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Variétés Historiques et Littéraires (03/10): Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers

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The Project Gutenberg eBook of Variétés Historiques et Littéraires (03/10)

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Title: Variétés Historiques et Littéraires (03/10)

Editor: Edouard Fournier

Release date: November 26, 2014 [eBook #47469]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Guy de Montpellier, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VARIÉTÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES (03/10) ***

VARIÉTÉS
HISTORIQUES
ET LITTÉRAIRES,

Recueil de pièces volantes rares et curieuses
en prose et en vers

Revues et annotées

PAR
M. ÉDOUARD FOURNIER

Tome III

Décoration.

A PARIS
Chez P. Jannet, Libraire
MDCCCLV

Placet des amants au Roy contre les voleurs de nuit et les filoux[1].

Prince, le plus aimable et le plus grand des rois,
Nous venons implorer le secours de vos loix.
Tous les tendres amants vous adressent leurs plaintes:
Vous seul pouvez calmer nos soucys et nos craintes;
Par vous seul nostre sort peut devenir plus doux;
L'amour même ne peut nous rendre heureux sans vous.
La nuit, si favorable aux ames amoureuses,
A beau nous preparer ses faveurs precieuses,
Sans respecter ce dieu, les voleurs indiscrets[2]
Troublent impunement ses mystères secrets;
Chaque jour leur audace augmente davantage.
On ne va plus la nuit sans souffrir quelque outrage.
On trompe d'un jaloux les regards curieux,
Mais du filou caché l'on ne fuit point les yeux.
Comme on n'ose marcher sans avoir une escorte
On ne peut se glisser par une fausse porte,
Et, seul au rendez-vous si l'on veut se trouver,
On est deshabillé devant que d'arriver.
La nuit, dont le retour ramenoit les delices
Des paisibles moments à l'amour si propices,
Destinez seulement à ses tendres plaisirs,
Ne peut plus s'employer qu'à pousser des soupirs.
Les maris rassurez, les mères sans allarmes,
Dans un si grand desordre ont sceu trouver des charmes.
La nuit n'est plus à craindre à leurs esprits jaloux:
Ils donnent en repos sur la foy des filoux;
Ils aiment le peril qui nous tient en contrainte,
Et la frayeur publique a dissipé leur crainte.
O vous qui dans la paix faites couler nos jours,
Conservez dans la nuit le repos des amours!
Que du guet surveillant la nombreuse cohorte
Nous serve à l'avenir d'une fidelle escorte;
Qu'il sauve des voleurs tous les amants heureux,
Et souffre seulement les larcins amoureux;
Qu'il nous oste la crainte, et qu'en toute assurance
Nous goûtions les plaisirs à l'ombre du silence;
En faveur de l'amour finissez nostre ennuy
Vous n'avez pas sujet de vous plaindre de luy.
Ce dieu, don le pouvoir domine tous les autres,
En vous donnant ses loix semble avoir pris les vostres,
Et garde pour vous seul ce qu'il a de plus doux;
Il commande partout et n'obeit qu'à vous;
Il separe de vous l'eclat et les couronnes;
Il fait qu'on aime en vous vostre sainte personne:
Plaisir que rarement les rois peuvent goûter,
Et duquel toutefois vous ne pouvez douter.

1664. B.[3].


Reponse des filoux au Placet des amants au Roy.

Prince dont le seul nom fait trembler tous les rois,
Suspendez un moment la rigueur de vos loix;
Souffrez que des voleurs vous demandent justice
Contre de faux amants tout remplis d'artifices.
Si l'on croit leur placet, ils sont fort maltraitiez:
Nous nous opposons seuls à leur felicitez;
Nous troublons leur plaisir; les nuits les plus obscures
N'ont plus pour leur amour de douces aventures.
Où sont-ils, les amants que nous avons volez?
Commandez qu'on les nomme, et qu'ils soient enrôlez.
Helas! depuis dix ans que nous courons sans cesse,
Nous n'avons seu trouver ni galant ni maîtresse,
Et, pour notre malheur, nous n'avons jamais pris
Ni portrait precieux ni bracelet de prix.
En vain, sans respecter plumes, soutane et crosses,
Nous savons arrester et chaises et carrosses,
Nous ne trouvons, partout où s'adressent nos pas,
Que plaideurs, que joueurs, qu'escroqueurs[4] de repas,
Que courtisans chagrins, qu'escroqueurs de fortune,
Dont la foule, grand Roy, souvent vous importune;
Mais de tendres amants, vrais esclaves d'amour,
On en trouve la nuit aussi peu que le jour.
C'estoit au temps jadis que les amants fidelles,
Pour tromper les argus, montoient par des eschelles,
Que l'on voloit sans peine au premier point du jour,
Et qu'ils cachoient leur vol autant que leur amour.
Sous vostre grand ayeul, d'amoureuse memoire,
Les filous nos ayeuls, celèbres dans l'histoire,
Ne passoient pas de nuit sans prendre à des amants
Des portraits enrichis d'or et de diamants,
Et chacun, sans placet, sans tant de doléance,
Rachettoit son portrait et payoit le silence.
C'est ainsi qu'on aimoit en un siècle si doux,
Sous un prince charmant qu'on voit revivre en vous;
Mais aujourd'huy qu'amour daigne suivre la mode,
Que le moindre respect passe pour incommode,
Nous trouvons tout au plus quelques fameux coquets[5]
Qui n'ont jamais sur eux que des madrigalets,
Qui courent nuit et jour, se tourmentent sans cesse,
Sans enrichir jamais ni voleur ni maîtresse;
Qu'ils marchent hardiment: ils font peu de jaloux,
Et n'ont à redouter ni maris ni filoux;
Pour tous leurs rendez-vous ils peuvent prendre escorte,
Sans besoin de la nuit et de la fausse porte.
Mais la licence règne avec un tel excès,
Qu'ils osent bien se plaindre et donner des placets.
Ne les ecoutez pas, ils sont pleins d'artifice;
Prononcez cet arrest tout remply de justice:

Un amant qui craint les voleurs
Ne merite point de faveurs.

1664. Mlle De Scudéry.

Recit veritable de l'attentat fait sur le precieux corps de Nostre Seigneur Jesus-Christ, entre les mains du Prestre disant la messe, le lendemain de la Pentecoste, 24e may de cette presente année 1649, commis en l'eglise du village de Sannois, à une petite demy-lieüe d'Argenteuil, par un grand laquais agé de 26 à 27 ans.

A Paris.

M.DC.XLIX.
In-4o de 7 pages[6].

Entre les passions qui agitent nos esprits et transportent nos ames, il semble que la curiosité et la religion en soient les fleaux plus poignants et plus violents, dont l'un nous esmeut et conduit autant ardamment à nous porter aux recherches et connoissances des choses incomprehensibles que l'autre nous defend de presomptueusement vouloir penetrer ce dont la clarté nous peut esbloüir, d'autant que la première, par la science, ne veut autre guide que la raison et l'experience pour se rendre du tout sensible, et l'autre nous sousmet à la foy, laquelle que plus nous voulons examiner et penetrer, il semble que nous interpellons l'obscurité pour les tenèbres, et que nous entreprenons sur la Divinité, et qu'avec les aisles de cette folle de temerité et ambition nous nous elevons avec Lucifer pour nous abismer et precipiter dans les peines éternelles.

C'est ce qui a donné sujet d'un scandale public au jour second ou lendemain de la Pentecoste, vingt-quatriesme may de cette presente année mil six cens quarante-neuf, au village de Sanois[7], distant d'une demye-lieüe d'Argenteüil, commis et perpetré par un grand laquais d'un bourgeois de Paris[8], agé de 26 à 27 ans, et qui a demeuré quatorze ou quinze ans au service de son maistre sans qu'il ait jamais donné soubçon d'heresie ou impieté aucune. Lorsqu'il assistoit à la messe (son maistre ayant une maison proche de là) vers les sept heures du matin, et que le prestre qui celebroit, après la consecration, vint à elever le très sainct et très auguste corps de Nostre Seigneur Jesus-Christ, ce laquais, qui estoit à genoux, se leva, et, avec une main sacrilége, vint au point de l'elevation à arracher la saincte hostie des mains du prestre qui celebroit, et les assistants, y accourans, l'ont retirée de ses mains sans qu'elle soit rompuë ny pliée; et, pour si horrible et detestable action, fust aussitost apprehendé. Pendant ce temps, le prestre, qui estoit ravy d'un estonnement qui le rendoit insensible, comme en extase pour un si abominable attentat, revenant à soy, reprit le precieux Corps de Nostre Seigneur, en fit sa communion et acheva sa messe. Le sainct sacrifice parachevé, l'on mit ordre à faire conduire cet abominable à Paris, dans un carrosse, accompagné du curé et de son vicaire et d'autres paroissiens, et est en coffre dans les prisons avant qu'il y ait esté consigné. Lorsque, comme par compassion, il fut interrogé de quelques uns de sa connoissance comment, de qui et pourquoy il avoit esté induit et poussé à commettre cest autant horrible qu'abominable crime; il a respondu que c'estoit la curiosité de sçavoir et de reconnoistre si celuy que monstroit le prestre en l'autel estoit le Roy des rois; et, par tel attentat, il le tentoit à ce qu'il se fist paroistre.

Ce qui a frappé d'un second estonnement ceux qui ont connu ledit laquais est qu'ils l'avoient tousjours cy-devant reconnu pour bon et devot catholique en apparence, et l'avoient vu frequenter la sainte communion, et regulierement les premiers dimanches des mois.

Les plus judicieux, qui fondent toutes les considerations qui peuvent eschoir sur ce sujet avec le dioptre de la raison et perspicacité de leur jugement, avoüent qu'il faudroit avoir fait vœu d'ignorance pour ne connoistre cette verité, que la raison fait evidemment juger aux capables qu'il n'y a pas de plus notable folie au monde que de ramener les choses de la foy à la mesure de nostre capacité.

Puis que ce sont des abismes que nos esprits ne sçauroient sonder, mais demeurent si fort estonnez dès l'entrée, qu'ils chancellent et s'esgarent ainsi que les yeux de ceux qui sont sur le bord d'un precipice ou abisme effroyable, dont nous devons estimer le presomptueux qui croira penetrer ces hauts mystères estre enveloppé dans une ignorance invincible plustost qu'esclairé du flambeau d'une deuë connoissance, puis qu'il croit reduire cette infinie grandeur à sa petite portée. Que si quelqu'un, après avoir admiré la toute-puissance de l'autheur des choses admirables, sent des rayons esclatter dessus ses esprits pour y penetrer plus avant que le commun, il faut croire que c'est un pur effet de la grace de celuy qui est le père de lumière, dont on ne peut rien voir qu'en luy et par luy.

Quel effort donc d'imagination vaine, penetrant dans les folies humaines, peut-on appercevoir plus grand que celuy de ce laquais et de ses semblables qui cherchent quelque chose de grossier et de palpable en cest haut et incomprehensible mystère du très auguste sacrement de l'autel, par une temeraire presomption de vouloir sçavoir jusques où s'estend la Puissance divine, puis qu'au bout de la speculation qu'il poursuit, la pointe de sa curiosité s'esmousse dans les merveilles et demeure esbloüy dans l'esclat de sa majesté!

Pour arriver aux raisons accomodantes et necessaires à nostre salut, mettons-nous à l'abry des preceptes de l'apostre, de nous rendre sçavans jusques à la sobriété, et de nous sousmettre au joug de la foy pour elever nos pensées et considerer à travers de quels nuages et dans quelles obscuritez de l'ignorance humaine nous croyons acquerir l'avantage d'avoir dans la teste les bornes et les limites de la volonté et de la puissance de Dieu.

C'est une pierre d'achoppement et une taye et glaucome d'aveuglement, voire une grande stupidité, de chercher des raisons et experiences ès choses de la foy, d'autant que les lumières qu'ils y cherchent sont des estincelles d'un grand embrasement.

Ce qui nous oblige de juger avec plus de reverence des saincts Sacremens ou mystères admirables, et d'avoir proportionnement plus d'aprehension d'y estre trompez pour ne connoistre les embuscades que nous y dressent nostre ignorance et nostre foiblesse, et nous sousmettons aux saincts decrets et volonté de la saincte Eglise, puisque ce n'est pas à nous d'establir la part que nous luy devons d'obeissance et d'admiration aux œuvres de son espoux.

Ce qui fait voir et reconnoistre avec admiration que, comme catholiques et apostoliques romains, nos affections et pensées nous unissent en union de sentimens, qu'aussi nos intentions et desseins nous transportent avec devotion à la vraye science et connoissance de la foy qui nous unit à Dieu, à l'honneur et gloire duquel tout se rapporte.

Histoire prodigieuse du fantôme cavalier solliciteur, qui s'est battu en duel le 27 janvier 1615, près Paris[9].

Il est probable que les duels et les combats estoient frequents et ordinaires en ces premiers siècles que les hommes vivoient dispersés çà et là par les campagnes et dans les deserts, sans conduitte, sans loix et sans frein, errants et vagabonds comme chevaux eschappez; la raison cedoit à la force, le pouvoir estoit la seule règle du devoir et la cupidité avoit toutes choses à l'abandon, si bien que la bravade et l'usurpation estoient les seuls tiltres d'honneur et de valleur.

Mais depuis que les hommes, unis et assemblez, ont fondé des villes et des loix pour se defendre de leurs ennemis et d'eux-mesmes, ils ont commencé de cultiver leur pays et leurs mœurs; ils ont inventé les sciences et les arts et se sont adonnez à la vertu; mesme les nobles, c'est-à-dire ceux quy en font profession, desirant s'acquerir quelque perfection par dessus le vulgaire, ont preferé la demeure des champs à celle des villes et des citez, comme plus tranquille et plus propre pour exercer esgallement leurs corps aux travaux et leurs esprits aux sciences et à la contemplation. Mais comme le naturel des hommes se glisse facilement du bien au mal, plusieurs d'entre eux ont degeneré de ce genereux projet et n'ont embrassé que des exercices d'excès et des contemplations d'un honneur imaginaire, quy les porte à ceste première barbarie et cruauté quy divisoit les hommes quand ils estoient divisez, comme si, en retournant en cette mesme solitude d'où les premiers hommes sont partis, ils avoient peu reprendre ce premier naturel insipide et inhumain quy rendoit autrefois les humains capables et coulpables de la mesme brutalité, si ce n'est que les dœmons, se communiquant plus volontiers en plaine campagne dans les deserts et lieux solitaires, leur eussent causé ces furieuses impressions de s'entretuer et coupper la gorge les uns aux autres, jusque là que quelque fantosme ait servy ces jours passez de second à un gentilhomme quy s'est battu en duel contre deux siens ennemis, les noms desquels ne sont que trop cogneus par leurs propres misères et calamitez.

Le faict est estrange et neantmoins veritable, qu'un gentilhomme ayant deux querelles differentes et autant d'ennemis, et ayant accepté de chacun d'eux en particulier le cartel de deffy, se rendist, il y a fort peu de temps (comme chacun sçait), au lieu assigné où l'un de ses adversaires se devoit trouver; de quoy l'autre, quy estoit à Paris, estant adverty, fut merveillement indigné contre l'ennemy de son ennemy de ce qu'il le prenoit au combat et le frustroit du fruict de la victoire qu'il esperoit remporter luy-mesme; si bien que, montant à cheval et courant à bride abattue au lieu où ils estoient, les ayant rencontrez en la première posture que font les combattans quy commencent à en venir aux mains, il leur feit le holà, et, adressant incontinent la parole à celuy quy concuroit en haine avec luy, n'ayant qu'un mesme ennemy, luy dist avec quelque leger blasphème qu'il ne luy appartenoit pas de vider sa querelle auparavant la sienne, soit qu'il fust le premier en date, soit que sa querelle fust de plus grande consequence, soit que, le sort du combat venant à tomber sur leur ennemy commun, il luy despleut de n'avoir plus qu'à combattre les masnes du deffunct; l'autre, au contraire, desjà tout eschauffé, tout ardent au combat encommencé, n'estimant pas bien sceant de quitter la place à ce dernier venu, ne manquoit pas de vives raisons pour monstrer qu'il se devoit battre le premier, avec une ferme resolution d'empescher son dessein au cas qu'il eust voulu entreprendre sur son marché: de sorte que peu s'en fallut que ces deux champions ne fissent une eternelle paix avec leur ennemy, s'entretenant l'un l'autre sur leurs differends quy survinrent entre eux, pour ce à quy seroit de se battre le premier. Mais quoy! le courage ne manquoit pas au troisième pour les empescher de se battre, parcequ'il les avoit desjà devoué tous deux (l'un après l'autre toutesfois) à sa dextre. C'est pourquoy il les prioit de se reserver au sacrifice qu'il en vouloit faire.

Enfin, après de grandes altercations, il fut resolust qu'il s'en iroient tous trois sur le grand chemin passant quy conduit au Bourg-la-Reine[10], peu esloigné du lieu où ils estoient, et que le premier gentilhomme quy se presenteroit à leurs yeux seroit conjuré par eux d'assister celuy quy estoit seul.

Ils n'attendirent pas long-temps qu'ils aperceurent un cavalier à eux incogneu quy venoit à Paris, et auquel l'un d'eux luy demanda s'il estoit gentilhomme; à quoy ayant fait responce que vraiment il l'estoit, et d'ancienne extraction, ils luy expliquèrent aussy tost que, puisqu'il estoit tel, il ne les refuseroit pas d'une prière qu'ils luy vouloient faire, quy estoit de se battre entre eux et servir de second à ce gentilhomme duquel ils estoient ennemis. Ceste prière sembla de prime abord deplaire à ce cavalier, quy s'excusa d'estre de la partie sur ce qu'il disoit estre pressé d'achever son voyage et venir à Paris pour un procez de consequence, son procureur et advocat luy ayant mandé que sa personne y estoit requise; mesme il leur monstroit les armes dont il se devoit battre en ce conflict judiciaire, quy ny estoit plus expedient que le diabolique auquel on le vouloit faire entrer. Mais, voyant sa noblesse et son courage estre revoqués en doute par ces deux jaloux aventuriers d'honneur, il se sentist vivement piqué de cette pointille de mespris, et leur dict assez froidement (non toutesfois sans jurer et comme par manière d'acquit): Pourquoy m'importunez-vous tant? vous voyez qu'il ne m'en prie pas. A peine eut-il lasché cette parolle, que de la bouche de ce gentilhomme quy avoit besoin de luy sortirent des prières et supplications, avec protestations de luy en avoir toute sa vie (s'il en rechappoit) des ressentiments et obligations infiniment grandes, quy eussent peu emouvoir un diable mesme à se battre, eust-il esté aussy poltron que celuy de Rabelais[11].

Ce cavalier presta donc son consentement à ceste prière, et ne luy sembla hors de propos de vuider cest incident auparavant que de faire juger son procez, accompagne ces trois gentilhommes jusques au lieu assigné, et là ces deux valeureux couples de combattants commencèrent avec celuy que chacun d'eux avoit en teste un furieux combat. Le cavalier incogneu (que les courtisans appellent aujourd'huy le soliciteur de procez) renverse son homme du premier coup et le tue, et se joinct en mesme temps avec celuy auquel il servoit de second pour en faire autant de celuy quy restoit, et en vint à bout aussy facilement et promptement comme du premier, sans aucun retardement de procedures. Ce second victorieux, sans vouloir escoutter les remerciements de celuy pour lequel il s'estoit exposé, moins encore descouvrir quy il estoit, remonte à cheval, advertissant ce gentilhomme qu'il eust à soigner à ses affaires et obtenir graces pour luy et son compaignon, et, quant à luy, qu'il alloit faire les siennes; et, disant cela, pique son cheval vers Paris, laissant ce gentilhomme autant estonné de la rencontre d'un si brave second comme il estoit content de voir ses ennemis terrassez.

Tepidumque recenti
Cæde locum...

L'incertitude rend les hommes plus diligents à rechercher la vertu. Le siècle present n'est pas steril en curieux quy se peuvent enquerir quel est ce cavalier Solliciteur (ainsy l'appelle-t-on par risée). La curiosité n'a rien servy jusqu'à présent; son nom, sa demeure, sa retraicte, sont du tout incogneus; on ne rencontre personne quy luy ressemble de visage, de parole, ni d'habit. Mais ceux approchent plus près de la verité quy croient qu'il est un dœmon quy a pris la figure d'un cavalier, comme il a pu faire, puisque les diables se transforment quelques fois en anges de lumière. C'est donc ce mesme cavalier quy monta autrefois sur le dos de saint Hilarion, et qui lui apparoissoit quelques fois en forme de gladiateur avec autres combattans à outrance, comme recite sainct Hierosme:

Psallenti gladiatorum pugnæ spectaculum prebit[12].

Car, si les demons se delectent à representer entre eux tels combats de gladiateurs pour tenter les gens de bien, quy doute qu'ils ne se plaisent beaucoup de venir aux mains avec les hommes pour les precipiter à la mort? Il est souvent advenu que les desesperez et ceux quy tentent Dieu, tels que sont ceux quy vont se battre en duel, ont veu le diable en forme humaine quy les a incitez à se desfaire, quy d'une façon, quy d'une autre; et quand ce sont personnes quy se plaisent à manier les armes, il leur persuade de s'exercer au combat avec luy, comme il advint, il y a quinze ou seize ans, à un pauvre miserable desesperé quy avoit perdu quelque notable somme au jeu. Le diable etant apparu à luy en la forme d'un soldat de sa cognoissance, le suivist en sa maison, où estant, il luy persuada de tirer des armes avec luy, comme par manière de passe-temps et pour se divertir, et s'exercèrent à l'espée nue longtemps, teste à teste, en une chambre, sans que le diable luy peust faire aucun mal, Dieu ne le permettant ainsy, jusqu'à ce que ce vieux singe, mettant les armes bas, se mit à faire mille tours de souplesse, et, feignant de luy en vouloir apprendre quelqu'un, luy fit meltre le col dans un lacs attaché au plancher, dont il eust esté estranglé sans le secours d'autres personnes de la mesme maison quy survinrent à ce dangereux spectacle. Il n'en est pas ainsy advenu à ces pauvres miserables quy se sont battus avec ce cavalier, vrayment solliciteur, puisque bien souvent, pour je ne sçay quelle frivolle imagination qu'il insinue dans les esprits de cette courageuse noblesse, il la sollicite et la porte à un evident et certain desespoir.

Chacun sçait le conte de ces deux seigneurs quy estoient prets de s'entrecoupper la gorge parcequ'ils portoient les mesmes armes (à sçavoir la teste d'un toreau), si le prudent et plaisant jugement d'un roy d'Angleterre ne fust intervenu, par lequel il ordonna que l'un porteroit pour ses armes la teste d'un taureau, et l'autre d'une vache, et, par ce moyen, les rendit differends. Et quy sçait si ces deux grandes querelles, sur le subjet desquelles ces deux vaillants cavaliers sont demeurez sur la place, ne provenoient point ou de ce que l'ombre de l'un d'eux s'estoit meslée avec celle de son adversaire[13], et ce par la faute de l'un ou de l'autre, ou de ce qu'ils avoient songé en dormant des songes desavantageux et qui touchoient respectivement leur honneur, ou de quelque autre semblable contention? C'est ainsy qu'il se faut tenir au point d'honneur et ne prodiguer sa vie et son sang que pour des offres grandes et signalées.

Courage, vertueuse noblesse! vos armes ont passé par tous les coins du monde; le reste des hommes ensemble ne peut pas resister à la pointe trenchante de vos espées. Volontiers, que, ne pouvant trouver ailleurs au monde de plus braves et courageux guerriers que vous-mesmes, vous prenez un singulier plaisir, et ce vous est une insigne gloire de vous esprouver les uns contre les autres; vous l'avez faict et le faictes encore tous les jours, mais vous voyez à present que les demons veulent estre de la partie; en voicy un quy a faict paroistre son courage en ce dernier combat, et a faict acte de gentilhomme.

Souvenez-vous donc, desormais, que vous n'avez plus des hommes à combattre, mais des diables,

Nunc etiam manes hæc intentata manebat
Sors rerum...

et que vous vous devez proposer la conqueste des enfers, et non pas seulement empescher que l'enfer n'entreprenne sur la France.

La Chasse au vieil grognard de l'antiquité.

1622. In-8.

C'est trop nous reprocher l'antiquité: nous ne faisons, n'operons, ne disons aucune chose que l'on ne nous mette devant les yeux: «J'ay veu le temps... Nos anciens faisoyent...» Comme s'ils avoyent esté plus sages, plus sçavans, plus vaillans, plus modestes, plus riches et mieux morigenez que nous! Ces reproches ne nous ont pas tant attristé qu'ils ont esté le subject de nous faire estudier, songer, anquester, lire, pour faire la comparaison du vieux temps au nostre; et tant plus j'ay vouleu penetrer avant pour en cognoistre la verité, tant plus j'ay eu du subject de me resjouir, recognoissant le contraire de ses reproches.

Pour ce faire, j'ay commencé par les rois, quy est la chose la plus haulte, et suis descendu aux actions des peuples mesmes de plus basse condition dont j'ay eu la cognoissance, soit par la lecture des livres, ou par la frequentation des vieux, où j'ay trouvé et appris que l'antiquité estoit une valeur sans conduitte, une simplicité ignorante, un default de pouvoir, une chetreuse richesse, une resjouissance mesquine et un contentement vil.

Je ne parle pas ny des Grecs, ny des Latins romains, que nous sçavons estre venus au periode de vertu, de richesse, de pompe, de magnificence, de science, de sagesse et de toutes autres sortes de contentemens.

Je parle du royaume de France, des bonnes villes, et speciallement de Paris, quy a acquis et est parvenuë, soubs le reigne de ce monarque Loys XIII, à ce hault degré de perfection, pour estre à present puissant en tout, florissant en doctrine, en hardiesse, en commoditez, en sagesse et en toutes autres vertus, et en laquelle l'estranger s'admire, quittant son pays pour y faire sa retraite, son trafic, ses estudes, son exercice, comme en un lieu de delices et un paradis du monde.

Je voy desjà un vieux grognart quy n'a pas la patience de lire le reste, quy dit: Tu t'abuses, c'est un royaume plain d'inegalitez, de vices, de peschez, où toutes sortes de gens mal vivans abondent, où l'injustice reigne, où les loix ne sont point observées, où la superfluité est en abondance? Quelle louange y peut-on apporter?

Bon homme de l'antiquité, quy avez l'esprit moroze, avant que de me reprendre, monstrez-moy que l'antiquité caruit vitio, puis vous desclarerez tout à vostre ayse et direz que j'ay manty; mais si la vertu des hommes quy sont à present au respect du temps passé couvrent le vice, pourquoy m'empescheras-tu de louer le temps, la grandeur, les richesses, la science, la magnificence et le pouvoir d'un royaume si riche et si abondant que nous le voyons à present? Est-ce pas raisonnable que la posterité sçache plusieurs particularitez que l'histoire ne decrit point?

Or escoute doncques, et aye patience.

Quelle comparaison peut-on faire à present de nos anciens rois avec celuy quy reigne, quoy en grandeur, en conqueste? Sçache que sa face, à l'aage de dix-huict ans[14], a plus espouvanté de villes rebelles dedans son royaume, a plus affermy son estat contre la rage et la furie d'un peuple mutiné, plus difficile à dompter que n'eussent faict 4 royaumes à conquester, tels que le Portugal, la Naple et la Cicille.

Nous ne deliberons pas de trouver sa vertu au detriment de la valeur de nos roys anciens: ce n'est pas nostre subject; nous ne voulons montrer sinon que la grandeur de nostre temps et que les actions des anciens estoient en tout pueriles au respect des nostres.

Quand je contemple l'histoire, leurs richesses, leurs bastimens, leur plaisir à la chasse, leurs revenus, leurs mariages, leurs ordonnances; et pour les peuples, leurs vestemens, leurs banquets, leurs mariages, leur science, leur pouvoir, leurs jeux, leurs discours, c'est un vray miroir pour mepriser l'antiquité.


Des Rois et de la Noblesse.

Je n'oserois mettre par escript ce quy se void par ces anciens comptes de la maison des rois, de leur argenterie, du miroitement de leurs vestemens, de leur despense pour la bouche et de leurs dons et liberalitez, car on ne le pourroit croire; il seroit pourtant necessaire pour faire ma preuve. Non, je le tairay: je ne veux reciter que ce que l'histoire m'enseigne.

Par l'histoire comme est decrite, je contemple ces vieux gentilhommes gauloys, armés de toutes pièces, leurs chevaux chargez de caparaçons, le tout à l'espreuve de toutes armes offensives, quy, avec le petit braquemart[15] à leurs costés, s'en alloient affronter quelque païs estranger où les peuples, timides de voir tant d'hommes de fer, fuyoient leur presence. C'est ce que je trouve avoir été le plus grand subject d'acquerir et de faire parler les histoires.

Tout au contraire en nostre temps nous avons une noblesse allègre, hardie, combattant à la mode, la picque ou l'espée au poing, legerement vestus, sans autre couverture que leur habit ordinaire; malgré la mort, passer victorieux la barricadde, le retranchement, le boulevert, quoyque munis d'hommes furieux quy devroient plus tost enjandrer la craincte que la hardiesse. Aussy est-ce nécessaire d'effacer de l'histoire ceste qualité donnée à Loys unze, duquel on dit avoir mis les roys hors de page, et la transférer à Louis XIII, quy, sans user d'astuce et de finesse comme jadis Loys unze, sed cum manu potenti et brachio excelso, a remis en son obeissance six provinces[16] dans son royaume en deux ans, possedées de force par les rebelles de la religion, par une authorité suprême et contre l'advis de la plus part des peuples, qui croyoient qu'il estoit impossible d'executer telle entreprise.


Des Batimens des roys.

Et des bastiments des anciens roys, quoy? Seroit-il besoin de produire pour preuve de leur petitesse les lettres-patentes d'un roy, données en son chasteau des Porcherons[17], près Montmartre, quy est une petite maison à present possedée par un bourgeois de Paris? cette maison royalle de Sainct-Ouyn, près Sainc-Denys[18], le chasteau de Bisaistre[19], près Gentilly, et le chasteau de Vauvert[20], possedé par les Chartreux de Paris, toutes anciennes maisons royalles de Paris?

Sans nous amuser à descrire les bastimens de nos roys d'à present, leur grandeur et leur magnificence, prenons le plus bas et considerons le bastiment de la maison de l'hostel de Luxambourg[21], faict par une royne, de laquelle la conduite et les fontaines des canaux ont plus cousté que toute la despence et le revenu de six de nos autres roys.


De la Chasse.

Et bien! le plaisir de la chasse de nos anciens, quel? De s'egarer dans les forêts, à la course d'un cerf mal accompagné, faire retraite à la cabane d'un charbonnier, et avec luy se contenter d'un morceau de lard mal appresté, la nuict se coucher sur la paille pour dormir, non sans danger des voleurs et malveillans, comme un François premier[22];

Ou bien d'aller chasser vers la plaine de Chelles avec deux pages, comme Cilperic, et en chemin estre assassiné par un Landry; d'aller au sanglier avec six gentilshommes comme Charles le sixième, y avoir eu de la frayeur, quy depuis a faict troubler l'esprit. Ce sont de belles grandeurs!

A present nostre roy y va en monarque, un capitaine et trente chevaux casaqués[23], l'oiseau sur le poing, cents gentilshommes à sa suite, cents chevaux-legers à la teste et pareil nombre à l'arrière-garde.


Le Revenu.

Et le revenu du royaume, de leur temps, quel! Je ne veux pas parler de deux et trois cents ans, car cela est admirable en chetiveté, je veux parler de nostre temps; de l'an 526 seullement, où il appert par un compte de l'espargne[24] que tout le revenu de la France ne montait qu'à quatre millions deux cents vingt-huict mille livres[25], et à present, du reigne de nostre grand Louys XIII, en 616, trente-quatre millions; en 617, trente huict millions[26]; en 618, quarante-quatre millions[27].

Ce n'est pas à moy à descrire ces dons et liberalitez[28], car chacun le peut recognoistre par la mesme espargne; suffit seullement de dire qu'ils sont plus grands en une année envers la noblesse que n'a esté le revenu de six rois en tout du temps passé.


Du Peuple.

Excusez, lecteurs, si par le menu je vous écris l'action et le vestement des peuples du temps passé; que si je ne le faisois il seroit impossible de monstrer la grandeur de nostre temps. Conjecturez doncques que le marchant estoit facile à cognoistre: son habit estoit un petit bonnet de manton, faict à la coquarde[29], un petit saye[30] de drap quy ne passoit pas la brayette, une ceinture d'une grosse lisière, un haut de chausse à prestre avec une brayette[31] quy passoit le saye de demy-pied; une gibecière pendante à costé; des souliers qui n'avoient du cuir que par le bout[32]. Et ainsy vestu, avec la barbe raze, paroissoit un antique en figure.

Sa femme, grande et maigre, un long nez, n'ayant aucune dent de devant, avec un grand chaperon detroussé par derrière jusques à la ceinture[33], une robbe de drap sceau[34] bordée d'un petit bord de veloux, une cotte de cramoisi[35] rouge et collets jusqu'aux mamelles, et des souliers pareils à son mary, un demy-cint[36] d'argent, trente-deux clés pendantes et une bource où dedans il y avoit toujours du pain benit[37] de la messe de minuict, trois tournois fricassés[38], une eguille avec son fil, deux dents qu'elle ou ses ayeuls s'estoient fait arracher, la moitié d'une muscade, un clou de girofle et un billet de charlatan pour pendre au col pour guarir la fièvre.

Si c'estoit un financier, il portoit une calotte à deux oreilles[39], un bonnet de manton, des chausses à prestres, un manteau à manches, les bras passés, la clé de son coffre à la cinture et un trebuchet[40] en sa pochette, et si la monnoie du temps estoit des douzains et pièces de six blancs.

Sa femme coiffée sans cheveux, son chaperon de veloux, une robbe de mieustade[41] à double quëue, un cotillon violet de drap, des souliers à boucles, une vertugalle[42], de longues patenotes blanches faites comme des petites ruelles de raves[43], avec des grantz poignez fourrez quy empeschoient qu'ils ne pouvoient mettre la main au plat.

Pour le mariage de leurs filles, il ne faut que voir les minutes de ita est, on lira un contract portant un douaire de deux cens couronnes d'or quy valoient trente-cinq sols pièces, encore c'estoit à la charge que le marié donneroit aux père et mère de la future chacun une robbe neufve.

Et leurs ceremonies, je n'oserois presque les descrire, pour ce qu'ils apprestent à rire. L'on voyoit un père avec son vestement cy-dessus, un moucheoir et des gants jaunes à la main, roides comme s'ils avoient esté gelez, un bouquet trouvé, estoffé de lavande, conduire sa fille au moutier, les fluttes et grands cornetz marchants devant l'espousée, vestue comme la pucelle Sainct-Georges[44], la veüe baissée, une escarboucle sur le front[45] quy luy battoit jusqu'à sur le nez; la mère et toutes les autres parentes suivantes, avec leurs grandes vertugalles en cloche et leur poignez fourrez, quy paroissoient comme poules quy traisnent l'aisle.

Au reste, les filles de l'âge de vingt-cinq ans estoient des innocentes quy jamais n'avoient rien veu ny mesme communiqué avec personne; je vous laisse à penser quels discours amoureux ils faisoyent!

Pour les garçons, ils avoyent l'esprit si grossier que rien plus; ils ne portoyent de haults de chausse qu'ils n'eussent quinze ans; ils n'avoient fait leur estude qu'à trente-six ans, et n'estoient mariez qu'à quarante-cinq ans, encore n'estoyent-ils pas très subtilz.

Et leurs plus grandes desbauches, c'estoit que le jour du caresme prenant ils mettoyent une chemise breneuse avec une bosse devant et derrière, un masque de papier, du son à la main pour jeter à tous venants.

Chetiveté miserable, de laquelle on se mocque, pour ce que l'on vit plus honorablement cent fois à present.

Qu'est-ce qu'un marchand à present? Se voit-il rien de plus honorable? Il n'est plus reconnu que par ses grands biens. Vestu d'un habit de soye, manteau de pluche[46], communicquant sur la place de grandes affaires avec toutes sortes d'estrangers, traficquant en parlant et devisant d'un trafic secret, plein de gain, d'industrie et de hazard inconnu à l'antiquité, et quy se rendra commun à la posterité.

Et du bourgeois de Paris, qu'en peut-on dire? Quand l'Ecriture parle de l'excellence de l'homme, elle dict qu'il est creé un peu moindre que les anges; et moy je dis du bourgeois qu'il n'est que un peu moindre que la noblesse, et si je disois egal, je ne sçay si je faillerois, veu que la noblesse, à present, se joint et s'annexe par alliance avec luy, en telle sorte que ce n'est qu'un corps, une paranté, une bource, une alliance, une consanguinité quy fait perdre ceste qualité de bourgeois pour la changer en noble.

Et leurs femmes, en quelle comparaison les peut-on mettre, au respect de l'antiquité. Premièrement il n'y a rien de mieux vestu, de plus propre, de plus honneste, si bien avenantes que la plus part pourroient plus tost estre recogneus nobles ès compagnies, pour estre agreables dans leurs discours et entretiens, que bourgeoises et marchandes; que outre que leurs grands biens sont cause qu'elles sont suivies de leurs filles, quy portent habit d'attente de noblesse, et quy n'espèrent rien moins pour leurs actions et leur gravité. Cela leur est commun, à aucunes la diversité des langues, presque à toutes la sagesse et le bon maintien.

Pour les mariages, ils sont tous autres que l'antiquité, soit pour le douaire ou la ceremonie. A present un simple marchand donne cent mille livres, tel bourgeois cinquante mille escuz, tel financier deux cens mille escuz[47], ce quy est cause d'une suitte admirable en despence extraordinaire, en chevaux, carrosses, serviteurs, et pour les assemblées. Lors que les mariages se font, ce n'est que pompeux vestements, chaînes de diamant et toutes sortes de dorures, non empruntées ny louées comme à l'antiquité, mais à eux appartenans en toute proprieté; et n'y a qu'une chose fascheuse en cela: c'est que les honneurs changent les meurs en ceste grande vogue; ils meprisent le limestre[48], et partant leur paranté. Mais quoy! c'est la grandeur du temps.

Il faut que tout s'entresuive: la manificence des banquets à six services[49], à quatre et six pistoles[50] par teste. Je croy que la France est à sa dernière periode pour sa splendeur, et ne crois pas que cela ogmente, mais plustot diminue.

Je vous defens pourtant, bonhomme de l'antiquité, d'en discourir mal à propos, et de dire que ces grandeurs et braveries ne font qu'enjandrer le vice, et que la modeste ancienne valoit mieux. Il n'y a nulle comparaison. L'antiquité estoit un deffault de pouvoir et une innocente sagesse pour le monstrer.

Nos anciens, pour estre pauvres et mal accommodés, laissoient-ils d'estre vicieux et debauchez, d'une desbauche publique et mesquine. Il me souvient de deux rues quy sont encore à Paris: l'une près de Saint-Nicolas, appelé le Huleu[51], l'autre près Sainct-Victor, appelé le Champ gaillart[52], où impunement le vice estoit permis avec les femmes desbauchées, et qui plus est, quand on avoit quelque procez ou querelle contre quelqu'un, en sollicitant ces femmes desbauchées, ils venoient impudemment au son du tambour faire accroire à une honneste femme bourgeoise qu'elle estoit vicieuse, et qu'elles la vouloient emmener de force[53] au lieu destiné pour les garces[54], ce qui apportoit un scandale public[55].

Cela ne se voit plus: la modestie et la sagesse ont couvert ceste coustume; que s'il y a de la desbauche à présent, ce ne sont ny filles, ny femmes de maisons, ains de meschantes chambrières vestues en demoyselles, quy font à croire à la jeunesse qu'ils sont de bon lieu, et ce ne sont que coquines quy mesprisent tout le corps des honnestes femmes.


De la Justice.

Pour faire la comparaison de la justice de nos anciens avec celle d'à present, nous n'entendons pas affoiblir leur renommée, car nous sçavons bien que ce n'estoit que gravité, que sagesse, science, grands observateurs de loix et executeurs d'ordonnances, bonnes et simples ames, authorisez, crains et redoubtez du peuple et de la noblesse, quy ne faisoient aucune difficulté de quitter le chapperon[56] pour ne rien faire du commandement des roys au prejudice du public. Ce n'est pas nostre tesme ny ce que nous avons à prouver; nous ne voulons monstrer que sinon qu'outre que toutes ces qualitez sont aux juges d'à present, ce qu'ils ont d'avantage.

Je crains de faillir en monstrant l'opulence de nostre temps, pour ce qu'elle est plus grande que je ne la puis decrire.

O brave senat de Paris, de Rouen, de Toulouze et des autres parlemens! vous n'estes pas seullement à admirer, possedans toutes ces graves qualitez de juges et d'avoir de vieux senateurs comme jadis, mais d'estre accompagnez d'un grand nombre de jeunesse quy, à l'age de vingt-cinq ans, ont esté receus au Parlement, aussy rempliz de science et de sagesse qu'estoient nos anciens à septante ans, outre la valeur des offices, quy coustent à present cens mille livres, et le grand train que vous tenez, au respect du temps passé, où le mulet estoit aussy empesché à porter le fumier aux vignes qu'à mener son maistre au palais.

Il n'y a juge quy n'ait sa porte cochère[57], un ou deux carosses, six chevaux à l'etable, double palfermiers, quatre laquais, deux valets de chambres, un clerc, outre le train de madamoyselle, quy est égal.

C'estoit chose rare au temps passé de voir un homme riche, et le plus riche s'appeloit milsoudier[58], c'est-à-dire quy pouvoit faire depence de cinquante livres par jour; à present il n'est pas seulement commun à la plus part des maisons, mais il passe en despence.

On verra bien clair se on lit par les histoires anciennes que les officiers des cours souveresnes, bourgeois et financiers, ayent, à la necessité de la guerre, fait toucher à leur roy, en trois mois, dix millions de livres comptant par l'achat de nouveaux offices[59] et aliénation de domaine, comme nous l'avons veu ces jours passés, par le moyen desquels Sa Majesté a restauré son Estat, espouvanté ses rebelles, regaigné ses villes et rendu un peuple furieux souple comme un gant.


Des Hommes doctes et de la Religion.

Je suis contrainct de confesser qu'au temps passé il y avoit de doctes personnages quy ont monstré leur science en public aux concilles. Je ne pourrois les mespriser sans faillir; mais tout ainsy que les propositions et allegations contraires à la doctrine de l'Eglise estoient legères au respect de ce que les heretiques ont inventé depuis et mis par escrit, aussi la solution en estoit plus facile; et si quelle peyne avoit-on pour trouver ces doctes-là, l'un appelé du Lionnois, l'autre de Paris, l'autre d'Angleterre, quelsques uns tirez des monastères, et, ainsy assemblez, faisoient une doctrine parfaicte, selon le temps et les propositions; mais qu'il se soit trouvé, au temps passé, un du Perron pour promptement recognoistre l'erreur et respondre en public à un Duplessis Mornay[60]; un Draconnis[61] pour chausser les esperons à un subtil Dumoulin[62]; un Coiffeteau[63] pour faire la barbe à un Durand[64]; un Cotton pour promptement respondre, par son livre de l'Instruction catholique[65], à toutes les batteries proposées contre les seremonies de l'Eglise par un Calvin, je n'en ay point veu.

Neantmoins (excipientur ab hac regula) sainct Hierosme, sainct Thomas, sainct Augustin, et les autres anciens docteurs ecclésiastiques, desquels nous ne voulons point parler, car ils avoient le Sainct-Esprit et sçavoient tout et encores plus qu'on ne sçauroit dire, comme vrais pivots sur lesquels tous les docteurs ont esté bastis; et, toutefois, si je disois qu'à present il se trouve des hommes quy sçavent et peuvent discourir promptement de ce que tous les doctes de l'Eglise ancienne ont escript, quy n'ignorent rien du contenu en leurs livres, je croy que je n'en serois pas repris, et parlant, un ou plusieurs de ce temps sçavent tout ce que trente de l'antiquité ont escrit.

Et pour le monstrer, qui a veu et assisté aux harangues publiques faictes par ce docte Mauricius Bressius[66], principal du collége de Lizieux, quy, sans hesiter, en trois heures, d'un latin esgal à celuy de Ciceron, disoit en abregé tout ce quy estoit contenu dans l'impression de quatre cents doctes livres, disoit les meurs et façons de vivre de toutes les nations du monde, la forme de leurs vestemens, de leurs combats, de leurs gouvernements, de leurs religions, et de tout ce quy s'est passé depuis Adam jusqu'à notre temps, ce qu'il a monstré en huict jours et en huict assemblées en la presence des plus doctes de Paris, quy l'admiraient.

Trouvez-moi de telles gens à l'antiquité; j'en nommerois sans faillir un cent de pareils, se je ne craignois de faire tort à mille quy paroissent en public par leurs publications, et en particulier par la lecture de leurs livres, quy me fait dire, et à bon droict, qu'en nostre temps nous avons des hommes remplis de toutes sortes de sciences, de langues, d'arts et de mestiers, speciallement à Paris, où ils abondent en quantité.

Qu'il vienne un peu de nouveaux Collampades, Calvins et Bezes, planter leurs nouvelles heresies et faire accroire aux assemblées de Poissy[67] qu'ils ont raison par leurs fardez discours; qu'ils viennent prescher au Patriarche[68] et à Poupincourt[69] et faire accroire aux chambrières et aux savetiers que les ceremonies de l'Eglise ne servent de rien, que les prières n'ont aucune efficacité après la mort, que le purgatoire est une invention du pape, et mille autres allegations que nos anciens docteurs ont laissé couver cinquante ans durant, faute de veiller, d'ecrire et prescher.

Ils trouveroient à qui parler, ils trouveroient de fermes rochers, qui, par leur diligence et leurs études assidues ont relevé ce quy estoit cheu, reveillé ce quy dormoit, et decouvert ce quy estoit caché à nos anciens; aussy, comme la negligence des docteurs et la simplicité des hommes estoit lors, l'observation de la religion estoit pareille: quelle religion paroissoit-il à nos anciens d'aller ouïr une petite messe les festes, mespriser les vespres, une fois l'an se confesser, encore falloit-il dire leurs peschés, tirer de leur bource un tournois fricassé pour donner à l'offrande, ne tenir compte des festes, n'aller au sermon que les bons jours, aller le jour de Noel à la messe de minuict pour dormir sur la paille que l'on mettait aux églises, chanter des noels de l'antiquité, qui commençoient: «Viens çà, gros Guillot»; se souler après la messe pour dormir le lendemain jusqu'à midi, et, quand on estoit mort, de faire de belles epitaphes, comme il s'en suit:

Cy dessous gist le grand Pierre,
Enterré sous ceste pierre,
Quy s'est toute sa vie
Meslé de la friperie.

La postérité avoit bien affaire de le sçavoir! Voilà les actions de l'antiquité, leurs plus grandes observations en la religion, leurs subtiles poesies et leur grand merite.


Des Delectations du temps passé.

Voyons quel estoit leur plaisir, si c'estoit à voir jouer la comedie. A la vérité il faisoit bon la voir, car il y avoit anciennement de certains chartiers et crocheteurs quy, vestuz en apostres, jouoyent la Passion à l'hostel de Bourgongne, ou la Vie de saincte Catherine[70], auxquels on souffloit au cul tout ce qu'ils recitoient, où tout le monde estoit receu à un double pour teste, et la plupart n'y alloit que pour voir les actions de Judas, dont les uns se rejouissoient et les autres en pleuroient à chaudes larmes.

Ou bien suivoient pas à pas maistre Gonin[71], quy, avec sa robbe mi-party, le nez enfariné, jouant de sa cornemuse, faisoit danser son chien Courtault, ou, par une subtilité de la main, faisoit courir sur son bras sa petite beste faicte d'un pied de lièvre, qu'ils croyoient fermement estre vivant, tant ils avoient l'esprit innocent. C'estoit là le plesir des bourgeois; et au sortir de là, pour discourir de ce qu'ils avoient veu, ils s'embarquoyent dans un cabaret, où ils faisoient un gros banquet à dix-huict deniers l'escot, où la pièce de bœuf aux navets servoit de perdrix.

Pour le menu peuple et gens de boutique, pour la peyne qu'ils avoient eue toute la sepmaine à travailler, ils prenoient congé les festes, pour jouer à la savatte parmy les rues, ou à frappe-main[72], où les maistres et maistresses prenoient moult grand plesir, à cause de quoy ils avoient le soir demy-setier par extraordinaire, et non davantage, encore que le muids de vin ne coustoit lors que cinquante sols[73].

Pour les officiers des Cours souveraines et subalternes, à cause de leur gravité ils n'osoient hanter le menu peuple; leur delectation estoit de s'assembler l'après-dinée aux festes pour jouer aux deniers, à devoir, à trante-et-un, et au trou-madame, une tarte de trois sols, et, au surplus, grands observateurs des ordonnances de Philippe le Bel[74], qui défendoit à ceux qui n'avoient que cinquante livres de rante de manger du rosty plus d'une fois la sepmaine.

Pour les procureurs et advocats du Palais, leur plus grande desbauche c'estoit de se promener les festes hors les portes, sur le rempart ou au Pré-aux-Clercs[75], avec la robbe et le bonnet carré et le petit saye qui ne passoit pas la brayette, disputans et devisant ensemble de l'appoinctement en droict et du default pur et simple, et par intervalle juger lequel des Bretons couroit mieux la poulle[76], ou de celuy qui saultoit le mieux[77] en trois pas le sault.

Puis, estant de retour de ceste delectation, venoient souper ensemble chacun avec sa parenté, où on ne souloit point son hoste, car chacun faisoit porter son pot à frein et sa vinaigrette, et celuy qui avoit prié la compagnie avoit une epaule ou une esclanche quy revenoit à deux carolus, par extraordinaire, avec un plat de carpes.

Je laisse à juger aux lecteurs si ce n'est pas mal à propos nous reprocher l'antiquité. Et que faict-on à présent quy ressemble à cela! Voyez les nobles, les officiers des cours souveraines, les bons bourgeois, de quoy ils se delectent: ils meprisent ce qui anciennement estoit le plaisir des roys et des princes: la paume, elle est trop violente; la comedie, elle est trop commune; la boule, elle est trop vile; et quoy donc? faut aller aux cours avec le carrosse à quatre chevaux au petit pas, pour deviser, chanter, rire, conter quelque nouvelle impression, voir et contempler les actions des hommes qui s'y trouvent, et, à l'exemple des plus honnestes, se rendre agreable aux compagnies.

Pour le peuple et les marchands, leur trafic se fait par commis, car, pour les maistres, ils vivent honorablement: le matin on les void sur le change, vestuz à l'avantage, incognus pour marchands, ou sur le pont Neuf, devisant d'affaires[78] sur le palmail[79], communicquant avec un chacun: si c'est un peuple docte, ils escoutent les leçons publiques; s'ils sont devocieux, ils frequentent mille belles eglises, escoutant infinis bons predicateurs quy, tous les jours, preschent en quelque lieu où on faict feste.

Si le roy est à Paris, ils prennent plaisir à voir une académie remplie de jeune noblesse instruicte à picquer, tirer des armes, à combattre à la barrière, à la bague, et à mille autres exercices qui font honte à ceux quy, pour les sçavoir, quitteroient la France, et occuperoient l'Italie.


Des Batiments et du Plaisir des champs.

Les ignorants et ceux quy ne penètrent point assez avant à la cognoissance de toutes choses disent que les hommes du temps passé estoient aussi riches avec leur peu, comme nous avec notre abondance. Je le nie, car leur contentement estoit borné par force, d'autant qu'ils avoient un default de pouvoir, ou bien ce contentement estoit mesquin. S'ils avoient de la richesse, pourquoy laissoient-ils nos villages denuez de belles maisons? Il y a deux cens ans que nos maisons des champs, mesme des meilleurs bourgeois des villes, n'estoient que des cabanes couvertes de chaume; leurs jardinages clos de hayes, leurs compartiments des carreaux de choux, leurs palissades des hortyes, leurs plus belles vues une ou plusieurs fosses à fumier, et, quand il estoit question de bâtir l'estable à cochon de fond en comble, ils estoient trois ou quatre ans à en faire la despence: autrement ils eussent esté ruinez.

Voyez les plus beaux et les plus anciens bastimens des villes, de quelle structure ils estoyent! Les architectes estoient de venerables ingenieurs pour bastir force nids à rats; ils faisoyent une petite porte; d'autres une petite estable à loger le mulet, de bas planchers, de petites fenêtres, des chambres, antichambres et garderobes estranglées, subjectes les unes aux autres, le privé près de la salle, un grand auvan à loger les poulies et une grande cour pour les pourmener[80].

Leurs meubles des champs estoient pareils: une grosse couche figurée d'histoire en bosse, un gros ban, un buffet remply de marmousets, une chaise à barbier de Naples[81], et pour vaisselle des tranchoirs de bois, des pots de grais, une eclisse à mettre le fourmage sur la table, un bassin à laver de cuivre jaune, et sur le buffet deux chandelles des roys riollées, piollées[82], une vierge Marie enchassée et un amusoir à mouche, le maistre père et compagnon avec le paysan de la maison, quy sentoit toujours le bran de vache et la merde de pourceau; au surplus, ils estoient si pauvres, qu'ils se trouvoient contraincts en hyver de se chauffer à la fumée d'une aiteron pour faute de bois.

Ainsy nos anciens sculpteurs n'avoient aucun plus beau subject pour mettre en figure que ceste perspective champestre, où tout ce que dessus est figuré à la rustique et où nous avons cognoissance de ceste chetiveté.

O siècle d'or! mais à present l'on voit nostre campagne enrichie de superbes edifices, la vue desquels fait abolir la memoire de l'antiquité, et, outre les maisons bourgeoises quy se voient en quantité, basties d'une structure admirable, couvertes d'ardoises, garnies de fontaines et de magnifiques vergers, esloignées des cours basses où le paysan fait sa retraicte, encores voit-on les superbes chasteaux des officiers des cours souveraines, nobles et financiers, quy, à moins d'un an, ont par un nouvel edifice renversé mille maisons rustiques pour en former une noble.

Et pour les bastiments des villes, quoy? ce sont autant de chasteaux, et toutefois peu prizés si la despence n'en excède cent mille livres, fonds quy n'est à rien compté sur le revenu du proprietaire, ny sur les superbes meubles, tapisseries et vaisselle d'argent dont on se sert ordinairement.


Des Livres.

Ce sera peut-estre par la composition des livres que l'antiquité l'aura gaigné? Et toutes fois, pourveu que l'on ne mette point en compte l'antiquité des Grecs et des Latins, dedans l'antiquité de nostre France je n'y trouve que de la chetiveté, quand je me représente ces venerables escrivains qui ont composé le roman de la belle Éloïse, les valeureux faits de Jean de Paris, la guerre des quatre fils Aymon, la hardiesse de Reignaud de Montauban et de Richard-sans-Peur, la folie de Rolant-le-Furieux, la conqueste du roy Artus[83], la gloire de Morgan[84] et les faicts de Jeanne-la-Pucelle; ce sont livres de l'antiquité françoise, qui ne ressemblent nullement, ny en discours ny en subject, à un Bellaut, à un Ronsard, à un Desportes, ni à un Dubertas, pour la poésie; à un de Thou, à un Mathieu, et infinis autres pour la prose.

Je ne veux pas pourtant nous tant priser que l'on ne nous reproche qu'en nostre temps nous n'ayons des plus grands quy ont escrit obscurement quand ils ont parlé d'estre emondés et repurgés, et qui peut-être nous diminuroit en gloire; mais il les faut passer comme on a passé dedans le livre de Tevet[85] Clopinel et Rabelais pour hommes illustres.


Pourquoy plus d'abondance de pauvres qu'au temps passé.

Je ne sçavois plus par quel endroict on pouvoit me reprendre d'avoir tant mesprisé l'antiquité pour nostre temps, si ce n'est que l'on me mette devant les yeux la grande quantité de pauvres quy sont en ce reigne mandiant, veu la grande richesse quy y est, au respect du temps passé, où ils s'en trouvoit fort peu.

S'il en falloit monstrer la source et d'où elle vient, j'auroy trop à discourir: suffira d'en dire deux ou trois raisons quy monstreront que c'est la grandeur du royaume quy en est cause.

Comme doncques, au temps passé, les bourgeois et habitants des villes se contentoient chacun en son pays de trafiquer, vivre et mourir, faisant mesme difficulté de prendre alliance ailleurs, de peur de perdre la vue de leur heritage et patrimoine, les autres villes estoient desertes d'estrangers, et Paris, avec sa petitesse, se contentoit de ne point traficquer ailleurs, et vivoient escharcement[86]; et de faict, on ne tenoit conte des maisons, quy lors estoient louées à vil prix faute de peuple[87]; mais depuis que l'estranger a gousté de la grande liberté d'y vivre, et on ne s'enqueste de rien, cela a faict descendre en foule l'Italie, l'Angleterre, l'Allemaigne, la Flandres, la Hirlande[88], et tous les religionnaires du royaume, pour y habiter comme en un lieu de refuge asseuré, et, partant, si grande abondance de maneuvres de toutes sortes, d'ouvriers à mestiers, que les vrais regnicolles ont esté frustrés de leur travail: c'est la première raison.

La seconde, la permission de tenir boutique sans chef-d'œuvre et la trop grande quantité de maistres par lettres[89].

La troisième et la plus forte, c'est qu'à present il se trouve en court de petits partisans quy font la fonction et la charge de mille mestiers: car ils fournissent à la noblesse tous les jours à changer: chapeau, fraize, colet, chemise, bas de soie et souliers, en rendant les vieux, à quatre escus par mois[90], et partant ils sont cause du peu de travail, du labeur et du gain de mille maistres de boutiques.

Mais de mepriser notre temps pour cela, tant s'en faut. Cela monstre l'abondance de toutes choses au royaume, la subtilité des esprits, la facilité d'avoir ses commoditez sans avoir affaire à tant de personnes, et si d'avantage et par un bel ordre qu'il est aisé d'y apporter, on peut facilement nourrir les indigents, parceque la richesse y est.


Des Hommes de bonne conscience en notre temps.

Et bien! bon homme de l'antiquité, avec vostre robe courte de marchand, vostre petit saye de drap, vostre gibecière, vos pantouffles de pantalons[91] et vostre barbe de Melchisedec, sur quoy fonderez-vous maintenant vos raisons pour nous reprocher vostre temps? Voulez-vous que nous soyons, comme vous, chetifs, mesquins et innocens? Ah! je sçavois bien que vous aviés encore quelque chose à nous reprocher, que vous aviez meilleure conscience et que vous faisiés plus de bien aux eglises en vostre temps que nous.

Hé! bon homme! vous ressemblez à ceux qui composent les almanachs: à faute de bien calculer, vous nous predisez de la pluye au lieu de beau temps. S'il falloit mettre à la balance les gens de bien de vostre temps avec ceux du nostre, il faudroit, par necessité, pour vous rendre esgaux, y mestre encore avec vos bons tous les meschans ensemble, encore vostre costé monteroit.

Si de vostre temps les rois, les princes et la noblesse ont fondé de beaux temples que nous avons encore à present, n'en attribuez point l'honneur aux peuples, car ils n'y ont jamais songé et n'en avoient pas le moyen; mais à present, combien on a veu de liberalité à nos peuples, par le moyen de laquelle on a basti tant de nouvelles eglises et tant de monastères, quy, en moins de deux ou trois ans, d'une structure admirable, ont esté parachevés, et dont la despense d'un seul de ces monuments a plus cousté que six de l'antiquité! Eglises remplies de religieux, quy, fuyant l'avarice, ont quitté et abandonné leur patrimoine pour vivre en un lieu de pauvreté.

Avez-vous veu en nostre temps des hommes quy, sans quitter leur vacation ordinaire, continuant dans le monde la fonction de leur charge, donnent tout ou la plus grande partie de leur gain aux pauvres en cachette, ne se reservant que le victum et vestem?

Avez-vous veu de vostre temps vos temples ornez, decorez et tapissez, adorez et servis sans discontinuation comme les nostres? Avez-vous veu en un jour la sanctification de quatre, que saincts, que sainctes, dont le renom a esté esgal à ceux de l'antiquité, sans comter ceux qui meritent sanctification, dont nous avons ample preuve par leurs miracles?

Ne parlez plus, et sachez que votre simplicité ancienne est le subject qu'il faut dire de vous:

Oderunt peccare boni formidine pœnæ;

et des peuples de maintenant:

Oderunt peccare boni virtutis amore.

L'Onophage ou le Mangeur d'asne[92], histoire veritable d'un Procureur qui a mangé un asne.

Improbius nihil est hac... gula.

(Mart., ep. 51, lib. 5.)

A Paris, M. DC. XLIX. In-4.

AUX SAVANTS.
EPIGRAMME.

Enfans d'Apollon et des Muses,
Sçavans dont les doctes ecrits
Charmeront tous les beaux-esprits,
Lors que vous decrirez les rases
De cet affamé procureur,
Ou plustost de cet ecorcheur
De qui la devorante pance
Engloutit des vivants l'animal le plus doux,
Que si de ce baudet vous prenez la defence.
En ecrivant pour luy vous parlerez pour vous.


L'Onophage ou le Mangeur d'asne.

Il faut avoüer cette fois
Que Paris estoit aux abois,
Bien que chacun fist bonne mine,
Puis qu'un procureur de la cour
A mangé pendant la famine
L'asne du moulin de la Tour[93].

Cette ville estoit donc sans pain,
Et tout le monde avoit grand faim;
On y faisoit fort maigre chère;
Enfin tout s'en alloit perir,
Quand pour vivre on aveu le frère
Avoir fait son frère mourir.

Il estoit assez renommé
D'estre un procureur affamé;
Mais durant la disette extrême
Il falloit qu'il fût enragé,
Et, si chacun eût fait de même,
Paris se fût entremangé.

Que de veufves! que d'orphelins!
Que l'on auroit veu d'assassins!
Le fils auroit mangé son père,
Le cousin meurtry le parent,
Et je croy mesme que la mère
Auroit devoré son enfant.

Mais le Ciel, quittant son couroux,
Nous regarda d'un œil plus doux:
Car, s'il n'eût appaisé son ire,
Tous les baudets estoient peris,
Et puis après on eût pu dire:
Il n'y a plus d'asne à Paris.

Sauvez-vous, clercs et procureurs;
Gaignez au pied, soliciteurs;
Lors qu'il n'aura plus de pratiques,
Prenez garde à vous, advocats,
Il vous prendra pour des bouriques
En vous voyant porter des sacs[94].

Marchands, bourgeois et artisans,
Eseoliers, docteurs et pedans,
Allez nuds pieds, quittez vos chausses,
Afin d'eviter le trepas;
Car il vous mangera sans sausses,
S'il vous rencontre avec des bats.

Menez vos asnes, plastriers[95],
Avecque ceux d'Aubervilliers,
Que ce gourmand ne les attrape;
Courez viste, et doublez le pas:
Car, mesme à la mule du pape,
Il ne luy pardonneroit pas.

Pauvres meusniers, que je vous plain,
Puis qu'il faudra dessus vos reins
Porter le bled et la farine,
Comme des chevaux de relais!
Car, si l'on avoit la famine,
Il mangeroit tous vos mulets.

Fuyez la rage de ses dents,
Poètes, rimeurs impudents:
Vostre ignorance vous condamne,
Vos burlesques n'en peuvent plus,
Vostre Pegase n'est qu'un asne,
Et tous ceux qui montent dessus.

Escrivains dont les sots discours
Que l'on imprime tous les jours
Sont temoins de vos asneries,
L'on vous donnera des licous,
Et, pour finir vos railleries,
Ce loup vous egorgera tous.

Ou bien implorez le secours
Des mulets d'Auvergne[96] et de Tours;
Tenez bon, consultez l'oracle;
Vous n'irez pas tous seuls aux coups,
Car tous les asnes du Bazacle[97]
Ont le mesme interest que vous.

La procureuse est en danger:
Il la pourroit aussi manger,
Si la faim quelque jour le presse,
Excitant ses boyaux goulus;
Il croira que c'est une asnesse
Quand il sera monté dessus.

Parisiens, où est vostre cœur
De souffrir que ce procureur
Vous traitte comme des canailles,
Qu'il ait vos citoyens meurtris?
Car, estant né dans vos murailles,
Cet asne est enfant de Paris.

Prenez les armes, vangez-vous,
Et luy donnez cent mille coups;
Despeschez tost, vous l'avez belle,
Maintenant qu'on est en repos;
Si la guerre se renouvelle,
Il vous mangera jusqu'aux os.

On dit que le brave Samson
De la maschoire d'un asnon
A sceu très vaillamment combattre
Et defaire les Philistins;
Mais ce procureur en a quatre,
Dont il tuera tous ses voisins.

D'une seule Caïn cruel
En assomma son frère Abel,
Ainsi que disent les histoires;
Pourquoy faut-il donc que ce chien
Se soit servy de deux maschoires
Afin de devorer le sien?

Partout se trouve des mechans,
A la ville aussi bien qu'aux champs,
Qui sont plus malins que le diable
Pour commettre mille delits;
Mais pour ecorcher son semblable
Ce procureur est encor pis.

On dit qu'il a changé son nom,
Qu'il n'est plus qu'un pauvre pieton,
Pour avoir mangé sa monture,
Et que sa femme et Fagotin,
N'ayans point d'autre nourriture,
En ont fait bien souvent festin.

Mais qui l'auroit jamais pensé,
Que ce procureur insensé
Eust fait cet horrible carnage!
Plaideurs, cessez vos differens,
Fuyez ce mechant dont la rage
N'a pas epargné ses parens.

Sa femme dit qu'il est prudent
D'avoir serré le curedent,
Qu'il cherit comme des merveilles,
Pour faire avec elle la paix,
Et qu'il a gardé les oreilles,
Qu'il monstre à tous ceux du Palais.

Du sang il en fit du boudin,
Qu'il envoya par Fagotin
A tous ceux de son voisinage,
Et de la peau un bon tambour,
Afin d'animer le courage
De tous les grans clercs de la cour.

Il est un fort bon menager
De tout ce qu'il n'a peu manger,
Mesme des choses les plus ordes;
Veu que des boyaux les plus longs
Il en a fait faire des cordes,
Pour servir à des violons.

Ce bel asne estoit si parfait,
Qu'on dit que Midas l'avoit fait.
Il ne demandoit rien qu'à rire,
Et parloit si haut et si clair,
Que, s'il eût appris à escrire,
Il eût esté le maistre clerc[98].

Dis-moy donc, monstre plein de fiel,
Procureur barbare et cruel,
Infame et vilain onophage,
Loup affamé plus que brutal,
Pourquoy exerce-tu ta rage
Contre cet aimable animal?

Tes sens contre toy revoltez
Te bourellent de tous costez;
Ta conscience te gourmande,
Le sang de ton frère epanché
Demande à tous que l'on te pende,
Afin de punir ton peché.

Puis j'ecriray sur un tableau:
Cy gisent dessous ce tombeau
Deux gros asnes qui par envie
Les uns pour les autres sont morts;
Ils estoient deux pendant leur vie,
Et maintenant ce n'est qu'un corps.


AUX LECTEURS.
EPIGRAMME.

De ce fratricide execrable
Les vrays temoins sont Fagotin
Et tous les mangeurs de boudin.
Ce discours n'est pas une fable:
C'est pourquoy je croy que mes vers
Luy mettront l'esprit de travers,
Car tout le monde le condamne;
Que si cet ecrit voit le jour,
Un chacun dira que son asne
Avoit des amis à la cour.

Les Regrets des Filles de joye de Paris sur le subject de leur bannissement[99].

A Paris, chez la veuve Jean de Carroy, rue des Carmes, à la Trinité.

In-8.

Tout est perdu, dame Massette[100]! Nos bons amis sont morts: tous les jours de nostre vie ne seront desormais qu'une continuelle misère. Nous avions depuis vingt-cinq ans tenu librement nos grands jours dans cette grande et bonne ville. Les François et les estrangers y estoient accourus de toutes parts pour jouir de nos caresses et embrassemens. Ce n'estoit que plaisantes festes et agremens entre nous. L'avarice, l'usure et tant d'autres vices quy ont un merveilleux credit en ce siècle, estoient bannis de nos compagnies. Que deviendras-tu, dame Massette, et tant d'autres esprits de ta sorte? Tes inventions s'en vont estre du tout inutiles. Il ne faut plus esperer de r'abiller et vendre cinquante fois un pucelage. Les changemens de bourgeoises en demoiselles et de demoiselles en villageoises ne sont plus de saison. Les garces du puits Certain[101] ne seront plus femmes de secretaires au puits de Rome[102], et celles du faubourg Saint Germain ne feront plus de pelerinage à Charenton pour tenter les braguettes reformées. Que celles-là sont heureuses quy de bonne heure, ayant pris l'essor aux extremitez des fauxbourgs, s'estoient accoustumées aux aspretés du soleil et à se retirer dans les masures et cavernes[103] en temps froid et pluvieux! Elles n'auront pas à combattre les rigueurs auxquelles elles se sont endurcies. Tant de faces plastrées auront bien plus à souffrir. Quelle peine à tant de visages nourris à l'ombre, à tant de corps qui ne cheminoient que sur les fesses! Encore si la verole et ses avant-coureurs n'avoient point miné nostre vigueur, si nos forces estoient entières, il y auroit esperance de faire quelque visage en attendant le changement que la vicissitude des choses humaines peut faire esperer! Mais tout manque, au besoin. L'absence de la cour[104] a fait cesser le trafic ordinaire. Il a cependant fallu vendre et engager jusques à la chemise: quelle pitié! O nos chères compagnes! que vous avez esté bien conseillées à ce printemps dernier de faire le voyage de Touraine[105]! Vous avez rencontré vos bons amis dans ce beau jardin de la France, et nous, au contraire, sommes demeurées en butte au malheur et à l'infortune. Quelqu'un de nos entremetteurs, disnant avant-hyer avec la Samaritaine[106], feit rencontre d'un vieux routier quy l'assura sur son honneur que, si nous pouvions nous rendre, sur nos poulains ou autrement, en cinq ou six bonnes villes de ce royaume, nous pourrions encore, en travaillant (comme il est raisonnable), remettre nostre train. Un autre nous conseille de nous deguiser, les unes en nourrices, les autres en servantes, chacune selon l'invention de son esprit, et en cette sorte il promet de nous faire trouver divers partis, mesme des mariages heureux, selon la rencontre. Divers advis nous sont donnés de toutes parts, mais nous avons ce malheur qu'ayant sceu tant de resolutions aux occasions amoureuses, nous ne pouvons en prendre aucune sur ce subject de nos misères. Rappelle un peu tes merveilleuses subtilitez, dame Massette, et pense si tu n'as point autant d'inventions pour nous sauver comme ta malice en a formé pour nous perdre. Du moins, si nous sommes à nostre dernier maistre et que toute esperance nous soit ostée, que nous ayons ce contentement d'avoir pour compagnes tant d'autres de nostre cabale quy ne sont que par le nom de maistresses et de garces; nous ne differons que du plus et du moins, quy ne change point la chose, car la garce particulière est aussy bien garce que la publique: il n'y a que la rencontre d'une bonne bource quy empesche l'une de faire comme l'autre, et encore tel pense bien en avoir seul la jouissance quy se trompe: une beste quy a deux trous sous la queue est de difficile garde. Nos academies sont autant frequentées de ces bonnes dames-là que des autres; il est bien ignorant des pratiques amoureuses dans Paris, quy pense posseder seul une maîtresse qu'il a. Elles leur en font bien accroire: tel pense estre père quy n'en a que le nom et la despence; au reste un mauvais garçon parisien disoit ce jourd'huy à sa mère:

J'entends depuis quelques matins
Qu'on chasse toutes les putains[107];
Mesme on tient que les maquerelles
Sont de ce nombre: en bonne foy,
Ma mère, je suis en esmoy
Quy lavera nos escuelles.

Histoire joyeuse et plaisante de Mr de Basseville et d'une jeune demoiselle, fille du ministre de Sainct-Lo, laquelle fut prise et emportée subtilement de la maison de son père par un verrier, dans sa raffle; ensemble le bien quy en est provenu par le moyen d'un loyal mariage quy s'en est ensuivy, au grand contentement d'un chacun.

Prins sur la coppie imprimée à Rouen par Jacques de la Place, en 1611. In-8.


Stances.

Ce n'est pas un discours de Cour;
Ce sont parolles bien plus belles,
Car elles viennent de l'amour:
Aussy sont elles immortelles.

Autre que vous n'eust sceu escrire
Ces belles parolles d'amour
Si l'amour, quy vous les inspire,
N'eust rendu parfaict ce discours.

Beaux esprits à quy les faveurs
D'Amour et du Ciel sont données,
Puissiez-vous avec cest honneur
Parachever vos destinées!

Finissant ensemble vos ans
Unis d'une amour mutuelle,
De vostre amitié immortelle
S'engendreront de beaux enfans.


Voicy des parolles, mais non telles qu'on les donne en cour; pures, simples, dont l'art sans fard est le lustre manifeste et l'ornement principal. A la verité, mon desseing estoit de le marquer en mon esprit, non de les donner en public pour la vanité. Le los[108] ne s'acquière à si bons petits traits; mais, regarde le pouvoir des beautez, quy a forcé mon ame à cest entreprise, et tu jugeras que mon obeissance ne pouvoit refuser à faire le contenu de ce present discours.

Comme je vous veux raconter d'un vaillant guerrier nommé le capitaine Basseville, lequel, traitant l'amour d'une jeune demoiselle, fille de M. Guiot, bourgeois de la ville de Sainct-Lô, en Normandie, ministre et pasteur de l'Église reformée, luy ayant traité l'amour l'espace d'un an et demy, ne treuvant le moyen de la pouvoir avoir, et estoit en grand' peine comment il en pourroit venir à bout.

La fortune veut qu'il rencontre un marchand verrier quy venoit de la ville de Sainct-Lô, auquel il conta sa fortune et l'amitié qu'il porioit à cette jeune demoiselle, lequel estoit fort en peine comme il pourroit trouver le moyen de la voir, d'autant qu'il ne pouvoit frequenter la maison de son père si souvent qu'il avoit de coustume, à cause de la colère qu'il avoit; en quoy le verrier commence à s'enquester du capitaine de Basseville quy estoit sa maistresse, et luy respondit que c'estoit la fille de M. Guiot.

Le verrier luy respond qu'il venoit de son logis, et qu'il avoit parlé à elle-mesme, qu'il luy avoit vendu des verres et luy avoit promis d'y retourner de près. Le capitaine Basseville luy dit alors que, s'il luy vouloit faire un plaisir, qu'il regardât qu'il luy donneroit, et luy dire le jour qu'il y retourneroit.

Alors le verrier luy respond que, si c'estoit chose qu'il peut faire, qu'il ne s'y refuseroit pas, et chose de quoy il peut venir à bout. Lors le capitaine luy dict: Ne pourrions-nous point trouver le moyen et subtilité de la sortir de la maison de son père?

Le verrier luy respondit: Ouy, moyant[109] qu'il y voulut consentir. Pour moy, je prendray bien ma raffle[110] et la porteray dans le logis de M. Guiot cependant que le presche se dira dimanche, et l'emporteray hors la ville sans que personne s'en donne garde, je vous le promets.

Le capitaine luy dit qu'elle le voudroit bien, et qu'il ne desiroit autre chose que sa compagnie; et, ceste resolution prise, le capitaine le faict demeurer à un logis hors de la ville, et qu'il fisse bonne chère cependant qu'il alloit parler à elle. Incontinent le capitaine Basseville entre dans la maison de sa maistresse sans que personne le vit, et luy fist la reverence. En la baisant luy dict: Ma mie, si vous ne me croyez aujourd'huy, vous ne me verrez jamais ceans. Alors elle se prit à plorer.—Et pourquoy me dictes-vous ces parolles, voyant l'amitié que je vous porte et que je vous ay toujours porté?

Le capitaine luy dict alors qu'il avoit fait une certaine entreprise.—Hélas! mon Dieu! quelle entreprise avez-vous faicte, mon amy?—C'est que le verrier quy partit hier d'icy reviendra aujourd'huy, faignant de vous apporter des verres. Et faut, si vous me portez amitié, que vous faciez ce que je vay vous dire. Ne faictes faute, aussy tost qu'il arrivera, de le faire entrer dans la grande salle, puis après vous direz à vos servantes que vous voulez aller voir vostre commère Mme Daussy, par compagnie avec vostre nièce, qui vous attend là bas à la porte. Alors vous descendrez et vous vous mettrez dans sa raffle, et ne craingnez rien de luy, car il ne vous fera aucun tort, et vous apportera droict à la maison de mon fermier des bois, là où vous me trouvrez, et tiendrai là deux pièces de grands chevaux pour aller où nostre cœur desire.

Alors la jeune demoyselle luy promit de ce faire. Aussy le capitaine, en la baisant, prit congé d'elle, en soupirant tous deux du regret qu'ils avoient de se laisser l'un l'autre pour si peu de temps.

Tout aussy tost M. de Basseville s'en va bien rejouy, arrive à l'hostellerie où estoit le verrier, quy, le voyant entrer, luy demanda: Hé bien! Monsieur, quelles nouvelles apportez-vous de bon? Ferons-nous quelque marché nous deux?—Ouy, si vous voulez.—Hé bien! que me donnerez-vous, Monsieur, si je vous mets aussy dessus vos affaires?—Je vous donneray cent escus. Lesquels luy furent accordez vistement, et à l'instant luy en fit toucher cinquante, et le reste au retour.

Alors le verrier, bien rejouy, charge sa raffle à son col, et s'en va tout droict au logis de M. Guiot et descharge sa raffle dans la court. La demoyselle, quy se tenoit sur ses gardes pour quand il arriveroit, descendit les desgrez et le fit entrer dans la grande salle et lors jette dix escus en luy disant: Mon amy, je te prie, sauve-moy mon honneur! ne permect qu'il me soit faict tort! Ce que le verrier luy promit, et qu'aucun tort ne luy seroit faict, et qu'il la conserveroit le plus doucement possible. Tout aussy tost elle s'en va en sa chambre, ouvre son cabinet, prend tous ses thresors, piereries, bagues et joyaux, et emporta tout dans la raffle du verrier; puis elle monta en sa haute chambre, et va trouver ses servantes et leur dict qu'elle alloit voir sa commère Mme Daussy, quy se porte mal, avec sa niepce, quy l'attendoit en bas. Aussy tost qu'elle fut descendue, elle entre dans la salle où estoit le verrier et se couche dans sa raffle, si bien que le monde pensoit que c'estoit des verres; mais le pauvre verrier ne pouvoit presque aller dessous, tant sa raffle pesoit; neantmoings, pour mieux jouer son personnage, il se mit à chanter, et fit tant qu'il arriva au logis du capitaine Basseville, lesquels demenèrent[111] une grande joie, aussitost montèrent à cheval et s'en allèrent droict au chasteau de M. de Basseville, qui s'appelle de Mesnil, à deux lieues de Falaise, là où ils s'allèrent retirer pour y faire leurs nopces et festins.

Or, laissons un peu cette affaire et retournons à parler de monsieur Guyot, lequel, arrivant à sa maison, ne treuva que ses servantes, et leur demanda où estoit Ysabeau, sa fille; les servantes luy respondirent qu'elle estoit allé voir madame Daussy, sa commère, quy estoit malade. Voyant qu'il estoit tard, il leur commanda d'y aller et luy dire qu'elle s'en revienne. La servante s'en va droict à la maison de madame Daussy, la treuva en sa porte et luy dit: Dieu vous doint le bon soir, Madame; je viens chercher mademoiselle Ysabeau. Elle luy respond qu'elle ne l'avoit point veue et qu'elle n'estoit point veneue. La servante, bien etonnée, s'en retourne en la maison de son maistre, et luy dict qu'elle n'y estoit point.

Alors il envoye par toutes les maisons de la ville là où elle avoit coustume de frequenter, en quoy n'en entendirent aucune nouvelle; s'en revient vers monsieur Guyot, leur maistre, et luy dict qu'elle ne la trouvoit point et que personne ne l'a veu aujourd'huy.

Je vous demande en quel état doit être un père à tel accident qui arrive. Bref, voilà monsieur Guyot quy se met à crier d'une voix si pitoyable que tous les assistans en ploroient. Helas! mon Dieu! ma fille Ysabeau est perdue! Et il s'evanouit à l'instant. On eut grand peine à le remettre; les servantes, d'ailleurs, se mirent à crier: Hélas! mes amis! mademoiselle Ysabeau est perdue! nous ne la saurions treuver. Incontinent la maison fut pleine de monde, de ses voisins et parens qui entrèrent, faisans plusieurs signes de regrets, demandant: Mon Dieu! y a-t-il longtemps que vous ne l'avez veue? Les servantes repondirent: Depuis dix heures du matin. Voyant que Monsieur estoit fort triste du regret de sa fille, ses parens ne savoient que dyre ni de quel costé tirer. Neanmoings, monsieur Guillouard et monsieur de Bordes, oncle de la fille, et plusieurs autres de ses parens, se depescherent d'envoyer des hommes après elle pour chercher de ses nouvelles; de quoy on partit au nombre de dix, tant à pied qu'à cheval, lesquels sejournèrent environ huict journées. Voyant qu'ils n'en apprenoient aucune nouvelle, ils s'en revinrent les uns après les autres, disant qu'ils n'en avoient point ouy de nouvelles. Ses pauvres parens, de plus en plus fort tristes, et principalement monsieur Guyot, lequel se mit à faire une petite requeste à Dieu, le priant de luy en donner des nouvelles.

Le soir arriva à la ville de Sainct-Lô un passant, lequel alla loger à Saincte-Barbe, et, comme le bruict couroit en la ville et qu'on ne parloit d'autre chose que de cette fille, le passant, entendant compter cette affaire, aussy tost va dire qu'il savoit bien où elle estoit, et qu'il l'avoit veue, et que plusieurs personnes de ce pays-là ne savoient d'où elle etoit venue ni quand elle estoit arrivée. Ces parolles ouyes furent incontinent rapportées à monsieur Guyot et à tous ses parens, lesquels vistement vinrent trouver ce passant, et luy demandèrent d'où il venoit. Il leur repondit qu'il venoit de Rouen. Helas! mon Dieu! n'avez-vous pas ouy parler en ce pays-là d'une jeune demoiselle de cette ville quy a esté desbauchée depuis dix jours en ça? Avez-vous ouy? dictes-le nous, et nous vous ferons un don de ce que vous voudrez. Alors il leur dict qu'il venoit de quelque lieu là où il en avoit ouy parler.

Presentement le menèrent au logis de monsieur Guyot et le firent diner avec eux, en devisant toujours de ceste affaire. Apres le disner faict, ils luy donnèrent dix escuz pour qu'il les menast là où elle estoit. Incontinent le pauvre passant, bien rejouy, leur respondict qu'il les meneroit tout droict où elle se treuvoit. Le lendemain monsieur Guyot, monsieur Guillard, monsieur de Bordes, et plusieurs autres de ses parens, montèrent à cheval au nombre de treize, et le passant avec eux, et chevauchèrent tant qu'ils arrivèrent à quatre lieues près, et firent ainsy seize lieues. Le lendemain à sept heures furent à la porte du chasteau de Mesnil. Ils se trouvoient fort empeschés sur le moyen de parvenir à luy parler, parce qu'ils n'estoient pas asseurez qu'elle fut audict chasteau, et ils craignoient la fureur de M. Basseville, d'autant que la fille perdue luy avoit esté refusée pour femme, et mesme qu'il y avoit longtemps qu'on ne l'avoit veu frequenter la maison de M. Guyot, comme ils pensoient.

Et fortune voulut qu'ils se fussent levez encore plus matin qu'eux, car ils venoient de l'eglise espouser sa fiancée, et estoit le chasteau tant plein de noblesse que c'estoit merveille à ouyr le bruict du monde et la musique quy retentissoit dedans, du costé de M. de Basseville, quy l'assistoient. Au mesme instant sortit du chasteau l'homme de chambre de M. de Basseville, quy treuva ces seigneurs à la porte, et leur demanda ce qu'ils demandoient. Ils luy respondirent qu'ils vouloient parler à mademoiselle Ysabeau, qui estoit en ceste maison. Ce qu'entendant, l'homme de chambre de la mariée, en souspirant, respondit ouy. Incontinent il monta en haut, où il les treuva qui parloient de leurs amours. Incontinent, Monsieur luy demande ce qu'il luy vouloit dire; et fut suivy ledict homme de chambre de plusieurs seigneurs quy montèrent avec luy pour entendre quy estoient ceux quy attendoient à la porte du chasteau.

Alors il commença à dire: Monsieur, il y a nombre d'honnestes gens à cheval quy demandent mademoiselle Ysabeau, et quy sont venus expressement pour luy parler. Se sentant blessée de la faute qu'elle avoit faicte, alors la demoiselle, entendant ces parolles, se jetta à l'instant au col de son époux, luy disant: Helas! mon Dieu! mon amy, que feray-je? C'est M. Guyot, mon père, quy me vient chercher.—A la bonne heure, il sera le très bien venu avec toute sa compagnie: il vous trouvera en un bon ordre et bonne compagnie. Sur ce, promptement fit aller ouvrir la porte du chasteau, et allèrent les recevoir tous deux ensemble, baiser les mains de M. Guyot et à toute sa compagnie; ce quy se fit tant d'une part que d'une autre avec grande rejouissance de M. Guyot d'avoir retreuvé sa fille en si belle assistance de noblesse et très belle alliance. Incontinent et à l'heure sortit mademoiselle Ysabeau de sa chambre et s'alla jeter à genoux devant son père, luy demandant mercy de la faute qu'elle avoit commise.

Mais le pardon fut aisé à obtenir d'un père quy ne demandoit que l'avancement de sa fille, et surtout la voyant en telle pompe et si bien accompagnée, chose quy ne luy estoit pas trop commune.

Ainsy la tristesse et la fascherie se convertirent en joye et en allegresse pour chacun. De cette façon fut mariée et de cette façon fut assistée la fille de monsieur Guyot.

L'Ordre du Combat de deux gentilz hommes faict en la ville de Moulins, accordé par le Roy nostre sire[112].


François fera fermement florir France.
Raison regnant riche roy regnera,
Aymant accordz acquerra alliance,
Nostre noble noblesse nourrira,
Ostant oultrages, oppressions, offence,
Incessamment juste justice ira
Si seront seuls soustenus sans souffrance.


Le camp a barrières dedans la court du chastel.

Les deux combattans l'on nomme le seigneur de Sarzay[113], et l'autre, François de Sainct-Julian, seigneur de Denyères[114].

Ledit Sarzay, assaillant; ledict de Denyères, deffendant.

Le seigneur de Dillebon[115], prevost de Paris, parrain dudit Sarzay.

Le capitaine Bonneval, parrain dudit Denyères.

Maistres du camp: Monseigneur le connestable[116]; Monseigneur Loys de Nevers; Monseigneur le conte de Sainct-Pol[117]; Monseigneur le marechal d'Anebault. Chacun d'eulx une halebarde et vestus de mesme parure, assavoir: d'une saye de velours figuré avec parement et pourmailleure en plates bordures de fil d'or auxditz connestable et de Nevers, et de fil d'argent aux deux autres. Deux eschauffaults: l'ung pour le roy et les princes, et l'aultre pour les quatre herauls d'armes.


Le matin, après soleil levé, entra ledit Sarzay en la cour, passant par le camp, allant à la chambre de la retraicte, conduit et accompagné des tabourins et phiffres du roy et son parrain, avec grosse compaignie de gentilz hommes, ses parens et amys, et bon ordre, car à la dicte heure convenoit se comparoir, et devans soleil couchans rendre son ennemy vaincu. Tantost après arrive Denyères, en semblable ordre comme dessus, avec son parrain; à l'eschauffault des quatre herauls estoient aux deux coings fichez en deux tableaux les armes des deux combattans; tost après sonnent trompettes et clerons par les quatre herauls par trois fois, et lors est publié l'arrest du roy par luy donné en son conseil privé, par lequel le seigneur de Chasteauroux[118], demandeur en cas d'honneur, est declaré et deschargé par le roy du faict contre luy mys en avant, qu'est de la fuyte au roy de la bataille de Pavie[119] et la querelle demourant à desmesler entre ledict Sarzay et de Denyères, jusques au combat en quoy le roy, par ledit arrest, proposoit les recevoir. Après vint ledit assaillant, accompaigné de tabourins, phiffres, herauls, et la compaignie devant dicte, armée de hallecret[120], tassettes[121] et cotte de mailles[122], la teste descouverte, sans baston nul, faire la monstre à l'entour de la lisière du camp par le dehors, sans entrer dedans, puis s'en retourne à sa retraicte. Tantost après, autant en faict le deffendeur, et par aprez, eulz retirez, publie l'edict de par le roy monseigneur le connestable et mareschauls de France, à tous les assistans pendant le combat, ne mouvoir, ne faire signes de pieds ne de mains, ne parler, ne tousser, moucher et cracher, sur peine d'avoir le poing couppé. Après revient l'assaillant, accompaigné comme dessus, cabasset[123] en teste, que de rechief fait monstre, comme dessus, et puis entre dedans le camp en un carré, où il se assiet dedans une chaire sans baston; après vient le deffendeur, en pareil ordre, et se assiet dedans le camp, à l'autre carré opposite. Euls là estans, est parlementé au roy de la manière des armes par lesditz quatres maistres du camp, et deux parrains est trouvé, et dict que le deffendeur doit choisir. Le dit deffendeur dit qu'il veult combattre avec deux espées nues à chacune main nue pour le premier combat; et, pour le second, une espée à une main et ung poignard à l'autre. Les deux espées sont parties à l'assaillant et mises au poing, idem au deffendeur. Cela faict, est publié un autre edict par les hérauls, de par le roy, et comme dessus, de la permission du combat, signifiant que les dictes armes du vaincu seroient trainées et villanées, et celles du vainqueur exaltées, et le dit vaincu, mort ou vif, pugny à la discretion du roy. Le prevost de Paris, parrain dessus nommé, prent l'assaillant à costé, le meine tournoiant à l'assaut; idem en fait le dit deffendeur, et cependant crioyt ung herault par trois fois: Laissez-les aller, les vaillans combatans! Et tant les laissent aller, et commencent à ruer grands coups; fust blessé le deffendeur au pied gauche, jusques à grant effusion de sang, un grand coup qui vint cheoir de dessus la teste sur la cuisse et sur le pied vers le tallon[124]. Le roy, voyant ce, leur cria qu'ils cessassent, et jetta ung baston qu'il tenoit du camp[125]. A tant se rapprochèrent les quatres maistres du camp et les deux parrains, qui les departirent et les retirèrent en leurs premiers lieux. Après le roy declara qu'il n'y a vaincu ne vainqueur, et les repute gens de bien tous deux et gentilz hommes; dit qu'il se contente d'euls et leur deffend ne plus eulx molester. Et à tant sont tous deux mis hors du camp l'ung quant et l'autre, signifiant egalité; pendant le combat les archiers estoient à l'entour du camp par le dehors faisant lisière. Depuis ordonna le roy à monseigneur le connestable mander le dit Sarzay à son lever le lendemain au matin, et vouloit qu'il luy fust baillé cinq cens escus et autant au dict Denyères[126], et pour ce que les aucuns disputoient du combat, disant que le dit Denyères estoit vaincu, et que sur ce dresseroient querelles, le roy le lendemain fist crier et deffendre à son de trompe, sur grosses peines, de ne blasmer du dict combat l'ung non plus que l'autre[127].

La Responce des Servantes aux langues calomnieuses qui ont frollé sur l'ance du panier ce caresme; avec l'Advertissement des Servantes bien mariées et mal pourveues à celles qui sont à marier, et prendre bien garde à eux avant que de leur mettre en mesnage.

A Paris.

M.D.C.XXXVI. In-8.

Dame Lubine, estant revenue de pasmoison, commence à eslancer un soupir qui provenoit de son debile estomach; avec un visage pasle et decoloré, elle se force de recognoistre cette assemblée et de leur dire: Mes très chères sœurs et bien aymées, qui est la cause que l'on nous a tant couchées sur le tapis, n'est-ce point quelque chetif vendeur de gazette qui auroit prins l'asseurance et qui se seroit émancipé de mettre le pied dans nos fameuses assemblées, et de vouloir faire des trophées du gouvernement de nos assemblées?

Elle n'eut pas plustost achevé sa harangue, qu'une petite camuze de la rue Aubry-Boucher, s'efforça des premières à dire: La patience surmonte toute chose. Je cognois bien le personnage; pour mon particulier, je ne m'en soucie guères, car nos maîtresses ne sont pas si depourveues de jugement de croire tout ce qui se publie contre nous, car le papier est aussi doux qu'une fille de seize à dix-sept ans. Tous ces discours ne me soucient pas tant que je me soucie que le jour de la chaire Saint-Pierre je perdy vingt et deux quarts d'escu à la blanque: j'allois pour acheter du linge et pour me faire une hongreline[128]; je ne reportay qu'une boete peinte qui vaut bien cinq ou six sols.

Une autre de la rue de la Cossonnerie dit: Il ne faut pas aller si loin pour perdre son argent. Samedy dernier je passay sur le pont de bois[129]: un petit fripon disoit avoir trouvé une bague d'or avec un mancheron[130], où il y avoit une blouque de cuivre doré. Je croyois avoir pris la mère au nid; le tout me couste neuf quars d'escu et demy, et je refuze douze sols du mancheron et deux carolus de la bague: n'est-ce pas une bonne journée.

Sur ce propos, vint Marion Soufflé, qui demeure en la rue des Graviliers: J'ay esté dix-huit mois à ferrer la mule; mes gaiges et tous mes profits montoient à trente-sept escus. J'ay acheté un demy ceing qui me coustoit trente et un escus, et demy douzaine de chemizes; vendredy, allant au cimetière Saint-Jean, l'on a coupé mon demy ceing, et deux pièces de cinquante-deux sols, qui faut que je rende à ma maistresse.

Après il vint Alizon Gros-Pet: Je voudrois que l'inventeur de cela fust en Tartarie, où les chiens pissent le poix. Depuis le commencement de caresme, je perds plus de six escus, car ma maistresse va tous les jours à la halle, et moy après elle avec un grand panier; je ne gaigne pas pour faire mettre des bouts à mes souliers depuis que je ne gouverne plus l'ance du panier.

Il y survint Janneton Boursouflée, qui demeure à la porte Baudets: Que le grand diable emporte la reformation et ceux qui en ont amené l'usage! car il faut que je fasse un autre mestier pour gaigner de l'argent, puisque je ne puis plus ferrer la mule; il faut que je rende conte jusques à une botte d'alumettes.

Après, il vint Nicolle Bec-Gelé: Mais d'où est ce malencontreux qui a fait mettre nostre pauvre compagnie sur le tapis? et que devant hier ce pauvre miserable faisant ses necessitez à la porte d'un escorcheur de chiens, une grosse carongne de mal coiffée de servante luy fit un casque d'un pot plain de merde; voylà la cause de nostre sinistre affliction.

Après, Nicolle Soupe-Tard dit: Falloit-il pour une apprentie servante nous mettre tous sur le tapis et servir de risée à tout le monde? Depuis le premier siècle, l'on n'a jamais ouy tant bruire de crier par les rues: tantost en voylà une qui n'est que trois semaines à une maison; tantost l'autre est trop salle; tantost l'autre est trop friande; et tantost l'autre est larronnesse ou est trop gourmande, elle avalle une andouille tout à la fois; ou l'autre est trop amoureuse, ou l'autre ne fait que riotter[131] avec les garçons et ne fait que amuzer les serviteurs, ou est trop glorieuse ou trop delicate pour estre servante, ou est trop rude aux enfants, ou est trop paresseuse, ou il faut que l'on aille vilotter, tantost voir ma sœur ou ma cousine. Ont-ils esté six mois en une maison, ils font comparaison avec le maistre et ne tiennent plus conte de rien faire. Si c'est la fille de quelque meschant savetier, elle a un demy ceing de quarante ou cinquante francs sur ses costez; la voyez-vous cheminer par les rues! Voylà madame qui fait piaffe[132], et elle marie à quelque porteur d'eau. Est-elle dix-huit mois en mesnage, a-elle eu un enfant, voilà ma pauvrette et glorieuse de servante à la merde jusques aux oreilles.

Si c'est la fille de quelque crocheteur qui serve à quelque bonne maison, et que de petite marmitonne elle parvienne à estre fille de chambre, elle se fardera aussi bien que sa maistresse, et elle se fera croire qu'elle sera la fille de quelque bon marchant; toutefois elles ont raison, car leur père sera marchant de paille, de cotterests ou de fagots; il se trouvera quelque valet de chambre qui aura bonne mine, et rien plus, croira que ma glorieuse aye force pistoles, et n'aura que le cul et trois ou quatre paires de meschans habits, la prendra en mariage. Ont-ils esté un an et demy, ont-ils grugé leur fait, il n'y a plus personne au logis, il faut vendre tout pièce à pièce, et puis mon cadet se met au regiment des Gardes, et ma glorieuse, toute crottée, salle, puante de pauvreté, sera bien heureuse de trouver quelque maison de procureur pour estre servante de cuisine.

Si c'est la fille de quelque fruicterie, et que pour l'honneur de Dieu l'on la prenne en quelque bonne maison pour nettoyer les souliers, ou bien laver la vaisselle, et qu'elle parvienne à estre servante de cuisine, a-elle esté deux ou trois ans à cet exercice, elle deviendra glorieuse, sans faire semblant de cognoistre ses parens, voire sa propre mère, qui demandera un pauvre morceau de pain à la porte du logis, et elle s'amusera à se faire brave aux despens de l'ance du panier; après, aura-elle ferré la mule, il faut faire l'amour et attraper le cocher ou le cuisinier du logis; sont-ils mariez, ils auront soixante ou quatre-vingts escus, il faut faire bonne chère et ne rien faire tant que l'argent dure; au bout de quatre ou cinq mois, ils ont un petit Populo, car ils ont commencé de bonne heure à faire cet enfant; l'argent est-il mangé, il faut commencer à vendre la chaisne des ciseaux[133], et après les chaisnes du demy ceing; tout est-il frippé, il faut vendre le corps, il n'y a plus que le fagot qui demeure par après; tout cela est-il fricassé, s'il y a quatre ou cinq bagues d'or, il les fault aller vendre chez l'orphèvre l'une après l'autre, et après il en ira acheter à dix-huit deniers ou à deux carolus la pièce soubs les charniers Sainct-Innocent; cela fait, faut vendre la meilleure des cottes; tout est-il mangé, on ne dit plus: ma fille, ny mon petit cœur, ny m'amour, ny ma mignonne; Martin-Baston est employé et marche plus souvent que tous les jours.[134] Et puis les maudissons vont leur train l'un à l'autre tous les jours à la maison: Et va, carongne!—Tu en as menty, fils de putain! tu as tout mangé mon bien!—Vous avez menty, vesse! vous avez tousjours dormy jusques à dix ou unze heures; mais, par la serpe-bleu, je vous romperay le col, double chienne. Et le mary s'en va à la guerre, et ma pauvre diablesse reduite à la porte d'une eglise, avec trois ou quatre enfans: voylà une de ces pauvres glorieuses.

Si c'est la fille de quelque vendeuse de lunettes, et qu'elle demeure chez quelque bon marchant, elle a bien moyen de ferrer la mule, car sa maistresse est tousjours au contoir; elle sera six mois à faire la bonne menagère, après elle se frotte au pillier, c'est encore pis que les filles de chambre et de cuisine; elles s'amuseront à faire comparaison au maistre du logis, ou bien au fils du logis, ou à quelques garçons de la boutique, et la maistresse, voyant tout cela, luy donne son sac et ses quilles. Et ma pauvre fretileuse sera deux ou trois mois sans trouver condition; elle mangera tout son fait jusques à ses habits. Il faut aller aux recommandaresses[135] pour trouver condition, quelquefois trois semaines sans rien trouver, et ce passer à manger pour un sol de pain et boire de l'eau tout le saoul: voilà ma petite trotteuse bien esbahie. Quelquefois elles seront bienheureuses de demeurer chez quelque cordonnier ou savetier. Ont-elles passé l'hiver de la façon, ont-elles deux ou trois escus, il faut avoir une cotte et quelque meschante hongreline à la fripperie, et de là chercher quelque meilleure condition. Sont-elles r'adressées à quelque bonne maison, ils ne se souviennent plus du mauvais temps; elles sont plus glorieuses que jamais, et ferrer la mule comme il faut et amplir leur bource; après il viendra quelque compagnon cordonnier, tailleur, serrurier, ou savetier, ou marechal, pour luy faire l'amour; vous luy verrez faire la roue comme un paon, sur l'ombre qu'elle aura soixante ou quatre-vingts escus; neantmoins l'amour luy commande de se marier; elle est si transportée qu'elle ne se soucie des moyens ny du travail, pourveu qu'elle aye un beau polly, et qui luy mange bientost son faict. Voylà mariée, il faut porter le mouchoir de col, les cheveux aux boufons[136]; il est question d'aller promener à Vanve, à Vautgirard, à Gentilly, à Belleville-sur-Sablon[137]. A-elle un petit enfant, l'a-elle nourri quatre ou cinq mois, ont-ils tout grugé, il faut que le pauvre mary s'en retourne travailler chez les maistres, et ma petite muguette envoye son enfant nourrir au village, et elle est contraincte d'aller estre nourrice chez madame. Voylà un très bon menage. Prenez-y bien garde, mes petites glorieuses.

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