V. Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie
CABINET DE TRAVAIL DE LA MALVARROSA
Derrière Blasco, un des bustes de Victor Hugo qui ornent ses différentes demeures
tant de touristes en Orient. La comparaison tournerait, je crois, au profit de l’impressionniste espagnol, car s’il est une remarque qui s’impose ici, c’est que le livre de De Amicis n’excelle guère par la logique de ses déductions, ainsi que le constatait encore en 1912, dans un excellent article du Correspondant, M. G. Reynaud, traitant de La Femme dans l’Islam. Blasco Ibáñez, rédigeant au jour le jour et pour des feuilles quotidiennes, n’a écrit là que de simples chroniques de reportage, mais combien alertes et observées! Tour à tour défilent devant nos yeux, avec le mouvement de la vie, Ferid-Pacha, Grand Vizir depuis neuf ans, que l’avocat anglais Mizzi, vice-consul d’Espagne et propriétaire du Levant-Herald, lui avait fait connaître; le marquis de Campo Sagrado, alors, avec M. Constans, ambassadeur de France, le diplomate le plus apprécié en Turquie; le Sélamlik et la prière du Sultan; les chiens légendaires et superstitieusement respectés; les derviches danseurs de Bakarié et leur procession; le sérail et le Hasné, célèbre trésor des Sultans; Sainte Sophie; Joachim II, patriarche grec, type falot de géant bon pape et, sans doute, bon papa, délicieusement peint sur le vif; femmes turques et eunuques, où nous sommes loin du romantisme poétique d’Azyadé[34]; les derviches hurleurs; les ruines de Byzance; et, enfin, comme tableau final, la «Nuit de la Force»: le Ramadan et sa veillée mystique.
Blasco Ibáñez n’a consigné dans son livre qu’une faible partie de ses impressions. D’Août à Novembre 1907, durée de cette singulière fugue, il vit infiniment plus de choses qu’il n’en a contées. Si le Grand Vizir avait tant tenu à le voir, il ne nous a pas dit que c’était parce que, quelques semaines avant, le Temps avait publié un article de Gaston Deschamps sur La Catedral, qui venait d’être traduite en français et que ç’avait été en s’entretenant de cet article avec Mizzi que Ferid-Pacha apprit, non sans stupeur, que ce romancier espagnol, si loué par le critique français, se trouvait, précisément, à Constantinople. D’ailleurs, cette curiosité obéissait à divers mobiles, dont un au moins n’était pas littéraire. La Turquie soutenait alors un grand procès avec l’un des plus puissants barons de la banque internationale, relativement à la construction du chemin de fer de Constantinople. Cette affaire, pendante depuis près de trente années, entraînait, au cas où elle eût été jugée contre l’Etat Turc, un paiement de cinquante à soixante millions au financier, son adversaire. Soumise à un arbitrage international, sur le conseil qu’en avait donné Guillaume II au Sultan, l’arbitre désigné se trouvait être D. Segismundo Moret, homme politique fort connu, né à Cadix en 1838 et mort en 1913, ex-collaborateur de Sagasta et, à plus d’une reprise, Président du Conseil des Ministres d’Espagne. Il importait à Abdul-Hamid de se gagner ses bonnes grâces et, aux premiers mots que lui en avait touché le Grand Vizir, Blasco Ibáñez s’était convaincu que ni Ferid-Pacha, ni son vieux maître plus que septuagénaire, n’avaient la moindre idée ni du vrai état de l’Espagne, ni du caractère de l’homme qui allait décider souverainement dans ce litige. Mais la circonstance n’en eut pas moins pour le romancier les effets les plus heureux. On le traita en personnage officiel. Quand il passa en Asie-Mineure, un ordre spécial du Padischah enjoignait à tous les gouverneurs de vilayets de le traiter avec les plus grands égards. C’est ainsi qu’en Bithynie, il fit l’ascension du mont Olympe dans un carrosse doré aux portières duquel chevauchait un piquet de cavaliers à l’aspect de brigands, les gendarmes de ce pays. A son passage en Anatolie, il fut l’objet d’attentions semblables. A Mudanié, à Brousse, il eut toutes sortes d’aventures qu’à la fin de son livre il promettait de conter, quelque jour, et qui sont restées inédites, comme tant et tant d’aventures de sa vie[35].
A Constantinople, il pénétra dans une multitude de lieux fermés aux Européens de passage. De hautes familles du monde musulman le convièrent à d’intimes cérémonies de leur existence privée, noces et banquets. A la page 284, il s’engageait à écrire le roman des Séphardims, Israélites bannis d’Espagne et qui, au nombre de près de 30.000, ont conservé, avec leur patronymique espagnol de Salcedo, Cobo, Hernández, Camondo, etc., l’usage d’un castillan archaïque dont la nuance XVIème siècle ne laissait pas de surprendre étrangement le sujet d’Alphonse XIII qui visitait la capitale turque. Blasco n’a pas tenu cet engagement et seule l’histoire de Luna Benamor, écrite l’année suivante pour le Nº du 1er Janvier 1909 d’une revue de Buenos Aires, nous transportera—mais la scène est à Gibraltar—dans un milieu juif d’origine espagnole et nous en peindra les mœurs caractéristiques. Enfin, Blasco Ibáñez n’a pas davantage raconté, dans Oriente, sa visite à Abdul-Hamid.
Ce fils d’Abdul-Meyid, né en 1849 et qui régnait depuis 1876, était mieux au courant qu’aucun de ses vizirs du procès relatif au chemin de fer d’Orient et ç’avait été par son ordre que Ferid-Pacha s’en était entretenu avec le romancier espagnol. Un beau jour, ce dernier eut la surprise de recevoir une invitation pour Ildiz-Kiosk, demeure du sultan milliardaire. On sait que le Sélamlik, où il résidait personnellement, est bâti au sommet de la colline qui fait face au Bosphore et se compose de bâtiments construits successivement, les uns à la suite des autres, sans harmonie ni style. Rien des coûteuses fantaisies, des coquets pavillons, des jardins féeriques que l’on eût espéré en un pareil lieu. Il est délicieux d’entendre Blasco narrer cette entrevue, sous la redingote que lui avait prêtée Mizzi! A l’en croire, le souci de ne pas manquer à l’étiquette orientale l’aurait tellement préoccupé, qu’il en aurait oublié la légende suivant laquelle certains visiteurs, jugés suspects par le terrible autocrate, auraient mystérieusement disparu, au cours de semblables audiences, jetés sans doute, après une sanglante tragédie, dans les eaux discrètes du Bosphore. Mais, s’il sortit sain et sauf de la redoutable entrevue, ce fut le lendemain de celle-ci que le Grand Vizir le chargeait de se rendre, à son retour à Madrid, chez M. Moret pour lui transmettre, au nom du Chef des Croyants, certaines informations confidentielles que l’on estimait, vraisemblablement, devoir influencer son verdict. Et, comme il était à prévoir, l’arbitre espagnol se prononça contre la Turquie...
Ce voyage de quinze jours devenu voyage de quatre mois équivalait à un désastre financier. Ce n’avaient été que réceptions en l’honneur de l’hôte illustre. Or, la vie de grand seigneur, si elle coûte cher partout, est particulièrement dispendieuse en cette terre classique du bakhchich, sévissant à tous les degrés de l’échelle sociale. Je citerai, comme particulièrement apte à illustrer la corruption officielle turque, une historiette que Blasco Ibáñez m’a confiée, un jour où il évoquait devant moi quelques-uns de ses souvenirs inédits de Constantinople. Un fonctionnaire des Affaires Etrangères turques était venu le trouver et, s’inclinant révérencieusement chaque fois qu’il prononçait le nom de son Souverain, avait annoncé qu’Abdul-Hamid, voulant lui donner une preuve toute spéciale de sa reconnaissance pour ses loyaux services, venait de lui accorder l’Etoile du Medjidié avec plaque en brillants. Cette nouvelle stupéfia Blasco. En républicain qu’il est, il avait, en 1906, sous le premier Ministère Clemenceau, accepté avec reconnaissance d’être fait, par la République Française, Chevalier de la Légion d’Honneur, Ordre illustre dont il est aujourd’hui Commandeur[36]. Mais devenir dignitaire de l’un des Ordres les plus prestigieux du Sultan Rouge? Non, cela dépassait, en vérité, les bornes permises de la turquerie. Il exposa donc à l’envoyé d’Abdul-Hamid que cet honneur le flattait extrêmement, mais que ses principes lui interdisaient de l’accepter. Sur quoi, le haut fonctionnaire, non sans jeter au préalable un regard prudent pour s’assurer qu’aucun importun n’entendait ses paroles, scanda, en les accompagnant de son sourire de diplomate, ce conseil sceptique: «Prenez toujours! Les brillants valent, au bas mot, dix mille francs!» De cet Ordre, Blasco ne reçut que le diplôme, un merveilleux parchemin tout couvert d’hiéroglyphes dorés. La plaque, commandée à l’un des bijoutiers du Sultan,—un juif d’origine espagnole nommé Flores, qui parlait, dans un balbutiement enfantin, la langue de ses lointains aïeux—eût sans doute été un chef-d’œuvre. On travaille lentement en Turquie et, de plus, le joaillier d’Abdul-Hamid entendait—hommage touchant à sa lointaine Hispania—réaliser une merveille de plaque. Hélas! tout arrive ici bas. Un beau jour, le Philippe II des Turcs—c’était en Avril 1909—s’entendit, dans un Fetvah du Sheik ul-Islam,—docile instrument des Jeunes Turcs,—déclarer indigne de régner plus longtemps. Et le Padischah, «ombre d’Allah sur la terre», laissa là les quatre mille femmes, presque toutes esclaves, de son haremlik. Il s’en fut, exilé pour toujours, à la villa Allatini, à Salonique. C’en était fait de ce politique avisé et peu scrupuleux. La plaque de Blasco qui attendait, à Ildiz-Kiosk, une occasion propice pour passer en Espagne, fut victime du pillage des palais du tyran déchu. Peut-être orne-t-elle, aujourd’hui, quelque poitrine de Jeune Turc? A moins que le ravisseur n’ait songé, lui aussi, que ce joujou brillant valait bien ses dix mille francs d’avant-guerre.
Les aventures orientales de Blasco Ibáñez faillirent avoir une fin tragique. Il avait traversé sans incidents les plaines désolées de la Thrace, franchi la Roumélie, la Bulgarie, la Serbie et approchait de Buda-Pest. C’était l’heure du petit déjeuner. Dans le dining-car de l’express de Constantinople, il occupait, avec trois inconnus de la foule bigarrée de Cosmopolis, une table silencieuse, lorsque, au moment où les premières maisons des faubourgs de Buda-Pest commençaient à fuir sur les glaces du wagon, un choc effroyable, suivi des craquements lugubres de ferrailles tordues, se produisit. Le train venait d’être tamponné par un convoi qu’à la suite d’une négligence inexplicable, le chef de gare hongrois avait lancé sur la voie, à l’heure normale d’arrivée de l’express d’Orient, dont les deux premières voitures,—naturellement des troisièmes classes—avaient été pulvérisées par ce choc! Accident stupide, en une Europe Centrale que d’illustres niais prônaient comme l’exemplaire modèle de toute organisation méthodique, et rejetant un instant dans l’ombre de la légende les vieilles «cosas de España». Blasco sut en dégager la philosophie. Et, toujours homme d’énergie et d’action, il s’était à peine rendu compte de la catastrophe, qu’abandonnant, sans autre dommage que de légères contusions, le théâtre du sinistre, où la foule affluait, il sautait dans un tramway proche et allait prendre à la gare de Buda-Pest le premier train en partance pour l’Europe,—la vraie Europe, où il rentrait son baluchon sur l’épaule, à la façon de l’envahisseur oriental de lointains millénaires séduit par les richesses du mystérieux Occident. Tel fut son premier grand voyage hors du monde latin. Si, en 1806, M. de Chateaubriand s’était soumis à onze mois d’errance pour séjourner trois jours à Jérusalem, ce n’a été qu’à presque un siècle de distance,—en 1904—que la postérité put, à son pompeux Itinéraire, opposer le pendant rédigé par Julien, son domestique, qui nous présente le grand homme sous un jour moins splendide. Sans être irrespectueux, il me semble que Blasco Ibáñez n’avait pas à craindre une telle avanie: d’abord parce que n’ayant pas de valet de chambre en Orient, ensuite parce que son livre possédait pour vertu dominante la sincérité.
V
Blasco Ibáñez ami de la lecture et de la musique.—Son culte pour Beethoven et pour Victor Hugo.—Ses duels.—Une balle de charité qui faillit devenir balle homicide.—Sa discrétion d’auteur.—Ses scrupules sentimentaux.—Histoire du roman: La Voluntad de Vivir.
J’ai déjà dit que Blasco Ibáñez était un grand lecteur et de toute espèce de livres. S’offenserait-il, si cette passion était définie, chez lui, une sorte de maladive voluptuosité? En tout cas, la lecture est devenue pour lui un tel besoin que, lorsqu’il n’écrit pas, il se jette sur le premier volume venu et ne l’abandonne plus qu’arrivé à la dernière page. Hôte ici plus intrépide que dans la pratique de la vie, il ne se soucie oncques de la mine austère et renfrognée du maître de maison et plus les années avancent, plus se confirme en son esprit l’immortelle vérité de cet adage que Littré, cité par Sainte Beuve[37], semble avoir attribué à tort à Virgile: «On prétend que Virgile, interrogé sur les choses qui ne causent ni dégoût ni satiété, répondit qu’on se lassait de tout, excepté de comprendre, præter intelligere: certes, la pensée est profonde et elle appartient bien à une âme retirée et tranquille
GRAVURE EXTRAITE DE «NUEVO MUNDO», HEBDOMADAIRE DE MADRID, REPRÉSENTANT BLASCO ET SES ENFANTS A LA MALVARROSA
comme celle du poète romain.» A l’époque où sa qualité d’agitateur politique attirait sur lui les foudres gouvernementales, Blasco Ibáñez fut exilé assez longtemps dans une petite cité d’Espagne, antique évêché où toute vie intellectuelle se concentrait dans le palais épiscopal. Le proscrit commença par dévorer tous les livres qu’il put rencontrer en ce lieu. Quand tout fut épuisé, et comme sa situation de fortune ne lui permettait pas d’achats personnels de volumes, il se rabattit sur la seule matière restante: des vies de Saints et des traités de Théologie, que conservaient religieusement de vieilles dévotes, qui les tenaient de chanoines défunts, leurs amis d’antan. Or, un jour, il découvrit, par miracle, qu’une de ces femmes possédait dans sa demeure une grande bibliothèque d’ouvrages profanes. C’était la veuve d’un officier supérieur du Génie. L’excellente dame se signa, lorsqu’elle entendit le jeune homme la prier de l’autoriser à lire, volume par volume, sa librairie. «¡Pero si son de cosas militares!»[38] alléguait-elle, scandalisée. Rien n’y fit. Blasco eut raison de cette ignorante soupçonneuse, et, six mois durant, s’acharna sur Montecucculi, Jomini et analogues théoriciens, tant anciens que modernes, de l’art de la guerre, dont les seuls patronymiques, aujourd’hui, le feraient sourire, tant il les jugerait étranges, sur ses lèvres. Mais il a un aphorisme favori, celui-ci, que: «todo lo que se lee, sirve alguna vez en la vida»[39]. Et, en vérité, ces lectures militaires lui ont servi, une fois au moins. C’était durant la Grande Guerre. Il avait été convié à dîner par plusieurs de nos généraux et ce fut à leur table que le hasard de la conversation l’amena à mentionner les doctrines qui lui étaient devenues familières, il y avait exactement vingt-huit ans. «Comment diable avez-vous appris tout cela?» lui demanda, interloqué, l’un des commensaux, qui ne pouvait comprendre qu’un romancier en sût aussi long que lui sur un chapitre interdit, non seulement au simple profane, mais à tout autre qu’un officier breveté, sans doute. Blasco raconta alors l’histoire de la bibliothèque de la veuve de l’officier du Génie. Toutefois, de tous les livres qu’il s’est assimilés, au hasard de ses navigations aventureuses sur l’océan sans limites du savoir humain, ceux qui ont toujours eu ses préférences, ce furent les livres d’histoire et l’on sait avec quel zèle il a traduit en espagnol, non seulement Michelet, mais encore l’œuvre monumentale de MM. E. Lavisse et A. Rambaud. Entendons-nous bien, d’ailleurs. Blasco Ibáñez ne croit pas du tout à l’histoire comme à une science. Pour lui, cette discipline est la cousine germaine du roman, un mixtum compositum se rapprochant de la vérité—quid est veritas?—, une comédie dramatique où manœuvreraient d’infinies masses humaines. Et les historiens, lorsqu’ils savent faire revivre le milieu qu’ils évoquent, lui apparaissent comme des collègues, ou, mieux encore, comme une sorte de romanciers manqués, qui n’auraient pas su se spécialiser. Dans son for intérieur, je ne suis pas sûr du tout qu’il ne se gausse parfois doucement de ces pontifs qui semblent croire posséder le secret du passé, convaincu qu’il est, avec d’autres, que l’histoire est un roman qui fut et le roman une histoire qui eût pu être. Il m’en a confié, naguère, la définition suivante: «Para mí, la historia es la novela de los pueblos, y la novela, la historia de los individuos»[40]. Je me souviens que, pour lui faire honte, je crus alors devoir lui répliquer par la voix de Cicéron: «Historia vero testis temporum, lux veritatis, vita memoriæ, magistra vitæ, nuntia vetustatis»[41]. Mais le maître se borna à lever vers le ciel des yeux rieurs. Et je ressongeai, moi-même, à ce duc Michel Angelo Gaetani di Teano, illustre patriote italien, dantiste et helléniste éminent, lequel avait coutume de dire que «dove sono dodici archeologi, sono tredici opinioni diverse»[42].
Il est d’usage, chez bien des littérateurs, de professer une prédilection particulière pour la peinture. Beaucoup d’écrivains, même, s’avouent réfractaires à la musique et, lorsqu’il leur arrive de discuter de cet art, il n’est point rare que leur grandeur intellectuelle ne les mette pas, tel Gautier, à l’abri d’assertions extraordinairement erronées. Encore que Blasco Ibáñez—et sa Maja Desnuda est là, pour l’attester—ressente en artiste la peinture et la sculpture, le premier de tous les arts ne laisse pas d’être pour lui la musique. Je rapporterai à la lettre la déclaration qu’il me fit sur ce point. «Entre les génies humains, il en est un qui se détache par-dessus tous les autres. Supérieur à Shakespeare, supérieur à Cervantes, c’est un démiurge. Il a atteint l’apogée du sublime. Il a entendu palpiter la grande âme mystérieuse dont chacun de nous détient en soi quelques parcelles. Et cet homme, c’est Beethoven.» Son culte pour le musicien dont la surdité lui inspira un touchant parallèle avec celle du romancier D. Antonio de Hoyos y Vinent, dans l’article français qu’il écrivit en faveur de Hoyos en 1919[43], a acquis les proportions d’une adoration absolue. Chacune des pièces de ses diverses demeures est ornée, qui d’un buste, qui d’un portrait de l’auteur des Sonates et des Symphonies. Est-ce à cause de sa puissance de sentiments, de son extraordinaire force d’expression dans ces compositions fameuses, que Blasco ressent pour Beethoven une si touchante affinité élective? Quiconque est quelque peu familier avec les premières œuvres du romancier, y aura remarqué, très certainement, avec quelle joie il y décrit les effets de la musique même sur les êtres les plus frustes et vulgaires. Ainsi, dans Arroz y Tartana, le chapitre IV. Ainsi le chapitre VI de Cañas y Barro. Ainsi, dans La Catedral, le chapitre IV et le chapitre V. L’amour de Blasco Ibáñez pour Wagner a, d’autre part, été déjà l’objet de quelques lignes, et en 1903 M. Ernest Mérimée pouvait le qualifier en bonne part, dans un article du Bulletin Hispanique, de «fanatisme». Faut-il rappeler les merveilleuses pages de Entre Naranjos et le morceau de bravoure d’Arroz y Tartana, p. 181, sur la Symphonie des Couleurs? Ce que l’on ignore généralement, c’est que Blasco Ibáñez a été critique musical au cours de sa féconde carrière de journaliste et que ses campagnes en faveur du réformateur du drame lyrique trouveraient, s’il en était besoin, leur justification historique dans la nécessité urgente de débarrasser la scène espagnole de la prépondérance absolue des douceâtres mélodies de l’opéra italien, en ces époques où le sceptre de la critique musicale était tenu à Madrid par le grotesque D. Luis Carmena y Millán, de taurophile mémoire! Blasco Ibáñez justifie pleinement l’aphorisme de Shakespeare:
Nor is moved with concord of sweet sounds,
Is fit for treasons, stratagems and spoils;
The motions of his spirit are dull as night,
And his affections dark as Erebus:
Let no such man be trusted. Mark the Music![44]
Et l’auteur de ce dithyrambe improvisé qu’est la Symphonie des Couleurs estime toujours, avec le poète des Fleurs du Mal, que
Dans une ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.[45]
Un autre amour de Blasco Ibáñez, tout aussi véhément que son amour pour Beethoven, est celui qu’il professe pour Victor Hugo. Un jour, au critique français Antoine de Latour, qui avait, dans un de ses articles, déclaré que «les Espagnols aiment beaucoup leurs poètes, qu’ils ne lisent pas», la fille de Juan Nicolás Bœhl de Faber, connue dans le monde littéraire sous son pseudonyme de romancière: Fernán Caballero, répliqua: «¡Qué verdad, qué verdad, empezando por mí! Pero ¿quién lee tanto, tanto, tanto?»[46]. Je puis avancer avec certitude que Blasco Ibáñez, qui a tant lu, tant lu, tant lu, a lu tout Victor Hugo. Aussi est-il légitime qu’aux censeurs frivoles de cet autre démiurge, il ferme la bouche par un laconique et catégorique: «N’insistez pas! Ses défauts, je les connais. Dieu aussi a ses défauts. A en juger, du moins, par ses critiques, qui sont assez nombreux. Pourtant, des millions et des millions d’êtres continuent à croire en lui. Ils y croiront toujours. Permettez s’il-vous-plaît que je reste, moi aussi, fidèle à la religion de ma jeunesse. J’adore Victor Hugo. Et, pour parler comme nos dévots: «en esta fe quiero vivir y morir...»[47].—Quand il revint d’Argentine à Paris pour y rédiger ses Argonautas, un reporter de Mundial Magazine qui le visita, en Mars 1914, dans le coquet hôtel qu’il habitait à Passy, rue Davioud, fut frappé par ce qu’il appelait: «l’obsession amoureuse de Blasco Ibáñez pour Victor Hugo». Et M. Diego Sevilla ajoutait: «Victor Hugo partout, partout où nous promenons nos regards... On verrait rarement, ailleurs, une telle dévotion... Chez lui, Blasco Ibáñez n’est qu’un hôte, un hôte de Victor Hugo. Et c’est celui-ci qui préside, dans tous les recoins de la poétique demeure.» Cela serait vrai également de Madrid, de la Malvarrosa et de la villa Kristy à Nice. Cette ferveur risquera de faire sourire quelques jeunes. Et pourtant! Malgré les taches qui la déparent—dont les moindres ne sont pas que, trop souvent, la simple émotion cérébrale, l’artifice littéraire même, le parti-pris et l’abus de l’antithèse l’emportent sur l’impression du cœur et de l’âme; bien que les grands poèmes politiques—Châtiments, Année Terrible,—ne soient, en dépit de la supériorité de leur forme, que de simples pamphlets; malgré le fatras de tant de pages pseudo-historiques—Histoire d’un Crime, Napoléon le Petit,—et des élucubrations philosophiques, polémiques et critiques, comme encore malgré les productions confuses des dernières années, il reste que tout ce qui est du passé, du présent et de l’avenir, du fini et de l’infini, traversa ce vaste cerveau perpétuellement en ébullition et qu’éternellement, le voyant de la Légende des Siècles, pour ne citer que le plus magnifique de ses grands poèmes épico-lyriques, aura son œuvre citée comme l’éclatant témoignage d’une puissance verbale inouïe mise au service d’une imagination incomparable et sa personne même exaltée par le culte pieux des générations successives, parce qu’elle fut, selon un mot célèbre, l’instrument sinon le plus mélodieux, du moins le plus sonore qui ait jamais vibré aux quatre vents de l’esprit.
Descendons de l’empyrée pour le terre à terre, j’allais dire le terrain—puisque de duels il s’agit—d’une réalité sublunaire un peu moins éthérée. J’ai indiqué, dans le précédent chapitre, que Blasco Ibáñez, dans sa période combative de député républicain, s’était, plus d’une fois, mesuré avec de redoutables adversaires et qu’il maniait aussi intrépidement—encore qu’avec moins d’habilité professionnelle—l’épée et le pistolet que le verbe. Je crois savoir qu’il se battit ainsi de douze à quinze fois. Cependant, il est le premier à faire gorge chaude du soi-disant «code de l’honneur», invention tragiquement puérile qui ne démontre rien d’autre que l’incurable snobisme de certaines classes d’hommes. Blasco n’aime pas qu’on l’entretienne des incidents d’un passé qu’il considère comme bien mort, grand trou noir et plein d’ombres sinistres dans sa vie. Cependant, n’ayant pas hésité à abuser de sa bienveillance, il a consenti à m’avouer qu’il s’était surtout battu pour fournir, à qui en eût douté, la preuve «de que no tenía miedo»[48], et, aussi, qu’il ne nourrissait, à l’endroit de ses adversaires politiques, aucune espèce de haine personnelle. Et il ajoutait, avec cet humour mélancolique dont, si l’on n’en trouve guère de trace dans ses romans, sa conversation privée, dans ces évocations rétrospectives, n’est nullement exempte: «Algunas veces he pegado y otras me pegaron á mí. ¿De qué ha servido esto en mi vida? ¿Qué ha podido probar?... Cuando pienso que he sido herido casi de muerte ¡tres meses antes de escribir La Barraca!...»[49]. Mais, lorsqu’on se bat comme se battait Blasco: «pour prouver que l’on n’a pas peur», l’on risque assez, en face de spadassins sans vergogne, de commettre un genre d’imprudence qui, dans de telles rencontres, coûte fort cher. C’est ainsi qu’ayant été grossièrement pris à partie, dans un journal de Madrid, par l’un des recordmen du tir au pistolet en Espagne, Blasco, qui avait le droit de choisir l’arme, se décida pour celle même où excellait son adversaire. «Il verra, de la sorte,—fit-il tranquillement observer à ses témoins—que je ne le crains guère.» Mais à peine l’ordre de faire feu était-il donné, que la balle de ce bretteur l’atteignait au sommet de la cuisse, à quelques millimètres de l’artère fémorale! J’ai hâte, cependant, d’en venir au duel dont il a été parlé plus haut, qui occupa un moment l’Espagne entière et fut aussi, non seulement le plus sérieux, mais encore le plus original de tous les duels de Blasco Ibáñez. C’est de celui avec le lieutenant de la Sûreté de Madrid qu’il s’agit. Pour s’expliquer l’origine de ce défi, il importerait de se dépouiller momentanément de la mentalité française, de tâcher de penser à l’espagnole. Ce n’est pas chose aisée à tous et je ne suis pas sûr que l’essai en réussisse à quiconque ne connaît, de l’Espagne et de ses mœurs, que ce qu’il a pu recueillir au cours de lectures plus ou moins hasardeuses, ou dans des conversations avec des touristes souvent intéressés à cultiver la ridicule légende d’une Espagne de tambours de basque et de castagnettes, dont Carmen constitue l’exemplaire-type et, malheureusement pour nous, classique. Mais je ne puis m’attarder sur cette matière, qui exigerait des développements hors de propos. Je renverrai donc de nouveau aux quelques pages, si exactes, que Blasco Ibáñez a écrites pour le livre: L’Espagne Vivante, me bornant à noter qu’entre une séance de la Chambre des Députés française et une audition du Congreso espagnol, il y a un abîme et que même nos plus tumultueuses sessions n’ont, à Paris, rien de commun avec les orages parlementaires des Cortes, je veux dire de celui de ces deux organismes constitutionnels qui est censé représenter le peuple, l’autre, le Sénat, étant surtout un rouage de la monarchie. Or, un soir où il y avait eu, à la Chambre, une de ces tempêtes dans un verre d’eau qui l’agitent périodiquement, les députés républicains furent l’objet d’une manifestation populaire enthousiaste, à leur sortie de l’édifice construit par Narciso Pascual en 1843-1850 et dont l’entrée, peu monumentale, s’orne de deux lions coulés en bronze de canons marocains, trophées de la bataille de Tetuán, en 1860. Comme toujours, en pareille circonstance, la police madrilène intervint avec une brutalité inouïe, dispersant à coups de sabre les manifestants. Dans ce tumulte, Blasco eut une altercation assez vive avec l’un des officiers du corps de police, lequel, en Espagne, est organisé militairement. Le lendemain, dans l’interpellation qu’il adressa au Gouvernement, il traita son adversaire de façon extrêmement dure. Il n’en fallut pas davantage pour que tous les officiers du corps de police, se considérant offensés par les paroles du député de Valence, exigeassent de leur compagnon qu’il demandât à l’offenseur une immédiate réparation par les armes. Mais le Président de la Chambre, aussitôt averti de l’affaire, intimait à Blasco l’ordre formel de refuser ce duel, ajoutant que, s’il passait outre, il proposerait à l’Assemblée de le soumettre à une procédure spéciale, vu que le règlement interdisait tout duel ayant pour cause des paroles prononcées par un député en séance du Parlement. Et c’est ici que commencent les péripéties les plus bizarres de ce duel «par bonté». Le lieutenant de la Sûreté était marié et, je crois, père de famille. Il n’avait, pour vivre lui-même et faire vivre les siens, que sa maigre solde. D’autre part, le Code de l’honneur militaire n’était-il pas formel? Il fallait que cet homme se battît ou qu’il fût rayé, incontinent, des cadres de sa profession. Ses compagnons intervinrent donc en sa faveur et une députation d’officiers de police s’en fut trouver Blasco, en appela à son humanité, le supplia de ne pas jeter sur le pavé un collègue malheureux. Le tribun se laissa émouvoir par cet étrange cas de conscience. Pour ne pas transformer en une sorte de Bélisaire un jeune gradé impertinent qu’il n’avait aperçu que quelques secondes, dans la nuit et à travers le désordre d’une manifestation politique, il accepta de se battre avec lui et d’arranger les choses de façon à ce que le duel restât ignoré de la Chambre. Les conditions de cette rencontre n’étaient pas moins extraordinaires que le mobile qui l’avait décidée. Prétextant que leur ami était l’offensé et qu’il avait, par suite, le choix du moyen de combat, les témoins du lieutenant décidèrent que ce combat serait à l’américaine, les adversaires étant placés à vingt pas, avec faculté de faire feu à volonté pendant trente secondes. Ce n’était plus un duel, c’était un suicide et les témoins de Blasco, ne voulant pas prendre sur eux la responsabilité de cette lutte de cannibales, se récusèrent. Mais lui, dans sa manie de prouver qu’il ne craignait personne, s’obstina et se battit sans témoins, en se faisant simplement accompagner sur le terrain par deux profanes. A l’ordre de ¡Fuego![50], comme il disposait d’une demi-minute pour viser et faire feu, il laissa tranquillement son adversaire faire usage de son arme, pensant que la sienne lui suffirait pour, ensuite, tirer en l’air. Mais le lieutenant, qui rêvait de devenir un héros en débarrassant l’Espagne de l’Antéchrist, avait malheureusement pris la chose au sérieux. Profitant du répit imprévu que lui laissait Blasco, il visa donc lentement et, sûr de son coup, envoya à celui-ci une balle en plein foie. Le projectile porta si bien, que Blasco en laissa choir son arme, et, les jambes fléchissantes et d’un mouvement réflexe, appliqua aussitôt les deux mains à la partie atteinte. Mais,—ô miracle de quelle Virgen[51] propice?—il ne tarda pas à se convaincre qu’il était sain et sauf. Le souffle, qui l’avait un instant abandonné, lui revenait normal et l’on n’apercevait, au point de contact de la balle, aucune gouttelette de sang perler. L’explication du prodige apparut aussitôt, sans qu’il fût besoin de recourir aux instances surnaturelles. Le député portait une légère ceinture, qu’il avait étourdiment gardée et dont la boucle de métal, en recevant le choc, avait pénétré dans les chairs, où elle s’était incrustée et tordue. Obstacle imprévu, qui avait suffi à faire ricocher la balle homicide, transformant en simple contusion une blessure qui, sans ce hasard, eût certainement provoqué la mort instantanée de Blasco Ibáñez!
Le duel se termina, de la sorte, sans résultats, et Zamacois relate qu’alors que l’illustre Docteur San Martin s’approchait du député, lui assurant qu’il venait de naître une seconde fois, «l’un des témoins de l’officier, celui, précisément, qui avait exigé les conditions barbares du duel,—il est mort, un an après, dans un asile d’aliénés—s’approcha aussi de Blasco pour le féliciter». «Très bien, très bien!—s’écria-t-il en lui serrant la main—Je suis heureux que cela finisse ainsi. Et, savez-vous, vous avez en moi un admirateur! J’ai lu tous vos romans. Ils me plaisent infiniment, infiniment!» A quoi Blasco Ibáñez fit cette simple réponse: «Vous avez failli en faire fermer la fabrique!» Que l’on vienne donc prétendre que le maître est dénué d’humour! La moralité de cette fable tendrait à établir qu’il est possible qu’un homme échange des coups de feu avec un de ses semblables uniquement pour ne pas lui nuire dans sa carrière. Mais l’on risquerait, en insistant sur elle, de se voir traiter, par quelque lecteur morose, de simple galéjaïre méridional et mieux vaut s’arrêter là. Toujours est-il que ce duel, je l’ai dit, fut fort commenté et que de bonnes âmes crurent ne pas devoir laisser échapper l’occasion de mettre en lumière, pour des fins de propagande religieuse, le caractère «providentiel» d’un tel dénouement. La boucle de métal assumait, à leurs yeux, la dignité légendaire du «nez de Cléopâtre», ou du «grain de sable de Cromwell». Entre les milliers de lettres que reçut le pécheur impénitent, il en était une qui portait le timbre d’un prince de l’Eglise d’Espagne, du Cardinal-Archevêque de Grenade. Ce prélat, alors octogénaire, avait, dans sa prime jeunesse, suivi la carrière militaire. Quel beau coup de filet c’eut[c’eût] été pour le vieillard que de ramener—avant de quitter ce bas monde—dans le sein de la confession catholique l’auteur impie de La Catedral! On devine les arguments dont son apologétique sénile usait: avertissement du ciel, protection de la Virgen et analogues lieux communs de théologie morale. Blasco, homme exquis, répondit à cette missive intéressée par une lettre courtoise et l’archevêque, croyant la conversion en bonne voie, redoubla d’admonestations pieuses. Au bout de quelques mois, sa mort mettait fin à une correspondance unique dans les échanges épistolaires de Blasco.
Ces lettres ont été détruites, comme tant d’autres, et il faut qu’à ce sujet, je revienne sur l’un des aspects les plus attrayants de la personne morale de Blasco Ibáñez. Je ne me piquerais pas de posséder une science littéraire transcendantale, mais enfin, il me sera bien permis de remarquer que le charme piquant des «clés» a trop souvent conditionné le succès d’œuvres d’imagination, depuis le Diable Boiteux de Lesage—pour nous en tenir aux livres sur des choses d’Espagne—jusqu’aux célèbres Pequeñeces du Jésuite D. Luis Coloma, dont la vogue remonte, précisément, aux années où Blasco écrivait ses premiers essais romanesques de matière valencienne. Sans commettre, d’autre part, de formels romans à clés, il est toute une catégorie d’auteurs qui essaient de remédier à leur manque d’imagination créatrice par l’introduction, dans leurs récits, de bribes, plus ou moins défigurées, de leurs propres expériences sentimentales. Ces écrivains ont coutumièrement la faiblesse de se peindre en Don Juans doués d’un pouvoir de séduction souverain, dont le charme victorieux a raison des Eves les plus rebelles. Et, manie plus déplorable encore, il en est qui n’hésitent pas à utiliser, dans ces inventions autoapologétiques, les malheureux comparses avec lesquels ils se sont coudoyés dans la vie quotidienne, transformant ainsi en grotesques pantins d’honnêtes gens dont le seul tort fut d’avoir cru au génie de ces caricaturistes du scandale. Comme le lecteur connaît certainement quelques exemplaires, plus ou moins notoires, de cette école, je suivrai le conseil que Pierre-Charles Roy inscrivit, au XVIIIème siècle, sous une gravure de Nicolas De Larmessin qui représentait une scène de patinage, ne se doutant sans doute pas que la postérité allait s’emparer de ce vers pour le transformer en phrase légendaire:
Blasco Ibáñez n’a jamais entendu battre monnaie avec ses amours. Sa riche imagination lui permet, Dieu merci, de dédaigner une aussi pauvre méthode. Il n’a pas besoin, au surplus, de transcrire la réalité de son existence pour produire l’image de la vie. Ses romans, s’ils eussent dû, pour être assurés du succès, exposer à la malignité publique les intimités de personnelles amours, n’eussent certainement jamais été écrits. «Se puede ser escritor sin dejar de ser caballero»[52], aime-t-il à répéter, et, d’ailleurs, c’est une vérité d’expérience que les «romanciers féminins», ou les «poètes de l’amour» ne sont Lovelaces qu’en imagination et que les deux ou trois pauvres femmes qui furent leurs victimes, s’ils les servent et resservent à leur trop crédule clientèle en les accommodant à des sauces diverses, le ragoût ainsi cuisiné ne laisse pas d’être, au fond, toujours pareil. Ces lady-killers sont généralement de piètres amants, dont les bonnes fortunes mériteraient d’être appelées «littéraires», si cette épithète pouvait décemment s’appliquer à leurs proses mercantiles. Les vrais amoureux sont plus discrets. Et il a fallu le zèle intempestif d’un académicien notoire pour que, des amours de Victor Hugo, l’on apprît, tout récemment, que le plus long n’eut rien d’éthéré, selon que le croyait qui s’en rapportait aux transpositions dans l’œuvre imprimée de ce grand artiste.
Comme son idole, Hugo, le romancier de Entre Naranjos est resté muet sur ses rapports vécus avec la femme. J’ai relu ses romans avec une intention arrêtée d’y surprendre,—sachant ce que je sais de sa vie,—quelque chose de similaire à une allusion discrète à ses amours. Mais cette enquête m’a déçu. On m’avait, de fort bonne source, assuré que les femmes ont joué, et jouent, dans la vie sentimentale de Blasco Ibáñez, un rôle considérable. Des indiscrétions savoureuses circulent même à ce propos. Et n’est-ce pas, aussi bien, à cause d’exigences, ou de convenances sentimentales, que, précisément, ce même Blasco Ibáñez a abandonné, depuis tant d’années, son Espagne pour courir le monde? Sans doute, il est avéré que la Leonora d’Entre Naranjos, fut bien, comme on le prétendit, une chanteuse russe d’opéra, avec laquelle l’auteur avait voyagé, lorsqu’il ne comptait que vingt-deux ans. J’ai entendu aussi interpréter de façon semblable d’autres héroïnes d’autres de ses romans. Mais, l’ayant prié de me fournir quelques lumières sur ce point controversé, je me suis heurté à une fin catégorique de non recevoir. Le maître, se souvenant peut-être des racontars suscités par sa Maja Desnuda—où des exégètes «bien informés» ont voulu voir, à côté d’un Renovales qui serait, naturellement! son ami le peintre Sorolla, une comtesse d’Alberca peinte sur le vif d’après certaine dame de l’aristocratie madrilène, qui faisait alors beaucoup parler d’elle—, se souvenant peut-être aussi que, deux ans plus tard, le scandale recommença avec Sangre y Arena, dont diverses interprétations tentèrent d’identifier la fantasque Doña Sol, s’est enfermé dans un silence que rien n’a pu briser. Lorsqu’on lui signale telle ou telle analogie, réelle ou fictive, entre une situation de ses romans et un fait bien connu de sa vie, il montre une surprise si complète, il manifeste un si total désarroi que l’on songe incontinent, pour expliquer un tel cas, aux conditions dans lesquelles produisent les romanciers de race. Leur travail participe, en effet, beaucoup du subconscient. Pour ce qui est de Blasco Ibáñez en particulier, je sais qu’à plusieurs reprises, il lui est arrivé de tracer des personnages qu’il croyait fils absolus de sa fantaisie, alors qu’en fait, ce n’étaient que les duplicata d’êtres de chair et d’os, par lui observés bien auparavant et recréés, par la superposition des souvenirs, dans leurs formes actuelles. Mais le grand public, qui, lui, ne se rend pas compte de ce mystérieux processus de «cristallisation»—comme s’exprimait Stendhal,—identifie immédiatement les originaux et là-dessus les médisants, ou les envieux, se mettent à crier au scandale! Il importe ici, plutôt que de me livrer à des considérants théoriques, que je cite un cas vécu comme illustration de la doctrine que j’avance, cas dont quelques rares initiés—dont feu Luis Morote, qui en écrivit, à l’époque, un article dans l’Heraldo de Madrid et aussi le vieil aède valencien, D. Teodoro Llorente, lequel, dans les pages plus haut citées de Cultura Española, déclarait «ne pas devoir risquer des éclaircissements que l’auteur n’avait pas jugé à propos de fournir»—ont su trop peu, pour que le mystère n’ait pas continué à entourer l’une des productions écrites peut-être avec le plus de fougue par Blasco Ibáñez et qui ne fut imprimée que pour être, aussitôt, impitoyablement détruite par ordre de son auteur même. En 1907, Blasco, qui se trouvait au début de la période la plus importante de sa vie sentimentale, composa en quatre mois un roman qui, intitulé: La Voluntad de Vivir[53], passa sans délai à la composition, chez les éditeurs F. Sempere et Cie à Valence et ne tarda pas à être tiré à 12.000 exemplaires—chiffre des premiers tirages de ses romans à cette époque. Le livre sortait des presses et était déjà annoncé au public, quand certaine personne, qui exerçait alors sur l’auteur une influence souveraine et dont le nom, pour des causes qui n’importent pas ici, doit être tu, en ayant reçu en don le premier exemplaire tiré, et l’ayant lu en une nuit, crut s’y reconnaître, peinte au naturel et dans ses moindres particularités physiques et morales. Epouvantée par la véhémence et la chaleur de ces descriptions, où elle se retrouvait comme dans un miroir, elle s’imagina que le public allait sans peine y démêler l’histoire d’une passion secrète, là où le romancier était convaincu de n’avoir pas tracé une ligne qui ne fût impersonnelle et—comme on dit dans le jargon de la critique scientifique—«objective». S’il se fût agi de ces Lovelaces de cabinets particuliers, dont il a été question plus haut, la solution de l’incident eût été malaisée, ou, plutôt, elle eût eu lieu au détriment de la mystérieuse et unique lectrice du livre. Car cette sorte d’écrivains, si elle avait à choisir entre la détresse morale d’un être cher et une satisfaction d’amour-propre professionnel, n’hésiterait pas et se déciderait pour la seconde de ces alternatives. Mais Blasco eut alors un geste qui me semble plus éloquent qu’un long discours. La Voluntad de Vivir allait être mise en vente dès le lendemain. Il télégraphia à Valence de tout arrêter. Cependant, l’attention du public avait été attirée sur l’incident et des «bibliophiles» offraient des sommes folles à qui leur procurerait un exemplaire du roman condamné. Blasco eut alors son second geste, qui complète le premier. Il ordonna à Sempere et Cie de brûler incontinent les 12.000 volumes. Et cet ordre fut exécuté. 24.000 pesetas—12.000 de droits d’auteur et 12.000 de frais d’impression et de brochage, à la charge de Blasco—montèrent donc, en fumée bleuâtre, dans le ciel d’indigo de Valence et de La Voluntad de Vivir rien n’est resté, si ce n’est le seul exemplaire, qui sait? de qui avait été la cause de cet holocauste. Peut-être, cependant, Blasco Ibáñez redonnera-t-il, quelque jour, cette œuvre étrange sous une forme nouvelle, puisque le titre en figure parmi ceux des romans qu’il annonce, dans son dernier volume, comme étant «en preparación»?[54].
VI
Voyage en Amérique du Sud.—Amitié avec Anatole France.—Prouesses de Blasco Ibáñez comme conférencier.—Le «ténor littéraire» bat le torero, ou 14.500 francs or pour une conférence.—L’orateur se transforme en colonisateur.—La vie dans la Colonia Cervantes, en Patagonie.—Triple lutte: avec le sol, avec les hommes, avec les banques.—Un discours prononcé la carabine Winchester à la main.—Fondation d’une seconde colonie, à Corrientes.—Contraste entre ces deux settlements, séparés par 4 jours et 4 nuits de chemin de fer.—Le premier hôte de la nouvelle maison tropicale.—Le colonisateur renonce à son entreprise.
Le 5 Juin 1908, El Liberal de Madrid avait annoncé que Blasco Ibáñez allait quitter la tour d’ivoire où l’avait fait s’enfermer le dégoût pour une politique avilie. Beaucoup plus tard, Cultura Española publiait, dans son Nº de Février 1909, une courte note où il est dit que «le romancier Blasco Ibáñez fera prochainement un voyage à Buenos Aires pour y prononcer une série de conférences au Teatro Odeón sur divers sujets de littérature, de sociologie, etc.» Ce voyage avait été organisé dans les conditions suivantes: Blasco Ibáñez, qui commençait à être l’un des romanciers espagnols les plus lus de l’Amérique latine et qui était devenu collaborateur des principales publications de ces Républiques, avait reçu, d’un grand impresario de théâtre de la capitale argentine, l’offre de participer à une série de conférences dont le but était surtout de mettre les littérateurs les plus en vue de l’Europe en contact avec des pays neufs et encore peu connus. Déjà, le célèbre historien et sociologue Guglielmo Ferrero et le criminologiste Enrico Ferri—l’auteur de cette Sociologia Criminale traduite dans les principales langues européennes et l’un des chefs du parti socialiste d’alors en Italie—s’y étaient, les années précédentes, fait entendre. Cette fois, l’impresario hispano-américain avait jeté son dévolu sur Anatole France et Blasco Ibáñez.
Quand ce dernier arriva à Buenos Aires, l’exquis conteur français s’y trouvait depuis quelques jours seulement. Ces deux hommes, que plusieurs traits communs de leur esprit et un même idéal politique rapprochaient, nouèrent en Argentine une amitié qui ne s’est pas démentie et, malgré leurs différences d’âge, ont entretenu, depuis, des rapports où règne la cordialité la plus franche. Blasco Ibáñez était, d’ailleurs, sincère admirateur des fictions délicates de l’Académicien naguère attaché à la bibliothèque du Sénat et il lui est arrivé fréquemment, lorsqu’il séjourne à Paris, de déjeuner avec lui, en compagnie des éditeurs de traductions françaises de ses romans, les frères Calmann-Lévy. L’on manque rarement, au cours de ces agapes, d’évoquer les lointains souvenirs du séjour en Argentine. «Vous rappelez-vous, dit l’auteur de Thaïs, votre entrée triomphale à Buenos Aires?»—«Triomphale, non, réplique Blasco. Il y avait beaucoup de monde, c’est tout.»—«Triomphale», insiste Anatole France, qui tient à son affirmation. «Je l’ai vue, comme j’ai entendu le merveilleux discours que vous leur avez lancé, du haut d’un balcon. Je ne sais pas l’espagnol, mais j’ai parfaitement compris!» Cette entrée, en vérité, avait été, sinon triomphale, du moins extraordinaire. Blasco était le premier écrivain espagnol qui, par suite d’un inexplicable manque de relations intellectuelles entre l’Amérique du Sud et une nation que celle-ci appelle toujours «Madre Patria»[55], venait renouer le fil de la communication mentale directe, rompue depuis trop d’années. Il se présentait, de plus, dans des républiques dont il parlait la propre langue, qui était celle de son pays, et où il comptait, je le répète, un fidèle public de lecteurs. Enfin, il existe, en Argentine, une très forte colonie espagnole, dont les membres, d’idées avancées en leur majorité, étaient heureux de démontrer à ce persécuté de la monarchie, par un accueil enthousiaste, leur fidélité aux doctrines qu’incarnaient sa vie et ses livres. C’est ainsi qu’une foule qu’il eût été difficile d’évaluer exactement—de 70 à 80.000 personnes—, attendait le romancier à son débarquement, au port de Buenos Aires, et l’accompagna depuis le navire jusqu’à son domicile. L’affluence était telle, que la voiture conduisant Blasco se brisa sous la pression de la masse et qu’un peloton de cavalerie dut lui frayer le chemin de l’hôtel. Mais, pour en revenir à Anatole France, ce qui séduisit le vieux maître dans le discours—le premier qu’il entendait de lui—de son collègue et émule, ce furent, j’imagine, le débit véhément, naturel et expressif et cette toute méridionale exubérance, en vertu de laquelle ce ne sont point seulement les lèvres qui parlent, mais les mains, mais les yeux, mais toute la personne, et encore, peut-être, cette sorte de pouvoir inconscient d’autosuggestion grâce à quoi l’orateur, comme si une vertu magnétique s’engendrait en lui, finit par être à tel point dominé par son sujet, qu’insensiblement il atteint les hauts sommets de l’éloquence. Mais, dans le cas concret de Blasco Ibáñez—qui est surtout un improvisateur—l’enthousiasme, générateur des belles périodes, est en fonctions directes et de la matière traitée et de l’auditoire auquel on l’expose. Pour qu’il parle bien, il lui faut être pleinement convaincu de ce qu’il va dire et il lui faut encore une foule, favorable ou hostile, peu importe, mais qui soit une foule véritable.
Lors de la période épique de son apostolat en Espagne, il parla dans les endroits les plus disparates: théâtres, cirques, arènes, plages, châteaux en ruines, amphithéâtres antiques et places de villages, où parfois, tel un charlatan dans une foire, il adressait la parole aux plèbes du haut de quelque char rustique. Fréquemment, le curé, voulant préserver ses ouailles de la contagion républicaine, lançait les cloches de son église à toute volée, pensant ainsi étouffer la voix de l’hérétique. Mais celui-ci, haussant le verbe, arrivait à dominer le bronze sacré et sortait victorieux de cette inégale joute d’éloquence sonore. D’autres fois, des paysans légitimistes entrecoupaient ses discours de fusillades enragées, où se renouvelait le «miracle» du duel madrilène, puisque Blasco sortait toujours indemne de ces lâches guet-apens. Souvent, par contre, le public prévenu en sa défaveur, qui avait accueilli les premières phrases de sa harangue par des menaces de mort, en saluait la péroraison par d’ardents bravos. Enfin, à plus d’une reprise, il fit pleurer ses auditeurs. Mais il faut ajouter que l’orateur—conformément à l’adage d’Horace: Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi[56]—entraîné par sa conviction, avait devancé de ses propres larmes celles de ces braves gens. Nulle discipline littéraire, nul artifice oratoire ne régnaient dans ses prêches politiques et sociaux. Leur transcription sténographique eût procuré aux lecteurs de cabinet cette déception que cause coutumièrement l’impression d’un texte de discours impromptu. Leur effet, cependant, était intense. Sans doute, faudrait-il en rechercher la cause dans cette vertu magnétique à laquelle je viens de faire allusion et qui confère à de telles manifestations spontanées de l’art oratoire cette puissance d’entraînement refusée aux harangues académiques, dont toutes les périodes sont étudiées, dont rien—pas même le débit, puisqu’elles sont lues, ou apprises par cœur—n’est livré à l’inspiration du moment, ou aux impressions fugitives de l’orateur. Dans certaines circonstances, il est arrivé que Blasco Ibáñez, par crainte d’oublier quelque point d’importance, ait rédigé préalablement le texte complet d’un discours. Vaine précaution! A peine avait-il pris contact psychique avec son auditoire, que cette ivresse étrange dont, seuls, les orateurs nés ressentent la griserie en face des foules, s’emparait de tout son être, et qu’oubliant son inutile papier, il se lançait à corps perdu dans l’improvisation, proférant des phrases totalement différentes—forme et images—de celles qu’il avait si soigneusement préparées.
Venu en Amérique avec, derrière lui, un tel acquis, il pouvait à l’avance escompter un immense succès de la part de ces publics hispano-américains, si accessibles aux périodes grandiloquentes de leur bel idiome harmonieux; si vibrants aux choses d’une Europe si lointaine, mais qui surgit toujours aux fonds obscurs de leurs perspectives intellectuelles; si artistes, en leur délicieuse spontanéité.
MANIFESTATION DE MARINS ET DE PÊCHEURS EN L’HONNEUR DE L’AUTEUR DE «FLOR DE MAYO», LORS DE L’HOMMAGE DE VALENCE A BLASCO EN 1910
Sur la voile de la classique barque de pêche traînée par des bœufs, qu’a tant de fois peinte Sorolla, figurent les titres des romans jusqu’alors publiés
PORTRAIT DE BLASCO PAR SOROLLA, ACTUELLEMENT A LA BIBLIOTHÈQUE DE «THE HISPANIC SOCIETY OF AMERICA», A NEW YORK
Anatole France prononça à Buenos Aires cinq conférences et regagna Paris après de brèves escales à Montevideo et à Río de Janeiro. De ces cinq conférences, Blasco fut l’auditeur religieux et, dès la première, le maître français avait commencé sa lecture par un exorde où, en termes choisis, il saluait la présence de l’illustre romancier d’Espagne. Le séjour de Blasco comme conférencier d’Amérique devait être de considérable durée. Pendant neuf mois, il circula, orateur ambulant, à travers l’Argentine, le Paraguay et le Chili, et ne prononça pas moins de cent-vingt discours. Il faisait fonctions, comme il se plaît à s’exprimer, de «ténor littéraire», recevant de grandes ovations et gagnant beaucoup d’argent. «Le plus pénible, m’a-t-il confié, ce n’étaient pas tant les conférences que l’arrivée dans les localités où elles devaient avoir lieu. Dieux immortels, quelle corvée! Il fallait subir tout le cérémonial de réceptions en règle, assister au défilé des commissions avec drapeaux et musiques, serrer des milliers de mains, se rappeler des centaines de noms, visiter les curiosités de la région et surtout, ah! surtout participer aux banquets! Il y en avait toujours trois pour le moins: celui d’arrivée, celui où l’on fêtait le succès de la conférence, et, enfin, celui d’adieu. Si j’eusse reçu seulement la moitié des sommes dépensées de la sorte, je serais devenu immensément riche!» Blasco Ibáñez raconte aussi avec un plaisir visible les progrès par lui réalisés, au cours de ces longues tournées, dans l’art de l’improvisation oratoire. A son arrivée dans quelque ville nouvelle, il s’enquérait, soit auprès de journalistes, soit auprès des autorités, du thème sur lequel on désirait qu’il se fît entendre. On lui désignait souvent un sujet purement local. De simples lectures techniques, une rapide information orale lui suffisaient alors pour parler, le soir même, une heure et demie durant, sans cesser une minute de passionner son auditoire. Mais la prépondérance exclusive accordée ainsi au développement des facultés oratoires eut pour résultat d’atrophier momentanément les dons de l’écrivain. «Quand je suis revenu en Europe, m’a-t-il déclaré, j’avais complètement oublié mon métier. En ces neuf mois de discoureur, lorsqu’il m’arrivait d’avoir à écrire, je devais en appeler à la dictée. Et tout ce que je dictais, était dit sur un ton effroyablement déclamatoire et emphatique...»
Son premier dimanche à Buenos Aires, il se le rappellera toujours, mais il ne tarit pas non plus sur tant d’autres souvenirs de ces neuf mois. «J’étais, aime-t-il à répéter, une manière de ténor illustre, un Caruso, avec cette nuance qu’il n’y avait pas, pour moi, de changements de décors. Un simple frac me suffisait pour les diverses séances, et, pendant le temps rituel, je m’égosillais jusqu’à l’aphonie. J’ai gagné ainsi de grosses sommes, j’en ai dépensé de considérables, et, à mon retour en Europe, il me restait encore un joli reliquat.» Ses conférences dans la capitale argentine avaient alterné avec celles d’Anatole France. Elles commençaient à cinq heures et demie, dans l’un des théâtres les plus distingués de la ville, devant une assistance aristocratique, composée en majeure partie de dames. Ce même premier dimanche dont il vient d’être question, il avait donné, sur les instances de divers groupements, un régal oratoire supplémentaire à une foule composée d’environ 8.000 employés, commerçants et ouvriers à l’aise, gens de la classe moyenne qui, trop occupés la semaine pour venir l’entendre, désiraient cependant savourer au moins une fois l’éloquence du célèbre propagandiste républicain. Cette fête de la parole démocratique eut lieu dans la plus vaste salle de spectacles de la ville et commença dès deux heures et demie de l’après-midi. La chaleureuse ovation qui avait salué l’orateur s’étant calmée, celui-ci, en guise d’exorde, avait déclaré—seul sur une scène immense, où l’on jouait chaque jour des opéras à grand orchestre—que, puisque son auditoire avait sacrifié un après-midi en son honneur, il voulait qu’ils en eussent, comme nous disons vulgairement, pour leur argent et qu’il entendait les entretenir jusqu’au soir. Blasco tint parole. Durant trois heures et demie, il développa le thème gigantesque des vicissitudes politiques, littéraires et sociales de l’Espagne depuis l’affranchissement de ses colonies d’Amérique. C’était entreprendre de résumer toute l’histoire du XIXe siècle espagnol, période qui est aussi la moins connue des Hispano-Américains. Mais, si parler pendant trois heures et demie constitue, à soi seul, déjà un record, le faire d’une voix stentorienne portant jusqu’aux extrêmes recoins d’un véritable colisée—puisque le vocable, de par son étymologie, signifie un «colossal» amphithéâtre et qu’au surplus, il s’emploie en espagnol pour désigner, par un lointain souvenir de l’amphithéâtre Flavien, une salle de spectacles—et avec l’enthousiasme toujours au diapason d’une multitude qui accueille chaque développement d’un tonnerre de bravos, ou d’un déchaînement de rires, n’est-ce point, en toute vérité, le record des records? Quand Blasco eut parlé ainsi deux heures d’horloge, il ne manqua pas, entre ses auditeurs, d’âmes compatissantes pour le supplier de prendre quelques instants de repos. L’orateur rejeta l’offre. Il savait que la moindre modification du mécanisme entraînerait l’arrêt du moteur. S’il eût cessé, même cinq minutes, de discourir, la fatigue l’eût cloué sur place et l’aphonie l’eût irrémédiablement rendu muet. Il continua donc sans le moindre répit et sans épuisement visible, en pleine tension, jusqu’à ce qu’au coup de six heures, il crut enfin opportun d’entamer sa péroraison et de clore ainsi une harangue dont on ne trouverait d’équivalent, mais dans des conditions bien différentes—que dans les tournois oratoires d’un Vergniaud, lors des tumultueuses séances de 1792-1793, à cette Convention Nationale créatrice de la France moderne. Il va sans dire que le soir même, Blasco avait perdu l’usage de la parole et qu’il crut sérieusement qu’il ne le recouvrerait jamais. Au sortir de la salle, il avait été surpris par les accolades particulièrement ardentes de son impresario. Ruisselant de sueur, épuisé, il lui avait, pour écourter une manifestation déplacée, brutalement posé la question: «Alors, combien ça fait-il?» Car le digne fermier des éloquences mondiales n’était tant ému que parce qu’il savait, lui aussi, avoir battu le record, non du verbe, mais du peso! Blasco, qui avait appris à connaître ce genre d’hommes, savait que c’était en leur parlant affaires qu’il s’en débarrasserait le plus vite. L’impresario lui déclara donc qu’il lui restait redevable d’une somme de pesos équivalant à 14.500 francs de notre monnaie évaluée à l’étalon d’or—car du franc actuel, hélas! on sait que la valeur n’est plus celle de ces époques lointaines. Or, si, comme salaire d’un après-midi de travail, la somme était rondelette, le hasard voulut que lorsqu’il retournait en Espagne, Blasco rencontrât à Montevideo le célèbre torero Antonio Fuentes, qu’on prétend lui avoir servi de modèle pour créer une partie au moins de son personnage de Juan Gallardo, dans Sangre y Arena. Blasco, qui brûlait de savoir à la source si l’éloquence était aussi bien payée en Amérique—car tras los montes, ce point n’est pas douteux: les toreros l’emportent sur les orateurs—que la tauromachie, apprit ainsi que la solde du diestro ne dépassait jamais 10.000 pesetas par course. Il avait donc, ici encore et pour la première fois, battu un record non plus international, national, et, naturellement, hors de sa patrie.
En s’embarquant pour l’Amérique, Blasco Ibáñez avait projeté de parcourir toutes les Républiques de langue espagnole, jusqu’à la frontière des Etats-Unis. Dût le voyage durer deux ou trois ans, il entendait connaître ainsi une á une les vingt nations dont le scion vigoureux a jailli du vieux tronc ibérique. Il avait, cette fois encore, compté sans son hôte et ce fut son caractère aventureux qui fit échouer ce plan original. Alors que certaines Républiques sud-américaines, qu’à la date présente il n’a pas encore visitées, s’apprêtaient à le recevoir, il mit brusquement fin à sa tournée de conférences, et, par amour de l’action, se mua en colonisateur, devenant, d’homme de lettres, le pionnier des terres vierges. La plus belle, comme aussi la plus héroïque de ses aventures commençait. L’idée n’en avait pas jailli, comme Minerve toute armée du cerveau de Jupiter sous le coup de hache de Vulcain, un beau jour de sa tête puissante. Son voyage de conférencier n’était pas guidé par le seul intérêt pécuniaire. Blasco obéissait en principe au programme de son impresario, lorsqu’il s’agissait de se faire entendre dans de grandes villes. Quand, par suite des immenses distances qui séparent les provinces de l’Argentine, il devait entreprendre quelqu’un de ces longs voyages dont notre vieux monde ne saurait se faire une représentation exacte, il redevenait l’écolier capricieux d’antan, ou, pour mieux dire, l’artiste se superposait à l’orateur et, afin de contempler une merveille de la nature, ou d’étudier une colonie agricole modèle, il violentait sans scrupule l’itinéraire fixé. Ainsi put-il voir l’Argentine mieux qu’aucun autre conférencier, ou même qu’aucun autre voyageur européen, depuis la zone tropicale jusqu’aux territoires glacés de l’extrême sud. Parfois l’impresario qui dirigeait sa marche depuis Buenos Aires, le croyait occupé à haranguer tel auditoire d’une capitale de Province, lorsqu’un écho des journaux lui apprenait que, lui ayant fait faux bond, il s’attardait à observer, dans une tolderia[57] du Nord, les mœurs des Indiens! Il semblait que ressuscitât en lui l’âme vagabonde des vieux conquistadors. Il ressentait la tentation des territoires primitifs, la fièvre de lutter avec la terre sauvage, s’attardant, avec mélancolie, à évoquer l’œuvre des premiers hommes blancs, venus pour civiliser les Indes Occidentales. Quelques Argentins illustres, qui devinaient sa pensée, ne tardèrent pas à le tenter par leurs offres séduisantes. Lui, être de volonté et d’énergie, accoutumé à la lutte et qui savait agiter les masses au nom d’un idéal abstrait, n’était-il pas appelé à devenir un colonisateur modèle? Alors, pourquoi ne point rester en Argentine et, suivant l’exemple de ceux qui le conseillaient, ne pas s’y enrichir, dans le métier de défricheur de terres?
Tout d’abord, Blasco s’était récusé, se sentant perplexe. Puis, il se laissa peu à peu gagner par la Chimère. Vivre un roman au lieu de l’écrire, quel beau geste! Et l’on n’est pas pour rien artiste. Le rêve de devenir millionnaire, ne fût-ce qu’une saison, la perspective de remuer l’argent à la pelle, de commander à une armée de travailleurs, de transformer l’aspect d’un coin du sol, d’y créer des lieux habitables: c’étaient là de trop brillantes visions pour qu’il n’acceptât pas de courir le risque d’une aussi gigantesque entreprise. Celui qui présidait alors la République Argentine se montrait, ainsi que ses ministres, enchanté à l’idée que cet écrivain au nom célèbre, en se fixant dans leur pays comme agriculteur, n’allait pas tarder à se muer en réclame vivante qui attirerait les émigrants européens vers des solitudes non défrichées, dont on ne désirait rien tant que la mise en culture rapide. On offrit donc à Blasco de lui vendre des terrains à bon marché, aux termes des conditions que fixait la Loi et celui-ci, quoique toujours vaguement inquiet sur un changement aussi radical d’existence, finit par laisser là ses conférences et revenir brusquement en Espagne. Il y écrivit, de Janvier à Juin 1910, à Madrid, un livre qui, malheureusement, n’a été traduit en aucune langue étrangère, sans doute à cause de ses dimensions monumentales et qui, même après de récents travaux français sur l’Argentine—dont une thèse de doctorat ès lettres, parue en 1920—eût mérité de passer à notre idiome. Ce livre, un in-folio de 771 pages, fut commencé d’imprimer le 20 Janvier et achevé le 4 Juillet 1910, pour la Editorial Española Americana, par J. Blass et Cie, les gravures et les trichromies qui l’illustrent sortant des ateliers Durá. C’est une belle réalisation typographique, que déparent un peu deux types de lettres différents: l’un allant de la page 1 à la p. 502 et l’autre, beaucoup plus dense, de la p. 503 à la fin, c’est-à-dire occupant la portion du volume consacrée à la description des Provinces et Territoires Argentins. Son titre est: Argentina y sus Grandezas[58] et le caractère géographico-historique de la description n’a pas exclu l’insertion, par l’auteur, de récits d’aventures personnelles, telle, p. 646-648, l’excursion à l’ingenio[59] de San Pedro de Jujuy, propriété des frères Leach, Anglais, qui y occupaient plus de 4.000 Indiens à la seule récolte de la canne à sucre. La division générale de l’œuvre est la suivante: Iº Le pays Argentin; IIº L’Argentine d’hier; IIIº L’Argentine d’aujourd’hui; IVº L’Argentine de demain; Vº Les Provinces Argentines (Buenos Aires, Santa Fe, Entre Ríos, Corrientes, Córdoba, Santiago del Estero, Tucumán, Salta, Jujuy, Catamarca, La Rioja, San Luis, San Juan, Mendoza); VIº Les Territoires Nationaux.
Sa dette de reconnaissance à l’endroit d’un pays qui l’avait si bien reçu une fois payée, Blasco Ibáñez quitta l’Espagne pour retourner en Argentine. C’en était fait. Le romancier devenait colonisateur. Beaucoup de lecteurs estimeront à priori qu’une telle décision était chimérique. Avant de la condamner en bloc, il importe, cependant, de réfléchir sur ce fait psychique: qu’en Blasco, comme, d’ailleurs, en d’autres romanciers—dont le moins illustre n’est pas Balzac—, il existe une double personnalité, celle de l’écrivain et celle de l’homme d’affaires. Mais d’affaires qui tournent mal, dans la plupart des cas, encore que combinées selon toutes les règles de la logique. Car si la tête d’Honoré de Balzac fut un volcan de projets, dont il s’éprenait et qu’il délaissait tour à tour pour des entreprises commerciales qui le ruinaient et qu’il devait racheter ensuite par un labeur de galérien intellectuel, celle de Blasco Ibáñez abrita également maintes coûteuses fantaisies, dont celle de la
À LA CIME DE LA CORDILLÈRE DES ANDES
Blasco est représenté, dans cette photographie, au moment où il a atteint la frontière de l’Argentine et du Chili, marquée par le monument dit: El Cristo de la Paz.
colonisation américaine constitue un exemple caractéristique. Personne ne niera, j’imagine, qu’un esprit capable d’écrire un bon roman, reflet de la vie, le soit aussi de concevoir une grosse entreprise de travail. Le malheur, c’est que ces imaginatifs, abondants en inventions, soient trop souvent victimes de leur fécondité mentale et qu’ils abandonnent trop vite un dada pour en chevaucher un autre, jugé plus merveilleux. L’homme d’action, au contraire, s’il a peu d’idées, du moins en poursuit-il âprement la réalisation, marchant droit devant soi et toujours de l’avant. C’est le timeo hominem unius libri de l’adage attribué à St. Thomas d’Aquin, qui trouve en eux une justification plus positive que sur le domaine de la spéculation mentale. Mais Blasco s’était toujours cru appelé, même lorsqu’il n’était encore que romancier valencien, à réaliser quelque gigantesque tâche, industrielle ou agricole. Ici encore, ce fut plutôt le besoin d’action que l’amour de l’argent qui conditionnait son rêve. Les richesses acquises facilement et sans effort ne l’attirent pas. Il est ennemi irréductible du jeu, même de cet innocent domino, si populaire en Espagne. Les opérations de Bourse lui inspirent une répugnance plus insurmontable encore. Je dirai plus loin quelle fut sa conduite aux salles de jeu de Monaco, lorsqu’il écrivait Les Ennemis de la Femme, dont la traduction malheureusement mutilée,—comme, déjà, celle des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, pour de soi-disant «raisons éditoriales»—a commencé de paraître dans la Revue de Paris du Ier Février 1921. Ce qui l’enthousiasme, ce sont les fortunes de modernes capitaines d’industrie, créateurs d’immenses fabriques, de lignes de navigation, défricheurs de terrains incultes depuis que le monde est monde, titans modernes, en un mot, dont il a chanté, plutôt que décrit, la grandeur dans son roman: Los Argonautas. Et c’est sous l’hypnose de cet héroïque rêve qu’il s’en fut par delà l’Océan, pour y continuer, en plein vingtième siècle, l’épopée des conquistadors, dont il devait, pour le public parisien de l’Université des Annales, célébrer les prouesses en quelques périodes—qui s’enlèvent avec la vigueur d’une fresque de Raphaël à la Sixtine—de sa conférence: L’Âme Nouvelle de l’Amérique, qui est de Mars 1918[60]. Visionnaire têtu, c’était la difficulté, c’était l’obstacle qui l’attiraient et aussi l’ambition de faire quelque chose que nul n’eût fait avant lui. Et, dans cette entreprise, il exposa tranquillement tout ce qu’il possédait: ce que lui avait laissé son père en mourant, ce que ses livres lui avaient rapporté, tous ses gains de conférencier.
Ses amis d’Europe ne virent pas sans surprise l’éloquent orateur, dont le verbe s’achetait au poids de l’or, se muer en homme des champs et des bois, échanger les escarpins vernis contre de rudes bottes en peau de truie du gaucho et son frac du bon faiseur pour le poncho en chasuble des coureurs de pampas. Le gouvernement argentin avait voulu lui donner une concession en pays relativement civilisés et à proximité de centres de colonisation déjà anciens. Il s’y refusa nettement. Il ne venait pas pour être agriculteur. Il tenait à son rêve. Il entendait être colonisateur, s’en aller en plein désert. En conséquence, il choisit, dans la Patagonie, un territoire du Río Negro. Il faudrait recourir aux descriptions qu’en a données l’écrivain argentin, rédacteur à la Nación, M. Roberto J. Payró, dans les deux volumes de son Australia Argentina, pour bien rendre les aspects essentiels de ces régions sauvages et grandioses, interminables solitudes où sévissent les trombes de terre, où, comme au Sahara, de décevants mirages guettent les caravanes de mules dans leur route incertaine, ainsi que, dans les déserts africains, celles de chameaux, au milieu des mêmes tourments de la faim et de la soif. Quand l’illustre Darwin réalisa, de 1831 à 1836, cette expédition scientifique sur les côtes de l’Amérique australe d’où devait naître le livre de 1859 sur l’Origine des Espèces par voie de sélection naturelle, il qualifia les hauts plateaux patagoniens voisins de l’Atlantique de «territoires de la désolation». Mais, le long des fleuves qui les parcourent, s’étend une bande de terre d’une extraordinaire fécondité, où semblent s’être concentrés tous les éléments de richesse qui font si totalement défaut dans les espaces désertiques environnants. Découverte par Magellan en 1520, la Patagonie a été partagée, par le traité de 1881, entre l’Argentine et le Chili, et le monument qui vient d’être érigé, à Punta Arenas, au célèbre navigateur portugais n’est qu’un symbole consacrant la lente et progressive mainmise de l’homme civilisé sur des régions qu’habitaient des sauvages tehuelches, pehuenches et autres tribus indiennes primitives. Le settlement de Blasco Ibáñez était situé sur la rive gauche du Río Negro, fleuve qui a donné nom à la Gobernación[61] de Río Negro, peuplée—au moment où s’y établissait le colonisateur—d’une dizaine de mille âmes et dont la capitale, Viedma, n’en comptait guère plus de 1.500. Lorsqu’il en prit possession, il n’en connaissait guère l’état, l’ayant vue au cours de sa tournée de conférences, mais de façon fort superficielle, et ayant réalisé cet achat de trois lieues carrées de terre sur la simple inspection d’une carte. Aussi fallut-il qu’il en recherchât la situation exacte d’abord, puis qu’il en fixât les limites avec l’aide d’un agronome, la boussole à la main.
Ainsi commença une existence étrange, en compagnie de quelques hommes fidèles, sorte d’état-major appartenant aux nationalités les plus diverses. Le premier abri, dont il avait fallu se contenter, avait été une vieille paillote achetée à un Indien, unique habitant de ces lieux. Blasco y était à peine installé, que le brusque changement de vie, les privations et aussi l’infection d’eaux stagnantes qu’une soudaine inondation avait accumulées, lui causèrent une fièvre si intense qu’il resta plusieurs jours entre la vie et la mort, en proie au délire, étendu dans cette misérable cabane, à l’abandon, sans assistance qu’une sorte de rebouteuse, ou sorcière indienne. Pendant qu’il gisait de la sorte, du toit de la hutte lui tombaient sans répit, sur le visage brûlant, ces abominables punaises de grande taille et ailées, qu’au Chili on appelle vinchucas, insectes sanguinaires à la piqûre lancinante. Et lorsque, accompagné par un ami accouru à son aide, il put enfin se risquer, dans une charrette, à aller consulter un médecin—la bagatelle de vingt lieues à faire en plein désert—, le véhicule qui le portait eut le bon esprit de se rompre à la nuit tombante et le compagnon de Blasco dut le laisser là, au beau milieu de la brousse, sans autre protection que la flamme qu’il avait eu soin, avant de partir en quête d’un autre moyen de locomotion, d’allumer dans la steppe, afin d’éloigner du patient, enveloppé dans son poncho et qu’entourait ce cordon de feu, la rage homicide des pumas, ou couguars, et semblables mammifères carnassiers. Mais pourquoi entamer la relation des aventures innombrables, des périls variés qui, au cours de ces quatre années de lutte dans un coin du monde soumis, pour la première fois depuis des milliers de siècles, à une volonté rationnelle, marquèrent la carrière du fondateur de la Colonia Cervantes? De ses trois ennemis principaux: la terre, les hommes et les banques, je ne sais si le dernier n’a pas été, en définitive, le plus impitoyable. La terre et les hommes, si durs qu’eussent été leurs hostiles résistances, se fussent laissés vaincre, à force d’énergie. Mais les sociétés de crédit, ces anonymes Shylocks qui opèrent à l’ombre de la Loi, ne l’ont pas lâché un moment, et aujourd’hui, Blasco Ibáñez n’a pu qu’au prix de pertes considérables se libérer totalement de leur emprise. Pour que les gens de la finance continuassent à patronner son œuvre, il se voyait contraint, de temps à autre, de laisser là le costume du colon, d’endosser l’habit de ville, de s’installer dans un confortable hôtel de Buenos Aires, d’y réapprendre pendant quelques jours la vie factice et luxueuse des milieux citadins, pour, en fin de compte, dans le quartier des Banques, s’en aller jouer de ruse, en un tournoi inégal, avec les madrés compères qui les gèrent et lutter à forces disproportionnées avec ces chevaliers internationaux de l’agio cosmopolite. Cependant, et malgré les dédains d’une opinion frivole, toujours prête à juger hommes et choses selon les critères de sa pauvre philosophie, l’œuvre colonisatrice de Blasco prospérait. Non seulement il avait défriché la terre vierge et la fécondait par un ingénieux système d’irrigation adopté de celui en usage dans la Huerta de Valence, mais encore y traçait-il le futur emplacement d’un groupement central d’habitations en maçonnerie, dont une gare, la Estación Cervantes, assurerait l’accès. En Argentine, les chemins de fer n’usent pas des mêmes égards que ceux d’Europe à l’endroit des humains. Le settlement de Blasco recevait bien, tous les deux jours, la visite d’un convoi ferroviaire. Mais celui-ci ne daignait faire halte qu’à des lieues de là. L’édifice en bois qu’érigea Blasco en marqua, désormais, l’arrêt fixe et c’est seulement alors qu’il procéda aux plans du pueblo[62], dont les rues, larges de vingt mètres, et les places infinies témoignaient qu’en ces pays neufs, c’est plutôt à l’avenir qu’au présent que songent les règlements de colonisation. Ce pueblo, Blasco le mit sous l’égide du père spirituel de toutes les Républiques de l’Hispano-Amérique, Miguel de Cervantes Saavedra. Encore que d’effigie douteuse, ce fut son buste qu’il érigea sur la Place Centrale: palladium de la future cité, en même temps que réparation d’une injustice étrange et trois fois séculaire. Car si, en Espagne—outre le célèbre château-fort en ruines qui garde l’entrée de Tolède, ce Castillo de San Cervantes qui ne s’appelle ainsi que par une corruption de l’appellation originale, celle du martyr espagnol Servando—un maigre bourg de la province de Lugo évoque seul le patronymique de l’auteur de Don Quichotte, outre-mer tous les saints du calendrier, tous les héros de la mythologie et de l’histoire, mille inconnus illustres ont servi à dénommer villes et villages, mais personne n’y avait jamais songé, avant Blasco Ibáñez, à placer sous l’invocation de l’immortel manchot de Lépante un habitat d’êtres humains, quel qu’il fût. Et, dans les répertoires techniques où sont cependant consignés jusqu’aux moindres patronymiques des plus fous «cervantistes», le nom de Blasco Ibáñez, fondateur de la Colonia Cervantes, devrait avoir sa place de droit.
Pour défricher et arroser ses terres, Blasco Ibáñez eut sous ses ordres jusqu’à 600 individus, ramassis d’épaves des deux mondes, où dominaient, cependant, les Chiliens, où ne manquaient pas les Indiens et où, brochant sur le tout, apparaissaient quelques authentiques bandits et maints aventuriers internationaux. On trouve, dans la première partie des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, divers ressouvenirs de ces hordes, qui n’étaient pas d’un maniement aisé. Il y avait là, abruti par l’alcool, un ancien baron allemand, naguère capitaine dans la Garde Impériale, tombé à l’ignominie de n’être plus que simple terrassier. Il y avait aussi un illustre architecte de Vienne, dont la déchéance était non moins totale et navrante. Le samedi, jour de paie, l’eau-de-vie coulait à flot dans les campements de peones[63] et, fréquemment, par-dessus le crissement nasillard des guitares chiliennes accompagnant la zamacueca[64] nationale, crépitaient les coups de revolver de ces desesperados. Rare était la semaine où il n’y eût pas quelque mort, ainsi que plusieurs blessés. Il n’était pas un de ces infortunés qui ne travaillât en compagnie d’une arme à feu ou d’un poignard. Blasco, avec ses contremaîtres, ne se trouvait donc que faiblement protégé contre les entreprises de cette canaille. C’est ainsi qu’un matin, où son fidèle état-major était dispersé aux quatre coins de la colonie, surveillant les travaux, et où le patron se trouvait seul dans la baraque de bois qui lui servait alors de demeure et qui abritait aussi les sommes destinées à la prochaine paye, il aperçut soudain, au moment où il procédait, devant sa porte, en déshabillé, aux soins de sa toilette, les femmes de ses fidèles employés accourir, parmi des cris d’angoisse et des gestes tragiques, précipitamment et en désordre, vers lui. Elles n’étaient pas encore à portée de sa voix que débouchait derrière cette phalange apeurée une masse sombre et silencieuse d’hommes de toute couleur et de tous âges, qui se dirigeait sans hâte vers la case du maître. C’étaient les journaliers de l’un des campements, qui s’étaient déclarés en grève et, sous prétexte d’exposer leurs doléances, n’entendaient rien moins que mettre la caisse de la colonie au pillage, en tuant son gardien et propriétaire au premier geste d’opposition. On a suffisament insisté, dans les pages précédentes, sur l’une des qualités dominantes de Blasco Ibáñez, qui est celle d’être l’homme des foules. Dans une intuition que son expérience des multitudes rendait naturelle, il perçut immédiatement que la seule chance de salut qui s’offrait à lui consistait en une de ces offensives hardies, comme tant de fois, dans sa carrière de tribun, il en avait prises en face des plèbes hostiles, devançant leur attaque par une brusque irruption oratoire qui, en jetant la confusion chez quelques-uns, briserait l’élan coordonné, romprait l’unité de l’assaut, permettrait de gagner un temps d’autant plus précieux que c’était de lui que dépendait l’heureuse issue de cette tactique. Il saisit donc sa carabine Winchester, et, bondissant jusqu’à l’enceinte de fils de fer de sa case, cria, plus qu’il ne les parla, quelques phrases comminatoires sur un ton foudroyant. «Que voulaient-ils? Qu’ils parlassent! Leurs vœux seraient écoutés, dans la mesure du possible. Mais que personne ne s’avisât de violer le domicile du chef, personne! Le premier qui franchirait les fils de fer était un homme mort...» Menace ridicule en pareil moment et qui n’en produisit pas moins comme un effet de surprise. Les révoltés s’arrêtèrent, abasourdis. Mais déjà Blasco Ibáñez leur parlait. C’était cela qu’il avait voulu: les tenir sous l’emprise de son verbe. Que leur dit-il? Il m’a avoué être fort embarrassé aujourd’hui pour le répéter avec précision. En tout cas, il ne prononça jamais, dans toute sa carrière, de discours plus senti, ni plus vibrant. Pectus est quod disertos facit, selon la définition de Quintilien, et si notre Boileau a ajouté que
Et les mots pour le dire arrivent aisément,
Blasco, qui concevait parfaitement que la trame de ses jours se nouait au fil de son verbe, dut, j’imagine, trouver les mots qui allèrent peu à peu réveiller, au fond des cœurs pétrifiés de ces parias, ces émotions dont la source semblait s’y être tarie pour jamais et qui transforment en un moment la brute insensible en être humain, attendri et tremblant. «Jamais—m’a-t-il déclaré littéralement—je ne prononçai de harangue plus tumultueuse, plus pathétique, plus bouillonnante. Ma main droite, crispée sur le rifle, m’interdisait toute autre gesticulation que le heurt saccadé d’une culasse d’acier sur le sol durci de l’allée. Le poing serré de ma main gauche traçait dans les airs des menaces de horions meurtriers. Toute ma crainte, c’était qu’en dépit de mon éloquence, une tête brûlée ne donnât, en franchissant isolément les fils de fer, l’exemple aux autres, médusés, auquel cas les moutons de Panurge eussent suivi la brebis galeuse et c’en eût été fait de moi. Dominant mon émotion, je m’efforçais cependant de suivre sur mon auditoire le progrès d’un lent travail intérieur de pensée, à mesure que je parlais. Mais si les faces de métis se détendaient peu à peu, c’est que ces simples ignoraient le foncier nihilisme moral d’Européens blasés sur tout, sauf sur l’immédiate jouissance matérielle. Et c’étaient ceux-ci, l’âme du complot, qu’il importait de toucher. Je me surpassai en éloquence. J’évoquai toutes les choses sacrées dont peut vibrer une âme humaine, même la plus rebelle au sentiment. Pour la première fois, ces hommes surent qui j’étais. Ils ne m’avaient vu jusqu’alors qu’à travers le nimbe déformateur du maître, dont La Fontaine a dit que c’était l’ennemi. Ils me connurent comme leur égal, leur frère de souffrances et de luttes. J’en vis qui s’attendrissaient. D’autres, comme furieux de ce contretemps émotif, abandonnaient, la tête basse et l’air pensif, la bande révoltée. Il ne restait que quelques irréductibles, au rictus grimaçant, au faciès de cannibales. Mais ils étaient désormais noyés dans une masse déconcertée. Et les femmes, profitant de la trêve, avaient couru jusqu’aux campements des pacifiques, en avaient convoqué les meilleurs. L’insurrection était vaincue. Mes contremaîtres ne tardèrent pas, eux aussi, à survenir, qui, aussitôt, se chargèrent de faire entendre raison aux rebelles. Une fois de plus, j’avais, comme le vieil Orphée, cet autre Argonaute, dompté les bêtes par ma musique...»
Comme si de telles expériences n’eussent pas suffi à refroidir son ardeur colonisatrice, Blasco, incapable de modérer son élan, ou même de mesurer ses forces aussi longtemps que le feu de l’inspiration le brûle, s’était engagé dans une seconde entreprise et avait fondé, non plus dans l’Argentine australienne, mais à son extrême Nord, sur les frontières de l’Uruguay et du Paraguay, dans la province de Corrientes, un nouveau settlement, qu’il baptisa, en filial hommage, cette fois, à sa cité natale: Nueva Valencia[65]. La province argentine de Corrientes mesure 84.402 kilomètres carrés et est subdivisée en 24 départements. Sa capitale, Corrientes, comptait, à cette époque, une vingtaine de mille âmes. Située au bord du Paraná—fleuve dont la jonction avec l’Uruguay donne naissance à cet immense estuaire dont l’ouverture n’a pas moins de 230 kilomètres et que l’on dénomme Río de la Plata—, elle vit surtout de l’industrie des bois et des peaux et l’on sait qu’elle exporte aussi annuellement, sur les fabriques de viandes de conserve de l’Uruguay, une quantité considérable de bétail bovin. Si Blasco Ibáñez vit assez pour réaliser son cycle de romans américains, nous pouvons compter, quelque jour, sur de merveilleuses descriptions de ces régions si peu connues du public français instruit. Nueva Valencia—d’une contenance totale de 5.000 hectares de terres fertiles et généreuses, où l’oranger poussait comme dans la Huerta, où le riz, dans les lagunes et estuaires d’Iberá et Maloya, eût pu rivaliser avec celui de l’Albuféra—était à une distance plus grande de la Colonia Cervantes que celle qui sépare Paris de Pétrograde! La Colonia Cervantes connaissait des températures hivernales de 18° au-dessous de zéro. Celle de Nueva Valencia était sise en pleine zone tropicale. Il fallait quatre jours et quatre nuits de railway pour se rendre de l’une à l’autre. Ce voyage, combien de fois Blasco l’a-t-il réalisé? Il lui serait, sans doute, difficile de l’évaluer avec exactitude. Je sais seulement qu’il m’a conté l’avoir fait, en une certaine circonstance, dans les conditions suivantes: arrivé le matin à Cervantes, il en repartait l’après-midi pour Valencia, passant ainsi 8 jours et 8 nuits consécutives en chemin de fer! On s’étonne, et il y a lieu de s’en étonner, que sa santé ait pu résister à de pareils voyages, non seulement à cause de la fatigue qu’ils impliquaient, mais par le brusque saut qu’ils comportaient dans deux températures opposées. Il lui arriva plus d’une fois de débarquer à Cervantes, venant de Valencia, dans le léger appareil du poncho tropical aux vives couleurs, par un vent glacial qui balayait ces solitudes désertiques, ou, à l’inverse, de descendre en Valencia, à la température paradisiaque, en costume patagonien, capote de peau de renard et pesant attirail antarctique. Mais aussi quelle variété prodigieuse d’impressions et de sensations ne recueillait-il pas, au cours de telles randonnées! Sa colonie du Nord avait, en face d’elle, le célèbre Gran Chaco, vaste région comprise entre les Andes de Bolivie à l’ouest, le fleuve Paraguay à l’est, le plateau du Matto-Grosso au nord et le fleuve Salado au sud. Inondée périodiquement par ses cours d’eau et des pluies torrentielles, elle est encore habitée d’Indiens Lenguas et Tobas, à peine touchés par notre civilisation. Blasco s’y rendit à plusieurs reprises, en expédition scientifique, pour y étudier sur place les mœurs de ces tribus errantes. Tout n’était donc pas, dans cette vie de colonisateur, peines et tracas. Aussi bien, un artiste comme Blasco Ibáñez ne sait-il pas toujours prendre ses revanches sur la réalité, même la plus ardue? Lorsque l’étude de ses machines d’irrigation—car, à Nueva Valencia comme à Cervantes, tout était à faire—ou la nécessité d’une ouverture de crédits l’appelaient à Buenos Aires—et j’ai déjà mentionné ses fugues, plus ou moins passionnelles, en Europe—, il apprit à connaître l’émoi des grands manieurs de capitaux, perdant et gagnant de considérables sommes avec son éternelle sérénité de surhomme. Un mot de lui à ce sujet restera légendaire. Il y a quelques années, à un journaliste, qui, au cours d’une interview, lui demandait quelle avait été celle de ses œuvres qu’il avait signée avec le plus d’émotion, il fit cette lapidaire réponse: «Certain chèque de 800.000 francs.» Quelle vie intense que la sienne, à cette époque! A une saison passée au milieu du confort raffiné d’un palace de la capitale argentine, succédait un séjour dans la case de bois de Río Negro, pour, lorsqu’il n’y tremblait pas de froid, galoper parmi les tourbillons de poussière soulevés par l’ouragan patagonien qui, fréquemment, désarçonne les cavaliers les plus adroits. D’autres fois, au contraire, il s’endormait dans un rancho[66] de Corrientes, où, avant de clore les paupières, il voyait scintiller l’embrasement sidéral d’un ciel de tropique à travers les troncs d’arbres bruts servant de murs à son abri rustique, cependant que, dans ses insomnies, il entendait au dehors, à quelques pas seulement, les rats hurler d’effroi au cours des chasses sanguinaires que leur font les serpents.
Il faut, puisque de serpents il s’agit, que je conte ici une anecdote qui, précisément, a trait à Corrientes et à la variété la moins sympathique de ces ophidiens, les crotales. Blasco, à la fin de sa période de colonisation, s’était fait construire à Nueva Valencia une belle maison de briques aux spacieuses vérandahs. Il arrivait de Buenos Aires pour en prendre possession et était occupé à en faire le tour du propriétaire, admirant les tapisseries, les tableaux, les parquets luisants—extrême luxe dans ces contrées—, lorsqu’étant entré dans la salle qu’il destinait à sa bibliothèque, l’amour des livres fut cause qu’oubliant tout le reste, il se mît{mit} à procéder à l’ouverture d’une des grandes caisses dont le contenu devait passer sur les rayons des meubles qui garnissaient les murailles. Il avait à peine pris le premier de ces volumes—l’un des tomes français de l’Histoire Générale de Lavisse et Rambaud—, quand son attention fut attirée soudain par une cravate jaune et noire qui gisait au beau milieu de la pièce. Ces couleurs, qui n’étaient pas celles qu’affectionne Blasco, comme aussi l’étrange position de l’objet, le décidèrent à interrompre un instant la tâche commencée, pour ramasser une cravate aussi extraordinaire et dont la présence en cette bibliothèque ne laissait pas de l’intriguer vivement. Mais au moment où, sans défiance, il se disposait à porter la main sur elle, la cravate, comme sous le déclic d’un puissant ressort d’acier, s’érigea dans l’espace et dardant sur l’adversaire un regard qui n’était pas le regard de sa congénère Sancha dans Cañas y Barro, lui eût donné le baiser de mort, si l’Histoire Générale, projetée à temps, n’avait arrêté son bond meurtrier et permis à Blasco d’achever ce serpent à sonnette—car c’en était un—dont l’appendice caudal bruissait dans l’excitation de sa grande colère. Le tome de Lavisse et Rambaud, avec sa reliure brisée, subsiste, muet témoin de cette scène horrifique. Il faut, d’ailleurs, toujours avoir grand soin, dans ces parages dangereux, de retourner, avant de les mettre, chaque matin, ses bottes, de peur qu’elles n’abritent quelque hôte importun, insecte ou reptile venimeux, venu la nuit y chercher un asile. Mais, souvent, cette précaution, pour Blasco, était superflue. Car, au lieu de dormir sur un grabat de rancho, il ne connaissait, en guise de lit, que notre mère commune à tous, cette terre nourricière et indifférente qui, nous ayant produit sans effort, nous reçoit aussi, libéralement, dans son sein. Je me souviens d’avoir, à propos de ses multiples avatars d’alors, entendu Blasco raconter comment, un jour où il était allé étudier un territoire de colonisation lointain, il se vit obligé de peler lui-même les pommes de terre, pendant que son compagnon s’occupait à allumer le brasier où allait rôtir le quartier de viande apporté à l’arçon de la selle. «Y pensé—concluait-il philosophiquement—que treinta días antes, estaba comiendo en el Bosque de Bolonia, ¡en el restaurant de Armenonville!»[67]. C’est la vie et d’elle comme de la Nature, l’on peut dire, avec les Italiens, qu’elle n’est belle que «per troppo variar»[68].
Brusquement, en 1913, il y eut un nouveau virage, celui-ci décisif, sur la piste de cette course à l’étoile. Son enthousiasme de colonisateur étant mort, Blasco décida de laisser là Cervantes et Valencia et de revenir à la littérature. Il faut, pour bien s’expliquer un tel changement, se rappeler que, cette année-là, la République Argentine avait souffert d’une de ces crises financières qui, périodiquement, viennent bouleverser—maladies d’un organisme qui se développe trop vite—sa vie économique. Bien que moins grave que de précédentes, dont on gardera longtemps le souvenir là-bas, cette crise de 1913 occasionna maintes faillites et bien des banques fermèrent leurs guichets, non sans exiger au préalable le remboursement de leurs créances, d’où naquit une énorme panique. En toute autre circonstance, Blasco Ibáñez eût lutté avec une énergie centuplée, excité par l’obstacle, selon une loi de son tempérament. Mais, cette fois, il se sentait sans volonté pour reprendre la bataille et, depuis plusieurs mois déjà, éprouvait une lassitude inquiétante et constante. C’est que, depuis près de cinq années, il n’avait pas touché à sa plume, si ce n’est pour aligner des chiffres, ou rédiger de fastidieux bilans. Cette trahison à la littérature le rendait nerveux et triste, comme ces malades en proie à des maux mystérieux que nul homme de l’art ne réussit à diagnostiquer. Et voici la confession qu’il m’a faite, lorsque, au cours d’une conversation amicale, j’évoquais cette année climatérique de son existence: «Un matin, à l’heure où l’on voit les choses sous leur aspect véritable, avec tout leur relief, leurs contours et leurs formes, j’eus honte de ma situation. Gagner une fortune, c’est affaire de toute une vie. De braves gens s’imaginent que c’est là chose aisée. Erreur profonde! Une chance à la loterie, un heureux coup de Bourse: on a vu quelques mortels s’enrichir de la sorte. Combien sont-ils? Gagner une fortune par l’industrie ou dans l’agriculture, en un mot par son travail, c’est, je le répète, question d’années et d’application tenace. J’étais en train de devenir un précurseur, comme il y en a à l’origine de chaque famille de millionnaires, en Amérique. Mon sacrifice valait-il d’être fait? Dussé-je devenir, quelque jour, un capitaliste authentique, le jeu n’en
méritait vraiment pas la chandelle. Me sacrifier pour que des petits-fils dissipassent, dans la plus creuse des noces, ces capitaux réunis par le labeur du grand-père? Et, surtout, ce que je ne pouvais admettre, c’était le renoncement définitif à la littérature, cet enlisement progressif dans la rusticité béotienne des colonisateurs... Non, non, il fallait en finir!»
Blasco vendit donc Cervantes à une société de colonisation. Il la vendit à perte, à cause de la crise susmentionnée. Ayant payé ses dettes aux banques, il lui restait en mains des actions d’autres entreprises coloniales, mais il ne retirait de l’opération finale aucun argent liquide. «Vous allez voir—disait-il à ses intimes—que je partirai sans le sou de ce pays où tant d’imbéciles ont gagné des millions!» En fait, tout l’argent qu’il avait apporté d’Europe s’était volatilisé et il ne conservait, comme résultat de son immense effort, que quelques effets de crédit, «chiffons de papier» à la plus qu’incertaine valeur, étant données les fluctuations économiques de l’Argentine. La liquidation de sa colonie de Nueva Valencia fut plus laborieuse. Un banquier s’en chargea, se réservant la majeure partie de la propriété, et Blasco, croyant ses affaires en ordre, s’embarqua pour l’Europe et vint s’installer à Paris, où il continua la rédaction de son introduction aux romans du cycle qu’il avait projeté d’écrire sur l’Hispano-Amérique: Los Argonautas. Il était en plein labeur de joyeuse création, lorsque lui parvint de l’Argentine la nouvelle inopinée que son co-associé, le banquier qui gérait Nueva Valencia, venait de faire faillite. Il dut repartir précipitamment pour Buenos Aires, au commencement de 1914, et y passa quelques mois, absorbé par toute sorte d’ennuyeuses démarches, car dans cette faillite sombraient aussi des fonds en dépôt à la banque et lui appartenant. Il y acquit la conviction que, pour continuer la colonisation de Nueva Valencia et récupérer sa part, il fallait qu’au préalable la procédure compliquée de la faillite ait été terminée, ce qui demandait de longues années. Et, pour sauver quelques miettes de son avoir en Amérique, il se voyait obligé à en appeler lui-même à des procès: expédient qui répugnait trop fort à son caractère. Des ennemis de Blasco Ibáñez n’ont pas laissé passer l’occasion qui s’offraient à eux pour tirer argument des incidents compliqués de cette malheureuse faillite du banquier espagnol Ruíz Díaz, Directeur du Banco Popular Español à Buenos Aires et du Banco de la Provincia de Corrientes. Confondant le procès intenté à Ruíz Díaz pour la faillite du Banco Popular Español avec les litiges judiciaires, d’ordre absolument distinct, relatifs à la transmission de Nueva Valencia, ils en ont fait une seule et même monstrueuse affaire, brodant sur ce thème, fertile en inventions, les fantaisies les plus extraordinaires, depuis les attaques de Heraldo de Hamburgo,—feuille de diffamation hebdomadaire que dirigeaient, pendant la guerre, à Hambourg, avec les fonds de quelques riches marchands et exportateurs, de tristes renégats—en Janvier 1916, jusqu’aux coqs-à-l’âne fastidieux du Dr. Pedro de Mugica, professeur depuis plus de trente années à Berlin, en ces derniers temps. Mais déjà le Heraldo hambourgeois avait eu le courage d’avouer (v. son numéro du 5 Janvier 1916) que, s’il s’en prenait à Blasco Ibáñez, c’était parce que celui-ci avait «empleado últimamente su talento en denigrar á Alemania»[69]. Il en va donc, ici, comme à propos du livre sur le Militarisme Mexicain, qui a déchaîné la rage d’une telle quantité de plumitifs que, si j’avais à analyser sommairement leurs diatribes, je serais obligé de doubler le format de ce volume. Ces campagnes sont dans l’ordre des choses humaines et nul n’ignore, au demeurant, que la calomnie est la rançon de la gloire. Mais la gloire de Blasco Ibáñez étincelle trop pure au firmament littéraire des deux mondes pour que doive la ternir l’effort diffamatoire d’envieux folliculaires et autour de cet astre peuvent bourdonner des nuées de frelons,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs...
De retour à Paris, en Juillet 1914, Blasco allait se hâter de publier Los Argonautas. Plusieurs fois, au cours de la traversée, il avait envisagé avec douleur la perspective d’avoir à retourner en Argentine à cause de ces procès interminables qu’il a, je le répète, finalement abandonnés. Mais, vers le milieu de cet anxieux voyage, en plein Océan, les premiers prodromes du mal énorme et monstrueux qui travaillait la vieille Europe s’étaient, encore obscurément, fait sentir à lui. Ce ne fut, toutefois, qu’après son débarquement, à Boulogne, qu’il comprit pleinement que ce mal—qui allait changer la face de la terre et bouleverser le cours de sa propre existence—, c’était la guerre.
VII
La guerre vue de l’Océan, avant sa déclaration.—Foi extraordinaire de Blasco Ibáñez dans le triomphe final des Alliés.—Son antigermanisme systématique.—Son immense labeur au cours des hostilités.—Les 9 tomes de son Historia de la Guerra Europea de 1914.—Ses trois romans de «guerre».—Manifestations des germanophiles de Barcelone contre Blasco.—Les souffrances de la vie à Paris.—Son abnégation héroïque «por la patria de Víctor Hugo».
Qui n’a pas, devant les yeux, l’ineffaçable fresque si sobrement brossée par Blasco Ibáñez au chapitre I^er des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse? Voici le Kœnig Friedrich-August et sa population flottante qui retourne, d’Amérique, en Europe. La majorité sont Allemands. Avec quel vivant réalisme Blasco a croqué ces types de lourdauds germaniques, plats et cérémonieux aussi longtemps qu’il importait à leur système de «pénétration pacifique», arrogants et brutaux dès que la méthode de la «poudre sèche» et de l’«épée aiguisée» s’était avérée superflue! Herr Kommerzienrat[70] Erckmann, Hochwohlgeboren[71]; son entourage de traficants plus ou moins capitaines de réserve, comme lui; sa femme, Gnædige Frau Kommerzienrat Bertha Erckmann, qui exerce une sage politique d’accomodement avec le ciel... de lit conjugal; ces figures se meuvent devant nous comme si elles étaient de chair et d’os et nous donnent une telle illusion de déjà vu, que nous nous expliquons sans effort qu’elles soient de simples copies de la réalité, observée par l’auteur à son voyage de Buenos Aires à Boulogne. Tout, en effet, se passa comme il nous le dépeint. La Marseillaise en aubade du 14 Juillet, succédant au Choral de Luther; l’étonnement ravi des Sud-Américains pour cette «finura» si délicate de l’ours germain; le discours du commandant au Festmahl[72] consécutif et ses objurgations au Seigneur—le vieux Dieu légendaire—pour que fût maintenue la paix entre la France et l’Allemagne, dont il espérait que l’amitié deviendrait de plus en plus étroite; les plaisanteries du Kommerzienrat sur les Français, «grands enfants, gais, plaisants, étourdis, qui feraient merveille s’ils consentaient à oublier le passé et marcher la main dans la main avec nous»; les toasts avec leurs Hoch en triples colonnes d’assaut: tout l’odieux ridicule de ces sujets d’un Kaiser médiéval festoyant une Révolution démocratique, Blasco ne l’a si graphiquement rendu que parce qu’il en avait contemplé lui-même la farce grotesque. Puis, ce furent, comme le transatlantique s’approchait d’Europe, les nouvelles, transmises par T. S. F., qui changent brusquement le paradis menteur de cette Arcadie de commande. L’ultimatum autrichien à la Serbie a servi de prétexte à cette transformation à vue d’un décor en trompe-l’œil. «C’est la guerre—proclame, hautain, le Conseiller de Commerce Erckmann—, la guerre fraîche et joyeuse qu’il nous fallait pour rompre le cercle de fer qui nous enserre chaque jour davantage et dont nos ennemis s’imaginaient que l’étreinte graduelle finirait par nous étouffer.» En vain, Desnoyers-Blasco objectera-t-il que personne n’en veut à l’Allemagne, que ce cercle oppresseur est purement imaginaire, que nul ne songe à attaquer la Germanie, que s’il y a quelqu’un d’agressif, c’est elle, et elle seule, en Europe... Il s’entend brutalement—car la main de fer a ôté, désormais, son gant de velours—signifier qu’il ne comprend rien à ces arcanes diplomatiques, qu’il n’est qu’un Indio[73], dont le meilleur parti est présentement de se taire. La présomptueuse sottise de ces traficants à mentalité militariste s’accentue à mesure que le navire raccourcit les distances. Passé Lisbonne, et non loin des falaises de la côte anglaise, les dernières nouvelles seront que «trois cent mille révolutionnaires assiègent Paris, que les faubourgs extérieurs commencent à flamber, que se reproduisent les atrocités de la Commune». Un peu avant l’entrée à Southampton, cependant, l’aspect des dreadnoughts britanniques de l’escadre de la Manche défilant, superbes et orgueilleux de leur force souveraine, dans la brume matinale, tempère un instant le déchaînement insupportable des rodomontades teutonnes. Quand le Kœnig Friedrich-August a complété sa cargaison de Boches mobilisables qui abandonnent l’hospitalière Albion pour correspondre à l’appel du Vaterland[74], il n’est pas jusqu’au plus frivole rastaquouère qui ne se proclame convaincu que «esta vez va la cosa en serio»[75]. La scène finale, à Boulogne, n’a pas besoin d’être rappelée au lecteur, ni comment l’insolente tourbe de mercantis disparaît sur les cris de Nach Paris! et parmi les accents «d’une marche guerrière de l’époque de Frédéric le Grand, une marche de grenadiers avec accompagnement de trompettes». Ainsi se perdait dans les ombres du Nord, avec la précipitation d’une fuite et l’insolence d’une vengeance prochaine, «le dernier transatlantique allemand qui ait touché les côtes françaises».
Blasco Ibáñez, spectateur de ces scènes, était à jamais fixé sur les «intentions pacifiques» d’une Allemagne «injustement agressée». Le hasard, qui lui avait permis de surprendre au dépourvu la trompeuse mentalité germanique, l’avait, du même coup, vacciné contre la contagion d’une légende dont tant de neutres—et en Espagne plus qu’ailleurs—allaient se faire les tenaces propagandistes et qu’il n’a jamais cessé de réfuter avec l’indignation d’un convaincu. «En ma qualité de témoin oculaire—répète-t-il,—j’affirme que j’ai entendu à bord d’un navire allemand, deux semaines avant la guerre, d’importants personnages de l’Empire déclarer qu’ils la désiraient; puis, peu après, qu’ils la tenaient pour certaine, affirmant que tout était prêt, chez eux, et depuis longtemps; qu’enfin, lorsque l’annonce de cette guerre était devenue presque officielle, ces mêmes personnages ont manifesté une joie si tapageuse, une insolence si outrecuidante, que le spectacle de leurs débordements eût suffi pour enlever le dernier scrupule à qui eût encore douté...» Blasco Ibáñez, dans son amour pour la France, n’est cependant pas dupe. Son amour a toujours été raisonné et Blasco ne permet pas que sur ce point subsiste la moindre équivoque. La France qu’il aime et ne cesse d’aimer, c’est la France qui a fait la Révolution et dont l’histoire commence avec les revendications des philosophes et des économistes du XVIIIème siècle, qui ont préparé le terrain aux Etats-Généraux ouverts à Versailles le 5 Mai 1789. L’autre France, celle qui ignora les Droits de l’homme et celle qui, lorsque ceux-ci eurent été proclamés, rêva et rêve encore de les abolir, ne saurait le passionner. Ses vicissitudes, certes, il les suit avec intérêt, mais en observateur dont toutes les sympathies vont à la tradition humaine incarnée dans les doctrines de nos constituants, puis de nos conventionnels. Parlant des rois, il admet que chaque peuple, dans son passé, en eut de bons et de mauvais, mais insiste sur ce fait que la monarchie est une forme de gouvernement archaïque et périmée, quelques efforts que l’on tente pour l’adapter à l’esprit moderne. La dette de reconnaissance de Blasco pour notre pays commence donc à la Révolution et, les principes de celle-ci étant immortels, est ainsi assurée de ne finir jamais.
Il a fait mieux, d’ailleurs, que de professer pour la France un amour théorique. A peine la guerre était-elle déclarée, qu’oubliant ses intérêts, ses projets littéraires, tout, absolument, il se plongeait dans la désolante réalité. Nul, certes, n’a oublié le singulier état d’esprit qui régnait à l’étranger sur la France à l’origine des hostilités. Personne presque n’y croyait à notre victoire. Les meilleurs affectaient une humiliante pitié à l’endroit de notre sort prochain. Grattez le Russe et vous trouverez le Cosaque, dit une phrase à tort attribuée à Napoléon Ier, puisqu’elle est du Prince de Ligne. En cet été tragique de 1914, l’on eût pu dire avec plus d’exactitude: Grattez le neutre et vous trouverez le germanophile. Les raisons de cette obsession ont
LA PREMIÈRE MAISON DE LA «COLONIA CERVANTES», EN BOIS, DÉMONTABLE, REVÊTUE DE TÔLES DE ZINC ONDULÉ Blasco a été photographié sur le seuil de cette baraque
suffisamment été expliquées pour qu’il soit superflu d’y revenir. Je n’en connais, en pays latin, pas de témoignage plus typique que celui qu’en a fourni un historien portugais tout au long, mais spécialement dans les premiers fascicules de sa volumineuse Historia Illustrada da guerra de 1914. Dans ces pages où l’Historia analogue, mais de date antérieure, de Blasco Ibáñez a été mise à sac, M. Bernardo d’Alcobaça, quoique favorable aux Alliés, subissait à tel point la hantise de l’Allemagne que, malgré lui, la plume lui a fourché et qu’il s’y laise aller à de directs panégyriques de l’emprise de l’esprit teuton sur le monde. En vain y vante-t-il, dès le fascicule spécimen, l’œuvre de l’«eminente escriptor do visinho reino e um dos bons amigos de Portugal»[76], qu’il qualifie de «magnifica»; en vain y jette-t-il des fleurs à l’«illustre auctôr da «Cathedral» e de tantos outros primôres litterarios»[77]: il n’est besoin, que de lire son chapitre XII: Em volta do conflicto[78], pour se convaincre de la vérité de ce que j’avance. Si, donc, jusqu’aux amis de la France se désolaient de ne pouvoir bannir de leur cerveau le spectre de sa défaite, combien généreux et clairvoyant apparaît, par contraste, le geste de Blasco, incurablement optimiste, dès les premiers jours et aux heures les plus sombres du gigantesque conflit! Cette foi ardente dans le triomphe de la France, cette foi d’illuminé, de croyant aux destinées providentielles, aux justices immanentes, provenait, non d’un instinct sentimental irraisonné, mais d’une conviction assise sur des bases historiques, posées dans l’esprit de Blasco en ces lointaines années où les Girondins de Lamartine et les pages de ce visionnaire que fut Michelet constituaient sa nourriture spirituelle quotidienne. «La France est une République—disait-il à ces Français pusillanimes qui, courbés sous le poids d’un pessimisme à courte vue, lui avouaient leur désespoir. Or, jamais la République, en France, n’a été vaincue par des Prussiens. Ils ont battu les deux Napoléons, parce que ces deux hommes trahirent la cause républicaine. Le cours de l’Histoire ne déviera pas aujourd’hui pour faire plaisir à Guillaume II.»
Il ne sera que juste d’ajouter que Blasco Ibáñez est antiallemand de vieille date. Sa passion pour Beethoven et Wagner reste ici hors de cause et si, en plein régime de censure militaire, M. Vincent d’Indy a pu, dans le Journal des Débats de 1915, défendre le compositeur de Leipzig du reproche de chauvinisme, Blasco n’a plus besoin, certes, d’être défendu—aujourd’hui où la Walkyrie est, avec Faust, l’opéra qui fait le plus de recettes à notre Académie Nationale de musique—contre les radotages séniles de M. Camille Saint-Saëns. Ce qu’il n’a jamais admis, c’est que le corps de doctrines généralement connu sous la désignation de pangermanisme pût s’imposer à l’Europe latine. Dans l’œuvre de diffusion des lumières entreprise par la maison éditoriale de Valence dont il est directeur littéraire, figurent les traductions de livres allemands d’importance mondiale: Schopenhauer, Nietzsche, Büchner, Sudermann, Engels, Hæckel, Strauss, W. Sombart, etc. Mais la mystique folie des prophètes du Grœsseres Deutschland et les vaticinations délirantes d’un Houston-Stewart Chamberlain en furent exclues impitoyablement. Lorsqu’il menait ses campagnes républicaines dans El Pueblo, Blasco Ibáñez fut traduit en justice pour avoir comparé le Kaiser à Néron. On a discuté, en France et en Angleterre, sur l’origine du qualificatif de Huns appliqué aux Allemands et l’on a fini par convenir que le terme se trouvait dès 1800—soit donc bien avant que Kipling s’en resservît, en 1903, dans une poésie célèbre—sous la plume de Thomas Campbell et dans sa poésie sur la bataille de Hohenlinden. Il était intéressant de restituer à Blasco la priorité d’une comparaison remontant à un quart de siècle et si souvent employée durant les quatre années de la Grande Guerre. Plus intéressante encore, sans doute, sera l’observation qu’à une telle époque, l’univers semblait en extase devant les intempérances de conduite de Guillaume II, musicien, poète, imperator, etc., et que Blasco avait vu clair dans la psychologie de ce théâtral pantin. La prétendue infaillibilité stratégique du Grosser Generalstab le faisait également sourire. Dans la bibliothèque de la veuve de l’officier du génie, il avait, en effet, appris à connaître l’originale tactique d’un certain Buonaparte, fils d’avocat sans cause et insulaire méditerranéen, tel le conquérant de Sagonte, Tunisien né par hasard dans une île de la mer latine et qui eut nom Hannibal. Et lorsque les admirateurs de la Kultur lui vantaient la péritie du vieux Moltke, il avait coutume de répliquer: «Cuando los Alemanes me presenten un par de mozos como estos dos mediterráneos, empezaré á creer en su infalibilidad militar»[79].
La propagande de Blasco en faveur des Alliés remonte aux tout premiers jours de la guerre et s’étendit à tous les pays de langue espagnole. Commencée le 4 Août 1914, elle ne s’arrêta qu’en Janvier 1919. Jusqu’à la bataille de la Marne, les futurs francophiles s’étaient prudemment tenus cois. Ils ne commencèrent à donner, et timidement, signe de vie que lorsque cet arrêt de l’irruption ennemie en terre de France eut marqué à leurs pensers hésitants un commencement d’orientation optimiste. Peu à peu, on les vit former ces légions qui ont partagé, point toujours fraternellement, les dépouilles opimes de luttes non sanglantes en faveur de la bonne cause. Ce labeur propagandiste de Blasco affecta les formes les plus humbles, jusqu’à celle d’anonyme traducteur de tracts populaires. L’on sait combien on tarda, chez nous, dans le désarroi général de tous les services du gouvernement et l’absurdité d’une mobilisation qui ne tenait compte que de la qualité militaire du mobilisé, à organiser systématiquement l’œuvre, cependant si efficace, de la diffusion au dehors des points de vue alliés, pour les opposer à la thèse germanique, partout triomphante. Presque seul au début, Blasco s’était vaillamment mis à la besogne. Innombrables sont les articles qu’il écrivit pour les feuilles d’Espagne et de l’Hispano-Amérique. Personne ne l’aidait et personne, alors, n’appréciait ce grand effort, chez nous. Les nombreux hommes politiques dont il avait fait la connaissance lors de l’affaire Dreyfus, absorbés par mille tâches divergentes, ne songeaient pas à s’enquérir de cette nouvelle campagne de leur coreligionnaire d’antan. Muet depuis de longues années, celui-ci avait repris sa plume de journaliste et renoué d’anciennes collaborations, presque oubliées. Il va de soi que, lorsqu’il réclamait la rétribution de ces travaux, on feignait, dans les rédactions «francophiles», une stupeur profonde. «Comment, mais les fonds de la propagande, à quoi servaient-ils donc? Certainement, on payait, à Paris, comme il convenait tous ces articles!» Et Blasco, que la catastrophe économique de l’Argentine avait mis à sec, de hausser les épaules... et de continuer sa besogne, aussi désintéressée que féconde. Ce ne fut qu’au retour de Bordeaux que le gouvernement français commença, dans l’hiver de 1914-1915, à instituer des services encore rudimentaires de propagande étrangère et Blasco y travailla dans le rang, en comparse, comme lorsque, à Valence, il aidait à ses reporters à rédiger un quelconque fait-divers. Le 16 Juin 1915, le Journal des Débats, dans une note signée P-P. P., annonçait à ses lecteurs, comme nouveauté savoureuse, que le premier qui allait signer le manifeste francophile des intellectuels espagnols après le promoteur, serait Blasco Ibáñez! Telle était, à cette époque, l’ignorance générale de milieux même professionnels sur l’activité déployée par l’écrivain en notre faveur. Il faudra que s’écoulassent les années de guerre pour que quelqu’un se décidât enfin à en proclamer hautement le mérite, alors, d’ailleurs, qu’avait paru en notre langue le premier des trois romans dont il va être question.
Ce quelqu’un, ce fut le critique qui, en Mai 1905, avait présenté aux lecteurs de la Revue Bleue l’œuvre traduite en français de Blasco, M. J. Ernest-Charles, la jugeant alors, un peu trop étourdiment, simple décalque de Zola et de Daudet. Dans sa conférence prononcée le 26 Janvier 1918 à l’Université des Annales sur Nos Amis en Espagne, il n’est question que d’aspects, si l’on peut dire, parisiens de la collaboration alliophile de Blasco et, en particulier, d’une conférence qu’il avait lui-même faite naguère dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, et où il avait parlé au nom de l’Espagne, non de l’Espagne entière, hélas! mais de celle, numériquement inférieure, encore que très supérieure intellectuellement, qui tenait pour la France. «Il disait justement—déclarait donc M. Ernest-Charles, parlant de Blasco—et il avait du mérite à le dire à cette époque, que ce qui devait, tôt ou tard mais irrésistiblement, pousser l’Espagne vers nous, c’est qu’elle avait le sentiment qu’elle était liée à nous par le lien profond, par le lien éternel de la latinité... Il a affirmé d’autant plus bravement ses opinions, que c’est aux heures ingrates de la guerre qu’il a publié un nouveau roman, qui est un acte... Blasco Ibáñez, même dans une grande manifestation nationale, à la Sorbonne, était donc parfaitement qualifié pour nous dire ce que l’Espagne devait éprouver, tôt ou tard, et il le disait en termes magnifiques: «Nous tous, Latins, qui considérons votre pays comme un autre foyer, qui avons mis en lui un peu de notre passé, nous en recevons, centuplé et vivifié comme aux rayons du soleil, le produit de nos anciennes offrandes. Si la France s’éteignait, nos peuples latins demeureraient errants à travers le ciel de l’histoire comme des planètes sombres et froides, attendant l’heure où un nouvel astre, monstrueux et informe, fait de matières qui nous seraient étrangères, viendrait nous entraîner dans son tourbillon vertigineux comme une poussière soumise, ou inerte. (Applaudissements).» Vous voyez que le beau lyrisme de Blasco Ibáñez, non seulement est soucieux des réalités, mais qu’il s’épanche dans une langue française si pure, que l’on souhaiterait la voir devenir celle de tous les écrivains français (Rires)»[80]. Qu’eût dit, cependant, M. Ernest-Charles, s’il eût su l’œuvre accomplie par Blasco Ibáñez avec son Histoire de la Guerre Européenne? Aujourd’hui, où tous les concepts du temps de guerre sont bouleversés, l’auteur n’aime pas qu’on lui rappelle le souvenir de cette arme de combat. Ne pouvant consigner tout ce qu’il voulait dans les journaux, tant d’Espagne que d’Amérique, il avait entrepris, en Octobre 1914, la publication d’un fascicule hebdomadaire—il paraissait régulièrement chaque samedi—de 32 pages richement illustrées, sur deux colonnes. Et cela dura cinq ans! Et trois de ces fascicules représentent le texte d’un volume de trois cents pages de format ordinaire! Le prospectus déclarait, avec une franchise cavalière, que l’on trouverait tout dans cette Histoire, sauf l’impartialité, laquelle n’est qu’une illusion des historiens et qui, même si elle eût existé, en eût été exclue de propos délibéré, puisque l’œuvre était francophile. En dépit de son caractère de livre de propagande, elle conserve sa valeur documentaire et un intérêt peut-être unique, entre toutes les publications similaires. Ses seules illustrations—photographies, plans, cartes, portraits, gravures, caricatures et dessins originaux—suffiraient pour la sauver de l’oubli. Le texte de plus d’une de ces pages est, d’ailleurs, digne de l’auteur et l’on y retrouve la plume épique du romancier des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Dans les premiers tomes—elle se compose de 9 énormes tomes in-folio, luxueusement reliés, à 20 pesetas l’un—l’incertitude où l’on était sur tant de vital issues, comme disent nos amis les Anglais, fut cause que le ton en devînt d’une pathétique véhémence qui fait d’autant plus regretter que l’œuvre soit restée inconnue en France, d’autant plus que la foi au triomphe final n’abandonne jamais, comme je l’ai déjà marqué plus haut, la plume de l’auteur. Livre à la fois et panorama, cette œuvre gigantesque produit sur le lecteur une impression puissante de vie. Seul un coloriste doué d’un talent d’évocation aussi vif pouvait décrire de la sorte les premiers enthousiasmes de Paris, l’impatience grouillante des campements, la douleur tragique des ambulances, les affres d’une lutte sans merci sur terre, en mer et dans les airs, l’horreur des grands massacres, l’héroïsme de l’immortel poilu. Seul un romancier réaliste, ou, mieux, de la réalité pouvait tracer ces portraits littéraires des principaux protagonistes de la prodigieuse tragédie qui, pendant plus de quatre années, tint le monde en suspens. Mais l’effort mental qu’exigeait cette effroyable et régulière production, abattit tellement Blasco, que les médecins lui ordonnèrent, s’il voulait sauver sa santé compromise, d’aller chercher sur la Côte d’Azur, dans une absence totale de travail, un repos à ses nerfs exténués. Nous verrons que, ce repos, il le prit en composant, à Monte-Carlo, Los Enemigos de la Mujer. Mais il faut qu’avant de parler de son troisième roman de «guerre», je dise comment furent composés les deux autres, qui le précédèrent et qui forment la trilogie épique de Blasco.
M. Poincaré, notre Président de la République, avait, en sa qualité d’admirateur des livres de Blasco Ibáñez, mis à sa disposition des moyens qui lui permirent de visiter le front de combat occidental dès l’été de 1914, à une époque où quelques rares civils le connaissaient, les célèbres excursions de touristes aux tranchées stabilisées n’étant devenues que beaucoup plus tard une institution permanente à l’usage de héros de l’arrière, prophètes inspirés de la résistance quand-même. Ainsi put-il contempler, sur les lieux qui en avaient été le théâtre, les destructions et les hécatombes de la première bataille de la Marne, alors que l’armée citoyenne de la France portait encore la vieille défroque traditionnelle: pantalon rouge, capote bleue et képi carnavalesque, et il se documenta donc directement, au lieu de reconstituer, comme d’autres romanciers ultérieurs, sur des pièces d’archives ou des documents imprimés leurs descriptions des combats. Tout, en ces jours lointains de la guerre de mouvement, témoignait, par un caractère manifeste d’improvisation hâtive, du guet-apens tendu à notre pays, endormi dans son grand rêve humanitaire, par les puissances de proie de l’Europe Centrale. Blasco visita fréquemment, plus tard, les lignes de défense organisées en conformité avec les exigences de la guerre de siège, dotées de tout le matériel perfectionné qu’elle implique, et supérieures, de l’avis de juges compétents, aux organisations ennemies d’en face. Mais ce dont il se souvient avec le plus d’émotion, c’est de l’héroïque désordre consécutif à la victoire de la Marne, et de la tenace volonté par quoi tous, hommes et chefs, suppléaient à l’impréparation générale. Il avait été recommandé à Franchet d’Esperey, aujourd’hui Maréchal, véritable homme de guerre, dont les succès aux Balkans devaient causer, au dire de M. Jean de Pierrefeu, plus tard au G. Q. G. un «étonnement profond», une «piqûre d’amour-propre»[81]. A cette époque, cet officier supérieur ne commandait encore que la Vème Armée et avait installé son Quartier Général dans un petit village des environs de Reims, où il habitait un castel repris aux Allemands, et je crois bien que c’est là que Blasco posa, en 1914, les jalons des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, écrits de Novembre 1915 à Février 1916. D’autres visites au front déchaînaient, chez Blasco, les souvenirs endormis de sa jeunesse de lutteur. Un jour qu’en 1917 il se trouvait à 8 kilomètres de la ligne de feu, le bruit du canon qui martelait l’espace, à intervalles réguliers, dans la glaciale désolation d’une nuit lumineuse, lui rappela le mouvement régulier d’une machine qui, longtemps, avait hanté ses veilles laborieuses: la vieille presse qui tirait El Pueblo. «Dans la pénombre du sommeil qui naît et croît, abolissant les idées et les choses, je franchis le temps, je retourne au passé, je supprime vingt années de ma vie et je crois être à Valence. J’ai vécu toute une période de mon existence au-dessus d’une imprimerie. Je me couchais à l’aube, après avoir terminé la préparation d’un journal. Et, quand je commençais à m’endormir, la presse, une vieille et lente presse, commençait son travail pour lancer le numéro: boum..., boum..., boum..., tel le canon qui tonne dans le silence nocturne de la Champagne. Quand la machine s’interrompait, à la suite d’un accident quelconque, je me réveillais avec une certaine angoisse, comme si l’air subitement m’eût manqué. J’avais besoin, pour dormir, de la trépidation du lit, qu’ébranlait l’invisible travail: boum... boum... boum... Ici, le bruit est le même. Je tombe et retombe dans un précipice ténébreux, aux accents d’un tonnerre qui se répercute en cadence. S’il cessait, je m’éveillerais aussitôt, épouvanté, comme si ce silence cachait quelque danger... Et je m’endors imaginant, dans la fantastique incohérence d’une pensée à demi-paralysée, que chacun de ces coups lance dans la nuit un journal d’acier aux caractères de cendre qu’écrirait la Mort...» Ce bel article: Hacia el frente[82], avait été composé, je l’ai dit, pour la Revue de M. J. Rivière: Soi-même, où il a été inséré dans le nº 10 de la Ière Année, correspondant au 15 Novembre 1917.
L’un des épisodes les plus mouvementés de la propagande alliophile de Blasco Ibáñez fut son voyage en Espagne en 1915. Il y aurait matière à un livre rien qu’à traduire les articles qui virent le jour à ce sujet dans la presse transpyrénaïque, mais ce genre de polémiques est aujourd’hui si loin de nos préoccupations d’Européens, qu’on me pardonnera si je passe outre. Je l’ai dit déjà dans bien des articles: l’histoire de l’Espagne pendant la guerre reste à écrire et, pour l’écrire, il faudrait que s’ouvrissent à l’historien des dépôts de pièces manuscrites qui seront trop longtemps fermés pour qu’il songe à entreprendre sérieusement un tel travail. Pour ce qui est du voyage de Blasco en son pays, il était naturel que les nombreuses feuilles que l’Allemagne avait à sa solde le représentassent comme une tentative d’entraîner l’Espagne à combattre aux côtés des Alliés. Ce mot d’ordre, repris à satiété dans une foule de diatribes, produisit son effet naturel. Beaucoup de couards, mais aussi des âmes simples et la presque totalité des femmes, opposées d’instinct à la guerre et qui voyaient, dans leur imagination ardente, se renouveler pour leurs familles les angoisses de la campagne de Cuba, se mirent à pousser les hauts cris. Le gouvernement, anxieux d’éviter des désordres certains, interdit à Blasco toute communication directe avec le public, sous quelque forme d’assemblée que ce fût. Ayant dû abandonner Madrid pour ces raisons, Blasco s’était rendu à Valence, où l’immense majorité des habitants favorisait la cause alliée. Mais le grand meeting organisé par les amis du romancier fut impitoyablement prohibé par les autorités et tant d’embarras, de toute nature, créés à Blasco, qu’il dut également quitter sa ville natale. A Barcelone, ce fut pire encore. Pendant toute la guerre, la capitale de la Catalogne fut le quartier général de l’espionnage tudesque dans la péninsule ibérique et les quelques pages de Mare Nostrum où il est fait allusion aux menées des sujets de Guillaume II en ce lieu, ont été puisées à bonne source. C’est là que le chef des services militaires, le pseudo «baron Rolland» opérait, que Herr August H. Hofer éditait la Deutsche Warte et une multitude de tracts, que s’imprimait La Vérité et que l’attaché naval à Madrid, Hans von Krohn, avec ses séides locaux Ostmann von der Leye et Fridel von Carlowitz-Hartitzsch, combinait ses plus jolis torpillages, que Luis Almerich faisait gémir les presses de la Tipografia Germania au profit d’une cause indéfendable, que les rédacteurs carlistes du Correo Catalán rivalisaient avec leurs collègues madrilènes du Correo Español, où Yanssouf-Fchmi—qui y signait Psit—se surpassait en insultes contre la France: en un mot, c’était à Barcelone que se trouvait le centre de résistance de ce «gigantic No Man’s Land...,—comme s’exprimait un journaliste anglais[83]—where the Allies were all the time fighting the Huns»[84]. Barcelone, qui ne comptait alors pas moins de 20.000 Allemands, reçut Blasco Ibáñez comme seulement il pouvait être reçu dans un pays où les pouvoirs gouvernementaux se montraient d’une si étrange faiblesse, lorsqu’il s’agissait de réprimer les criminels agissements germaniques, mais, en revanche, affectaient une rigueur impitoyable en face de telles prétendues transgressions de représentants des Puissances Alliées, insistant pour que la neutralité de l’Espagne fût autre chose encore qu’une neutralité de façade.
Le romancier s’était rendu à Barcelone par mer et y arriva dans les premières heures de la matinée. Les francophiles barcelonais, amis éprouvés et décidés, avaient résolu de réaliser le soir même de ce jour une grandiose démonstration en faveur de Blasco dans leur ville. Aussi n’y avait-il que quelques intimes de ce dernier sur le môle, la réception véritable devant avoir lieu plus tard. Les carlistes et autres partisans du système gouvernemental allemand n’ignoraient pas ce détail et étaient venus, en une foule compacte, donner leur bienvenue spéciale au messager de l’idée française républicaine. Les quais retentissaient de sifflets et de cris de mort et les cailloux pleuvaient dans la direction du navire. Le chef de la police barcelonaise monta à bord et pria Blasco d’y rester, jusqu’à ce qu’eût été dissoute la manifestation hostile. C’était mal connaître le caractère d’un tel homme, qui, résolument, en compagnie du petit groupe de ses fidèles, dont sa propre sœur, habitant Barcelone, descendit à terre. Cette crâne attitude eût pu lui être fatale, mais le gouverneur civil avait aussitôt envoyé sur les lieux un détachement de gendarmerie montée, qui l’escorta jusqu’à sa demeure. Son entrée dans la ville n’en provoqua pas moins une série de rencontres violentes et d’incidents animés. De sa voiture, il défiait, le revolver sur le genou pour être prêt à la riposte en cas d’attaque, cette tourbe de forcenés, qu’il fallut que les gardes à cheval chargeassent pour qu’on pût avancer. D’autre part, les socialistes et les républicains accourus n’avaient pas tardé à entrer en collision avec les germanophiles et ce fut parmi des huées, des coups de revolver, auxquels la gendarmerie répondait par des estafilades, ainsi qu’une grêle de pierres, que Blasco pénétra dans la maison de sa sœur, aussi ferme et intrépide que son frère, dont elle n’avait pas quitté un instant les côtés. De Madrid, on avait, de nouveau, interdit toute conférence, tout meeting en faveur des Alliés. Blasco ne pouvait faire deux pas sans que des policiers ne s’attachassent à son ombre. Décidément, la propagande était chose plus aisée à Paris que dans sa propre patrie. Du moins, en quittant Barcelone, pouvait-il se dire que, pour la première fois, il y avait eu les gendarmes de son côté, ne les ayant connus, jusqu’alors, que comme de constants adversaires. C’était bien là quelque résultat et ressemblant vaguement à un succès d’estime. Et telle fut ce que l’Heraldo de Hamburgo, rédigé par un prêtre défroqué de Nicaragua, consul général de son pays, avant de passer aux mains de deux Espagnols—les correspondants en Allemagne de La Vanguardia de Barcelone et de l’A B C de Madrid, MM. Domínguez Rodiño et Bueno (qui signait du pseudonyme: Antonio Azpeitua)—a appelé «su fuga de Barcelona, donde no pudo permanecer un solo día...»[85]
A Paris, Blasco Ibáñez participait à la misère générale des temps et souffrit de ces privations communes à tous, alors: manque de charbon, manque de denrées alimentaires, et, last not least, manque d’argent. Même les quelques industriels—marchands de livres ou de journaux—qui rétribuaient encore la pensée imprimée, ne la rétribuaient plus que misérablement. Blasco dut quitter son hôtel particulier de la rue Davioud, près de la Muette, à Passy, avec son jardin coquet et son mobilier luxueux, datant de la période argentine, pour venir habiter dans un quartier moins lointain du centre, moins dénué de moyens de communication. Il le fit en 1916 et s’installa avec ses livres à un étage bourgeois de la rue Rennequin, dans le XVIIème Arrondissement, à proximité de l’Avenue de Wagram, où il réside toujours. Il y travaillait nuit et jour, presque sans domestiques, parmi les bruits composites de ces casernes de la classe moyenne, où le piano est encore le pire ennemi du recueillement intellectuel, où la rue retentit tout le jour des cris variés de Paris. C’est là qu’il écrivit ses Quatre Cavaliers de l’Apocalypse et Mare Nostrum. Comment ce dernier livre, tout imprégné de radieux azur, tout baigné de lumineux soleil, le plus beau poème qui existe sur la Méditerranée, a-t-il pu naître dans le milieu vulgaire, tapageur et inconfortable de cette demeure étroite, d’où l’on ne voit ni la verdure d’un arbre, ni un coin du ciel, c’est ce que l’on serait en droit de demander à Blasco, si l’on ne se souvenait d’une tradition qui veut que le Don Quichotte, cette vivante satire de l’humaine folie, ait été commencé et, peut-être, imaginé dans une prison, soit à Séville, soit en «certain village de la Manche, dont je n’ai aucun désir de me rappeler le nom», mais qu’indiquent les vers burlesques à la fin de la première partie du roman et qu’évoquait déjà la première ligne de son premier chapitre. Blasco, lui, s’il n’était pas en prison comme Cervantes, se voyait, au beau milieu d’une description de ces paysages méridionaux tout de calme et de grâce, interrompu brusquement par le rauque hurlement des sirènes, annonçant l’approche des pirates de l’air qui venaient jeter la ruine et la désolation sur Paris tremblant, sans feu, dans l’ombre de ses nuits sans éclairage. Ou bien, s’il jouissait d’une journée de calme relatif, c’était, en pleine période d’enthousiasme, quand son imagination l’entraînait à travers les campagnes radieuses peuplées d’orangers, de lauriers, d’oliviers, de citronniers, l’aspect désolant d’un poêle où manquait le combustible, avec, comme conséquence, la nécessité d’interrompre le travail de pensée pour, prosaïquement, se réchauffer, de son souffle, les doigts glacés qui refusaient de tenir la plume.
Ce fut au milieu de ces détresses, physiques et morales, que Blasco reçut de Miss Charlotte Brewster Jordan une missive lui offrant la somme de 300—trois cents—dollars pour lancer à New York la version anglaise des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Je crois bien que, même si la traductrice américaine eût proposé cinq dollars, ou n’eût proposé aucune rétribution du tout à l’auteur, celui-ci n’en eût pas moins accepté avec enthousiasme cette offre si totalement désintéressée. Car il voyait en cet acte, avant tout, sa signification de propagande en faveur des Alliés, dans une Amérique hésitante et si longtemps retenue, sur la pente de l’intervention, par les intrigues allemandes. L’idée d’exercer sur l’esprit du peuple américain une influence, quelle qu’elle fût, dont bénéficierait la France, réjouissait tellement Blasco, qu’il donna aussitôt son assentiment et signa un papier où il cédait à la traductrice, en échange de ses trois cents dollars, tous droits d’auteur sur le roman pour tous pays de langue anglaise, sans pouvoir jamais alléguer le moindre prétexte à percevoir autre chose, quel que fût le succès du livre outre-mer. «Business is bussines»[86], d’abord. Et, aussi bien, l’œuvre pouvait s’avérer, là-bas, un four noir, auquel cas Miss Brewster Jordan, ou qui que ce fût à sa place, perdait les trois cents dollars. De plus, que signifiait alors l’argent, en ces jours de dépression morale universelle, où l’existence, même de ceux qui vivaient à l’arrière, avait perdu le taux de son cours normal, où d’un de ces vilains pigeons porteurs de croix, planant à l’improviste dans le firmament de Lutèce, tombait soudain l’œuf fatal dont l’éclosion formidable produisait, non la vie de nouvelles créations, mais le décès rapide de tant d’êtres innocents, brutalement pris au dépourvu? Qui garantissait à Blasco que l’immeuble de la rue Rennequin ne serait pas touché, une nuit, par cette ponte léthifère? Alors, de l’écrivain prolongeant jusqu’à l’aube ses veilles fécondes, il ne resterait pas même le cadavre, réduit qu’il serait à une sanglante bouillie dont l’éclaboussement se confondrait avec celui des autres morts, parmi le monceau des décombres de la maison écroulée! Ainsi s’explique cette autorisation, un peu inconsidérée, donnée à la traductrice américaine d’un ouvrage qui—au dire d’organes de langue anglaise, et, tout récemment, The Illustrated London News le répétaient encore—«is said to have been more widely read than any printed work, with the exception of the Bible»[87]. Mais, pour achever d’illustrer l’état d’esprit de Blasco Ibáñez à cette époque de sa vie, je relaterai une anecdote que je tiens de lui-même et qu’il m’a contée sans autre fin que celle d’agrémenter d’une historiette piquante, à son sens, certaine conversation à bâtons rompus. Pendant la guerre, sa moyenne quotidienne de travail fut de près de 16 heures. Il se mettait à écrire à huit heures du matin et cessait à une heure de l’après-midi, après quoi il déjeunait et s’accordait une courte promenade dans les rues voisines de la sienne. A trois heures, il était de nouveau assis à son secrétaire, jusqu’à huit. Il soupait à huit heures, faisait, après dîner, une promenade analogue à celle du déjeuner et revenait écrire jusque vers deux ou trois heures du matin. Une telle vie, prolongée des mois et des mois, si elle explique l’immense masse d’articles dispersés à travers la presse de l’Hispano-Amérique et de l’Espagne, ainsi que cette absorbante Historia de la Guerra, sans parler du triptyque admirable que forment les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, Mare Nostrum et Les Ennemis de la Femme, une telle vie, dis-je, n’était guère apte à fortifier une santé compromise par des nourritures mauvaises et le constant déséquilibre nerveux de l’état de guerre. Mangeant mal, dormant peu, ne prenant presque plus d’exercice physique, Blasco s’acheminait, d’un pas lent et sûr, à la fatale névrose. Mais, raidissant ses énergies, il ne voulait pas s’avouer vaincu. Une nuit où, vers trois heures, il sentait la plume lui tomber des mains et son cerveau lui refuser le fonctionnement, songeant que les pages qu’il écrivait devaient absolument paraître le matin même, il redressa, d’un brusque coup de cravache, sa bête fléchissante, et, raffermissant sur le siège un corps que l’épuisement en avait fait choir, il prononça, les yeux agrandis en une extase mystique, toutes les fibres vibrantes d’un effort suprême, ces mots magiques: «¡Es para Francia, es para la patria de Victor Hugo!»[88] et il se remit intrépidement à écrire, jusqu’à l’aurore.