Vie de Henri Brulard, tome 1
[1] Le chapitre VIII est le chapitre VI du manuscrit (fol. 99 à 121).—Écrit à Cività-Vecchia, les 5 et 6 décembre 1835.
[2] ... la magnifique allée des Marronniers, plantée ... par Lesdiguières.—Il s'agit de la promenade de la Terrasse du Jardin-de-Ville. Les orangers de la Ville de Grenoble proviennent en effet de Lesdiguières. Lors de la vente de l'hôtel de Lesdiguières aux Consuls de Grenoble pour en faire un Hôtel-de-Ville, il y eut une longue discussion au sujet de la cession de l'orangerie et des orangers. Ceux-ci furent définitivement compris dans le contrat de vente du 5 août 1719 (Arch. mun. de Grenoble, DD 101).—Il importe toutefois de noter que la terrasse et l'orangerie ne furent pas l'œuvre de Lesdiguières lui-même. Elles datent en effet de 1675 environ.—Les orangers sont encore aujourd'hui,—mais non plus «en grande pompe»,—placés dans le Jardin-de-Ville et sur la place Grenette.
[3] ... était venu se cacher à Avignon à la suite ...—Après ces mots il y a dans le manuscrit un blanc d'une demi-ligne.
[4]—cette jolie Lyonnaise, Mme ...—Le nom a été laissé en blanc par Stendhal.
[5] ... un parfait jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
[6] ... la porte de la Graille ...—Cette porte se trouvait sur l'actuel quai Créqui. Elle a été démolie en 1884, lors de l'agrandissement de l'enceinte. (Voir notre plan de Grenoble en 1793.)
[7] ... au-delà du travers de l'île A ...—Ici un plan explicatif.—L'île a disparu aujourd'hui; elle s'appelait l'île Sirand.
[8] Une seule disgrâce manquait à ce jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
[9] Mon grand-père n'était jamais remonté dans la maison ...—Suit un plan d'une partie de la «maison paternelle», rue des Vieux-Jésuites.
[10] ... que j'ai reconnu plus tard appartenir aux jésuites.—Ms.: «Tejés.»
[11] ... qui donnait une brillante lumière à l'escalier L ...—Ainsi désigné par Stendhal dans son plan de la maison paternelle: «Escalier rejoignant celui de la maison.»
[12] ... Reytiers ...—Teisseire. (Note de Stendhal.)
[13] ... la beauté du rocher de la Buisserate ...—La montagne du Néron, appelée aussi, improprement, le Casque de Néron, qui se termine au-dessus de la Buisserate (hameau de Saint-Martin-le-Vinoux) par un rocher à pic de 300 mètres environ.
[14] ... un ruisseau affluent nommé la Biole.—Mot patois signifiant petit ruisseau. Il s'agit sans doute d'un petit cours d'eau, dénommé aujourd'hui canal de la Scierie, et qui du temps de Stendhal servait au colmatage des terrains voisins.
[15] MlleMarine Périer ...—Adélaïde-Hélène, dite Marine Périer, a épousé Camille-Hyacinthe Teisseire le 13 thermidor an II (31 juillet 1794).
[16] ... la faveur dont il me vit jouir dans le salon ... —Variante: «Où il me vit établi dans ...»
[17] ... je haïssais encore plus la religion ...—Ms.: «Gion.»
[18] ... d'interminables promenades aux Granges ...—Ce quartier suburbain, alors peuplé en grande partie de peigneurs de chanvre, est aujourd'hui à l'intérieur de la ville. Il est situé aux alentours de l'église Saint-Joseph. (Voir notre plan de Grenoble en 1793.)
[19] ... Mme Alexandre Mallein ...—Marie-Zénaïde-Caroline Beyle, née le 10 octobre 1788, épousa le 30 mai 1815 Alexandre-Charles Mallein, contrôleur des Contributions directes.
[20] Je couvrais les plâtres de la maison de caricatures ...—Je me rappelle d'une fort plaisante. Zénaïde était représentée dévidant du fil placé sur un tour; elle y était dessinée en pied, assez grotesquement, avec cette devise au bas: «Zénaïde, jalousie rapportante, Caroline Beyle.» (Note au crayon de R. Colomb.)
CHAPITRE IX[1]
Malgré toute sa finesse dauphinoise, mon père, Chérubin Beyle, était un homme passionné. A sa passion pour Bourdaloue et Massillon avait succédé la passion de l'agriculture, qui, dans la suite, fut renversée par l'amour de la truelle (ou de la bâtisse), qu'il avait toujours eu, et enfin par l'ultracisme et la passion d'administrer la Ville de Grenoble au profit des Bourbons[2]. Mon père rêvait nuit et jour à ce qui était l'objet de sa passion, il avait beaucoup de finesse, une grande expérience des finasseries des autres Dauphinois, et je concilierais assez volontiers de tout cela qu'il avait du talent. Mais je n'ai pas plus d'idée de cela que de sa physionomie.
Mon père se mit à aller deux fois la semaine à Claix; c'est un domaine (terme du pays qui veut dire une petite terre) de cent cinquante arpents, je crois, situé au midi de la ville, sur le penchant de la montagne, au-delà du Drac[3]. Tout le terrain de Claix et de Furonières est sec, calcaire, rempli de pierres. Un curé libertin inventa, vers 1750, de cultiver le marais au couchant du pont de Claix; ce marais a fait la fortune du pays.
La maison de mon père était à deux lieues de Grenoble, j'ai fait ce trajet, à pied, mille fois peut-être. C'est sans doute à cet exercice que mon père a dû une santé parfaite qui l'a conduit jusqu'à soixante-douze ans, je pense. Un bourgeois, à Grenoble, n'est considéré qu'autant qu'il a un domaine. Lefèvre, le perruquier de mon père, avait un domaine à Corenc et manquait souvent sa pratique parce qu'il était allé à Corenc, excuse toujours bien reçue. Quelquefois nous abrégions en passant le Drac au bac de Seyssins, au point A.
Mon père était si rempli de sa passion nouvelle qu'il m'en parlait sans cesse. Il fit venir (terme du pays, apparemment), il fit venir de Paris, ou de Lyon, la Bibliothèque agronomique ou économique, laquelle avait des estampes; je feuilletais beaucoup ce livre, ce qui me valut d'aller souvent à Claix (c'est-à-dire à notre maison de Furonières) les jeudis, jours de congé. Je promenais avec mon père dans les champs et j'écoutais de mauvaise grâce l'exposé de ses projets, toutefois le plaisir d'avoir quelqu'un pour écouter ces romans qu'il appelait des calculs fit que plusieurs fois je ne revenais à la ville que le vendredi; quelquefois nous partions dès le mercredi soir.
Claix me déplaisait parce que j'y étais toujours assiégé de projets d'agriculture; mais bientôt je découvris[4] une grande compensation. Je trouvai moyen de voler des volumes de Voltaire[5] dans l'édition des quarante volumes encadrés que mon père avait à Claix (son domaine) et qui était parfaitement reliée, en veau imitant le marbre. Il y avait quarante volumes, je pense, fort serrés, j'en prenais deux et écartais un peu tous les autres, il n'y paraissait pas. D'ailleurs, ce livre dangereux avait été placé au rayon le plus élevé de la bibliothèque, en bois de cerisier et glaces, laquelle était souvent fermée à clef.
Par la grâce de Dieu, même à cet âge les gravures me semblaient ridicules, et quelles gravures! Celles de la Pucelle.
Ce miracle me faisait presque croire que Dieu m'avait destiné à avoir bon goût et à écrire un jour l'Histoire de la Peinture en Italie.
Vous passions toujours les féries[6] à Claix, c'est-à-dire les mois de septembre et d'août. Mes maîtres se plaignaient que j'oubliais tout mon latin pendant ce temps de plaisir. Rien ne m'était si odieux[7] que quand mon père appelait nos courses à Claix nos plaisirs. J'étais comme un galérien que l'on forcerait à appeler ses plaisirs un système de chaînes un peu moins pesantes que les autres.
J'étais outré et, je pense, fort méchant et fort injuste envers mon père et l'abbé Raillane. J'avoue, mais c'est avec un grand effort de raison, même en 1835, que je ne puis juger ces deux hommes. Ils ont empoisonné mon enfance dans toute l'énergie du mot empoisonnement. Ils avaient des visages sévères et m'ont constamment empêché d'échanger un mot avec un enfant de mon âge. Ce n'est qu'à l'époque des Écoles centrales (admirable ouvrage de M. de Tracy) que j'ai débuté dans la société des enfants de mon âge, mais non pas avec la gaieté et l'insouciance de l'enfance; j'y suis arrivé sournois, méchant, rempli d'idées de vengeance pour le moindre coup de poing, qui me faisait l'effet d'un soufflet entre hommes, en un mot tout, excepté traître.
Le grand mal de la tyrannie Raillane, c'est que je sentais mes maux. Je voyais sans cesse passer sur la Grenette des enfants de mon âge qui allaient ensemble se promener et courir, or c'est ce qu'on ne m'a pas permis une seule fois. Quand je laissais entrevoir le chagrin qui me dévorait, on me disait: «Tu monteras en voiture», et madame Périer-Lagrange (mère de mon beau-frère), figure des plus tristes, me prenait dans sa voiture quand elle allait faire une promenade de santé; elle me grondait au moins autant que l'abbé Raillane, elle était sèche et dévote et avait, comme l'abbé, une de ces figures inflexibles qui ne rient jamais. Quel équivalent pour une promenade avec de petits polissons de mon âge! Qui le croirait, je n'ai jamais joué aux gobilles (billes) et je n'ai eu de toupie qu'à l'intercession de mon grand-père, auquel, pour ce sujet, sa fille Séraphie fit une scène.
J'étais donc fort sournois, fort méchant, lorsque dans la belle bibliothèque de Claix je fis la découverte d'un Don Quichotte français. Ce livre avait des estampes, mais il avait l'air vieux, et j'abhorrais tout ce qui était vieux, car mes parents m'empêchaient de voir les jeunes et ils me semblaient extrêmement vieux. Mais enfin, je sus comprendre les estampes, qui me semblaient plaisantes: Sancho Pança monté sur son bon biquet est soutenu par quatre piquets, Ginès de Panamone a enlevé l'âne[8].
Don Quichotte me fit mourir de rire. Qu'on daigne réfléchir que depuis la mort de ma pauvre mère je n'avais pas ri, j'étais victime de l'éducation aristocratique et religieuse la plus suivie. Mes tyrans ne s'étaient pas démentis un moment. On refusait toute invitation. Je surprenais souvent des discussions dans lesquelles mon grand-père était d'avis qu'on me permît d'accepter. Ma tante Séraphie faisait opposition en termes injurieux pour moi, mon père, qui lui était soumis, faisait à mon grand-père des réponses jésuitiques, que je savais bien n'engager à rien. Ma tante Elisabeth haussait les épaules. Quand un projet de promenade avait résisté à une telle discussion, mon père faisait intervenir l'abbé Raillane pour un devoir dont je ne m'étais pas acquitté la veille et qu'il fallait faire précisément au moment de la promenade.
Qu'on juge de l'effet de Don Quichotte au milieu d'une si horrible tristesse! La découverte de ce livre, lu sous le second tilleul de l'allée du côté du parterre, dont le terrain s'enfonçait d'un pied, et là je m'asseyais, est peut-être la plus grande époque de ma vie.
Qui le croira? Mon père, me voyant pouffer de rire, venait me gronder, me menaçait de me retirer le livre, ce qu'il fit plusieurs fois, et m'emmenait dans ses champs pour m'expliquer ses projets de réparations (bonifications, amendements).
Troublé, même dans la lecture de Don Quichotte, je me cachai dans les charmilles, petite salle de verdure à l'extrémité orientale du clos (petit parc), enceinte de murs[9].
Je trouvai un Molière avec estampes, les estampes me semblaient ridicules et je ne compris que l'Avare. Je trouvai les comédies de Destouches, et l une des plus ridicules m'attendrit jusqu'aux larmes. Il y avait une histoire d'amour mêlé de générosité, c'était là mon faible. C'est en vain que je cherche dans ma mémoire le titre de cette comédie, inconnue même parmi les comédies inconnues de ce plat diplomate. Le Tambour nocturne, où se trouve une idée copiée de l'anglais, m'amusa beaucoup.
Je trouve comme fait établi dans ma tête que, dès l'âge de sept ans, j'avais résolu de faire des comédies, comme Molière. Il n'y a pas dix ans que je me souvenais encore du comment de cette résolution.
Mon grand-père fut charmé de mon enthousiasme pour Don Quichotte que je lui racontai, car je lui disais tout à peu près, cet excellent homme de 65 ans était, dans le fait, mon seul camarade.
Il me prêta, mais à l'insu de sa fille Séraphie, le Roland furieux, traduit ou plutôt, je crois, imité de l'Arioste par M. de Tressan (dont le fils, aujourd'hui maréchal de camp, et en 1820, ultra assez plat, mais, en 1788, jeune homme charmant, avait tant contribué à me faire apprendre à lire en me promettant un petit livre plein d'images qu'il ne m'a jamais donné, manque de parole qui me choqua beaucoup).
L'Arioste forma mon caractère, je devins amoureux fou de Bradamante, que je me figurais une grosse fille de vingt-quatre ans avec des appas de la plus éclatante blancheur.
J'avais en horreur tous les détails bourgeois et bas qui ont servi à Molière pour faire connaître sa pensée. Ces détails me rappelaient trop ma malheureuse vie. Il n'y a pas trois jours (décembre 1835) que deux bourgeois de ma connaissance, allant donner entre eux une scène comique de petite dissimulation et de demi-dispute, j'ai fait dix pas pour ne pas entendre. J'ai horreur de ces choses-là, ce qui m'a empêché de prendre de l'expérience. Ce n'est pas un petit malheur.
Tout ce qui est bas et plat dans le genre bourgeois me rappelle Grenoble, tout ce qui me rappelle Grenoble me fait horreur: non, horreur est trop noble, mal au cœur.
Grenoble est pour moi comme le souvenir d'une abominable indigestion; il n'y a pas de danger, mais un effroyable dégoût. Tout ce qui est bas et plat sans compensation, tout ce qui est ennemi du moindre mouvement généreux, tout ce qui se réjouit du malheur de qui aime la patrie ou est généreux, voilà Grenoble pour moi.
Rien ne m'a étonné dans mes voyages comme d'entendre dire par des officiers de ma connaissance que Grenoble était une ville charmante, pétillante d'esprit et où les jolies femmes ne s'oubliaient pas. La première fois que j'entendis ce propos, ce fut à table, chez le général Moncey (aujourd'hui maréchal, duc de Conegliano), en 1802, à Milan ou à Crémone; je fus si étonné que je demandai des détails d'un côté de la table à l'autre: alors sous-lieutenant riche, 150 francs par mois, je ne doutais de rien. Mon exécration pour l'état de mal au cœur et d'indigestion continue, auquel je venais seulement d'échapper, était au comble. L'officier d'état-major soutint fort bien son dire, il avait passé quinze ou dix-huit mois à Grenoble, il soutenait que c'était la ville la plus agréable de la province, il me cita mesdames Menand-Dulauron, Piat-Desvials, Tournus, Duchamps de Montmort, les demoiselles Rivière (filles de l'aubergiste, rue Montorge), les demoiselles Bailly, marchandes de modes, amies de mon oncle, messieurs Drevon, Drevon l'aîné et Drevon la Pareille, M. Dolle de la Porte-de-France[10], et, pour la société aristocrate (mot de 1800, remplacé par ultra, puis par légitimiste), M. le chevalier de Marcieu, M. de Bailly.
Hélas! à peine avais-je entendu prononcer ces noms aimables! Mes parents ne les rappelaient que pour déplorer leur folie, car ils blâmaient tout, ils avaient la jaunisse, il faut le répéter pour expliquer mon malheur d'une façon raisonnable. A la mort de ma mère, mes parents désespérés avaient rompu toute relation avec le monde; ma mère était l'âme et la gaieté de la famille, mon père, sombre, timide, rancunier, peu aimable, avait le caractère de Genève (on y calcule et jamais on n'y rit) et n'avait, ce me semble, jamais eu de relations qu'à cause de ma mère. Mon grand-père, homme aimable, homme du monde, l'homme de la ville dont la conversation était le plus recherchée par tous, depuis l'artisan jusqu'au grand seigneur, depuis Mme Barthélemy, cordonnière, femme d'esprit, jusqu'à M. le baron des Adrets, chez qui il continua à dîner une fois par mois, percé jusqu'au fond du cœur par la mort du seul être qu'il aimât et se voyant arrivé à soixante ans, avait rompu avec le monde par dégoût de la vie. Ma seule tante Elisabeth, indépendante et même riche (de la richesse de Grenoble en 1789), avait conservé des maisons où elle allait faire sa partie le soir (l'avant-souper, de 7 heures à 9). Elle sortait ainsi deux ou trois fois la semaine et quelquefois, quoique remplie de respect pour les droits paternels, par pitié pour moi, quand mon père était à Claix, elle prétendait avoir besoin de moi et m'emmenait, comme son chevalier, chez Mlle Simon, dans la maison neuve des Jacobins, laquelle mettait un pied de rouge. Ma bonne tante me fit même assister à un grand souper donné par Mlle Simon. Je me souviens encore de l'éclat des lumières et de la magnificence du service; il y eut au milieu de la table un surtout avec des statues d'argent. Le lendemain, ma tante Séraphie me dénonça à mon père et il y eut une scène. Ces disputes, fort polies dans la forme mais où l'on se disait de ces mots piquants qu'on n'oublie pas, faisaient le seul amusement de cette famille morose où mon mauvais sort m'avait jeté. Combien j'enviais le neveu de madame Barthélemy, notre cordonnière!
Je souffrais, mais je ne voyais point les causes de tout cela, j'attribuais tout à la méchanceté de mon père et de Séraphie. Il fallait, pour être juste, voir des bourgeois bouffis d'orgueil et qui veulent donner à leur unique fils, comme ils m'appelaient, une éducation aristocratique. Ces idées étaient bien au-dessus de mon âge, et d'ailleurs qui me les aurait données? Je n'avais pour amis que Marion, la cuisinière, et Lambert, le valet de chambre de mon grand-père, et sans cesse, m'entendant rire à la cuisine avec eux, Séraphie me rappelait. Dans leur humeur noire, j'étais leur unique occupation, ils décoraient cette vexation du nom d'éducation et probablement étaient de bonne foi. Par ce contact continuel, mon grand-père me communiqua sa vénération pour les lettres. Horace et Hippocrate étaient bien d'autres hommes, à mes yeux, que Romulus, Alexandre et Numa. M. de Voltaire était bien un autre homme que cet imbécile de Louis XVI, dont il se moquait, ou ce roué de Louis XV, dont il réprouvait les mœurs sales; il nommait avec dégoût la du Barry, et l'absence du mot madame, au milieu de nos habitudes polies, me frappa beaucoup, j'avais horreur de ces êtres. On disait toujours: M. de Voltaire, et mon grand-père ne prononçait ce nom qu'avec un sourire mélangé de respect et d'affection.
Bientôt arriva la politique. Ma famille était des plus aristocrates de la ville, ce qui fit que sur-le-champ je me sentis républicain enragé. Je voyais passer les beaux régiments de dragons allant en Italie, toujours quelqu'un était logé à la maison, je les dévorais des yeux; or, mes parents les exécraient. Bientôt, les prêtres se cachèrent, il y eut toujours à la maison un prêtre ou deux de caché. La gloutonnerie d'un des premiers qui vinrent, un gros homme avec des yeux hors de la tête lorsqu'il mangeait du petit salé, me frappa[11] de dégoût. (Nous avions d'excellent petit salé que j'allais chercher à la cave avec le domestique Lambert, il était conservé dans une pierre creusée en bassin.) On mangeait, à la maison, avec une rare propreté et des soins recherchés. On me recommandait, par exemple, de ne faire aucun bruit avec la bouche. La plupart de ces prêtres, gens du commun, produisaient ce bruit de la langue contre le palais, ils rompaient le pain d'une manière sale, il n'en fallait pas tant pour que ces gens-là, dont la place était à ma gauche, me fissent horreur[12].
On guillotina un de nos cousins à Lyon (M. Senterre), et le sombre de la famille et son état de haine et de mécontentement de toutes choses redoubla.
Autrefois, quand j'entendais parler des joies naïves de l'enfance, des étourderies de cet âge, du bonheur de la première jeunesse, le seul véritable de la vie, mon cœur se serrait. Je n'ai rien connu de tout cela; et bien plus, cet âge a été pour moi une époque continue de malheur, et de haine, et de désirs de vengeance toujours impuissants. Tout mon malheur peut se résumer en deux mots: jamais on ne m'a permis de parler à un enfant de mon âge. Et mes parents, s'ennuyant beaucoup par suite de leur séparation de toute société, m'honoraient d'une attention continue. Pour ces deux causes, à cette époque de la vie, si gaie pour les autres enfants, j'étais méchant, sombre, déraisonnable, esclave en un mot, dans le pire sens du mot, et peu à peu je pris les sentiments de cet état. Le peu de bonheur que je pouvais arracher était préservé par le mensonge. Sous un autre rapport, j'étais absolument comme les peuples actuels de l'Europe, mes tyrans me parlaient toujours avec les douces paroles de la plus tendre sollicitude, et leur plus ferme alliée ôtait la religion[13]. J'avais à subir des homélies continuelles sur l'amour paternel et les devoirs des enfants. Un jour, ennuyé des paroles de mon père, je lui dis: «Si tu m'aimes tant, donne-moi cinq sous par jour et laisse-moi vivre comme je voudrai. D'ailleurs, sois bien sûr d'une chose, c'est que dès que j'aurai l'âge je m'engagerai.»
Mon père marcha sur moi comme pour m'anéantir, il était hors de lui. « Tu n'es qu'un vilain impie», me dit-il. Ne dirait-on pas l'empereur Nicolas et la municipalité de Varsovie, dont on parle tant le jour où j'écris (7 décembre 1835, Cività-Vecchia), tant il est vrai que toutes les tyrannies se ressemblent.
Par un grand hasard, il me semble que je ne suis pas resté méchant, mais seulement dégoûté pour le reste de ma vie des bourgeois, des jésuites[14] et des hypocrites de toutes les espèces. Je fus peut-être guéri de la méchanceté par mes succès de 1797, 98 et 99 et la conscience de mes forces. Outre mes autres belles qualités, j'avais un orgueil insupportable[15].
A vrai dire, en y pensant bien, je ne me suis pas guéri de mon horreur peu raisonnable pour Grenoble; dans le vrai sens du mot, je l'ai oubliée. Les magnifiques souvenirs de l'Italie, de Milan, ont tout effacé.
Il ne m'est resté qu'un notable manque dans ma connaissance des hommes et des choses. Tous les détails qui forment la vie de Chrysale dans l'École des Femmes:
Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats[16],
me font horreur... Si l'on veut me permettre une image aussi dégoûtante que ma sensation, c'est comme l'odeur des huîtres pour un homme qui a eu une effroyable indigestion d'huîtres.
Tous les faits qui forment la vie de Chrysale sont remplacés chez moi par du romanesque. Je crois que celle tache dans mon télescope a été utile pour mes personnages de roman, il y a une sorte de bassesse bourgeoise qu'ils ne peuvent avoir, et pour l'auteur ce serait parler le chinois, qu'il ne sait pas. Ce mot: bassesse bourgeoise, n'exprime qu'une nuance, cela sera peut-être bien obscur en 1880. Grâce aux journaux, le bourgeois provincial devient rare, il n'y a plus de mœurs d'état: un jeune homme élégant de Paris, avec lequel je me rencontrais en compagnie fort gaie, était fort bien mis, sans affectation, et dépensait 8 ou 10.000 francs. In jour je demandai:
«Que fait-il?
—C'est un avoué (procureur) fort occupé», me dit-on.
Je citerai donc, comme exemple de la bassesse bourgeoise, le style de mon excellent ami M. Fauriel (de l'Institut), dans son excellente Vie de Dante, imprimée en 1834 dans la Revue de Paris. Mais, hélas! où seront ces choses en 1880? Quelque homme d'esprit écrivant bien se sera emparé des profondes recherches de l'excellent Fauriel, et les travaux de ce bon bourgeois si consciencieux seront complètement oubliés. Il a été le plus bel homme de Paris. Madame Condorcet (Sophie Grouchy), grande connaisseuse, se l'adjugea, le bourgeois Fauriel eut la niaiserie de l'aimer, et en mourant, vers 1820, je crois, elle lui a laissé 1.200 francs de rente, comme à un laquais. Il a été profondément humilié. Je lui dis, quand il me donna dix pages pour l'Amour, aventures arabes: «Quand on a affaire à une princesse ou à une femme trop riche, il faut la battre, ou l'amour s'éteint.» Ce propos lui fit horreur, et il le dit sans doute à la petite mademoiselle Clarke, qui est faite comme un point d'interrogation, comme Pope. Ce qui fit que, peu après, elle me fit faire une réprimande par un nigaud de ses amis (M. Augustin Thierry, membre de l'Institut), et je la plantai là. Il y avait une jolie femme dans cette société, madame Belloc, mais elle faisait l'amour avec un autre point d'interrogation, noir et crochu, mademoiselle de M....; et, en vérité, j'approuve ces pauvres femmes.
[1] Le chapitre IX est le chapitre VII du manuscrit (fol. 122 à 144).—Écrit à Cività-Vecchia, les 6 et 7 décembre 1835.
[2] ... la passion d'administrer la Ville de Grenoble au profit des Bourbons ...—Chérubin Beyle, le père de Stendhal, nommé adjoint au maire de Grenoble le 29 septembre 1803, était encore en fonctions lors de l'avènement de Louis XVIII. Il fut remplacé en 1816 par le marquis de Pina, qui devint la même année maire de la ville.
[3] ... sur le penchant de la montagne, au-delà du Drac.—Suit un plan des environs au midi de Grenoble. En «A, pont en fil de fer établi vers 1826;—B, pont de Claix, fort remarquable, à plein cintre;—C, citadelle;—G, place Grenette;—D, rocher de Comboire, à pic sur le Drac, lequel est fort rapide, rocher et bois remplis de renards;—R, maison de campagne qui joua le plus grand rôle dans mon enfance, que j'ai revue en 1828, vendue à un général».—Le pont suspendu sur le Drac, dit pont de Sussenage, remplaça en 1826 le bac de Seyasins, dont Stendhal parle un peu plus loin.
[4] ... mais bientôt je découvris ...—Variante; «Trouvai.»
[5] Je trouvai moyen de voler des volumes de Voltaire ...—En surcharge: «Bientôt après, je volai des volumes.»
[6] Nous passions toujours les fériés à Claix ...—C'est-à-dire vacances. Nom latin francisé.
[7] Rien ne m'était si odieux ...—Le reste de la ligne a été laissé en blanc et marqué d'une +.
[8] ... Ginès de Panamone a enlevé l'âne.—Suit un grossier croquis de Sancho Pança sur son âne.
[9] ... petite salle de verdure ... enceinte de murs.—Suit un plan de la propriété de Claix, avec la mention: «Ce clos a six journaux de 600 toises.»
[10] ... M. Dolle de la Porte-de-France ...—Jean-Baptiste Dolle le jeune, qui avait construit à grands frais, au-dessus du rocher de la Porte-de-France, un beau jardin d'agrément. (Voir J. Vellein, L'habitation de plaisance d'un grenoblois au XVIIIe siècle. Les Jardins Dolle. Grenoble, 1896, br. in-8°.) Ces jardins sont aujourd'hui la propriété de la Ville de Grenoble; ils sont loués au Syndicat d'initiative de Grenoble, qui en a fait à nouveau une belle promenade publique.
[11] ... me frappa ...—Ce mot est marqué d'une croix. Il était certainement destiné à être corrigé.
[12] ... me fissent horreur.—Ms.: «Fît».—Le bas du fol. 138 est occupé par deux plans: 1° «Voici le plan de la table chez mon grand-père, où j'ai mangé de 7 ans à 16 et demi»;—2° «Voici la salle-à-manger.» Celle-ci possède de nombreux dégagements: «D, porte sur le petit escalier tournant»; «R, porte de la cuisine»; «E, grand passage conduisant dans l'autre maison sur la place Grenette»; «N, entrée de la chambre de Lambert»; «T, grande porte sur le grand escalier», «très beau»; «K, porte de la chambre de mon grand-père.» (Voir notre plan de l'appartement Gagnon.)
[13] ... leur plus ferme alliée était la religion.—Ms.: «Gion.»
[14] ... des jésuites...—Ms.: «Tejé.»
[15] ... j'avais un orgueil insupportable.—Le fol. 141 commence de la manière suivante: «Quand j'arrivai à l'École centrale (en l'an V, je crois), dès l'année suivante je remportai des premiers prix, peut-être y a-t-il mémoire de cela dans les papiers du Département (depuis, préfecture). Quand j'arrivai à l'École centrale, j'y apportai tous ces vices abominables, dont je fus guéri à coups de poing.» Stendhal a ajouté dans la marge: «Renvoyé à l'article: École centrale.»
[16] Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats.—Stendhal a voulu dire: «les Femmes Savantes» (Acte II, scène VII).
CHAPITRE X[1]
LE MAITRE DURAND
Je ne trouve aucune mémoire de la manière dont je fus délivré de la tyrannie Raillane. Ce coquin-là aurait dû faire de moi un excellent jésuite[2], digne de succéder à mon père, ou un soldat crapuleux, coureur de filles et de cabarets. Le tempérament eût, comme chez Fielding, absolument voilé l'ignoble. Je serais donc l'une ou l'autre de ces deux aimables choses, sans mon excellent grand-père qui, à son insu, me communiqua son culte pour Horace, Sophocle, Euripide et la littérature élégante. Par bonheur, il méprisait tous les galants écrivains ses contemporains, je ne fus point empoisonné par les Marmontel, Dorat et autres canailles. Je ne sais pourquoi il faisait à tous moments des protestations de respect en faveur des prêtres, qui dans le fait lui faisaient horreur comme quelque chose de sale. Les voyant impatronisés dans son salon par sa fille Séraphie et mon père, son gendre, il était parfaitement poli à leur égard comme avec tout le monde. Pour parler de quelque chose, il parlait littérature et, par exemple, des auteurs sacrés, quoiqu'il ne les aimât guère. Mais cet homme si poli avait toutes les peines du monde à dissimuler[3] le profond dégoût que lui donnait leur ignorance. «Quoi, même l'abbé Fleury, leur historien, ils l'ignorent!» Je surpris un jour ce propos, qui redoubla ma confiance en lui.
Je découvris bientôt après qu'il se confessait fort rarement. Il était extrêmement poli envers la religion[4] plutôt que croyant. Il eut été dévot s'il avait pu croire de retrouver dans le ciel sa fille Henriette (M. le duc de Bro[glie] dit: «Il me semble que ma fille est en Amérique»), mais il n'était que triste et silencieux. Dès qu'il arrivait quelqu'un, par politesse il parlait et racontait des anecdotes.
Peut-être M. Raillane fut-il obligé de se cacher pour refus de serment à la Constitution civile du clergé. Quoi qu'il en soit, son éloignement fut pour moi le plus grand événement possible, et je n'en ai pas de souvenir.
Ceci constitue un défaut de ma tête, dont je découvre plusieurs exemples, depuis trois ans que m'est venue, sur l'esplanade de San Pietro in Montorio (Janicule), l'idée lumineuse que j'allais avoir cinquante[5] ans et qu'il était temps de songer au départ, et auparavant de se donner le plaisir de regarder un instant en arrière. Je n'ai aucune mémoire des époques ou des moments où j'ai senti trop vivement. Une de mes raisons pour me croire brave, c'est que je me souviens avec une clarté parfaite des moindres circonstances des duels où je me suis trouvé engagé. A l'armée, quand il pleuvait, et que je marchais dans la boue, cette bravoure était suffisante tout juste; mais quand je n'avais pas été mouillé durant la nuit précédente, et que mon cheval ne glissait pas sous moi, la témérité la plus périlleuse était pour moi, à la lettre, un vrai plaisir. Mes camarades raisonnables devenaient sérieux et pâles, ou bien tout rouges, Mathis devenait plus gai, et Forisse plus raisonnable. C'est comme actuellement, je ne pense jamais à la possibilité of wanting of a thousand francs, ce qui me semble pourtant l'idée dominante, la grande pensée de mes amis de mon âge, qui ont une aisance dont je suis bien loin (par exemple, MM. Besan[6], Kolon[7], etc.); mais je m'égare. La grande difficulté d'écrire ces mémoires, c'est de n'avoir et de n'écrire juste que les souvenirs relatifs à l'époque que je tiens par les cheveux; par exemple, il s'agit maintenant des temps, évidemment moins malheureux, que j'ai passés sous le maître Durand.
C'était un bonhomme de quarante-cinq ans peut-être, gros et rond de toutes les manières, qui avait un grand fils de dix-huit ans fort aimable, que j'admirais de loin et qui plus tard fut, je pense, amoureux de ma sœur. Il n'y avait rien de moins jésuite[8] et de moins sournois que ce pauvre M. Durand; de plus il était poli, vêtu avec une stricte économie, mais jamais salement. A la vérité, il ne savait pas un mot de latin, mais ni moi non plus, et cela n'était pas fait pour nous brouiller.
Je savais par cœur le Selectæ e profanis, et surtout l'histoire d'Androclès et de son lion, je savais de même l'Ancien Testament et peut-être un peu de Virgile et de Cornélius Nepos. Mais si l'on m'eût donné, écrite en latin, la permission d'un congé de huit jours, je n'y eusse rien compris. Le malheureux latin fait par des modernes, le De Viris illustribus, où l'on parlait de Romulus, que j'aimais fort, était inintelligible pour moi. Hé bien! M. Durand était de même, il savait par cœur les auteurs qu'il expliquait depuis vingt ans, mais mon grand-père ayant essayé une ou deux fois de le consulter sur quelque difficulté de son Horace non expliqué par Jean Bond (ce mot faisait mon bonheur; au milieu de tant d'ennuis, quel plaisir de pouvoir rire de Jambon!), M. Durand ne comprenait pas même ce qui faisait l'objet de la discussion.
Ainsi la méthode était pitoyable et, si je le voulais, j'enseignerais le latin en dix-huit mois à un enfant d'une intelligence ordinaire. Mais n'était-ce rien que d'être accoutumé à manger de la vache enragée, deux heures le matin et trois heures le soir? C'est une grande question. (Vers 1819, j'ai enseigné l'anglais en vingt-six jours à M. Antonio Clerichetti, de Milan, qui souffrait sous un père avare. Le trentième jour, il vendit à un libraire sa traduction des interrogatoires de la princesse de Galles (Caroline de Brunswick), insigne catin que son mari, roi et prodiguant les millions, n'a pas pu convaincre de l'avoir fait ce que sont 95 maris sur 100.)
Donc, je n'ai aucune souvenance de l'événement qui me sépara de M. Raillane.
Après la douleur de tous les moments, fruit de la tyrannie de ce jésuite[9] méchant, je me vois tout-à-coup établi chez mon excellent grand-père, couché dans un petit cabinet en trapèze à côté de sa chambre, et recevant des leçons de latin du bonhomme Durand qui venait, ce me semble, deux fois par jour, de dix à onze heures et de deux à trois. Mes parents tenaient toujours fermement au principe de ne pas me laisser avoir communication avec des enfants du commun. Mais les leçons de M. Durand avaient lieu en présence de mon excellent grand-père, en hiver dans sa chambre, au point M, en été dans le grand salon du côté de la terrasse, en M', quelquefois en M" dans une antichambre où l'on ne passait presque jamais[10].
Les souvenirs de la tyrannie Raillane m'ont fait horreur jusqu'en 1814; vers cette époque je les ai oubliés, les événements de la Restauration absorbaient mon horreur et mon dégoût. C'est ce dernier sentiment tout seul que m'inspirent les souvenirs du maître Durand à la maison, car j'ai aussi suivi son cours à l'École centrale, mais alors j'étais heureux, du moins comparativement, je commençais à être sensible au beau paysage formé par la vue des collines d'Eybens et d'Echirolles et par le beau pré anglais de la porte de Bonne, sur lesquels dominait la fenêtre de l'École, heureusement située au troisième étage du collège[11]; on réparait le reste[12].
Il paraît qu'en hiver M. Durand venait me donner leçon de sept heures du soir à huit. Du moins, je me vois sur une petite table éclairée par une chandelle, M. Durand presque en rang d'oignons[13] avec la famille, devant le feu de mon grand-père, et par un demi à droite faisant face à la petite table où moi, H, étais placé[14].
C'est là que M. Durand commença à m'expliquer les Métamorphoses d'Ovide. Je le vois encore, ainsi que la couleur jaune ou racine de buis de la couverture du livre. Il me semble qu'à cause du sujet trop gai il y eut une discussion entre Séraphie, qui avait le diable au corps plus que jamais, et son père. Par amour de la belle littérature, il tint ferme et au lieu des horreurs sombres de l'Ancien Testament [15], j'eus les amours de Pyrame et de Thisbé, et surtout Daphné changée en laurier. Rien ne m'amusa autant que ce conte. Pour la première fois de ma vie, je compris qu'il pouvait être agréable de savoir le latin, qui faisait mon supplice depuis tant d'années.
Mais ici la chronologie de cette importante histoire demande: «Depuis combien d'années?»
En vérité, je n'en sais rien, j'avais commencé le latin à sept[16] ans, en 1790. Je suppose que l'an VII de la République correspond à 1799 à cause du rébus:
Lancette
Laitue
Rat[17]
affiché au Luxembourg à propos du Directoire.
Il me semble qu'en l'an V j'étais à l'École centrale.
J'y étais depuis un an, car nous occupions la grande salle des mathématiques, au premier, quand arriva l'assassinat de Roberjot à Rastadt[18]. C'était peut-être en 1794 que j'expliquais les Métamorphoses d'Ovide. Mon grand-père me permettait quelquefois de lire la traduction de M. Dubois-Fontanelle, je crois, qui plus tard fut mon professeur.
Il me semble que la mort de Louis XVI, 21 janvier 1795, eut lieu pendant la tyrannie Raillane. Chose plaisante et que la postérité aura peine à croire, ma famille bourgeoise mais qui se croyait sur le bord de la noblesse, mon père surtout qui se croyait noble ruiné, lisait tous les journaux, suivait le procès du roi comme elle eut pu suivre celui d'un ami intime ou d'un parent.
Arriva la nouvelle de la condamnation; ma famille fut au désespoir absolument. «Mais jamais ils n'oseront faire exécuter cet arrêt infâme », disait-elle. «Pourquoi pas, pensais-je, s'il a trahi?»
J'étais dans le cabinet de mon père, rue des Veux-Jésuites, vers les sept heures du soir, nuit serrée, lisant à la lueur de ma lampe et séparé de mon père par une fort grande table[19]. Je faisais semblant de travailler, mais je lisais les Mémoires d'un homme de qualité de l'abbé Prévost, dont j'avais découvert un exemplaire tout gâté par le temps. La maison fut ébranlée par la voiture du courrier qui arrivait de Lyon et de Paris.
«Il faut que j'aille voir ce que ces monstres auront fait», dit mon père en se levant.
«J'espère que le traître aura été exécuté», pensai-je. Puis je réfléchis à l'extrême différence de mes sentiments et de ceux de mon père. J'aimais tendrement nos régiments, que je voyais passer sur la place Grenette de la fenêtre de mon grand-père, je me figurais que le roi cherchait à les faire battre par les Autrichiens. (On voit que, quoique à peine Agé de dix[20] ans, je n'étais pas fort loin du vrai.) Mais j'avouerai qu'il m'eût suffi de l'intérêt que prenaient au sort de Louis XVI M. le grand vicaire Rey et les autres prêtres, amis de la famille, pour me faire désirer sa mort. Je regardais alors, en vertu d'un couplet de chanson que je chantais quand je ne craignais pas d'être entendu par mon père ou ma tante Séraphie, qu'il était de devoir étroit de mourir pour la patrie quand il le fallait. Qu'était-ce que la vie d'un traître qui par une lettre secrète pouvait faire égorger un de ces beaux régiments que je voyais passer sur la place Grenette? Je jugeais la cause entre ma famille et moi, lorsque mon père rentra. Je le vois encore, en redingote de molleton blanc qu'il n'avait pas ôtée pour aller à deux pas de la porte.
«C'en est fait, dit-il avec un gros soupir, ils l'ont assassiné.»
Je fus saisi d'un des plus vifs mouvements de joie que j'aie éprouvés en ma vie. Le lecteur pensera peut-être que je suis cruel, mais tel j'étais à dix ans, tel je suis à cinquante-deux[21].
Lorsqu'en décembre 1830 l'on n'a pas puni de mort cet insolent maraud de Peyronnet et les autres signataires des Ordonnances, j'ai dit des bourgeois de Paris: ils prennent l'étiolement de leur âme pour de la civilisation et de la générosité. Comment, après une telle faiblesse, oser condamner à mort un simple assassin?
Il me semble que ce qui se passe en 1835 a justifié ma prévision de 1830.
Je fus si transporté de ce grand acte de justice nationale que je ne pus pas continuer la lecture de mon roman, certainement l'un des plus touchants qui existent. Je le cachai, je mis devant moi le livre sérieux, probablement Rollin, que mon père me faisait lire, et je fermai les yeux pour pouvoir goûter en paix ce grand événement. C'est exactement ce que je ferais encore aujourd'hui, en ajoutant qu'à moins d'un devoir impérieux rien ne pourrait me déterminer à voir le traître que l'intérêt de la patrie envoie au supplice. Je pourrais remplir dix pages des détails de cette soirée, mais si les lecteurs de 1880 sont aussi étiolés que la bonne compagnie de 1835, la scène comme le héros leur inspireront un sentiment d'éloignement profond et allant presque jusqu'à ce que les âmes de papier mâché appellent de l'horreur. Quant à moi, j'aurais beaucoup plus de pitié d'un assassin condamné à mort sans preuves tout-à-fait suffisantes que d'un King qui se trouverait dans le même cas. La death of a King coupable est toujours utile in terrorem pour empêcher les étranges abus dans lesquels la dernière folie produite par le pouvoir absolu jette ces gens-là. (Voyez l'amour de Louis XV pour les fosses récemment recouvertes dans les cimetières de campagne qu'il apercevait de sa voiture en promenant dans les environs de Versailles. Voyez la folie actuelle de la petite reine Dona Maria de Poctugal.)
La page que je viens d'écrire scandaliserait fort même mes amis de 1835. Je fus honni par le cœur chez Mme Bernonde, en 1829, pour avoir wished the death of the Duke of Bordeaux. M. Mignet même (aujourd'hui conseiller d'Etat) eut horreur de moi, et la maîtresse de la maison, que j'aimais (did like) parce qu'elle ressemblait à Cervantès, ne me l'a jamais pardonné, elle disait que j'étais souverainement immoral et fut scandalisée, en 1833, aux bains d'Aix, parce que madame la comtesse C...al[22] prenait ma défense. Je puis dire que l'approbation des êtres que je regarde comme faibles m'est absolument indifférente. Ils me semblent fous, je vois clairement qu'ils ne comprennent pas le problème.
Enfin, supposons que je sois cruel, hé bien, oui, je le suis, on en verra bien d'autres de moi si je continue à écrire.
Je conclus de ce souvenir, si présent à mes yeux, qu'en 1793, il y a quarante-deux ans, j'allais à la chasse du bonheur précisément comme aujourd'hui, en d'autres termes plus communs, mon caractère était absolument le même qu'aujourd'hui. Tous les ménagements, quand il s'agit de la patrie, me semblent encore puérils.
Je dirais criminels, sans mon mépris sans bornes pour les êtres faibles. (Exemple: M. Félix Faure, pair de France, Premier Président, parlant à son fils, à Saint-Ismier, été 1828, de la mort de Louis XVI: «Il a été mis à mort par des méchants.» C'est le même homme qui condamne aujourd'hui, à la Chambre des Pairs, les jeunes et respectables fous qu'on appelle les conspirateurs d'avril. Moi, je les condamnerais à un an de séjour à Cincinnati (Amérique), pendant laquelle année je leur donnerais deux cents francs par mois.) Je n'ai un souvenir aussi distinct que de ma première communion, que mon père me fit faire à Claix, en présence du dévot charpentier Charbonot, de Cossey[23], vers 1795.
Comme, en 1793, le courrier mettait cinq grandes journées et peut-être six, de Paris à Grenoble, la scène du cabinet de mon père est peut-être du 28 ou 29 janvier, à sept heures du soir. A souper, ma tante Séraphie me fit une scène sur mon âme atroce, etc. Je regardais mon père, il n'ouvrait pas la bouche, apparemment de peur de se porter et de me porter aux dernières extrémités. Quelque cruel et atroce que je sois, du moins je ne passais pas pour lâche dans la famille. Mon père était trop Dauphinois et trop fin pour ne pas avoir pénétré, même dans son cabinet (à sept heures), la sensation d'un enfant de dix[24] ans.
A douze ans, un prodige de science pour mon âge, je questionnais sans cesse mon excellent grand-père, dont le bonheur était de me répondre. J'étais le seul être à qui il voulût parler de ma mère. Personne dans la famille n'osait lui parler de cet être chéri. A douze ans donc, j'étais un prodige de science et, à vingt, un prodige d'ignorance.
De 1796 à 1799, je n'ai fait attention qu'à ce qui pouvait me donner les moyens de quitter Grenoble, c'est-à-dire aux mathématiques. Je calculais avec anxiété les moyens de pouvoir consacrer au travail une demi-heure de plus par jour. De plus j'aimais, et j'aime encore, les mathématiques pour elles-mêmes, comme n'admettant pas l'hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d'aversion.
Dans cet état de l'âme, que me faisait une réponse sensée et développée de mon excellent grand-père renfermant une notice sur Sanchonioton, une appréciation des travaux de Court de Gebelin[25], dont mon père, je ne sais comment, avait une belle édition in-4° (peut-être qu'il n'y en a pas d'in-12), avec une belle gravure représentant les organes de la voix chez l'homme?
A dix ans, je fis en grande cachette une comédie en prose, ou plutôt un premier acte. Je travaillais peu parce que j'attendais le moment du génie, c'est-à-dire cet état d'exaltation qui alors me prenait peut-être deux fois par mois. Ce travail était un grand secret, mes compositions m'ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours. Rien ne m'eût été plus pénible que d'en entendre parler. J'ai encore éprouvé vivement ce sentiment en 1830, quand M. Victor de Tracy m'a parlé de Le Rouge et le Noir (roman en deux volumes).
[1] Le chapitre X est le chapitre VIII du manuscrit (fol. 146 ter à 169; les feuillets 145, 146, 146 bis et 153 sont numérotés, mais laissés en blanc).—Écrit les 9 et 10 décembre 1835.
[2] ... faire de moi un excellent jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
[3] ... toutes les peines du monde à dissimuler ...—Variante: «Cacher.»
[4] ... extrêmement poli envers la religion ...—Ms.: «Gionré.»
[5] ... j'allais avoir cinquante ans ...—Ms.: «25 x 2.»
[6] ... Besan ...—Besançon, c'est-à-dire le baron de Mareste.
[7] ... Kolon ...—Romain Colomb.
[8] ... rien de moins jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
[9] ... la tyrannie de ce jésuite ...—Ms.: «Tejé.»
[10] ... dans une antichambre où l'on ne passait presque jamais.—En face, plan explicatif. Le point M est en face de la cheminée de la chambre de Henri Gagnon, laquelle était meublée du «magnifique lit de damas rouge de mon grand-père», de «son armoire,» d'une «magnifique commode en marqueterie, surmontée d'une pendule: Mars offrant son bras à la France; la France avait un manteau garni de fleurs de lis, ce qui plus tard donna de grandes inquiétudes». Cette chambre était éclairée, sur la grande cour, par une «unique fenêtre en magnifiques verres de Bohême. L'un d'eux, en haut, à gauche, étant fendu, resta ainsi dix ans». Le point M' est près d'une des fenêtres du «grand salon à l'italienne»; le point M" est devant la fenêtre de l'antichambre du salon. (Voir notre plan de l'appartement Gagnon.)
[11] ... située au troisième étage du collège ...—La fortification passait alors derrière le collège, ou École centrale (aujourd'hui lycée de filles), lequel se trouvait non loin de la porte de Bonne. (Voir notre plan de Grenoble en 1793.)
[12] ... on réparait le reste.—Le fol. 153, numéroté par Stendhal, est resté en blanc.
[13] ... presque en rang d'oignons ...—Le seigneur d'Oignon. (Note de Stendhal.)
[14] ... la petite table où moi, H, étais placé.—Suit un plan de la position des personnages dans la chambre de Henri Gagnon, voisine de la salle-à-manger. Ils sont en demi-cercle autour de la cheminée, la table d'Henri est juste en face de cette cheminée, et placée obliquement.
[15]. ... l'Ancien Testament ...—Ms.: «Ment-testa», selon la méthode anagrammatique chère à Stendhal.
[16] ... j'avais commencé le latin à sept ans ...—Ms.: «17—10.»
[17] Lancette Laitue Rat.—«L'an VII les tuera». Après le mot «rat», Stendhal a fait un croquis très grossier représentant cet animal.
[18] ... l'assassinat de Roberjot à Rastadt.—28 avril 1799.
[19] ... séparé de mon père par une fort grande table.—Suit un plan indiquant les places respectives de Beyle et de son père. Celui-ci tournait le dos à son fils et était assis à son bureau, dans un angle de la pièce: «Mon père, placé à son bureau C et écrivant.»
[20] ... quoique à peine âgé de dix ans ...—Ms.: «2 x 5.»
[21] ... tel j'tais à dix ans, tel je suis à cinquante-deux.—Ms.: «5 X 2» et «10 X 5 + 2».
[22] ... madame la comtesse C...al....—Le reste du nom est en blanc.
[23] ... Cossey ...—Hameau de Claix.
[24] ... la sensation d'un enfant de dix ans.—Ms.: «2 X 5.»
[25] ... une appréciation des travaux de Court de Gebelin ...—L'Histoire naturelle de la parole, de Court de Gebelin, parut en 1776, en un volume in-8°, accompagné de deux gravures.
CHAPITRE XI[1]
AMAR ET MERLINOT
Ce sont deux représentants du peuple qui un beau jour arrivèrent à Grenoble[2] et quelque temps après publièrent une liste de 152 notoirement suspects (de ne pas aimer la République, c'est-à-dire le gouvernement de la patrie) et de 350 simplement suspects. Les notoirement devaient être placés en état d'arrestation; quant aux simplement, ils ne devaient être que simplement surveillés.
J'ai vu tout cela d'en bas, comme un enfant, peut-être qu'en faisant des recherches dans le journal du Département, s'il en existait un à cette époque, ou dans les archives, on trouverait tout le contraire quant aux époques, mais pour l'effet sur moi et la famille il est certain. Quoiqu'il en soit, mon père était notoirement suspect et M. Henri Gagnon simplement suspect[3].
La publication de ces deux listes fut un coup de foudre pour la famille. Je me hâte de dire que mon père n'a été délivré que le 6 thermidor (ah! voici une date. Délivré le 6 thermidor, trois jours avant la mort de Robespierre) et placé sur la liste pendant vingt-deux mois.
Ce grand événement remonterait donc au 26 avril 1793[4]. Enfin je trouve dans ma mémoire que mon père fut vingt-deux mois sur la liste et n'a passé en prison que trente-deux jours ou quarante-deux jours[5].
Ma tante Séraphie montra dans cette occasion beaucoup de courage et d'activité. Elle allait voir les membres du Département, c'est-à-dire de l'administration départementale, elle allait voir les représentants du peuple, et obtenait toujours des sursis de quinze jours ou vingt-deux jours, de cinquante jours quelquefois.
Mon père attribue l'apparition de son nom sur la fatale liste à une ancienne rivalité d'Amar avec lui, lequel était aussi avocat, ce me semble[6].
Deux ou trois mois après cette vexation, de laquelle on parlait sans cesse le soir en famille, il m'échappa une naïveté qui confirma mon caractère atroce[7]. On exprimait en termes polis toute l'horreur qu'inspirait le nom d'Amar.
«Mais, dis-je, à mon père, Amar t'a placé sur la liste comme notoirement suspect de ne pas aimer la République, il me semble qu'il est certain que tu ne l'aimes pas.»
A ce mot, toute la famille rougit de colère, on fut sur le point de m'envoyer en prison dans ma chambre; et pendant le souper, pour lequel bientôt on vint avertir, personne ne m'adressa la parole. Je réfléchissais profondément. «Rien n'est plus vrai que ce que j'ai dit, mon père se fait gloire d'exécrer le nouvel ordre des choses (terme à la mode alors parmi les aristocrates); quel droit ont-ils de se fâcher?»
Cette forme de raisonnement: Quel droit a-t-il? fut habituelle chez moi depuis les premiers actes arbitraires qui suivirent la mort de ma mère, aigrirent mon caractère et m'ont fait ce que je suis.
Le lecteur remarquera sans doute que cette forme conduisait rapidement à la plus haute indignation.
Mon père, Chérubin Beyle, vint s'établir dans la chambre O, appelée chambre de mon oncle[8]. (Mon aimable oncle Romain Gagnon s'était marié aux Échelles, en Savoie, et quand il venait à Grenoble, tous les deux ou trois mois, à l'effet de revoir ses anciennes amies, il habitait cette chambre meublée avec magnificence en damas rouge—magnificence de Grenoble vers 1793.)
On remarquera encore la sagesse de l'esprit dauphinois. Mon père appelait se cacher traverser la rue et venir coucher chez son beau-père, où l'on savait qu'il dînait et soupait depuis deux ou trois ans. La Terreur fut donc très douce et j'ajouterai hardiment fort raisonnable, à Grenoble. Malgré vingt-deux ans de progrès, la Terreur de 1815, ou réaction du parti de mon père, me semble avoir été plus cruelle. Mais l'extrême dégoût que 1815 m'a inspiré m'a fait oublier les faits, et peut-être un historien impartial serait-il d'un autre avis. Je supplie le lecteur, si jamais j'en trouve, de se souvenir que je n'ai de prétention à la véracité qu'en ce qui touche mes sentiments; quant aux faits, j'ai toujours eu peu de mémoire. Ce qui fait, par parenthèse, que le célèbre Georges Cuvier me battait toujours dans les discussions qu'il daignait quelquefois avoir avec moi dans son salon, les samedis, de 1827 à 1830.
Mon père, pour se soustraire à la persécution horrible, vint s'établir dans la chambre de mon oncle, O. C'était l'hiver, car il me disait: « Ceci est une glacière.»
Je couchais à côté de son lit dans un joli lit fait en cage d'oiseau et duquel il était impossible de tomber. Mais cela ne dura pas. Bientôt je me vis dans le trapèze à côté de la chambre, de mon grand-père[9].
Il me semble maintenant que ce fut seulement à l'époque Amar et Merlinot que je vins habiter le trapèze, j'y étais fort gêné par l'odeur de la cuisine de M. Reyboz ou Reybaud, épicier, provençal, dont l'accent me faisait rire. Je l'entendis souvent grommeler contre sa fille, horriblement laide, sans quoi je n'eusse pas manqué d'en faire la dame de mes pensées. C'était là ma folie et elle a duré longtemps, mais j'eus toujours l'habitude d'une discrétion parfaite que j'ai retrouvée dans le tempérament mélancolique de Cabanis.
Je fus bien étonné, en voyant mon père de plus près dans la chambre de mon oncle, de trouver qu'il ne lisait plus Bourdaloue, Massillon ou sa Bible de Sacy en vingt-deux volumes. La mort de Louis XVI l'avait jeté, ainsi que beaucoup d'autres, dans l'Histoire de Charles Ier de Hume; comme il ne ne savait pas l'anglais, il lisait la traduction, unique alors, d'un M. Belot, ou président Belot. Bientôt mon père, variable et absolu dans ses goûts, fut tout politique. Je ne voyais dans mon enfance que le ridicule du changement, aujourd'hui je vois le pourquoi. Peut-être que l'abandon de toute autre idée avec lequel mon père suivait ses passions (ou ses goûts) en faisait un homme un peu au-dessus du vulgaire.
Le voilà donc tout Hume et Smolett et voulant me faire goûter ces livres comme, deux ans plus tôt, il avait voulu me faire adorer Bourdaloue. On juge de la façon dont fut accueillie celte proposition de l'ami intime de mon ennemie Séraphie.
La haine de cette aigre dévote redoubla quand elle me vit établi chez son père sur le pied de favori. Nous avions des scènes horribles ensemble, car je lui tenais tête fort bien, je raisonnais et c'est ce qui la mettait en fureur.
Mesdames Romagnier et Colomb, de moi tendrement aimées, mes cousines, femmes alors de trente-six ou quarante ans, et la seconde mère de M. Romain Colomb, mon meilleur ami (qui par sa lettre du . . décembre 1835, reçue hier, me fait une scène à l'occasion de la Préface de de Brosses, mais n'importe), venaient faire la partie de ma tante Elisabeth. Ces dames étaient étonnées des scènes que j'avais avec Séraphie, lesquelles allaient souvent jusqu'à interrompre le boston, et je croyais voir évidemment qu'elles me donnaient raison contre cette folle.
En pensant sérieusement à ces scènes depuis leur époque, 1793, ce me semble, je les expliquerais ainsi: Séraphie, assez jolie, faisait l'amour[10] avec mon père et haïssait passionnément en moi l'être qui mettait un obstacle moral ou légal à leur mariage. Reste à savoir si en 1793 l'autorité ecclésiastique eût permis un mariage entre beau-frère et belle-sœur. Je pense que oui, Séraphie était du premier sanhédrin dévot de la ville avec une Mme Vignon, son amie intime.
Pendant ces scènes violentes, qui se renouvelaient une ou deux fois par semaine, mon grand-père ne disait rien, j'ai déjà averti qu'il avait un caractère à la Fontenelle, mais au fond je devinais qu'il était pour moi. Raisonnablement, que pouvait-il y avoir de commun entre une demoiselle de vingt-six ou trente ans et un enfant de dix ou douze ans?
Les domestiques, savoir: Marion, Lambert d'abord et puis l'homme qui lui succéda, étaient de mon parti. Ma sœur Pauline, jolie jeune fille qui avait trois ou quatre ans de moins que moi, était de mon parti. Ma seconde sœur, Zénaïde (aujourd'hui madame Alexandre Mallein), était du parti de Séraphie et était accusée par Pauline et moi d'être son espion auprès de nous.
Je fis une caricature dessinée à la mine de plomb sur le plâtre du grand passage de la salle à manger aux chambres de la Grenette, dans l'ancienne maison de mon grand-père. Zénaïde était représentée dans un prétendu portrait qui avait deux pieds de haut, au-dessous j'écrivis:
Caroline-Zénaïde B..., rapporteuse.
Cette bagatelle fut l'occasion d'une scène abominable et dont je vois encore les détails. Séraphie était furieuse, la partie fut interrompue. Il me semble que Séraphie prit à partie mesdames Romagnier et Colomb. Il était déjà huit heures. Ces dames, justement offensées des incartades de cette folle et voyant que ni son père (M. Henri Gagnon) ni sa tante (ma grand'tante Elisabeth) ne pouvaient ou n'osaient lui imposer silence, prirent le parti de s'en aller. Ce départ fut le signal d'un redoublement dans la tempête. Il y eut quelque mot sévère de mon grand-père ou de ma tante; pour repousser Séraphie voulant s'élancer sur moi, je pris une chaise de paille que je tins entre nous, et je m'en fus à la cuisine, où j'étais bien sûr que la bonne Marion, qui m'adorait et détestait Séraphie, me protégerait.
A côté des images les plus claires, je trouve des manques dans ce souvenir, c'est comme une fresque dont de grands morceaux seraient tombés. Je vois Séraphie se retirant de la cuisine et moi faisant la conduite à l'ennemi le long du passage. La scène avait eu lieu dans la chambre de ma tante Elisabeth.
Je me vois et je vois Séraphie au point S[11]. Comme j'aimais beaucoup la cuisine, occupée par mes amis Lambert et Marion et la servante de mon père, qui avaient le grand avantage de n'être pas mes supérieurs, là seulement je trouvais la douce égalité et la liberté. Je profitai de la scène pour ne pas paraître jusqu'au souper. Il me semble que je pleurai de rage pour les injures atroces (impie, scélérat, etc.) que Séraphie m'avait lancées, mais j'avais une honte amère de mes larmes.
Je m'interroge depuis une heure pour savoir si cette scène est bien vraie, réelle, ainsi que vingt autres qui, évoquées des ombres, reparaissent un peu, après des années d'oubli; mais oui, cela est bien réel, quoique jamais dans une autre famille je n'aie rien observé de semblable. Il est vrai que j'ai vu peu d'intérieurs bourgeois, le dégoût m'en éloignait et la peur que je faisais par mon rang ou mon esprit (je demande pardon de cette vanité) empêchaient peut-être que de telles scènes eussent lieu en ma présence. Enfin, je ne puis douter de la réalité de celle de la caricature de Zénaïde et de plusieurs autres. Je triomphais surtout quand mon père était à Claix, c'était un ennemi de moins, et le seul réellement puissant.
«Indigne enfant, je te mangerais!» me dit un jour mon père en s'avançant sur moi furieux; mais il ne m'a jamais frappé, ou tout au plus deux ou trois fois. Ces mots: indigne enfant, etc., me furent adressés un jour que j'avais battu Pauline qui pleurait et faisait retentir la maison.
Aux yeux de mon père j'avais un caractère atroce, c'était une vérité établie par Séraphie et sur des faits: l'assassinat de Mme Chenavaz, mon coup de dent au front de Mme Pison-Dugalland, mon mot sur Amar. Bientôt arriva la fameuse lettre anonyme signée Gardon. Mais il faut des explications pour comprendre ce grand crime. Réellement ce fut un méchant tour, j'en ai eu honte pendant quelques années, quand je songeais encore à mon enfance avant ma passion pour Mélanie, passion qui finit en 1805, quand j'eus vingt-deux[12] ans. Aujourd'hui que l'action d'écrire ma vie m'en fait apparaître de grands lambeaux, je trouve fort bien la tentative Gardon.
[1] Le chapitre XI est le chapitre IX du ms. de Stendhal (fol. 172 à 187).—Les fol. 170 et 171 ont été numérotés par Stendhal, mais laissés en blanc.—En haut du fol. 172, on lit: «10 déc. 1835.» Et plus bas: «Chronologie: peut-être M. Durand ne vint-il dans la maison Gagnon qu'après Amar et Merlinot.» En face: «Voir la date dans les Fastes de Marrast.»—Ce chapitre a été écrit en partie à Cività-Vecchia, le 10 décembre 1835 (fol. 172 et 173), et en partie à Rome, le 13 décembre.
[2] ... deux représentants ... arrivèrent à Grenoble ...—Amar et Merlinot arrivèrent à Grenoble le 21 avril 1793.
[3] ... mon père était notoirement suspect et M. Henri Gagnon simplement suspect.—Cependant ni l'un ni l'autre n'ont été ni obligés de se cacher, ni emprisonnés. (Note au crayon de R. Colomb.)—Les listes ont été publiées le 26 avril 1793 avec un arrêté d'Amar et de Merlinot. Parmi les «personnes notoirement suspectes» figurait «Beyle, homme de loi, rue des Vieux-Jésuites»; mais le nom du docteur Gagnon n'est pas inscrit sur la liste des personnes «simplement suspectes». Le 6 thermidor correspondant au 24 juillet 1794, c'est donc pendant quinze mois seulement que Chérubin Beyle fut considéré comme notoirement suspect.
[4] Ce grand événement remonterait donc au 26 avril1793.—La date est en blanc dans le manuscrit.
[5]. ... n'a passé en prison que trente-deux jours ou quarante-deux jours.—Comme le dit plus haut R. Colomb, Chérubin Beyle ne fut jamais emprisonné.
[6] ... Amar ... avocat, ce me semble.—Amar (né à Grenoble le 11 mai 1755) était au moment de la Révolution trésorier de France au bureau des Finances de Grenoble et avocat au Parlement de cette ville.
[7] ... qui confirma mon caractère atroce.—On lit en tête du fol. 175: «13 décembre 1835. Omar. Repris le travail of Life.» Et au verso du fol. 174: «Écrit de la page 93 à celle-ci à Cività-Vecchia du 3 au 13 décembre 1835.»
[8] Mon père ... vint s'établir dans la chambre O ...—Au bas du fol. 176 est un plan de la partie de l'appartement Gagnon voisine de la maison Périer-Lagrange. On y voit, en O, la «chambre de mon oncle» occupée par «mon père, Chérubin Beyle, lisant Hume». Cette chambre s'ouvrait sur la «terrasse avec vue admirable» donnant sur le «jardin Périer» et, par delà celui-ci, sur le «jardin public nommé Jardin-de-Ville». Elle était voisine d'une «grande salle» où était un autel. (Voir notre plan de l'appartement Gagnon.)
[9] Bientôt je me vis dans le trapèze à côté de la chambre de mon grand-père.—Suit un plan de la chambre de M. Gagnon et de la chambre en trapèze. Cette forme était nécessitée par l'escalier voisin. Le «trapèze» donnait sur une «petite cour. Odeur de cuisine de M. Rayboz».
[10] Séraphie, assez jolie, faisait l'amour ...—Italianisme à ôter. (Note de Stendhal.)
[11] Je me vois et je vois Séraphie au point S.—Suit un plan des lieux de la scène: «La ligne pointillé marque la ligne de bataille», à travers la chambre d'Elisabeth Gagnon, le passage, la salle-à-manger et la cuisine. Le point S est situé dans le passage.
[12] ... quand j'eus vingt-deux ans.—Ms.: «11 x 2.»
CHAPITRE XII[1]
BILLET GARDON
On avait formé les bataillons d'Espérance, ou l'armée d'Espérance (chose singulière, que je ne me rappelle pas même avec certitude le nom d'une chose qui a tant agité mon enfance). Je brûlais d'être de ces bataillons que je voyais défiler. Je vois aujourd'hui que c'était une excellente institution, la seule qui puisse déraciner le jésuitisme [2] en France. Au lieu de jouer à la chapelle, l'imagination des enfants pense à la guerre et s'accoutume au danger. D'ailleurs, quand la patrie les appelle à vingt ans, ils savent l'exercice, et au lieu de frémir devant l'inconnu, ils se rappellent les jeux de leur enfance.
La Terreur était si peu la Terreur à Grenoble que les aristocrates n'envoyaient pas leurs enfants.
Un certain abbé Gardon, qui avait jeté le froc aux orties, dirigeait l'armée de l'Espérance. Je fis un faux, je pris un morceau de papier plus large que haut, de la forme d'une lettre de change (je le vois encore) et, en contrefaisant mon écriture, j'invitai le citoyen Gagnon à envoyer son petit-fils, Henri Beyle, à Saint-André, pour qu'il pût être incorporé dans le bataillon de l'Espérance. Cela finissait par:
«Salut et fraternité,
Gardon.»
La seule idée d'aller à Saint-André était pour moi le bonheur suprême. Mes parents firent preuve de bien peu de lumières, ils se laissèrent prendre à cette lettre d'un enfant, qui devait contenir cent fautes contre la vraisemblance. Ils eurent besoin des conseils d'un petit bossu nommé Tourte, véritable toad-eater[3], mangeur de crapauds, qui s'était faufilé à la maison par cet infâme métier. Mais comprendra-t-on cela en 1880?
M. Tourte[4], horriblement bossu et commis expéditionnaire à l'administration du Département, s'était faufilé à la maison comme être subalterne, ne s'offensant de rien, bon flatteur de tous. J'avais déposé mon papier dans l'entredeux des portes formant antichambre sur l'escalier tournant, au point A[5].
Mes parents, fort alarmés, appelèrent au conseil le petit Tourte qui, en sa capacité de scribe officiel, connaissait apparemment la signature de M. Gardon. Il demanda de mon écriture, compara avec sa sagacité de commis expéditionnaire, et mon pauvre petit artifice pour sortir de cage fut découvert. Pendant qu'on délibérait sur mon sort, on m'avait relégué dans le cabinet d'histoire naturelle de mon grand-père, formant vestibule sur notre magnifique terrasse[6]. Là je m'amusais à faire sauter en l'air (locution du pays) une boule de terre glaise rouge que je venais de pétrir. J'étais dans la position morale d'un jeune déserteur qu'on va fusiller. L'action de faire un faux me chicanait un peu.
Il y avait dans ce vestibule de la terrasse une magnifique carte du Dauphiné[7] de quatre pieds de large, accrochée au mur. Ma boule de terre glaise, en descendant du plafond fort élevé, toucha la précieuse carte, fort admirée par mon grand-père, et, comme elle était fort humide, y traça une longue raie rouge.
«Ah! pour le coup, je suis flambé, pensai-je. Ceci est bien une autre affaire; j'offense mon seul protecteur.» J'étais en même temps fort affligé d'avoir fait une chose désagréable à mon grand-père.
En ce moment on m'appela pour comparaître devant mes juges, Séraphie en tête, et à côté d'elle le hideux bossu Tourte. Je m'étais proposé de répondre en Romain, c'est-à-dire que je désirais servir la patrie, que c'était mon devoir aussi bien que mon plaisir, etc. Mais la conscience de ma faute envers mon excellent grand-père (la tache à la carte), que je voyais pâle à cause de la peur que lui avait fait le billet signé Gardon, m'attendrit, et je crois que je fus pitoyable. J'ai toujours eu le défaut de me laisser attendrir comme un niais par la moindre parole de soumission des gens contre lesquels j'étais le plus en colère, et tentatum contemni. En vain plus tard écrivis-je partout cette réflexion de Tite-Live, je n'ai jamais été sûr de garder ma colère.
Je perdis malheureusement par ma faiblesse de cœur (non de caractère) ma position superbe. J'avais le projet de menacer d'aller moi-même déclarer à l'abbé Gardon ma résolution de servir la patrie. Je fis cette déclaration, mais d'une voix faible et timide. Mon idée fit peur et on vit que je manquais d'énergie. Mon grand-père même me condamna, la sentence fut que pendant trois jours je ne dînerais pas à table. A peine condamné, ma tendresse se dissipa et je redevins un héros.
«J'aime bien mieux, leur dis-je, dîner seul qu'avec des tyrans qui me grondent sans cesse.»
Le petit Tourte voulut faire son métier:
«Mais, monsieur Henri, il me semble...
—Vous devriez avoir honte et vous taire, lui dis-je en l'interrompant. Est-ce que vous êtes mon parent pour parler ainsi?» etc.
—Mais, monsieur, dit-il, devenu tout rouge derrière les lunettes dont son nez était armé, comme ami de la famille...
—Je ne me laisserai jamais gronder par un homme tel que vous.»
Cette allusion à sa bosse énorme supprima son éloquence.
En sortant de la chambre de mon grand-père, où la scène s'était passée, pour aller faire du latin tout seul dans le grand salon, j'étais d'une humeur noire. Je sentais confusément que j'étais un être faible; plus je réfléchissais, plus je m'en voulais.
Le fils d'un notoirement suspect, toujours hors de prison au moyen de sursis successifs, venant demander à l'abbé Gardon de servir la patrie, que pouvaient répondre mes parents, avec leur messe de quatre-vingts personnes tous les dimanches?
Aussi, dès le lendemain on me fit la cour. Mais cette affaire, que Séraphie ne manqua pas de me reprocher dès la première scène qu'elle me fit, éleva comme un mur entre mes parents et moi. Je le dis avec peine, je commençai à moins aimer mon grand-père, et aussitôt je vis clairement son défaut: Il a peur de sa fille, il a peur de Séraphie! Ma seule tante Elisabeth m'était restée fidèle. Aussi mon affection pour elle redoubla-t-elle[8].
Elle combattait, je m'en souviens, ma haine pour mon père, et me gronda vertement parce qu'une fois, en lui parlant de lui, je l'appelai cet homme.
Sur quoi je ferai deux observations[9]:
1° Cette haine de mon père pour moi et de moi pour lui était chose tellement convenue dans ma tête, que ma mémoire n'a pas daigné garder [10] souvenir du rôle qu'il a dû jouer dans la terrible affaire du billet Gardon.
2° Ma tante Elisabeth avait l'âme espagnole. Son caractère était la quintessence de l'honneur. Elle me communiqua pleinement cette façon de sentir et de là ma suite ridicule de sottises par délicatesse et grandeur d'âme. Cette sottise n'a un peu cessé en moi qu'en 1810, à Paris, quand j'étais amoureux de Mme Petit. Mais encore aujourd'hui l'excellent Fiore (condamné à mort à Naples en 1800) me dit:
«Vous tendez vos filets trop haut.» (Thucydide.)
Ma tante Elisabeth disait encore communément, quand elle admirait excessivement quelque chose:
«Cela est beau comme le Cid.»
Elle sentait, éprouvait[11], mais n'exprimait jamais, un assez grand mépris pour le Fontenellisme de son frère (Henri Gagnon, mon grand-père). Elle adorait ma mère, mais elle ne s'attendrissait pas en en parlant, comme mon grand-père. Je n'ai jamais vu pleurer, je crois, ma tante Elisabeth. Elle m'eût pardonné tout au monde plutôt que d'appeler mon père cet homme.
«Mais comment veux-tu que je puisse l'aimer? lui disais-je. Excepté me peigner quand j'avais la rache[12], qu'a-t-il jamais fait pour moi?
—Il a la bonté de te mener promener.
—J'aime bien mieux rester à la maison, je déteste la promenade aux Granges.»
(Vers l'église de Saint-Joseph et au sud-est de cette église, que l'on comprend maintenant dans la place de Grenoble que le général Haxo fortifie[13], mais, en 1794, les environs de Saint-Joseph étaient occupés par des tasses à chanvre et d'infâmes routoirs (trous à demi pleins d'eau pour faire rouir le chanvre), où je distinguais les œufs gluants de grenouilles qui me faisaient horreur: horreur est le mot propre, je frisonne en y pensant.)
En me parlant de ma mère, un jour, il échappa à ma tante de dire qu'elle n'avait point eu d'inclination pour mon père. Ce mot fut pour moi d'une portée immense. J'étais encore, au fond de l'âme, jaloux de mon père.
J'allai raconter ce mot à Marion, qui me combla d'aise en me disant qu'à l'époque du mariage de ma mère, vers 1780, elle avait dit un jour à mon père qui lui faisait la cour: «Laissez-moi, vilain laid.»
Je ne vis point alors l'ignoble et l'improbabilité d'un tel mot, je n'en vis que le sens, qui me charmait. Les tyrans sont souvent maladroits, c'est peut-être la chose qui m'a fait rire le plus en ma vie.
Nous avions un cousin Senterre[14], homme trop galant, trop gai et, comme tel, assez haï de mon grand-père, beaucoup plus prudent et peut-être pas tout-à-fait exempt d'envie pour ce pauvre Senterre, maintenant sur l'âge et assez pauvre. Mon grand-père prétendait ne faire que le mépriser à cause de ses mauvaises mœurs passées. Ce pauvre Senterre était fort grand, creusé (marqué) de petite vérole, les yeux bordés de rouge et assez faibles, il portait des lunettes et un chapeau rabattu à grands bords.
Tous les deux jours, ce me semble, enfin quand le courrier arrivait de Paris, il venait apporter à mon grand-père cinq ou six journaux adressés à d'autres personnes et que nous lisions avant ces autres personnes.
M. Senterre venait le matin, vers les onze heures, on lui donnait à déjeuner un demi-verre de vin et du pain, et la haine de mon grand-père alla plusieurs fois jusqu'à rappeler en ma présence la fable de la Cigale et de la Fourmi, ce qui voulait dire que le pauvre Senterre venait à la maison attiré par le doigt de vin et le crochon de pain [15].
La bassesse de ce reproche révoltait ma tante Elisabeth, et moi peut-être encore plus. Mais l'essentiel de la sottise des tyrans, c'est que mon grand-père mettait ses lunettes et lisait haut à la famille tous les journaux. Je n'en perdais pas une syllabe.
Et dans mon cœur je faisais des commentaires absolument contraires à ceux que j'entendais faire.
Séraphie était une bigote enragée, mon père, souvent absent de ces lectures, aristocrate excessif, mon grand-père, aristocrate, mais beaucoup plus modéré; il haïssait les Jacobins surtout comme gens mal vêtus et de mauvais ton.
«Quel nom: Pichegru!» disait-il. C'était là sa grande objection contre ce fameux traître qui alors conquérait la Hollande. Ma tante Elisabeth n'avait horreur que des condamnations à mort.
Les titres de ces journaux, que je buvais, étaient: Le Journal des hommes libres, Perlet, dont je vois encore le titre, dont le dernier mot était formé par une griffe imitant la signature de ce Perlet [16]; le Journal des Débats; le Journal des défenseurs de la Patrie. Plus tard, ce me semble, ce journal, qui partait par courrier extraordinaire, rejoignait la malle, partie vingt-quatre heures avant lui.
Je fonde mon idée que M. Senterre ne venait pas tous les jours sur le nombre de journaux qu'il y avait à lire. Mais peut-être, au lieu de plusieurs numéros du même journal, y avait-il seulement un grand nombre de journaux.
Quelquefois, quand mon grand-père était enrhumé, j'étais chargé de la lecture. Quelle maladresse chez mes tyrans! C'est comme the Papes fondant une bibliothèque au lieu de brûler tous les livres comme Omar (dont on conteste cette belle action).
Pendant toutes ces lectures qui duraient, ce me semble, encore un an après la mort de Robespierre et qui prenaient bien deux heures chaque matin, je ne me souviens pas d'avoir été une seule fois de l'avis que j'entendais exprimer par mes parents. Par prudence, je me gardais bien de parler, et si quelquefois je voulais parler, au lieu de me réfuter on m'imposait silence. Je vois maintenant que cette lecture était un remède à l'effroyable ennui dans lequel ma famille s'était plongée trois ans auparavant, à la mort de ma mère, en rompant absolument avec le monde.
Le petit Tourte prenait mon excellent grand-père pour confident de ses amours avec une de nos parentes que nous méprisions comme pauvre et faisant tort à notre noblesse. Il était jaune, hideux, l'air malade. Il se mit à montrer à écrire à ma sœur Pauline, et il me semble que l'animal en devint amoureux. Il amena à la maison l'abbé Tourte, son frère, qui avait la figure abîmée d'humeurs froides. Mon grand-père ayant dit qu'il était dégoûté quand il invitait cet abbé à dîner, ce sentiment devint excessif chez moi.
M. Durand continuait à venir une ou deux fois le jour à la maison, mais il me semble que c'était deux fois, voici pourquoi: j'étais arrivé à cette époque incroyable de sottise où l'on fait faire des vers à l'écolier latin (on veut essayer s'il a le génie poétique), et de cette époque date mon horreur pour les vers. Même dans Racine, qui me semble fort éloquent, je trouve force chevilles.
Pour développer chez moi le génie poétique, M. Durand apporta un grand in-12 dont la reliure noire était horriblement grasse et sale.
La saleté m'eût fait prendre en horreur l'Arioste de M. de Tressan, que j'adorais, qu'on juge du volume noir de M. Durand, assez mal mis lui-même. Ce volume contenait le poème d'un jésuite sur une mouche qui se noie dans une jatte de lait. Tout l'esprit était fondé sur l'antithèse produite par la blancheur du lait et la noirceur du corps de la mouche, la douceur qu'elle cherchait dans le lait et l'amertume de la mort.
On me dictait ces vers en supprimant les épithètes, par exemple:
Musca (épit.) duxerit annos (ép.) multos (synonime).
J'ouvrais le Gradus ad Parnassum; je lisais toutes les épithètes de la mouche: volucris, avis, nigra, et je choisissais, pour faire la mesure de mes hexamètres et de mes pentamètres, nigra, par exemple, pour musca, felices pour annos.[17]
La saleté du livre et la platitude des idées me donnèrent un tel dégoût que régulièrement tous les jours, vers les deux heures, c'était mon grand-père qui faisait mes vers en ayant l'air de m'aider.
M. Durand revenait à sept heures du soir et me faisait remarquer et admirer la différence qu'il y avait entre mes vers et ceux du Père jésuite.
Il faut absolument l'émulation pour faire avaler de telles inepties. Mon grand-père me racontait ses exploits au collège, et je soupirais après le collège, là du moins j'aurais pu échanger des paroles avec des enfants de mon âge.
Bientôt je devais avoir cette joie: on forma une École centrale, mon grand-père fut du jury organisateur, il fit nommer professeur M. Durand.
[1] Le chapitre XII est le chapitre X du manuscrit de Stendhal (fol. 188 à 210).—Écrit à Rome, le 14 décembre 1835.
[2] ... qui puisse déraciner le jésuitisme ...-Ms.: «Tisjésui.»
[3] ... toad-eater ...—Expression anglaise signifiant littéralement: mangeur de crapauds, et, au figuré: flagorneur, flatteur, parasite.
[4] M. Tourte ...—Donnait des leçons d'écriture à Pauline; je le vois encore, taillant des plumes, d'un air important, avec des lunettes dont les verres avaient l'épaisseur d'un fond de gobelet. (Note au crayon de R. Colomb.)
[5] ... l'entredeux des portes formant antichambre ... au point A.—Suit un plan de cette partie de l'appartement; dans l'antichambre, en A, entre les deux fenêtres donnant sur la première cour, est la place où le jeune Beyle avait placé le billet Gardon.
[6] ... formant vestibule sur notre magnifique terrasse.—En face, est un plan de cette partie de l'appartement Gagnon. Au fond du grand salon à l'Italienne, en «A, autel où je servais la messe tous les dimanches»; dans la pièce voisine, donnant accès sur la terrasse, était pendue la «carte du Dauphiné dressée par M. de Bourcet, père du Tartufe et grand-père de mon ami à Brunswick, le général Bourcet, aide-de-camp du maréchal Oudinot, maintenant cocu et, je crois, fou». Dans le cabinet de M. Gagnon, également voisin du grand salon, se trouvait, dans un angle, un «tas de romans et autres mauvais livres ayant appartenu à mon oncle et sentant l'ambre ou le musc d'une lieue». Enfin, depuis «la terrasse, mur sarrazin large de quinze pieds et haut de quarante», Stendhal indique une vue «magnifique vers les montagnes en S (montagne de Seyssins et Sassenage), B (Bastille, que le général Haxo fortifie en 1835) et R (tour de Rabot)».
[7] ... une magnifique carte du Dauphiné ...—La carte du Dauphiné par Bourcet est en effet très belle. Elle est composée de dix feuilles in-folio, portant ce titre: Carte géométrique du haut Dauphiné et de la frontière ultérieure, levée par ordre du Roi, sous la direction de M. de Bourcet, maréchal de camp, par MM. les ingénieurs géographes de Sa Majesté, pendant les années 1749 jusqu'en 1754. Dressé par le sieur Villaret, capitaine ingénieur géographe du Roi.—Sur la famille de Bourcet, voir: Edmond Maignien, L'ingénieur militaire Bourcet et sa famille. Grenoble, 1890, in-8°.
[8] Aussi mon affection pour elle redoubla-t-elle.—On lit au verso du fol. 197: «Écrit de 188 à 197 en une heure, grand froid et beau soleil, le 14 décembre 1835.»
[9] Sur quoi je ferai deux observations.—«Je sens bien que tout ceci est trop long, mais je m'amuse à voir reparaître ces temps primitifs, quoique malheureux, et je prie M. Levavasseur d'abréger ferme, s'il imprime. H. BEYLE.»
[10] ... ma mémoire n'a pas daigné garder ...-Variante: «N'a pas gardé.»
[11] Elle sentait, éprouvait ...—Une partie de la ligne a été laissée en blanc.
[12] ... quand j'avais la roche ...—Affection du cuir chevelu chez les enfants, que le patois dauphinois étend, mais à tort, à la croûte de lait.
[13] ... la place de Grenoble que le général Haxo fortifie ...—L'agrandissement de l'enceinte par le général Haxo fut effectué entre 1832 et 1836.
[14] ... cousin Senterre ...—Il était contrôleur de la poste à Grenoble; en sa qualité de mon grand-oncle, il m'administrait force taloches; et lorsque je pleurais trop haut, il me faisait avaler des verres de kirsch, pour obtenir du silence et son pardon. (Note au crayon de R. Colomb.)
[15] ... le crochon de pain.—Terme dauphinois signifiant un morceau de pain, avec de la croûte.
[16] ... la signature de ce Perlet ...—A la suite du nom, Stendhal a tracé une imitation de la signature de Perlet.
[17] ... felices pour annos.—On lit au verso du fol. 209: «Le 14 décembre 1835, écrit 24 pages et fini la Vie de Costard, fou intéressant ...»
CHAPITRE XIII[1]
PREMIER VOYAGE AUX ÉCHELLES
Il faut parler de mon oncle, cet homme aimable qui portait la joie dans la famille quand des Échelles (Savoie), où il était marié, il venait à Grenoble.
En écrivant ma vie en 1835, j'y fais bien des découvertes; ces découvertes sont de deux espèces: d'abord, 1° ce sont de grands morceaux de fresques sur un mur, qui depuis longtemps oubliés apparaissent tout-à-coup, et à côté de ces morceaux bien conservés sont, comme je l'ai dit plusieurs fois, de grands espaces où l'on ne voit que les briques du mur. L'éparvérage, le crépi sur lequel la fresque était peinte est tombé[2], et la fresque est à jamais perdue. A côté des morceaux de fresque conservés il n'y a pas de date, il faut que j'aille à la chasse des dates actuellement, en 1835. Heureusement, peu importe un anachronisme, une confusion d'une ou de deux années. A partir de mon arrivée à Paris en 1799, comme ma vie est mêlée avec les événements de la gazette, toutes les dates sont sûres.
2° en 1835, je découvre la physionomie et le pourquoi des événements. Mon oncle (Romain Gagnon) ne venait probablement à Grenoble, vers 1795 ou 96, que pour voir ses anciennes maîtresses et pour se délasser des Échelles où il régnait, car les Échelles sont un bourg, composé alors de manants enrichis par la contrebande et l'agriculture, et dont le seul plaisir était la chasse. Les élégances de la vie, les jolies femmes gaies, frivoles et bien parées, mon oncle ne pouvait les trouver qu'à Grenoble.
Je fis un voyage aux Échelles, ce fut comme un séjour dans le ciel, tout y fut ravissant pour moi. Le bruit du Guiers, torrent qui passait à deux cents pas devant les fenêtres de mon oncle, devint un son sacré pour moi, et qui sur-le-champ me transportait dans le ciel.
Ici déjà les phrases me manquent, il faudra que je travaille et transcrive les morceaux, comme il m'arrivera plus tard pour mon séjour à Milan; où trouver des mots pour peindre le bonheur parfait goûté avec délices et sans satiété par une aine sensible jusqu'à l'anéantissement et la folie?
Je ne sais si je ne renoncerai pas à ce travail. Je ne pourrais, ce me semble, peindre ce bonheur ravissant, pur, frais, divin, que par l'énumération des maux et de l'ennui dont il était l'absence complète. Or, ce doit être une triste façon de peindre[3] le bonheur.
Une course de sept heures dans un cabriolet léger par Voreppe, la Placette et Saint-Laurent-du-Pont me conduisit au Guiers, qui alors séparait la France de la Savoie[4]. Donc, alors la Savoie n'était point conquise par le général Montesquiou, dont je vois encore le plumet; elle fut occupée vers 1792, je crois. Mon divin séjour aux Échelles est donc de 1790 ou 91. J'avais sept ou huit ans.
Ce fut un bonheur subit, complet, parfait, amené et maintenu par un changement de décoration. Un voyage amusant de sept heures fait disparaître à jamais Séraphie, mon père, le rudiment, le maître de latin, la triste maison Gagnon de Grenoble, la bien autrement triste maison de la rue des Vieux-Jésuites.
Séraphie, le cher père[5], tout ce qui était si terrible et si puissant à Grenoble me manque aux Échelles. Ma tante Camille Poucet, mariée à mon oncle Gagnon, grande et belle personne, était la bonté et la gaieté même. Un an ou deux avant ce voyage, près du pont de Claix, du côté de Claix, au point A[6], j'avais entrevu un instant sa peau blanche à deux doigts au-dessus des genoux, connue elle descendait de notre charrette couverte. Elle était pour moi, quand je pensais à elle, un objet du plus ardent désir. Elle vit encore, je ne l'ai pas vue depuis trente ou trente-trois ans, elle a toujours été parfaitement bonne. Etant jeune, elle avait une sensibilité vraie. Elle ressemble beaucoup à ces charmantes femmes de Chambéry (où elle allait souvent, à cinq lieues de chez elle) si bien peintes par J.-J. Rousseau (Confessions)[7]; elle avait une sœur de la beauté la plus fine, du teint le plus pur, avec laquelle il me semble que mon oncle faisait un peu l'amour. Je ne voudrais pas jurer qu'il n'honorât aussi de ses attentions la Fanchon, la femme de chambre factotum, la meilleure et la plus gaie des filles, quoique point jolie.
Tout fut sensations exquises et poignantes de bonheur dans ce voyage, sur lequel je pourrais écrire, vingt pages de superlatifs.
La difficulté, le regret profond de mal peindre et de gâter ainsi un souvenir céleste, où le sujet surpasse trop le disant, me donne une véritable peine au lieu du plaisir d'écrire. Je pourrai bien ne pas décrire du tout par la suite le passage du Mont-Saint-Bernard avec l'armée de réserve (16 au 18 mai 1800) et le séjour à Milan dans la Casa Castelbarco ou dans la Casa Bovara.
Enfin, pour ne pas laisser en blanc le voyage des Échelles, je noterai quelques souvenirs qui doivent donner une idée aussi inexacte que possible des objets qui les causèrent. J'avais huit ans lorsque j'eus cette vision du ciel.
Une idée me vient, peut-être que tout le malheur de mon affreuse vie de Grenoble, de 1790 à 1799, a été un bonheur, puisqu'il a amené le bonheur, que pour moi rien ne peut surpasser, du séjour aux Échelles et du séjour à Milan du temps de Marengo.
Arrivé aux Échelles, je fus l'ami de tout le monde, tout le monde me souriait comme à un enfant rempli d'esprit. Mon grand-père, homme du monde, m'avait dit: «Tu es laid, mais personne ne te reprochera jamais ta laideur.»
J'ai appris, il y a une dizaine d'années, qu'une des femmes qui m'a le mieux ou du moins le plus longtemps aimé, Victorine Bigillion, parlait de moi dans les mêmes termes après vingt-cinq ans d'absence.
Aux Échelles, je fis mon amie intime de la Fauchon, comme on l'appelait. J'étais en respect devant la beauté de ma tatan Camille et n'osais guère lui parler, je la dévorais des yeux. On me conduisit chez MM. Bonne ou de Bonne, car ils prétendaient fort à la noblesse, je ne sais même s'ils ne se disaient pas parents de Lesdiguières.
J'ai, quelques années après, retrouvé trait pour trait le portrait de ces bonnes gens dans les Confessions de Rousseau, à l'article Chambéry.
Bonne l'aîné, qui cultivait le domaine de Berlandet, à dix minutes des Échelles, où il donna une fête charmante avec des gâteaux et du lait, où je fus monté sur un âne mené par Grubillon fils, était le meilleur des hommes; son frère M. Biaise, le notaire, en était le plus nigaud. On se moquait toute la journée de M. Blaise, qui riait avec les autres. Leur frère, Bonne-Savardin, négociant à Marseille, était fort élégant: mais le courtisan de la famille, le roué que tous regardaient avec respect, était au service du roi à Turin, et je ne fis que l'entrevoir.
Je ne me souviens de lui que par un portrait que Mme Camille Gagnon a maintenant dans sa chambre à Grenoble (la chambre de feu mon grand-père; le portrait, garni d'une croix rouge, dont toute la famille est fière, est placé entre la cheminée et le petit cabinet[8]).
Il y avait aux Échelles une grande et belle fille, Lyonnaise réfugiée. (Donc la Terreur avait[9] commencé à Lyon, ceci pourrait me donner une date certaine. Ce délicieux voyage eut lieu avant la conquête de la Savoie par le général Montesquiou, comme on disait alors, et après que les royalistes se sauvaient de Lyon.)
Mlle Cochet était sous la tutelle de sa mère, mais accompagnée par son amant, un beau jeune homme, M...[10], brun et qui avait l'air assez triste. Il me semble qu'ils venaient seulement d'arriver de Lyon. Depuis, Mlle Cochet a épousé un bel imbécile de mes cousins (M. Doyat, de La Terrasse, et a eu un fils à l'École polytechnique. Il me semble qu'elle a été un peu la maîtresse de mon père). Elle était grande, bonne, assez jolie et, quand je la connus aux Échelles, fort gaie. Elle fut charmante à la partie de Berlandet. Mais Mlle Poncet, sœur de Camille (aujourd'hui madame veuve Blanchet), avait une beauté plus fine; elle parlait fort peu.
La mère de ma tante Camille et de MMlle ...[11], madame Poncet, sœur des Bonne et de madame Giraud, et belle-mère de mon oncle, était la meilleure des femmes. Sa maison, où je logeais, était le quartier général de la gaieté[12].
Cette maison délicieuse avait une galerie de bois, et un jardin du côté du torrent le Guiers. Le jardin était traversé obliquement par la digue du Guiers[13].
À une seconde partie à Berlandet je me révoltai par jalousie, une demoiselle que j'aimais avait bien traité un rival de vingt ou vingt-cinq ans. Mais quel était l'objet de mes amours? Peut-être cela me reviendra-t-il comme beaucoup de choses me reviennent en écrivant. Voici le lieu de la scène[14], que je vois aussi nettement que si je l'eusse quitté il y a huit jours, mais sans physionomie.
Après ma révolte par jalousie, du point A je jetai des pierres à ces dames. Le grand Corbeau (officier en semestre) me prit et me mit sur un pommier ou mûrier en M, au point O, entre deux branches dont je n'osais pas descendre. Je sautai, je me lis mal, je m'enfuis vers Z.
Je m'étais un peu foulé le pied et je fuyais en boitant; l'excellent Corbeau me poursuivit, me prit et me porta sur ses épaules jusqu'aux Échelles.
Il jouait un peu le rôle de patito, me disant qu'il avait été amoureux de Mlle Camille Poncet, ma tante, qui lui avait préféré le brillant Romain Gagnon, jeune avocat de Grenoble revenant d'émigration à Turin[15].
J'entrevis à ce voyage Mlle Thérésine Maistre, sœur de M. le comte de Maistre, surnommé Bance, et c'est Bance, auteur du Voyage autour de ma Chambre, dont j'ai vu la montée à Rome vers 1832; il n'est plus qu'un ultra fort poli, dominé par une femme russe, et s'occupant encore de peinture. Le génie et la gaieté ont disparu, il n'est resté que la bonté.
Que dirai-je d'un voyage à la Grotte[16]? J'entends encore les gouttes silencieuses tomber du haut des grands rochers sur la route. On fit quelques pas dans la grotte avec ces dames: Mlle Poncet eut peur, Mlle Cochet montra plus de courage. Au retour, nous passâmes par le pont Jean-Lioud (Dieu sait quel est son vrai nom).
Que dirai-je d'une chasse dans le bois de Berland, rive gauche du Guiers, près le pont Jean-Lioud? Je glissais souvent sous les immenses hêtres. M..., l'amant de Mlle Cochet, chassait avec ... (les noms et les images sont échappés). Mon oncle donna à mon père un chien énorme, nommé Berland, de couleur noirâtre. Au bout d'un an ou deux, ce souvenir d'un pays délicieux pour moi mourut de maladie, je le vois encore.
Sous les bois de Berland je plaçai les scènes de l'Arioste.
Les forets de Berland et les précipices en forme de falaises qui les bornent du côté de la route de Saint-Laurent-du-Pont devinrent pour moi un type cher et sacré. C'est là que j'ai placé tous les enchantements d'Ismène de la Jérusalem délivrée. A mon retour à Grenoble, mon grand-père me laissa lire la traduction de la Jérusalem par Mirabaud, malgré toutes les observations et réclamations de Séraphie.
Mon père, le moins élégant, le plus finasseur, le plus politique, disons tout en un mot, le plus Dauphinois des hommes, ne pouvait pas n'être pas jaloux de l'amabilité, de la gaieté, de l'élégance physique et morale de mon oncle.
Il l'accusait de broder (mentir); voulant être aimable comme mon oncle à ce voyage aux Échelles, je voulus broder pour l'imiter.
J'inventai je ne sais quelle histoire de mon rudiment. (C'est un volume caché par moi sous mon lit pour que le maître de latin (était-ce M. Joubert ou M. Durand?) ne me marquât pas (avec l'ongle) les leçons à apprendre aux Échelles.)
Mon oncle découvrit sans peine le mensonge d'un enfant de huit ou neuf ans; je n'eus pas la prudence d'esprit de lui dire: «Je cherchais à être aimable comme toi!» Comme je l'aimais, je m'attendris, et la leçon me fit une impression profonde.
En me grondant (reprenant) avec cette raison et cette justice, on eût tout fait de moi. Je frémis en y pensant: si Séraphie eût eu la politesse et l'esprit de son frère, elle eût fait de moi un jésuite [17].
(Je suis tout confit de mépris aujourd'hui. Que de bassesse et de lâcheté il y a dans les généraux de l'Empire! Voilà le vrai défaut du genre de génie de Napoléon: porter aux premières dignités un homme parce qu'il est brave et a le talent de conduire une attaque. Quel abîme de bassesse et de lâcheté morales que les Pairs[18] qui viennent de condamner le sous-officier Samto à une prison perpétuelle, sous le soleil de Pondichéry, pour une faute méritant à peine six mois de prison! Et six pauvres jeunes gens ont déjà subi vingt mois (18 décembre 1835)!
Dès que j'aurai reçu mon Histoire de la Révolution de M. Thiers, il faut que j'écrive dans le blanc du volume de 1793 les noms de tous les généraux Pairs[19] qui viennent de condamner M. Thomas, afin de les mépriser suffisamment tout en lisant les belles actions qui les firent connaître vers 1793. La plupart de ces infâmes ont maintenant soixante-cinq à soixante-dix ans. Mon plat ami Félix Faure a la bassesse infâme sans les belles actions. Et M. d'Houdetot[20]! Et Dijon! Je dirai comme Julien: Canaille! Canaille! Canaille!)
Excusez cette longue parenthèse, ô lecteur de 1880! Tout ce dont je parle sera oublié à cette époque. La généreuse indignation qui fait palpiter mon cœur m'empêche d'écrire davantage sans ridicule. Si en 1880 on a un gouvernement passable, les cascades, les rapides, les anxiétés par lesquelles la Fr[ance] aura passé pour y arriver seront oubliées, l'histoire n'écrira qu'un seul mot à celui du nom de Louis-Philippe: le plus fripon des Kings.
M. de Corbeau, devenu mon ami depuis qu'il m'avait rapporté sur son dos de Berlandet aux Échelles, me menait à la pêche de la truite à la ligne dans le Guiers. Il pêchait entre les portes de Chailles, au bas des précipices du défilé de Chailles, et le pont des Échelles, quelquefois vers le pont Jean-Lioud. Sa ligne avait quinze ou vingt pieds. Vers Chailles, en relevant vivement l'hameçon, sa ligne de crin blanc passa sur un arbre, et la truite de trois-quarts de livre[21] nous apparut pendant à vingt pieds de terre au haut de l'arbre, qui était sans feuilles. Quelle joie pour moi[22]!
[1] Le chapitre XIII se trouve dans un cahier séparé, côté B 300 (Bibl. mun. de Grenoble), en même temps que les chapitres V et XV. Il va du feuillet 15 au feuillet 38, et porte une foliotation spéciale, de 1 à 24. En tête, Stendhal indique: «Dicter ceci et le faire écrire sur le papier blanc à la fin du 1er volume. Relier ce chapitre à la fin du second volume. 18 décembre.» Il ajoute: «Placer ce morceau vers 1792 à son rang, vers 1791.» Un feuillet intercalaire porte encore: «A placer à son époque, avant la conquête de la Savoie par le général Montesquiou, avant 1792. A faire copier sur le papier blanc. Placer a la fin du 1er volume.»—Le chapitre XIII a été écrit n Rome le 18 décembre 1835, par un «froid de chien».