Variétés Historiques et Littéraires (03/10): Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers
Nouveau Reglement general sur toutes sortes de marchandises et manufactures qui sont utiles et necessaires dans ce royaume, representé au roy pour le grand bien et profit des villes et autres lieux de la France; par M. le M. de la Gomberdière.
A Paris, chez Michel Blageart, ruë de la Calandre, à la Fleur de lys.
M.DC.XXXIV. In-8.
Sire,
Dieu a tellement et abondamment versé ses sainctes benedictions sur vostre royaume, qu'il semble qu'il l'aye designé pour avoir de l'authorité et du commandement sur tous les autres de l'univers, l'ayant si bien constitué et pourveu de tout ce qui est utile et necessaire pour la vie et l'entretien de vos peuples, et en telle abondance, que l'on peut veritablement dire que c'est la seule monarchie qui se peut passer de tous ses voisins, et pas uns ne se peuvent passer d'elle.
Par exemple, Sire, il est très necessaire de considerer le peu de commoditez que tous vos sujets en general reçoivent des estrangers, et encore de se peu de chose ils peuvent leur en passer.
D'autre part, les grands moyens que nous avons en France de tirer des nations estrangères leur or et leur argent (et non pas eux le nostre, comme ils font tous les jours) par les ventes de nos bleds[138], vins, sels, pastels[139], toilles, draps[140], et d'un nombre infiny de diverses marchandises et manufactures, desquelles vostre royaume peut facilement (et sans s'incommoder en aucune façon que se soit) les secourir, et desquelles marchandises et manufactures ils sont en necessité.
Neantmoins, depuis quelques années la grande negligence des François a fait desbaucher les ouvriers, desquels les estrangers se servent maintenant, comme de la drapperie de laines, toilles, gros cuirs, cordages[141], bonnetteries et autres diverses manufactures, qu'à present ils nous apportent en telle quantité, qu'ils enlèvent la plus grande partie de l'or et argent de vos subjects, et icelles marchandises et manufactures se faisoient par cy-devant en vostre royaume, ce qui maintenoit vos peuples argenteux, faisoit vivre et employer les pauvres, si bien qu'à present il s'en voit une si grande abondance de toutes parts[142].
Nous avons les moyens plus faciles que toutes les nations du monde pour manufacturer toutes sortes d'estoffes et marchandises qu'elles nous sçauroient fournir, et de les réduire à meilleure condition, d'autant que nous pouvons prendre tout ce qui est necessaire pour cet effet sur nous, sans les requerir d'aucunes choses, ce qu'elles né peuvent faire.
L'Italie nous envoyé et apporte une infinité de diverses sortes de draps de soye, comme toilles d'or et d'argent[143], sarges de Florence[144], et de Rome et autres marchandises, de toutes lesquelles les François se peuvent très facilement passer.
Dans Paris[145], Tours, Lyon, Montpellier[146], et autres villes de ce royaume, se trouvent d'aussi bons et meilleurs ouvriers qu'il s'en puisse rencontrer pour faire des velours, satins, taffetas et autres marchandises de soye, autant belles et bonnes qu'il s'en puisse faire dans l'Europe.
L'Allemagne nous fait amener des buffles[147], chamois, fustaines[148], bouccasins[149] et grand nombre de quincaillerie et autres diverses denrées.
Nous avons dans Poictiers nombre d'ouvriers qui accommodent les peaux de bœufs, vaches, chèvres, moutons et autres en façon de buffles[150] et chamois[151], qui sont tous bons et de meilleur service que ceux qui nous viennent d'Allemagne et autres lieux[152].
D'autre part, le Limosin et le pays de Forest sont plus que suffisants à fournir vostre royaume de toutes sortes de quincaillerie aussi belles, bonnes et bien faictes que l'on nous sçauroit apporter. Les Espagnols (meilleurs mesnagers que nous), pour trouver le bon marché, se viennent fournir de quincaillerie en ces deux provinces, pour porter aux Indes et autres lieux[153].
La Flandre, avec grand profit qu'elle gaigne sur nous par la vente de ses tapisseries, peintures, toilles, ouvrages et passements, dans lesquels il se fait une excessive despence (à quoy Vostre Majesté a sagement et prudemment pourveu[154]), camelots, sarges, maroquins et autres marchandises, toutes lesquelles nous doivent estre comme indifferents.
Paris, dis-je, est maintenant sans pair par la manufacture des plus belles et riches tapisseries du monde et pour les tableaux les plus exquis. Nous avons aussi Sainct-Quentin, en Picardie; Laval, au Maine; Louviers, en Normandie, et autres lieux qui sont remplis d'un nombre infiny d'ouvriers, autant parfaicts en cet ouvrage qu'il s'en puisse trouver dans l'Europe, et de present il se fait des toilles aussi belles, bonnes et fines que celles qu'on apporte d'Hollande et autres endroits[155], et aussi qu'il y a dans les provinces de vostre royaume quantité de lins et chanvres plus commodement que dans la Flandre et Pays Bas.
Pour les ouvrages et passemens, tant de point-couppé[156] qu'autres, dont l'excessive despence, ainsi que dit est, a porté judicieusement Vostre Majesté, pour oster le cours d'icelle (dont la despence pouvoit avec le temps incommoder plusieurs familles[157]), d'en deffendre l'usage, par vostre Declaration du dix-huictiesme novembre 1633, verifiée en vostre Parlement de Paris le douziesme decembre ensuivant[158];
Pour empescher icelle despence, il y a toute l'Isle de France[159] et autres lieux qui sont remplis de plus de dix milles familles dans lesquelles les enfans de l'un et l'autre sexe, dès l'âge de dix ans, ne sont instruits qu'à la manufacture desdits ouvrages, dont il s'en trouve d'aussi beaux et bien faits que ceux des estrangers; les Espagnols, qui le sçavent, ne s'en fournissent ailleurs[160].
Amiens peut aussi fournir de camelots[161], serges, toilles, et d'un grand nombre de diverses sortes de marchandises[162], dont les manufactures donnent les moyens de vivre à un grand nombre de familles qui sont residentes dans ladite ville, et fait que les nations estrangères viennent en icelle faire de grandes emplettes, ce qui rend ladite ville riche, et seroit à desirer, Sire, que les autres villes de vostre royaume fissent le semblable.
Dans les villes de Roüen et La Rochelle, pour ce qui est des maroquins, il s'y en fait d'aussi bons et beaux que ceux qui nous viennent de Flandres, et les pouvons avoir à meilleur marché, si les ouvriers qui sont dans lesdites villes estoient employez[163].
L'Angleterre nous envoyé tous les ans plus de deux mille tans navires que vaisseaux, chargez de diverses marchandises manufacturées, comme draps, estamets, sarges, bas de soye et d'estames, fustaines[164], burals[165] et autres denrées[166].
Le Berry[167] et la Normandie[168] nous peuvent fournir de draps aussi fins et de meilleurs services que ceux d'Angleterre.
Sommières, Nismes[169], Sainct-Maixant, Chartres, et plusieurs autres villes de ce royaume, fabriquent des sarges aussi fines et meilleures que celles que les estrangers nous sçauroient fournir, et à beaucoup meilleur marché.
La duché d'Estampes et pays de Dourdan est remply d'un nombre infiny de personnes qui s'occupent journellement de mieux en mieux à travailler en bas de soye et d'estame[170], dont la plus grande partie surpassent ceux de Milan, de Gennes, d'Angleterre et autres lieux.
Et ainsi, Sire, de tout ce qui est utile, tant pour les grands que pour les petits, vostre France est plus que suffisante d'en fournir tous vos sujets et les estrangers aussi, sans les requerir d'aucunes choses, et aussi qu'il n'y a ouvrages que ce soit que les François (s'ils veulent) ne contrefacent et rendent plus à la perfection que ne sçauroient faire toutes les nations du monde.
Le commerce ne laisseroit d'aller de part et d'autre; les estrangers nous apporteroient de leurs marchandises et viendroient prendre en contreschange des nostres, et, par ce moyen, en chasque chose, chacune leur prix, nos marchands pourraient gagner reciproquement sur les marchandises estrangères, comme celles qu'ils auroient fabriquées, et, ce faisant, le tout seroit reduit à meilleure condition, et ne se verroit des banqueroutes si ordinaires[171].
Mais, Sire, vostre royaume auroit beau estre le plus beau, le plus fertile et le plus opulent de l'Univers (ainsi que veritablement il est), si les François (vos sujets) ne remettent en valleur les travaux dans les manufactures, et d'employer eux-mesmes les biens que Dieu leur donne.
Pour ce faire, il est donc très-nécessaire de nous passer de tout ce que nous prenons des estrangers, et les faire fabriquer et manufacturer parmy nous, ayant (comme dit est) les ouvriers et les matières en abondance dans vos provinces pour ce faire. Ce faisant, on employra le pauvre peuple, et le profit de leur employ les retirera de la grande pauvreté qu'ils souffrent, et leur donnera les moyens de subvenir à leurs necessitez.
Soubs le bon plaisir de Vostre Majesté, l'on establira dans les principales villes et autres lieux de vostre royaume des bureaux et maisons communes pour y faire travailler continuellement dans les manufactures, et commencer à celles qui nous sont plus utiles, employer en icelles nos laines et les soyes que nous peuvent fournir les provinces de Tourraine, Lionnois, Provence[172], comté d'Avignon[173] et autres endroits de ce royaume; faire choix des plus capables ouvriers pour les establir dans lesdits bureaux et maisons communes, pour que chacun d'iceux puissent monstrer et enseigner leurs arts et mestiers aux peuples, qui seront destinez selon à quoy on les trouvera capable d'estre employez.
Et, de cette façon, la France (vostre royaume), avec le temps, sera remply et augmenté de toutes parts d'ouvriers qui se rendront parfaits dans les ouvrages et manufactures, ce qui obligera les estrangers à nous venir revoir (ainsi qu'ils faisoient le passé). En cette sorte, l'or et l'argent des François ne passera les frontières, et demeurera parmy nous pour subvenir aux necessitez du peuple.
Les villes et autres lieux où seront establis lesdits bureaux et maisons communes, par le travail et desbit des marchandises, deviendront riches et oppulents, par le moyen du grand abbord des peuples qui arrivera de toutes parts pour le trafic desdites marchandises; l'argent sera commun par tout; les peuples (pauvres par faute d'employ) seront soulagez, et vivront des travaux qu'ils pourront faire selon leurs forces et capacités, ainsi qu'il sera advisé par personnes judicieux, qui auront à leur rang l'administration desdits bureaux.
Si bien, Sire, que cet advis est le seul moyen de ne plus faire sortir l'or et l'argent de vos sujets hors de vos frontières, de reduire les estoffes et autres marchandises à bonnes conditions, et aux pauvres peuples les moyens de leur subvenir, qui seront delivrez des pauvretez qui les accablent, et tous vos sujets, en general et en particulier, rendront graces à Dieu de cet heureux establissement, prieront sa divine bonté pour la conservation et prospérité de Vostre Majesté et des ministres de vostre Estat, comme fait de tout son cœur celuy qui est en toute humilité,
Sire,
Vostre très-humble sujet et très-fidèle obligé serviteur,
O vous de qui la gloire, à nulle autre seconde,
Sur l'aisle des beaux vers vole par tout le monde,
Qui, n'aspirans à rien qu'à l'immortalité,
Ne languissez jamais dedans l'oisiveté,
Quittez un peu ce soin de vouloir tousjours vivre
Qui vous tient jour et nuit collez dessus un livre.
Bacchus veut des honneurs aussi bien qu'Apollon
Une table vault mieux que le sacré vallon,
Et les charmes d'un luth, ou bien d'une guiterre,
N'ont rien de comparable aux delices d'un verre,
De qui la melodie et le doux cliquetis
Sçavent l'art d'attirer Juppiter chez Thetis,
Lors que, sollicité de son humeur plus douce,
Avecque tous les dieux il veut faire carousse[175].
Amis, soyons touchez d'un semblable desir;
Ne mesurons le temps qu'aux règles du plaisir,
Et, ne nous plongeans point dans ces vaines pensées
Des choses advenir ny des choses passées,
Sans que pas un de nous face le suffisant,
Arretons nos esprits aux choses du present.
Jouissons du bon-heur que le ciel nous octroye;
Sacrifions au dieu qui preside à la joye,
Et, sans parler des roys ou bien des potentats,
Ny du dereiglement qu'on voit dans leurs estats,
Ny des divers advis du conseil des notables[176],
Ne nous entretenons que de mots delectables,
Et tous expedions en nos particuliers
Plus de verres de vin qu'ils ne font de cahiers.
Les sages anciens, dont les academies
Ont souvent resveillé nos ames endormies,
Ont dit que nous sentions quatre sainctes fureurs
Agiter nos esprits de leurs douces erreurs:
Les Muses, Apollon, l'enfant que Cypre adore
Et le dieu qui dompta les peuples de l'Aurore.
Qu'aujourd'huy, chers amis, l'amoureuse liqueur
De ce divin nectar agite nostre cœur!
Que ce puissant demon qui preside aux bouteilles
Soit l'unique sujet de nos plus longues veilles!
Et, quand la soif viendra troubler nostre repos,
Courons alaigrement l'esteindre dans ces pots
Plus viste que tous ceux de nostre voisinage
Ne coururent à l'eau pour appaiser la rage
De l'infame Vulcan, dont le traistre element
Embraza de Themis l'orgueilleux bastiment[177].
Si ces vieux chevaliers qui couroient par le monde
Ont esté renommez pour une table ronde,
Nous qui suivons l'amour et reverons ses loix,
Faisons tous aujourd'huy de si vaillans exploits
Qu'on appelle en tous lieux ceste trouppe honorée
Les braves champions de la table quarrée[178].
Mais c'est trop discourir sur le point d'un assaut;
Amis, advancez-vous tandis que tout est chaud.
Voyez-vous point ces plats d'une odeur parfumée
Espandre autour de nous une douce fumée,
Que l'air de nostre haleine eslève dans les cieux
En guise d'un encens que nous offrons aux dieux?
Pour moy, qui suis contraire à ceste tirannie
Qui seconde les loix de la ceremonie,
Je me sieds le premier en ceste place icy;
Despeschez, mes amis, asseiez-vous aussi,
Ou vous irriterez le feu de ma colère,
Qui ne s'appaisera que dans la bonne chère.
Que ces mets delicats sont bien assaisonnez!
Que ce vin est friant! qu'il va peindre de nez
D'une plus vive ardeur que la plus belle dame
N'en alluma jamais dans le fond de nostre ame.
Inspiré de Bacchus, qui preside en ce lieu,
Je vuide ceste tasse en l'honneur de ce dieu.
Quoy! pour avoir tant beu, ma soif n'est appaisée!
Je la veux rendre encor quatre fois espuisée.
Amis, c'est assez beu pour la necessité:
Ne beuvons desormais que pour la volupté.
Que chacun, à ce coup, ses temples environne
Des replis verdoyans d'une belle couronne
De pampre, de lierre et de myrthes aussi:
Il n'est rien de plus propre à charmer le soucy;
Et, si, malgré l'hyver, qui ravit toutes choses,
On peut trouver encor des œillets et des roses,
Semons-en ceste place, ornons-en ce repas;
Non pour ce que l'odeur en est plaine d'appas,
Mais pour ce que ces fleurs n'ont rien de dissemblable
A la vive couleur de ce vin tant aimable,
Qui resjouit nos yeux de son pourpre vermeil,
Et jette plus d'esclat que les rais du soleil.
Profanes, loing d'icy! que pas un homme n'entre
S'il est du rang de ceux qui n'ont soin de leur ventre,
Qui fraudent leur genie, et, d'un cœur inhumain,
Remettent tous les jours à vivre au lendemain!
Mal-heureux, en effect, celuy-là qui possède
Des biens et des thresors, et jamais ne s'en ayde!
Tandis qu'on a le temps avecque le moyen,
Il faut avec raison se servir de son bien,
Et, suivant les plaisirs où l'age nous convie,
Gouster autant qu'on peut les douceurs de la vie.
Quand nous aurons faict joug à la loy du trespas,
Nous ne jouirons plus d'aucun plaisir là-bas;
Nous n'aurons plus besoin de celliers ny de granges
Pour enfermer nos bleds et serrer nos vendanges;
Mais, tristes et pensifs, accablez de douleurs,
Nous ne vivrons plus lors que de l'eau de nos pleurs.
Chers amis, laissons là ceste philosophie;
Que chacun à l'envy l'un l'autre se deffie
A qui rendra plus tost tous ces vaisseaux taris!
Six fois je m'en vas boire au beau nom de Cloris[179],
Cloris, le seul desir de ma chaste pensée,
Et l'unique suject dont mon ame est blessée.
Lydas, verse tout pur, puisque la pureté
A tant de sympathie avec ceste beauté;
Et puis, ne sçais-tu pas que l'element de l'onde
Est la marque tousjours d'une humeur vagabonde?
Si je bois jamais d'eau, qu'on m'estime un oyson;
Que personne, en beuvant, ne me face raison;
Que tout autant que l'eau mon vers devienne fade;
Que mon goust depravé rende mon corps malade;
Que jamais de beauté ne me face faveur;
Que l'on me monstre au doigt comme un pauvre beuveur;
Enfin qu'aux cabarets, pour ma honte dernière,
On escrive mon nom soubs celuy de Chaudière[180].
Certes, je hais ces mots qui finissent en eau:
Si j'eusse esté Ronsard, j'eusse berné Belleau[181],
Quand, sobre, il entreprit ceste belle besongne
D'interpreter le vers de ce gentil yvrongne
Qui, dans les mouvemens d'un esprit tout divin,
Honora la vandange et celebra le vin.
Mais, à propos de vin, Lydas, reverse à boire:
Aussi bien ce piot rafraischit la memoire;
Il faict rire et chanter les plus sages vieillars;
Il leur met en l'esprit mille contes gaillards,
Et, quoy que l'on ait dit de la faveur des Muses,
Il inspire le don des sciences infuses,
Si bien que tout à coup il arrive souvent
Que l'ignorant par luy devient homme sçavant:
Nostre Arcandre le sçait, qui, pour aymer la vigne,
Passe desjà partout pour un poète insigne;
Arcandre, qui jamais ne fait rien de divin
S'il n'a dedans le corps quatre pintes de vin.
Ah! que j'estime heureux l'amoureux d'Isabelle!
Non pour ce qu'il adore une fille si belle,
Non pour ce que les rais qui partent de ses yeux
Rendent plus de clarté que le flambeau des cieux,
Non pour ce que dans l'or de sa perruque blonde
Elle tient enchaisné le cœur de tout le monde,
Non pour ce qu'à Paris elle a tant de renom,
Mais pour ce qu'elle a tant de lettres en son nom,
Et que l'affection que cet amant luy porte
A tant de mouvemens, est si vive et si forte,
Qu'il ne peut faire moins que de boire huit fois
Au nom de cet object qui le tient soubs ses loix.
Pour moy, soit qu'on me blasme, ou bien que l'on me prise,
Je veux changer le nom de Cloris en Clorise,
Ou bien prendre Clorinde ou d'autres mots choisis.
Fais-en, mon cher Aminte, autant de ton Isis:
Cela luy tiendra lieu d'une nouvelle offrande.
Ce nom est trop petit et ta soif est trop grande.
Mais insensiblement je ne m'advise pas
Que la force du vin debilite mes pas:
Je sens mon estomac plus chaud que de coustume;
Je ne sçay quel brasier dans mes veines s'alume;
Je commence à doubler de tout ce que je voy;
La teste me tournoyé et tout tourne avec moy;
Ma raison s'esblouit, ma parolle se trouble;
Comme un nouveau Penthé je vois un soleil double;
J'entens dedans la nue un tonnerre esclatant;
Je regarde le ciel et n'y vois rien pourtant;
Tout tremble soubs mes pieds; une sombre poussière
Comme un nuage espais offusque ma lumière,
Et l'ardante fureur m'agite tellement,
Qu'avecque la raison je perds le sentiment.
Evoé! je fremis; Evoé! je frissonne:
Un vent dessus mon chef esbranle ma couronne,
Et je me trouve icy tellement combattu,
Que je tombe par terre et n'ay plus de vertu.
Puissante deité, mon vainqueur et mon maistre,
Si tu m'as autrefois advoué pour ton prestre,
Si jamais tu m'as veu, plus qu'aucun des mortels,
Espandre, au lieu d'encens, du vin sur tes autels,
Race de Juppiter, digne enfant de Semèle,
Appaise la fureur qui m'accable soubs elle,
Dissipe les vapeurs de ce bon vin nouveau
Qui tempeste, qui boult au creux de mon cerveau;
Rends plus fermes mes pas, modère ta furie;
Donne-moy du repos, ô père! je t'en prie
Par ton thyrse, couvert de pampres tousjours vers;
Par les heureux succès de tes travaux divers,
Par l'effroiable bruit de tes sainctes orgies,
Par le trepignement des Menades rougies,
Par le chef herissé de tes fiers leopars,
Par l'honneur de ton nom, qui vole en toutes parts;
Par la solemnité de les sacrez mystères,
Par les cris redoublez des festes trietères[182],
Par ta femme qui luit dans l'Olympe estoillé,
Par le bouc qui te fut autres fois immolé,
Par les pieds chancelans du vieux père Silène;
Bref, par tous les appas de ce vin de Surêne[183].
Ainsi dit Cerilas d'un geste furieux,
Roüant dedans la teste incessamment les yeux.
Bacchus, qui l'entendit, d'un bruit espouvantable
Fit trembler à l'instant les treteaux et la table,
Sans que les vases pleins de la liqueur du dieu
Fussent aucunement esbranlez en ce lieu:
Tesmoignage certain qu'il ne mit en arrière
De son humble subject la devote prière;
Et de faict, luy sillant la paupière des yeux,
Il gousta le repos d'un sommeil gratieux.
Autres gayetez de Caresme prenant, par le mesme autheur[184].
Sarabande.
Les parolles ont esté accommodées à l'air, qui estoit fait.
Dialogue d'un Amant et d'un Yvrongne. L'un parle à sa maistresse, et l'autre à sa bouteille.
L'Amant.
Rien ne contente si fort ma vie
Que le bonheur de voir Silvie.
L'Yvrongne.
Rien ne chatouille mon oreille
Comme le son de ma bouteille.
L'Amant.
Chère Silvie, quand je t'accolle,
L'aise m'estouffe la parole.
L'Yvrongne.
Quand je t'embrasse, l'on m'entend dire
Tousjours mille bons mots pour rire.
Plus je t'adore, ma chère dame,
Plus j'ay de feu dedans mon ame.
L'Yvrongne.
Plus je caresse ton doux breuvage,
Plus j'ay de feux sur le visage.
L'Amant.
Chère Silvie, quoy qu'on dise,
Aymer tousjours, c'est ma devise.
L'Yvrongne.
Chère bouteille, ma douce guide[185],
Ma devise est: Plus plein que vuide.
L'Amant.
Afin, ma belle, que je te berse,
Laisse-toy choir à la renverse.
L'Yvrongne.
Tien-toy, bouteille, tousjours dressée,
Sinon ma joye est renversée.
L'Amant.
Ainsi, sans cesse, ma chère dame,
Ton beau pourtrait vive en mon ame!
L'Yvrongne.
Ainsi sans cesse, qu'autre n'y touche,
Ta liqueur soit dedans ma bouche!
Sonnet.
Certes, il faut avoir l'esprit bien de travers
Pour suivre en ce temps-cy les Muses à la trace
Les gueuses qu'elles sont mettent à la besace
Ceux à qui leurs secrets ont esté descouverts.
Depuis que j'ay trouvé la fontaine des vers,
Le bien s'enfuit de moy, le malheur me pourchasse;
Je n'ay pour aliment que les eaux de Parnasse,
Et n'ay pour tout couvert que des feuillages vers.
Ingrates deitez, cause de mon dommage,
Le temps et la raison me font devenir sage:
Je retire aujourd'huy mon espingle du jeu.
Je prefère à vos eaux un traict de malvoisie;
Je mets, pour me chauffer, tous vos lauriers au feu,
Et me torche le cu de vostre poesie.
Remonstrance à un Poëte buveur d'eau.
Sonnet.
En vain, pauvre Tircis, tu te romps le cerveau
Pour parvenir au point des choses plus parfaictes:
Tu ne seras jamais au rang des bons poëtes,
Si, comme les oysons, tu ne bois que de l'eau.
Pren-moy, je t'en conjure, un trait du vin nouveau
Que le Cormié recelle en ses caves secrettes[186],
Tu passeras bien-tost ces antiques prophètes
Qui sauvèrent leur nom de la nuit du tombeau.
Bien que dessus les bords d'une vive fontaine
Les Muses ay'nt choisi leur demeure certaine,
Les fines qu'elles sont pourtant n'y boivent pas.
Là, soubs des lauriers verds, ou plutost soubs des treilles,
Le vin le plus friant preside en leur repas,
Et l'eau n'y rafraischit jamais que les bouteilles.
Fantasie sur des diverses peintures de Priape.
Sonnet.
Sur les rives de Seine une jeune Dryade,
Lasse d'avoir reduit un sanglier aux abois,
Se reposoit un jour à l'ombrage d'un bois,
Sans craindre le peril d'une fine embuscade.
Priape, qui la vid, fut pris de son œillade,
L'arreste et veult sur elle attenter ceste fois;
Mais elle, qui resiste aux amoureuses loix,
Desdaigne cet amant si laid et si maussade.
Lors, pensant amolir ceste divinité,
Il change sa laideur et sa diformité,
Et prend nouvelle forme, ainsi que fit Protée;
Mais la nature, en luy plus puissante que l'art,
Ne se put pas cacher soubs la forme empruntée,
Car tousjours à la queue on cognut le regnart.
Sur une Cheute causée par un bellier.
Sonnet.
Transporté de plaisir comme un valet de feste,
Ou comme un qui s'employe à forger un cocu,
Je pensois à Cloris, de qui l'œil m'a vaincu,
M'estimant trop heureux de vivre en sa conqueste,
Lorsque dans l'Arcenal une puissante beste,
Qui n'a pour mon malheur que trop long-temps vescu,
Me vint publiquement planter dedans le cu
Ce qu'en secret je plante aux autres sur la teste.
Lycandre, que devins-je à ce puissant effort!
Soudain je tombe à terre estourdy, demy-mort,
Ruminant en mon cœur mes sainctes patenostres.
Alors dit un passant, riant de mon ennuy:
Faut-il qu'un coup de corne ait fait mourir celuy
Qui par des coups de corne en fit naistre tant d'autres!
Lettres nouvelles contenantes le privilège et l'auctorité d'avoir deux femmes, concedé et octroyé jusques à cent et ung an à tous ceulx qui desirent estre mariez deux fois, datées du penultième jour d'avril mil cinq cens trente six.
Nos très chiers et amys roys très chretiens,
Salut et benediction authentique donnée par nous et nostre puissance, et par le conseil de nos amez et feaulx les gens de nostre sang, et gens de nostre grand conseil.
Vous, messeigneurs[187] les cardinaux du Pontalectz[188], le cardinal du Plat-d'Argent, de cardinal de la Lune, les evesques de Gayette, de Joye et de Platebourse[189], les abbez de Frevaulx, de Croullecul et de la Courtille; Messeigneurs le prince des Sots, le prince de Nattes, le géneral Defance, le prince de la Coqueluche, l'abbé des Conards[190], le Verdier du Houlx, et plusieurs autres grands et notables personnages. Et pour ce que aucun cas est advenu à nostre notice et cognoissance touchant la grande armée et puissance que les Turcz et ennemys de la foy catholique ont mise sur la mer pour venir destruire la saincte chrestienneté[191], quy est chose bien doutable, et pour obvier à la mauvaise volumté et persuasion des dicts Turcz. Nous avons ordonné et ordonnons que doresnavant tous hommes naturels, tant mariez que non mariez, tant du royaume de France que d'autres royaumes, puissent avoir et prendre en mariage deux femmes, si bon leur semble, pour accomplir le commandement de Dieu, quy a dict de sa bouche: Crescite et multiplicamini et replete terram. Aussy, pour cause du grand voyage que nous avons entreprins de faire sur la mer, et pour obvier et resister à la grande malice des dicts Turcz, quy sont cent contre un seul chrestien, et seroit un très grand dommaige et dangier à toute la chrestienté, si par nous n'y estoit pourveu de remède et justice convenable.
Et pour ce, nous voulons que le dict royaulme de France, auquel nous avons plus de fiance qu'en nul autre, ne demeure sans multiplication, laquelle chose ne se peult faire sans avoir compagnie suffisante, avons ordonné et ordonnons, par le conseil de nos amez et fealx, ainsy qu'il est de coustume à faire en tel cas. Et pour ce qu'il est plus grand nombre de femmes que d'hommes aux dictz royaulmes, avons donné et octroyé à tous chacun des hommes des dictz royaulmes plain pouvoir, auctorité et puissance; du jourd'huy jusques à cent et ung an, que chacun, sur peine d'encourir nostre malediction, ait à prendre les dictes deux femmes, afin de multiplier et d'accomplir les commandements de Dieu, ainsy comme il est escript cy-dessus, et pour ogmenter la foy catholique et subvenir à l'encontre desdictz Turcz. Et si le cas advenoit que les dictes deux femmes ne se pussent accorder ensemble, nous voulons et ordonnons que l'homme ait son arbitre d'expulser hors de sa compaignie celle quy fera aulcun bruict et la mettre hors de sa maison et la remettre à ses parents et amys, et qu'il puisse prendre une autre femme que celle qu'il aura dejectée. Et oultre voulons par ces presentes, sur peine d'encourir la malediction cy-dessus enoncée, que la dernière venue soit servie par la première en toutes choses qu'il appartiendra au faict de la maison.
Et s'il advient qu'il y eust jalousie entre les dictes femmes, voulons par ces presentes que les curez et recteurs des villes et paroisses ayent puissance d'excommunier les dictes femmes quy auroyent commis le dict cas, et soyent maudictes de dame Venus et de Junon, les quelles soyent dejectées de la compagnie des aultres et mises recluses en une prison expressement pour elles faicte.
Et pour entretenir paix et concorde entres les dictz hommes en leurs maisons, voulons et ordonnons, sur peine de la dicte malediction, que les dictes femmes soyent doresnavant tondues de leurs cheveux de moys en moys, et les ongles des doyts rongnez de sept jours en sept jours pour le plus.
Et pour eviter toutes noises et desbatz quy pourroyent survenir entre elles, et affin qu'elles ne se battent, ne s'esgratignent et se tyrent par les cheveulx, mandons et commandons à tous nos officiers et recteurs de nostre grande confrairie, ma dame saincte Souffrete[192], qu'ils ayent à publier et denoncer les dictes graces et ordonnances par nous faictes par toutes les villes et citez des dicts royaulmes chrestiens, et excommunier tous ceulx et celles quy viendront et murmureront contre le present mandement. Et aussy la femme quy sera desobeissante à nos dicts mandemens et quy ne fera le commandement de son mary sera maudicte de Cupidon et Venus, dieux des amoureux. Sauf l'opposition des dictes femmes contredisantes à ladicte ordonnance, à laquelle opposition elles seront receues en baillant bonne et seure caution.
Donné en Papagosse, le penultième jour d'avril 1536.
La Complaincte du jeune Marié.
D'avoir deux femmes je n'ay pas grande envie,
Car la mienne a trop mauvaise teste:
Toujours sans fin après moy noise[194] et crie;
Je la crains plus que fouldre ne tempeste.
Seigneurs, marchantz et gens d'eglise,
Quy lisez ce petit livret,
N'adjoustez foy à ma folye:
Pour courser[195] les femmes l'ay faict.
Reigles, Statuts et Ordonnances de la Caballe des filous reformez depuis huict jours dans Paris, ensemble leur Police, Estat, Gouvernement, et le moyen de les cognoistre d'une lieue loing sans lunettes.
Athenée, le plus falot des hommes après Lucian, dit que de son temps tous les filous, tire-laines, coupeurs de bourses, destrousseurs de passans, et autre telle canaille qui ayment autant le bien d'autruy que le leur, avoient accoustumé de s'assembler à Rome aux Ides de juin, et illec donner ordre au gouvernement et estat de leurs affaires, recevoir les plaintes, punir les delinquans, c'est-à-dire ceux qui laissoient leurs oreilles en chemin ou se laissoient espousseter par le bourreau.
Il semble que tous les frères de la Samaritaine[196], soldats de la courte espée et gens de telle farine, ayent leu ce passage et en ayent voulu renouveller la coustume: car jeudi dernier, sur les onze heures du soir, ils s'assemblèrent sur le pont Neuf, du costé de l'escolle, et, comme chats-huants taciturnes, vindrent à tastons de toutes parts, pour deliberer de leurs affaires et apporter un nouveau reglement à l'entretien de leur chetive, pauvre et miserable vie.
Fouille-Poche, general de l'assemblée, oncle en dernier ressort de Carfour[197] et proche parent du petit Jacques, comme ayant le plus d'interest en la conservation de son ancien droit, qui est de prendre ce qu'il rencontre, s'y trouva le premier; et pour son siége plia trois ou quatre manteaux en quatre, qu'il venoit de desrober, et qu'il portoit vendre au frippier Gueulle-Noire[198], maistre recelleur des halles; et, après avoir longtemps attendu ses camarades, voyant que minuit s'approchoit, il commença ainsi: «Mes confrères, il est à-propos de faire un bon reglement pour l'etablissement de nos affaires; je voy que de jour à jour nostre nombre diminue, et que le plus souvent les nouveaux receus, pour ne sçavoir l'art de la vollerie, sont troussez en malle[199], et sont conduits à Mon-faucon, pour là faire la sentinelle et faire des cabriolles en l'air. Je suis d'advis, pourveu que me prestiez l'espaule, de nous exempter de cet affront, et laisser, si nous pouvons, les eschelles en leurs places, sans aller attaquer ou prendre le ciel par escalade.» Tous les coupeurs de bourses, grands et petits, trouvèrent l'advis très bon et approuvèrent son conseil, desirans infiniment d'estre exempts d'un tas de coups de baston qui greslent quelquefois sur leurs espaules.
«Premierement, dit-il (ce qui est bien difficile à faire), il faudroit que nous puissions faire revivre le legislateur Lycurgue, afin de persuader aux François que le larcin est une très bonne chose, et qu'on le doit permettre pour deniaiser le monde; toutesfois, puisque les machoires luy sont tombées, et que le pauvre hère ne peut plus parler, je feray mes ordonnances au mieux qu'il me sera possible.»
Règles, Statuts et Ordonnances des coupeurs de bourses.
Premierement, tous novices et apprentifs de nostre estat et mestier seront tenus d'avoir fortes espaules pour porter les coups de baston qu'on leur donnera, venant à estre descouverts et pris en deffault.
II.
Voulons et ordonnons que personne ne puisse estre receu maistre passé en l'art s'il n'a les deux oreilles coupées[200], et quatre ou cinq estafilades sur le nez; et parce qu'en diverses rencontres ils pourroient se trouver en lieu dangereux, seront tenus lesdits postulans de porter des oreilles d'escarlatte dans leurs pochettes, et s'en servir aux occurrences.
III.
Voulons que tout homme qui aspire à nostre mestier soit de la famille des Rougets et des Grisons, autrement descheu de tous priviléges, munitez, exemptions, etc.
Quiconque postulera pour estre receu maistre de nostre dit office et estat sera contraint, en entrant en nostre communauté, de bailler son nom et monstrer les armoiries du roy gravées en beau caractère sur ses epaules.
V.
Entrera ledit suppléant en charge, aura son quartier, rendra bon compte de ses expeditions, ne songera en aucune façon à la paulette[201]: car sa place, venant à vaquer, par mort civile ou criminelle, galère, fuitte, exil, bannissement, foüet, etc., sera donnée au plus vaillant et plus subtil de la trouppe, sans qu'aucuns de ses heritiers y puissent prétendre.
VI.
Ordonnons que nostre boutique sera principalement ouverte les grandes festes et jours solennels, dimanches et autres jours; que nous dresserons nostre banque dans les assemblées, marchés, places publiques, pour là debiter nostre drogue aussi bien que Padel, et attraper les marchands.
Que si quelque pauvre diable, par malheur, est pris sur le fait en coupant quelque chaisne, tablier, pochette, bourse, sera tenu de jouer, escrimer, estramaçonner de l'espée à deux jambes; laisser plustost à la pluie toute sorte d'engins, ciseaux, couteaux, tenailles, sur peine d'estre eslevé sur une busche de quinze pieds de haut, et d'espouser ceste vefve qui est à la Grève[202]. Voulons en outre, quand quelqu'un s'enfuira et qu'il sera poursuivi par les bourgeois, archers et autres gens, que trois ou quatre de nos filous arrestent les plus hastez, fassent passage au delinquant, sous ombre de s'enquerir du fait et de courir après.
VIII.
Seront d'ordinaire bien habillez, manteaux de taffetas satin, pourpoints decoupez, effrontez, hardis à l'entreprise, fins et subtils, hauts à la main, bonne mine, bon pied, bon œil, marquent une chasse pour le lendemain, diligens, actifs, forts et puissants, afin que si, par cas fortuit, ils sont envoyez à Marseille pour servir le roy, ils aillent gaillardement avec ceste rodomontade: Valeamus à galeras por servir el re nuestro seignor, et qu'estant là arrivez ils escrivent dans l'eau avec une plume de quinze pieds de long[203], et tiennent bonne posture.
Lorsqu'on pendra quelqu'un des nostres, les officiers de la Samaritaine seront tenus d'en faire rapport à l'assemblée, afin de le degrader comme un poltron et un coquin, faineant et inhabile; et neanmoins deputeront quatre des principaux pour assister à sa mort, voir s'il n'accuse personne; et dans l'affluence du peuple qui se trouve à telle deffaite, joueront lesdits deputez des deux mains, qui deça, qui delà, et tascheront à venger la mort du patient sur ceux qui le regardent.
X.
Auront nos dits supots pour attraper les niais des chaisnes en façon d'or, qu'ils laisseront tomber exprès, afin qu'estant recueillies, qu'ils en tirent leur part[204]; ne manqueront de lettres feintes, demanderont le chemin, se feront conduire dans quelque cabaret; là, detrousseront leur conducteur, contreferont les etrangers, auront deux ou trois frippiers apostez pour vendre et distribuer leur vol, seront courtois, et feront la courtoisie entière, c'est-à-dire osteront le chapeau et manteau tout ensemble, prendront l'argent sans compter et l'or sans peser; iront tant de nuict que de jour, sans crainte du serain; s'il fait froid ne porteront gans, ains eschaufferont leurs mains dans les pochettes de leurs voisins[205]; ne rendront rien de ce qu'ils auront pris, fouilleront partout; tiendront d'ordinaire le gros de leur caballe dans le faux-bourg Saint-Germain, marets du Temple[206], faux-bourgs Saint-Marcel et Montmartre, sans oublier le Pont-Neuf.
XI.
Seront les principaux maistres du mestier subjets un tantinet au maquerellage, cognoistront tous les couverts de Paris, sçauront les bons lieux, afin d'y mener et conduire les niais et nouveaux venus, et illec les desplumer comme corneilles d'Esope et chercher la source de leur fouillouse[207]; que si par copulation, conjonction féminine, plantation d'homme, quelque pauvre diable va au païs de Suède, Claquedent, Bavière[208], etc., nos maqueraux et coupeurs de bourse se donneront garde d'estre recogneus, et fuiront les coups la queue entre les jambes, comme vieux chiens deratez.
XII.
S'il y a quelque foire S.-Germain, Landy[209] ou autre, seront tenus nos dits supposts de s'y trouver des quatre coins du royaume, et là attraper les marchands au piège, les affronter, envahir, tromper, decevoir, seduire tout le monde, et fuir le bourreau comme une peste très dangereuse et abominable.
Telles sont les loix contenües en nos statuts, que je, Fouillepoche, veux estre soigneusement gardées par nous, et en partie par un tas de larrons domestiques et un as de mercadans[210] qui vont parmy le monde et qui empruntent la faveur de nostre nom.
La compagnie approuva ces statuts comme très bons et valables, estant estroictement observez, pour la manutention et entretien de leur estat et office de coupeurs de bourses.
Le moyen de cognoistre les filous d'une lieue loing sans lunettes.
Premierement, il faut que vous sçachiez qu'ils ont un nez, une bouche et deux yeux comme un autre homme, et partant il n'est point difficile de les trouver. On en rencontre partout, et ressemblent mieux à un singe qu'à un moulin à vent ou à un fagot: toutes leurs actions sont vrayes singeries; mais ne leur baillez jamais la bourse à garder, car ils savent fondre l'or et l'argent, et sont les plus grands alchimistes du temps present, du passé et de l'advenir. Quand vous verrez un Allemand contrefaict, un homme bigarré comme un valet de carreau ou le roy de picque, un maquereau, un minois du Palais, un joueur de dez, un chercheur de repuë franche, un poète qui prend les vers à la pipée, un entreteneur de dames, un homme de chambre botté, fraisé comme un veau, gaudronné comme un singe[211]; un laquais vagabond, un joueur de tourniquet, un faiseur de passe-passe, Jean des Vignes et sa sequelle[212], un sauteur, un plaisantin, un Gascon sans argent, un Normand sans denier ny maille, un visiteur de foires, un courtisan des halles, un traffiqueur de vieux habits, un receleur frippier, un traisneur d'espée sans maistre, un capitaine sans compagnie, imaginés-vous de voir autant de filous; et quand vous rencontrerez telles gens, serrez vostre bourse, et mettez la main dessus avec ces mots: Au premier occupant. Que si vous les voulez voir de loin sans lunettes, allez vous planter sur la montaigne de Montmartre, et croyez que la moitié de ceux qui sortent ou entrent dans Paris sont tous filous, sans en rabattre la queüe d'un seul; et si vous en voulez la raison, c'est le temps qui le porte, et le siècle le requiert ainsi, dans la corruption où nous sommes. Adieu: souvenez-vous de l'anneau de Hans Carvel, on ne prendra jamais votre bourse.
Privilège des Enfans Sans-Soucy[213] quy donne lettre patente à Madame la comtesse de Gosier-Sallé, à Monsieur de Bricquerazade, pour aller et venir par tous les vignobles de France avec le cordon de leurs ordres.
In-8.
Bacchus, par grâce du Destin, empereur des Enfans-sans-Soucy, prince des Gosiers-Brûlans, comte de Bois-sans-Soif, marquis de l'Alteration, de l'Haleine-Vineuse et Haut-Appetit, commandeur absolu et universel sur les vignobles de Bacarat, Rheims, Ay, Tesse, Chablis, Tonnerre, Beaune, Vermanton, Langond, Coulange, Costerotie, l'Hermitage, Cahors, Medoc, Grave, Saint-Emilion, la Palu, Caberpton, S.-Laurent, Frontignan, Chambertin, Malvoisie, Canarie, Madère, Port-en-Port[214] et autres que le soleil eclaire sous la vaste etendue des cieux.
A tous passez, presens et à venir, salut. Ayant remarqué que le plus sûr moïen de maintenir nostre monarchie bachique estoit d'establir en differens endroicts de nostre empire des ordres composés de plusieurs sortes de dignités, pour recompenser ceux de nos sujets quy auront esté les plus fidèles et les plus attachés aux interests de nostre trongne vineuse, afin qu'en leur donnant par ce moyen esperance d'estre un jour recompensés sur des services qu'il nous auront rendus, nous puissions les exciter à la pratique de la vertu, qui se trouve parmi les pots et les verres, que nous avons toujours possedez à un si sublime degré:
A ces causes, ayant fait mettre cette affaire en deliberation sur nostre table, après avoir bien bu en la compagnie de nostre ancien amy l'ivrogne Silène et les bacchantes, nos chères nourrices, de leurs advis et de leurs consentemens, nous avons creé, estably, creons et establissons par ces presentes, perpetuelles et irrevocables, un ordre general sous le tiltre de l'ordre du Tonneau[215], que nous voulons reserver à notre personne; d'un chancelier, d'un secretaire, de quatre commandeurs et de quatre chanceliers, lesquels officiers cy-dessus, creez et etablis à perpetuité, jouiront de tous les priviléges, prerogatives, immunitez, franchises et exceptions bachiques, même du droit de bourgeoisie, dans tous les cabarets, lieux de bonne chère de notre obeissance, où nous voulons qu'ils soient reçuz gratis sans qu'on les en puisse chasser, pour quelque chose que ce puisse être, à la charge toutefois que tous les aspirants auxdits offices et dignitez seront tenus de faire preuve de leurs capacités dans l'exercice de la vendange, en buvant chacun vingt-cinq razades le jour qu'ils voudront estre admis dans toutes les dignités desdites charges, à la reserve toutefois de notre chère et bien-aymée la comtesse de Gosier-Sallé, que nous avons gratifié de la charge de chancelier de nostre ordre, et de nostre bon yvrogne Biguerazade, à qui nous avons aussy donné celle de secretaire du mesme ordre, lesquels, en consideration des services qu'ils nous ont rendus en plusieurs occasions et de la certitude que nous avons de leurs capacitez aussy bien de boire, nous les avons dechargés de toutes preuves à faire pour parvenir à la possession desdites deux dignitez de chancelier et de secretaire. Et tous lesdits officiers releveront de la comtesse de Gosier-Sallé, notre chancelière, et seront tenus de prendre d'elle le cordon de notre ordre et des lettres-patentes signez et contresignez par Biguerazade, son secretaire, pour ce quy concerne les affaires dudit ordre, qu'ils seront tenuz de porter à perpétuité, sous peine d'estre declarés incapables de frequenter jamais nos assemblées bachiques, et d'y estre traictez comme infracteurs de nos ordres, rebelles à nostre estat; defendons à tous les officiers dicts de boire de leur vie goutte d'eau, de manger aucunes sortes de confitures, fruits, lactage ny autres choses capables de prejudicier à nos interests, en ce que tous ces choses peuvent empescher la soif; defendons semblablement de repandre jamais goutte de vin, si mechant qu'il puisse être; de casser verres, bouteilles ny flacons; et enjoignons de faire toujours ruby-sur-l'ongle après avoir beu; de manger force cervelats, fromages, persillages, harangs sorets, force jambons de Mayence, saucissons de Boulongne, cuisses d'oyes, gorges de porcs, et generallement tout ce quy pourra procurer l'alteration[216]; surtout de ne point oublier à mettre dans leurs sausses nos chers amis le marquis de la Poivrade et le baron de Salinieri[217] partout comme nos plus intimes bienfaiteurs.
Pourra partout notre dict chancellier pourvoir à quy bon luy semblera de nos officiers de l'ordre, quy porteroient toutefois les noms suivans, savoir:
Le premier des commandeurs s'appelle Long-Boyaux; le second, Bequillard[218]; le troisième, Bois-sans-Façon; et le quatrième, de la Goinfretière.
Les chevaliers s'appellent par les noms suivans, savoir:
Le premier, Longue-Haleine; le second, Large-Avaloire; le troisième, Pretatrinquer; et le quatrième, Gosier-Coulant.
Et tous les dits officiers par elle pourvus jouiront des privileges cy-dessus specifiez, sans trouble ny empeschemens, car ainsy nous l'avons resolu et ordonné.
Si nous donnons en mandement à tous les confrères de la jubilation et gens tenans nos sièges bachiques, cabarets, tavernes, tabagies et autres qu'il appartiendra, de tenir chacun en droit la main à l'execution des presentes, sans diminution ny ogmentation que ce puisse être, à peine de ne boire que de la lie du vin de Brie: car tel est notre plaisir.
Donné en notre conseil, sur le cul d'un tonneau, dans notre cave imperiale, après être bien saoûl.
Et sur les replis: Cher Bouchon.
La comtesse de Gosier-Sallé, garde des bouteilles, protectrice de l'université vineuse et chancelière de l'ordre bachique du Tonneau, salut: Nous etant entierement fait informer de la capacité de notre bon amy le sieur de Chifle-Museau, et lui ayant trouvé toutes les qualités requises pour être de l'ordre excellent du Tonneau, après avoir de lui pris et receu le serment prevu, prealablement faict dessoubz l'experience au fait bachique, nous l'avons pourvu de la dignité de commandeur de Bois-Sans-Façon, pour en jouir sa vie durante sans trouble ny empeschements; pour marque de quoy nous luy avons accordé le cordon de l'ordre du Tonneau, en luy enjoignant d'observer les statuts, reiglements et privileges portez par ladite creation dudict ordre de la part du souverain Bacchus, à peine d'estre degradé et declaré indigne de posseder la dite dignité, et comme tel estre dechu du benefice de ces presentes, aux quelles nous avons grifonné notre signe, après y avoir fait apposer le cachet de nos armes.
Donné en nostre hotel de la Halle-au-Vin, et moy presente, à moitié grise,
Avec permission.
La Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec Maistre Guillaume revenant des champs Elizée, avec la Genealogique des Coquilberts, traduit de chaldeam en françois.
M. VIc.VI. In-8.
L'année mil je sçay combien après le deluge de Noé, et aprez le joieux advenement du grand Jubilé d'Orléans[219], le Père aux pieds, autrement dit Piedaigrette, s'estant remplumé des naufrages de milles et milles taverniers qu'il avoit envoyez avec monsieur de Mouts[220] en Canadas querir du safran[221]; se resouvenant de noz mal-heurs derniers, et du voyage qu'il avoit fait avec le père Gascart à Damery, et des bons tours qu'ils avoyent faict ensemble, faisant enterrer avec une magnificque solemnité et pompe funèbre la fressure d'un porceau plus gros et gras que vous, lecteur benevolle, au lieu des parties nobles d'un gras chanoine de la Saincte-Chapelle, qui estoit son amy, me raconta un jour, comme à son Acathée, tous les hazards, crainctes, voyages et inconveniens qui luy estoyent advenus depuis que les Coquilberts avoyent fait leur entrée en France, et le grand voyage qu'il avoit fait ès champs Elizée, où il avoit veu et beu avec plusieurs de ses amis; le sejour qu'il y fit, les plaisirs qu'il y avoit eus avec ses bons amis qui estoyent partis de ce monde tout à bon; et comme, ayans rencontré M. Guillaume, qui fait tant parler de luy, qui revenoit de paradis parler à son oncle Noé pour les affaires d'Estat, ils allèrent boire ensemble. Mais, me dit-il, mon frère, mon amy, à nostre rencontre il y eut bien du hasart: car, M. Guillaume ayans laissé le bon homme Noé planter sa vigne, et passans par les champs Elizée, il avoit fait une remonstrance aux vieux loups à un soldat affamé qui demandoit la guerre, et n'estant asseuré en son ame quel parti il devoit prendre, ou la paix, ou la guerre (encores qu'il ne se soucie ny de l'un ny de l'autre), voyans venir à soy Piedaigrette avec ses jambes de fuzeaux et son ventre creux comme une aulge à porceaulx, et sa grosse teste de veau sur ses espaules voutées, l'un devant l'autre, à la portée du canon, ce demandoient: Qui va là? qui va là? par plusieurs fois. M. Guillaume, qui pensoit que ce fust quelque diable de soldat, parle le premier fort honnestement, disant ces mots: C'est moy! Monsieur;—Qui es-tu? dit Piedaigrette.—C'est moy! Monsieur.—D'où viens-tu? où vas-tu? Es-tu chrestien ou mahometiste? Ventre sainct Quenet[222]! dis-le moy, ou tu es mort!—C'est moy! Monsieur, dit maistre Guillaume. Piedaigrette s'aprochant de plus près, encore qu'il ne fust pas trop asseuré, maistre Guillaume le recogneut, et, criant comme un veau, luy dit: C'est moy! c'est moy! de par le diable, mon amy, tes fortes fiebvres quartaines! c'est moy, Piedaigrette, mon amy. Luy, estonné de ceste rencontre, luy dit: Eh! c'est donc toy, maistre Guillaume? Çà, çà, que je t'acolle! Hé, hé, mon bon amy! qui t'ameine en ces quartiers?—C'est moy-mesme, dit maistre Guillaume. Mais toy, de quel quartier viens-tu? je te prie de me le dire. Après les acolades et bien venues faictes l'un à l'autre, Piedaigrette luy dit: En bonne foy, mon amy, je viens des champs Elizée.—Et quoy faire? dist maistre Guillaume.—De veoir le bon père Anchises.—Qui t'y a conduict?—La Sibille.—Laquelle?—D'un pressouer[223].—Ha, ha! et je te prie, conte-moy des nouvelles du pays, et par quelles contrées tu as passé.—Par ma foy! je te le dirai volontiers, pourveu que tu me veuille escouter.—Je t'escouteray aussi volontiers comme je fais l'evangile, maistre Guillaume.—Après que je fus lavé de tous mes pechez, dit Piedaigrette, par le moyen du grand jubilé d'Orléans, je ne sçay quels esprits m'aportoient en ces lieux, où j'ay esté et vescu l'espace de long-temps de la manne celeste des enfants d'Israël, durant lequel temps j'ay veu une partie du pays, qui est fort bon, Dieu merci. En premier lieu, je me trouvay en un pays de contracts, duquel pays j'eus grand peine à me desbrouiller, car je fus lié et garotté à coups de plume comme un pauvre forçaire[224]; et, n'eust esté Pajot et Bobie, qui venoient de parler à Matthieu Aubour pour retirer une minutte, j'estois en grand hazart. Eschapé de ce danger, j'entrai au pays de consultation, où il y a force gens d'honneur et gens de bien qui gouvernent le pays assez modestement, comme Messieurs Versoris, Canaye, Dulac[225], et autres gens de palais dont la renommée vit encores; mais là on n'y boit point, qui est un grand malheur, et, n'eust esté le pays de consignation où j'entray, j'estois mort de la mort de Roland. O mon amy, quel meschant pays! Tout le monde y a bon droit, mais il y a toujours quelqu'un qui perd. L'on me demande: Quoy! Piedaigrette, as-tu affaire de quelque chose? Veux-tu consigner? Quel chemin veux-tu aller?—Messieurs, je cherche le pays de Sapience, je vous prie me l'enseigner.—Ha, ha! mon amy, vous aurez bien de la peine à le trouver, car il vous faut passer par la comté de Folie, où il y a tant de peuple que rien plus: car tous les sages de vostre monde et ceux qui le pensent estre y sont habituez.—Encores, Messieurs, s'il ce peut faire, il faut trouver moyen d'y parvenir. Ayans pris congé d'eux, je passé une petite contrée qui estoit fort belle et plaisante à voir de loing, où il y a plusieurs belles maisons, vaste en grosses fermes et bien accommodées; mais je vous asseure qu'il y faut avoir bon nez: car, tant plus j'approchois, tant plus je sentois une odeur qui estoit plus forte que musc. Je trouvay un jeune homme, auquel je demanday: Mon amy, quel pays est-ce icy?—Monsieur, me dit-il, couvrez-vous, c'est le pays de Medicination. Vous voiez tous ces beaux lieux-là: croyez, Monsieur mon amy, que toutes les etoffes et materiaux ont été pris chez les apoticaires de Paris, et des plus fines rubarbes qu'ils ayent en leurs boutiques, et soyez asseuré que, si ce n'estoit un remedium contra pestem[226] que l'on vend au palais, il y auroit bien du danger à passer par icy. Ayans prins congé de cestui-là, je passe dans une grande forest bruslée, où on ne voyoit goute, à l'issue de laquelle je trouvay deux venerables vieillards, qui me demandèrent où j'allois; je leur responds: Messieurs, je cherche le pays de Sapience. L'un commence à rire comme un fol, l'autre à pleurer comme un veau; je fus tout estonné de cette façon de faire. Ils me demandèrent neanmoins tous deux qui j'etois, et moy je leur fais la mesme demande. L'un me dit: Je m'appelle Democrite.—Et moy Heraclite.—Et moy Piedaigrette, leur dis-je.—Or, puis que tu as dit ton nom, passe maintenant, te voilà entré au pays de Folie, par lequel il te faut passer avant que d'entrer en Sapience. Je ne fus pas une demi-lieue dans le pays, Monsieur Guillaume, mon ami, que je rencontrai un grand vieillard, qui, avec une torche ardente, cherchoit le jour en plein midi. Un peu plus avant, je vis un petit noirault qui aprenoit à nager sur une rivière avec deux pierres à son col, comme deux vessies de charcutier, et tant d'autres fols de ce monde que rien plus, qui briguoient en court pour estre enregistrez pour aller faire la guerre aux Turqs[227]. Ayans passé tout ce pays du monde, de ce pays-là j'approchois d'une grande ville pour y entrer, pour me reposer et loger; mais, à l'entrée d'icelle, je rencontray, comme en sentinelle perdue, un grand vieillard, qui s'appeloit O Sapientia, lequel, avec cinq ou six autres grands O, alloient chercher Noël[228]. Je m'adresse à luy, et luy demande assez doucement: Seigneurs, pourray-je bien loger en vostre cité? Il me respond: Qui es-tu? mon ami.—Helas! Monsieur, luy dis-je, je suis le pauvre Piedaigrette, qui, ayans passé la plus grande part de ma vie au pays de Folie, sur mes vieux jours je desirerois me retirer avec la Sapience. Ha! maistre Guillaume, si tu sçavois quelle responce il me fist, tu serois estonné. Il commence à me dire: Vas-t'en d'icy, affronteur! charlatan! trompeur de marchands! effronté! coquilbardier! mangeur de morue de Flessingue! Vas-t'en à tous les diables! vas-t'en d'icy! Il n'entre en ce pays que gens de biens et d'honneur! Moy, estonné comme un fondeur de cloches, au petit pas je me retire de là, et estois assez faché de n'entrer en ce pays-là, veu la peine que j'avois eue à le chercher; mais je vis bien qu'il n'y va pas qui veut. Ayans quitté le père Sapientia avec ma courte honte, j'aperceu neantmoins sur les limites du pays le bon père et homme de bonne memoire, Monsieur de Chavignac[229], qui composoit un livre, De reconciliatione successori suo cum vicario suo antiquo, avec la glose de Belin et Sageret; il estoit prest à l'envoyer à Patisson[230], mais Monsieur de Bonport estoit engrené le premier. Il y avoit trois jours que j'en estois party quand je t'ay trouvé.—Vrayment, dit maistre Guillaume, je ne m'estonne pas de t'ouïr parler, tu as bien veu du pays. Mais quoy! Piedaigrette, se resouvenant encores de tous les bons tours, tant bons que mauvais, qu'il avoit faits, ne pouvoit bonnement faire l'accolade à maistre Guillaume, lequel, d'un visage à demy fasché, luy dit: Il semble, à te voir, Piedaigrette, que tu aye le cœur failli; tien une tranche de ce jambon, que m'a fait bailler Monsieur de Saint-Paul[231], passant par son cartier. Piedaigrette, revenant comme d'un profond sommeil, et ses yeux plains de chassie à demi-ouverts, luy dit: Par ma foy! maistre Guillaume, mon amy, je songeois au bon temps que j'avois lors que les coquilberts firent leurs entrées en France, la guerre cruelle qu'ils eurent contre les mousches[232], leurs batailles, le nombre des bons capitaines coquilbardiers, et comme du temps et du règne du bon père Louvet ils vivoyent; et comme aussi, d'autre part, nostre bon maistre, depuis peu de temps en çà, a descouvert toutes sortes de coquilberts, soit ceux de messieurs les petits dieux du monde, soit sur leurs saincts, et qu'à présent il n'y a qu'un general en matière de coquilbarderie, qui est cause que les pauvres mousches ne tirent plus de miel de leurs ruches.
Ha! ha! Piedaigrette, mon amy, je te prie me declarer quelles bestes sont-ce que coquilberts; j'ay veu beaucoup de bestes après toy, mais je n'ay encore point veu de coquilberts. Sont-ils plus grands que les chameaux de M. de Nevers? Sont-ils de la race de Bucefal ou du cheval Pegasus? Je te prie de me le dire ou m'en figurer un comme tu sçais bien qu'ils sont, et je te bailleray à boire dans ma gourde de ce bon vin que l'on m'a baillé chez M. Asdrubal. Piedaigrette, ayant fait un pet, un rot et un siflet, commença à faire un long discours, en disant en langage commun: Au temps des bons pères Rouselay[233], Sardini[234], Bonnisi, Cenami et autres pères anciens sortis du fin fond de la Lombardie, les coquilberts commencèrent à naistre en nostre France, et, faisant des petites legions, s'escartèrent par tout nostre royaume. Douane commença à gouverner à Lyon: traites foraines, partout nouvelles impositions à Paris; enfin le père Louvet fut deputé pour empescher les coquilberts de vivre, et fit une armée de mousches pour faire le degast des vivres des coquilberts, desquelles il fit Benard capitaine, Molart lieutenant, Honoré enseigne, Poupart sergent, et pour le moins deux cens apointez qui faisoient garde jour et nuit, tellement que tous les pauvres coquilberts estoient en danger de mourir de faim, sans l'invention de Greffier de Saint-Lubin, bon soldat coquilbardier, lequel, voyant les vivres faillir en l'armée, trouva moien et inventa nouvelles inventions pour vivre, sçavoit lier les moutons par les pieds, et cacher derrière les pierres de taille pour passer avec le gros qui avoit acquitté; fit les metamorphoses de bœufs en vaches, de porcs gras en truyes maigres, et les bahus pleins de cochenille[235] pour du vieux linge pour vendre au bout du pont Saint-Michel; et, tant que dura ceste invention, les mouches mouroient de malle rage de faim, tellement qu'elles ne pouvoient plus voller, et messieurs les coquilberts vivoient à discretion.—Mais, Piedaigrette, tu m'as promis de me figurer un coquilbert, je te prie, fais-le.—Aga, mon amy, je ne te mentirai d'un seul mot: les coquilberts ont la teste faite comme un gros bœuf ou une vache; le corps, par les parties de devant, comme un porc gras; depuis les espaules jusques au train de derrière, comme un veau; la cuisse droite comme un mouton et la gauche comme un chevreau. Il a la queue fort grosse et d'une estrange façon, car elle est faite de mille et mille martres sublimes, de renardeaux, de fouines, de loutres et de toutes autres sortes de fourrures pour l'hiver. Au temps passé ils avoient de grandes cornes, sur lesquelles vous eussiez trouvé en toute saison mille hotées de beure, paniers pleins de poulets, perdris, agneaux, oisons, fésants, et de toutes autres sortes de volatilles; quand ils sont bastez comme chameaux, leurs bats sont fort creux: car il y tiendroit bien cent pièces de velours, autant de satin, damars, que taffetas, toilles fines, rubarbes, cochenille, et de mille sortes de marchandises sujetes à l'imposition. Ils sont à part soi plus forts que cent bœufs attelez; ils vont jour et nuict, et aussi asseurement sur eaüe que sur terre; il n'y a mousches, mouschars ni mouscherons qui les puissent empescher d'aller où bon leur semble; ils sont quelquefois comme les cameleons, ils changent de toutes couleurs; ils font faire plusieurs passages invisibles; ils font passer la douzaine de bœufs aussi gaillardement sans acquiter comme moi; ils font les uns de pauvres riches et de riches pauvres; quand ils dorment, tirez-leur un poil de dessus eux, il vous servira à vous faire un manteau, un pourpoint, un chapeau, voire, quand il est bien tiré et choisi, il vous servira à faire un habit complet; ils font porter à madame la controleuse, à madame la garde, la petite cotte de taffetas, de camelot, de soye ou de telles estoffes qu'elles desirent, le petit demi-ceint d'argent, la bague mignardelette au doigt, le petit bas de soye, etc.; tellement, mon bon ami Me Guil., les coquilberts ont de terribles perfections, et, si je l'osois dire, leur eaüe est meilleure que le vin de Vaugirard: car il y a plus d'un mois que j'en boy, je vous en parle comme sçavant, et si j'en bois encore quelquefois quand je suis au monde. De la nourriture de tels animaux, je ne t'en veux rien dire: car tu peux assez juger, estant juge comme tu es, que, sortant telles eaux de telles chapelles alambiques, que le dedans n'est que rosée et fleurs d'estrange vertu; les bons coquilberts sont recherchez de toutes sortes de gens de bien, et qui n'ont point l'âme de travers comme toi.
Je te veux conter, puisque nous sommes à loisir, comme deux honnestes dames de nostre cartier, s'estant accostées de petis coquilbardeaux, et coquilbardant avec eux, jouans à frape main, faisoient et engendroient de gros coquilberts, les envoyans loger à Paris à la place aux Veaux, chez leurs bons amis.
Un gros, voulans faire son entrée à Paris, advertit cinq ou six de ses amis pour le recevoir à la porte de Bussy le lendemain de Noel M. Vc. Lxxxxv. C'estoit la bonne année des coquilberts; ils estoient en aoust[236] en ce temps-là. Le capitaine la Rue, gouverneur de la porte de Bussy, fut prié d'assister à sa reception, et moi je le vis entrer; tu ne croiras l'estrange façon qu'il entra: premièrement, marchoit le père aux bœufs, en bel ordre et piteux estat, accompagné de deux cens moutons, tous couverts de laine blanche et noire jusques aux yeux; après cette bande passa quatre-vingt ou cent bœufs conduits par le jeune Fontaine, qui estoient nouvellement venus de Poissy, et qui s'estoient reposez en son chasteau de la Bouverie; en après, comme un entremets, entrèrent deux cens autres moutons, tout ainsi que les autres precedés; après ceux-ci passèrent six autres gras bœufs malheureux, car ils avoient laissé la peau chez le père Audouart, et s'en allèrent cacher à Beauvais. Cela fait, monsieur le coquilbert entra aussi secretement comme une souris, et le receut le capitaine la Rue avec tant d'amitié que rien plus; et après les acolades et bienvenues faites, allèrent boire chez le père Valenson; mais partout il y a du malheur et du peril, comme dit le saint apôtre: car une meschante mousche, qui estoit en sentinelle, fut presque cause de ruiner les coquilberts, et en fut le père Louvet[237] adverti; tellement que la paix qui avoit esté si longtemps entre les coquilberts et les mouches fut rompue.
Louvet lève une compagnie nouvelle de mousches bovynes, picquantes et ardentes; il envoie commissions de tous costez, Poupart de çà, Poupart de là, Benard à pied, Benard à cheval, les gardes renforcées à toutes les portes, tellement que jamais la guerre des Guelphes et Gibelins ni fit œuvre pareille. On avoit desjà le pied dans l'estrier pour donner le combat, les petites collations estoient cordées, elles coquilberts, estonnez comme fondeurs de cloches, ne savoient à quel sainct se vouer; l'on fait plusieurs assemblées, le conseil se tient par plusieurs fois; enfin monsieur du Pied-Fourché[238] envoye à madame de la Douane la republique de la nouvelle imposition; envoya ambassadeur à messieurs de la Marée et de la Draperie; monsieur du Port Saint-Paul à monsieur du Port Saint-Nicolas, anges de grève[239] à la Tournelle, et le rendez-vous à Malaquest[240], où la paix fut traictée, Maistre Guillaume, mon amy, et les coquilberts, mouches et moulcherons s'allièrent ensemble par un lien indissoluble d'amitié, et firent comme les Romains et les Sabins, s'espousans les uns les autres; tellement que par le moyen de cette alliance le pauvre père Louvet fut metamorphosé comme Acteon, qui fut mangé de ses chiens propres: car toute son armée de mousches, tant capitaines que soldats, devindrent coquilberts, et fut traicté à la Turque; et, n'eust esté Maubuisson où il se sauva, il eust esté mangé tout en vie. Ce neantmoins il luy demeura encore quelques mousches qui estoyent des vieilles bandes, qui ne se voulurent acorder, comme le capitaine Boucher, le sergent Poupart et autres capitaines reformez, qui vivent encore en esperance de remonter au dessus de leurs affaires avec le temps. Comme de fait le capitaine Boucher surprint un coquilbert qui s'estoit venu loger à la Nostre-Dame de Mars aux faulxbourgs Saint-Germain, qui fut plumé comme un canart; il s'estoit caché dans les chausses de Gerbault, et s'estoit rendu invisible à plusieurs mouches durant la guerre; il s'estoit formé en bottes de soye et avoit passé sous cette forme par plusieurs fois, mais il y vint à la malheure.
Quand il est grand'année de coquilberts, tu ne vis jamais tant de fermiers devenir marchands de safran. Il n'est pas les chambrières de cuisine et filles de chambre qui ne coquilbardent; l'on ne parle plus de ferrer la mule, il n'y a plus que les coquilberts en campagne: voilà, M. Guil., comme le monde vivoit de ce temps-là et vit encore au monde.—Escoute, escoute, Piedaigrette, dit M. Guil.: nostre maistre y prend bien garde, et de près; allons-nous-en d'icy; as-tu le rameau d'or d'Æneus? Allons, allons, voilà le père Caron qui nous attend sur le bord du Stix pour passer; aussi bien ay-je la teste rompue des cris et urlements de ces usuriers de l'autre monde et de ces avaricieux qui sont là-bas dans ces paluz infernaux jugés par Minos et Radamanthe; il me tarde que je ne sois chez M. Jamet[241].—Allons, dit Piedaigrette, quand tu voudras, et sortons hors d'ici. Ayant donc passé Stix, nous beusmes ensemble avec le père Caron, qui est vrayement bon vieillard, et, estant sorti des Champs-Élisées, Piedaigrette dit: Allons par quelque chemin écarté, de peur des mousches de monsieur Largentier de Troyes[242], qui est venu de nouveau faire la guerre aux coquilberts de Paris.—Et quelle guerre est-ce? dit monsieur Guil: C'est pis que celle de Louvet; il s'est emparé du château des quatre fils Aymon; il a pris pour maistre mousche le père Adam; il l'envoye sous terre et fait plus de trouble au royaume avec son escritoire. Estant doncques le Père aux pieds et M. Guil. prests à se separer, Piedaigrette luy recommanda toutes ses affaires, atendu la faveur qu'il avoit en court, le pria d'avoir souvenance en son memento des folles enchères d'un pauvre coquillebardier; et, s'estant dit l'un à l'autre un long vale, et adieu! M. Guil., adieu! Piedaigrette, adieu! adieu! M. Guil. s'en va au Louvre, et Piedaigrette à la taverne chez le père Charpin, où il rencontra le père Gauderon qui beuvoit demi-setier du muscat de Vitry, auquel ayant compté plusieurs choses, recommencèrent à succer le tampon, et de là en sa maison, ou à grand'peine ses jambes de fuzeaux peurent reporter sa teste de veau, et atend au coing de son feu le paquet pour porter aux Champs-Élisées.
Et quant à maistre Guillaume, estant près du Louvre, il s'en va chez M. de Montauban[243], auquel il donna advis de la descente des coquilberts, qui se preparoient à luy faire la guerre, et qu'il se tint bien sur ses gardes, qu'il acheptast un resveil-matin[244] à messieurs ses commis pour n'estre endormis en ses affaires; et que pour luy il achetast des lunettes pour y voir plus clair, et qu'il advertist en passant M. de Soisy pour les trente sols; que Marquenat n'oubliast ses galoches quand il iroit aux portes, à cause des boues, et que, quand il iroit voir messieurs les receveurs à cause du temps, il les advertist de ne se point battre et esgratigner, et puis boire à cline-musette, et qu'il print bien garde que ses mousches ne devinssent coquilberts comme du temps du père Louvet, et beaucoup d'autres bons advertissemens touchant la coquillebarderie, et de là en sa maison, atendant nouvelles du temps.
Ne faut-il point parler de rire quelquefois
Ou dire verité en paroles couvertes,
Estre toujours caché comme un sauvage aux bois?
La porte d'un bon cœur a tout bien est ouverte;
Mais que pourroit-on dire d'avoir ceste arrogance,
Avoir tracé la voye à mille inventions,
Voire tousjours avoir une vaine esperance,
Retrouver le chemin de mes conceptions.
Après que mon destin aura repris son cours,
J'espère que j'auray quelque contentement,
S'il y a de l'espoir en tous mes vains discours
Je ne manqueray point à mon avancement;
Nul ne peut parvenir sans avoir du tourment.
Les Ballieux des ordures du monde[245], nouvellement imprimé pour la première impretion par le commandement de nostre Puissant l'Econome.
A Rouen, chez Abraham Cousturier, tenant sa boutique près la grande porte du Palais, au sacrifice d'Abraham.
In-8.
O la vicissitude estrange!
Toutes choses courent au change;
Le ferme est fondé sur le point;
Autres fois l'on ne voyoit point
Tant de crocheteurs par le monde,
De vigilans faiseurs de ronde,
De porteurs de paquetz pliez[246].
De grands faiseurs de bons-adiez[247],
Tant de faineans par la rue,
De questeurs de franches repues,
De sires Jeans escornifleurs,
De piqueurs de dez, d'enjolleurs,
De francs taupins, de fripelippes[248],
De moyne-laiz, de francatrippes[249],
De bouffons, de sots, de cocus,
De truchemens, courtiers de culs,
De charlatens planteurs de bourdes,
D'ypocrites, de limes sourdes.
De chicaneurs, de patelins,
De trompeurs, de maistre Gonnins,
De r'habilleurs de pucellages,
De faiseurs de faux mariages,
De nourrices avant le temps,
De plaisants, de Rogers Bon-Temps,
De flannières[250], de macquerelles,
De faiseurs de laict aux mamelles;
De faux tesmoins, faux rapporteurs,
De fabulistes, de menteurs,
De semeurs de fausses sciences,
D'escamoteurs de consciences,
De corrupteurs de magistrats,
Bref, mille et mille autres fatras,
Qui, pullulant parmy les hommes
En ce maudit siècle où nous sommes,
N'empoisonnoient l'antiquité.
La Deesse de verité
Sur son cube estoit toute nue;
Justice marchoit retenue,
Sans colère, faveur ne choix,
Au gouvernement de ses loix;
L'orrible vipère d'envie
De l'enfer n'estoit point sortie;
La noblesse aimoit la vertu;
Le noble en estoit revestu;
C'estoit son clinquant, son pennache,
Son pend'-oreille, sa moustache;
L'Esglise en sa splendeur estoit,
Et dedans ses flancs ne portoit
Tant de serviteurs d'Elisée;
Sa robbe n'estoit divisée
Par ces Simons magiciens[251],
Et l'on ne donnoit point aux chiens
Le pain des enfans légitimes;
Le pasteur mesnageoit ses dismes,
Sans les bailler aux hommes lais.
Mais sus donc, prenons nos balais,
Balions toutes ces ordures,
Ostons premier ces charges dures,
Ces porteurs de nouveaux capots,
Ces subsides, empruns, impots,
Fermiers, fermières et monopoles,
Ces chaudepisses, ces verolles,
Ces raptasseurs de nez pourris,
Verds blez, par les camars devis,
Ces Gilles Jeans, ces carrelages[252],
Et aultres tels maquerellages,
Sources de tant de potions,
De poudres, de decoctions,
De diettes, de robbes grises,
Et de semblables marchandises
Qui purgent la bource et le corps.
Chassons en mesme temps dehors
Ces subtilles revenderesses,
Ces lampronières[253] manieresses,
Qui, faisant semblant de porter
A madame pour achapter
Quelque chaisne d'or singulière,
Ou luy lever sa penilière,
Luy racoustrer son bilboquet,
L'entrefesson et le brisquet,
(Car ce sont là leurs doctes termes),
Ces croche-cons à bouches fermes,
Entremeslent dans leurs discours
Mille petits propos d'amours,
Et, mettant la main sur la motte,
Glissent le poulet soubz la cotte.
Chassons encor, jetons à l'eau
Ces vieilles lampes de bordeau,
Mamelles molles et fanées
Comme vessies surannées,
Culs de postillon endurcis,
Cols de cigoigne restroissis,
Dents dechaussées et pourries,
Arrangées en dants de sies;
Nez morfondus, yeulx enfoncez,
Vieils fronts ridez et replissez
Comme un gardecul de village;
Vieille perruque à triple estage,
Vieilles eschines de chameau,
Poitrines de maigre pourceau,
Ventres pendants, jambes de lates,
Croupions pointus, fesses plates;
Vieils hâvres ouverts à tous vents,
Vieilles lanternes de couvents,
Vieilles barques abandonnées,
Vieilles masures ruinées,
Vieilles granges, vieils culs rompus,
Vieux fleaux de quoy l'on ne bat plus,
Vieilles brayettes, vieilles bragues[254],
Fourreaux crevez et molles dagues;
Vieilles caisses et vieux cabas,
Viel estalage, vieux haras.
Videz, sortez, vieille antiquaille;
Vous ne servez de rien qui vaille.
Ballayons encor fermement
Ces revendeurs d'entendement
De memoire artificielle[255],
Ces esponges de damoyselles,
Leurs fards, leurs pignes, leurs miroers,
Leurs affiquets, leurs esventouers,
Leurs brusques branslemens de fesses,
Leurs petits chiens excuse-vesses,
Leurs cajols[256], leurs attraits charmeurs,
Ris fardés, regars ravisseurs,
Leurs finesses, leurs pomperies,
Leurs passe-temps, leurs railleries,
Leurs secrettes esmotions,
Leurs desguisées passions,
Leurs soupirs feints, leurs larmes feintes,
Le flatter de leurs douces plaintes,
Les bons coups qu'ils font à l'escart,
Leurs servantes de chambre en quart,
Leurs bals, festins, et mascarades,
Leurs masse-pains et marmelades,
Leur chaud satirion[257] confit,
Et autres esperons de lict.
Mais abatons la grande araigne
Qui chasse aux bidets d'Alemaigne,
Et cet autre qui en ce coing
Estend ses voiles de si loing.
Voyez-vous ces quatre araignées,
Comme elles sont embesongnées
A tendre leurs reths au passant!
Allons donc vivement houssant
Ceste petite libertine:
Elle est chaste comme Faustine,
Et de son venimeux poison
Gâte mainte honneste maison.
Sus donc, qu'elle soit balloyée.
Cette place est bien nettoyée;
La plus grosse ordure est dehors:
Allons visiter d'autres bords,
Et chassons de nos republiques
Les histrions, les empiriques,
Les beuveurs de vin par excez,
Les rajeunisseurs de procez,
Soliciteurs, faiseurs de clauses,
Bailleurs d'avis, vendeurs de causes,
Les Zizames[258], les Arabins,
Les grands babillards aux festins,
Les Carneades[259], les sophistes,
Les sarcophages atheistes,
Tous ces nouveaux reformateurs,
Et ces alquimistes souffleurs,
Qui, pour un lingot soubs la cendre,
Trouvent un licol pour les pendre.
Nous voulons aussi baloyer
Le legiste[260] qui sçait ployer,
Les bergers qui ont deux houlettes,
Les collations de sœurettes,
Tant de baiseurs par charité,
Et petits presens de piété[261],
Et autres pratiques devotes,
Les causes de tant de riottes.
De tant de licts privez d'amour,
De tant de pains perdus au four,
De tant de napes adirées[262],
De tant de futailles vidées[263],
De tant de lardiers tous videz,
De tant de scandalles semez,
Et qui font rire à plaine gorge
Les saincts de la nouvelle forge,
Car, parmy ces devotions,
L'on voit bien peu d'Estochions[264],
Paules, Marcelles, Fabiolles,
Et de semblables christicolles,
De S. Hierosme encore moins.
Chassons encor tous faux tesmoins,
Tous examens signez sans lire,
Le prescheur qui n'ose tout dire,
Le pescheur qui à toute main
Prend tout poisson avec son ain[265],
Les medecins qui sont trop riches,
Les pharmacopolles trop chiches,
Les chirurgiens trop piteux,
Les pages qui sont trop honteux,
Une nourrisse trop songearde,
Une nonnain trop fertillarde,
Un confesseur trop indulgent,
Un contable[266] trop negligent,
Un secretaire trop prolixe,
Une trop jeunette obstetrice[267],
Un brasseur près de mauvaise eau,
Un paticier près d'un bordeau[268],
Un boucher de puante alaine,
Une servante trop mondaine,
Un escolier près d'un tripot,
Un tavernier auprès du pot,
Un meusnier près de sa tremie,
Un jaloux près d'une abbaye.
Nous chassons aussi ces sorciers,
Nourrissons d'esprits familiers,
Permutations clericalles,
Bigamies sacerdotalles,
Ces aliances de nonnains,
Advocats prenans des deux mains,
Procureurs qui sont sans malice,
Sergeans qui doivent leurs offices,
Greffiers qui babillent souvent,
Les commis qui n'ont point d'argent,
Le juge qui n'a qu'une oreille,
Celuy qui dit: à la pareille;
Le regent qui ne fesse pas,
Valets trop long-temps au repas,
Laquets cheminans des machoires,
Tabeillions sans escritoires,
Le receveur qui s'apauvrit,
Le financier qui s'enrichit,
Le poète qui tient de la Lune,
Le chantre qui tient de Saturne[269],
Le barguigneur[270] Mercurial,
Le contemplatif jovial,
Les enucques qui veulent frire,
Coquus qui veulent d'autres rire,
Bègues qui veulent discourir,
Les boiteux qui veulent courir,
Aveugles jugeant du visible,
Savetiers qui lisent la Bible[271],
Les femmes qui veulent prescher,
Ladre qui craint l'autre toucher,
Cordonniers portant les pantoufles,
Les chats qui veulent porter moufles[272].
Sur tout gardons-nous aujourd'huy
De l'envieux qui loue autruy,
Du loup qui faict du charitable,
Du pourceau qui dort sous la table,
De la mouche sur l'elephant,
Du singe qui berse l'enfant,
De l'ours qui nous monstre sa patte,
Du renard qui les pousles flatte,
Du lion qui a beu du vin,
Des syrènes du far messin[273],
Du cancre qui hume les huistres,
Et des asnes de franc arbitres.
Il se faut conserver aussi
Du ris du tiran endurcy,
Des larmes d'une courtisane,
Des finesses de la chicane,
De la baguette d'un huissier,
De la navette d'un telier[274],
D'un et cætera de notaire,
D'un qui pro co d'apotiquaire,
Des blandices d'un macquereau,
Des accolades d'un bourreau,
De l'inquisition d'Espagne,
Des coupe-bources de Bretaigne,
D'un fé dé de[275] italien,
Et d'un certes à bon escien,
D'un veritablement de thraistre
Et d'un chien qui n'a point de maistre,
De la main d'un bon escrivain,
De la cuisine d'un vilain,
Du couteau du flamen[276] yvrongne,
Et du cap de Dious de Gascongne,
Du sacremente d'Allemant[277],
Et de la fureur du Normant[278],
De la goittre savoisienne,
De la crotte parisienne,
De la verolle de Rouen[279].
Mais nous voicy à Sainct-Aignan,
O dieux! que d'ordures estranges!
Que de culs cachez dans les granges!
Que de bouteilles, de flacons!
Que de bons jans, que de jambons!
Que de fleurettes refoulées!
Que de filles despucelées!
Que de beaux collets defraisez,
De buscs rompus, de ceints brisetz!
Que de mains sous les vertugades!
Que d'andouilles, que de salades,
De jonchée, de cervelats,
De tables, de pots et de plats!
Que de fringuantes damoiselles!
Quel tintamarre de vielles,
De violions et de hault-bois!
Que de putains dedans les bois!
Que de collerettes rompues!
Et que de fesses toutes nues!
Que de beaux tetins descouverts!
Que d'enfans auront les yeux verts!
Qu'il faudra eslargir de robbes,
Et desplisser de garde-robbes!
Que de matrones empeschées!
Que de gardes! que d'accouchées[280]!
Que de baptesmes clandestins!
Et que de pères et parrains!
Balions donc ces villenies,
Ces dances, ces follastreries,
Ces blancques, ces jeux de hazart,
Ces discoureurs d'amour à part,
Ces vivandiers de foires franches,
Taverniers pour quatre dimanches,
Et chassons encore au baley
Ces beaux tireurs de pape gay[281].
Que leurs arcs et leurs cordes roides
Abattent les roupies froides
Qui pendent aux nez morfondus
Des enfans de Caulx refondus.
Or voylà bien des places nettes:
Nos tasches seront bientost faictes;
Il ne reste qu'à balier
La loyauté du couturier,
La paresse du laquais basque,
Le trop grand courage d'un flasque[282],
Les gouttes d'un jeune sauteur,
La grand blancheur d'un ramonneur,
Le trop grand sillence des femmes,
Les bastars des chastrez infames;
Mais du tout dechassons allieurs,
Ces fols poetastres rimailleurs,
Dont la rithme est si mal limée
Et la lime si mal rithmée,
Qu'un bon rithmeur, rime limant,
Leur rithme relime en rithmant.
C'est faict, allons, quittons l'ouvrage,
Ne nous lassons point davantage.
Hercul bien empesché seroit
Sy toute la terre il vouloit
Rendre d'ordure repurgée
Comme il fit l'estable d'Augée.
Aux Dames[283].
Mignonnes, j'ay voulu, excusant vostre amour,
A visages masquez jouer vos personnages,
Ce seroit allumer la chandelle en plein jour;
Aux pelerins cognus, il ne faut point d'image.
Le poète qui a descouvert vos abus
A senti la rigueur de vostre ame irritée;
Mais ne le faictes plus, il n'en parlera plus:
L'effet cesse à l'instant que la cause est ostée.
S'il vous est malaisé de quitter ce plaisir,
Il nous est encor plus malaisé de nous taire.
Vous avez trop d'amour, et nous trop de loisir;
Nous aymons d'en parler, vous aymez de le faire.
Faictes doncque le vœu de quitter vos amours
Quand vous aurez perdu vos chaleurs et vos flammes,
Et nous vous promettons d'en quitter le discours
Quand ses brusques fureurs auront quité vos ames.
Mais pourquoy, direz-vous, nous blasmer en jaloux?
Si nous faisons l'amour, il n'y va que du nostre.
Mais, si nous en parlons, pourquoy vous fachez-vous?
Nostre langue est à nous comme le cul est vostre.
Donc, courtizan, alors qu'on te pique, il te faut
En cacher l'aiguillon, n'en faire point de compte.
Le singe, pour cacher sa honte, monte haut;
Mais plus il est monté, plus il monstre sa honte.
Discours veritable des visions advenues au premier et second jour d'aoust dernier 1589 à la personne de l'empereur des Turcs, sultan Amurat[284], en la ville de Constantinople, avec les protestations qu'il a fait pour la manutention du christianisme, qu'il pretend recevoir; ensemble la lettre qu'il a envoyée au roy d'Espaigne par le conseil d'un chrestien, et les guerres qu'il a contre ses vassaux pour ceste occasion, comme verrez par ce discours.
A Lyon, par Jean Patrasson.
Avec permission.
In-8.
Les Protestations chrestiennes du grand Empereur des Turcs, envoyées par lettres au roy d'Espaigne.
Par plusieurs poincts de la saincte Escripture il se verifiera que souvent Dieu nous advertit des choses qui nous touchent, et nostre honneur, salut et santé, et de sa volonté aussi, par signes, visions, songes et autres moyens qu'il luy plaist, ausquels, si nous y pensions bien, nous et nos affaires se porteroient trop mieux qu'ils ne font: tesmoins les songes de Joseph fils de Jacob, et de Joseph espoux de la vierge Marie. Sainct Pierre, au second chapitre des Actes des apostres, recite la prophetie de Joel, par laquelle il desmontre que ce n'estoit point chose nouvelle si Dieu envoyoit des visions et des songes. Il y a d'autres passages que je laisse aux theologiens. Quant aux histoires humaines, on y a veu beaucoup d'issues et experiences, comme de la mère de Virgile, qui songea, lorsqu'elle estoit enceinte de luy, qu'elle voioit croistre une branche de laurier, et elle accoucha d'un poète à qui on a attribué la couronne de laurier. Aussi la mère de Paris, qui songea qu'elle enfantoit un flambeau ardent qui brusloit tout le pays; ce qui advint, car Paris, dont elle estoit enceinte, fut cause de la ruine et destruction de Troye. Le roy Astiages songea, quand sa fille estoit enceinte, qu'il voioit sortir du corps d'icelle une vigne croissant si fort que ses rameaux couvroient toutes les regions de son domaine; ce qui advint: car elle engendra Cirus, roy de Perse, qui fut maistre et seigneur de tous ses pays. Je pourrois encor alleguer Philippes de Macedoine, père du grand Alexandre, dont Aristandre, philosophe, interpreta le songe, selon laquelle interpretation advint. Les songes aussi de Ciceron, d'Hannibal, de Calpurnie, mère de Cesar, et plusieurs autres qui ont eu des visions nocturnes dont les effects sont advenus. Ce qui m'a emeu (outre l'envie que j'ay de faire part à tous catholiques de ce qui viendra à ma cognoissance pour l'augmentation de nostre saincte foy) à mettre en lumière ce present discours, lequel j'ay recouvré d'un marchant espagnol, et iceluy traduit de langage espagnol en nostre langue françoise, afin que tout homme de bien, en lisant iceluy, cognoisse de combien Dieu nous aime et a souvenance de la chrestienté, voulant admettre en icelle pour renfort le grand empereur de Turquie, qui commence à embrasser la loy de Dieu et à quitter le paganisme, avec intention de rendre son peuple chrestien, comme j'espère vous deduire par ceste vraye histoire[285].
Le grand seigneur turc, tenant sa cour le premier jour d'aoust dernier, mil cinq cens quatre-vingts-neuf, à Constantinople, ville où il s'aime et plaist merveilleusement, fait un grand festin, auquel il convoque et appelle au disner tous les plus apparens seigneurs de la Turquie et ses autres meilleurs amis, lesquels, receus qu'ils furent de luy gayement et de bon œil, ne parlèrent en tout le repas que des diversitez des religions qui courent maintenant par le monde, estonnez de quoy les rois n'y mettent ordre, et ne font de sorte que, si la douceur n'y a lieu, par la contrainte tous leurs subjets soient reünis en une seule foy; prisant et estimant le roy d'Espaigne par sus tous autres rois, en ce qu'il soigne merveilleusement bien à telle chose. Ce que le grand seigneur escoutoit diligemment et avec une joye indicible, donnant son advis sur le tout, jusques à ce qu'il fut temps de se lever de table, où incontinent, au son armonieux de divers instrumens, ils se mirent à danser à leur mode avec les dames, qui s'estoient ce jour très richement parées, chacune d'elles desirant et convoitant grandement emporter le prix de beauté sur les autres.
Ainsi le jour se passa en toute jouissance et plaisir, et, venu le soir, le grand seigneur mangea peu à son souper, resvant assiduellement sur les devis et discours du disner, et se remettant en memoire toutes les particularitez mises en avant touchant la loy chrestienne; enfin il se couche tout pensif et s'endort; et, ayant jà faict deux sommes et passé les deux tiers de la nuict, luy fut advis qu'il estoit en son throsne assis et vestu de ses habits imperiaux, et tout devant luy le grand pontife de la loi mahommetiste qui lisoit l'Alcoran avec grande reverence, comme autrefois il avoit accoustumé de faire en sa presence. Lors tout soudainement entre en son palais un grand et espouventable lion, lequel avoit une croix un peu eslevée en l'air sur le chef, et en l'une de ses pattes un flambeau fort gros allumé; ce lion, à son arrivée, faict trois tours à l'entour du palais, puis se jecte sur le pontife qui lisoit l'Alcoran, et lui arrache icelui et le brule en un moment, puis prend le pontife, et de ses griffes le met en tant de pièces que l'on ne les eust sceu nombrer. Le grand seigneur, voiant tel massacre, se lève de son throsne et veut prendre la fuite; mais il est arresté tout court par le lion, qui de griffes et dents met en pièces tout son habit imperial, jusques à la chemise, de façon qu'il demeure tout nud, appelant ses gens au secours, mais en vain, car personne ne se presentoit pour lui aider. Lors, demi-mort de fraieur, il se jecte à genoux devant le lion, qui, prenant de lui compassion, lui commence à lecher les mains, et lui pose en icelles la croix qu'il portoit sur son chef et lui dict en langage sarrazin: Ceci est la croix en laquelle tu dois cheminer, sinon tu es perdu. Et, aiant le lion proferé telles parolles, il s'esvanouit et laissa le grand seigneur en tel estat, lequel, estant esveillé, demeura si esperdu et espouventé de son songe qu'il fut longuement sans pouvoir parler. Enfin il appelle ses gens et se faict habiller soudainement, et, levé qu'il fut, mande le souverain pontife et les plus grands prestres de sa loy, lesquels, estonnez de ce que le grand seigneur les envoioit querir si matin, vont en grande haste vers Sa Majesté. Eux arrivez, tout tremblant encor il leur conte ce songe, leur demandant l'explication d'icelui; mais tous, après l'avoir oui par plusieurs fois discourir, asseurent ce monarque que ce n'estoit qu'un songe leger et vain, auquel il ne devoit prendre garde, et que cela procedoit d'une repletion d'humeurs qui lui faisoient faire telz songes horribles.
L'empereur de Turquie ne se pouvoit contenter de telle response, soustenant tousjours que cela lui presageoit quelque mal futur. Toutefois, vaincu de leurs belles remonstrances, il est contrainct de se contenter pour ceste fois et de les renvoier en leurs maisons. Ce jour fut passé assez melancoliquement par le grand seigneur, qui tousjours estoit triste et pensif. Le soir venu, il se coucha comme il avoit de coustume; et, à pareille heure qu'il avoit faict ce songe le jour precedent, il en faict ceste seconde nuict encores un semblable, et y estoit d'abondant adjousté que le lion, après l'avoir mis nud, le foulle aux piedz et lui met la croix en la bouche, puis avec son flambeau brulle et redige en cendre le palais et le principal temple de Constantinople, luy redisant les premiers propos, à sçavoir: Ceci est la voye en laquelle tu doibs cheminer, sinon tu es perdu. L'empereur de Turquie, eveillé, se lève soudainement, comme il avoit fait le jour precedent, et envoie de rechef querir le grand pontife et ses compagnons. Eux venus en toute diligence, il leur reitère ce songe second, tout ainsi qu'il est cy-devant discouru, dont ils demeurent grandement emerveillez, doutant que cela signifiast quelque sinistre malheur à eux ou au païs. Toutes fois, aussi resolus que le jour precedent, ils taschent d'affronter le grand seigneur par une excuse semblable à la première, luy disant d'abondant qu'il ne se devoit soucier de tels songes ny mettre cela en sa teste; qu'il estoit le plus grand seigneur de tout le monde, le plus riche, le plus redouté, et pouvant mettre de front deux cens mil hommes pour saccager ses ennemis, si aucuns s'eslevoient encontre sa grandeur inexpugnable; et pour autant, qu'il ne se devoit soucier que de faire bonne chère et se donner du plaisir. Mais toutes ces piperies ne peurent contenter l'esprit de ce monarque, qui, d'un sourcil refroncé, avec fortes menaces, leur dit qu'il ne failloit point l'ensorceler de telles parolles follement inventées, et qu'il sçavoit très bien que Dieu, par tels songes, le vouloit advenir de quelque grande chose; au moien de quoy il les interpelloit de luy dire sur-le-champ l'interpretation, si mieux n'aimoient perdre la vie. Ces pauvres mahommetistes, voiant l'empereur en telle collère, commencèrent à douter de leurs vies; au moyen de quoy, pour adoucir son ire, se prosternèrent à ses genoux, et, après luy avoir demandé misericorde, s'excusèrent en ce qu'ils n'estoient pas bien fondez en l'astrologie, et que la divination leur estoit cachée, pour ne s'estre jamais amusez à telles estudes; mais que, pour monstrer qu'ils ne desiroient qu'à luy porter obeissance comme à leur souverain seigneur, ils envoiroient querir certains sçavans philosophes et magiciens, qui luy interpreteroient de point en point les dits songes. Le grand seigneur, un peu appaisé, commande que deux des dits prestres de la loy iroient querir lesdits philosophes, et que cependant le grand pontife et les autres demeureroient en ostage soubs bonne et seure garde. Suivant ceste jussion, deux d'entr'eux sont deleguez, qui diligentent de telle façon que dans trois heures après ils amènent quatorze philosophes et sages du païs, expers negromanciens. Ces philosophes arrivez, le grand seigneur leur recite ses songes de point en point, leur enchargeant, sur peine d'estre demembrez par les mains des bourreaux (qui est une espèce de tourment inventé en la Turquie depuis le règne dudit empereur), de luy dire sur-le-champ l'interpretation desdits songes. A ce commandement, les philosophes s'assemblent et consultent sur cette matière, qui leur semble si ardue, difficile et haute, qu'ils ne peurent trouver en toutes leurs explications aucune certitude ny tomber d'accord, occasion que, pressez de dire ce qu'il leur en sembloit, ils declarèrent tout haut qu'ils cognoissoient bien que cela denotoit quelque malheur futur à la Turquie; mais de comprendre comment ny le moien de l'eviter, ils ne le pouvoient; chose qui mist le grand seigneur en telle fureur, qu'il ordonna que sur l'heure ils fussent livrez ès mains des bourreaux et mis à mort; ce que les bachats alloient faire executer, quand l'un des dits philosophes se prosterne aux genoux du grand seigneur, et, lui baisant le soulier, le prie de lui donner audience avant que l'on procedast à son jugement. L'empereur, vaincu de ses prières, ne lui voulut denier une si honneste demande; au moien de quoi le philosophe, d'un visage asseuré, lui dit que, s'il lui plaisoit de lui pardonner une faute assez legère qu'il avoit commise envers Sa Majesté, il lui feroit veoir un homme qui le mettroit hors de peine. Le grand seigneur, joieux de telle chose, lui replique que non seulement il lui pardonnoit telle faute, mais cent mille autres (si tant il en avoit commises), tant grandes fussent-elles, et de ce lui jura et promit.
Lors le philosophe lui usa de tels propos: Monseigneur, il y a environ quinze ans que j'achetay un chrestien, lequel avoit esté pris sur mer par vostre grand admiral en une rencontre navalle. Cet homme est si docte et si sçavant qu'autre qui vive (comme je croy) ne le sçauroit surpasser, et n'y a science dont il n'aie cognoissance, ce que j'ay esprouvé par plusieurs et diverses fois, tant pour moi que pour autrui; et, pour recompense de ses labeurs, je luy ay permis tousjours de vivre tacitement en sa religion, sans le molester d'aucune servitude (chose qui contrevient à vostre edict). Mais, puisqu'il vous a pleu me pardonner, si me voulez permettre d'aller chez moi, je le vous ameneray, m'asseurant que par lui vous sçaurez ce que desirez. Le grand seigneur, aise outre mesure d'un tel advertissement, lui enchargea d'aller querir le chrestien duquel il se vantoit; ce que le philosophe fit incontinent. Or est-il à noter que le chrestien, qui estoit un homme de soixante ans, avoit eu revelation de ce songe la nuict au precedent, par une voix divine, qui lui avoit manifesté le tout; au moien de quoy tout aussi tost que le grand seigneur lui eut fait le discours dudit songe sans attendre aucunement, il lui usa de tel langage: Excellent monarque des Turcs, puisque tu as desir de tirer de moy l'explication de ton songe, je te la donneray avec verité, non que cela vienne de moy, mais de Dieu, qui m'a d'icelle adverti pour te le communiquer. Croy donc que le lion pourtant une croix au sommet de la teste et un flambeau allumé en l'une de ses pattes, duquel il brulla l'Alcoran de Mahommet, puis depeça en mourceaux le grand pontife qui le lisoit, ne signifie autre chose que la fureur espouvantable du Dieu vivant, laquelle mettra en ruine et combustion ta fausse loy et tous ceux qui te instruisent et maintiennent en icelle dedans bref temps, et te rendra despouillé et denué de tous les royaumes que tu possèdes[286], tout ainsi que le lion t'a mis nud, ayant laceré tes habits royaux, si le plus tost que tu pourras tu ne te fais chrestien, establissant la loy de Jesus-Christ en tous tes païs, ce que te demonstre le lion, en ce qu'il te mist la croix en la main, puis, au second songe, te la mist en la bouche. Regarde donc à ce que tu auras à faire pour le mieux, et sauve ton ame et ton pays. Le chrestien n'eut sitost achevé son dire, que le grand pontife, enrageant de despit, luy donna sur la joue tel soufflet qu'il le tomba[287] à la renverse, l'appellant faux prophète et seducteur, soustenant qu'il falloit le faire mourir: de façon qu'il y eut grande contension de part et d'autre. Pour laquelle appaiser, à cause qu'il estoit jà tard, le grand seigneur remist la solution de tel affaire au lendemain, et cependant ordonna que tous seroient mis pour la nuit en bonne et seure garde; ce qui fut fait. L'empereur de Turquie, retiré et couché, sur l'heure de minuict s'esveille et commence à se remettre devant les yeux de l'esprit l'explication de son songe; et, comme il estoit à y penser soigneusement pour en tirer quelque commodité de vie heureuse, une grande lumière se presenta devant son lict qui remplit toute sa chambre. Lors iceluy, levant les yeux en l'air, entend une voix qui lui dit: Pauvre homme! à quoy penses-tu? Pourquoy tardes-tu à prendre ma loy et à rejetter celle en laquelle tu vis diaboliquement? Sçaches que, si tu ne fais ce que le chrestien t'a dit, ta ruine est proche, et t'aviendra comme il t'a denoncé, car Dieu l'a ainsi arresté et determiné, de laquelle chose je t'advertis pour la dernière fois. Tels propos achevez, la voix se teut, et demeura le grand seigneur en son lict tout perplex et transi jusqu'au jour, qu'il se leva et fist appeller devant luy les plus grans princes et bachats de sa cour, et semblablement le chrestien avec les philosophes et les prestres de la loy de Mahommet, en la presence desquels il declara les propos que la voix luy avoit revelez pour son salut; à ceste cause, qu'il avoit deliberé de se faire chrestien, et quitter la loi damnable de Mahommet, desirant se gouverner d'ores en avant par le conseil du chrestien son fidelle interprète et expositeur de ces songes et visions nocturnes. A ces mots, le grand pontife et tous ses compagnons demeurent bien estourdis, se regardans l'un l'autre sans pouvoir dire mot, quand le grand seigneur commanda qu'ils fussent pris et livrez ès mains des bourreaux et mis en pièces, à la mode du pays, puis brullez et mis en cendre; ce qui fut executé peu après, à laquelle execution plusieurs Turcs, ayans sceu pourquoy on les faisoit mourir, prindrent les armes et se ruèrent sur la justice pour les sauver. Mais le grand seigneur, adverti de tel revoltement, y envoya ses gardes, qui taillèrent en pièces tous les contredisans, et rendirent la justice maistresse jusques à ce que la poudre des corps brullez de ces miserables fut jettée au vent. La justice donc parfaicte, le grand seigneur demande à ses princes et bachats s'ils vouloient pas comme luy prendre la loy catholique, apostolique et romaine, qui luy respondirent que ouy, hormis deux des plus apparens de l'assemblée, qui gaignèrent la grand place de Constantinople, tout devant le grand temple de Mahommet, où, avec une grande partie de mutins illec assemblez, opiniastres en leur loy mahommetiste, se bandèrent contre ceux qui vouloient suivre le vouloir du grand seigneur, tellement que à grans coups de cimmeterres et à coups de traicts, furent deffaicts par le tout de la ville environ huict mil, tant hommes que femmes; à quoy le seigneur remedia incontinent, car il envoia si bon nombre d'archers et gendarmes, que tous les rebelles furent deffaits et mis en route[288]. Cela fait, et le lendemain, le chrestien, par le conseil duquel se gouverne à present le grand seigneur, supplia ledit empereur d'envoier lettres au roy d'Espaigne, contenant les adventures susdites, pour lui donner à entendre son vouloir et faire paix avec luy, esperant avoir des prestres pour enseigner la loy chrestienne au peuple et le baptiser; à quoy s'accorda ledit empereur de Turquie, et envoia audit roy d'Espaigne[289] lettres portant la teneur du present discours, outre ce qu'il luy fist dire de bouche. Prions Dieu qu'il luy plaise que ce commencement soit tel que toutes les nations du monde reçoivent sa saincte loy, pour après ceste vie temporelle estre participans de la gloire eternelle.
Amen.