autrefois. Et, en effet, le Mare Nostrum saute, torpillé, en vue des rivages riants de la côte levantine, à la hauteur de Carthagène, et les flots de la Méditerranée se referment, indifférents et silencieux, sur cette catastrophe semblable à tant d’autres en ces années d’épouvante, et bien faite pour qu’on lui applique encore les vers qui, dans l’Inferno, closent—en conformité avec les dires de Pline et de son compilateur, Solinus—le récit du vieil Ulysse:
Chè dalla nuova terra un turbo nacque,
E percosse del legno il primo canto.
Alla quarta levar la poppa in suso,
E la prora ire in giù, com’altrui piacque,
Ce serait commettre une erreur grossière que de voir en Mare Nostrum un roman d’amour. Dans cette mâle Odyssée catalane, ce ne sont ni Circé, ni Pénélope qui donnent le ton. Le héros, c’en est le Ferragut dont la mort glorieuse ne signifie pas la défaite, mais présage, au contraire, cette victoire gagnée à travers tant de douleurs, de larmes et de sacrifices. Mare Nostrum est une œuvre énergique, où transparaît l’invincible personnalité de l’auteur, de ce héros d’action et de pensée pour qui la vie n’est pas un paradis terrestre où se nouent des idylles, mais un vaste champ de bataille où les forts, s’il leur arrive de devoir céder, ne s’avouent jamais vaincus, parce qu’ils professent la philosophie des Surhommes, pour lesquels notre passage ici-bas n’est que le moyen de faire triompher une volonté de puissance. Et, dominant cette virile poésie, il en est une autre, plus irrésistible parce que purement physique: la poésie de la mer. J’ai déjà dit que personne, avant Blasco, n’avait célébré aussi éperdument la Méditerranée. Quand Ferragut, dans l’attente de sa maîtresse, à l’Aquarium de Naples, distrait ses nostalgies en déroulant le mystère des profondeurs marines, la prose du romancier acquiert cette splendeur épique qu’avaient déjà les pages des Argonautas où sont évoquées les errances de Colomb et le calvaire des premiers conquistadors. Du vieux Cadmus à la mitre phénicienne au Niçois Masséna, ce Fils aimé de la Victoire dont la bonne étoile s’éclipsa au Portugal en 1810, c’est toute l’histoire maritime méditerranéenne, toute la gloire de l’homo mediterraneus qu’a, mieux qu’écrite, chantée Blasco. Et à l’heure où je rédige ces lignes, sous le pâle et grisâtre ciel d’un village de Bourgogne Champenoise, songeant à ces fresques admirables de Mare Nostrum, je vois l’hivernale pénombre céder la place aux horizons ensoleillés du Midi et je sens, à travers la brume glaciale de l’Est, comme passer l’âcre et salubre brise des rivages heureux de la mer latine.
J’ai demandé à Blasco de me dire dans quelles conditions il avait écrit Los Enemigos de la Mujer. «Je dus, m’a-t-il déclaré, passer, comme vous le savez, les derniers mois de la guerre sur la Côte d’Azur pour refaire une santé gravement compromise par des excès de travail de quatre années. Les médecins m’avaient rigoureusement prescrit de m’abstenir de toute occupation mentale. Mais il me semble ne plus vivre, lorsque mon activité doit chômer. Les jours de paresse, j’ai l’air honteux et confus de quelqu’un dont la conscience ne serait pas tranquille. Au bout de quelques semaines de ce repos forcé, je sentis la nécessité de composer un nouveau roman et c’est ainsi que—lentement, à cause d’un état physique précaire—j’écrivis mon livre. Par un étrange phénomène, à mesure que j’avançais dans la composition, je sentais ma santé se fortifier et quand j’en eus achevé le dernier chapitre, rien, désormais, ne s’opposait à ce que je songeasse aux préparatifs de mon voyage aux Etats-Unis. Los Enemigos de la Mujer ont donc été rédigés à Monte-Carlo, où j’ai résidé une année entière et si j’y suis resté la paix signée, c’est que je tenais à terminer cette œuvre à l’endroit même où s’en déroulait l’intrigue.»
Je ne sache pas qu’il existe—et cependant le nombre des romans dont l’action se passe dans la Principauté est considérable—d’ouvrages d’imagination où le milieu monégasque ait été reconstitué de façon plus parlante, en sa phase de guerre, qu’aux chapitres IV, VI, VII, VIII et XII des Ennemis de la Femme. Mais le but de Blasco, en composant ce volume, était tout autre que de se livrer à des fantaisies de peintre et de satirique. Son dernier roman est le livre des égoïstes, des jouisseurs qui surent, pendant presque tout le cours de la tragédie, rester en marge des événements, continuant, dans l’un des plus beaux recoins du globe et à quelques centaines de kilomètres du sanglant abattoir, leur existence vide de toujours jusqu’à ce que, touchés par la grâce, les plus représentatifs d’entre eux se jetèrent, à leur tour, dans la mêlée, pour en sortir meurtris de corps, mais rajeunis d’âme et devenus d’autres hommes. Le Prince Miguel-Fédor Lubimoff était fils d’un général de Don Carlos, Don Miguel Saldaña, marquis de Villablanca, dont la participation à la dernière guerre carliste—déclarée sous le prétexte de l’élection du Duc d’Aoste au trône d’Espagne en 1871, puis de la proclamation de la République en 1873—eut pour conséquence, à l’échec final de celle-ci en 1876, l’exil de ce personnage à Vienne, d’où, lors de la guerre Russo-Turque, il passa en Russie pour épouser, à Pétersbourg, la richissime princesse Lubimoff, une neurasthénique qui finira ses jours à Paris, remariée, après veuvage, à un gentilhomme écossais. Lubimoff fils, qui a gaspillé sa jeunesse dans les plus folles aventures, se trouve, lorsqu’éclate la guerre et près de la quarantaine, à la tête d’une fortune déjà fort ébréchée et que les événements de Russie compromettront très sensiblement. Ce mélange hybride de Slave et de Latin, blasé mais non déséquilibré, s’est réfugié dans la splendide villa qu’il possède à Monte-Carlo, la Villa-Sirena, où il a résolu, en raffiné qui sait que la femme est cause de tout mal—mais aussi de tout bien—entre les hommes, de vivre, dans la compagnie de parasites, une sorte d’existence cénobitique où tous les vices seront permis, sauf celui qu’à la p. 303 du livre l’on définit: «la única embriaguez interesante de nuestra existencia»[206]. Ces parasites constituent un autre brelan, moins redoutable certes que celui évoqué par Dürer, le peintre terrifique, mais qui n’en reste pas moins extrêmement original. Voici, d’abord, Don Marcos Toledo, épave des guerres carlistes, qui, après avoir connu les misères de l’abandon à Paris, avait fini par échouer dans le palais de la Princesse Lubimoff, à la Plaine Monceau, en qualité de maître de castillan du jeune Miguel, dont il est devenu le chambellan, non sans s’être adjoint préalablement le titre, aussi honorifique qu’irréel, de Colonel. Doué d’un bon sens assez perspicace, Don Marcos a parfois des reparties curieuses, telle celle qui lui fait dire, p. 222, qu’en sa qualité d’Espagnol—l’action du roman se passe au cours de l’année 1918—et de patriote, «il souffre de voir l’Espagne en marge de la lutte, s’efforçant d’ignorer ce qui se passe dans le reste du monde, se cachant la tête sous son aile à la façon de certains échassiers, qui s’imaginent ainsi que, de ne pas voir le péril, celui-ci les épargnera. Si sa patrie ne figurait pas parmi les nations «indécentes», elle ne comptait pas, cependant, parmi les peuples «décents», puisqu’elle laissait systématiquement échapper l’occasion d’une gloire qui le faisait, lui, frémir...» Ou cette autre, sur Guillaume II, à la page 227: «Je connais parfaitement le Kaiser. Ce n’est qu’un lieutenant. Un lieutenant qui a vieilli, tout en conservant l’étourderie et la pétulance de sa jeunesse. Mais il a l’honneur de l’officier et, se voyant perdu, il se brûlera la cervelle. Vous verrez qu’en cas de défaite, il se suicidera ainsi...» Atilio Castro, lointain parent du prince, n’est qu’un de ces pique-assiettes du monde comme il faut, dont Monte-Carlo a possédé et possède tant de spécimens bizarres. Vague consul d’Espagne, naguère, nul ne sait au juste où, mais, en tout cas, fort peu de temps, il s’est fait joueur professionnel: «el señor del 17»[207], et, toujours décavé, n’en vit pas moins, en apparence, comme le gentleman correct et le parfait «caballero»[208] que ce genre d’individus apparaît par définition. Teófilo Spadoni, lui, n’est qu’un vulgaire pianiste qui, ayant fait partie des équipes musicales du prince à bord de ses yachts successifs—sur l’un desquels Lubimoff reçut, en cousin, Guillaume II—, restera son commensal. Né de parents italiens, peut-être au Caire, à moins qu’à Athènes ou à Constantinople, il constitue le plus parfait type de crétin que l’on puisse imaginer, partageant son existence entre une mélomanie presque machinale et la hantise de la roulette et du trente-et-quarante, pauvre pantin qui ne joue, lui, que le 5 et dont l’idée fixe serait de découvrir la bienheureuse martingale qui lui permettrait de faire sauter la banque de M. Blanc et de détrôner Son Altesse Sérénissime, le Prince Albert. Carlos Novoa, enfin, n’est qu’un simple pédagogue espagnol, c’est-à-dire, en dehors de la science, un être sans intérêt. Son Gouvernement l’avait envoyé au Musée Océanographique pour y étudier la faune marine, mais il finit par laisser là le plankton et cultiver, lui aussi, avec l’application professionnelle les 36 numéros et les 6 jeux de cartes du Casino.
Tel est le brelan des cinq Ennemis de la Femme. Leur association, où la seule langue parlée est l’espagnol, sera cependant de courte durée. La Femme, qu’ils ont bannie de leur milieu, ne tarde pas à se venger d’eux et l’aphorisme de Lucrèce—De Rerum Natura, I, 23-24—que citait D. Juan Valera en 1874 à l’épilogue de sa Pepita Jiménez:
Exoritur, neque fit lætum, neque amabile quidquam,[209]
trouve, une fois de plus—comme, déjà, c’était le cas dans l’un des premiers essais dramatiques attribués à Shakespeare: Love’s Labour is lost, dont Michel Carré et Jules Barbier tirèrent leurs Peines d’amour perdues—en le triomphe rapide de Vénus honnie, son éternelle application. Le «Colonel» tombe amoureux de Madó, fille du jardinier de Villa-Sirena, et finit par l’épouser. On devine ce que sera cette union et si la jeune femme, à la fin du livre, fait les yeux doux à un sous-officier yankee, l’on peut être certain que ce n’est là qu’un commencement et que la chose aura plus d’une suite! Castro, toujours distingué, courtise d’abord vaguement Doña Enriqueta, la «Infanta», fille de Don Carlos, une joueuse passionnée, puis tombe dans les bras d’une rastaquouère sud-américaine, gaucho en jupons, Doña Clorinda, que ses allures d’Amazone du Tasse ont fait dénommer «la Generala» et avec laquelle il disparaît—lui, trouvant, comme soldat de la Légion, une mort glorieuse au front; elle, évanouie à Paris, dans les troubles remous de la guerre. Spadoni, irréductible, s’il continue à abhorrer la femme, ce n’est que pour sombrer dans la plus dangereuse débauche du jeu. Novoa, passionnément esclave d’une soubrette, se voit abandonné
BLASCO IBÁÑEZ PORTANT, A L’UNIVERSITE «GEORGE WASHINGTON», LA ROBE, BORDEE DE VELOURS BLANC ET DOUBLÉE DE SOIE JAUNE ET BLEUE, DES DOCTEURS «IN ARTS AND LETTERS»
LES ÉTUDIANTES DE «BRYN MAWR COLLEGE», ÉCOLE SUPÉRIEURE POUR FEMMES EN PENNSYLVANIE—RECEVANT, EN PLEIN HIVER, BLASCO, A CHEVAL, DANS LE PARC DU COLLEGE
par celle-ci, qui lui préfère un officier américain et retourne tristement en Espagne, où sa science marine sera royalement rétribuée à raison de cinq cents pesetas mensuelles. Le prince, malgré ses dédains de nabab repu, a à peine retrouvé une amie d’enfance, fille du frère de son beau-père et d’une niaise et orgueilleuse créole mexicaine, la duchesse Alicia de Delille, qu’il recommence avec cette opiomane de 40 ans, fervente du tapis vert où elle perd et reperd des fortunes, son existence d’autrefois. Mais la duchesse, qui tenait son titre d’un duc français, mari plus âgé qu’elle de vingt ans et qui a dû l’abandonner lorsqu’elle l’eut fait père sans sa collaboration, apprend soudainement que ce fils adultérin, Français pourvu d’un faux état-civil et—naturellement—pilote aviateur, est mort, en captivité, en Allemagne et son désespoir est tel qu’elle éconduit définitivement Miguel. Celui-ci, qui n’en est pas à une folie près, se bat en duel avec un pauvre diable de blessé de guerre, un lieutenant espagnol de la Légion, Antonio Martínez, qu’il soupçonne, dans sa stupide jalousie, de l’avoir remplacé dans les faveurs d’Alicia, puis, sermonné par une angélique infirmière anglaise, lady Lewis—dont l’oncle partage sa vie entre le whisky et le Casino—finit par reconnaître, un peu tard, qu’il a fait, jusqu’ici, lamentablement fausse route, s’engage, à son tour, dans la Légion, où sa qualité d’ancien capitaine de la Garde Impériale le fait admettre au titre de sous-lieutenant, passe dix mois et vingt jours au front, y perd un bras et ne revient, après l’armistice, à Monte-Carlo, que pour y apprendre qu’Alicia, morte des suites d’un empoisonnement du sang contracté comme dame de la Croix-Rouge dans un hôpital militaire, lui a légué tout ce qu’elle possédait outre-mer, et, en particulier, ses mines d’argent du Mexique, «rien en ce moment, mais demain, peut-être, une fortune presque égale à celle que Lubimoff possédait, naguère, en Russie.»
Le roman est touffu, mais, à travers ces halliers de verdures méditerranéennes, un sentier serpente, qui nous conduit à une clairière inondée de glorieuse lumière, d’où, comme des esplanades du cimetière de Beausoleil, la vie sourit à la mort. Cette clairière, Miguel Lubimoff n’y arrive qu’aux dernières pages du livre, où la purification de son âme s’est réalisée dans la douleur. Ce mutilé que la double flamme de la souffrance physique et morale a converti, retrouve, en face des horizons radieux de la mer latine, le sens de la vie, et, plus noble que le prince Nekhludov de Résurrection, dans Tolstoï, consacrera désormais ses jours, non au salut d’une seule existence, mais «au bonheur de cinquante infortunés, parmi les centaines de millions qui peuplent la terre». Il connaîtra le mélancolique plaisir de «contempler la vie»[210]. Cette vie de demain, que sera-t-elle? Blasco, écrivant ce splendide chapitre XII et dernier de Los Enemigos de la Mujer en Juillet 1919, ressent quelques doutes amers sur notre avenir européen. Il met dans la méditation de Lubimoff une ombre sinistre. «Le prince pense avec amertume à une possible déception. Voir renaître intacte la bestialité primitive, après un cataclysme accepté comme une rénovation! Contempler la faillite de tant d’esprits généreux, de tant de nobles intelligences aspirant au triomphe du bien, désirant aux hommes la paix et aux peuples la douce société, travaillant contre la guerre, comme les associations d’hygiène luttent pour éviter les contagions!» En lisant ces lignes, un nom vient aux lèvres: Wilson! Et Blasco, qui a tous les courages, a eu le noble et mâle courage de rendre justice à ce grand homme, dont la gloire aura pu être niée par une coalition d’esprits à courte vue, mais qui n’en rayonnera pas moins, dans les temps futurs, comme celle d’un précurseur. D’ailleurs son très juste éloge de l’Amérique et de son intervention à nos côtés—intervention qui nous a sauvés—est allé au cœur des Américains et lorsque Mr. William Millier Collier recevra Blasco docteur de l’Université George Washington avec la phrase rituelle: «Doctor Blasco Ibáñez, I welcome you into the fellowship of the Alumni of The George Washington University»[211], le Président de cet illustre Institut se complaira à féliciter le récipiendaire pour avoir «appreciated the motives of the people of the United States, and in your last novel, «The Enemies of the Woman», you have given them a generous measure of praise for their intervention»[212].
Arrivés au terme de ce travail, il apparaît légitime de se demander ce que pourra être l’ultérieure évolution du romancier et de déterminer, en attendant, sa place actuelle dans la littérature espagnole. Avec une nature comme celle de Blasco, qui a réduit au minimum la tyrannie de la chair sur l’esprit—il ne joue jamais[213], ne fume plus, ne goûte que médiocrement le théâtre[214], et, s’il continue à croire à la réalité du dogme formulé par Lubimoff à la page 303 des Ennemis de la Femme et cité plus haut, ce n’est que parce qu’homme complet, dont la robuste virilité ne saurait se contenter de la viande creuse des idéologies et, défiant les années, serait capable de consommer, octogénaire, le sacrifice à l’Anadyomène avec la même vigoureuse exaltation qu’un éphèbe—, l’argent, en tant qu’instrument de liberté et d’indépendance sociale, est sans doute un but de la carrière littéraire, comme, en définitive, de toute activité humaine organisée, mais ce n’en saurait être le but suprême. Blasco vient d’en donner, d’ailleurs, une preuve nouvelle, éclatante, en différant, pour des raisons qui ne relèvent que de ses scrupules littéraires, la publication de El Aguila y la Serpiente—achevé depuis le 15 Mars—et en lui substituant celle d’une œuvre fantastique, composée en 40 jours, différente de toutes celles jusqu’ici parues: El Paraiso de las Mujeres[215], dont l’édition espagnole ne verra, cependant, le jour qu’après sa version anglaise dans un magazine new yorkais. Ce but suprême, c’est celui qu’en véritable artiste,—dominant le calcul des gains matériels et insoucieux des préocupations de la vente,—il précisait, dans son discours du 23 Février 1920 à l’Université de Washington, comme étant «le grand secret du génie» et qui consiste dans la conquête d’une gloire de plus en plus pleine et mondiale par la réalisation d’œuvres de plus en plus triomphantes et par leur signification et par leur forme. La volonté de fer de Blasco, en union avec ses facultés d’observation élargies, nous réserve donc, certainement, quelques surprises. Je lui ai demandé, il y a fort peu de temps, ce qu’il pensait du roman cinématographique et il m’a confessé que sa préoccupation dominante était de lui trouver une forme nouvelle originale. Dans ce désir véhément, je crois bien que collaborent l’homme d’action—toujours désireux de lutter avec l’inconnu—et le romancier professionnel, anxieux de se rajeunir, de rénover sa formule, d’inventer une variété inédite d’illusion en trois ou quatre cents pages. «Si le cinématographe m’intéresse tant, m’a-t-il dit, c’est que, contrairement à ce que pensent beaucoup, il n’a rien à voir avec le théâtre. Ainsi s’explique le fait que les comédies filmées ennuient le public, alors qu’au contraire les romans cinématographiés l’enchantent. Qu’est-ce qu’un film? Un roman exprimé par des images. Le théâtre est victime de sa limitation dans l’espace. Il faut que tout s’y passe sur la scène et il ne peut s’y passer que peu de choses à la fois. Dans les romans, comme sur le film, on peut développer en même temps diverses histoires, dont le champ d’action se trouve aux endroits les plus divers et qui, finalement, convergent en un dénouement unique, en une action commune. A chaque instant, il est loisible de changer de lieux et de personnages, ce que l’on ne peut se permettre au théâtre que de façon très restreinte. Et puis, une pièce de théâtre a tout juste cinq actes au maximum, avec, si l’on veut, quelques tableaux supplémentaires. Or, un film reste libre, comme un roman, de multiplier scènes et décors au gré de l’auteur, pour la réalisation de l’effet voulu par ce dernier. Mes romans viennent d’être acquis par les principales maisons cinématographiques de New York pour être filmés. J’ai vu moi-même, lors de mon séjour aux Etats-Unis, fonctionner de près la technique du film et j’ai connu dans l’intimité la plupart des meilleurs artistes cinématographiques de là-bas. Vous comprendrez que, dans ces conditions, ce qui touche au cinéma ne me laisse pas indifférent...»
Attendons donc, confiants en la maxime favorite de Blasco, que «tout s’arrange en ce monde». Sans doute, le plus souvent, tout s’arrange fort mal. Mais l’essentiel, pour que continue la comédie de la vie, n’est-ce pas le mouvement, l’action, bonne ou mauvaise? Blasco, dont les nerfs sont à fleur de peau, est, d’ailleurs, essentiellement bon. Son plus que septuagénaire traducteur, M. Hérelle, m’écrivait, ces jours derniers: «J’ai autant de sympathie pour le caractère généreux de Blasco que d’admiration pour la puissante fécondité de son talent, et, quant à lui, je crois ne pas exagérer en disant qu’il me considère comme un ami, au moins autant que comme un traducteur.» M. F. Ménétrier, de son côté, m’a adressé le plus chaleureux éloge du caractère de Blasco, qu’il a pu étudier à loisir à Madrid, dans le séjour de plusieurs semaines qu’il y fit au printemps de 1905, époque où le député de Valence le présenta à son ami, député également, D. Luis Morote, et aux écrivains D. Mauricio López-Roberts—qui habitait alors, dans une petite rue voisine de celle de Blasco, un hôtel luxueux—, D. Gregorio Martínez Sierra, à l’inimitable Rubén Darío et enfin,—last not least—à Pérez Galdós lui-même, ainsi qu’aux artistes D. Agustín Querol y Subirats, de Tortosa—, sculpteur mort à Madrid en 1909, dont l’Amérique latine possède plusieurs monuments notables, tel celui élevé à Lima à la mémoire du colonel Bolognesi—et à D. Joaquín Sorolla. «Blasco, m’a dit M. F. Ménétrier à la lettre, est l’un des hommes les plus aimables, les plus complaisants que je connaisse. J’ai pour lui une véritable affection, parce que j’estime beaucoup son caractère...» Je pourrais multiplier ces témoignages, en y ajoutant le mien propre, dont maintes curieuses vicissitudes ont éprouvé la constante fermeté. De cette bonté, légendaire, Blasco m’a fourni, naguère, en ces termes l’explication philosophique: «Beaucoup de gens écrivent que je suis bon, extrêmement bon. Ce n’est pas si certain. Je ne suis ni bon ni méchant. Je suis tout simplement un impulsif. A la première impression, je m’emballe et suis l’entraînement de mes nerfs. Puis, à la réflexion, il se trouve que je ne constate, au fond de mon âme, ni haine ni rancœur. J’ignore le plaisir de la vengeance. Je vous avouerai que j’en ai cependant, et plus d’une fois, ressenti le désir. L’on n’est pas homme pour rien, n’est-ce pas? Mais je me suis dit aussitôt: «A quoi bon? Il en coûte plus de faire le mal que le bien. Et il faut être bon, ne serait-ce que parce que c’est plus commode!»... Le romancier, après une courte pause, ajouta: «Todo el que es fuerte verdaderamente es bueno, no sólo por imposiciones de la moral, sino por un resultado de su equilibrio y de su fuerza: los débiles y los ruines son los que guardan un recuerdo siempre vivo de lo que han sufrido y acarician la esperanza de vengarse...»[216] Puis, comme pesant lentement ses paroles, il me fit ces ultimes aveux: «Je me connais mieux que personne. Si ce que l’on écrit contre moi est vrai, ce n’est pas du nouveau pour moi. J’en suis informé depuis longtemps. Si c’est une injustice et le fruit de l’envie, c’est chose inutile, car l’on n’arriverait jamais à me rendre pire que je suis. L’éloge et le blâme, en somme, mon cher ami, sachez-le bien, ne sont que des accidents momentanés de la carrière littéraire et incapables d’influer sérieusement sur la vocation d’un artiste véritable.»
Tel est Blasco Ibáñez. Quant à lui assigner une place dans les lettres espagnoles contemporaines, à quoi bon? Il reste lui-même et bien lui-même, comme l’a vu et dit le vieux docteur juif Max Nordau dans son tout récent et si curieux volume d’Impressions Espagnoles. N’est-ce point suffisant? Voici, cependant, deux témoignages, que je fais miens, parce qu’ils représentent assez exactement ma propre façon de voir. Celui de Laurent Tailhade d’abord,