V. Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie
L’immense succès, aux Etats-Unis, des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.—Comment l’auteur en eut connaissance.—Le roman vendu 300 dollars produit une fortune à la traductrice.—Un éditeur «rara avis».—Voyage de Blasco Ibáñez en Amérique du Nord.—Triomphes et honneurs.—Le Militarisme Mexicain.—Le Dr. Blasco Ibáñez revient en Europe pour y écrire, à Nice, El Aguila y la Serpiente, roman mexicain.
Se trouvant à Monte-Carlo dans les derniers mois de la guerre—on a exposé plus haut comment ce séjour lui avait été imposé par les médecins—Blasco y reçut une grande surprise. Il avait, pour ainsi dire, oublié Miss Brewster Jordan et la version anglaise des Quatre Cavaliers, ne pensant qu’à son nouveau roman: Les Ennemis de la Femme, écrit à Monte-Carlo de Janvier à Juin 1919. Or, un matin, le facteur lui remettait un volumineux monceau de correspondances: lettres, cartes et journaux, portant tous le cachet postal et le timbre des Etats-Unis. Une de ces lettres, ouverte à tout hasard par son destinataire stupéfait, émanait d’un pasteur protestant, Révérend d’une des nombreuses sectes évangéliques américaines, qui s’adressait à lui, comme à un exégète de marque, et recourait à son érudition biblique au sujet de doutes anciens qu’il nourrissait touchant divers passages de l’Apocalypse. La première impression de Blasco fut qu’il était mystifié, que quelque ami inconnu de là-bas entendait lui jouer un tour de sa façon, en se payant, comme on dit, sa tête. Cependant Blasco continuait à dépouiller le volumineux courrier. Son examen le convainquit bien vite que nul n’avait eu l’idée de se jouer de sa personne. Ces lettres, ces cartes, ces journaux révélaient un sérieux profond. Les femmes, en particulier, n’entendaient pas plaisanterie et c’étaient elles qui constituaient le gros de ses correspondantes. Beaucoup ne réclamaient que la signature de mister Ibanez, un quelconque autographe, une phrase qu’elles pussent ensuite exhiber triomphalement, dans leur club de New York, de Chicago, de Boston, de Philadelphie, comme aussi d’autres coins inconnus de l’immense République Fédérale. Car l’auteur de The Four Horsemen of the Apocalypse était devenu, à une telle date, célébrité des Etats-Unis sans qu’il en eût eu la moindre idée. Il s’en était aperçu à la lecture des journaux adjoints à cet envoi inattendu. L’on n’y tarrissait pas sur l’éloge du romancier. L’on avait recherché partout son portrait et fini par découvrir, au musée de The Hispanic Society of America, 551 W. 175th. Street, à New York City, la toile peinte par Sorolla en 1906 et acquise par le fondateur millionnaire de cette grande institution, le poète hispanophile et érudit antiquaire Archer Milton Huntington. Cette œuvre, qui possède une valeur pictoriale considérable, n’offre malheureusement qu’une ressemblance assez lointaine avec son modèle, du moins sous sa figure présente, et mieux eût valu, comme on l’a fait depuis, un peu partout, reproduire l’effigie insérée en 1917 dans le livret explicatif du roman cinématographique Arènes Sanglantes, œuvre rédigée en français et richement illustrée, que publia la firme Prometeo et où Blasco apparaît dans la vérité de son aspect physique actuel.
Ces lectures et celles de correspondances et monceaux d’imprimés consécutifs, si elles achevèrent de persuader Blasco Ibáñez qu’il jouissait, outre-mer, d’une popularité immense et que la fortune de son roman y était égale, sinon supérieure, à celle qu’avait connue, à plus de deux tiers de siècle en arrière, mistress Harriet Beecher Stowe, dont la Case de l’Oncle Tom avait dépassé le tirage d’un million d’exemplaires, ne laissaient pas, en revanche, de lui causer quelque mélancolie, voire de le déconcerter. Les gros tirages de livres sensationnels, dans un pays de plus de 100.000.000 d’habitants, sont, en somme, chose naturelle et nul n’ignore que nos critères européens ne régissent pas les choses américaines. Mais quand, dans les extraits de presse qu’il recevait, Blasco lut que peu de jours après la publication des Four Horsemen, il s’en était vendu 100.000 copies; que cinq semaines plus tard, ce chiffre était doublé; qu’après six mois, il montait à trois cent mille; qu’un peu plus tard, il se haussait au demi million; quand il apprit que, d’un bout à l’autre de l’Union, le volume édité par la maison Dutton and Company, de New-York, apparaissait dans toutes les mains; qu’il n’était pas rare que, dans les cirques, les clowns et, dans les revues populaires, les étoiles réglassent leurs puns[89] sur la vertigineuse marche des Quatre Cavaliers; quand, enfin, il sut que d’habiles fabricants de produits industriels: cigares, toiles, gants, etc., choisissaient le patronage de ces mêmes Four Horsemen parce qu’ils pensaient que ce pavillon prestigieux pouvait couvrir les plus hétéroclites marchandises: alors, le «grand Espagnol», l’auteur du «merveilleux roman de guerre», se mit à songer et considéra que cette «record sale»[90], si elle lui faisait le plus légitime honneur, n’apportait pas un rouge liard à sa bourse. Et, quelque artiste que l’on soit, quelque Don Quichotte que l’on s’avère, il est difficile de ne pas ressentir un certain dépit à l’idée que, du fruit de son propre travail, ce sont les autres qui s’enrichissent, en ne vous laissant pour tout potage que les vaines fumées de la gloire. Aussi Blasco riait-il jaune, lorsque des officiers de l’A. E. F. venaient, en toute bonne foi, enthousiastes, le féliciter de ces fabuleux lots of money[91] qu’indubitablement lui procuraient le débit formidable, l’intarrissable vente des Four Horsemen of the Apocalypse. Mais comment leur avouer, à ces braves Yankees, qu’il n’avait touché, en tout et pour tout, que 300 misérables dollars? Il fût tombé immédiatement au-dessous de rien dans l’estime de ces joyeux garçons qui, en citoyens de leur pays, n’appréciaient les hommes que d’après leur valeur commerciale. D’ailleurs, j’ai dit que la traductrice américaine était couverte par un marché en bonne et due forme. Légalement, Blasco n’était pas l’auteur du livre mis en costume anglais. L’auteur, c’était Miss Charlotte Brewster Jordan. A elle, et à elle seule revenaient les droits de la vente. Le Pactole, qui avait si généreusement inondé son escarcelle, l’inonderait jusqu’à la fin des temps sans que Blasco pût formuler devant Thémis la moindre réclamation.
Ici, cependant, intervient un deus ex machina spécifiquement américain. Si, dans l’antiquité, la catastrophe finale s’obtenait assez souvent par l’apparition d’un Dieu qui descendait de l’empyrée sur le scène grâce à un ingénieux mécanisme, en l’espèce Blasco vit non moins merveilleusement intervenir un personnage dont l’apparition, pour les auteurs du vieux monde, n’est que fort rarement synonyme d’offre spontanée d’espèces sonnantes et trébuchantes: j’ai nommé l’éditeur. Mister Macrae, vice-président de la firme susmentionnée, établie à New York sur la Cinquième Avenue, ne put donc tolérer plus longtemps une situation qu’il jugeait scandaleuse et qui consistait en ce que la maison Dutton and Company, simple intermédiaire matériel, réalisât des gains formidables sur la vente d’un ouvrage dont le producteur effectif avait perçu la misérable aumône de 300 dollars une fois pour toutes. Comme quoi la morale n’existerait point seulement à la fin des fables pour la jeunesse, en Amérique du moins. Et, qui sait? Peut-être mister Macrae avait-il appris à connaître ailleurs que dans la Bible cette vérité, hélas! si fort controversée dans la pratique de la vie commune et que notre immortel fabuliste a revêtue de la défroque de quelques vers bonhommes:
Mais envers qui? C’est là le point.
Quand aux ingrats, il n’en est point
Qui ne meure enfin misérable.[92]
Toujours est-il qu’un câblogramme imprévu apprit
LA «GROSSE ARTILLERIE» DE BLASCO EN ARGENTINE
Blasco est debout devant la première charrue à vapeur. L’on voit aussi, sur cette photographie, une drague sèche destinée à ouvrir les canaux d’irrigation dans le désert.
un beau jour à Blasco que les éditeurs new yorkais des Quatre Cavaliers le priaient de consentir à accepter d’eux, à titre de compensation et sans que, par ailleurs, il s’engageât en quoi que ce fût à leur endroit, une certaine somme de dollars bien supérieure à celle payée naguère par Miss Charlotte Brewster Jordan et que ce don généreux a été répété, à plusieurs reprises, depuis. Un tel exemple risque-t-il d’être contagieux, à Paris, ou ailleurs? Souhaitons-le, sans trop l’espérer.
Naturellement, le succès du premier roman de «guerre» de Blasco Ibáñez avait eu pour conséquence un regain de popularité de ses romans déjà traduits en anglais, et la version en cette langue d’autres de ses romans qui n’étaient pas encore accessibles au public anglo-saxon. Mare Nostrum, qui n’attendra plus guère sa traduction en notre langue, mis en anglais par miss Brewster Jordan sous le titre de Our Sea, avait suivi immédiatement les Four Horsemen par le chiffre de ses tirages. Une telle popularité, le désir aussi de connaître ces Etats du Nord de l’Amérique, dont la comparaison avec ceux de l’Hispano-Amérique s’imposait à son esprit, décidèrent Blasco Ibáñez à entreprendre un voyage au pays de l’Oncle Sam. La Société Hispanique, que préside M. Huntington, et dont il a été question plus haut, l’ayant convié à venir se faire entendre à la Columbia University, à New York, Blasco accepta l’offre, qui se trouvait être concomitante avec celle d’un entrepreneur de tournées de conférences d’hommes illustres à travers les Etats-Unis. Parti en Octobre 1919 avec l’intention de n’y pas prolonger son séjour au-delà d’un trimestre, il est resté outre-mer jusqu’en Juillet 1920. Ces dix mois d’existence fiévreuse lui permirent d’enrichir considérablement le trésor déjà si copieux de ses expériences humaines, et, aussi, de refaire complètement ses finances. Pour si cosmopolite que soit l’Européen qui débarque pour la première fois sur la terre américaine, celui-ci ne laisse pas d’y éprouver aussitôt cette sensation unique: que, la-bas, il lui faudra se défaire des conceptions étroites propres à son petit continent, morcelé par la nature et par l’histoire. Les territoires de l’Amérique du Nord anglaise et des Etats-Unis sont, chacun pris à part, à peu près aussi grands que l’Europe entière. 15 pays comme le nôtre trouveraient place dans les frontières de l’Union Yankee. Cette immensité de l’espace entraîne avec soi d’autres possibilités qu’en Europe, dont la première est, sans doute, que les populations peuvent s’y développer en paix et y exploiter à l’aise les trésors d’un sol d’une grandeur continentale. Telle est la cause principale, non seulement du rapide développement des richesses, mais encore de l’esprit d’initiative, hardi et plein de confiance, de l’Américain, qui stupéfia, durant les deux dernières années de la Grande Guerre, la routine de notre France, hélas! sans effet de contagion immédiate pour l’avenir. L’ampleur des conceptions, le regard tourné, de tous côtés, vers des horizons lointains, confèrent, d’autre part, aux projets et aux actes politiques américains une vigueur, un essor qui apparaissent aux antipodes de la pusillanimité avec laquelle on tente, chez nous, de rétablir l’équilibre européen sur la base de concepts périmés et de calculs archaïques. Au point de vue économique, cet immense espace engage à l’exploitation rapide de vastes surfaces, laissant aux générations futures le soin de diviser le travail, pour ne produire, avec une uniformité grandiose, que ce qui peut être obtenu avec le moins de peine sur la plus vaste échelle. Blasco ne se sera pas plongé en vain dans cette fontaine de Jouvence qu’est, pour l’Européen, la vie américaine. La longue série de ses conférences le conduisit aux quatre coins de l’Union, où il parla dans les lieux les plus hétéroclites: Universités, temples évangéliques, synagogues, temples maçonniques, gigantesques salles de théâtre et de concerts, parfois installées au troisième étage d’un gratte-ciel, cirques et cinématographes. Les principaux établissements d’enseignement, y compris les deux plus fameuses Universités féminines, l’entendirent. L’Ecole Militaire de West Point, à 52 milles de New York, académie technique où sont formés les officiers de carrière de l’armée américaine, lui fit également l’honneur de lui demander d’y prononcer un «address»[93]. Détail intéressant et qui surprendra le lecteur français: tout au long de ces tournées, Blasco parla toujours en espagnol. S’il n’est que juste d’ajouter qu’il fallut, le plus souvent, que, sa conférence prononcée, un interprète la répétât en anglais, il ne le sera pas moins d’observer qu’en Californie et dans les Etats du Sud—en particulier le Texas, New Mexico et le territoire d’Arizona—l’espagnol était parfaitement compris et accueilli avec enthousiasme par d’immenses auditoires, auxquels cet idiome est resté familier. Mais, même dans les Etats du plus extrême Nord, la langue castillane était écoutée avec une grande sympathie. Ecrivant, il y a quinze ans, une étude sur cette question si importante[94], je remarquais que «la guerre de Cuba aura du moins eu cela de bon, du seul point de vue littéraire, qu’elle aura contribué à populariser au pays de Roosevelt l’étude officielle et scientifique de l’idiome espagnol» et j’analysais le détail des principales publications de librairie ayant trait à l’enseignement américain de cette langue, en citant aussi les firmes les plus connues s’adonnant à cette diffusion. Je terminais sur ces paroles: «J’aurais fort envie de conclure cette communication par une mélancolique comparaison entre l’état de l’enseignement de l’espagnol en France, où cependant tant de bons résultats ont été atteints durant ces dernières années, mais où tant reste à obtenir...! Je préfère laisser les faits parler leur langage éloquent, et, je l’espère, persuasif...» Aujourd’hui, les choses ont considérablement progressé... aux Etats-Unis et, dans un récent écrit[95], M. F. de Onis, professeur à cette même Columbia University, nous apprend qu’en 1919 «il y avait dans les seules écoles de New York, plus de 25.000 étudiants d’espagnol et, dans tout le pays, on en comptait plus de 200.000; des Collèges et des Universités où, jusqu’alors, on n’enseignait pas l’espagnol, comptent présentement des milliers d’étudiants et les centres d’instruction où cette langue était déjà enseignée, ont vu se multiplier élèves et professeurs; l’espagnol jouit maintenant, officiellement, de la même estime que les autres langues modernes...» J’ajouterai que, parmi les livres d’enseignement et de lecture les plus populaires dans ces classes de langue castillane, celui qui porte le titre: Vistas Sudamericanas, et qui a paru en 1920 chez Ginn and Company, édité par miss Marcial Dorado, combine des extraits des Argonautas et des Cuatro Jinetes del Apocalipsis avec des morceaux spécialement écrits pour le volume par Blasco Ibáñez.
A la fin de ces courses errantes dans le territoire de l’Union, Blasco reçut à Washington l’honneur le plus haut que la démocratie américaine confère, de temps à autre, aux hôtes illustres qui la visitent. L’Université George Washington lui concéda, en séance solennelle à laquelle prirent part plus de 6.000 personnes, le titre de Docteur ès lettres honoris causa. Quelques mois auparavant, elle avait conféré ce même titre, mais avec la mention: Droit, au Roi des Belges et au Cardinal Mercier, à l’occasion d’une semblable visite. Blasco reçut le sien en même temps que le Général Pershing, commandant en chef des Corps Expéditionnaires américains sur le front d’Europe. Le recteur de l’Université George Washington, M. W. Miller Collier, est un ancien ambassadeur des Etats-Unis à Madrid. Dans le discours qu’il lut, en anglais et en espagnol, il se livra à une étude fouillée de la personne et de l’œuvre du récipiendaire, que le vieux William Dean Howells, ce romancier social du «common people» et du «self-made man», mort alors que Blasco prononçait ses conférences américaines dans l’hiver de 1920, avait déclaré le successeur immédiat de Tolstoï, selon le témoignage qu’en a consigné, en 1917, M. Romera Navarro[96]. Quant à Blasco, il disserta, en guise de thèse doctorale, brillamment sur Le plus grand roman du monde. On devine que c’est du Don Quichotte qu’il s’agissait. Ce séjour à Washington fut d’ailleurs marqué par d’autres solennités encore. L’Ambassadeur de France, fin lettré lui-même, M. Jusserand, offrit un banquet en l’honneur de celui dont les Four Horsemen avaient agi si efficacement sur l’opinion américaine. L’Ambassadeur d’Espagne, D. Juan Riaño y Gayangos, donna, de son côté, un autre banquet et une réception élégante dont Blasco fut l’hôte. La visite que celui-ci avait rendue aux représentants de la Nation dans leur Hall du Capitole fut cause, d’autre part, d’un curieux incident, que je m’en voudrais de ne pas relater, d’autant plus qu’il est déjà passé à l’Histoire, consigné que je le trouve au vol. 52, nº 63, mardi 24 Février 1920, du Congressional Record, p. 3.600. Blasco assistait, d’une tribune des Galeries qui entourent le Hall immense, long de 42 mètres, large de 28 et haut de 11, à la séance du Congrès, dont les délibérations ressemblent assez à celles des Chambres françaises, avec cette différence, peut-être, que le bruit et le désordre y sont encore plus grands et que le Président ne parvient pas toujours facilement à attirer sur lui l’attention de la salle, dont les républicains occupent l’un des côtés, et les démocrates l’autre. Un député célèbre, l’ancien juge Towner, Président de la Commission des Affaires Etrangères, ayant demandé à l’Assemblée de faire «a short statement»[97] et ayant reçu l’«unanimous consent»[98] de rigueur, s’était exprimé en ces termes: «Mr. Speaker, it is with great pleasure that I announce to the House we have visiting us to-day Blasco Ibáñez, whom you all know is the foremost writer of Spanish in the world, the author of the «Four Horsemen of the Apocalypse» and other works with which we are all familiar. It will perhaps be of interest to Members to know that Blasco Ibáñez has also been for seven years a member of the Spanish Cortes, or Parliament; that he has always been a republican...»[99]. Mais à peine le mot fatal de «Républicain» était-il proféré, que les députés de ce parti applaudissaient à tout rompre. M. Towner comprit aussitôt sa bévue et se hâta de préciser: il n’entendait pas exalter en Blasco le républicain en tant que membre d’un parti opposé au parti démocratique, «but a republican as against a monarchical system», soit donc le simple ennemi du système monarchiste. Cette équivoque dissipée, parmi ce que le Congressional Record qualifie de «rires et applaudissements», l’honorable représentant de l’Etat d’Iowa put continuer son exposé, qu’il termina sur l’annonce que Blasco serait «in the speaker’s room after a little and he will be very glad indeed to meet all Members of Congress personnally, and I am sure it will be a great pleasure for us to meet so distinguished a representative of that which is best in European and Spanish literature, as well as one whom we ought to admire and know better because of his republican and democratic principles»[100]. Cette conclusion, qui conciliait finement république et démocratie, déchaîna d’unanimes applaudissements des deux côtés du Hall. Le président du Sénat avait, d’ailleurs, convié également Blasco dans ses salons et nul n’ignore que le Vice-Président des Etats-Unis est aussi président d’office du Sénat. Ce dignitaire républicain présenta le romancier à un grand nombre de sénateurs distingués, heureux qu’ils étaient tous de serrer la main d’un écrivain espagnol pensant à la moderne et, pour avoir pensé de la sorte, si longtemps en proie aux persécutions du conservatisme obscurantiste de son pays. Si le Président Wilson n’en eût alors été empêché par son état de santé précaire, il est certain que Blasco eût eu aussi l’honneur d’être reçu par ce grand homme. Du moins, lui manda-t-il l’un de ses secrétaires, qui l’assura que M. Wilson, l’un des premiers lecteurs et admirateurs des Four Horsemen, aurait une joie véritable à le voir, si, plus tard, à l’occasion d’un autre séjour à Washington, sa présence coïncidait avec le retour à la santé de l’illustre père de la Société des Nations, ce rêve d’un cœur généreux et d’un puissant cerveau. Blasco eut, du moins, le plaisir de connaître diverses personnes de la famille du Président, en particulier une de ses filles. Les dames de Washington l’avaient prié de les entretenir au Club parlementaire féminin, où elles lui offrirent un thé de gala. C’est là qu’en présence de la fine fleur de l’intelligence féminine américaine—femmes et filles de ministres, de sénateurs et de députés—Blasco Ibáñez laissa couler les flots d’une éloquence entraînante, en un discours aussitôt traduit par l’épouse de l’un des députés des îles Philippines. A Philadelphie, il éprouva un autre genre de satisfaction, presque aussi flatteuse. Les libraires et éditeurs américains, qui y étaient réunis en
BLASCO DANS SA MAISON DE LA «COLONIA CERVANTES», PARLANT A SON INTENDANT
Sur sa tête, une peau de puma tué dans les terres de la colonie
congrès, l’invitèrent au banquet de 2.000 couverts qui couronna cette manifestation professionnelle et ce fut à la droite de leur Président qu’ils le contraignirent de s’asseoir, de même qu’ils le forcèrent aussi de leur adresser la parole. Violence, au demeurant, assez douce, car Blasco put leur dire des choses flatteuses, qu’il eût été difficile d’adresser, sans encourir le reproche de vile adulation, à certains éditeurs d’Europe.
En Espagne, s’il est un thème usé et rebattu, c’est, entre gens de lettres, celui du peu qu’y rend la carrière d’écrivain de profession. Qu’une telle assertion soit vraie ou non, l’on a prétendu que le délicieux roman de Juan Valera, cette Pépita Jiménez qui n’a été traduite en notre langue qu’en 1906, par M. C.-A. Ayrolle, et qui fut tant de fois réimprimée depuis 1874—et elle l’était en espagnol par la Maison Appleton, à New York, dès 1887—ne rapporta à son auteur que tout juste de quoi offrir à sa femme un costume de bal. Pérez Galdós, le seul littérateur de cette époque-là qui ait, à proprement parler, vécu de sa plume, serait presque mort—au dire de certains—dans la misère, en Janvier 1920, à Madrid, et, au cours d’un article que je lui ai dédié dans la revue Le Monde Nouveau, en Avril 1920, j’ai pu déplorer sincèrement que ses œuvres ne lui eussent pas donné «ce qu’elles eussent donné, en France, à un écrivain de sa valeur»[101]. Le Temps du lundi 26 Août 1907 contenait, sur toute cette matière, des réflexions d’autant plus dignes d’être signalées, qu’elles émanaient d’un écrivain espagnol et qu’elles se rapportaient à des auteurs aujourd’hui en pleine possession de la renommée. Et, déjà, de Valera, l’on nous y rapportait que cet Anatole France—première manière—de son pays «n’a jamais eu le bonheur d’atteindre à la circulation que sa renommée lui permettait d’espérer». De Pérez Galdós, l’on y consignait que c’était à peine s’il tirait à plus de 16.000 exemplaires, et, comme complément de ces curieuses indiscrétions, il y était dit—mais n’est-ce point aussi le cas de la France?—«qu’un jeune romancier qui vend une édition de 2.000 exemplaires, peut se vanter d’avoir accompli un exploit extraordinaire». Il y avait lieu, cependant, de n’accepter ces chiffres que sous bénéfice d’inventaire. Pour ce qui est de Pérez Galdós en particulier, plusieurs de ses tirages ont atteint les 60èmes et même les 70èmes milles—sans parler de ce que lui rapporta son théâtre, spécialement Electra et l’on sait si le théâtre rapporte en Espagne—et la légende de sa «pauvreté», d’ailleurs très relative, s’explique quand on connaît les dessous de sa vie. Enfin, il faut tenir compte, en l’espèce, de ce fait: que, chez les hommes de lettres, l’argent semble posséder cette vertu spéciale que la légende antique attribuait à l’anneau de Gygès et je ne m’étonnerais point trop qu’un jour lointain l’on nous dise que Blasco, lui aussi, est «mort dans la misère!» Mais il est, tout de même, bien certain que, pour la grosse moyenne, le métier d’écrivain rapporte moins en Espagne qu’en France. Je me souviens de ma surprise, lorsque, pour rétribuer le premier et long article que j’avais écrit dans sa revue, La España Moderna[102], le richissime dilettante D. José Lázaro m’envoya, au Lycée d’Aurillac, une lettre recommandée contenant un billet de 50 pesetas, «maximum—spécifiait-il—de paiement en Espagne pour un article de revue, quel qu’en soit le volume». 50 pesetas pour un travail de 23 pages, cela faisait 2 pesetas et 17 céntimos la page. Mais ce taux était bien, comme je l’ai vu depuis, celui d’organes analogues: Nuestro Tiempo, de D. Salvador Canals, et aussi la grave revue de feu Menéndez y Pelayo, cette Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos qui, des divers articles d’érudition hispanique que j’y ai publiés, ne m’en a jamais rétribué que le premier, inséré dans son numéro de Septembre-Octobre 1908, p. 252-261. Quant aux feuilles quotidiennes, lorsqu’elles ont donné, pour un article de première page, 25 pesetas à l’auteur, leurs Directeurs sont persuadés qu’une telle rétribution est merveilleuse et beaucoup de célèbres journalistes espagnols doivent se contenter de moins encore. Blasco Ibáñez, qui a reçu, aux Etats-Unis, 2.000 dollars pour un seul conte et dont les articles ordinaires de presse y sont payés de 700 à 900 dollars, a pu apprécier in animâ vili que le célèbre mot de Pascal: Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà, était vrai aussi pour ce qui, d’après le Montecucculi qu’il connaît si bien, constituerait le «nerf de la guerre»: cet argent sans lequel la pensée la plus noble, la plus géniale, se voit réduite à l’esclavage des basses et avilissantes besognes. Peu avant de s’embarquer pour l’Europe, The World, de New York, l’envoya assister aux séances de la Convention Républicaine, réunie à Chicago pour l’élection du Nouveau Président des Etats-Unis et qui a nommé, comme successeur de M. Wilson, M. Harding. Dans cette mission, non seulement Blasco eut les frais de voyage et d’hôtel remboursés pour lui et son secrétaire, mais encore lui payait-on 1.000 dollars chacun de ses articles. Et ces articles ne dépassaient pas 2.000 mots et se bornaient à exposer les vues et impressions personnelles du signataire sur l’aspect et la physionomie extérieurs du Congrès, vues et impressions consignées dans la plus absolue indépendance d’esprit. Ecrits à trois heures de l’après-midi, au sortir de la séance de la Convention, ils étaient traduits, phrase par phrase, en anglais et aussitôt télégraphiés à New York, où l’édition du soir du World en offrait le texte à ses lecteurs, cependant que ce même texte avait déjà été transmis par fil spécial aux feuilles associées, à travers tout le territoire de l’Union.
Ce fut durant ce séjour en Amérique que Blasco Ibáñez fit, en Mars et Avril 1920, son excursion au Mexique, invité par celui qui en était alors le Président, Don Venustiano Carranza. Quant le maître arriva en Nouvelle-Espagne pour y passer ces deux mois, tout y semblait tranquille. Son but n’était autre que d’étudier à fond le Mexique pour, ensuite, écrire, sur cette République Fédérale de langue espagnole, son roman El Aguila y la Serpiente. Depuis l’ouverture des chemins de fer, l’excursion au Mexique se fait facilement, du Sud des Etats-Unis. Le touriste européen ne sait qu’y admirer davantage, ou ses merveilleuses beautés naturelles, ou cette civilisation spéciale, dont le charme essentiel consiste, pour lui, en la nouveauté. Trois semaines suffisent, à la rigueur, pour le voyage à México et retour, avec séjour aux points les plus intéressants et excursion de México à Orizaba, ou même à Vera-Cruz. Le «tour» ne présente aucune difficulté et je connais des dames qui l’ont entrepris et s’en réjouissent. Mais la visite des intéressantes ruines de Yucatán, de Chiapas et d’Oaxaca demande plus de temps. Blasco s’était fié aux assurances des gouvernants mexicains et croyait fermement que l’anarchie était désormais bannie de ce malheureux pays. Le patron des révolutionnaires triomphants, Carranza, semblait devoir y rester ce Primer Jefe[103] qu’affectaient de l’appeler les prolétaires conscients que sont les citoyens-généraux de là-bas et dont Blasco vient de nous donner un si délicieux croquis dans la courte nouvelle: El automóvil del General, qu’a publiée El Liberal de Madrid. Or, à quelques semaines de là, l’Etat de Sonora se soulevait contre le vieux tyran, et l’ex-traficant en pois chiches, ex-vainqueur de Pancho Villa, le général Alvaro Obregón, actuel Président de la République Mexicaine, se déclarait à son tour en rébellion. Tout le Mexique retombait, de nouveau, en proie à cette affreuse guerre civile, qui semblait y être devenue mal endémique. On sait ce qui arriva et comment l’assassinat mystérieux de Carranza, loin d’éteindre la flamme de la discorde, ne fit que l’attiser. Dans un article que j’ai publié dans le fascicule de Mars 1921 de la Renaissance d’Occident[104], j’ai rendu compte en ces termes de la genèse et du contenu du livre de Blasco Ibáñez sur El Militarismo Mejicano, paru à Valence dans l’été de 1920. «...De retour aux Etats-Unis, Blasco Ibáñez, sollicité par des journalistes de New York et en présence de l’incertitude générale où l’on se trouvait—en Amérique et ailleurs—sur la situation véritable du Mexique, considéra de son devoir, pour couper court à une multitude d’interviews plus ou moins fantaisistes, de donner aux New York Times et à la Chicago Tribune—d’où ils passèrent dans la plupart des feuilles de l’Union—des articles dont le présent livre offre la seule version espagnole authentique, après que le texte anglais en a paru en volume à New York. On se souviendra que Blasco Ibáñez, en même temps que le plus grand romancier de l’Espagne, en est aussi l’un des meilleurs journalistes. Aussi sera-t-on heureux de retrouver, dans ce livre sur le Mexique de la Révolution, la plume nerveuse et merveilleusement évocatrice qui—même dans des pages comme celles-ci, où l’ordre rigoureux d’une composition méthodique fait fatalement défaut—reste toujours égale à elle-même... Combien, à la place de Blasco, n’eussent pas dit sur le Mexique ce qu’il importait de dire! C’est, précisément, en ceci que gît toute l’immense signification de ces pages: en ce que, dans leurs dix chapitres, il y exprime sans fard, avec la robuste franchise d’un bon Latin gémissant de voir un grand pays en proie à l’anarchie—parce qu’un militarisme de rustres sans culture l’asservit, grâce à l’état d’ignorance d’une plèbe de demi-castes—, ce que tant de plumes intéressées à taire la vérité n’eussent jamais dit... Le Mexique, avec ses quinze millions d’habitants, est, du moins numériquement, le plus important des pays latins d’outre-mer, et, pour beaucoup de Yankees, l’Amérique latine se résume dans le Mexique. Ils ne songent pas que, sur ces quinze millions d’habitants, deux millions à peine sont des blancs et que le reste n’est qu’une horde illettrée de métis et d’Indiens. Que l’on juge donc de l’effet produit sur les Américains du Nord par cet état navrant de désordre, où Blasco vit l’infortuné Mexique se débattre. L’incohérence de leurs jugements semble avoir contaminé jusqu’à M. Wilson, dont l’auteur du Militarisme Mexicain qualifie la politique mexicaine de cette épithète même: incohérence, qui caractérise parfaitement toute l’attitude des masses américaines à l’endroit de voisins dont elles ignorent jusqu’à la situation géographique exacte... Tant que le Mexique n’aura pas à sa tête des gouvernants civils formés par un stage au dehors, il restera donc ce qu’il est présentement: la honte de l’Amérique latine. Remercions Blasco Ibáñez de bien l’avoir montré et souhaitons à son volume une prompte diffusion en notre langue[105]. Elle s’impose, en dépit des innombrables défenseurs de l’actuel Président du Mexique et de leurs proses, allant de l’exposé apologétique d’un Don Luis F. Seoane aux grotesques diatribes d’un D. Z. Cuellar Chaves, ou aux insinuations jésuitiques du quotidien conservateur new-yorkais de langue espagnole: La Tribuna.»
IX
Classification des romans de Blasco Ibáñez: Romans valenciens, Romans espagnols, Cycle américain, Triptyque de «guerre».—Blasco Ibáñez est-il le «Zola espagnol»?—Comment Blasco a écrit ses romans.—Quelques réflexions sur le style du romancier.
L’œuvre de Blasco Ibáñez actuellement réunie en volumes et, par suite, accessible au public lettré se compose de contes, de romans, de récits de voyages et du recueil d’articles sur la situation du Mexique.
Les contes sont actuellement au nombre de trente-six: treize dans le recueil intitulé: Cuentos Valencianos, dix-sept dans celui qui porte le titre: La Condenada et six entre la nouvelle: Luna Benamor et les cinq Ebauches et Esquisses qui terminent le volume dont la dite nouvelle occupe les cent neuf premières pages.
Les romans peuvent être subdivisés en romans «valenciens», romans «espagnols», romans «américains» et romans de «guerre».
Des récits de voyages, il a été suffisamment parlé plus haut, ainsi que du livre sur le Militarisme au Mexique, pour qu’il soit permis de passer outre.
Les romans «valenciens» comprennent six volumes, composés de 1894 à 1902 et qui sont: Arroz y Tartana, Flor de Mayo, La Barraca, Entre Naranjos, Sónnica la Cortesana, Cañas y Barro. Les romans «espagnols» en comprennent huit, composés de 1903 à 1908 et qui sont: La Catedral, El Intruso, La Bodega, La Horda, La Maja Desnuda, Sangre y Arena, Los Muertos mandan et Luna Benamor. Le seul roman «américain» jusqu’ici publié sont Los Argonautas, dont il a été dit que la composition en remonte à 1913-1914. Les romans de «guerre» ont vu le jour de 1916 à 1919 et ce sont, comme on sait: Los Cuatro Jinetes del Apocalipsis, Mare Nostrum et Los Enemigos de la Mujer.
Il est facile de faire accorder cette classification avec le cours de l’existence même de Blasco, dont l’œuvre apparaît ainsi en fonction de la vie et se révèle fort indépendante des tyrannies, plus ou moins capricieuses, de telles ou telles modes littéraires, le seul facteur véritablement efficace d’influence dont elle puisse se réclamer étant le facteur de l’ambiance. Lorsque Blasco Ibáñez vécut à Valence, il y composa ses romans valenciens, œuvres montées en couleurs, de la même nuance que celle des peintres du lieu, manifestant, en leur auteur, une âme violente et simple, semblable à celle de ses protagonistes, une mentalité quelque peu provinciale, et «provinciale valencienne». Plus tard, lorsque commencèrent ses séjours à Madrid et qu’il eut pris l’habitude de courir le monde, une transformation radicale s’opéra en Blasco Ibáñez, transformation dont ses romans contiennent la trace manifeste. Il s’aperçut que l’art pour l’art impliquait un procédé d’écriture stérile et il convertit sa narration désintéressée, simplement satirique ou humoristique, d’antan, en une arme de propagande pour les idées politiques et sociales qu’il patronnait, s’efforçant de faire passer dans l’esprit du lecteur la même volonté de réforme, la même ardente prétention d’améliorer le sort des plèbes misérables d’Espagne. Puis, à la suite du premier voyage en Amérique, son esprit subit une modification nouvelle. Ses conceptions s’étant amplifiées, ses horizons s’étant dilatés, d’écrivain espagnol il passa à la catégorie d’auteur mondial, de «novelista provinciano» au rang de «novelista humano». La Grande Guerre le surprit à ce stade décisif de son évolution. Quels thèmes merveilleux n’offrait-elle pas à sa vision artistique rénovée, à sa puissance créatrice, rajeunie et comme refondue par cette rude épreuve! Il n’a pas failli, ici non plus, à sa tâche et le prodigieux succès qui a accueilli le triptyque de ses romans de «guerre» est là qui atteste l’exactitude de cette affirmation.
A l’origine de la carrière littéraire de Blasco, l’on trouve une erreur d’appréciation qui, formulée maladroitement dans une intention d’apologie, s’est muée, par la paresse intellectuelle des critiques, en une sorte de lieu commun de la Weltliteratur[106], dont l’inopportune popularité n’a servi qu’à bouleverser les critères et à brouiller fâcheusement les idées de qui prétendrait fixer la filiation littéraire de notre romancier. Lorsque celui-ci publia Arroz y Tartana, en 1894, Emile Zola jouissait de la plénitude de sa célébrité et était universellement reconnu comme le père du roman naturaliste. En Espagne, à la bonne époque de 1880 où Madame Pardo Bazán, Pérez Galdós et Palacio Valdés avaient donné à un public lettré malheureusement très clairsemé ses premières émotions réalistes, avait succédé une ère de discussions et de polémiques sur la théorie du naturalisme. Cette longue et curieuse querelle où, après beaucoup de papier noirci, les adversaires restèrent sur leurs positions, avait laissé Pérez Galdós continuant à écrire sans nerf, Pereda s’obstinant dans son rance classicisme, Palacio Valdés pratiquant, en dépit du prologue de 1889 à La Hermana de San Sulpicio, ses coutumières négligences. D. Juan Valera cultivant sa vieille manière académique et Madame Pardo Bazán n’adoptant du naturalisme que ce qu’elle estimait devoir s’adapter à la morale catholique, ou, si l’on préfère, ne point blesser trop grièvement les sentiments traditionalistes d’une clientèle choisie. En face de ces maîtres, dont la formule était définitivement fixée, Blasco, énergique et personnel, ignorant l’artifice des demi-teintes, doué de «fibre», violent même, fut tout de suite classé comme vivant contraste et il était naturel que pour la critique de son pays, alors surtout exercée par des plumes bourgeoises, le jeune romancier de Valence payât de la louange de «futur» Zola espagnol le mérite, ou le crime, d’être, en même temps qu’un écrivain sincère, un homme politique partisan du plus foncier radicalisme. A la rigueur, l’on pouvait, à pareille date, rapprocher, sans trop d’accrocs à la vérité historique, le nom du maître de Médan du nom de Blasco Ibáñez. Celui-ci, grand admirateur de Zola, dont il a donné, chez son éditeur de Valence, en collaboration avec Paul Alexis et feu Luis Bonafoux, une étude: Emilio Zola, Su Vida y Sus Obras[107], ne songeait pas à nier une familiarité ancienne avec la doctrine naturaliste. Qu’en outre il ait été l’ami personnel de Zola, c’est ce que les épisodes de la campagne de presse en faveur de Dreyfus permirent de constater, quand, à l’appel du Directeur de El Pueblo, les colonnes de ce journal s’emplirent de signatures des admirateurs espagnols de l’auteur de J’accuse et qu’enfin, cette amitié ait survécu à la mort du romancier français, c’est ce dont fait foi le souci qu’a Blasco Ibáñez de toujours placer sur sa table de travail, en quelque résidence qu’il la fixe, certaine photographie avec dédicace autographe que, peu de mois avant sa fin tragique, Zola l’avait, en signe de bonne confraternité littéraire, prié de bien vouloir accepter. Mais l’influence exercée sur Blasco Ibáñez par l’œuvre d’Emile Zola constitue un problème que ne résolvent pas de simples affirmations. Pour ce qui est d’Arroz y Tartana, le lecteur le moins prévenu y notera sans peine plus d’un ressouvenir soit du Bonheur des Dames—par la façon dont est décrit le magasin symbolique des Trois Roses—, soit du Ventre de Paris—dans la gargantuesque vision du Mercado de Navidad[108] valencien—soit, de façon plus générale, de la manière zolesque, par la prépondérance accordée à la description du milieu, que l’art classique se faisait un scrupule d’à peine ébaucher, ainsi que par les procédés d’un style aux touches lentes, lourdes, vigoureuses, usant de répétitions fréquentes, qui constituent comme le leit-motiv de cette grande symphonie sur la vie du peuple et de la bourgeoisie à Valence. Toutefois, dès le roman suivant, Flor de Mayo, cette influence de Zola a, à peu près, disparu—tant de la conception de l’œuvre que du style, qui s’avèrent, l’un et l’autre, à tel point propriété personnelle de l’auteur que M. William Ritter, qui a finement analysé ce volume dans son livre de 1906, concluera à sa totale originalité, en ces termes: «Ce livre est décidément un coup de maître et l’homme de ce livre peut-être le premier, je ne dis pas penseur ni poète, mais peintre réaliste de la littérature d’aujourd’hui»[109]. La Barraca, troisième roman de Blasco, ne souffre plus la moindre comparaison avec Zola, et le suivant, Entre Naranjos, s’il évoque le faire de quelque devancier, ce serait plutôt, par le procédé de composition égotiste et l’exaltation exclusive que l’on y trouve d’un seul personnage, au D’Annunzio de Il Fuoco que je songerais et j’y constate aussi, au chapitre V, le ressouvenir de certain rossignol qui—je l’ai démontré en 1920 dans une note de la Revue des Langues Romanes[110]—s’est envolé d’un récit de Maupassant intitulé: Une partie de campagne, pour venir se poser sur une page de L’Innocente—traduit en 1893 par M. Hérelle sous le titre: L’Intrus—d’où l’écho de ses trilles et roulades est allé émouvoir la solitude nocturne de l’île du Júcar où se pâment les deux amants de Blasco, dont il n’est pas jusqu’au style qui ne se nuance, à plus d’une reprise, de ces teintes morbides que l’on trouve dans les artificielles narrations du décadent italien. Mais l’étiquette zolesque, appendue aux romans de Blasco Ibáñez, correspondait trop bien aux préjugés que la petite élite intellectuelle bourgeoise espagnole nourrissait à l’endroit de l’écrivain non conformiste de Valence, pour que, du «futur» Zola espagnol, l’on ne se hâtât, dans la mesure où son succès allait grandissant, de faire le «Zola» pur et simple du roman transpyrénaïque. Et c’est bien ainsi que le définira l’Enciclopedia Espasa: «Las huellas de Zola, que se descubren en muchas de sus novelas, le han valido el título de «el Zola español»...»[111]. De ce que je viens de dire, il ne s’en suit pas que le prêtre D. Julio Cejador n’ait pas eu raison, dans un certain sens, d’associer le nom de Zola à ceux de Maupassant, d’Ibsen et de Maeterlinck, lorsqu’il qualifie la manière de Blasco dans les romans de sa seconde époque, sociologique et doctrinaire, qui va de La Catedral à La Horda. Mais ce qui importait, c’était de ne pas laisser passer sans la réfuter une imputation aussi généralisée que dénuée de fondements, et, puisque Blasco Ibáñez a bien voulu s’en défendre lui-même, je traduirai le passage de sa lettre insérée, comme il a été dit, au t. IX de l’Historia de M. Cejador, passage où il repousse cette filiation zolesque, globale et sans distinguo:
«Dans mes premiers romans, j’ai subi de façon considérable l’influence de Zola et de l’école naturaliste, alors en plein triomphe. Mais seulement dans mes premiers romans. Ensuite, ma personnalité s’est peu à peu formée, telle quelle; et moi-même, dans ces vingt ans écoulés, je constate et compare la différence d’hier à aujourd’hui. Il ne faudrait pas croire que je me repente de cette influence, ou que je la renie. Tous, même les plus grands, ont connu, dans leur jeunesse, des maîtres, de l’exemple desquels ils se sont inspirés. Ç’a été le cas de Balzac, celui de Victor Hugo et de tant d’autres. Forcément, il fallait que je commençasse par imiter quelqu’un, comme tout le monde, et il me plaît que mon modèle ait été Zola, plutôt que tout autre modèle anodin. Zola, pour avoir voulu être chef d’école, a exagéré, cherchant souvent, de parti pris, à irriter le public par des caresses à rebrousse-poil. De plus, tous les chefs d’école se trompent et leurs erreurs subsistent comme d’importants témoins à charge. Mais, abstraction faite de ces tares, quel prodigieux peintre, non pas de tableaux, mais de fresques immenses! Quel constructeur, non pas de temples, mais de pyramides! Qui sut, comme lui, faire mouvoir et vivre les multitudes, dans les pages d’un livre?... Chez nous, au pays de la paresse intellectuelle, le pire qui puisse arriver à un artiste, c’est de se voir enrégimenter, affubler d’un numéro matricule, même glorieux, à l’origine de sa carrière. Quand j’ai publié mes premiers romans, on les trouva semblables à ceux de Zola et on me classifia, en conséquence, une fois pour toutes. C’est là procédé commode, qui dispense, pour l’avenir, de la nécessité de rechercher, de s’enquérir. Pour beaucoup de gens, quoi que j’écrive, quelques radicales transformations que puisse connaître ma carrière littéraire, je suis et je resterai «le Zola espagnol». Ceux qui le disent et le répètent par paresseux automatisme intellectuel, font preuve qu’ils ignorent et Zola et moi-même, ou, du moins, que, s’ils connaissent les œuvres de l’un et de l’autre, ils ne les connaissent que superficiellement, sans les avoir jamais approfondies. J’admire Zola, j’envie beaucoup de ses pages, je voudrais posséder en toute propriété les merveilleuses oasis qui s’ouvrent dans le monotone et interminable décor d’une grande partie de sa production. Je m’enorgueillirais, par exemple, de me sentir père des foules de Germinal, de me savoir peintre des jardins du Paradou. Mais cette admiration n’empêche pas qu’aujourd’hui, en pleine maturité, dans l’entière possession de ma personnalité artistique, je ne constate qu’il n’est que très peu de points de contact entre ma formule et celle de mon ancienne idole. Zola a exagéré en appuyant toute son œuvre sur une théorie «scientifique», celle de l’hérédité physiologique, théorie dont l’écroulement partiel a détruit les affirmations les plus graves de sa vie intellectuelle, toute l’armature intérieure de ses romans. Actuellement, j’ai beau chercher, je ne me trouve que fort peu de rapports avec celui que l’on a voulu considérer comme mon répondant littéraire. Nous n’avons pas la moindre similitude, ni dans notre méthode de travail, ni dans notre écriture. Zola a été littérairement un réfléchi, je suis un impulsif. Il arrivait lentement au résultat final, en suivant un système de perforation. Je procède violemment et bruyamment, par voie d’explosion. Il composait un volume par an, dans son labeur de termite, patient, lent, égal. Je porte en moi mon roman fort longtemps, parfois deux ou trois années, et, le moment de la parturition venu, c’est comme une fièvre puerpérale qui m’assaille. Je rédige mon livre sans m’en rendre compte, dans le temps qu’il faudrait à un secrétaire pour en recopier au net le brouillon. Bref, quand j’ai commencé d’écrire, je voyais la vie à travers les livres d’autrui, comme tous les jeunes. Aujourd’hui, je la vois de mes propres yeux et j’ai, même, l’occasion de voir mieux que beaucoup d’autres, puisque vivant une existence pleine et agitée, et que changeant fréquemment de milieu...»
M. Eduardo Zamacois avait déjà recueilli, des lèvres de Blasco, d’analogues considérations, consignées au chapitre V de son livret de 1909, où il ajoutait cette autre différence, que Zola «fut un chaste, un mystique, triste et solitaire, un homme
de vie intérieure, accablé sous la hantise d’accumuler les volumes», tandis que Blasco est une vitalité prolifique, débordante, dont les œuvres respirent la joie de vivre, profonde, sincère, immarcescible. Cependant, un jeune critique qui s’est fait depuis un nom honorable dans les lettres espagnoles, M. Andrés González-Blanco—dont le chapitre VIII de la volumineuse Historia de la Novela en España desde el romanticismo á nuestros días, paru à Madrid en 1909, mais achevé de rédiger dès 1906[112], consacre à Blasco Ibáñez des réflexions et des digressions souvent prolixes, mais généralement justes—remarquait, dès la première page, que, «si un romancier naturaliste a été, en Espagne, le représentant exclusif du produit français, c’est Vicente Blasco Ibáñez» et que «si Blasco ressemble à quelqu’un, c’est à Zola dans ses romans, et à Maupassant dans ses contes», ajoutant que «sous sa plume, le naturalisme espagnol est parvenu à terme». Pour M. Andrés González-Blanco, «l’influence de Zola sur Blasco dans sa façon d’écrire ses romans est indéniable». Il voit, chez l’un et chez l’autre, «une commune mesure dans le dosage des éléments dramatiques et l’emploi du dialogue, un même souci de créer des personnages épisodiques, un même mode d’expression, où la langue arrive souvent à acquérir une artistique magnificence, un même amour pour les thèmes romanesques à base populaire, et, surtout, pour les façons de dire du peuple, fraîches et rapides». Que si M. Andrés González-Blanco a cru devoir aller jusqu’à affirmer encore que Blasco et Zola manifestent, «après un certain temps de pratique littéraire, une même confusion relativement au roman social», c’est qu’au moment où il rédigeait la centaine de pages qu’il a dédiées à Blasco dans son imposant volume, il se trouvait sous l’impression directe de ces romans de la seconde époque, dont j’ai relevé plus haut le jugement d’influences que portait sur eux le prêtre D. Julio Cejador et dont le scandale était alors très vif en Espagne. Mais, déjà, M. Andrés González-Blanco ne se dissimulait pas qu’entre Zola et Blasco Ibáñez, il existait de considérables différences, et de tempérament et d’origine. Blasco, notait-il, «est plus méridional et, par suite, plus emphatique, souvent; il possède aussi plus d’imagination; il ne se croit point obligé de recourir si fréquemment au «document humain» et à l’expérimentation; il est plus véhément; il ne travaille pas à froid; il raisonne moins son art et jamais il ne s’est adonné à la critique systématique...» Et tout ceci, certes, était parfaitement exact.
Après de tels témoignages espagnols, il ne sera pas superflu de produire deux attestations françaises contemporaines sur cet épineux débat des rapports de Blasco avec Zola. L’une émane de feu Laurent Tailhade et a été publiée en 1918, au premier fascicule de la première année d’Hispania. L’autre provient de M. Edmond Jaloux et se trouve dans l’article que celui-ci écrivit pour la Revue de Paris du 1er Août 1919 sous le simple titre: Lectures Etrangères. Laurent Tailhade, dont la longue conférence sur Blasco à l’Odéon est restée dans la mémoire des quelques lettrés que la guerre n’avait pas dispersés loin de Paris, s’exprime en ces termes à la page 16 de cet article, composé, disait-il, dans l’intention de présenter l’auteur espagnol «non pas au public français qui le chérit et l’adore, mais à la jeune clientèle d’une Revue où la France et l’Espagne, grâce à un contact plus fréquent, apprendront à se mieux connaître, partant à s’aimer davantage»,—Revue qui, jusqu’ici, a bien tenu sa promesse. «On a comparé souvent Blasco Ibáñez à Zola. Rien de plus faux. Certes, Blasco Ibáñez, comme Zola, se plaît à l’étude sincère du peuple, des milieux primitifs où le vice, la pauvreté, l’ignorance jettent leurs racines vénéneuses et font épanouir d’inquiétantes fleurs. L’assommoir, le bouge, la rue inquiète et le faubourg souffrant, les repaires du crime et les refuges de la misère, le geste du chiffonnier, du vagabond, de l’ivrogne et de l’assassin émeuvent profondément leur curiosité d’artiste. Mais là s’arrête la ressemblance. Car Zola, préoccupé d’un socialisme enfantin et d’un parti-pris scientifique dont les prémisses manquent un peu de clarté, ne laisse pas d’être gêné par quelques-uns de ces parti-pris. En effet, il se prétend observateur exact, mais ne regarde les objets qu’avec un verre grossissant. Il voit démesuré. C’est un poète, non un peintre minutieux de l’existence quotidienne. L’homme d’esprit qui a dit de Pot-Bouille: «C’est de l’Henri Monnier à la manière noire», s’est borné, en ceci, à faire un bon mot. Car Zola n’a rien de la touche minutieuse qui caractérise l’inventeur de Joseph Prudhomme. Ses personnages ont des muscles d’acier, des appétits géants. Même, après Nana, ils deviennent, ou peu s’en faut, des entités philosophiques, les porte-paroles de l’auteur, dans une action qui perd, à chaque livre nouveau, de l’importance, pour aboutir à l’immobilité des Quatre Evangiles. Ici, le poète abdique et le romancier, dorénavant, se fait législateur. Dans ce débordement de poésie allégorique, où chercher le «naturalisme», l’étude «scientifique», la vérité? Blasco Ibáñez nous apparaît à la fois moins dogmatique et plus sincère... Un parallèle serait aisé entre La Terre—enterrement du père Fouan, avec l’épisode final de Jésus-Christ—et La Barraca—funérailles du petit enfant, paré comme pour une fête. Ainsi, l’on pourrait opposer les deux maîtres, dans leur style comme dans l’invention et l’ordonnance de leurs ouvrages principaux. Blasco Ibáñez n’a pas la touche grasse, la manière abondante, le faire large et sanguin de Zola. Mais il évite les répétitions, les longueurs, les retours sans fin des leit-motive, les redites, que la verve seule de Zola rend supportables, mais qui, toutefois, alourdissent les meilleurs de ses romans. Blasco Ibáñez est plus discret, plus nerveux. Il ne se prodigue pas. Il sait choisir, se borner. Comparés aux formidables élucubrations de Zola, Boue et Roseaux, Arènes Sanglantes, Sous les Orangers, semblent à peine de fortes nouvelles. Le don supérieur de Zola, c’est de créer, de mettre en mouvement la Foule. Walter Scott, dans les Puritains, les Chroniques de la Canongate, Anne de Geirstein et Quentin Durward, est peut-être l’unique romancier que l’on puisse égaler, sur ce point, à l’auteur de Germinal et de Lourdes. En revanche, l’Espagnol est plus varié et plus nuancé. Il se guinde plus facilement à la compréhension des idées générales, des milieux raffinés. Zola n’a pas une «grande dame» comparable en dévergondage, en cynisme patricien, en impudente luxure, à la Doña Sol d’Arènes Sanglantes...»
A son tour, M. Edmond Jaloux, qui semble avoir ignoré ce curieux témoignage du pauvre Tailhade, et, naturellement, aussi, le vieil article de M. J. Ernest-Charles dans la Revue Bleue,—des «clichés» duquel j’ai déjà eu l’occasion de parler: «Nous associons sans effort le nom de Blasco Ibáñez au nom d’Emile Zola... Ses livres, où tout prend, comme dans ceux de Zola, un caractère épique, sont déprimants comme les siens. Si Blasco Ibáñez a la même poésie, il a aussi la même aptitude aux peintures naturalistes, etc., etc...»,—à son tour, disais-je, M. Edmond Jaloux, romancier de talent, constate, entre l’œuvre de Zola et celle de Blasco, des analogies, mais aussi de profondes divergences. «Tous deux traitent le roman comme une vaste symphonie—Blasco Ibáñez raffole de la musique et en parle avec ravissement et lucidité, dans bien des pages de son œuvre—, avec des thèmes principaux qui se poursuivent, reviennent, donnent l’atmosphère du livre, sa couleur. Tous deux, nés réalistes, ont évolué vers ces grands symboles simples qui font d’un être rencontré au hasard une sorte de figure mythologique, d’un groupement quelconque—élémentaire ou humain—une puissance mystérieuse et géante. Tous deux répugnent aux personnages trop raffinés de mœurs ou d’esprit et adorent, au contraire, les êtres simples, rudes, violents. J’ajoute que Blasco Ibáñez, né sur une terre heureuse, a une connaissance de l’instinct supérieure à celle de Zola. Et d’abord, parce qu’il montre une gamme d’instincts plus riche, plus variée que l’auteur de Nana, aux yeux de qui il n’en existait guère que deux ou trois. Et ensuite, parce que ceux qu’il met en lumière sont libres et pleins et donnent du prix à la vie. Zola, naturellement pessimiste, a essayé d’être optimiste. Blasco Ibáñez a peut-être essayé d’être pessimiste, et ses romans finissent généralement mal. Mais toute son œuvre contient une joie tranquille, un bonheur profond d’exister, une force puissante qui font qu’on oublie la malchance des héros, les injustices de la vie et les lamentations de beaucoup d’entre eux, pour se repaître l’esprit de ces fresques brutales et sensuelles, où l’homme travaille, peine et lutte, mais où on le sent pleinement satisfait d’atteindre son but et d’obtenir—volupté, argent, terre ou renom—ce qu’il demande à ce monde. Les héros de Blasco Ibáñez, quels que soient leurs tourments, sont tous un peu pareils à cet Ulysse Ferragut de Mare Nostrum, audacieux aventurier, mais qui oublie tout dès qu’il est heureux... La qualité maîtresse de Blasco Ibáñez, c’est son œil. Il a un œil qui voit tout, qui distingue chaque chose, l’isole d’abord, puis la replace dans son ensemble. Aussi n’y a-t-il pas un être dont il ne fixe aussitôt l’image unique. Il sait en quoi un matelot, un prêtre, un pêcheur diffèrent des autres matelots, des autres prêtres, ou pêcheurs. Et il semble, vraiment, que ses livres, à l’origine, au lieu d’être de lentes germinations de son cerveau, soient des grappes de visions agglutinées les unes aux autres autour de visions centrales originelles...»
Pour résumer en une phrase toute la portée de cette querelle touchant l’influenciation de Blasco par Zola, je risquerai l’hypothèse que le réalisme étant une qualité essentielle de la littérature espagnole, il n’était pas besoin de Zola pour en apprendre, rebaptisée «naturalisme», la pratique à l’Espagne; j’ajouterai que, d’autre part, la matière populaire en tant que thème de roman est à la base de la Novela picaresca, si spécifiquement espagnole, et j’insinuerai qu’enfin, à l’époque où Blasco commença d’écrire, l’influence naturaliste flottait, comme on dit, dans l’air, un peu partout, en Europe. Laissons donc une dispute oiseuse pour relater quelques anecdotes qui illustrent la façon dont Blasco composa ses livres et dont certaines sont, aussi bien, déjà connues. Nul n’ignore en Espagne que, pour la préparation de Flor de Mayo, il s’embarqua à plusieurs reprises sur les bateaux de la pêche dite del bòu[113], participant à la rude existence des gens de mer méditerranéens et qu’il entreprit même, sur une barque de contrebandiers, un voyage en Algérie pour juger de visu de la façon dont on pouvait, en réalisant de gros bénéfices, approvisionner de tabac l’Espagne en dépit, ou avec l’assentiment, payé, des employés de douane. Pour La Barraca, nous savons grâce à une interview de Blasco prise par un rédacteur de La Esfera, lors du courageux voyage de propagande en Espagne durant la guerre, et insérée par ce journaliste—D. José María Carretero, alias: El Caballero Audaz—au t. II de son recueil: «Lo que sé por mí»[114], comment l’idée en vint à Blasco: «Mon roman La Barraca a son histoire. Quand j’étais caché dans l’arrière-boutique d’un débitant de vins du port, attendant l’occasion de fuir en Italie et avec la perspective d’être fusillé, je m’amusai à écrire sur quelques feuillets un conte que j’intitulai: Venganza Morisca[115]. Je pus m’enfuir en Italie et c’est au retour de ce voyage que je fus condamné au bagne. Plusieurs années s’écoulèrent et voici qu’un beau jour le coreligionnaire qui était patron du débit, m’apporte les papiers que j’avais oubliés chez lui. Ce fut en les relisant que je compris que je pourrais en tirer un roman. En peu de temps, j’eus monté La Barraca, premier livre qui me rendit célèbre, en Espagne et à l’étranger...» Oui, mais ce que M. Carretero a oublié de dire, c’est que, pour «monter La Barraca», Blasco, député aux Cortes, connut, dans la Huerta valencienne, l’existence de ses électeurs ruraux en la vivant lui-même et que la peinture de cette farouche vengeance populaire, qui maintient incultes les champs du tío Barret, comme si une malédiction s’était appesantie sur eux, n’est qu’un ressouvenir d’un acte de vendetta analogue, auquel il avait assisté naguère, dans sa prime jeunesse. Quant à Cañas y Barro, l’auteur, avant de l’écrire, réalisa en compagnie d’un connaisseur de la grande lagune valencienne, à travers l’Albuféra, cette succession aventureuse de pêches, de chasses et d’errances qu’il a si bien décrite et où les représentants de l’autorité royale tentèrent, plus d’une fois, de mettre terme par la violence à ses exploits de héros à la Fenimore Cooper, de Dernier des Mohicans opérant à quelques kilomètres de cette cité de luxe et de plaisirs qu’est Valence. Ainsi en ira-t-il pour tous les romans successifs de Blasco jusqu’à cette Horda, où, afin de mieux décrire les mœurs des braconniers ravageant les chasses de El Pardo, propriété réservée de la Couronne, il n’hésita pas à entreprendre en leur compagnie une expédition nocturne avec ces chiens spéciaux que la présence du gibier laisse silencieux, pour ne pas attirer sur leurs maîtres l’attention des gardes de Sa Majesté. Cette excursion eût pu mal tourner. Blasco avait sauté les murs d’enceinte de ce parc à la forêt d’yeuses caractéristique et vaqué en conscience à sa tâche de «chasseur furtif». Peu de temps après son aventure, un de ses compagnons fut abattu à coups de fusil et un autre fut blessé grièvement. Le hasard seul voulut que les braconniers ne
fussent pas surpris la nuit où le député républicain de Valence s’était adjoint à eux. D’autre part, je tiens d’un ami de Luis Morote que, pour cette même Horda, Blasco se familiarisa avec la vie des gitanes madrilènes, toujours aussi curieuse qu’à l’époque où Cervantes écrivait sa Gitanilla de Madrid, dont Alexandre Hardy tira, en 1615, sa Belle Egyptienne et Hugo son Esmeralda. La composition de Sangre y Arena le mêla un moment à la vie des toreros, dont il n’est cependant que médiocre admirateur. Il accompagna souvent un matador célèbre, assista à maintes corridas de muerte en spectateur privilégié, et, des coulisses de l’arène—j’entends de ces lieux où le commun du public n’a pas accès, spécialement les corrales de la plaza—put étudier à l’aise la menue cuisine de la «fête nationale» espagnole. Un jour où sa curiosité l’avait fait s’approcher de trop près de l’une des rosses que la corne acérée d’un Miura venait de transpercer, les ruades furieuses de cette triste victime à l’agonie lui causèrent une blessure qui faillit devenir mortelle. La composition de Los Muertos Mandan fut cause, d’autre part, qu’il cinglât, en un frêle esquif à voile, aux rivages d’Ibiza, la plus grande des Pityuses—nom antique actuellement hors d’usage en Espagne—et, une tempête comme celle qu’il a décrite dans Flor de Mayo au retour de l’expédition d’Alger l’ayant surpris, qu’il se vît contraint à chercher un refuge désespéré dans un îlot désert, où il demeura un jour entier à l’abandon, trempé jusqu’aux os et privé de toute nourriture. Mais cette soigneuse préparation matérielle se combine chez Blasco Ibáñez avec un procédé d’écriture impressionniste ou, mieux, «intuitiviste». J’ai déjà dit qu’il portait dans sa tête, durant des années, un livre, mais que, lorsqu’il s’était, sous la pression tyrannique de l’idée enfin mûre, décidé à l’écrire, rien, absolument rien, ne pouvait l’arrêter dans cette besogne. Si le début, les premiers chapitres, lui coûtent encore des hésitations, des haltes, des repos, à peine a-t-il atteint le milieu de l’œuvre, que le dénouement paraît exercer sur sa vision mentale une fascination mystérieuse et qu’absorbé par son sujet, il semble vivre dans un état de somnambulisme, se refusant à quitter sa demeure et s’étant à peine levé de sa table de travail, qu’une force irrésistible l’y rive de nouveau. Il est resté ainsi cloué à la tâche jusqu’à seize heures consécutives, sans autre trêve que celle requise pour une alimentation sommaire, qui consiste principalement dans l’absorption de café brûlant. Pour achever Cañas y Barro, il m’a avoué avoir écrit 34 heures avec les seules interruptions que je viens d’indiquer, puis être tombé malade, sa phrase finale à peine tracée. Certains de ses romans ont été rédigés en si peu de temps, que le lecteur se demande si l’indication des mois employés à ce travail, dont ils sont munis à la dernière page, n’est pas erronée. Je sais qu’au contraire elle pèche par excès. Blasco ayant coutume, souvent, d’allonger ces mentions de temps à seule fin de ne pas encourir le reproche—que des critiques trop strictement grammairiens lui ont parfois adressé—d’une écriture un peu hâtive. Cependant, il n’est que trop certain que Blasco Ibáñez, en violentant une loi de sa nature, n’écrirait pas mieux et que si, au lieu de cette rédaction de premier jet, il balançait ses périodes conformément aux principes des auteurs de traités de style—principes qui, d’ailleurs, n’apprennent guère qu’une chose: à savoir que ce n’est pas aux grands écrivains que l’on doit aller demander des leçons d’écrire—, le lecteur n’aurait qu’à y perdre. Quand Blasco affirme: «Lo que no veo en el primer momento, ya no lo veo después»[116], cette maxime pourrait tout aussi exactement être transposée en cette autre: «Lo que no escribo en el primer momento, ya no lo escribo después»[117]. Toutefois, entre la rapidité d’écriture primesautière d’antan et la méthode mûrie et réfléchie d’aujourd’hui, s’est interposé, en Blasco Ibáñez, le résultat d’une évolution où la pratique du métier s’allie aux expériences de la vie. S’il écrivit, lors de sa première époque, le plus grand nombre de ses œuvres en deux mois; si, même, certaines ne lui ont demandé que 45 jours de rédaction; si, dominé par cette impatience nerveuse propre à tous les artistes, il lui est arrivé d’envoyer des manuscrits à l’imprimerie sans même les avoir relus, corrigeant sur épreuves les plus gros de ces lapsus qui échappent fatalement à toute première rédaction, il importe de ne jamais oublier un point capital, déjà indiqué lorsqu’il fut question d’Oriente, et qui est qu’une telle méthode explique les nombreuses incorrections de l’œuvre imprimée de Blasco, lesquelles, simples errata typographiques, eussent disparu dès la mise en page, si l’auteur ne continuait à ne lire que la première épreuve de ses livres, laissant aux protes de Valence le soin d’en surveiller les réimpressions. Je l’ai entendu souvent répéter qu’il faudrait, quelque jour, qu’il se décidât à procéder enfin à une édition complète—qui, jusqu’ici n’existe qu’en langue russe[118] et qui serait aussi l’édition «définitive» de ses œuvres—pour laquelle, naturellement, il aurait à revoir, du point de vue de ces corrections de style, plus spécialement les romans de sa jeunesse. Ce vœu est jusqu’ici resté platonique, par suite, sans doute, de l’agitation d’une vie sans cesse en mouvement. Maintenant que Blasco Ibáñez semble avoir enfin trouvé le calme des templa serena, osera-t-on espérer que cette nécessaire entreprise ne tardera plus à être réalisée et que nous pourrons saluer, prochainement, en un beau monument typographique, l’ensemble de la production du Maître?
Il faut, avant de clore ce chapitre, consigner encore quelques légères observations sur la manière actuelle de composer observée par Blasco Ibáñez. J’ai suffisamment marqué son grand souci de la documentation directe. Toutefois, il est curieux de constater qu’il ne prend jamais aucunes notes, d’aucune sorte. Son système consiste à tout confier à sa mémoire, ou, si l’on préfère, à tout oublier, de ce qu’il a vu. Son tempérament tumultueux et ardent s’oppose à la méticulosité mécanique d’une préparation d’écrivain de cabinet. Sûr de ses facultés, il s’est à peine assis à son secrétaire, que le voile qui semblait couvrir le passé se lève, qu’un monde enseveli renaît à la vie, comme si ce sommeil apparent n’eût servi qu’à en rajeunir la vision. D’abord, il ne conçoit son roman, ainsi qu’il aime à s’exprimer, qu’en bloc, c’est-à-dire qu’il n’en saisit avec netteté que le nœud de l’action et le jeu de ses principaux protagonistes. Les épisodes, les mille péripéties secondaires qui confèrent à la fable les reliefs et le contour du réel, ne surgissent dans son esprit qu’à mesure que sa plume fiévreuse court sur le papier et que son âme enthousiaste s’abandonne à cette ivresse étrange que je ne saurais comparer qu’à celle des grands mystiques, dans leurs visions ultraterrestres. Même la division par chapitres—ce que l’on pourrait qualifier d’architecture de l’œuvre—, il l’abandonne à l’inspiration du moment, à cet instinct de génie qui, chez lui, se substitue, si avantageusement, à la méthode à froid d’autres collègues, moins doués. Il compose avec une rapidité surprenante, jetant sa pensée telle qu’elle lui vient, sans préoccupation de style, sans souci académique des proportions. Le livre ainsi construit équivaut à une masse inorganique, ressemble à un monceau de protoplasma, a l’aspect d’une forêt touffue. Impitoyablement, Blasco y taille et y tranche, supprimant, raccourcissant, soudant, condensant, un peu partout. Et l’œuvre qui en eût eu 800, se trouve réduite à 350 pages, où rien ne dénote au lecteur conquis l’effort du métier, où tout lui semble couler de source, sans recherche apparente ni de pensées ni de phrases.
Blasco Ibáñez, romancier avant tout, professe sur le style des idées originales et, en tout cas, bien personnelles. «L’on confond trop souvent, m’a-t-il déclaré, l’écrivain et le romancier. Il est de grands écrivains qui, selon que je l’expliquai au R. P. Cejador, auraient beau s’obstiner à vouloir composer un roman viable. Il est, par contre, d’excellents romanciers, dont l’écriture s’avère pour le moins médiocre et laissera toujours à désirer. Pourquoi? C’est que le roman requiert un style adéquat et qu’on n’écrit pas un roman comme on compose une chronique de journal, ou un récit de voyage. Dans quantité de productions littéraires, l’attrait du style constitue le premier des dons. Pour le roman, la seule qualité qui importe, c’est celle en vertu de laquelle le lecteur oublie qu’il a devant les yeux une histoire inventée par un monsieur et croit véritablement, pendant quelques heures, assister au spectacle d’une action qui se déroule sous ses yeux, dont il voit s’agiter les figurants de façon que, sa lecture achevée, il lui semblera s’éveiller d’un rêve, ou revenir de quelque autre monde. Que si vous interrompez ce charme par le simple accident d’un vocable rare, d’un savant artifice de style, c’en est fait du miracle et il ne se renouvellera désormais que difficilement. C’est une erreur de penser que le plus bel éloge que puissent adresser à un romancier ses lecteurs, consiste à s’écrier, au beau milieu de leur lecture: «Mon Dieu, que cet auteur écrit donc bien!» Je ne veux pas dire par là qu’il faille que ces mêmes lecteurs s’arrêtent pour constater des incorrections de style de leur romancier. Dans l’un et l’autre cas, la magie du récit est également interrompue. Mon unique secret consiste à me faire oublier, en tant qu’intermédiaire entre mes lecteurs et la fable de mon livre. Mais le style, pour opérer un tel prodige, doit varier en proportion même où varie l’action du roman. Il est clair, d’ailleurs, que ce n’est là qu’un facteur secondaire, subordonné à d’autres qualités, infiniment supérieures, et dont la possession assure au romancier le succès. J’apprécie donc fort le style, que je relègue, sur l’échelle des valeurs professionnelles, au troisième ou au quatrième rang. En somme, voulez-vous mon dernier mot sur la question? Le romancier doit songer avant tout à la simplicité et à la clarté. Ces dons lui sont indispensables, s’il veut agir sur le public moyen, qui constitue la meilleure clientèle et assure le véritable triomphe d’un roman. Or, la simplicité et la clarté s’accommodent parfaitement d’un style correct et même de ce qu’on est convenu d’appeler un «beau style...»—Au fond, Blasco Ibáñez étant lu comme personne n’a, de toute la génération de romanciers qu’a connue le XIXème siècle espagnol, été lu, les jugements contradictoires de certains critiques sur son style, il est en droit de n’y attacher qu’une importance secondaire. Son style, ce n’est, à mon avis, ni celui du naturalisme—consignant, avec une stérile application, des gestes insignifiants—, ni celui du psychologisme, ce naturalisme appliqué à l’âme et qui enregistre patiemment les faits les plus menus de la vie mentale. Blasco s’est gardé de tomber dans le piège que tendaient à son essor novateur ces deux systèmes, confondant l’art, qui est une synthèse, avec la science, qui procède par analyse, et ses romans ne furent jamais des monographies écrites en style d’inventaire. Il a su éviter aussi le défaut des symbolistes, dont l’imagination se diluait en songes brumeux et qui, dénués du sentiment des contours précis, n’ont pas réussi à posséder de style. Son style, à lui, qui consiste essentiellement dans l’idéalisation harmonieuse de la réalité, s’il lui arrive de s’orner d’un réel déploiement d’éloquence, c’est lorsqu’il atteint aux sommets du grand art, et je crois qu’aucun de ses lecteurs ne me contredira, si je remarque que c’est, chez lui, accident fréquent.
A nul grand écrivain moderne mieux qu’à Blasco Ibáñez ne s’applique donc, en Espagne, la définition d’un érudit universitaire bordelais, feu Paul Stapfer, dans son curieux livre: Des Réputations Littéraires[119]: «Qu’est-ce que le style? Je le définis: l’expression naturelle d’une personnalité forte dans une écriture originale, quelquefois travaillée, mais le plus souvent libre du besoin anxieux de la perfection exemplaire.»
X
Etat de la littérature à Valence avant Blasco Ibáñez.—Importance des Contes de ce dernier pour l’appréciation de ses romans valenciens: Arroz y Tartana, Flor de Mayo, La Barraca, Entre Naranjos, Sónnica la Cortesana, Cañas y Barro.
Quel était l’état de la littérature à Valence, lorsque Blasco Ibáñez commença d’écrire ses romans valenciens? A la différence de la Catalogne, dont l’idiome ne diffère pas essentiellement de celui qui se parle dans la cité du Turia et qui est devenu langue littéraire, Valence n’avait connu, aux premiers temps du romantisme, qu’une renaissance en castillan. Sa vieille langue, qu’Ausias March et Jaume Roig avaient si bien maniée, dont Cervantes admirait la molle suavité, à laquelle s’attache encore quelque chose des couleurs et des parfums de la Huerta, sa vieille langue y était tombée à l’indignité d’une sorte d’argot et les efforts de V. Boix, de T. Villarroya, de Pascual Pérez pour la revivifier étaient demeurés sans résultats sensibles, lorsque, en 1878, le relieur Llombart fonda la société littéraire d’amis de Valence qu’il baptisa du nom, pittoresque et local, de Rat-Penat. Mais les collaborateurs de son Almanac furent surtout des Catalans ou des Majorquins et cette institution resta sans influence sur le peuple. Le valencianisme ne repose pas, en effet, comme le catalanisme, sur l’énergique affirmation d’une personnalité ethnique et morale et l’idiome valencien, par suite, ne saurait, comme le catalan, assumer la dignité de langue nationale, imposée par une élite d’écrivains à tous les usages de la vie civique. Des deux plus grands poètes qu’a comptés Valence dans la seconde moitié du siècle dernier: Vicente Wenceslao Querol (1837-1889) et Teodoro Llorente (1836-1911), le premier est surtout connu comme auteur de Rimas (1877) en castillan et agencées sur le patron classique, tandis que le second, sorte de sous-Mistral dont l’érudition ne s’est jamais mise à cet exact niveau où l’artiste communie avec l’âme populaire, a partagé le meilleur de sa carrière d’écrivain entre le culte de la muse castillane et la poétisation, en vers valenciens: Llibret de vèrsos (1884-85) et Nòu llibret de vèrsos (1902), de motifs de vie locale interprétés selon les normes bourgeoises. Et quand, en 1907, un autre écrivain bilingue, Eduardo L. Chavarri, publiera ses Cuentos lírics,—22 contes en valencien, avec une fantaisie sur le wagnériste et autant d’illustrations à la plume—, En Santiago Rusiñol aura soin d’observer, au prologue, qu’à Valence «ahon no més s’ha escrit en vèrs, ò en broma, ò p’el teatre, posarse a escriure en pròsa seria es una gran rebelió...»[120]. Et D. Teodoro Llorente lui-même déclarera, dans le n° de Novembre 1907 de Cultura Española, p. 1.011, à propos de ce livre: «Hélas! le valencien que l’on parle aujourd’hui, surtout dans la capitale, est le détritus (sic) d’une langue qui a cessé d’être cultivée, impropre à la production littéraire, même dans les genres les plus simples et les plus familiers...!» Blasco n’avait donc pas à hésiter, quoi qu’en ait prétendu M. Jean Amade en 1907 dans ses Etudes de Littérature Méridionale[121], sur le choix de la langue de ses premiers essais: le castillan seul était pour lui de mise, s’il voulait connaître autre chose que la petite gloire d’un petit cercle d’amateurs. Quant aux thèmes mêmes de ses narrations, en les choisissant dans sa province, il ne risquait pas de s’entendre objecter par la critique de son pays l’étroitesse de ce cadre local, puisque, depuis sa renaissance avec Fernán Caballero et Trueba, la novela de costumbres provinciales était demeurée l’une des formes les plus cultivées du roman espagnol, où les noms de P.-A. de Alarcón, de Juan Valera, de Mme Pardo Bazán, de Pereda, de Palacio Valdés, de Salvador Rueda, de Picón, de Leopoldo Alas, d’Arturo Reyes, de Picavea, de Polo y Peirolón, sans parler des Catalans, rappellent à l’hispanologue le souvenir d’œuvres d’intérêt local, toutes, sous des aspects divers, fort curieuses. Mais aucun des écrivains précités n’avait abordé le domaine valencien et si les auteurs de Sainetes et autres compositions du théâtre populaire en valencien,—tel, par exemple, Eduardo Escalante, mort en 1895 et qui semble avoir été le descendant levantin du madrilène Ramón de la Cruz,—avaient déjà esquissé quelques-uns des types qui passeront dans les romans de Blasco, l’on peut bien dire qu’en somme, avant lui, le domaine à exploiter était resté à peu près vierge et qu’il y avait à entreprendre, pour cette admirable région méditerranéenne, l’étude pittoresque et pénétrante des lieux et des êtres, la peinture des choses en même temps que la psychologie du peuple que, pour d’autres régions de l’Espagne, d’autres avaient déjà entreprise.
L’on ne saurait, d’autre part, aborder l’examen des romans valenciens de Blasco sans jeter un coup d’œil rapide sur ses contes, croquis d’après nature, esquisses de détail, dont la date exacte est assez difficile à fixer, mais dont plusieurs ont, de toute évidence, été repris dans la suite pour les ouvrages de longue haleine qui vont être analysés. M. Ernest Mérimée remarquait un peu cavalièrement, lors de son article de 1903 dans le Bulletin Hispanique, que «le dulzainero Dimòni, qui promène infatigablement sa clarinette et son ivresse de Cullera à Murviedro, a fourni la matière de l’un des meilleurs contes. Nous le retrouverons dans Cañas y Barro, et peut-être encore a-t-il servi à poser la bizarre figure de l’ivrogne mystique Sangonera, dans le même roman. Nous reverrons de même Nelet, le petit ramasseur de fumier, le femateret, dans Arroz y Tartana. Il y a bien d’autres croquis de payeses[122], de guapos[123], de churros[124], ou de pêcheurs du Cabañal, que l’auteur n’a eu qu’à sortir de ses cartons (sic) pour les mettre à la place qui les attendait. Comme il sied à un artiste conscient des tâches futures, il n’a rien dédaigné, il n’a rien laissé perdre. Une légende, une tradition populaire, une farce de rapin, une plaisanterie de village, un conte de pêcheur traînant dans le sable de Nazaret (sic), tout lui est bon, et il en tirera d’aimables petits tableaux de genre...» Cela est d’une psychologie trop rudimentaire, en vérité.
Si l’on en croyait une indication qui figure à la page de garde de tous les romans de Blasco, ces contes auraient été traduits en français: Contes Espagnols, par G. Ménétrier, Paris. C’est là une erreur, du moins jusqu’à ce jour. Le traducteur—qui a, malheureusement, fort abrégé cette œuvre—de Entre Naranjos, M. F. Ménétrier, professeur au lycée de Nantes, a, à ma connaissance, publié les traductions françaises de 17 contes: 5 dans le Gaulois du Dimanche de Juillet 1906 à Avril 1907, 1 dans le Journal des Débats en Janvier 1907, 4 dans Le Matin en 1906 et 1908, 1 dans la Revue Hebdomadaire en Juillet 1907, 1 dans le Journal en Avril 1909, 1 dans le Supplément Littéraire du Figaro en Octobre 1907, 1 dans les Mille Nouvelles Nouvelles de Mars 1910 et 3, enfin, dans la Semaine Littéraire de Genève. Un autre professeur, alors au lycée Ampère à Lyon, M. F. Vézinet, a, de son côté, publié en 1906 dans une Revue qui paraissait alors en cette ville, la Revue du Sud-Est, la version élégante et nerveuse de trois autres contes de Blasco, dont l’un: La Tombe d’Ali-Bellus, inséré dans le n° du 1er Mai 1906, a été redonné dans le Supplément Littéraire du Figaro du samedi 23 Juin 1906, comme traduction originale de M. Marcel Abel-Hermant. Quand le public français aura sous les yeux la traduction complète des Contes de Blasco Ibáñez,—que le maître va enrichir très prochainement d’un troisième recueil, intitulé: El préstamo de la difunta—il jugera en connaissance de cause de leur originale et peut-être unique valeur et se convaincra que leur auteur ne pourrait être comparé—car en Espagne, Mme Pardo Bazán, si bonne conteuse soit-elle, est infiniment moins naturelle que Blasco et sa langue reste trop artificielle pour pouvoir rivaliser avec celle, merveilleusement simple et plastique, du romancier valencien—qu’au seul Maupassant, mais à un Maupassant qui serait allé à l’école de Gorki et d’Andréjew. Il y a là toute une galerie de personnages saisis sur le vif, inoubliables, de types de paysans de la Huerta attachés à leur glèbe: le père Tòfol qui tue au travail sa misérable fille adoptive, la Borda, et Sènto, le pacifique, qui fait coup double sur l’Alcalde et son alguazil, et les bandits comme Quico Bolsón «el roder» et les «matones», les terribles bravaches, tels Visentico et le Menut, et les marins: le vieux loup de mer, Llovet qui, tout usé qu’il est, se porte au secours d’une barque en détresse, et Juanillo, et Antoñico, et les pauvres diables: Dimòni et sa compagne l’ivrognesse, et cette autre figure inoubliable: le parasite du train, et tous et chacun de ces héros de narrations savamment composées, sans longueurs, descriptives juste ce qu’il faut pour fixer le milieu, d’un style net, expressif, d’un style de voyant. Blasco, en vérité, était né conteur. Il l’était si essentiellement que quelques-uns de ses romans pourraient être ramenés à des contes ou à des nouvelles, allongés à l’aide d’autres contes qui y sont rattachés. Ce genre de roman à tiroir est surtout manifeste dans Los Muertos Mandan, d’où, parmi l’amoncellement des descriptions, des digressions historiques et géographiques, l’on pourrait extraire une admirable nouvelle: Ibiza et le festeig, chef-d’œuvre d’une centaine de pages, cependant qu’en vertu du même procédé, il serait loisible d’extraire de Sangre y Arena l’épisode du bandit Plumitas, novela picaresca de la meilleure tradition cervantine, et ainsi pour d’autres romans. D’ailleurs, il ne sera pas, sans doute, inutile d’observer que Mme Carmen de Burgos—bien connue en Espagne sous le pseudonyme de Colombine—a opéré, pour deux des romans de Blasco, cette sommaire réduction, qu’elle a publiée dans la collection madrilène de La Novela Corta (nos 130 et 139, 29 Juin et 30 Août 1918), nous donnant ainsi Arroz y Tartana et La Horda en un curieux raccourci.
Dans les œuvres de jeunesse de Blasco, il est aisé de relever des incorrections de style et une verve exubérante et indisciplinée. Mais quels charmes, en revanche, ont et auront toujours les pages où, artiste fascinateur, il a su évoquer la grâce souriante de cette Huerta extraordinairement féconde, la pureté classique de ses lignes, la finesse de sa race naturellement élégante, les chantantes inflexions de sa langue més dolsa que la mèl[125], la mollesse ionienne de son paysage unique, dont la courbe harmonieuse s’étend du cap San Antonio au rocher de Sagonte, et les drames que déroulent à travers cette verdoyante émeraude, enchâssée entre la mer bleue et les sierras brunes, les passions d’un sang aux hérédités orientales, toujours prêtes à revivre dans l’amour ou dans la haine! Zamacois a bien rendu, en quelques lignes, cette étonnante faculté que possède Blasco de reconstituer les réalités avec la puissance et la précision de la vie. «Sa complexion, écrit-il, le porte à ressentir avec une intensité extraordinaire l’amour de la Nature. Quoique écrivant en prose, c’est un vrai et très haut poète de ce qui vit, un amoureux fervent de la terre, tel ces prêtres des vieux cultes qui saluaient à genoux, par des hurlements, le lever du soleil. Maître d’une palette opulente, il se sert à son gré des couleurs... Sous son incantation, les moindres recoins de la plaine de Valence s’animent, s’éveillent, étincellent de tout l’embrasement lumineux du midi... La poésie, énergique à la fois et paresseuse, de cette terre-sultane nous pénètre et finit par dominer notre esprit...»
Dans Arroz y Tartana, la première de cette série et qui est restée jusqu’ici sans traducteur en notre langue, l’influence de Zola est contrebalancée par celle de Balzac et l’œuvre ne saurait, aussi bien, être appréciée à sa valeur exacte que par qui connaît Valence et ses mœurs, celles, surtout, de sa bourgeoisie. Le titre, à lui seul, est déjà bien valencien, évoquant cette vieille copla que chantait Manuel Fora, l’ex-fabricant de soie, père de l’héroïne du livre et qui est citée à la page 103:
Elle signifie ce qu’en français nous entendons exprimer lorsque nous parlons de «jeter de la poudre aux yeux des gens», soit donc de les éblouir par des discours, des manières, un luxe non basés sur la réalité. La tartane est, d’autre part, un véhicule à deux roues d’usage ancien à Valence et dont la désignation, empruntée aux barques méditerranéennes à voiles triangulaires dites: voiles latines, indique assez le peu de confortable de ce mode de transport. Mais posséder une tartane pour ne point aller à pied, n’en était pas moins suprême luxe, dût-on, pour en jouir, se contenter de manger du riz dans le secret de la maison... L’intrigue d’Arroz y Tartana est des plus simples. Doña Manuela, fille du Manuel Fora que j’ai dit et mariée à un excellent homme d’Aragon qui, à force de labeur, s’est mis à la tête d’un magasin de draps à l’enseigne des Trois Roses, cède, devenue riche, sa boutique à son premier commis, Antonio Cuadros, et réalise son rêve ancien de vie bourgeoise, où elle dilapide l’héritage paternel et fait mourir son mari de désespoir. Puis elle se remarie avec un ami d’enfance, le médecin Rafaël Pajares, viveur qui lui donne trois enfants et achève, avant de crever de débauches, de l’appauvrir. Sa vie, désormais, ne sera qu’une suite d’expédients, jusqu’à ce qu’elle tombe entre les bras d’Antonio Cuadros, qui, enrichi à la Bourse, en fera sa maîtresse. Mais un crac survient. L’ami généreux d’antan s’enfuit. Doña Manuela, abandonnée de tous, ayant causé, par sa mauvaise conduite, la mort du fils qu’elle avait eu du premier lit, le brave Juan Peña, peut enfin apprécier dans toute la plénitude de sa signification, matérielle et morale, le vocable: «ruine», avec lequel elle a joué si longtemps. Le livre se clôt sur le dramatique suicide, plus que mort naturelle, du fondateur des Trois Roses, le vieil Aragonais D. Eugenio García, que ses parents avaient naguère abandonné sur la place du marché, devant l’église des Santos Juanes et qui, ruiné lui aussi, s’y effondre de désespoir: «d’abord ses genoux ployèrent et il apparut agenouillé en ce lieu où, soixante-dix ans plus tôt, son père l’avait laissé; puis il tomba foudroyé sur le trottoir». Cette «histoire naturelle et sociale» d’un groupe de la bourgeoisie valencienne est l’une des études les plus solides et les plus consciencieusement travaillées de Blasco Ibáñez. L’œuvre en est au 40ème mille. Elle montera rapidement, lorsque l’on se sera convaincu que ces pages curieuses, éclatantes et très loyalement documentées, constituent un témoignage précieux en même temps qu’un tableau unique dans toute la littérature régionaliste espagnole, où l’évolution économique et morale de la classe moyenne à Valence peu avant cette rénovation fondamentale que marque, pour l’Espagne, la date fatidique de 1898, apparaît admirablement fixée. Combien plus méritoire est le livre, de ce point de vue, que telles œuvres à prétentions analogues de Pérez Galdós: par exemple, pour Madrid, Fortuna y Jacinta, et pour Tolède, Angel Guerra!
Flor de Mayo est du Sorolla transposé en caractères d’imprimerie. C’est le plus beau roman qui, avant Mare Nostrum, ait été écrit sur la Méditerranée. Que l’on y réfléchisse un instant. Notre littérature était riche en merveilleuses descriptions de l’Océan, depuis les Travailleurs de la Mer jusqu’à Pêcheur d’Islande. Mais qu’avions-nous sur la Méditerranée? Qu’est-ce que Jean d’Agrève—qui est de 1897—, à côté de ces marines bariolées comme un mât de cocagne, salées comme les embruns, sobres et hautes en couleurs, peintes comme on peinturlure le bois sculpté, à l’emporte-pièce, des proues de navire? Mais si le cadre est du Sorolla, les acteurs de ce drame en pleine mer latine ne semblent-ils pas échappés à la palette de Zuloaga, du Zuloaga de La Famille du Torero, peintre grandiose auquel l’art espagnol aura été redevable d’un regain de belles réussites dans lesquelles Velasquez se combine avec Goya? Oui, les touches de Blasco, dans ces 239 pages de 1895 que M. G. Hérelle n’a adaptées qu’en 1905—sans même une note sur le sens du titre espagnol[127], ou la date originale de publication de l’œuvre—valent, comme l’écrira M. Ritter, «une de ces larges et sommaires coulées du pinceau synthétique qui a campé sur de si fières toiles les danseuses et les gitanes de son pays». Dans ce drame, où le ressouvenir du Ventre de Paris apparaît, fugitif, à la description de la Halle aux poissons de Valence, le lecteur français attendait le dénouement de Prosper Mérimée dans Carmen. Blasco eut le bon goût de nous éviter une réédition du coup de poignard de D. José. Si son tableau de la tempête, avec la rentrée éperdue des barques, a pu rappeler celui de la galerna qui constitue le morceau de bravoure du roman de Pereda: Sotileza, combien fade apparaît, par contre, le douceâtre spiritualisme du romancier santandérin en présence de ce pessimisme vigoureux et bien observé, dont la saveur laisse dans l’âme une impression physique aussi amère et excitante que celle d’un virginia sur le cerveau d’un fumeur! C’est un roman de pêcheurs du Cabañal. Tona s’était mariée à Pascualo, tombé à la mer par une nuit de bourrasque. D’abord mendiante pour élever ses deux fils, Pascual et Tonet, elle n’a pas tardé à se tirer de misère en transformant en bar la vieille barque de son mari naufragé. C’est là que poussent Pascual, un gros garçon docile et travailleur que l’on surnommera, à cause de son air «de séminariste bien nourri», le Retor—le Recteur—et son frère Tonet, vagabond et coureur de jupes. Mariés, l’un avec Dolores, l’autre avec Rosario, deux types adverses de vendeuses de poissons valenciennes, Tonet s’acoquine avec sa belle-sœur, naguère sa fiancée, et le brave Retor, qui va méthodiquement à une belle aisance par tous les moyens honnêtes, y compris celui de la contrebande, ne s’aperçoit de son infortune conjugale que tout juste à temps pour jeter à la mer le frère perfide et périr lui-même dans la tempête où disparaît également celui qu’il croyait son fils, Pascualet, et qui lui était finalement apparu comme le fruit des amours de sa femme avec Tonet. On trouve, dans ce court roman, des esquisses inoubliables de commères et de compères levantins: la tía Picores, sorte de lionne de la halle aux poissons; le tío Paella, père de Dolores; le siñor Martines, douanier andalous qui s’entend à tromper les femmes tout en vivant à leurs dépens; la petite Roseta, blasée avant l’âge, en gamine errante des bords de l’eau. Et quelle eau-forte que celle de ce café de Carabina, où l’on décide, sur les conseils de Mariano el Callao, l’expédition de contrebande à Alger! «Dans le récit de cette expédition, dit justement Zamacois, Blasco Ibáñez se surpasse et se bonifie, en quelque sorte, lui-même. La blancheur de la plage sablonneuse qui réverbère les rayons solaires, la quiétude des barques étendues le long du rivage dans un laisser-aller presque intelligent, comme si elles eussent eu conscience de leur repos, la verte sérénité de la mer, figée dans l’ardeur de midi, le silence, l’énorme silence qui remplit l’espace azuré, et, parfois, dans les fonds d’horizon lumineux, l’éclair blanc de quelque voile, semblable à la poitrine d’une mouette: tableau étonnant qui pourrait être signé Sorolla.»
Entre Flor de Mayo et La Barraca il y a: En el País del Arte et il y a aussi l’intermède du bagne de San Gregorio, où Blasco,—«caballero preso por escribir cosas en los papeles»[128], comme dira le Magdalena du conte: Un Hallazgo[129],—connut l’aristocratie des galériens: les presos de sangre[130] y dédaignant les simples ladrones[131] et put étudier à l’aise «cette masse de chair d’hommes en perpétuelle ébullition de haine». Blasco, cependant, demeurait—écrivain rebelle, mi-artiste, mi-agitateur politique—comme perdu dans sa capitale de province et le public des autres provinces espagnoles ignorait presque son nom. Quant à la critique, toujours identique à elle-même, si elle s’épuisait au service des «réputations consacrées», elle persistait à maintenir la conspiration du silence sur ce «nouveau», qui était venu bouleverser tous les critères reçus dans les bureaux de rédactions bien pensantes de la capitale de la meseta central. L’un de ces critiques madrilènes, M. E. Gómez de Baquero, écrivant dans Cultura Española de Novembre 1908 une étude d’ensemble: Las novelas de Blasco Ibáñez[132], avait encore soin d’observer que ce n’avait été que peu à peu, «poco á poco», que son renom littéraire s’était superposé à celui «de l’agitateur politique et du publiciste révolutionnaire» (sic) et que «l’auréole de l’écrivain» avait «éclipsé» celle, «plus inférieure, du tribun populaire ou démagogique» (sic!) Et celui qui était alors Chef de Publicité à l’Instituto Nacional de Previsión, de s’étendre complaisamment sur ce qu’il qualifiait d’humanitarisme démocratique, qui considère avec indulgence les faiblesses et les vices des humbles et réserve aux classes supérieures, aux puissants et aux heureux, les sévérités de la critique..., ajoutant que les idées de Blasco Ibáñez, comme celles de «ceux que l’on a coutume d’appeler vulgairement gens d’idées avancées», étaient définies «principalement par leur aspect négatif». Cette conspiration du silence, La Barraca l’avait brisée, lors de sa publication au rez-de-chaussée de cette retentissante tribune qu’était alors El Liberal de Madrid, puis en volume chez Fernando Fe en cette ville, en 1899. Ecrite d’Octobre à Décembre 1898 dans le hall tapageur du Pueblo, au milieu des troubles—manifestations contre la guerre de Cuba—de Valence, cette œuvre, comme l’a déjà remarqué Ritter, restera donc assez peu considérée par «les Espagnols lettrés et mondains», jusqu’à ce que la consécration mondiale due à la version d’Hérelle les eut forcés, en 1901, de s’avouer vaincus. Elle continuait dignement l’entreprise commencée avec les deux précédentes: de peindre sous ses divers aspects—citadin, maritime, champêtre de la Huerta et champêtre de l’Albufera—la vie de la région de Valence. Son action est d’une simplicité épique, puisqu’elle se borne aux péripéties d’un cas de boycottage populaire. Par un accord tacite des habitants de la Huerta, personne ne veut cultiver les champs où l’avarice d’un propriétaire cruel, l’usurier Don Salvador, a laissé une suite de misères et contraint son fermier, le tío Barret, à l’assassiner. S’il arrive qu’un intrus, soit ignorance, soit misère, entreprenne de labourer ces «terres maudites», on l’avertit et, au besoin, on le contraint de les abandonner. Mais voici venir Batiste, homme résolu, tenace, infatigable, qui osera faire front à la sourde conspiration de ses voisins. Victime d’injustices, il tient tête aux provocateurs et finit par s’imposer aux faux braves qui le menacent. Il allait recueillir le fruit de son travail, lorsqu’un redoublement de haines a raison de ses efforts. Son fils, que les gamins ont plongé dans une naville, meurt des fièvres contractées à la suite de ce bain forcé. Son cheval, qui est son meilleur ami, est frappé traîtreusement. Sa barraca—cette chaumière valencienne chantée en vers aimables par Llorente et dont l’effigie caractéristique, par Povo, orne la couverture du roman—est incendiée. Sur les ruines de son effort détruit stupidement, s’érige, tragique, la figure du lutteur, qui a tenté de défier cette chose implacable que d’aucuns dénomment destin et qui, de son vrai nom, s’appelle la méchanceté des hommes. «La Barraca, disait M. Gómez de Baquero, passe avec justice pour l’un des meilleurs romans de Blasco Ibáñez. Elle est courte. Son action est fort simple et se déroule avec une clarté, une logique qui ne laissent rien à désirer. Les personnages ont le relief des êtres vivants et le drame est si naturel, il est présenté de façon si objective et impartiale et avec tant d’artistique vigueur, qu’il nous émeut profondément.» J’ajouterai que ce livre, par sa position catégorique des problèmes sociaux, jusqu’alors évitée avec une ténacité touchante par les grandes vedettes du roman espagnol, fait date doublement. «Livre admirable, dira Zamacois, son auteur l’a vu comme il fallait, d’un coup d’œil, et l’a écrit avec une véhémence, une limpidité de style inimitables. Toute l’âme arabe, sauvage et patiente, des gens de la Huerta, palpite ici... Dans l’histoire du roman espagnol contemporain, ce livre restera comme un modèle définitif de notre littérature régionale.» Et un critique aussi méticuleux et difficile que l’ex-professeur d’espagnol à Paris, M. Peseux-Richard, se voyait contraint de confesser, dans la Revue Hispanique de 1902[133], à propos de ce roman auquel il reprochait le manque de «rigueur de plan» et d’«art de la composition», qu’«il y a quelque chose de plus fort que toutes les règles et de plus efficace que tous les préceptes didactiques: c’est la puissance d’émotion communicative qui donne à M. Blasco Ibáñez une place à part entre tous ses contemporains.» M. Peseux-Richard eût acquiescé, sans doute, aussi à un constat d’ordre peu grammatical, certes, à savoir: que cette puissance d’émotion de Blasco Ibáñez découlait de l’âme même de l’écrivain, selon une anecdote autobiographique que j’emprunte encore à Zamacois: «La Barraca a été écrite d’un trait et dans un état d’hyperesthésie qui ne faisait que croître et s’exaspérer à mesure qu’approchait le dénouement. Les deux derniers chapitres, plus spécialement, le jetèrent dans un état de déséquilibre mental. Il eut des hallucinations. La nuit où il acheva l’œuvre, il avait travaillé jusqu’à l’aube. Seul dans la pièce, il leva la tête au moment où, sur la dernière feuille, il traçait le point final. Devant lui, Pimentó, le guapo fainéant, terreur de la Huerta, était assis. L’impression fut si violente, que Blasco jeta la
BLASCO IBÁÑEZ EN COMPAGNIE DE QUATRE MÉTIS—DONT QUELQUES-UNS PORTENT L’ÉPÉE CROISÉE À LA CEINTURE, EN SOUVENIR DE L’ÉPOQUE DES CONQUISTADORS—DANS SA COLONIE «NUEVA VALENCIA»
plume et, reculant comme s’il craignait une attaque par derrière, s’en fut à sa chambre à coucher. L’ombre tragique du bandit tué par Batiste restait immobile, les coudes appuyés sur la table de l’écrivain, près de la lampe, parmi le silence du grand hall obscur.»
Entre Naranjos est un roman d’amour que les femmes ont toujours favorisé de leur prédilection. Aujourd’hui encore, en Espagne et en Amérique, Blasco est, pour beaucoup de lectrices féminines, l’auteur de Entre Naranjos, qui a dépassé le 50ème mille. J’ai connu de délicieuses jeunes filles, à Madrid, qui avaient fait leur livre de chevet de ce roman terriblement amoral et voluptueux, dont j’ai déjà dit que la traduction française est trop incomplète pour en donner une juste idée. Ce qui le sauve, peut-être, aux yeux des mamans, même les plus dévotes, c’est son ambiance «poétique». On sait, d’ailleurs, que Blasco traite les choses de l’amour avec cette manière rapide et chaste qui est le propre des grands maîtres. «Blasco Ibáñez, dit le prêtre Cejador, est de ces artistes qui ennoblissent tout ce qu’ils touchent, parce qu’il est de ceux qui, par nature, sont des maîtres et de virils artistes.» Clarín a parlé naguère du «tempérament sanguin» de Blasco et Andrés González-Blanco, qui cite le critique d’Oviedo, n’a pas laissé de remarquer opportunément, p. 577 de son livre, que «sus novelas son castas, sobrias como la Naturaleza»[134]. Même au milieu des descriptions voluptueuses d’Entre Naranjos, le renoncement foncier de Blasco transparaît, qui est celui que formulait Moréas dans la stance, si belle:
Ou c’est d’un esprit sot, ou c’est d’une âme basse...
Voici la fable du livre, où, comme je l’ai déjà noté, on a voulu voir une influence diffuse de D’Annunzio. Un jeune homme d’Alcira, petite cité dont les blanches maisons semblent flotter sur le vert océan des champs d’orangers et des palmeraies qui l’entourent, Rafael Brull, fils d’un cacique—ce hobereau bourgeois de variété spécifiquement espagnole—tombe, à la suite d’une rencontre de hasard, éperdument amoureux d’une chanteuse d’opéra, fille d’un médecin du lieu, Leonora Moreno, dont les aventures galantes de par le vaste monde ne se comptent plus. Quand, après une longue résistance aux assauts passionnés de Rafael, la belle Walkyrie—car c’est une spécialiste des rôles de Wagner—s’est enfin donnée et lorsque, pour échapper aux potins malveillants de ses concitoyens jaloux et aux persécutions que font subir au jeune Brull sa mère et un factotum, Don Andrés, type de vieux sigisbée croqué de main de maître, l’on a décidé de fuir à Naples—le couple s’est, avant cette fugue, passagèrement installé dans un hôtel de Valence—Rafael, sermonné par Don Andrés, qui a vite découvert le refuge des deux tourtereaux, cède aux objurgations du familial Tartufe, et, esclave du qu’en dira-t-on, abandonne lâchement sa maîtresse pour s’en revenir à Alcira, où il poursuit sans remords sa carrière de député «con distrito propio»[135] et d’influent propriétaire terrien, marié à une femme laide et riche qu’il n’aime pas et père d’une famille procréée sans enthousiasme. Mais un jour—huit ans se sont écoulés depuis son couard abandon de Leonora—qu’il a prononcé à la Chambre, à Madrid, un discours particulièrement enthousiaste, en faveur des prérogatives de l’Eglise et du budget des cultes, réfutant la thèse d’un vénérable député républicain où il me semble que Blasco ait voulu réincarner son ancien maître Pi y Margall, une dame, qui a eu la patience de l’entendre jusqu’au bout de cette interminable autant qu’insincère harangue, se révèle, à la sortie du palais des Représentants, comme n’étant autre que Leonora, de passage à Madrid pour Lisbonne, où elle va chanter Wagner au San Carlos. Vainement Rafael, dont la flamme s’est allumée de nouveau, plus violente que naguère, essaie-t-il d’attendrir celle qu’il a regretté, si souvent, d’avoir quittée. Il s’entend dire par cette femme altière de rudes vérités, puis la voit disparaître, fantôme symbolique de l’amour, à jamais. Désormais, il ne sera plus,—pour n’avoir pas su garder Eros au moment où celui-ci s’offrait,—qu’un mort vivant, promenant son cadavre à travers la comédie sociale des milieux bourgeois d’Espagne, car «el amor no pasa más que una vez en la vida»[136].
Zamacois, qui a reçu de Blasco plus d’une confession, a rapporté tout au long l’aventure vécue par l’auteur et par lui mise à la base de Entre Naranjos, ainsi que je l’ai insinué, moi-même, plus haut: «Il est dans ce roman une partie autobiographique fort intéressante. Blasco Ibáñez avait connu, dans un de ses voyages, certaine artiste russe, contralto d’opéra, femme extraordinaire, belle, forte et sadique comme une Walkyrie, qui parcourait le monde en compagnie d’une pauvre soubrette, qu’elle flagellait cruellement dans ses accès de mauvaise humeur. Il eut avec elle des amours de cauchemar, véhémentes et brèves. L’artiste, avec sa haute taille et ses biceps d’acier, était une vraie Amazone, jalouse et agressive, de celles dont leurs amants doivent se défendre à coups de poing. Instinctivement, son tempérament rebelle se refusait à se donner et chaque possession demandait une scène atavique de lutte et de résistance, où les baisers ne servaient qu’à étancher le sang des horions...» C’est de cette aventure que Blasco a tiré un livre exquis, dont le dénouement rappelle le geste mélancolique de ces mouchoirs brodés et parfumés qu’une main amie de femme agite, mouillés de larmes, à l’instant des départs suprêmes, des adieux qu’on pleure plus que l’on ne profère, de loin—livre exquis, je le répète, parce que fleurant, lui aussi, la tragédie, la grande tragédie non sanglante des jeunes illusions perdues.
Sónnica la Cortesana a prêté à un étrange malentendu de la part des critiques. En sa qualité de reconstitution historique, se détachant, à ce titre, du cadre des précédentes œuvres, on n’a rien trouvé de mieux que de la traiter isolément, et personne jusqu’ici ne semble s’être aperçu qu’elle continuait la série des romans valenciens. M. Gómez de Baquero y voit «une œuvre singulière et une exception dans la galerie des romans de Blasco Ibáñez»; Zamacois écrit qu’elle «constitue, dans la technique de Vicente Blasco Ibáñez, un geste à part»; Andrés González-Blanco s’en désintéresse, ou à peu près, et cela, sous l’étrange prétexte du græcum est, non legitur médiéval et, encore, parce qu’il s’imagina que l’auteur manquait d’éducation classique et, par suite, ne pouvait baser sa composition que sur de «bien débiles puntales»[137]. D’autre part, il est amusant de constater que ces mêmes critiques qui se refusent d’examiner Sónnica la Cortesana, justifient leur paresse spirituelle par un renvoi à la Salammbô de Flaubert. «J’imagine, écrivait déjà M. Ernest Mérimée en 1903, qu’il fut... sollicité à ce tour de force, d’abord par l’exemple de Gustave Flaubert, qui en a réalisé un semblable dans Salammbô, etc.» Et, un peu plus loin, il définissait Blasco: «Un disciple de Flaubert, qui s’applique à l’imiter de son mieux.» Du moins, l’ex-professeur de Toulouse reconnaissait-il que l’auteur s’était «sérieusement documenté» et avait étudié «en conscience les anciens et les modernes, de Tite-Live et Strabon jusqu’à Hübner et Chabret». Et ceci ne laisse pas d’appeler quelques rectifications. D’abord, une nécessaire remarque sur l’étroitesse des horizons comparatifs d’exégètes qui ne trouvent à citer que Salammbô, là où—depuis le célèbre roman de 1834: The last days of Pompeii, où Bulwer Lytton marquait la voie à tant d’épigones, jusqu’aux évocations égyptiennes de Georg-Moritz Ebers, dont Eine ægyptische Kœnigstochter compte, depuis 1864, plus de 15 éditions et Uarda, qui est de 1877, a été tant de fois traduite, jusqu’à la Thaïs d’Anatole France, au Quo Vadis? de Sienkiewicz et à l’Aphrodite de Pierre Louÿs,—il faudrait un volume pour consigner la bibliographie complète du roman archéologique. Ensuite, une autre observation sur le surprenant oubli—de la part d’érudits de formation classique—de la plus précieuse des sources antiques sur la guerre que soutint Sagonte avec Hannibal. J’ai nommé Silius Italicus et son poème latin sur les Guerres Puniques. Mais il faut croire que cet oubli est ancien, puisque, dès Septembre 1836, E.-F. Corpet définissait le poète comme étant «le moins lu, le moins étudié, le moins connu» de tous ceux de la décadence[138]. Il eût suffi de lire, non de citer le travail du médecin de Sagonte, D. Antonio Chabret: Sagunto, su historia y sus monumentos[139], pour y trouver, dès la p. 6 du t. I, un renvoi à Silius Italicus, «que nous devons, avec raison, considérer comme l’Homère de la cité invincible». D’autre part, l’historien français Hennebert avait fort bien exposé, dans son Histoire d’Hannibal[140], les particularités du siège de Sagonte lors de la IIème Guerre Punique et quelques détails techniques de ce siège étaient, au surplus, mis en lumière par le philologue Raimund Oehler en 1891, au t. 37, p. 421-428, des Jahrbuecher fuer classische Philologie[141], comblant ainsi une regrettable lacune des successifs éditeurs et commentateurs de Tite-Live. Blasco Ibáñez m’a avoué, lorsque je le priai de me dire comment il s’était préparé à écrire Sónnica, s’être remis au latin uniquement pour lire Silius Italicus dans le texte, sachant qu’il y trouverait, aux deux premiers livres des Puniques, une excellente description de l’origine, de la situation et des vicissitudes de Sagonte—appelée jusqu’en 1877 Murviedro par les Espagnols—lors de sa prise par Hannibal, dans l’automne de l’année 219 avant Jésus-Christ. Qu’il se soit enquis aussi de ce qu’en disaient Polybe, III, 17, et Florus, II, 6, je crois bien en être sûr. Mais enfin, l’on voit qu’il ne procéda nullement à la légère dans cette tentative de reconstitution du drame où succomba l’antique Arsesacen des Ibères et s’il l’entreprit, ce fut, je le répète, pour compléter ses peintures de la vie valencienne par le tableau d’un des épisodes les plus glorieux du passé de l’antique Province Tarraconaise: entreprise, on le voit, en parfaite conformité avec son programme régionaliste d’alors. Voici, d’ailleurs, ses propres paroles: «J’obéissais au désir de faire quelque chose d’épique et de grandiose sur ma terre natale. Lorsque parut Sónnica, le roman antique était assez de mode. Mais la véritable cause de la composition de cette œuvre, c’est celle que je viens de dire. Sónnica a été traduite en anglais par Frances Douglas, en portugais par Riveiro de Carvalho et Moraes Rosa, en allemand par Leydhecker et, naturellement, en russe. En France, c’est à peine si on l’a connue par son titre et par quelques lignes insignifiantes de critiques qui ne semblent pas même l’avoir lue jusqu’au bout. J’en suis venu moi-même à l’oublier. Retenez, cependant, que je ne l’ai écrite que par «valencianisme» et parce que, chaque fois que je contemplais les ruines de Sagonte, je sentais renaître en moi ce désir de reconstitution littéraire.» L’action du roman,—dont la beauté plastique est extraordinaire et qui, n’en déplaise à M. Fitzmaurice-Kelly, lequel, en 1911, avait découvert, dans un article sur la Littérature Espagnole au t. XXV de The Enciclopædia Britannica, que Blasco Ibáñez «manquait de goût et de jugement»[142], est tout autre chose qu’un livre «trop hâtivement improvisé»—est la suivante. A Sagonte vit une courtisane d’Athènes, Sónnica, qui est venue s’y établir à la suite de son mariage avec un trafiquant de ce grand emporium méditerranéen et que son veuvage a mise à la tête d’une immense fortune. Un Grec, Actéon, errant par le monde, finit par échouer à Sagonte, où il devient le favori de Sónnica. C’est pendant que se déroule cette passion qu’Hannibal, déguisé en berger d’Ibérie, explore la cité et y trace les plans du siège qu’il projette. Reconnu par Actéon, dont le père a été au service des Carthaginois et y est mort, le futur vainqueur de Cannes lui propose de le prendre à son service et lui dévoile ses ambitieux projets. L’offre est rejetée par amour pour Sónnica. Et le siège commence. C’est ici que Blasco a fait le plus méritoire effort de reconstitution antique. Si, dans l’ouvrage de Chabret, un chapitre entier, traduit de l’étude publiée par Hübner, en 1867-68, dans le Hermes, est dédié à l’emploi des béliers au siège de Sagonte—il manque une semblable étude sur celui de la catapulte, dont l’exemplaire retrouvé aux ruines d’Ampurias eût, s’il eût été exhumé alors, certainement fourni la base[143]—Blasco sait, par de simples touches, évoquer infiniment mieux que l’archéologue berlinois la vision des assauts furieux où les hordes
AU QUARTIER GÉNÉRAL DE FRANCHET D’ESPEREY, LORSQUE L’ACTUEL MARÉCHAL DE FRANCE COMMANDAIT LA 3ème ARMÉE, EN 1914
numides, les sauvages tribus ibériques et jusqu’aux amazones africaines se ruent à l’assaut de ces murs cyclopéens dont l’énormité nous remplit toujours de stupeur et que dominait la gigantesque masse de l’Acropole avec ses temples d’Aphrodite et d’Héraclès, cependant qu’au pied du clivus[144] sacré s’érigeait l’effigie fatidique du serpent divin qui tua le héros éponyme, Zacinthos, compagnon d’Hercule. Et quelle fresque inoubliable que celle où l’on voit Théron, le gigantesque prêtre d’Hercule, succomber dans son duel effroyable avec Hannibal! Et quel délicieux tableautin, digne de Théocrite, que celui des amours siciliennes d’Erocion, le jeune potier, avec Ranto, la chevrière, dont l’idylle finit si tragiquement! Mais les jours de Sagonte sont comptés. Malgré l’ambassade d’Actéon à Rome,—prétexte pour Blasco d’une évocation de la cité républicaine, où l’on voit le vieux Caton admonester virilement le futur vainqueur d’Hannibal à Zama, Publius-Cornelius Scipion—la fière Sagonte où, de tous les points de la Méditerranée, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux rivages d’Asie, affluaient les marchandises cosmopolites, doit s’avouer vaincue. Mais, plutôt que de se rendre, elle préfère périr dans les flammes, corps et biens, et cet incendie final sert d’apothéose à la fatale figure d’Hannibal. Sónnica, fille de la cité de Minerve, où les femmes, vraies déesses, consolaient de leur splendide nudité la nostalgie des hommes, disparaît dans la tourmente et Actéon, son amant, n’a même pas la consolation suprême de mourir embrassé à sa dépouille chérie. Tel est ce livre de 369 pages, dont le 50e mille est dépassé et où Blasco a su trouver le frisson épique en retraçant, pour ses compatriotes, les péripéties d’un drame dont tressaillit le monde antique et qui, aujourd’hui encore, est pour l’Espagne motif de légitime orgueil, au même titre que le drame de Numance.
Cañas y Barro, publié en Novembre 1902, a été mis en notre langue en 1905 par le traducteur de Misericordia, de Pérez Galdós (1900), Maurice Bixio, Président du Conseil d’Administration de la Compagnie Générale des Voitures parisiennes et qui, né en 1836, est mort cette même année 1905. Sa traduction, du moins, n’est pas une «belle infidèle»[145] et permet au lecteur français d’apprécier le bien fondé de la prédilection ressentie pour cette œuvre par Blasco Ibáñez, qui m’a avoué un jour que la «tragédie sur le lac» avait pour lui l’attrait qu’éprouve un père pour celui de ses fils dont le type, physique et moral, se rapproche davantage du sien propre. «Es la obra, m’a-t-il dit, que tiene para mí un recuerdo más grato, la que compuse con más solidez, la que me parece más «redonda»...»[146]. Il est assez difficile d’en exposer la fable, parce que celle-ci implique plusieurs actions différentes, également intéressantes et qui se développent simultanément, toutes d’un réalisme psychologique merveilleux et présentant cette particularité curieuse que le premier chapitre met déjà en scène chacun des divers personnages. C’est une sorte de miroir où se reflètent les histoires de plusieurs familles dont l’existence se déroule parallèle, une plaque sensible où se gravent toutes les rudimentaires palpitations d’âme d’un coin pittoresque d’humanité espagnole. Cañas y Barro relate la vie des gens de l’Albuféra, dont Napoléon avait fait le fief du conquérant de Valence, héros d’Austerlitz et d’Iéna, le maréchal Suchet. Feu Mariano de Cavia, cet Aragonais qui exerça si longtemps à Madrid le magistère de la critique journalistique, déclarait que le livre lui donnait la fièvre et le pénétrait d’une impression physique d’angoisse. «La vapeur perfide et énervante de la grande lagune, écrivait-il[147], nous trouble et nous abat et nous serions atteints par les cas de paludisme moral et social que nous présente le romancier, si les fleurs maladives qu’il fait surgir du grand marais des volontés mortes et des appétits malsains ne disparaissaient dans un dénouement horrible et effrayant...» En somme, on pourrait résumer le livre en disant qu’un vieux pêcheur, le tío Paloma, voit son fils, Tòni, dévier de la tradition familiale et—tel Batiste dans La Barraca—s’adonner en dépit de tous à la culture des terres, aidé par une pauvre fille, timide, farouche et laide, qu’il est allé chercher aux Enfants trouvés, la Borda. Mais Tòni a un fils, Tonet, qui, amoureux naguère d’une certaine Neleta, a, au retour de la campagne de Cuba, retrouvé cette femme, mariée à un cabaretier, ancien contrebandier, du nom de Cañamèl, type inoubliable de Sancho levantin, dont le cocuage est le moindre souci. Cañamèl mort, Neleta, enceinte de Tonet, mais dans l’impossibilité de se remarier, en vertu d’une clause testamentaire du défunt, doit à tout prix faire disparaître le produit de ses illégitimes amours et ce sera le père lui-même qui, dans sa barque, ira noyer l’innocent fruit de son adultère, pour, victime du remords, se tuer ensuite dans ces mêmes roseaux où des chasseurs ont découvert le corps de l’enfant, rongé par les sangsues du lac. Adultère, infanticide et suicide, c’est moins la description de ces tares sociales qui opère sur l’âme du lecteur que l’habilité avec laquelle sont peints les caractères et la netteté de tableaux où, tout en s’interdisant les répugnantes précisions de la littérature physiologiste, Blasco Ibáñez obtient une intensité d’émotion rarement atteinte dans ses romans antérieurs. «Malgré, dit M. Ernest Mérimée, une partie descriptive encore abondante, l’action marche rapidement, l’intérêt croît de scène en scène; l’auteur laisse parler ou agir ses personnages; il est sobre de réflexions philosophiques, exquises quand elles sortent de la plume d’un Valera, mais qui risquent le plus souvent de faire dévier ou languir l’action... La netteté du trait fondamental, la vérité du costume, la propriété du langage, volontiers émaillé de locutions populaires—voire d’expressions valenciennes pleines de saveur—, le retour intentionnel de tel ou tel détail typique, par-dessus tout la connaissance directe et familière des mœurs, des habitudes, de la coloration spéciale que prend la pensée en traversant les cerveaux de là-bas: tout cela explique que quelques-uns de ses types, d’ailleurs sortis du peuple, soient déjà devenus populaires.» Empruntons, une fois encore, un savoureux détail à Zamacois. Blasco Ibáñez venait à peine de sortir de l’Albuféra où, pour l’étudier de plus près, il avait passé une dizaine de jours à pêcher, dormant à la belle étoile au fond d’une barque, qu’il se mit à écrire son roman, sans savoir comment il le terminerait. L’automne commençait. Maintes nuits, d’une fenêtre de sa propriété de la Malvarrosa[148], il contemplait la mer—tranquille, murmurante, argentée par la lune—tout en chantonnant la marche funèbre de Siegfried. Cependant, il ne laissait pas de méditer sur le chapitre final de son livre. Soudain, il le vit. «L’émotion fut si forte que ses yeux la ressentirent presque. Ce qui la lui avait suggérée, c’était le souvenir du cadavre du héros wagnérien, étendu sur le bouclier et que portaient les guerriers... Et pourquoi n’en eût-il pas été ainsi, conformément aux explications du romancier? Il importe de ne jamais oublier, avec Blasco—plus accessible qu’aucun artiste aux surprises de l’impression—, que l’«art est instinct»...»