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Vie de Henri Brulard, tome 1

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[1] Le chapitre III comprend les feuillets 43 à 59.—Écrit à Rome, les 27 et 30 novembre 1835.

[2] ... au sud de l'église du collège.—La porte de Bonne, en effet, a été démolie en 1832, lors de l'agrandissement de la partie sud-est de l'enceinte de Grenoble par le général Haxo, de 1832 à 1836.

[3] Ma tante Séraphie ...—Sœur cadette de la mère de Beyle. Sur les membres de la famille Gagnon, voir plus loin, chapitre VII, et l'Annexe IV.

[4] ... coupant ces joncs en morceaux ...—Variante: «Bouts.»

[5] ... Mlle Elisabeth Gagnon.—Elisabeth Gagnon, sœur d'Henri Gagnon, grand-père maternel de Beyle.

[6] ... je pouvais avoir quatre ans.—On lit, à ce sujet, sur un feuillet intercalé en face du fol. 8: «M. Gagnon achète la maison voisine de madame de Marnais, on change d'appartement, j'écris partout sur le plâtre des happes: «Henri Beyle, 1789.» Je vois encore cette belle inscription qui émerveillait mon bon grand-père.

«Donc, mon attentat à la vie de madame Chenavaz est antérieur à 1789.»]

[7] ... mon horreur pour la religion ...—Ms.: «Gion.»

[8] ... forcené dans ces temps-là, pour la ...—Mot illisible.

[9] Je n'avais pas plus de cinq ans.—Variante: «Je pouvais avoir quatre ou cinq ans.»

[10] ... une terrasse élégante ornée de fleurs.—Il s'agit du cabinet d'été d'Henri Gagnon. Voir notre plan de l'appartement Gagnon.

[11] ... un petit chapeau triangulaire à mettre sous le bras ...—Dans la marge, Stendhal a fait un dessin grossier représentant le chapeau de son grand-père.

[12] ... pour cent-vingt francs ...—Ce portrait est de Boilly. Il fait partie actuellement de la collection Lesbros.

[13] ... la bataille de l'Assiettex ...en 1742, je crois.—Cette bataille eut lieu pendant la guerre de la Succession d'Autriche. Le 19 juillet 1747, le chevalier de Belle-Isle, frère du maréchal, voulant envahir le Piémont, fut repoussé au col de l'Assiette, entre Exiles et Fénestrelles.

[14] ... entre autres une gippe ...—Terme local, encore en usage à Grenoble.

[15] Je ne soupçonnais ...—Variante: «Savais.»

[16] ... un des deux ou trois peut-être ...—Stendhal a d'abord écrit: «un de ceux p», puis il continue: «des deux ou trois peut-être». Il semble que, dans ces conditions, la leçon «un de ceux p» doive être supprimée, quoique n'ayant pas été rayée par l'auteur.

[17] ... et enfin lisait ...—La lecture de cette ligne et de la précédente est très incertaine. Cette partie du texte est fort mal écrite. Stendhal s'en excuse dans la marge en disant: «Écrit de nuit à la hâte.»

[18] ... ce que j'aimais le plus au monde.—Entre cet alinéa et le suivant, Stendhal a laissé un large espace où il a écrit le mot: «Chapitre.»

[19] ... pour atteindre plus vite à son lit.—Entre cet alinéa et le suivant, nouvel espace assez large, marqué d'une +.

[20] Sa chambre est restée fermée dix ans après sa mort.—En marge de cet alinéa, Stendhal a fait un croquis représentant la chambre de sa mère, avec une notice explicative.

[21] ... en venant de la Grands-rue ...—Aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau, n° 14.—Voir l'Appendice II, la Maison natale de Stendhal, par M. Samuel Chabert.

[22] ... à peine à cent pas de la nôtre.—Dans la marge, Stendhal a dessiné un croquis donnant la situation respective de la maison de son père, de celle de son grand-père, et de la maison de Marnais. Un autre dessin plus grand est ajouté au manuscrit. Il représente la «partie de la ville de Grenoble en 1793» comprise entre la rue Lafayette, la rue Saint-Jacques, la place Grenette (où sont figurés l'«arbre de la Liberté», l' «arbre de la Fraternité» et la «pompe ancienne»), la Grande-rue et la rue des Vieux-Jésuites (aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau).—La maison occupée par Henri Gagnon porte actuellement le n° 20 de la Grande-rue et le n° 2 de la place Grenette.

Au verso, nouveau testament, ainsi conçu:

«Testament.

Je lègue et donne la Vie de Henri Brulard, écrite par lui-même, à M. Alphonse Levavasseur, place Vendôme, et après lui à MM. Philarète Chasles, Henri Foumier, Amyot, sous la condition de changer tous les noms de femme et aucun nom d'homme.

Cività-Vecchia, le 1er décembre 1835.

H. BEYLE.»


CHAPITRE IV[1]

J'écrirais un volume sur les circonstances de la mort d'une personne si chère[2].

C'est-à-dire: j'ignore absolument les détails, elle était morte en couches, apparemment par la maladresse d'un chirurgien nommé Hérault, sot choisi apparemment par pique contre un autre accoucheur, homme d'esprit et de talent, c'est ainsi à peu près que mourut Mme Petit en 1814. Je ne puis décrire au long que mes sentiments, qui probablement sembleraient exagérés ou incroyables au spectateur accoutumé à la nature fausse des romans (je ne parle pas de Fielding) ou à la nature étiolée des romans construits avec des cœurs de Paris.

J'apprends au lecteur que le Dauphiné a une manière de sentir à soi, vive, opiniâtre, raisonneuse, que je n'ai rencontrée en aucun pays. Pour des yeux clairvoyants, à tous les trois degrés de latitude la musique, les paysages et les romans devraient changer. Par exemple, à Valence, sur le Rhône, la nature provençale finit, la nature bourguignonne commence à Valence et fait place, entre Dijon et Troyes, à la nature parisienne, polie, spirituelle, sans profondeur, en un mot songeant beaucoup aux autres.

La nature dauphinoise a une ténacité, une profondeur, un esprit, une finesse que l'on chercherait en vain dans la civilisation provençale ou dans la bourguignonne, ses voisines. Là où le Provençal s'exhale en injures atroces, le Dauphinois réfléchit et s'entretient avec son cœur.

Tout le monde sait que le Dauphiné a été un Etat séparé de la France et à-demi italien par sa politique jusqu'à l'an 1349[3]. Ensuite Louis XI, dauphin, brouillé avec son père, administra le pays pendant seize[4] ans, et je croirais assez que c'est ce génie profond et profondément timide et ennemi des premiers mouvements qui a donné son empreinte au caractère dauphinois. De mon temps encore, dans la croyance de mon grand-père et de ma tante Elisabeth, véritable type des sentiments énergiques et généreux de la famille, Paris n'était point un modèle, c'était une ville éloignée et ennemie dont il fallait redouter l'influence.

Maintenant que j'ai fait la cour aux lecteurs peu sensibles par cette digression, je raconterai que, la veille de la mort de ma mère, on nous mena promener, ma sœur Pauline et moi, rue Montorge: nous revînmes le long des maisons à gauche de cette rue (au Nord). On nous avait établis chez mon grand-père, dans la maison sur la place Grenette. Je couchais sur le plancher, sur un matelas, entre le fenêtre et la cheminée, lorsque sur les deux heures du matin toute la famille rentra en poussant des sanglots.

«Mais comment les médecins n'ont pas trouvé de remèdes?» disais-je à la vieille Marion (vraie servante de Molière, amie de ses maîtres mais leur disant bien son mot, qui avait vu ma mère fort jeune, qui l'avait vu marier dix ans auparavant, en 1780) et qui m'aimait beaucoup.

Marie Thomasset, de Vinay, vrai type de caractère dauphinois, appelée du diminutif Marion, passa la nuit assise à côté de mon matelas, pleurant à chaudes larmes et chargée apparemment de me contenir. J'étais beaucoup plus étonné que désespéré, je ne comprenais pas la mort, j'y croyais peu.

«Quoi, disais-je à Marion, je ne la reverrai jamais?

—Comment veux-tu la revoir, si on l'emportera (sic) au cimetière?

—Et où est-il, le cimetière?

—Rue des Mûriers, c'est celui de la paroisse Notre-Dame.»

Tout le dialogue de cette nuit m'est encore présent, et il ne tiendrait qu'à moi de le transcrire ici. Là véritablement a commencé ma vie morale, je devais avoir six ans et demi. Au reste, ces dates sont faciles à vérifier par les actes de l'état-civil.

Je m'endormis; le lendemain, à mon réveil, Marion me dit:

«Il faut aller embrasser ton père.

—Comment, ma petite maman est morte! mais comment est-ce que je ne la reverrai plus?

—Veux-tu bien te taire, ton père t'entend, il est là, dans le lit de la grand'tante.»

J'allai avec répugnance dans la ruelle de ce lit qui était obscure parce que les rideaux étaient fermés. J'avais de l'éloignement pour mon père et de la répugnance à l'embrasser.

Un instant après arriva l'abbé Rey, un homme fort grand, très froid, marqué[5] de petite vérole, l'air sans esprit et bon, parlant du nez, qui bientôt après fut grand vicaire. C'était un ami de la famille.

Le croira-t-on? à cause de son état de prêtre j'avais de l'antipathie pour lui.

M. l'abbé Rey se plaça près de la fenêtre, mon père se leva, passa sa robe de chambre, sortit de l'alcôve fermée par des rideaux de serge verte (il y avait d'autres beaux rideaux de taffetas rose, brodés de blanc, qui le jour cachaient les autres).

L'abbé Rey embrassa mon père en silence, je trouvai mon père bien laid, il avait les yeux gonflés, et les larmes le gagnaient à tous moments. J'étais resté dans l'alcôve obscure et je voyais fort bien.

«Mon ami, ceci vient de Dieu», dit enfin l'abbé; et ce mot, dit par un homme que je haïssais à un autre que je n'aimais guère, me fit réfléchir profondément.

On me croira insensible, je n'étais encore qu'étonné de la mort de ma mère. Je ne comprenais pas ce mot. Oserai-je écrire ce que Marion m'a souvent répété depuis en forme de reproche? Je me mis à dire du mal de God.

Au reste, supposons que je mente sur ces pointes d'esprit qui percent le sol, certainement je ne mens pas sur tout le reste. Si je suis tenté de mentir, ce sera plus tard, quand il s'agira de très grandes fautes, bien postérieures. Je n'ai aucune foi dans l'esprit des enfants annonçant un homme supérieur. Dans un genre moins sujet à illusions, car enfin les monuments restent, tous les mauvais peintres que j'ai connus ont fait des choses étonnantes vers huit ou dix ans et annonçant le génie.[6]

Hélas! rien n'annonce le génie, peut-être l'opiniâtreté serait un signe [7].

Le lendemain, il fut question de l'enterrement; mon père, dont la figure était réellement absolument changée, me revêtit d'une sorte de manteau en laine noire[8] qu'il me lia an cou. La scène se passa dans le cabinet de mon père, rue des Vieux-Jésuites: mon père était noir et tout le cabinet tapissé d'in-folio funèbres, horribles à voir. La seule Encyclopédie de d'Alembert et Diderot, brochée en bleu, faisait exception à la laideur générale.

Ce .... de droit avait[9] appartenu à M. de Brenier, mari de Mlle de Vaulserre et comte de...[10] Mlle de Vaulserre donna ce titre à son mari; dès lors on avait changé de nom. Vaulserre étant plus noble et plus beau que de Brenier. Depuis, elle s'était faite chanoinesse[11].

Tous les parents et amis se réunirent dans le cabinet de mon père[12].

Revêtu de ma mante noire, j'étais entre les genoux de mon père[en] 1 [13]. M. Picot, le père, notre cousin, homme sérieux, mais du sérieux d'un homme de cour, et fort respecté dans la famille comme esprit de conduite (il était maigre, cinquante-cinq ans et la tournure la plus distinguée), entra et se plaça en 3.



Au lieu de pleurer et d'être triste, il se mit à faire la conversation comme à l'ordinaire et à parler de la Cour. (Peut-être était-ce la Cour du Parlement, c'est fort probable.) Je crus qu'il parlait des Cours étrangères et je fus profondément choqué de son insensibilité.

Un instant après entra mon oncle, le frère de ma mère, jeune homme on ne peut pas mieux fait et on ne peut pas plus agréable et vêtu avec la dernière élégance. C'était l'homme à bonnes fortunes de la ville, lui aussi se mit à faire la conversation comme à l'ordinaire avec M. Picot; il se plaça en 4. Je fus violemment indigné et je me souvins que mon père l'appelait un homme léger. Cependant je remarquai qu'il avait les yeux fort rouges, et il avait la plus jolie figure, cela me calma un peu.

Il était coiffé avec la dernière élégance et une poudre qui embaumait; cette coiffure consistait en une bourse carrée de taffetas noir et deux grandes oreilles de chien (tel fut leur nom six ans plus tard), comme en porte encore aujourd'hui M. le prince de Talleyrand.

Il se fit un grand bruit, c'était la bière de ma pauvre mère que l'on prenait au salon pour l'emporter.

«Ah! çà, je ne sais pas l'ordre de ces cérémonies», dit d'un air indifférent[14] M. Picot en se levant, ce qui me choqua fort; ce fut là ma dernière sensation sociale. En entrant au salon et voyant la bière couverte du drap noir où était ma mère, je fus saisi du plus violent désespoir, je comprenais enfin ce que c'était que la mort.

Ma tante Séraphie m'avait déjà accusé d'être insensible.

J'épargnerai au lecteur le récit de toutes les phases de mon désespoir à l'église paroissiale de Saint-Hugues. J'étouffais, on fut obligé, je crois, de m'emmener parce que ma douleur faisait trop de bruit. Je n'ai jamais pu regarder de sang-froid cette église de Saint-Hugues et la cathédrale qui est attenante[15]. Le son seul des cloches de la cathédrale, même en 1828, quand je suis allé revoir Grenoble, m'a donné une tristesse morne, sèche, sans attendrissement, de cette tristesse voisine de la colère.


En arrivant au cimetière, qui était dans un bastion près de la rue des Mûriers[16] (aujourd'hui, du moins en 1828, occupé par un grand bâtiment, magasin du génie), je fis des folies que Marion m'a racontées depuis. Il paraît que je ne voulais pas qu'on jetât de la terre sur la bière de ma mère, prétendant qu'on lui ferait mal. Mais

Sur les noires couleurs d'un si triste tableau
Il faut passer l'éponge ou tirer le rideau.

Par suite du jeu compliqué des caractères de ma famille, il se trouva qu'avec ma mère finit toute la joie de mon enfance.


[1] Le chapitre IV comprend les feuillets 60 à 74.—Écrit les 1er et 2 décembre 1835.

[2] ... les circonstances de la mort d'une personne si chère.—En surcharge: «Je remplirais des volumes si j'entreprenais de décrire tous les souvenirs enchanteurs des choses que j'ai vues ou avec ma mère, ou de son temps.» Ni le premier texte, ni celui-ci, ne conviennent absolument. Nous conservons la première leçon de Stendhal, qui n'a pas été rayée par lui, et qui correspond mieux au contexte.—Henriette Gagnon, mère de Stendhal, mourut le 23 novembre 1790.

[3] ... jusqu'à l'an 1349.—Une partie de la date est en blanc.—Le Dauphiné fut cédé au roi de France Philippe VI par le dauphin Humbert II.

[4] ...pendant seize ans ...—Egalement en blanc.—Louis XI gouverna le Dauphiné depuis 1440 jusqu'à sa retraite auprès de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, en août 1456.

[5] ... marqué de petite vérole ...—Variante: «Creusé.»

[6] ... et annonçant le génie.—Dans la marge du fol. 68, on lit: «Écrit de nuit, le 1er déc. 35.» De fait, l'écriture de ce passage est particulièrement mauvaise.

[7] ... peut-être l'opiniâtreté serait un signe.—Variante: «Peut-être l'opiniâtreté est-elle un signe.»

[8] ... en laine noire ...—Variante: «Noir.»

[9]Ce ... de droit avait ...—Un mot illisible. La lecture des autres mots est incertaine.

[10] ... Mlle de Vaulserre et comte de ...—Mot illisible. Ce titre de comte nous est totalement inconnu dans l'une comme dans l'autre des familles de Brenier et de Vaulserre.

[11] Depuis elle s'était faite chanoinesse.—Angélique-Françoise-Marie-Louise-Elisabeth-Gabrielle de Vaulserre, née le 4 mars 1754, épousa, le 10 juillet 1780, Jean-Antoine de Brenier. Elle mourut le 11 février 1812.

[12] Tous les parents et amis se réunirent dans le cabinet de mon père.—En haut du fol. 70 on lit la date: «2 décembre 1835.»

Presque toute la page est occupée par un plan intitulé: «Corps de logis où je fus placé avec mon précepteur, M. l'abbé Raillane.» Stendhal y indique, dans le cabinet de son père, la place de celui-ci, «dans un fauteuil» (1), et celles de M. Picot (3) et de Romain Gagnon (4).]

[13] ... j'étais entre les genoux de mon père en 1.—Les numéros correspondent au plan ci-dessus: M. Beyle et Henri sont placés près de la cheminée, MM. Picot et Romain Gagnon contre le mur opposé.

[14] ... dit d'un air indifférent M. Picot ...—Les mots: «d'un air indifférent» sont en interligne, entre les mots «cérémonies, dit M.» et: a choqua fort; ce fut.»

[15] ... la cathédrale qui est attenante.—En marge est un plan grossier de l'église Saint-Hugues et de la cathédrale. Le même plan, plus précis, se trouve reproduit en face du fol. 73 (verso du fol. 72).

[16] ... cimetière, qui était dans un bastion près de la rue des Mûriers ...—Voir l'emplacement du cimetière sur notre plan de Grenoble en 1793.—Le cimetière de la rue des Mûriers a été désaffecté en l'an VIII.


CHAPITRE V[1]

PETITS SOUVENIRS DE MA PREMIÈRE ENFANCE

A l'époque où nous[2] occupions le premier étage sur la place Grenette, avant 1790 ou plus exactement jusqu'au milieu de 1789, mon oncle, jeune avocat, avait un joli petit appartement au second, au coin de la place Grenette et de la Grande-rue[3]. Il riait avec moi, et me permettait de le voir dépouiller ses beaux habits et prendre sa robe de chambre, le soir, à neuf heures, avant souper. C'était un moment délicieux pour moi, et je redescendais tout joyeux au premier étage en portant devant lui le flambeau d'argent. Mon aristocrate famille se serait crue déshonorée si le flambeau n'avait pas été d'argent. Il est vrai qu'il ne portait pas la noble bougie, l'usage était alors de se servir de chandelle. Mais cette chandelle, on la faisait venir avec grand soin et en caisse des environs de Briançon; on voulait qu'elle fût faite avec du suif de chèvre, on écrivait pour cela en temps utile à un ami qu'on avait dans ces montagnes. Je me vois encore assistant au déballement de la chandelle et mangeant du lait avec du pain dans l'écuelle d'argent; le frottement de la cuiller contre le fond de l'écuelle mouillé de lait me frappait comme singulier. C'étaient presque des relations d'hôte à hôte, comme on les voit dans Homère, que celles qu'on avait avec cet ami de Briançon, suite naturelle de la défiance et de la barbarie générales[4].

Mon oncle, jeune, brillant, léger, passait pour l'homme le plus aimable de la ville, au point que, bien des années après, madame Delaunay, voulant justifier sa vertu, laquelle pourtant avait fait tant de faux-pas: «Pourtant, disait-elle, je n'ai jamais cédé à M. Gagnon fils.»

Mon oncle, dis-je, se moquait fort de la gravité de son père, lequel, le rencontrant dans le monde avec de riches habits qu'il n'avait pas payés, était fort étonné. «Je m'éclipsais au plus vite», ajoutait mon oncle qui me racontait ce cas.

Un soir, malgré tout le monde (mais quels étaient donc les opposants avant 1790?), il me mena au spectacle. On jouait Le Cid.

«Mais cet enfant est fou», dit mon excellent grand-père à mon retour, son amour pour les lettres l'avait empêché de s'opposer bien sérieusement à ma course[5] au spectacle. Je vis donc jouer Le Cid, mais, ce me semble, en habits de satin bleu de ciel avec des souliers de satin blanc.

En disant les Stances, ou ailleurs, en maniant une épée avec trop de feu, le Cid se blessa à l'œil droit.

«Un peu plus, dit-on autour de moi, il se crevait l'œil.» J'étais aux premières loges, la seconde à droite[6].

Une autre fois, mon oncle eut la complaisance de me mener à la Caravane du Caire. (Je le gênais dans ses évolutions autour, auprès des dames. Je m'en apercevais fort bien[7].) Les chameaux me firent absolument perdre la tête, L'Infante de Zamora, où un poltron, ou bien un cuisinier, chantait une ariette, portant un casque avec un rat pour cimier, me charma jusqu'au délire. C'était pour moi le vrai comique.


Je me disais, fort obscurément sans doute, et pas aussi nettement que je l'écris ici: «Tous les moments de la vie de mon oncle sont aussi délicieux que ceux dont je partage le plaisir au spectacle. La plus belle chose du monde est donc d'être un homme aimable, comme mon oncle. » Il n'entrait pas dans ma tête de cinq ans que mon oncle ne fût pas aussi heureux que moi en voyant défiler les chameaux de la Caravane.

Mais j'allai trop loin: au lieu d'être galant, je devins passionné auprès des femmes que j'aimais, presque indifférent et surtout sans vanité pour les autres, de là le manque de succès et le fiasco. Peut-être aucun homme de la Cour de l'Empereur n'a eu moins de femmes que moi, que l'on croyait l'amant de la femme du premier ministre.

Le spectacle, le son d'une belle cloche grave (comme à l'église de...[8], au-dessus de Rolle, en mai 1800, allant au Saint-Bernard) sont et furent toujours d'un effet profond sur mon cœur. La messe même, à laquelle je croyais si peu, m'inspirait de la gravité. Bien jeune encore, et certainement avant dix ans et le billet de l'abbé Gardon, je croyais que God méprisait ces jongleurs. (Après quarante-deux ans de réflexions, j'en suis encore la mystification, trop utile à ceux qui la pratiquent pour ne pas trouver toujours des continuateurs. Histoire de la médaille, que raconta avant-hier Umbert Guitri, décembre 1835.)

J'ai le souvenir le plus net et le plus clair de la perruque ronde et poudrée de mon grand-père, elle avait trois rangs de boucles. Il ne portait jamais de chapeau.

Ce costume avait contribué, ce me semble, à le faire connaître et respecter du peuple, duquel il ne prenait jamais d'argent pour ses soins comme médecin.

Il était le médecin et l'ami de la plupart des maisons nobles. M. de Chaléon, dont je me rappelle encore le son des clercs[9] sonnés à Saint-Louis lors de sa mort; M. de Lacoste, qui eut une apoplexie dans les Terres-Froides, à La Frette; M. de Langon, d'une haute noblesse, disaient les sots; M. de Ravix, qui avait la gale et jetait son manteau à terre sur le plancher, dans la chambre de mon grand-père, qui me gronda avec une mesure parfaite parce que, après avoir parlé de cette circonstance, j'articulai le nom de[10] M. de Ravix; M. et Mme des Adrets, Mme de Vaulserre, leur fille, dans le salon de laquelle je vis le monde pour la première fois. Sa sœur, Mme de M......., me semblait bien jolie et passait pour fort galante[11].

Il était et avait été depuis vingt-cinq ans, à l'époque où je l'ai connu, le promoteur de toutes les entreprises utiles et que, vu l'époque d'enfance politique de ces temps reculés (1760), on pourrait appeler libérales. On lui doit la Bibliothèque[12]. Ce ne fut pas une petite affaire. Il fallut d'abord l'acheter, puis la placer, puis doter le bibliothécaire.

Il protégeait, d'abord contre leurs parents, puis plus efficacement, tous les jeunes gens qui montraient l'amour de l'étude. Il citait aux parents récalcitrants l'exemple de Vaucanson.

Quand mon grand-père revint de Montpellier à Grenoble (docteur en médecine), il avait une fort belle chevelure, mais l'opinion publique de 1760 lui déclara impérieusement que s'il ne prenait pas perruque personne n'aurait confiance en lui. Une vieille cousine Didier, qui le fit héritier avec ma tante Elisabeth et mourut vers 1788, avait été de cet avis. Cette bonne cousine me faisait manger du pain jaune (avec du safran) quand j'allais la voir le jour de Saint-Laurent. Elle demeurait dans la rue auprès de l'église de Saint-Laurent. Dans la même rue mon ancienne bonne Françoise, que toujours j'adorai, avait une boutique d'épicerie, elle avait quitté ma mère pour se marier. Elle fut remplacée par la belle Geneviève, sa sœur, auprès de laquelle mon père, dit-on, était galant.

La chambre de mon grand-père, au premier étage sur la Grenette, était peinte en gros vert et mon père me disait dès ce temps-là:

«Le grand-papa, qui a tant d'esprit, n'a pas de bon goût pour les arts.»

Le caractère timide des Français fait qu'ils emploient rarement les couleurs franches: vert, rouge, bleu, jaune vif; ils préfèrent les nuances indécises. A cela près, je ne vois pas ce qu'il y avait à blâmer dans le choix de mon grand-père. Sa chambre était en plein midi, il lisait énormément, il voulait ménager ses yeux, desquels il se plaignait quelquefois.

Mais le lecteur, s'il s'en trouve jamais pour ces fadaises[13], verra sans peine que tous mes pourquoi, toutes mes explications, peuvent être très fautives. Je n'ai que des images fort nettes, toutes mes explications me viennent en écrivant ceci, quarante-cinq ans après les événements[14].


Mon excellent grand-père, qui dans le fait fut mon véritable père et mon ami intime jusqu'à mon parti pris, vers 1796, de me tirer de Grenoble par les mathématiques, racontait souvent une chose merveilleuse.

Ma mère m'ayant fait porter dans sa chambre (verte), le jour où j'avais un an, 23 janvier 1784[15], me tenait debout près de la fenêtre; mon grand-père, placé vers le lit, m'appelait, je me déterminai à marcher et arrivai jusqu'à lui.

Alors je parlais un peu et pour saluer je disais hateus. Mon oncle plaisantait sa sœur Henriette (ma mère) sur ma laideur. Il paraît que j'avais une tête énorme, sans cheveux, et que je ressemblais au Père Brulard[16], un moine adroit, bon vivant et à grande influence sur son couvent, mon oncle ou grand-oncle, mort avant moi.

J'étais fort entreprenant, de là deux accidents racontés avec terreur et regret par mon grand-père: vers le rocher de la Porte-de-France je piquai avec un morceau de fagot appointé, taillé en pointe avec un couteau, un mulet qui eut l'impudence de me camper ses deux fers dans la poitrine, il me renversa. «Un peu plus, il était mort», disait mon grand-père[17].

Je me figure l'événement, mais probablement ce n'est pas un souvenir direct, ce n'est que le souvenir de l'image que je me formai de la chose, fort anciennement et à l'époque des premiers récits qu'on m'en fit.

Le second événement tragique fut qu'entre ma mère et mon grand-père je me cassai deux dents de devant en tombant sur le coin d'une chaise. Mon bon grand-père ne revenait pas de son étonnement: «Entre sa mère et moi!» répétait-il, comme pour déplorer la force de la fatalité.

Le grand trait, à mes yeux, de l'appartement au premier étage, c'est que j'entendais le bruissement de la barre de fer à l'aide de laquelle on pompait, ce gémissement prolongé et point aigre me plaisait fort.


Le bon sens dauphinois se révolta à peu près contre la Cour. Je me souviens fort bien du départ de mon grand-père pour les Etats de Romans, il était alors patriote fort considéré, mais des plus modérés; on peut se figurer Fontenelle tribun du peuple.

Le jour du départ, il faisait un froid à pierre fendre (ce fut (à vérifier) le grand hiver de 1789 à 1790[18], il y avait un pied de neige sur la place Grenette).

Dans la cheminée de la chambre de mon grand-père, il y avait un feu énorme. La chambre était remplie d'amis qui venaient voir monter en voiture. Le plus célèbre avocat consultant de la ville, l'oracle en matière de droit, belle place dans une ville de Parlement, M. Barthélemy d'Orbane, ami intime de la famille, était en O et moi en H [19], devant le feu pétillant. J'étais le héros du moment, car je suis convaincu que mon grand-père ne regrettait que moi à Grenoble et n'aimait que moi.

Dans cette position, M. Barthélemy d'Orbane m'apprit à faire des grimaces. Je le vois encore et moi aussi. C'est un art dans lequel je fis les plus rapides progrès, je riais moi-même des mines que je faisais pour faire rire les autres. Ce fut en vain qu'on s'opposa bientôt au goût croissant des grimaces, il dure encore, je ris souvent des mines que je fais quand je suis seul.

Dans la rue un fat passe avec une mine affectée (M. Lysimaque[20], par exemple, ou M. le comte ..., amant de Mme Del Monte), j'imite sa mine et je ris. Mon instinct est plutôt d'imiter les mouvements ou plutôt les positions affectées de la figure (face) que ceux du corps. Au Conseil d'Etat, j'imitais sans le vouloir et d'une façon fort dangereuse l'air d'importance du fameux comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely, placé à trois pas de moi, particulièrement quand, pour mieux écouter le colérique abbé Louis, placé de l'autre côté de la salle vis-à-vis de lui, il abaissait les cols démesurément longs de sa chemise[21]. Cet instinct ou cet art que je dois à M. d'Orbane m'a fait beaucoup d'ennemis. Actuellement, le sage di Fiore me reproche l'ironie cachée, ou plutôt mal cachée, et apparente malgré moi dans le coin droit de la bouche.


A Romans, il ne manqua que cinq voix à mon grand-père pour être député. «J'y serais mort», répétait-il souvent en se félicitant d'avoir refusé les voix de plusieurs bourgeois de campagne qui avaient confiance en lui et venaient le consulter le matin chez lui. Sa prudence à la Fontenelle l'empêchait d'avoir une ambition sérieuse, il aimait beaucoup cependant à faire un discours devant une assemblée choisie, par exemple à la Bibliothèque[22]. Je m'y vois encore, l'écoutant dans la première salle remplie de monde, et immense à mes yeux. Mais pourquoi ce monde? à quelle occasion? C'est ce que l'image ne me dit pas. Elle n'est qu'image.

Mon grand-père nous racontait souvent qu'à Romans son encre, placée sur la cheminée bien chauffée, gelait au bout de sa plume. Il ne fut pas nommé, mais fit nommer un député ou deux dont j'ai oublié les noms, mais lui n'oubliait pas le service qu'il leur avait rendu et les suivait des yeux dans l'assemblée, où il blâmait leur énergie.

J'aimais beaucoup M. d'Orbane ainsi que le gros chanoine son frère, j'allais les voir place des Tilleuls ou sous la voûte qui de la place Notre-Dame conduisait à celle des Tilleuls, à deux pas de Notre-Dame, où le chanoine chantait. Mon père ou mon grand-père envoyait à l'avocat célèbre des dindons gras à l'occasion de Noël[23].

J'aimais aussi beaucoup le Père Ducros, cordelier défroqué (du couvent situé entre le Jardin-de-Ville et l'hôtel de Franquières lequel, à mon souvenir, me semble style de la Renaissance).

J'aimais encore l'aimable abbé Chélan, curé de Risset près Claix, petit homme maigre, tout nerfs, tout feu, pétillant d'esprit, déjà d'un certain âge, qui me paraissait vieux, mais n'avait peut-être que quarante ou quarante-cinq ans et dont les discussions à table m'amusaient infiniment. Il ne manquait pas de venir dîner chez mon grand-père quand il venait à Grenoble, et le dîner était bien plus gai qu'à l'ordinaire.

Un jour, à souper, il parlait depuis trois-quarts d'heure en tenant à la main une cuillerée de fraises[24]. Enfin il porta la cuiller à la bouche.

«L'abbé, vous ne direz pas votre messe demain, dit mon grand-père.

—Pardonnez-moi, je la dirai demain, mais non pas aujourd'hui, car il est minuit passé.» Ce dialogue fit ma joie pendant un mois, cela me paraissait pétillant d'esprit. Tel est l'esprit pour un peuple ou pour un homme jeune, l'émotion est en eux;—voir les réponses d'esprit admirées par Boccace ou Vasari.

Mon grand-père, en ces temps heureux, prenait la religion fort gaiement, et ces Messieurs étaient de son avis; il ne devint triste et un peu religieux qu'après la mort de ma mère (en 1790), et encore, je pense, par l'espoir incertain de la retrouver—revoir—dans l'autre monde, comme M. de Broglie[25] qui dit en parlant de son aimable fille, morte à treize ans:

«Il me semble que ma fille est en Amérique.»


Je crois que M. l'abbé Chélan dînait à la maison[26] lors de la journée des tuiles. Ce jour-là, je vis couler le premier sang répandu par la Révolution française. C'était un malheureux ouvrier chapelier (S), blessé à mort par un coup de baïonnette (S') au bas du dos.

On quitta [la] table au milieu du dîner (T). J'étais en H et le curé Chélan en C.

Je chercherai la date dans quelque chronologie. L'image est on ne peut plus nette chez moi, il y a peut-être de cela quarante-trois ans[27].

Un M. de Clermont-Tonnerre, commandant en Dauphiné et qui occupait l'hôtel du Gouvernement, maison isolée donnant sur le rempart (avec une vue superbe sur les coteaux d'Eybens, une vue tranquille et belle, digne de Claude Lorrain) et une entrée par une belle cour rue Neuve, près de la rue des Mûriers, voulut, ce me semble, dissiper un rassemblement; il avait deux régiments, contre lesquels le peuple se défendit avec les tuiles qu'il jetait du liant des maisons, de là le nom: Journée des tuiles[28].

Un des sous-officiers de ces régiments était Bernadotte, actuel roi de Suède, une âme aussi noble que celle de Murat, roi de Naples, mais bien autrement adroit. Lefèvre, perruquier et ami de mon père, nous a souvent raconté qu'il avait sauvé la vie au général Bernadotte (comme il disait en 1804), vivement pressé au fond d'une allée. Lefèvre était un bel homme fort brave, et le maréchal Bernadotte lui avait envoyé un cadeau.

Mais tout ceci est de l'histoire, à la vérité racontée par des témoins oculaires, mais que je n'ai pas vue. Je ne veux dire à l'avenir, en Russie et ailleurs, que ce que j'ai vu.

Mes parents ayant quitté le dîner avant la fin et moi étant seul à la fenêtre de la salle-à-manger, ou plutôt à la fenêtre d'une chambre donnant sur la Grande-rue, je vis une vieille femme qui, tenant à la main ses vieux souliers, criait de toutes ses forces: «Je me révorte! Je me révorte

Elle allait de la place Grenette à la Grande-rue. Je la vis en R [29]. Le ridicule de cette révolte me frappa beaucoup. Une vieille femme contre un régiment me frappa beaucoup. Le soir même, mon grand-père me raconta la mort de Pyrrhus.

Je pensais encore à la vieille femme quand je fus distrait[30] par un spectacle tragique en O. Un ouvrier chapelier, blessé dans le dos d'un coup de baïonnette, à ce qu'on dit, marchait avec beaucoup de peine, soutenu par deux hommes sur les épaules desquels il avait les bras passés. Il était sans habit, sa chemise et son pantalon de nankin ou blanc étaient remplis de sang, je le vois encore, la blessure d'où le sang sortait abondamment était au bas du dos, à peu près vis-à-vis le nombril.

On le faisait marcher avec peine pour gagner sa chambre, située au sixième étage de la maison Périer[31], et en y arrivant il mourut.

Mes parents me grondaient et m'éloignaient de la fenêtre de la chambre de mon grand-père pour que je ne visse pas ce spectacle d'horreur, mais j'y revenais toujours. Cette fenêtre appartenait à un premier étage fort bas.

Je revis ce malheureux à tous les étages de l'escalier de la maison Périer, escalier éclairé par de grandes fenêtres donnant sur la place.

Ce souvenir, comme il est naturel, est le plus net qui me soit resté de ces temps-là.

Au contraire, je retrouve à grand'peine quelques vestiges du souvenir d'un feu de joie au Fontanil (route de Grenoble à Voreppe) où l'on venait de brûler Lamoignon. Je regrettai beaucoup la vue d'une grande figure de paille habillée, le fait est que mes parents, pensant bien et fort contrariés de tout ce qui s'écartait de l'ordre (l'ordre règne dans Varsovie, dit M. le général Sébastiani vers 1632), ne voulaient pas que je fusse frappé de ces preuves de la colère ou de la force du peuple. Moi, déjà à cet âge, j'étais de l'opinion contraire; on peut-être mon opinion à l'âge de huit ans est-elle cachée par celle, bien décidée, que j'eus à dix ans.

Une fois, MM. Barthélemy d'Orbane, le chanoine Barthélemy, M. l'abbé Rey, M. Bouvier, tout le monde, parlait chez mon grand-père de la prochaine arrivée de M. le maréchal de Vaux.

«Il vient faire ici une entrée de ballet», dit mon grand-père; ce mot que je ne compris pas me donna beaucoup à penser. Que pouvait-il y avoir de commun, me disais-je, entre un vieux maréchal et un balai?

Il mourut[32], le son majestueux des cloches m'émut profondément. On me mena voir la chapelle ardente (ce me semble, dans l'hôtel du Commandement, vers la rue des Mûriers, souvenir presque effacé); le spectacle de cette tombe noire et éclairée en plein jour par une quantité de cierges, les fenêtres étant fermées, me frappa. C'était l'idée de la mort paraissant pour la première fois. J'étais mené par Lambert, domestique (valet de chambre) de mon grand-père et mon intime ami. C'était un jeune et bel homme très dégourdi.

Un de ses amis à lui vint lui dire: «La fille du Maréchal n'est qu'une avare, ce qu'elle donne de drap noir aux tambours pour couvrir leur caisse ne suffit pas pour faire une culotte. Les tambours se plaignent beaucoup, l'usage est de donner ce qu'il faut pour faire une culotte. » De retour à la maison, je trouvai que mes parents parlaient aussi de l'avarice de cette fille du maréchal.

Le lendemain fut un jour de bataille pour moi. J'obtins avec grande difficulté, ce me semble, que Lambert me mènerait voir passer le convoi. Il y avait une foule énorme. Je me vois au point H[33], entre la grande route et l'eau, près le four à chaux, à deux cents pas en-deçà et à l'orient de la Porte-de-France.

Le son des tambours voilés par le petit coupon de drap noir non suffisant pour faire une culotte m'émut beaucoup. Mais voici bien une autre affaire: je me trouvais au point H, à l'extrême gauche d'un bataillon du régiment d'Austrasie, je crois, habit blanc et parements noirs, L est Lambert me donnant la main à moi, H. J'étais à six pouces du dernier soldat du régiment, S.

Il me dit tout-à-coup:

«Eloignez-vous un peu, afin qu'en tirant je ne vous fasse pas mal.»

On allait donc tirer! et tant de soldats! ils portaient l'arme renversée.

Je mourais de peur; je lorgnais de loin la voiture noire qui s'avançait lentement par le pont de pierre[34], tirée par six ou huit chevaux. J'attendais en frémissant la décharge. Enfin, l'officier fit un cri, immédiatement suivi de la décharge de feu. Je fus soulagé d'un grand poids. A ce moment, la foule se précipitait vers la voiture drapée que je vis avec beaucoup de plaisir, il me semble qu'il y avait des cierges.

On fit une seconde, peut-être une troisième décharge, hors de la Porte-de-France, mais j'étais aguerri[35].


Il me semble que je me souviens aussi un peu du départ pour Vizille (Etats de la province, tenus au château de Vizille, bâti par le connétable de Lesdiguières). Mon grand-père adorait les antiquités et me fit concevoir une idée sublime de ce château par la façon dont il en parlait. J'étais sur le point de concevoir de la vénération pour la noblesse, mais bientôt MM. de Saint-Ferréol et de Sinard, mes camarades, me guérirent.

On portait des matelas attachés derrière les chaises de poste (à deux roues).

Le jeune Mounier, comme disait mon grand-père, vint à la maison. C'est par l'effet d'une séparation violente que sa fille et moi n'avons pas conçu par la suite une passion violente l'un pour l'autre, dernière heure que je passai sous une porte cochère, rue Montmartre, vers le boulevard, pendant une averse, en 1803 ou 1804, lorsque M. Mounier alla remplir les fonctions de préfet à Rennes[36]. (Mes lettres à son fils Edouard, lettre de Victorine, à moi adressée. Le bon est qu'Edouard croit, ce me semble, que je suis allé à Rennes.)

Le petit portrait raide et mal peint que l'on voit dans une chambre attenant à la bibliothèque publique de Grenoble, et qui représente M. Mounier en habit de préfet, si je ne me trompe, est ressemblant[37]. Figure de fermeté, mais tête étroite. Son fils, que j'ai beaucoup connu en 1803 et en Russie en 1812 (Viasma sur Tripes)[38], est un plat, adroit et fin matois, vrai type de Dauphinois ainsi que le ministre Casimir Périer, mais ce dernier a trouvé plus Dauphinois que lui. Edouard Mounier en a l'accent traînant, quoique élevé à Weimar, il est pair de France et baron, et juge bravement à la Cour de Paris (1835, décembre). Le lecteur me croira-t-il si j'ose ajouter que je ne voudrais pas être à la place de MM. Félix Faure et Mounier, pairs de France et jadis de mes amis?


Mon grand-père, ami tendre et zélé de tous les jeunes gens qui aimaient à travailler, prêtait des livres à M. Mounier, et le soutenait contre le blâme de son père. Quelquefois, en passant dans la Grande-rue, il entrait dans la boutique de celui-ci et lui parlait de son fils. Le vieux marchand de drap, qui avait beaucoup d'enfants et ne songeait qu'à l'utile, voyait avec un chagrin mortel ce fils perdre son temps à lire.

Le fort de M. Mounier fils était le caractère, mais les lumières ne répondaient pas à la fermeté. Mon grand-père nous racontait en riant, quelques années après, que madame Borel, qui devait être la belle-mère de M. Mounier, étant venue acheter du drap, M. Mounier, commis de son père, déploya la pièce, fit manier le drap, et ajouta:

«Ce drap se vend vingt-sept livres l'aune.

—Hé bien! monsieur, je vous en donnerai vingt-cinq», dit madame Borel.

Sur quoi M. Mounier replia la pièce de drap, et la reporta[39] froidement dans sa case.

«Mais, monsieur! monsieur! dit Mme Borel étonnée, j'irai bien jusqu'à vingt-cinq livres dix sous.

—Madame, un honnête homme n'a que son mot.»

La bourgeoise fut fort scandalisée.

Ce même amour du travail chez les jeunes gens, qui rendrait mon grand-père si coupable aujourd'hui, lui faisait protéger le jeune Barnave[40].

Barnave était notre voisin de campagne, lui à Saint-Robert, nous à Saint-Vincent (route de Grenoble à Voreppe et Lyon). Séraphie le détestait et bientôt après applaudit à sa mort et au peu de bien qui restait à ses sœurs, dont l'une s'appelait, ce me semble, madame Saint-Germain. A chaque fois que nous passions à Saint-Robert: «Ah! voilà la maison de Barnave», disait Séraphie, et elle le traitait en dévote piquée. Mon grand-père, très bien venu des nobles, était l'oracle de la bourgeoisie, et je pense que la mère de l'immortel Barnave, qui le voyait avec peine négliger les procès pour Mably et Montesquieu, était calmée par mon grand-père. Dans ces temps-là, notre compatriote Mably passait pour quelque chose, et deux ans après on donna son nom à la rue des Clercs[41].


[1] Le chapitre V ne fait pas partie des trois volumes de la bibliothèque municipale de Grenoble cotés R 299. Il forme les feuillets 39 à 68 (numérotés en outre par Stendhal de 1 à 29) d'un cahier côté R 300, n° 1. Stendhal a écrit dans la marge du fol. 39: «A dicter et mettre à sa place page 75. Relier ce manuscrit à la fin du second.» Il indique encore, en marge du fol. 40: «Petits souvenirs. A placer à son rang vers 1791. Copier à gauche à son rang.» Enfin, un feuillet intercalaire porte: «Petits souvenirs, à placer after the recit of my mother death: Barthélémy d'Orbane. Départ pour Romans, grande neige. Départ pour Vizille. Haine de Séraphie pour les demoiselles Barnave. Décrire la campagne (maison de campagne) ... (un mot illisible) nous passons à Saint-Robert.»

D'autre part, Stendhal a écrit au verso du fol. 74 (ms. R 299, t. I): «A mon égard la plus noire méchanceté succède à la bonté et à la gaieté.

CHAPITRE 4 bis: SOMMAIRE

Voici les souvenirs qui après 23 X 2 ans me restent des jours heureux passés du temps de ma mère: Salons. Soupers. Le Père Chérubin Beyle. L'abbé Chélan. Je me révorte! Départ pour Romans. Barthélémy d'Orbane. M. Barthélemy m'apprend les grimaces.»

—En haut du fol. 39 (ms. R 300), on lit la date suivante: «17-22 décembre 1835, Omar.» On lit également au verso du fol. 38: «18 déc. 1835, de 2 à 4 h. 1/2, 14 pages. Je suis si absorbé par les souvenirs qui se dévoilent à mes yeux que je puis à peine former mes lettres.»

[2] A l'époque où nous occupions le premier étage ...—Variante: «Quand nous occupions ...»

[3] ... au coin de la place Grenette et de la Grande-rue.—17 déc. 1835. Je souffre du froid, collé contre la cheminée. La cuisse gauche est gelée. (Note de Stendhal.)

[4] ... suite naturelle de la défiance et de la barbarie générales.—Style. Ordre des idées. Préparer l'attention par quelques mots en parlant: 1° de Lambert;—2° sur mon oncle, dans les premiers chapitres. 17 déc. 35. (Note de Stendhal.)—Autre note de Stendhal: «Style. Rapport des mots aux idées: directeur à l'Académie, artiste, Saint-Marc-Girardin, chevalier of Konig von Janfoutre, Débats.»

[5] ... de s'opposer bien sérieusement à ma course au spectacle.—Il y a un blanc dans le manuscrit entre «course» et «au spectacle».

[6] J'étais aux premières loges, la seconde à droite.—Ici Stendhal a dessiné un plan de la salle du Théâtre, avec cette légende: «Infâme salle de spectacle de Grenoble, laquelle m'inspirait la vénération la plus tendre. J'en aimais même la mauvaise odeur. Vers 1794, 95 et 96, cet amour alla jusqu'à la fureur, du temps de Mlle Kably.»—En face, plan de la partie de la ville où est situé le théâtre, jusqu'à «la Bastille, fortifiée de 1826 à 1836 par le général Haxo (infatigable hâbleur)».

[7] Je m'en apercevais fort bien.—Variante: «De quoi je m'apercevais.»

[8] ... comme à l'église de ...—Le nom a été laissé en blanc.

[9] ... je me rappelle encore le son des clercs ...—Ce mot est surmonté d'une croix. Ce signe revient plusieurs fois dans le manuscrit, à des passages incomplets ou obscurs. Il indique sans doute les endroits que Stendhal se proposait de corriger ultérieurement.

[10] ... j'articulai le nom de M. de Ravix ...—Variante: «Je nommai.»

[11] ... Mme de M......, me semblait bien jolie et passait pour fort galante.—Tout cet alinéa est une addition, qui paraît avoir été écrite le lendemain, d'après la comparaison des écritures.

[12] On lui doit la Bibliothèque.—Le nom de M. Henri Gagnon figure en effet parmi ceux des fondateurs de la bibliothèque municipale.

[13] ... s'il s'en trouve jamais pour ces fadaises ...—Variantes: «Fariboles, puérilités.»

[14] ... en écrivant ceci quarante-cinq ans après les événements.—Suit un plan de l'appartement de M. Gagnon ayant vue sur la Grande-rue et la place Grenette. Stendhal n'y indique pas les chambres d'Elisabeth et de Séraphie Gagnon. Il dit à ce sujet: «Je ne vois pas où logeaient ma tante Séraphie et ma grand'tante Elisabeth. J'ai un souvenir vague d'une chambre entre la salle-à-manger et la Grande-rue.»—En face, plan du quartier Saint-Laurent entre le pont de pierre (aujourd'hui pont de l'Hôpital) et les premières maisons de La Tronche. La Tronche était l'«église de M. Dumolard, mon confesseur, curé de La Tronche et grand tejé». Dans l'enceinte de Grenoble, non loin de la Citadelle, Stendhal indique l'emplacement de la a maison d'éducation de Mlle de La Sagne, ma sœur, son amie Mlle Sophie Gauthier». C'est l'ancien couvent des Ursulines, rue Sainte-Ursule, aujourd'hui occupé par les bureaux de la direction du Génie.

[15] ... le jour où j'avais un an, 23 janvier1784 ...—Stendhal indique 1783 (1786—3). Cette erreur est volontaire, car elle est reproduite dans un plan de l'appartement de M. Gagnon, dessina au verso du fol. 8, et portant: «Détail, 23 janvier 1788—5.»

[16] ... je ressemblais au Père Brulard ...—Chérubin Beyle, né le 17 septembre 1709, religieux du couvent de Saint-François de Grenoble, fils de Joseph Beyle et oncle de Joseph-Chérubin Beyle, père de Stendhal. (Sur la famille paternelle de Stendhal, voir Ed. Maignien, La famille de Beyle-Stendhal, Grenoble, 1889, broch. in-8.)

[17] «Un peu plus il était mort», disait mon grand-père.—En face, se trouve un croquis représentant une «coupe de la Porte-de-France», avec le «lieu de la ruade du mulet».

[18] ... le grand hiver de 1789 à 1790 ...—En surcharge, au crayon, de la main de R. Colomb: «1788 à 1789». La session des Etats de Romans à laquelle Stendhal fait allusion a duré du 2 novembre 1788 au 16 janvier 1789.

[19] ... M. Barthélémy d'Orbane, ami intime de la famille, était en O et moi en H ...—En face, est un plan d'une partie de l'appartement de M. Gagnon. Au coin à droite de la cheminée est Barthélémy d'Orbane et près de lui, devant le feu, le jeune Henri.

[20] ... M. Lysimaque ...—Lysimaque Tavernier, chancelier du consulat de France à Cività-Vecchia.—Sur ce personnage, voir C. Stryienski, Soirées du Stendhal-Club (1899), p. 236-242, et A. Chuquet, Stendhal-Beyle (1904), p. 532-533.

[21] ... il abaissait les cols démesurément longs de sa chemise.—Dans la marge est un croquis donnant les places respectives de «l'Empereur», du «colérique abbé Louis (alors non voleur et fort estimé)», du «terrible comte Regnault», et des auditeurs au Conseil d'Etat, parmi lesquels Henri Beyle.

[22] ... devant une assemblée choisie, par exemple à la Bibliothèque.—La bibliothèque municipale était alors située dans le passage dit aujourd'hui du Lycée, près de l'École centrale, plus tard lycée de garçons (voir notre plan de Grenoble en 1793).

[23] ... A l'occasion de Noël.—Variante: «Pour Noël.»

[24] ... tenant à la main une cuillerée de fraises.—Dans l'interligne est cette addition, marquée de deux croix: «Comme il allait manger des fraises.»

[25] ... M. de Broglie.—Ms.: «Gliebro.» Sur les habitudes anagrammatiques de Stendhal, voir notre Introduction.

[26] ... M. l'abbé Chélan dînait à la maison ...—Suit un plan d'une partie de l'appartement «au 1er étage», avec la table dans la salle-à-manger, la cuisine et une chambre à coucher. On y voit également, sur la place Grenette, l'emplacement où fut tué l'ouvrier chapelier (au pied des degrés qui conduisent aujourd'hui au n° 4 de la place Grenette).

[27] ... il y a peut-être de cela quarante-trois ans.—La journée des Tuiles eut lieu le 7 juin 1788. (Voir à ce sujet A. Prudhomme, Histoire de Grenoble, p. 587-590.)

[28] Journée des tuiles.—J'ai laissé à Grenoble une vue de cette révolte-émeute à l'aquarelle, par M. Le Roy. (Note de Stendhal.)

[29] Je la vis en R.—Plan indiquant la place de la vieille femme en R (Grande-rue) et «venant en R'» (place Grenette), et la situation en O (angle Nord de la place Grenette) de l'ouvrier blessé.

[30] ... quand je fus distrait ...—Variante: «Mais bientôt après je fus distrait ...»—En face, au verso du fol. 19, on lit: «Cette queue savante fait-elle bien? 22 décembre.»

[31] ... la maison Périer.—Maison Périer-Lagrange, aujourd'hui place Grenette, n° 4. (Voir notre plan de Grenoble en 1793.)

[32] Il mourut ...—Noël de Jourda, comte de Vaux, maréchal de France et lieutenant général du roi en Dauphiné, mourut à Grenoble le 14 septembre 1788.

[33] Je me vois au point H ...—Deux croquis expliquent la position des personnages; l'un est en coupe, l'autre en plan. Un autre dessin (en coupe) se trouve également au verso du fol. 10. Sur le bord de la route, du côté de l'Isère, est en H le «point d'où j'ai vu passer la voiture noire portant les restes du maréchal de Vaux, et, ce qui est bien pis, point d'où j'ai entendu la décharge à deux pieds de moi».

[34] ... le pont de pierre ...—Aujourd'hui, pont de l'Hôpital.

[35] ... mais j'étais aguerri.—Ici, nouveau plan indiquant la place de Stendhal, en H, à la première et aux seconde et troisième décharges.

[36] ... M. Mounier alla remplir les fonctions de préfet à Rennes.—Mounier fut nommé préfet de l'Ille-et-Vilaine le 13 avril 1802 par Bonaparte, premier consul.

[37] ... M. Mounier en habit de préfet ... est ressemblant.—Un portrait de Mounier existe en effet dans la galerie dauphinoise de la Bibliothèque municipale.

[38] (Viazma sur Tripes ...)—Viazma, chef-lieu de district du gouvernement de Smolensk, est situé sur deux rivières: la Viazma et la Bebréïa.

[39] ... et la reporta froidement dans sa case.—Variante: «Remit.»

[40] ... lui faisait protéger le jeune Barnave.—23 déc. 35. Fatigué du travail after 3 heures. (Note de Stendhal.)

[41] ... la rue des Clercs.—Le feuillet se termine par un plan indiquant la «grand'route» de Grenoble à Lyon, avec Saint-Robert et la maison de Barnave, le Fontanil et Saint-Vincent, avec la «chaumière pittoresque de mon grand-père», dit Stendhal.

Au verso de ce feuillet, on lit: «A placer: Secret de la fortune de MM. Rothschild, vu par Dominique le 23 décembre 1835. Ils vendent ce dont tout le monde a envie, des rentes, et de plus s'en sont faits fabricants (id est en prenant les emprunts).»

Au-dessous: «Il faudrait acheter un plan de Grenoble et le coller ici. Faire prendre les extraits mortuaires de mes parents, ce qui me donnerait des dates, et l'extrait de naissance de my dearest mother et de mon bon grand-père. Décembre 1835.—Qui pense à eux aujourd'hui que moi, et avec quelle tendresse, à ma mère, morte depuis quarante-six ans? Je puis donc parler librement de leurs défauts. La même justification pour madame la baronne de Barckoff, Mme Alex. Petit, Mme la baronne Dembowski (que de temps que je n'ai pas écrit ce nom!), Virginie, 2 Victorines, Angela, Mélanie, Alexandrine, Méthilde, Clémentine, Julia, Alberthe de Rubempré (adorée pendant un mois seulement).

V. 2 V. A. M. A. M. C. I. A.

Un homme plus positif dirait:

A. M. C. I. A.»

On lit encore: «Droit que j'ai d'écrire ces mémoires: quel être n'aime pas qu'on se souvienne de lui?»

—Deux feuillets supplémentaires, numérotés 69 et 70 du cahier, portent: (Fol. 69 recto) «20 décembre 1835. Faits à placer en leur lieu, mis ci-derrière pour ne pas les oublier: nomination d'inspecteur du mobilier, derrière la page 254 de la présente numération.—A sept ans commencé le latin, donc en 1790.»

(Fol. 69 verso): «Faits placés ici pour ne pas les oublier, à mettre en leur lieu: Pourquoi Omar m'est pesante.

C'est que je n'ai pas une société le soir pour me distraire de mes idées du matin. Quand je faisais un ouvrage à Paris, je travaillais jusqu'à étourdissements et impossibilité de marcher. Six heures sonnant, il fallait pourtant aller dîner, sous peine de déranger les garçons du restaurateur, pour un dîner de 3 fr. 50, ce qui m'arrivait souvent, et j'en rougissais. J'allais dans un salon; là, à moins qu'il ne fût bien piètre, j'étais absolument distrait de mon travail du matin, au point d'en avoir oublié même le sujet en rentrant chez moi à une heure.»

(Fol 70 verso): «20 décembre 1835. Fatigue du matin.

Voilà ce qui me manque à Omar: la société est si languissante (Mme Sandre, the mother of Marieta), la comtesse Rave ..., la princesse de Da ... ne valent pas la peine de monter en voiture.

Tout cela ne peut me distraire des idées du matin, de façon que quand je reprends mon travail le lendemain, au lieu d'être frais et soulagé je suis absolument éreinté.

Et après quatre ou cinq jours de cette vie, je me dégoûte de mon travail, j'en ai réellement tué les idées en y pensant trop continuement. Je fais un voyage de quinze jours à Cività-Vecchia et à Ravenne (1835, octobre). Cet intervalle est trop long, j'ai oublié mon travail. Voilà pourquoi le Chasseur vert languit, voilà ce qui, avec le manque total de bonne musique, me déplaît dans Omar.»


CHAPITRE VI[1]

Après la mort de ma mère, mon grand-père fut au désespoir. Je vois, mais aujourd'hui seulement, que c'était un homme qui devait avoir un caractère dans le genre de celui de Fontenelle, modeste, prudent, discret, extrêmement aimable et amusant avant la mort de sa fille chérie. Depuis, il se renfermait souvent dans un silence discret. Il n'aimait au monde que cette fille et moi[2].

Son autre fille, Séraphie, l'ennuyait et le vexait; il aimait la paix par-dessus tout, et elle ne vivait que de scènes. Mon bon grand-père, pensant à son autorité de père, se faisait de vifs reproches de ne pas montrer les dents (c'est une expression du pays; je les conserve, sauf à les traduire plus tard en français de Paris, je les conserve en ce moment pour mieux me rappeler les détails qui m'arrivent en foule). M. Gagnon estimait et craignait sa sœur, qui lui avait préféré dans la jeunesse un frère mort à Paris, chose que le frère survivant ne lui avait jamais pardonné, mais avec son caractère à la Fontenelle, aimable et pacifique, il n'y paraissait nullement; j'ai deviné cela plus tard.

M. Gagnon avait une sorte d'aversion pour son fils, Romain Gagnon, mon oncle, jeune homme brillant et parfaitement aimable.

C'est la possession de cette qualité qui brouillait, ce me semble, le père et le fils; ils étaient tous deux, mais dans des genres différents, les hommes les plus aimables de la ville. Mon grand-père était plein de mesure dans les plaisanteries et son esprit fin et froid pouvait passer inaperçu. Il était d'ailleurs un prodige de science pour ce temps-là (où florissait la plus drôle d'ignorance). Les sots ou les envieux (MM. Champel, Tournus (le cocu), Tourte) lui faisaient sans cesse, pour se venger, des compliments sur sa mémoire. Il savait, croyait et citait les auteurs approuvés sur toutes sortes de sujets.

«Mou fils n'a rien lu», disait-il quelquefois avec humeur. Rien n'était plus vrai, mais il était impossible de s'ennuyer dans une société où était M. Gagnon le fils. Son père lui avait donné un charmant appartement dans sa maison et l'avait fait avocat. Dans une ville de parlement, tout le monde aimait la chicane, et vivait de la chicane, et faisait de l'esprit sur la chicane. Je sais encore un nombre de plaisanteries sur le pétitoire et le possessoire.

Mon grand-père donnait le logement et la table à son fils, plus une pension de cent francs par mois, somme énorme à Grenoble en 1789, pour ses menus plaisirs, et mon oncle achetait des habits brodés de mille écus et entretenait des actrices.

Je n'ai fait qu'entrevoir ces choses, que je pénétrais par les demi-mots de mon grand-père. Je suppose que mon oncle recevait des cadeaux de ses maîtresses riches, et avec cet argent s'habillait magnifiquement et entretenait les maîtresses pauvres. Il faut savoir que, dans notre pays et alors, il n'y avait rien de mal à recevoir de l'argent de Mme Dulauron, ou de Mme de Marcieu, ou de Mme de Sassenage, pourvu qu'on le dépensât hic et nunc et qu'on ne thésaurisât pas. Hic et nunc est une façon de parler que Grenoble devait à son parlement.

Il est arrivé plusieurs fois que mon grand-père, arrivant chez M. de Quinsonnas ou dans un autre cercle, apercevait un jeune homme richement vêtu et que tout le inonde écoutait, c'était son fils.

«Mon père ne me connaissait pas ces habits, me disait mon oncle, je m'éclipsais au plus vite et rentrais pour reprendre le modeste frac. Quand mon père me disait: Mais faites-moi un peu le plaisir de me dire où vous prenez les frais de cette toilette.—Je joue et j'ai du bonheur, répondais-je.—Mais alors, pourquoi ne pas payer vos dettes?—Et madame Une telle qui voulait me voir avec le bel habit qu'elle m'avait acheté! continuait mon oncle. Je m'en tirais par quelque calembredaine.»

Je ne sais si mon lecteur de 1880 connaît un roman fort célèbre encore aujourd'hui: les Liaisons dangereuses avaient été composées à Grenoble par M. Choderlos de Laclos, officier d'artillerie, et peignaient les mœurs de Grenoble.

J'ai encore connu Mme de Merteuil, c'était Mme de Montmort, qui me donnait des noix confites, boiteuse qui avait la maison Drevon au Chevallon, près l'église de Saint-Vincent, entre le Fontanil et Voreppe, mais plus près du Fontanil. La largeur du chemin séparait le domaine de Mme de Montmort (ou loué par Mme de Montmort) et celui de M. Henri Gagnon. La jeune personne riche qui est obligée de se mettre au couvent a dû être une demoiselle de Blacons, de Voreppe.

Cette famille est exemplaire par la tristesse, la dévotion, la régularité et l'ultracisme, ou du moins était exemplaire vers 1814, quand l'Empereur m'envoya commissaire dans la 7me division militaire avec le vieux sénateur comte de Saint-Vallier, un des roués de l'époque de mon oncle et qui me parla beaucoup de lui comme ayant fait faire d'insignes folies à mesdames N. et N., j'ai oublié les noms. Alors j'étais brûlé du feu sacré et ne songeais qu'aux moyens de repousser les Autrichiens, ou du moins de les empêcher d'entrer aussi vite.

J'ai donc vu cette fin des mœurs de Mme de Merteuil, comme un enfant de neuf ou dix ans dévoré par un tempérament de feu peut voir ces choses, dont tout le monde évite de lui dire le fin mot.


[1] Le chapitre VI est le chapitre IV bis du manuscrit (R 299, fol. 75 à 81).—Écrit à Rome, le 2 décembre 1835.

[2] Il n'aimait au monde que cette fille et moi.Et moi a été ajouté au crayon par Stendhal.


CHAPITRE VII[1]

La famille était clone composée, à l'époque de la mort de ma mère, vers 1790, de MM. Gagnon père, 60 ans; Romain Gagnon, son fils, 25; Séraphie, sa fille, 24; Elisabeth, sa sœur, 64; Chérubin Beyle, son gendre, 43; Henri, son fils, 7; Pauline, sa fille, 4; Zénaïde, sa fille, 2.

Voilà les personnages du triste drame de ma jeunesse, qui ne me rappelle presque que souffrances et profondes contrariétés morales. Mais voyons un peu le caractère de ces personnages.

Mon grand-père, Henri Gagnon (60 ans); sa fille Séraphie, ce diable femelle dont je n'ai jamais su l'âge, elle pouvait avoir 22 ou 24 ans; sa sœur Elisabeth Gagnon (64 ans), grande femme maigre, sèche, avec une belle figure italienne, caractère parfaitement noble, mais noble avec les raffinements et les scrupules de conscience espagnols. Elle a à cet égard formé mon cœur et c'est à ma tante Elisabeth que je dois les abominables duperies de noblesse à l'espagnole dans lesquelles je suis tombé pendant les premiers trente ans de ma vie. Je suppose que ma tante Elisabeth, riche (pour Grenoble), était restée fille à la suite d'une passion malheureuse. J'ai appris[2] quelque chose comme cela de la bouche de ma tante Séraphie dans ma première jeunesse.

La famille était enfin composée de mon père.

Joseph-Chérubin Beyle, avocat au Parlement du pays, ultra et chevalier de la Légion d'honneur, adjoint au maire de Grenoble, mort en 1819, à 72 ans, dit-on, ce qui le suppose né en 1747. Il avait donc, en 1790, quarante-trois ans[3].

C'était un homme extrêmement peu aimable, réfléchissant toujours à des acquisitions et à des ventes de domaines, excessivement fin, accoutumé à vendre aux paysans et à acheter d'eux, archi-Dauphinois. Il n'y avait rien de moins espagnol et de moins follement noble que cette âme-là, aussi était-il antipathique à ma tante Elisabeth. Il était de plus excessivement ridé et laid, et déconcerté et silencieux avec les femmes, qui pourtant lui étaient nécessaires.

Cette dernière qualité lui avait donné l'intelligence de la Nouvelle-Héloïse et des autres ouvrages de Rousseau, dont il ne parlait qu'avec adoration, tout en le maudissant comme impie, car la mort de ma mère le jeta dans la plus haute et la plus absurde dévotion[4]. Il s'imposa l'obligation de dire tous les offices d'un prêtre, il fut même question pendant trois ou quatre ans de son entrée dans les ordres, et probablement il fut retenu par le désir de me laisser sa place d'avocat; il allait être consistorial: c'était une distinction noble parmi les avocats, dont il parlait comme un jeune lieutenant de grenadiers parle de la croix. Il ne m'aimait pas comme individu, mais comme fils devant continuer sa famille.

Il aurait été bien difficile qu'il m'aimât: 1° il voyait clairement que je ne l'aimais point, jamais je ne lui parlais sans nécessité, car il était étranger à toutes ces belles idées littéraires et philosophiques qui faisaient la base de mes questions à mon grand-père et des excellentes réponses de ce vieillard aimable. Je le voyais fort peu. Ma passion pour quitter Grenoble, c'est-à-dire lui, et ma passion pour les mathématiques,—seul moyen que j'avais de quitter cette ville que j'abhorrais et que je hais encore, car c'est là que j'ai appris à connaître les hommes,—ma passion mathématique me jeta dans une profonde solitude de 1797 à 1799. Je puis dire avoir travaillé pendant ces deux années et même pendant une partie de 1790 comme Michel-Ange travailla à la Sixtine.

Depuis mon départ, à la fin d'octobre 1799,—je me souviens de la date parce que le 18 brumaire, 9 novembre, je me trouvais à Nemours,—je n'ai été pour mon père qu'un demandeur d'argent, la froideur a sans cesse augmenté, il ne pouvait pas dire un mot qui ne me déplût. Mon horreur était de vendre un champ à un paysan en finassant pendant huit jours, à l'effet de gagner 300 francs; c'était là sa passion.

Rien de plus naturel. Son père, qui portait, je crois, le grand nom de Pierre Beyle, mourut de la goutte, à Claix, à l'improviste, à 63 ans. Mon père à 18 ans (c'était donc vers 1765) se trouva avec un domaine à Claix rendant 800 ou 1.800 francs, c'est l'un des deux, une charge de procureur et dix sœurs à établir, une mère, riche héritière, c'est-à-dire ayant peut-être 60.000 francs et en sa qualité d'héritière ayant le diable au corps. Elle m'a encore longtemps souffleté dans mon enfance quand je tirais la queue à son chien Azor (chien de Bologne à longues soies blanches). L'argent fut donc, et avec raison, la grande pensée de mon père, et moi je n'y ai jamais songé qu'avec dégoût. Cette idée me représente des peines cruelles, car en avoir ne me fait aucun plaisir, en manquer est un vilain malheur.

Jamais peut-être le hasard n'a rassemblé deux êtres plus foncièrement antipathiques que mon père et moi.

De là l'absence de tout plaisir dans mon enfance, de 1790 à 1799. Cette saison, que tout le monde[5] dit être celle des vrais plaisirs de la vie, grâce à mon père n'a été pour moi qu'une suite de douleurs amères et de dégoûts. Deux diables étaient déchaînés contre ma pauvre enfance, ma tante Séraphie et mon père, qui dès 1791 devint son esclave.

Le lecteur peut se rassurer sur le récit de mes malheurs, d'abord il peut sauter quelques pages, parti que je le supplie de prendre, car j'écris à l'aveugle, peut-être des choses fort ennuyeuses même pour 1835, que sera-ce en 1880?

En second lieu, je n'ai presque aucun souvenir de la triste époque 1790-1795, pendant laquelle j'ai été un pauvre petit bambin persécuté, toujours grondé à tout propos, et protégé seulement par un sage à la Fontenelle qui ne voulait pas livrer bataille pour moi, et d'autant qu'en ces batailles son autorité supérieure à tout lui commandait d'élever davantage la voix, or c'est ce qu'il avait le plus en horreur; et ma tante Séraphie qui, je ne sais pourquoi, m'avait pris en guignon, le savait bien aussi.

Quinze ou vingt jours après la mort de ma mère, mon père et moi nous retournâmes coucher dans la triste maison, moi dans un petit lit vernissé fait en cage, placé dans l'alcôve de mon père. Il renvoya ses domestiques et mangea chez mon grand-père, qui jamais ne voulut entendre parler de pension. Je crois que c'est par intérêt[6] pour moi que mon grand-père se donna ainsi la société habituelle d'un homme qui lui était antipathique.

Ils n'étaient réunis que par le sentiment d'une profonde douleur. A l'occasion de la mort de ma mère, ma famille rompit toutes ses relations de société, et, pour comble d'ennui pour moi, elle a depuis constamment vécu isolée.

M. Joubert, mon pédant montagnard (on appelle cela à Grenoble Bet, ce qui veut dire un homme grossier né dans les montagnes de Gap), M. Joubert qui me montrait le latin, Dieu sait avec quelle sottise, en me faisant réciter les règles du rudiment, chose qui rebutait mon intelligence, et l'on m'en accordait beaucoup, mourut. J'allais prendre ses leçons sur la petite place Notre-Dame[7], je puis dire n'y avoir jamais passé sans me rappeler ma mère et la parfaite gaieté de la vie que j'avais menée de son temps. Actuellement, même mon bon grand-père en m'embrassant me causait du dégoût.

Le pédant Joubert à figure terrible me laissa en legs le second volume d'une traduction française de Quinte-Curce, ce plat Romain qui a écrit la vie d'Alexandre.

Cet affreux pédant, homme de cinq pieds six pouces, horriblement maigre et portant une redingote noire, sale et déchirée, n'était cependant pas mauvais au fond.

Mais son successeur, M. l'abbé Raillane, fut dans toute l'étendue du mot un noir coquin. Je ne prétends pas qu'il ait commis des crimes, mais il est difficile d'avoir une âme plus sèche, plus ennemie de tout ce qui est honnête, plus parfaitement dégagée de tout sentiment d'humanité. Il était prêtre, natif d'un village de Provence; il était petit, maigre, très pincé, le teint vert, l'œil faux avec les sourcils abominables.

Il venait de finir l'éducation de Casimir et Augustin Périer et de leurs quatre ou six frères[8].

Casimir a été un ministre très célèbre et selon moi dupe de Louis-Philippe[9]. Augustin, le plus emphatique des hommes, est mort pair de France[10]. Scipion était mort un peu fou vers 1806[11]. Camille a été un plat préfet[12] et vient d'épouser en secondes noces une femme fort riche[13], il est un peu fou comme tous ses frères. Joseph, mari d'une jolie femme extrêmement affectueuse et qui a eu des amours célèbres, a peut-être été le plus sage de tous[14]. Un autre, Amédée[15], je crois, a peut-être volé au jeu vers 1815, aima mieux passer cinq ans à Sainte-Pélagie que payer.

Tous ces frères étaient fous au mois de mai, eh bien! je crois qu'ils devaient départir cet avantage à notre commun précepteur, M. l'abbé Raillane.

Cet homme, par adresse, ou par instinct de prêtre[16], était ennemi juré de la logique et de tout raisonnement droit.

Mon père le prit apparemment par vanité. M. Périer milord[17], le père du ministre Casimir, passait pour l'homme le plus riche du pays. Dans le fait, il avait dix ou onze enfants et a laissé trois cent cinquante mille francs à chacun[18]. Quel honneur pour un avocat au parlement de prendre pour son fils le précepteur sortant de chez M. Périer!

Peut-être M. Raillane fut-il renvoyé pour quelque méfait; ce qui me donne ce soupçon aujourd'hui, c'est qu'il y avait encore dans la maison Périer trois enfants fort jeunes, Camille de mon âge, Joseph et Amédée, je crois, beaucoup plus jeunes.

J'ignore absolument les arrangements financiers que mon père fit avec l'abbé Raillane. Toute attention donnée aux choses d'argent était réputée vile et basse au suprême degré dans ma famille. Il y était en quelque sorte contre la pudeur de parler d'argent, l'argent était comme une triste nécessité de la vie et indispensable malheureusement, comme les lieux d'aisance, mais dont il ne fallait jamais parler. On parlait toutefois et par exception des sommes rondes que coûtait un immeuble, le mot immeuble était prononcé avec respect.

M. Bellier a payé son domaine de Voreppe 20.000 écus. Pariset coûte plus de 12.000 écus (de trois livres) à notre cousin Colomb.

Cette répugnance, si contraire aux usages de Paris, de parler d'argent venait, de je ne sais où et s est complètement impatronisée dans mon caractère. La vue d'une grosse somme d'or ne réveille d'autre idée en moi que l'ennui de la garantir des voleurs, ce sentiment a souvent été pris pour de l'affectation, et je n'en parle plus.

Tout l'honneur, tous les sentiments élevée et fiers de la famille nous venaient de ma tante Elisabeth; ces sentiments régnaient en despotes dans la maison, et toutefois elle en parlait fort rarement, peut-être une fois en deux ans; en général, ils étaient amenés par un éloge de son père. Cette femme, d'une rare élévation de caractère, était adorée, par moi, et pouvait avoir alors soixante-cinq ans, toujours mise avec beaucoup de propreté et employant à sa toilette fort modeste des étoiles chères. On conçoit bien que ce n'est qu'aujourd'hui et en y pensant que je découvre ces choses. Par exemple, je ne sais la physionomie d'aucun de mes parents et cependant, j'ai présents leurs traits jusque dans le plus petit détail. Si je me figure un lieu la physionomie de mon excellent grand-père, c'est à cause de la visite que je lui fis quand j'étais déjà auditeur ou adjoint aux commissaires des guerres; j'ai perdu absolument l'époque de cette visite. J'ai été homme fort tard pour le caractère, c'est ainsi que j'explique aujourd'hui ce manque de mémoire pour les physionomies. Jusqu'à vingt-cinq ans, que dis-je, souvent encore il faut que je me tienne à deux mains pour n'être pas tout à la sensation produite par les objets et pouvoir les juger raisonnablement, avec mon expérience. Mais que diable est-ce que cela fait au lecteur? Que lui fait tout cet ouvrage? Et cependant, si je n'approfondis pas ce caractère de Henri, si difficile à connaître pour moi, je ne me conduis pas en honnête auteur cherchant à dire sur son sujet tout ce qu'il peut savoir. Je prie mon éditeur, si jamais j'en ai un, de couper ferme ces longueurs.

Un jour, ma tante Elisabeth Gagnon s'attendrit sur le souvenir de son frère, mort jeune à Paris; nous étions seuls, une après-dînée, dans sa chambre sur la Grenette. Evidemment cette âme élevée répondait à ses pensées, et comme elle m'aimait m'adressait la parole pour la forme.

«... Quel caractère! (Ce qui voulait dire: quelle force de volonté.) Quelle activité! Ah! quelle différence!» (Cela voulait dire: quelle différence avec celui-ci, mon grand-père, Henri Gagnon.) Et aussitôt, se reprenant et songeant devant qui elle parlait, elle ajouta: « Jamais je n en ai tant dit.»

Moi: «Et à quel âge est-il mort?»

Mlle Elisabeth: «A vingt-trois ans.»

Le dialogue dura longtemps; elle vint à parler de son père. Parmi cent détails, de moi oubliés, elle dit:

«A telle époque, il pleurait de rage en apprenant que l'ennemi s approchait de Toulon.»

(Mais quand l'ennemi s'est-il approché de Toulon? Vers 1736, peut-être, dans la guerre marquée par la bataille de l'Assiette, dont je viens de voir en 34 une gravure intéressante par la vérité.)

11 aurait voulu que la milice marchât. Or, rien au monde n'était plus opposé aux sentiments de mon grand-père Gagnon, véritable Fontenelle, l'homme le plus spirituel et le moins patriote que j'aie jamais connu. Le patriotisme aurait distrait bassement mon grand-père de ses idées élégantes et littéraires. Mon père aurait calculé sur-le-champ ce qu'il pouvait lui rapporter. Mon oncle Romain aurait dit d'un air alarmé: «Diable! cela peut me faire courir quelque danger.» Le cœur de ma vieille tante et le mien auraient palpité[19] d'intérêt.

Peut-être j'avance un peu les choses à mon égard et j'attribue à sept ou huit ans les sentiments que j'eus à neuf ou dix. Il est impossible pour moi de distinguer sur les même choses les sentiments de deux époques antiques.

Ce dont je suis sûr, c'est que le portrait sérieux et rébarbatif de mon arrière-grand-père[20] dans son cadre doré à grandes rosaces d'un demi-pied de large, qui me faisait presque peur, me devint cher et sacré dès que j'eus appris les sentiments courageux et généreux que lui avaient inspiré les ennemis s'approchant de Toulon.



[1] Le chapitre VII est le chapitre V du manuscrit (fol. 81 à 99).—Écrit à Rome, le 2 décembre, et à Cività-Vecchia, le 5 décembre 1835.—On lit au verso du fol. 92: «Idée: Peut-être en ne corrigeant pas ce premier jet parviendrai-je à ne pas mentir par vanité. Omar, 3 décembre 1835.»

[2] J'ai appris ...—Variante: «Su.»

[3] Il avait donc, en 1790, quarante-trois ans.—Chérubin-Joseph Beyle était né le 29 mars 1747. Il épousa le 20 février 1781 Caroline-Adélaïde-Henriette Gagnon et mourut le 20 juin 1819.

[4] ... la plus absurde dévotion.—Ms.: «Surdeab tiondévo.»

[5] Cette saison, que tout le monde ...—Variante: «Cet âge, que l'avis de tout le monde ...»

[6] Je crois que c'est par intérêt pour moi ...—Variante: «Amitié.»

[7] J'allais prendre ses leçons sur la petite place Notre-Dame ...—A cette époque, la «voie centrale» (rue Président-Carnot) et l'avenue Maréchal-Randon n'étaient pas encore ouvertes. Voir notre plan de Grenoble en 1793.

[8] ... Casimir et Augustin Périer et de leurs quatre ou six frères.—Casimir et Augustin Périer étaient fils de Claude Périer. Claude Périer eut neuf fils et trois filles: Jacques-Prosper (mort enfant), Elisabeth-Joséphine, Euphrosine-Marine (morte enfant), Augustin-Charles, Alexandre-Jacques, Antoine-Scipion, Casimir-Pierre, Adélaïde-Hélène, surnommée Marine, Camille-Joseph, Alphonse, Amédée-Auguste et André-Jean-Joseph.

[9] Casimir a été un ministre très célèbre ...—Casimir-Pierre Périer, le ministre, était né à Grenoble le 11 octobre 1777; il mourut à Paris le 16 mai 1832.

[10] Augustin ... est mort pair de France.—Augustin-Charles Périer était né à Grenoble le 22 mai 1773. Pair de France à la mort de son frère Casimir (16 mai 1832), il mourut à Frémigny (Seine-et-Oise), le 2 décembre 1833.

[11] Scipion était mort ... vers 1806.—Scipion Périer est mort à Paris en 1821. (Note au crayon de R. Colomb.)—Il était né le 14 juin 1776.

[12] Camille a été un plat préfet ...—Camille-Joseph Périer, né a Grenoble le 15 août 1781. Préfet de la Corrèze depuis le 12 février 1810 jusqu'en 1815, et de la Meuse depuis le 10 février 1819 jusqu'en 1822. Plus tard député et pair de France, il est mort le 14 septembre 1844.

[13] ... et vient d'épouser en secondes noces une femme fort riche ...—Erreur, Mlle de Sahune n'a pas eu un sou de dot. (Note au crayon de R. Colomb.)—Camille Périer épousa en premières noces Adèle Lecoulteux de Canteleux, et en secondes noces Amélie Pourcet de Sahune, cousine de Louise-Henriette de Berckeim, femme d'Augustin Périer.

[14] Joseph, mari dune jolie femme ...—André-Joseph-Jean Périer, né à Grenoble le 27 novembre 1786, dirigea la banque Périer frères, à Paris. A l'époque où Stendhal écrivait la Vie de Henri Brulard, il était député de la Marne (Epernay) depuis le 15 novembre 1832. Il épousa Mlle Marie-Aglaé du Clavel de Kergonan et mourut à Paris le 18 décembre 1868.

[15] ... Amédée ... a peut-être volé au jeu vers 1815 ...—Amédée-Auguste Périer, né à Grenoble le 14 mars 1785, est mort à Paris en 1851.—L'histoire racontée par Stendhal nous est absolument inconnue et nous semble un produit de l'esprit caustique de notre auteur.

[16] ... par instinct de prêtre ...—Ms.: «Reprêt.»

[17] M. Périer milord ...—Sur ce surnom de milord donné à Claude Périer, voir t. II, p. 149.

[18] ... a laissé trois cent cinquante mille francs à chacun.—-M. Périer a laissé dix enfants et 500.000 francs à chacun. (Note au crayon de R. Colomb.)—En réalité, Claude Périer eut douze enfants, dont deux moururent jeunes.

[19] ... auraient palpité ...—Variante: «Palpitaient.»

[20] ... le portrait sérieux et rébarbatif de mon arrière-grand-père ...—Le manuscrit porte: «Mon grand-père.»


CHAPITRE VIII[1]

A cette occasion, ma tante Elisabeth me raconta que mon arrière-grand-père était né à Avignon, ville de Provence, pays où venaient les oranges, me dit-elle avec l'accent du regret, et beaucoup plus rapprochée de Toulon que Grenoble. Il faut savoir que la grande magnificence de la ville c'étaient soixante ou quatre-vingts orangers en caisse, provenant peut-être du connétable de Lesdiguières, le dernier grand personnage produit par le Dauphiné, lesquels, à l'approche de l'été, étaient places en grande pompe dans les environs de la magnifique allée des Marronniers, plantée aussi, je crois, par Lesdiguières[2]. «Il y a donc un pays où les orangers viennent en pleine terre?» dis-je à ma tante. Je comprends aujourd'hui que, sans le savoir, je lui rappelais l'objet éternel de ses regrets.

Elle me raconta que nous étions originaires d'un pays encore plus beau que la Provence (nous, c'est-à-dire les Gagnon), que le grand-père de son grand-père, à la suite d'une circonstance bien funeste, était venu se cacher à Avignon à la suite[3] d'un pape; que là il avait été obligé de changer un peu son nom et de se cacher, qu'alors il avait vécu du métier de chirurgien.

Avec ce que je sais de l'Italie d'aujourd'hui, je traduirais ainsi: qu'un M. Guadagni ou Guadanianno, ayant commis quelque petit assassinat en Italie, était venu à Avignon vers 1650, à la suite de quelque légat. Ce qui me frappa beaucoup alors, c'est que nous étions venus (car je me regardais comme Gagnon et je ne pensais jamais aux Beyle qu'avec une répugnance qui dure encore en 1835), que nous étions venus d'un pays où les orangers croissent en pleine terre. Quel pays de délices, pensais-je!

Ce qui me confirmerait dans cette idée d'origine italienne, c'est que la langue de ce pays était en grand honneur dans la famille, chose bien singulière dans une famille bourgeoise de 1780. Mon grand-père savait et honorait l'italien, ma pauvre mère lisait le Dante, chose fort difficile, même de nos jours; M. Artaud, qui a passé vingt ans en Italie et qui vient d'imprimer une traduction de Dante, ne met pas moins de deux contre-sens et d'une absurdité par page. De tous les Français de ma connaissance, deux seuls: M. Fauriel, qui m'a donné les histoires d'amour arabes, et M. Delécluze, des Débats, comprennent Dante, et cependant tous les écrivailleurs de Paris gâtent sans cesse ce grand nom en le citant et prétendant l'expliquer. Rien ne m'indigne davantage.

Mon respect pour le Dante est ancien, il date des exemplaires que je trouvai dans le rayon de la bibliothèque paternelle occupé par les livres de ma pauvre mère et qui faisaient ma seule consolation pendant la tyrannie Raillane.

Mon horreur pour le métier de cet homme et pour ce qu'il enseignait par métier arriva à un point qui frise la manie.

Croirait-on que, hier encore, 4 décembre 1835, venant de R[ome] à C[ivit]à-V[ecchia], j'ai eu l'occasion de rendre, sans me gêner, un fort grand service à une jeune femme que je ne soupçonne pas fort cruelle. En route, elle a découvert mon nom malgré moi, elle était porteur d'une lettre de recommandation pour mon secrétaire. Elle a des yeux fort beaux et ces yeux m'ont regardé sans cruauté pendant les huit dernières lieues du voyage. Elle m'a prié de lui chercher un logement peu cher; enfin il ne tenait probablement qu'à moi d'en être bien traité; mais, comme j'écris ceci depuis huit jours, le fatal souvenir de M. l'abbé Raillane était réveillé. Le nez aquilin, mais un peu trop petit, de celte jolie Lyonnaise, Mme ...[4], m'a rappelé celui de l'abbé, dès lors il m'a été impossible même de la regarder, et j'ai fait semblant de dormir en voiture. Même, après l'avoir fait embarquer par grâce et moyennant huit écus au lieu de vingt-cinq, j'hésitais à aller voir le nouveau lazaret pour n'être pas obligé de la voir et de recevoir ses remerciements.

Comme il n'y a aucune consolation, rien que de laid et de sale, dans les souvenirs de l'abbé Raillane, depuis vingt ans au moins je détourne les yeux avec horreur du souvenir de cette terrible époque. Cet homme aurait dû faire de moi un coquin, c'était, je le vois maintenant, un parfait jésuite[5], il me prenait à part dans nos promenades le long de l'Isère, de la porte de la Graille[6] à l'embouchure du Drac, ou simplement à un petit bois au-delà du travers de l'île A[7] pour m'expliquer que j'étais imprudent en paroles: «Mais, Monsieur, lui disais-je en d'autres termes, c'est vrai, c'est ce que je sens.

—N'importe, mon petit ami, il ne faut pas le dire, cela ne convient pas.» Si ces maximes eussent pris, je serais riche aujourd'hui, car trois ou quatre fois la fortune a frappé à ma porte. (J'ai refusé en mai 1814 la direction générale des subsistances (blé) de Paris, sous les ordres de M. le comte Beugnot, dont la femme avait pour moi la plus vive amitié; après son amant, M. Pépin de Bellile, mon ami intime, j'étais peut-être ce qu'elle aimait le mieux.) Je serais donc riche, mais je serais un coquin, je n'aurais pas les charmantes visions du beau, qui souvent remplissent ma tête à mon âge de fifty two.

Le lecteur croit peut-être que je cherche à éloigner cette coupe fatale d'avoir à parler de l'abbé Raillane.

Il avait un frère, tailleur au bout de la Grande-rue, près la place Claveyson, qui était l'ignoble en personne. Une seule disgrâce manquait à ce jésuite[8], il n'était pas sale, mais au contraire fort soigné et fort propre. Il avait le goût des serins des Canaries, il les faisait nicher et les tenait fort proprement, mais à côté de mon lit. Je ne conçois pas comment mon père souillait une chose aussi peu saine.

Mon grand-père n'était jamais remonté dans la maison[9] après la mort de sa fille, il ne l'eût pas souffert, lui: mon père, Chérubin Beyle, comme je l'ai dit, m'aimait comme le soutien de son nom, mais nullement comme fils.

La cage des serins, en fils de fer attachés à des montants en bois, eux-mêmes attachés au mur par des happes à plâtre, pouvait avoir neuf pieds de long, six de haut et quatre de profondeur. Dans cet espace voltigeaient tristement, loin du soleil, une trentaine de pauvres serins de toute couleur. Quand ils nichaient, l'abbé les nourrissait avec des jaunes d'œuf, et de tout ce qu'il faisait cela seul m'intéressait. Mais ces diables d'oiseaux me réveillaient au point du jour, bientôt après j'entendais la pelle de l'abbé qui arrangeait son feu avec un soin que j'ai reconnu plus tard appartenir aux jésuites [10]. Mais cette volière produisait beaucoup d'odeur, et à deux pieds de mon lit et dans une chambre humide, obscure, où le soleil ne donnait jamais. Nous n'avions pas de fenêtre sur le jardin Lamouroux, seulement un jour de souffrance (les villes de parlement sont remplies de mots de droit) qui donnait une brillante lumière à l'escalier L[11], ombragé par un beau tilleul, quoique l'escalier fût au moins à quarante pieds de terre. Ce tilleul devait être fort grand.

L'abbé se mettait en colère calme, sombre et méchante d'un diplomate flegmatique, quand je mangeais le pain sec de mon goûter près de ses orangers. Ces orangers étaient une véritable manie, bien plus incommode encore que celle des oiseaux. Ils avaient les uns trois pouces et les autres un pied de haut, ils étaient placés sur la fenêtre O, à laquelle le soleil atteignait un peu pendant deux mois d'été. Le fatal abbé prétendait que les miettes qui tombaient de notre pain bis attiraient les mouches, lesquelles mangeaient ses orangers. Cet abbé aurait donné des leçons de petitesse aux bourgeois les plus bourgeois, les plus patets de la ville. (Patet, prononcez: Patais, extrême attention donnée aux plus petits intérêts.)

Mes compagnons, MM. Chazel et Reytiers[12], étaient bien moins malheureux que moi. Chazel était un bon garçon déjà grand, dont le père, méridional je crois, Ce qui veut dire homme franc, brusque, grossier, et commis-commissionnaire de MM. Périer, ne tenait pas beaucoup au latin. Il venait seul (sans domestique) vers les dix heures, faisait mal son devoir latin et filait à midi et demi, souvent il ne venait pas le soir.

Reytiers, extrêmement joli garçon, blond et timide comme une demoiselle, n'osait pas regarder en face le terrible abbé Raillane. Il était fils unique d'un père le plus timide des hommes et le plus religieux. Il arrivait dès huit heures, sous la garde sévère d'un domestique qui venait le reprendre comme midi sonnait à Saint-André (église à la mode de la ville, dont nous entendions fort bien les cloches). Dès deux heures, le domestique ramenait Reytiers avec son goûter dans un panier. En été, vers cinq heures M. Raillane nous menait promener, en hiver rarement, et alors c'était vers les trois heures. Chazel, qui était un grand, s'ennuyait de la promenade et nous quittait bien vite.

Nous ambitionnions beaucoup aller du côté de l'île de l'Isère: d'abord la montagne, vue de là, a un aspect délicieux, et l'un des défauts littéraires de mon père et de M. Raillane était d'exagérer sans cesse les beautés de la nature (que ces belles âmes devaient bien peu sentir; ils ne pensaient qu'à gagner de l'argent). A force de nous parler de la beauté du rocher de la Buisserate[13], M. l'abbé Raillane nous avait fait lever la tête. Mais c'était un bien autre objet qui nous faisait aimer le rivage près l'île. Là nous voyions, nous autres pauvres prisonniers, des jeunes gens qui jouissaient de la liberté, allaient et venaient seuls et après se baignaient dans l'Isère et un ruisseau affluent nommé la Biole[14]. Excès de bonheur dont nous n'apercevions pas même la possibilité dans le lointain le plus éloigné.

M. Raillane, comme un vrai journal ministériel de nos jours, ne savait nous parler que des dangers de la liberté. Il ne voyait jamais un enfant se baignant sans nous prédire qu'il finirait par se noyer, nous rendant ainsi le service de faire de nous des lâches, et il a parfaitement réussi à mon égard. Jamais je n'ai pu apprendre à nager. Quand je fus libre, deux ans après, vers 1795, je pense, et encore en trompant mes parents et faisant chaque jour un nouveau mensonge, je songeais déjà à quitter Grenoble, à quelque prix que ce fût, j'étais amoureux de Mlle Kably, et la nage n'était plus un objet assez intéressant pour moi pour l'apprendre. Toutes les fois que je me mettais à l'eau, Roland (Alphonse) ou quelque autre fort me faisait boire.


Je n'ai point de dates pendant l'affreuse tyrannie Raillane; je devins sombre et haïssant tout le monde. Mon grand malheur était de ne pouvoir jouer avec d'autres enfants; mon père, probablement très fier d'avoir un précepteur pour son fils, ne craignait rien à l'égal de me voir aller avec des enfants du commun, telle était la locution des aristocrates de ce temps-là. Une seule chose pourrait me fournir une date: Mlle Marine Périer[15] (sœur du ministre Casimir Périer) vint voir M. Raillane, qui peut-être était son confesseur, peu de temps avant son mariage avec ce fou de Camille Teisseire, patriote enragé qui plus tard a brûlé ses exemplaires de Voltaire et de Rousseau, qui, en 1811, lui étant sous-préfet par la grâce de M. Crétet, son cousin, fut si stupéfait de la faveur dont il me vit jouir dans le salon[16] de madame la comtesse Daru (au rez-de-chaussée sur le jardin de l'hôtel de Biron, je crois, hôtel de la Liste civile, dernière maison à gauche de la rue Saint-Dominique, au coin du boulevard des Invalides). Je vois encore sa mine envieuse et la gaucherie de sa politesse à mon égard. Camille Teisseire s'était enrichi, ou plutôt son père s'était enrichi en fabriquant du ratafia de cerises, ce dont il avait une grande honte.

En faisant rechercher dans les actes de l'état-civil de Grenoble (que Louis XVIII appelait Grelibre) l'acte de mariage de M. Camille Teisseire (rue des Vieux-Jésuites ou place Grenette, car sa vaste maison avait deux entrées) avec Mlle Marine Périer, j'aurais la date de la tyrannie Raillane.

J'étais sombre, sournois, mécontent, je traduisais Virgile, l'abbé m'exagérait les beautés de ce poète et j'accueillais ses louanges comme les pauvres Polonais d'aujourd'hui doivent accueillir les louanges de la bonhomie russe dans leurs gazettes vendues; je haïssais l'abbé, je haïssais mon père, source des pouvoirs de l'abbé, je haïssais encore plus la religion[17] au nom de laquelle il me tyrannisait. Je prouvais à mon compagnon de chaîne, le timide Reytiers, que toutes les choses qu'on nous apprenait étaient des contes. Où avais-je pris ces idées? Je l'ignore. Nous avions une grande bible à estampes reliée en vert, avec des estampes gravées sur bois et insérées dans le texte, rien n'est mieux pour les enfants. Je me souviens que je cherchais sans cesse des ridicules à cette pauvre bible. Reytiers, plus timide, plus croyant, adoré par son père et par sa mère, qui mettait un pied de rouge et avait été une beauté, admettait mes doutes par complaisance pour moi.

Nous traduisions donc Virgile à grand'peine, lorsque je découvris dans la bibliothèque de mon père une traduction de Virgile en quatre volumes in-8° fort bien reliés, par ce coquin d'abbé Desfontaines, je crois. Je trouvai le volume correspondant aux Géorgiques et au second livre que nous écorchions (réellement nous ne savions pas du tout le latin). Je cachai ce bienheureux volume aux lieux d'aisance, dans une armoire où l'on déposait les plumes des chapons consommés à la maison; et là, deux ou trois fois pendant notre pénible version, nous allions consulter celle de Desfontaines. Il me semble que l'abbé s'en aperçut par la débonnaireté de Reytiers, ce fut une scène abominable. Je devenais de plus en plus sombre, méchant, malheureux. J'exécrais tout le monde, et ma tante Séraphie superlativement.

Un an après la mort de ma mère, vers 1791 ou 92, il me semble aujourd'hui que mon père en devint amoureux, de là d'interminables promenades aux Granges[18], où l'on méprenait en tiers en prenant la précaution de me faire marcher à quarante pas en avant dès que nous avions passé la porte de Bonne. Cette tante Séraphie m'avait pris en grippe, je ne sais pourquoi, et me faisait sans cesse gronder par mon père. Je les exécrais et il devait y paraître puisque, même aujourd'hui, quand j'ai de l'éloignement pour quelqu'un, les personnes présentes s'en aperçoivent sur-le-champ. Je détestais ma sœur cadette, Zénaïde (aujourd'hui Mme Alexandre Mallein[19]), parce qu'elle était chérie par mon père, qui chaque soir l'endormait sur ses genoux, et hautement protégée par Mlle Séraphie. Je couvrais les plâtres de la maison (et particulièrement des gippes) de caricatures[20] contre Zénaïde rapporteuse. Ma sœur Pauline (aujourd'hui Mme veuve Périer-Lagrange) et moi accusions Zénaïde de jouer auprès de nous le rôle d'espion, et je crois bien qu'il en était quelque chose. Je dînais toujours chez mon grand-père, mais nous avions fini de dîner comme une heure et quart sonnait à Saint-André, et à deux heures il fallait quitter le beau soleil de la place Grenette pour les chambres humides et froides que l'abbé Raillane occupait sur la cour de la maison paternelle, rue des Vieux-Jésuites. Rien n'était plus pénible pour moi; comme j'étais sombre et sournois, je faisais des projets de m'enfuir, mais où prendre de l'argent?

Un jour, mon grand-père dit à l'abbé Raillane:

«Mais, monsieur, pourquoi enseigner à cet enfant le système céleste de Ptolémée, que vous savez être faux?

—Mais il explique tout, et d'ailleurs est approuvé par l'Eglise.»

Mon grand-père ne put digérer cette réponse et souvent la répétait, mais en riant; il ne s'indignait jamais contre ce qui dépendait des autres, or mon éducation dépendait de mon père, et moins M. Gagnon avait d'estime pour son savoir, plus il respectait ses droits de père.

Mais cette réponse de l'abbé, souvent répétée par mon grand-père, que j'adorais, acheva de faire de moi un impie forcené et d'ailleurs l'être le plus sombre. Mon grand-père savait l'astronomie, quoiqu'il ne comprit rien au calcul; nous passions les soirées d'été sur la magnifique terrasse de son appartement, là il me montrait la grande et la petite Ourse et me parlait poétiquement des bergers de la Chaldée et d'Abraham. Je pris ainsi de la considération pour Abraham, et je dis à Reytiers: Ce n'est pas un coquin comme ces autres personnages de la Bible.

Mon grand-père avait à lui, ou emprunté à la bibliothèque publique, dont il avait été le promoteur, un exemplaire in-4° du voyage de Bruce en Nubie et Abyssinie. Ce voyage avait des gravures, de là son influence immense sur mon éducation.

J'exécrais tout ce que m'enseignaient mon père et l'abbé Raillane. Or, mon père me faisait réciter par cœur la géographie de Lacroix, l'abbé avait continué; je la savais bien, par force, mais je l'exécrais.

Bruce, descendant des rois d'Ecosse, me disait mon excellent grand-père, me donna un goût vif pour toutes les sciences dont il parlait. De là mon amour pour les mathématiques et enfin cette idée, j'ose dire de génie: Les mathématiques peuvent me faire sortir de Grenoble.


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