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Vie de Henri Brulard, tome 1

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[4] Peut-être s'était-il fait dévot ...—Ms.: «Votdé.»

[5] ... plue tard rue du Département ...—Plus tard encore, rue Saint-André, aujourd'hui rue Diodore-Rahoult.

[6] ... intolérants et absurdes ...—Ms.: «Surdesab.»

[7] ... que mon grand-père travaillât en présence de ...—Variante: «Devant.»

[8] ... dans ce salon étaient cités par lui ...—Variante: «Rappelés.»

[9] ... mais il était apte ...—Variante: «Facile.»

[10] ... à l'occasion de torts très minimes ...—Variante: «Pour des torts très petits.»

[11] ... chez M ... et sa famille, ... M. Bois, le beau-frère, enrichi ...—Trois mots illisibles.

[12] ... M. le grand vicaire ...—Ms.: «Cairevi.»

[13] ... en sa qualité de prince de Grenoble ...—L'évêque de Grenoble avait le titre d'évêque-prince.

[14] ... mon oncle m'apprit par ses plaisanteries qu'il avait un ...—Un mot illisible.

[15] ... forcer les amis à se retirer.—En face, au verso du fol. 285, on lit: «Réponse à un reproche: comment veut-on que j'écrive bien, forcé d'écrire aussi vite pour ne pas perdre mes idées? 27 décembre 1835. Réponse à MM. Colomb, etc.»

[16] Le Père Ducros écrivait dans le haut de la partie la plue élevée de ces cartons.—Au verso du fol. 287, Stendhal a dessiné le modèle de l'un de ces cadres, avec la légende suivante: «Cadre de médailles en plâtre blanc par le Père Ducros, bibliothécaire de la Ville de Grenoble (vers 1790), mort vers 1806 ou 1818.»

[17] ... mon cousin Allard du Plantier ...—Allard du Plantier (1721-1801), avocat au Parlement de Grenoble, fut élu en 1788 député du Tiers-Etat du Dauphiné aux États-Généraux. Il se retira à Voiron en 1790.

[18] Quand ce moule était bien froid ...—Dessin du moule. Le papier huilé est plus haut (de A en B) que l'épaisseur du moule, de manière à pouvoir recevoir le plâtre coulé.

[19] C'est en vain que Saint-...—Le reste du nom est en blanc.

[20] ( ...en B, dans la cuisine).—Au verso du fol. 291 est un plan d'une partie de l'appartement Beyle. Dans la «chambre de ma mère», en «A, atelier de mon plâtre»; dans la cuisine, en «B, fourneau où je faisais mes soufres». On lit au-dessous: «Maison paternelle, vendue en 1804. En 1816, nous logions au coin de la rue de Bonne et de la place Grenette, où je fis l'amour à Sophie Vernier et à Mlle Elise, en 1814 et 1816, mais pas assez, je me serais moins ennuyé. De là j'entendis guillotiner David, qui fait la gloire de M. le duc Decazes.»

[21] ...l'Encyclopédie méthodique.—On lit au verso du fol. 293: «27 décembre 1835. Fatigué après 13 pages. Froid aux jambes, surtout au mollet; un peu de colique; envie de dormir. Le froid et le café du 24 décembre m'ont donné sur les nerfs. Il faudrait un bain, mais comment, avec ce froid? Comment supporterai-je le froid de Paris?»

[22] ... j'accueillais cette religion ...—Ms.: «Gionreli.»

[23] ... me maintînt en soumission ...—Variante: «Abjection.»

[24] ... j'allais au Jardin ...—Il s'agit du Jardin-de-Ville.

[25] ... à aller au spectacle que je quittais ...—Variante: «Dont je sortais.»

[26] ... quand j'entendais sonner le sing (ou saint).—Sur le sing. voyez plus haut, notes du chapitre XVI, p. 244.

[27] ... vers sur la mouche noyée dans une jatte de lait ...—Allusion à la pièce de vers latin déjà citée plus haut, chapitre XII.

[28] Je faisais des lunettes pour voir le voisin en ayant l'air de regarder devant moi.—Suit un grossier croquis représentant une lunette munie d'un miroir incliné.


CHAPITRE XXI[1]

Quand je demandais de l'argent à mon père par justice, par exemple parce qu'il me l'avait promis, il murmurait, se fâchait, et au lieu de six francs promis m'en donnait trois. Cela m'outrait; comment? n'être pas fidèle à sa promesse?

Les sentiments espagnols communiqués par ma tante Elisabeth me mettaient dans les nues, je ne songeais qu'à l'honneur, qu'à l'héroïsme. Je n'avais pas la moindre adresse, pas le plus petit art de me retourner, pas la moindre hypocrisie doucereuse (ou jésuite[2]).

Ce défaut a résisté à l'expérience, au raisonnement, au remords d'une infinité de duperies où, par espagnolisme, j'étais tombé.

J'ai encore ce manque d'adresse: tous les jours, par espagnolisme, je suis trompé d'un paul ou deux en achetant la moindre chose. Le remords que j'en ai, une heure après, a fini par me donner l'habitude de peu acheter. Je me laisse manquer une année de suite d'un petit meuble qui me coûtera douze francs par la certitude d'être trompé, ce qui me donnera de l'humeur, et cette humeur est supérieure au plaisir d'avoir le petit meuble.

J'écris ceci debout, sur un bureau à la Tronchin fait par un menuisier qui n'avait jamais vu telle chose, il y a un an que je m'en prive par l'ennui d'être trompé. Enfin, j'ai pris la précaution de n'aller pas parler au menuisier en revenant du café, à onze heures du matin, alors mon caractère est dans sa fougue (exactement comme en 1803 quand je prenais du café enflammé rue Saint-Honoré, au coin de la rue de Grenelle ou d'Orléans), mais dans les moments de fatigue, et mon bureau à la Tronchin ne m'a coûté que quatre écus et demi (ou 4 X 5,45 = 24 fr. 52[3]).

Ce caractère faisait que mes conférences d'argent, chose si épineuse entre un père de cinquante-et-un[4] ans et un fils de quinze, finissaient ordinairement de ma part par un accès de mépris profond et d'indignation concentrée.

Quelquefois, non par adresse mais par pur hasard, je parlais avec éloquence à mon père de la chose que je voulais acheter, sans m'en douter je l'enfiévrais (je lui donnais un peu de ma passion), et alors sans difficulté, même avec plaisir, il me donnait tout ce qu'il me fallait. Un jour de foire place Grenette, pendant qu'il se cachait, je lui parlai de mon désir d'avoir de ces caractères mobiles percés dans une feuille de laiton grande comme une carte à jouer[5]; il me donna six ou sept assignats de quinze sous, au retour j'avais tout dépensé.

«Tu dépenses toujours tout l'argent que je te donne.»

Comme il avait mis à me donner ces assignats de quinze sous ce que dans un caractère aussi disgracieux on pouvait appeler de la grâce, je trouvai son reproche fort juste. Si mes parents avaient su me mener, ils auraient fait de moi un niais comme j'en vois tant en province. L'indignation que j'ai ressentie dès mon enfance et au plus haut point, à cause de mes sentiments espagnols, m'a créé, en dépit d'eux, le caractère que j'ai. Mais quel est ce caractère? Je serais bien en peine de le dire. Peut-être verrai-je la vérité à soixante-cinq ans, si j'y arrive[6].

Un pauvre qui m'adresse la parole en style tragique, comme à Rome, ou en style de comédie, comme en France, m'indigne: 1° je déteste être troublé dans ma rêverie;—2° je ne crois pas un mot de ce qu'il me dit.

Hier, en passant dans la rue, une femme du peuple de quarante ans, mais assez bien, disait à un homme qui marchait avec elle: Bisogna camprar (il faut vivre toutefois). Ce mot, exempt de comédie, m'a touché jusqu'aux larmes. Je ne donne jamais aux pauvres qui me demandent, je pense que ce n'est pas par avarice. Le gros garde de santé (le 11 décembre) à Cività-Vecchia, me parlant d'un pauvre Portugais au lazaret qui ne demande que six ...[7] par jour, sur-le-champ je lui ai donné six ou huit pauls en monnaie. Comme il les refusait, de peur de se compromettre avec son chef (un paysan grossier, venant de Finevista, nommé Manelli), j'ai pensé qu'il serait plus digne d'un consul de donner un écu, ce que j'ai fait; ainsi, six pauls par véritable humanité, et quatre à cause de la broderie de l'habit.

A propos de colloque financier d'un père avec son fils: le marquis Torrigiani, de Florence (gros joueur dans sa jeunesse et fort accusé de gagner comme il ne faut pas), voyant que ses trois fils perdaient quelquefois dix ou quinze louis au jeu, pour leur éviter l'ennui de lui en demander, a remis trois mille francs à un vieux portier fidèle, avec, ordre de remettre cet argent à ses fils quand ils auraient perdu, et de lui en demander d'autre quand les trois mille francs seraient dépensés.

Cela est fort bien en soi, et d'ailleurs le procédé a touché les fils, qui se sont modérés. Ce marquis, officier de la Légion d'honneur, est père de madame Pozzi, dont les beaux yeux m'avaient inspiré une si vive admiration en 1817. L'anecdote sur le jeu de son père m'aurait fait une peine horrible en 1817 à cause de ce maudit espagnolisme de mon caractère, dont je me plaignais naguère. Cet espagnolisme m'empêche d'avoir le génie comique:

1° je détourne mes regards et ma mémoire de tout ce qui est bas;

2° je sympathise, comme à dix ans lorsque je lisais l'Arioste, avec tout ce qui est contes d'amour, de forêts (les bois et leur vaste silence), de générosité.

Le conte espagnol le plus commun, s'il y a de la générosité, me fait venir les larmes aux yeux, tandis que je détourne les yeux du caractère de Chrysale de Molière, et encore plus du fond méchant de Zadig, Candide, le pauvre Diable et autres ouvrages de Voltaire, dont je n'adore vraiment que:

Vous êtes, lui dit-il, l'existence et l'essence,
Simple avec attribut et de pure substance.

Barral (le comte Paul de Barral, né à Grenoble vers 1785) m'a communiqué bien jeune son goût pour ces vers, que son père, le Premier Président, lui avait appris.

Cet espagnolisme, communiqué par ma tante Elisabeth, me fait passer, même à mon âge, pour un enfant privé d'expérience, pour un fou de plus en plus incapable d'aucune affaire sérieuse, ainsi que dit mon cousin Colomb (dont ce sont les propres termes), vrai bourgeois.

La conversation du vrai bourgeois sur les hommes et la vie, qui n'est qu'une collection de ces détails laids, me jette dans un spleen profond quand je suis forcé par quelque convenance de l'entendre un peu longtemps.

Voilà le secret de mon horreur pour Grenoble vers 1816, qu'alors je ne pouvais m'expliquer.

Je ne puis pas encore m'expliquer aujourd'hui, à cinquante-deux[8] ans, la disposition au malheur que me donne le dimanche. Cela est au point que je suis gai et content—au bout de deux cents pas dans la rue, je m'aperçois que les boutiques sont fermées: Ah! c'est dimanche, me dis-je.

A l'instant, toute disposition intérieure au bonheur s'envole.

Est-ce envie pour l'air content des ouvriers et bourgeois endimanchés?

J'ai beau me dire: Mais je perds ainsi cinquante-deux dimanches par an et peut-être dix fêtes; la chose est plus forte que moi, je n'ai de ressource qu'un travail obstiné.

Ce défaut—mon horreur pour Chrysale—m'a peut-être maintenu jeune. Ce serait donc un heureux malheur, comme celui d'avoir eu peu de femmes (des femmes comme Bianca Milai, que je manquai à Paris, un malin, vers 1829, uniquement, pour ne m'être aperçu de l'heure du berger—elle avait une robe de velours noir ce jour-là, vers la rue du Helder ou du Mont-Blanc).

Comme je n'ai presque pas eu de ces femmes-là (vraies bourgeoises), je ne suis pas blasé le moins du monde à cinquante ans[9]. Je veux dire blasé au moral, car le physique, comme de raison, est émoussé considérablement, au point de passer très bien quinze jours ou trois semaines sans femme; ce carême-là ne me gêne que la première semaine.

La plupart de mes folies apparentes, surtout la bêtise de ne pas avoir saisi au passage l'occasion. qui est chauve, comme dit Don Japhet d'Arménie, toutes mes duperies en achetant, etc., etc., viennent de l'espagnolisme communiqué par ma tante Elisabeth, pour laquelle j'eus toujours le plus profond respect, un respect si profond qu'il empêchait mon amitié d'être tendre, et, ce me semble, de la lecture de l'Arioste faite si jeune et avec tant de plaisir. (Aujourd'hui, les héros de l'Arioste me semblent des palefreniers dont la force fait l'unique mérite, ce qui me met en dispute avec les gens d'esprit qui préfèrent hautement l'Arioste au Tasse, tandis qu'à mes yeux, quand par bonheur le Tasse oublie d'imiter Virgile ou Homère, il est le plus touchant des poètes.)


En moins d'une heure, je viens d'écrire ces douze pages, et en m'arrêtant de temps en temps pour tâcher de ne pas écrire des choses peu nettes, que je serais obligé d'effacer.

Comment aurais-je pu écrire bien physiquement, M. Colomb?—Mon ami Colomb, qui m'accable de ce reproche dans sa lettre d'hier et dans les précédentes, braverait les supplices pour sa parole, et pour moi. (Il est né à Lyon vers 1785, son père, ancien négociant fort loyal, se retira à Grenoble vers 1788. M. Romain Colomb a 20 ou 25.000 francs de revenu et trois filles, rue Godot-de-Mauroy, Paris[10].)


[1] Le chapitre XXI est le chapitre XVIII du manuscrit (fol. 299 à 311).—Écrit à Rome, le 30 décembre 1835.

[2] ... hypocrisie doucereuse (ou jésuite).—Ms.: «Tejé.»

[3] ... mon bureau à la Tronchin ne m'a coûté que quatre écus et demi (ou 4 X 5.45 = 24 fr. 52).—Nous reproduisons sans le modifier, le calcul de Stendhal.

[4] ... un père de cinquante-et-un ans ...Cinquante-et-un est en blanc dans le manuscrit.

[5] ... ces caractères mobiles percés dans une feuille de laiton grande comme une carte à jouer ...—Suit une figure représentant un B en laiton.

[6] ... verrai-je la vérité à soixante-cinq ans, si j'y arrive.—On lit en face, au verso du fol. 302: «A placer. Touchant mon caractère. On me dira: Mais êtes-vous un prince ou un Émile pour que quelque Jean-Jacques Rousseau se donne la peine d'étudier et de guider votre caractère? Je répondrai: Toute ma famille se mêlait de mon éducation. Après la haute imprudence d'avoir tout quitté à la mort de ma mère, j'étais pour eux le seul remède à l'ennui, et ils me donnaient tout l'ennui que je leur ôtais. Ne jamais parler à aucun autre enfant de mon âge!

—Écriture: les idées me galopent, si je ne les note pas vite, je les perds. Comment écrirais-je vite (sic)? Voila, M. Colomb, comment je prends l'habitude de mal écrire. Omar, thirthent december 1835, revenant de San Gregorio et du Foro boario.»]

[7] ... qui ne demande que six ...—Un mot illisible.

[8] ... à cinquante-deux ans ...—Ms.: «26 X 2.»

[9] ... à cinquante ans.—Ms.: «25 X 2.»

[10] ... rue Godot-de-Mauroy, Paris.—Justification de ma mauvaise écriture: les idées me galopent et s'en vont si je ne les saisis pas. Souvent, mouvement nerveux de la main. (Note de Stendhal.)

Au verso du fol. 311 est ce testament de Stendhal: «J'exige (sine qua non conditio) que tous les noms de femme soient changés avant l'impression. Je compte que cette précaution et la distance des temps empêcheront tout scandale. Cività-Vecchia, le 31 décembre 1835. H. BEYLE.»


CHAPITRE XXII[1]

Le siège de Lyon agitait[2] tout le Midi: j'étais pour Kellermann et les républicains, mes parents pour les émigrés et Précy (sans Monsieur, comme ils disaient).

Le cousin Senterre, de la poste, dont le cousin ou neveu[3] se battait dans Lyon[4], venait à la maison deux fois par jour; comme c'était l'été, nous prenions le café au lait du matin dans le cabinet d'histoire naturelle sur la terrasse.

C'est au point H[5] que j'ai peut-être éprouvé les plus vifs transports d'amour de la patrie et de haine pour les aristocrates (légitimistes de 1835) et les prêtres[6], ses ennemis.

M. Senterre, employé à la poste aux lettres[7], nous apportait constamment six ou sept journaux dérobés aux abonnés, qui ne les recevaient que deux heures plus tard à cause de notre curiosité. Il avait son doigt de vin et son pain et écoutait les journaux. Souvent, il avait des nouvelles de Lyon.

Je venais le soir, seul, sur la terrasse, pour tâcher d'entendre le canon de Lyon. Je vois dans la Table chronologique, le seul livre que j'aie à Rome[8], que Lyon fut pris le 9 octobre 1793. Ce fut donc pendant l'été de 1793, à dix[9] ans, que je venais écouter le canon de Lyon; je ne l'entendis jamais. Je regardais avec envie la montagne de Méaudre (prononcez Mioudre)[10], de laquelle on l'entendait. Notre brave cousin Romagnier (cousin pour avoir épousé une demoiselle Blanchet, parente de la femme de mon grand-père), je crois, était de Méaudre[11], où il allait tous les deux mois voir son père. Au retour, il faisait palpiter mon cœur en me disant: «Nous entendons fort bien le canon de Lyon, surtout le soir, au coucher du soleil, et quand le vent est au nord-ouest (nordoua).»

Je contemplais avec le plus vif désir d'y aller le point B, mais c'était un désir qu'il fallait bien se garder d'énoncer.

J'aurais peut-être dû placer ce détail bien plus haut, mais je répète que pour mon enfance je n'ai que des images fort nettes, sans date comme sans physionomie.

Je les écris un peu comme cela me vient.

Je n'ai aucun livre et je ne veux lire aucun livre, je m'aide à peine de la stupide Chronologie qui porte le nom de cet homme fin et sec, M. Loïs Weymar. Je ferai de même pour la campagne de Marengo (1800), pour celle de 1809, pour la campagne de Moscou, pour celle de 1813, où je fus intendant à Sagan (Silésie, sur la Bober); je ne prétends nullement écrire une histoire, mais tout simplement noter mes souvenirs afin de deviner quel homme j'ai été: bête ou spirituel, peureux ou courageux, etc., etc. C'est la réponse au grand mot:

Γνωτι σεαυτον

Durant cet été de 1793, le siège de Toulon m'agitait beaucoup; il va sans dire que mes parents approuvaient les traîtres qui le rendirent, cependant ma tante Elisabeth, avec sa fierté castillane, me dit ... [12].


Je vis partir le général Carteau ou Cartaud, qui parada sur la place Grenette. Je vois encore son nom sur les fourgons[13] défilant lentement et à grand bruit par la rue Montorge pour aller à Toulon.


Un grand événement se préparait pour moi, j'y fus fort sensible dans le moment, mais il était trop tard, tout lien d'amitié était à jamais rompu entre mon père et moi, et mon horreur pour les détails bourgeois et pour Grenoble était désormais invincible.

Ma tante Séraphie était malade depuis longtemps. Enfin, on parla de danger; ce fut la bonne Marion (Marie Thomasset), mon amie, qui prononça ce grand mot. Le danger devint pressant, les prêtres affluèrent.

Un soir d'hiver, ce me semble, j'étais dans la cuisine, vers les sept heures du soir[14], au point H, vis-à-vis l'armoire de Marion. Quelqu'un vint dire: «Elle est passée.» Je me jetai à genoux au point H pour remercier Dieu de cette grande délivrance.

Si les Parisiens sont aussi niais en 1880 qu'en 1835, cette façon de prendre la mort de la sœur de ma mère me fera passer pour barbare, cruel, atroce.

Quoi qu'il en soit, telle est la vérité. Après la première semaine de messes des morts et de prières, tout le monde se trouva grandement soulagé[15] dans la maison. Je crois que mon père même fut bien aise d'être délivré de cette maîtresse diabolique, si toutefois elle a été sa maîtresse, ou de cette amie intime diabolique.

Une de ses dernières actions avait été, un soir que je lisais sur la commode de ma tante Elisabeth[16], au point H, la Henriade ou Bélisaire, que mon grand-père venait de me prêter, de s'écrier: « Comment peut-on donner de tels livres à cet enfant! Qui lui a donné ce livre?»

Mon excellent grand-père, sur ma demande importune, venait d'avoir la complaisance, malgré le froid, d'aller avec moi jusque dans son cabinet de travail, touchant la terrasse, à l'autre bout de la maison, pour me donner ce livre dont j'avais soif ce soir-là.

Toute la famille était en rang d'oignons devant le feu, au point D [17]. On répétait souvent, à Grenoble, ce mot: rang d'oignons[18]. Mon grand-père, au reproche insolent de sa fille, ne répondit, en haussant les épaules, que: «Elle est malade.»

J'ignore absolument la date de cette mort; je pourrai la faire prendre sur les registres de l'état-civil à Grenoble[19].


Il me semble que bientôt après j'allai à l'École centrale, chose que Séraphie n'eût jamais souffert. Je crois que ce fut vers 1797 et que je ne fus que trois ans à l'École centrale.


[1] Chapitre XXII.—Ce chapitre, non numéroté par Stendhal, va du fol. 311 ter au fol. 315 bis.—Le chapitre commence ainsi: «Le fameux siège de Lyon (dont plus tard j'ai tant connu le chef, M. de Précy, à Brunswick, 1806-1809, mon premier modèle d'homme de bonne compagnie, après M. de Tressan, dans ma première enfance).»

—Le fol. 311 bis porte simplement ces deux mentions: «Tome second», et: «Siège de Lyon, été de 1793.»

[2] Le siège de Lyon agitait ...—Variante: «Agita.»

[3] ... dont le cousin ou neveu ...—Les deux mots: cousin ou, ont été rayés au crayon par R. Colomb.

[4] ... se battait dans Lyon ...—Il ne se battait pas; sa condamnation à mort fut motivée sur une lettre écrite à une dame de ses amies et interceptée par Dubois de Crancé. (Note au crayon de R. Colomb.)

[5] C'est au point H que j'ai peut-être éprouvé ...—En face, au verso du fol. 311 ter, se trouve un plan de la scène: dans le «cabinet d'histoire naturelle», garni sur ses deux plus grands murs d' «armoires fermées contenant minéraux, coquillages», est la «table de déjeuner avec café au lait excellent et fort bons petits pains très cuits, griches perfectionnées»; autour de la table, en «S, M. Senterre avec son chapeau à larges bords, à cause de ses yeux faibles et bordés de rouge»; en «H, moi, dévorant ses nouvelles». La terrasse est voisine; au bout se trouve en «J, mon jardin particulier, à côté de la pierre à eau».

[6] ... et les prêtres ...—Ms.: «Tresp.»

[7] M. Senterre, employé à la poste aux lettres ...—Stendhal a déjà parlé de son cousin Senterre et de la scène des journaux. Voir plus haut, chapitre XII.

[8] ... le seul livre que j'ai à Rome ...—Ms.: «Mero.»

[9] ... à dix ans ...—Ms.: «Ten.»

[10] ... la montagne de Méandre (prononcez Mioudre)...—En face, au verso du fol 312, est un dessin représentant la silhouette des plateaux de Saint-Nizier (A) et de Sornin (B) jusqu'à la vallée de l'Isère (V). «Méaudre ou Mioudre en M, dans la vallée entre les deux montagnes A et B»; «V, vallée de Voreppe, adorée par moi comme étant le chemin de Paris».

[11] ... Méaudre ...—Ms.: «Mioudre.»—Méaudre est un village de 784 habitants situé à 1.012 m. d'altitude, dans la vallée de la Bourne.

[12] ... ma tante Elisabeth, avec sa fierté castillane, me dit ...—Le reste de la page a été laissé en blanc par Stendhal. Cet alinéa et le suivant, accompagnés d'un grand blanc, étaient certainement destinés à être développés.

[13] ... sur les fourgons ...—Variante: «Ses fourgons.»

[14] ... j'étais dans la cuisine vers les sept heures du soir ...—Suit un plan de la cuisine. Sur la «grande table» de milieu, en «O, boîte à poudre qui éclata». En H, le jeune Henri devant l'armoire. (Voir notre plan de l'appartement Gagnon.)

[15] ... se trouva grandement soulagé ...—Variante: «Délivré.»

[16] ... un soir que je lisais sur la commode de ma tante Elisabeth ...—En face, au verso du fol. 313 quater, est un plan de la partie de l'appartement Gagnon occupé par les chambres d'Elisabeth et Séraphie Gagnon. Dans la chambre d'Elisabeth, en «H, moi lisant la Henriade ou Bélisaire, dont mon grand-père admirait beaucoup le quinzième chapitre ou le commencement: Justinien vieillissait ... Quel tableau de la vieillesse de Louis XV, disait-il!»—Dans un angle de la place Grenette est figuré l'«escalier et perron de la maison Périer-Lagrange. François, le fils aîné, bon et bête, grand homme de cheval, épousa ma sœur Pauline pendant les campagnes d'Allemagne».

[17] Toute la famille était en rang d'oignons devant le jeu au point D.—Plan de la chambre d'Elisabeth Gagnon en haut du fol. 314; autour de la cheminée, en D, la famille en rang d'oignons; en face de la cheminée, le jeune Beyle lisant sur la commode.

[18] ... rang d'oignons.—On lit en haut du fol. 315 bis: «30 décembre 1835. Omar.»—Le fol. 315 porte simplement: «Chapitre XIX.» Ce chapitre commence au milieu de la page 315 bis, suivant une indication de Stendhal lui-même.

[19] ... sur les registres de l'état civil à Grenoble.—Séraphie Gagnon est morte le 9 janvier 1797, à dix heures du soir.


CHAPITRE XXIII[1]

ÉCOLE CENTRALE

Bien des années après, vers 1817, j'appris de M. de Tracy que c'était lui, en grande partie, qui avait fait la loi excellente des Écoles centrales[2].

Mon grand-père fut le très digne chef du jury chargé de présenter à l'administration départementale les noms des professeurs et d'organiser l'école. Mon grand-père adorait les lettres et l'instruction, et, depuis quarante ans, était à la tête de tout ce qui s'était fait de littéraire et de libéral à Grenoble.

Séraphie l'avait vertement blâmé d'avoir accepté ces fonctions de membre du jury d'organisation, mais le fondateur de la bibliothèque publique devait à sa considération dans le monde d'être le chef de l'École centrale[3].

Mon maître Durand, qui venait à la maison me donner des leçons, fut professeur de latin; comment ne pas aller à son cours à l'École centrale? Si Séraphie eût vécu, elle eût trouvé une raison, mais, dans l'état des choses, mon père se borna à dire des mots profonds et sérieux sur le danger des mauvaises connaissances pour les mœurs. Je ne me sentais pas de joie; il y eut une séance d'ouverture de l'École dans les salles de la bibliothèque, où mon grand-père fit un discours.

C'est peut-être là cette assemblée si nombreuse dans la première salle SS[4], dont je trouve l'image dans ma tête.

Les professeurs étaient MM. Durand, pour la langue latine; Gattel, grammaire générale et même logique, ce me semble; Dubois-Fontanelle, auteur de la tragédie d'Ericie[5] ou la Vestale et rédacteur pendant vingt-deux ans de la Gazette des Deux-Ponts[6], belles-lettres; Trousset, jeune médecin, la chimie; Jay, grand hâbleur de cinq pieds dix pouces, sans l'ombre de talent, mais bon pour enfiévrer (monter la tête des enfants), le dessin,—il eut bientôt trois cents élèves; Chalvet (Pierre, Vincent), jeune pauvre libertin, véritable auteur sans aucun talent, l'histoire—et chargé de recevoir l'argent des inscriptions qu'il mangea en partie avec trois sœurs, fort catins de leur métier, qui lui donnèrent une nouvelle v..., de laquelle il mourut bientôt après; enfin Dupuy, le bourgeois le plus emphatique et le plus paternel que j'aie jamais vu, professeur de mathématiques—sans l'ombre de talent. C'était à peine un arpenteur, on le nomma dans une ville qui avait un Gros! Mais mon grand-père ne savait pas un mot de mathématiques et les haïssait, et d'ailleurs l'emphase du père Dupuy (comme nous l'appelions; lui nous disait: mes enfants) était bien faite pour lui conquérir l'estime générale à Grenoble. Cet homme si vide disait cependant une grande parole: «Mon enfant, étudie la Logique de Condillac, c'est la base de tout.»

On ne dirait pas mieux aujourd'hui, en remplaçant toutefois le nom de Condillac par celui de Tracy.

Le bon, c'est que je crois que M. Dupuy ne comprenait pas le premier mot de cette logique de Condillac, qu'il nous conseillait; c'était un fort mince volume petit in-12. Mais j'anticipe, c'est mon défaut, il faudra peut-être en relisant effacer toutes ces phrases qui offensent l'ordre chronologique.

Le seul homme parfaitement à sa place était M. l'abbé Gattel, abbé coquet, propret, toujours dans la société des femmes, véritable abbé du XVIIe siècle; mais il était fort sérieux en faisant son cours et savait, je crois, tout ce qu'on savait alors des habitudes principales des mouvements d'instinct et en second lieu de facilité et d'analogie que les peuples ont suivie en formant les langues.

M. Gattel avait fait un fort bon dictionnaire où il avait osé noter la prononciation, et dont je me suis toujours servi. Enfin, c'était un homme qui savait travailler cinq à six heures tous les jours, ce qui est rare en province, où l'on ne sait que baguenauder toute la journée.

Les niais de Paris blâment cette peinture de la prononciation saine, naturelle. C'est par lâcheté et par ignorance. Ils ont peur d'être ridicules en notant la prononciation d'Anvers (ville), de cours, de vers. Ils ne savent pas qu'à Grenoble, par exemple, on dit: J'ai été au Cour-ce, ou: j'ai lu des ver-ce sur Anver-se et Calai-se. Si l'on parle ainsi à Grenoble, ville d'esprit et tenant encore un peu aux pays du Nord, qui pour la langue ont évincé le Midi, que sera-ce à Toulouse, Béziers, Pézenas, Digne? Pays où l'on devrait afficher la prononciation française à la porte des églises.

Un ministre de l'Intérieur qui voudrait faire son métier, au lieu d'intriguer auprès du roi et dans les Chambres, comme M. Guizot[7], devrait demander un crédit de deux millions par an pour amener[8] au niveau d'instruction des autres Français les peuples qui habitent dans le fatal triangle qui s'étend entre Bordeaux, Bayonne et Valence. On croit aux sorciers, on ne sait pas lire et on ne parle pas français en ces pays. Ils peuvent produire par hasard un homme supérieur comme Lannes, Soult, mais le général ...[9] y est d'une ignorance incroyable. Je pense qu'à cause du climat et de l'amour et de l'énergie qu'il donne à la machine, ce triangle devrait produire les premiers hommes de France. La Corse me conduit à cette idée.

Avec ses 180.000 habitants, cette île a donné huit ou dix hommes de mérite à la Révolution et le département du Nord, avec ses 900.000 habitants, à peine un. Encore j'ignore le nom de cet un. Il va sans dire que les prêtres[10] sont tout-puissants dans ce fatal triangle. La civilisation est de Lille à Rennes et cesse vers Orléans et Tours. Au sud de Grenoble est sa brillante limite[11].


Nommer les professeurs à l'École centrale[12] coûtait peu et était bientôt fait, mais il y avait de grandes réparations à faire aux bâtiments. Malgré la guerre, tout se faisait dans ces temps d'énergie. Mon grand-père demandait sans cesse des fonds à l'administration départementale.

Les cours s'ouvrirent au printemps, je crois, dans des salles provisoires.

Celle de M. Durand avait une vue délicieuse et enfin, après un mois, j'y fus sensible. C'était un beau jour d'été et une brise douce agitait les foins des glacis de la porte de Bonne, sous nos yeux[13], à soixante ou quatre-vingts pieds plus bas.

Mes parents me vantaient sans cesse, et à leur manière, la beauté des champs, de la verdure, des fleurs, etc., des renoncules, etc.

Ces plates phrases m'ont donné, pour les fleurs et les plates-bandes, un dégoût qui dure encore.

Par bonheur, la vue magnifique que je trouvai tout seul à une fenêtre du collège, voisine de la salle du latin, où j'allais rêver tout seul, surmonta le profond dégoût causé par les phrases de mon père et des prêtres, ses amis.

C'est ainsi que, tant d'années après, les phrases nombreuses et prétentieuses de MM. Chateaubriand et de Salvandy m'ont fait écrire le Rouge et le Noir d'un style trop haché. Grande sottise, car dans vingt ans, qui songera aux fatras hypocrites de ces Messieurs? Et moi, je mets un billet à une loterie, dont le gros lot se réduit à ceci: être lu en 1935.

C'est la même disposition d'âme qui me faisait fermer les yeux aux paysages des extases de ma tante Séraphie. J'étais en 1794 comme le peuple de Milan[14] est en 1835: les autorités allemandes et abhorrées veulent lui faire goûter Schiller, dont la belle âme, si différente de celle du plat Goethe, serait bien choquée de voir de tels apôtres à sa gloire.


Ce fut une chose bien étrange pour moi que de débuter, au printemps de 1791 ou 95, à onze ou douze ans, dans une école où j'avais dix ou douze camarades.

Je trouvai la réalité bien au-dessous des folles images de mon imagination. Ces camarades n'étaient pas assez gais, pas assez fous, et ils avaient des façons bien ignobles.

Il me semble que M. Durand, tout enflé de se voir professeur d'une École centrale, mais toujours bonhomme, me mit à traduire Salluste, De Bello Jugurtino. La liberté produisit ses premiers fruits, je revins au bon sens en perdant ma colère et goûtai fort Salluste.

Tout le collège était rempli d'ouvriers, beaucoup de chambres de notre troisième étage étaient ouvertes, j'allais y rêver seul.

Tout m'étonnait dans cette liberté tant souhaitée, et à laquelle j'arrivais enfin. Les charmes que j'y trouvais n'étaient pas ceux que j'avais rêvés, ces compagnons si gais, si aimables, si nobles, que je m'étais figurés, je ne les trouvais pas, mais à leur place, des polissons très égoïstes.

Ce désappointement, je l'ai eu à peu près dans tout le courant de ma vie. Les seuls bonheurs d'ambition en ont été exempts, lorsque, en 1810[15], je fus auditeur et, quinze jours après, inspecteur du mobilier. Je fus ivre de contentement, pendant trois mois, de n'être plus commissaire des Guerres et exposé à l'envie et aux mauvais traitements de ces héros si grossiers qui étaient les manœuvres de l'Empereur à Iéna et à Wagram. La postérité ne saura jamais la grossièreté et la bêtise de ces gens-là, hors de leur champ de bataille. Et même sur ce champ de bataille, quelle prudence! C'étaient des gens comme l'amiral Nelson, le héros de Naples (voir Caletta et ce que m'a conté M. Di Fiore), comme Nelson, songeant toujours à ce que chaque blessure leur rapporterait en dotations et en croix. Quels animaux ignobles, comparés à la haute vertu du général Michaud, du colonel Mathis! Non, la postérité ne saura jamais quels plats jésuites ont été ces héros des bulletins de Napoléon, et comme je riais en recevant le Moniteur, à Vienne, Dresde, Berlin, Moscou, que personne presque ne recevait à l'armée afin qu'on ne pût pas se moquer des messages. Les Bulletins étaient des machines de guerre, des travaux de campagne, et non des pièces historiques.

Heureusement pour la pauvre vérité, l'extrême lâcheté de ces héros, devenus pairs de France et juges en 1835, mettra la postérité au fait de leur héroïsme en 1809. Je ne fais exception que pour l'aimable Lasalle et pour Exelmans, qui depuis... Mais alors il n'était pas allé rendre visite au maréchal Bournon, ministre de la Guerre. Moncey aussi n'aurait pas fait certaines bassesses, mais Suchet...[16] J'oubliais le grand Gouvion-Saint-Cyr avant que l'âge l'eût rendu à-demi imbécile, et celte imbécillité remonte à 1814. Il n'eut plus, après cette époque, que le talent d'écrire. Et dans l'ordre civil, sous Napoléon, quels plats bougres[17] que M. de B...., venant persécuter M. Daru à Saint-Cloud, au mois de novembre, dès sept heures du matin, que le comte d'Argout, bas flatteur du général Sébastiani[18]!

Mais, bon Dieu, où en suis-je? A l'école de latin, dans les bâtiments du collège.


[1] Le chapitre XXIII est le chapitre XIX du manuscrit (fol. 315 bis à 331 bis).—Écrit à Rome, les 30 et 31 décembre 1835, et 1er janvier 1836.

[2] ... la loi excellente des Écoles centrales.—Stendhal avait d'abord écrit: «La loi excellente des Écoles centrales avait été faite, ce me semble, par un comité dont M. de Tracy était le chef avec 6.000 francs d'appointements, lui qui avait commencé avec 200.000 livres de rente; mais ceci arrivera plus tard.»—Sur l'enseignement donné dans les Écoles centrales en général et dans celle de Grenoble, en particulier, ainsi que sur les camarades et amis d'Henri Beyle, voir l'ouvrage de M. A. Chuquet, Stendhal-Beyle (1904).

[3] ... d'être le chef de l'École centrale.—Peut-être aussi la crainte des patriotes entra-t-elle pour quelque chose dans l'acceptation de cette fonction. (Note au crayon de R. Colomb.)

[4] ... dans la première salle SS ...—Plan de cette salle, à l'entrée de laquelle se trouvait le «bureau du bibliothécaire, le R. P. Ducros».—Au verso du fol. 314, Stendhal a figuré un plan du collège (aujourd'hui le Lycée de filles), alors situé entre la «rue Neuve, le faubourg Saint-Germain de Grenoble», et les «remparts de la ville en 1795». On y voit au rez-de-chaussée la «première salle des mathématiques» et la «salle de la chimie, professée par M. le Dr Trousset»; au premier étage, la «seconde salle où j'ai remporté le premier prix, sur sept ou huit élèves admis un mois après à l'École polytechnique»; enfin la «salle de latin, au second ou troisième, vue délicieuse» sur les «montagnes d'Echirolles» et sur des sommets recouverts par des «neiges éternelles ou de huit mois de l'année au moins».

[5] ... la tragédie d'Ericie ...—Ms.: «Aricie.»

[6] ... la Gazette des Deux-Ponts ...—La Gazette universelle de politique et de littérature des Deux-Ponts, fondée en 1770. Dubois-Fontanelle n'y collabora que jusqu'au 1er juin 1776.

[7] ... M. Guizot ...—Ms.: «Zotgui.»

[8] ... pour amener ...—Variante: «Porter.»

[9] ... mais le général ...—Le mot est en blanc dans le manuscrit.

[10] Il va sans dire que les prêtres ...—Ms.: «Tresp.»

[11] Au sud de Grenoble est sa brillante limite.—On lit en tête du fol. 324: «31 décembre 1835. Omar.»—Ce feuillet n'a qu'une seule ligne écrite; le reste est blanc.

[12] Nommer les professeurs à l'École centrale ...—On lit en haut du fol. 325: «31 décembre 1835. Omar. Commencé ce livre, dont voici la trois cent vingt-cinquième page, et cent, me ferait quatre cents le ... 1835.»—Le verso du même feuillet porte: «Rapidité: le 3 décembre 1835, j'en étais à 93, le 31 décembre à 325. 232 en 28 jours. Sur quoi il y a eu voyage à Cività-Vecchia. Aucun travail les jours de voyage et le soir d'arrivée ici, soit un ou deux sans écrire. Donc, en 23 jours, 232, ou dix pages par jour, ordinairement dix-huit ou vingt pages par jour, et les jours de courrier quatre ou cinq ou pas du tout. Comment pourrais-je écrire bien physiquement? D'ailleurs, ma mauvaise écriture arrête les indiscrets. 1er janvier 1836.»

—En interligne (aux mots: les professeurs de l'École centrale), Stendhal a écrit: «MM. Gattel, Dubois-Fontanelle, Trousset, Villars (paysan des Hautes-Alpes), Jay, Durand, Dupuy, Chabert, les voilà à peu près par ordre d'utilité pour les enfants; les trois premiers avaient du mérite.»—En face (fol. 324 verso) est encore un plan du «Collège ou École centrale».]

[13] ... sous nos yeux ...—Variante: «Vis-à-vis de nous.»

[14] ... le peuple de Milan ...—Ms.: «Lanmi.»

[15] ... lorsque, en 1810 ...—Ms.: «1811.»

[16] ... mais Suchet ...—Suit un blanc d'un quart de ligne.

[17] ... quels plats bougres ...—Ms.: «Ougresb.»

[18] ... général Sébastiani!—Ms.: «Bastiani-sebas.»


CHAPITRE XXIV[1]

Je ne réussissais guère avec mes camarades; je vois aujourd'hui que j'avais alors un mélange fort ridicule de hauteur et de besoin de m'amuser. Je répondis à leur égoïsme le plus âpre par mes idées de noblesse espagnole. J'étais navré quand, dans leurs jeux, ils me laissaient de côté; pour comble de misère, je ne savais point ces jeux, j'y portais une noblesse d'âme, une délicatesse qui devaient leur sembler de la folie absolue. La finesse et la promptitude de l'égoïsme, un égoïsme, je crois, hors de mesure, sont les seules choses qui aient du succès parmi les enfants.

Pour achever mon peu de succès, j'étais timide envers le professeur, un mot de reproche contenu et dit par hasard par ce petit bourgeois pédant avec un accent juste, me faisait venir les larmes aux yeux. Ces larmes étaient de la lâcheté aux yeux de MM. Gauthier frères, Saint-Ferréol, je crois, Robert (directeur actuel du théâtre Italien, à Paris), et surtout Odru. Ce dernier était un paysan très fort et encore plus grossier, qui avait un pied de plus qu'aucun de nous et que nous appelions Goliath; il en avait la grâce, mais nous donnait de fières taloches quand sa grosse intelligence s'apercevait enfin que nous nous moquions de lui.

Son père, riche paysan de Lumbin ou d'un autre village dans la vallée[2]. (On appelle ainsi par excellence l'admirable vallée de l'Isère, de Grenoble à Montmélian. Réellement, la vallée s'étend jusqu'à la dent de Moirans, de cette sorte[3].)


Mon grand-père avait profité du départ de Séraphie pour me faire suivre les cours de mathématiques, de chimie et de dessin.

M. Dupuy, ce bourgeois si emphatique et si plaisant, était, en importance citoyenne, une sorte de rival subalterne de M. le docteur Gagnon. Il était à plat ventre devant la noblesse, mais cet avantage qu'il avait sur M. Gagnon était compensé par l'absence totale d'amabilité et d'idées littéraires, qui alors formaient comme le pain quotidien de la conversation. M. Dupuy, jaloux de voir M. Gagnon membre du jury d'organisation et son supérieur, n'accueillit point la recommandation de ce rival heureux en ma faveur, et je n'ai gagné ma place dans la salle de mathématiques qu'à force de mérite, et en voyant ce mérite, pendant trois ans de suite, mis continuellement en question. M. Dupuy, qui parlait sans cesse et (jamais trop) de Condillac et de sa Logique, n'avait pas l'ombre de logique dans la tête. Il parlait noblement et avec grâce, et il avait une figure imposante et des manières fort polies.

Il eut une idée bien belle en 1794, ce fut de diviser les cent élèves qui remplissaient la salle au rez-de-chaussée, à la première leçon de mathématiques, en brigades de six ou de sept ayant chacune un chef.

Le mien était un grand, c'est-à-dire un jeune homme au-delà de la puberté et ayant un pied de plus que nous. Il nous crachait dessus, en plaçant adroitement un doigt devant sa bouche. Au régiment, un tel caractère s'appelle arsouille. Nous nous plaignions de cet arsouille, nommé, je crois, Raimonet, à M. Dupuy, qui fut admirable de noblesse en le cassant. M. Dupuy avait l'habitude de donner leçon aux jeunes officiers d'artillerie de Valence et était fort sensible à l'honneur (au coup d'épée).

Nous suivions le plat cours de Bezout, mais M. Dupuy eut le bon esprit de nous parler de Clairaut et de la nouvelle édition que M. Biot (ce charlatan travailleur) venait d'en donner.

Clairaut était fait pour ouvrir l'esprit, que Bezout tendait à laisser à jamais bouché. Chaque proposition, dans Bezout, a l'air d'un grand secret appris d'une bonne femme voisine.


Dans la salle de dessin, je trouvai que M. Jay et M. Couturier (au nez cassé), son adjoint, me faisaient une terrible injustice. Mais M. Jay, à défaut de tout autre mérite, avait celui de l'emphase, laquelle emphase, au lieu de nous faire rire, nous enflammait. M. Jay obtenait un beau succès, fort important pour l'École centrale, calomniée par les prêtres. Il avait deux ou trois cents élèves.

Tout cela était distribué par bancs de sept ou huit[4], et chaque jour il fallait faire construire de nouveaux bancs. Et quels modèles! de mauvaises académies dessinées par MM. Pajou et Jay lui-même; les jambes, les bras, tout était en à peu près, bien patauds, bien lourds, bien laids. C'était le dessin de M. Moreau jeune, ou de ce M. Cachoud qui parle si drôlement de Michel-Ange et du Dominiquin dans ses trois petits volumes sur l'Italie.

Les grandes têtes étaient dessinées à la sanguine ou gravées à la manière du crayon. Il faut avouer que la totale ignorance du dessin y paraissait moins que dans les académies (figures nues). Le grand mérite de ces têtes, qui avaient dix-huit pouces de haut, était que les hachures fussent bien parallèles; quant à imiter la nature, il n'en était pas question.

Un nommé Moulezin, bête et important à manger du foin et aujourd'hui riche et important bourgeois de Grenoble, et sans doute l'un des plus rudes ennemis du sens commun, s'immortalisa bientôt par le parallélisme parfait de ses hachures à la sanguine. Il faisait des académies et avait été élève de M. Villonne (de Lyon); moi, élève de M. Le Roy, que la maladie et le bon goût parisien avaient empêché de son vivant d'être aussi charlatan que M. Villonne à Lyon, dessinateur pour étoffes, je ne pus obtenir que les grandes têtes, ce qui me choqua fort, mais eut le grand avantage d'être une leçon de modestie.


J'en avais grand besoin, puisqu'il faut parler net. Mes parents, dont j'étais l'ouvrage, s'applaudissaient de mes talents devant moi, et je me croyais le jeune homme le plus distingué de Grenoble.

Mon infériorité dans les jeux avec mes camarades de latin commença à m'ouvrir les yeux. Le banc des grandes têtes, vers H[5], où l'on me plaça, tout près des deux fils d'un cordonnier, à figures ridicules (quelle inconvenance pour le petit-fils de M. Gagnon!), m'inspira la volonté de crever ou d'avancer[6].

Voici l'histoire de mon talent pour le dessin: ma famille, toujours judicieuse, avait décidé, après un an ou dix-huit mois de leçons chez cet homme si poli, M. Le Roy, que je dessinais fort bien.

Le fait est que je ne me doutais pas seulement que le dessin est une invention de la nature. Je dessinais avec un crayon noir et blanc une tête en demi-relief. (J'ai vu à Rome, au Braccio nuovo, que c'est la tête de Musa, médecin d'Auguste.) Mon dessin était propre, froid, sans aucun mérite, comme le dessin d'un jeune pensionnaire.

Mes parents, qui avec toutes leurs phrases sur les beautés de la campagne et les beaux paysages, n'avaient aucun sentiment des arts, pas une gravure passable à la maison, me déclarèrent très fort en dessin. M. Le Roy vivait encore et peignait[7] des paysages à la gouache (couleur épaisse), moins mal que le reste.

J'obtins de laisser là le crayon et de peindre à la gouache.

M. Le Roy avait fait une vue du pont de la Vence, entre la Buisserate et Saint-Robert, prise du point A[8].

Je passais ce pont plusieurs fois l'an pour aller à Saint-Vincent, je trouvais que le dessin, surtout la montagne en M, ressemblait fort, je fus illusionné. Donc, d'abord, et avant tout, il faut qu'un dessin ressemble à la nature!

Il n'était plus question de hachures bien parallèles. Après cette belle découverte, je fis de rapides progrès.

Le pauvre M. Le Roy vint à mourir, je le regrettai. Cependant, j'étais encore esclave alors, et tous les jeunes gens allaient chez M. Villonne, dessinateur pour étoffes chassé de Commune-Affranchie par la guerre et les échafauds. Commune-Affranchie était le nouveau nom donné à Lyon depuis sa prise.

Je communiquai à mon père (mais par hasard et sans avoir l'esprit d'y songer) mon goût pour la gouache, et j'achetai de Mme Le Roy, au triple de leur valeur, beaucoup de gouaches de son mari.

Je convoitais fort deux volumes des Contes de La Fontaine, avec gravures fort délicatement faites, mais fort claires.

«Ce sont des horreurs, me dit Mme Le Roy avec ses beaux yeux de soubrette bien hypocrites; mais ce sont des chefs-d'œuvre.»

Je vis que je ne pouvais escamoter le prix des Contes de La Fontaine sur celui des gouaches. L'École centrale s'ouvrit, je ne songeai plus à la gouache, mais ma découverte me resta[9]: il fallait imiter la nature, et cela empêcha peut-être que mes grandes têtes, copiées d'après ces plats dessins, fussent aussi exécrables qu'elles auraient dû l'être. Je me souviens du Soldat indigné, dans Héliodore chassé, de Raphaël; je ne vois jamais l'original (au Vatican) sans me souvenir de ma copie; le mécanisme du crayon, tout-à-fait arbitraire, même faux, brillait surtout dans le dragon qui surmonte le casque.

Quand nous avions fait un ouvrage passable, M. Jay s'asseyait à la place de l'élève, corrigeait un peu la tête et raisonnait avec emphase, mais enfin en raisonnant, et enfin signait la tête par derrière, apparemment ne varietur, pour qu'elle pût, au milieu ou à la fin de l'année, être présentée au concours. Il nous enflammait, mais n'avait pas la plus petite notion du beau. Il n'avait fait en sa vie qu'un tableau indigne, une Liberté copiée d'après sa femme, courte, ramassée, sans forme. Pour l'alléger, il avait occupé le premier plan par un tombeau derrière lequel la Liberté paraissait cachée jusqu'aux genoux[10].


La fin de l'année arriva, il y eut des examens en présence du jury, et, je crois, d'un membre du Département.

Je n'obtins qu'un misérable accessit, et encore pour faire plaisir, je pense, à M. Gagnon, chef du jury, et à M. Dausse, autre membre du jury, fort ami de M. Gagnon.

Mon grand-père en fut humilié, et il me le dit avec une politesse et une mesure parfaites. Son mot si simple fit sur moi tout l'effet possible. Il ajouta en riant: «Tu ne savais que nous montrer ton gros derrière!»

Cette position peu aimable avait été remarquée au tableau de la salle de mathématiques.

C'était une ardoise de six pieds sur quatre, soutenue, à cinq pieds de haut, par un châssis fort solide; on y montait par trois degrés.

M. Dupuy faisait démontrer une proposition, par exemple le carré de l'hypoténuse ou ce problème: un ouvrage coûte sept livres, quatre sous, trois deniers la toise; l'ouvrier en a fait deux toises, cinq pieds, trois pouces. Combien lui revient-il?

Dans le courant de l'année, M. Dupuy avait toujours appelé au tableau M. de Monval, qui était noble, M. de Pina, noble et ultra. M. Anglès, M. de Renneville, noble, et jamais moi, ou une seule fois[11].

Le cadet Monval, buse à figure de buse, mais bon mathématicien (terme de l'école), a été massacré par les brigands en Calabre, vers 1806, je crois. L'aîné, étant avec Paul-Louis Courier dans sa prise...[12], devint un sale vieux ultra. Il fut colonel, ruina d'une vilaine façon une grande dame de Naples; à Grenoble, voulut souffler le froid et le chaud vers 1830, fut découvert et généralement méprisé. Il est mort de ce mépris général, et richement mérité, fort loué par les dévots (voir la Gazette de 1832 ou 1833). C'était un joli homme, coquin à tout faire.

M. de P..., maire à Grenoble de 1825 à 1830. Ultra à tout faire et oubliant la probité en faveur de ses neuf ou dix enfants, il a réuni 60 ou 70.000 francs de rente. Fanatique sombre et, je pense, coquin à tout faire, vrai jésuite[13].

Anglès, depuis préfet de police, travailleur infatigable, aimant l'ordre, mais en politique coquin à tout faire, mais, selon moi, infiniment moins coquin que les deux précédents, lesquels, dans le genre coquin, tiennent la première place dans mon esprit.

La jolie Mme la comtesse Anglès était amie de Mme la comtesse Daru[14], dans le salon de laquelle je la vis. Le joli comte de Meffrey (de Grenoble, comme M. Anglès) était son amant. La pauvre femme s'ennuyait beaucoup, ce me semble, malgré les grandes places du mari.

Ce mari, fils d'un avare célèbre, et avare lui-même, était l'animal le plus triste et avait l'esprit le plus pauvre, le plus anti-mathématique. D'ailleurs, lâche jusqu'au scandale; je conterai plus tard l'histoire de son soufflet et de sa queue. Vers 1826 ou 29, il perdit la préfecture de police et alla bâtir un beau château dans les montagnes, près de Roanne, et y mourut fort brusquement bientôt après, jeune encore. C'était un triste animal, il avait tout le mauvais du caractère dauphinois, bas, fin, cauteleux, attentif aux moindres détails.

M. de Renneville, cousin des Monval, était beau et bête à manger du foin. Son père était l'homme le plus sale et le plus fier de Grenoble. Je n'ai plus entendu parler de lui depuis l'école.

M. de Sinard, bon écolier, réduit à la mendicité par l'émigration, protégé et soutenu par M. de Vaulserre, fut mon ami.

Monté au tableau, on écrivait en O[15]. La tête du démontrant était bien à huit pieds de haut. Moi, placé en évidence une fois par mois, nullement soutenu par M. Dupuy, qui parlait à Monval ou à M. de Pina pendant que je démontrais, j'étais pénétré de timidité et je bredouillais. Quand je montai au tableau à mon tour, devant le jury, ma timidité redoubla, je m'embrouillai en regardant ces Messieurs, et surtout le terrible M. Dausse, assis à côté et à droite du tableau. J'eus la présence d'esprit de ne plus les regarder, de ne plus faire attention qu'à mon opération, et je m'en tirai correctement, mais en les ennuyant. Quelle différence avec ce qui se passa en août 1799! Je puis dire que c'est à force de mérite que j'ai percé aux mathématiques et au dessin, comme nous disions à l'École centrale[16].

J'étais gros et peu grand, j'avais une redingote gris clair, de là le reproche.

«Pourquoi donc n'as-tu pas eu de prix? me disait mon grand-père.

—Je n'ai pas eu le temps.»

Les cours n'avaient, je crois, duré, cette première année, que quatre ou cinq mois.


J'allai à Claix, toujours fou de la chasse; mais en courant les champs, malgré mon père, je réfléchissais profondément à ce mot: «Pourquoi n'as-tu pas eu de prix?»

Je ne puis me rappeler si je suis allé pendant

quatre ans ou seulement pendant trois à l'École centrale. Je suis sûr de la date de sortie, examen de la fin de 1799, les Russes attendus à Grenoble.

Les aristocrates et mes parents, je crois, disaient:

O Rus, quando ego le adspiciam!

Pour moi, je tremblais pour l'examen qui devait me faire sortir de Grenoble! Si j'y reviens jamais, quelques recherches dans les archives de l'Administration départementale, à la Préfecture, m'apprendront si l'École centrale a été ouverte en 1796 ou seulement en 1797[17].

On comptait alors par les années de la République, c'était l'an V ou l'an VI. Ce n'est que longtemps après, quand l'Empereur l'a bêtement voulu, que j'ai appris à connaître 1796, 1797. Je voyais les choses de près, alors[18].

L'Empereur commença alors à élever le trône des Bourbons, et fut secondé par la lâcheté sans bornes de M. de Laplace. Chose singulière, les poètes ont du cœur, les savants proprement dits sont serviles et lâches. Quelle n'a pas été la servilité et la bassesse vers le pouvoir de M. Cuvier! Elle faisait horreur même au sage Sutton Sharpe. Au Conseil d'Etat, M. le baron Cuvier était toujours de l'avis le plus lâche.

Lors de la création de l'ordre de la Réunion, j'étais dans le plus intime de la Cour; il vint pleurer, c'est le mot, pour l'avoir. Je rapporterai en son temps la réponse de l'Empereur. Arrivés par la lâcheté: Bacon, Laplace, Cuvier. M. Lagrange fut moins plat, ce me semble.

Sûrs de leur gloire par leurs écrits, ces Messieurs espèrent que le savant couvrira l'homme d'Etat: en affaires d'argent, comme on le sait, ils courent à l'utile. Le célèbre Legendre, géomètre de premier ordre, recevant la croix de la Légion d'honneur, l'attacha à son habit, se regarda à son miroir, et sauta de joie.

L'appartement était bas, sa tête heurta le plafond, il tomba, à moitié assommé. Digne mort c'eût été pour ce successeur d'Archimède!

Que de bassesses n'ont-ils pas faites à l'Académie des Sciences, de 1825 à 1830 et depuis, pour s'escamoter des croix! Cela est incroyable, j'en ai su le détail par MM. de Jussieu, Edwards, Milne-Edwards, et par le salon de M. le baron Gérard. J'ai oublié tant de saletés.

Un Maupeou[19] est moins bas en ce qu'il dit ouvertement: «Je ferai tout ce qu'il faut pour avancer[20]


[1] Le chapitre XXIV est le chapitre XX du manuscrit (fol. 331 bis à 355).—Écrit à Rome, le 1er janvier 1836. Stendhal note au fol. 335: «Froid en écrivant.»

[2] ... un autre village dans la vallée.—Du Versoud. (Note au crayon de R. Colomb.)

[3] ... la vallée s'étend jusqu'à la dent de Moirans, de cette sorte.—Suit une carte-esquisse, d'ailleurs inexacte. Stendhal appelle Dent de Moirans le Bec de l'Echaillon, situé sur la rive droite de l'Isère, au-dessus de Veurey. Entre Moirans et Voreppe, il signale des «campagnes comparables à celle de Lombardie et de Marmande, les plus belles du monde».

[4] Tout cela était distribuée par bancs de sept ou huit ...—Suit un plan de la classe de dessin; entre les deux rangées, «le grand Jay arpentant sa salle avec l'air de gémir et en tenant la tête renversée». La place du jeune Beyle était en H, dans les bancs placés du côté de la rue Neuve.

[5] Le banc des grandes têtes, vers H ...—Cette référence se rapporte au plan décrit ci-dessus.

[6] ... la volonté de crever ou d'avancer.—Rapidité, raison de la mauvaise écriture. 1er janvier 1836. Il n'est que deux heures, j'ai déjà écrit seize pages, il fait froid, la plume va mal; au lieu de me mettre en colère, je vais en avant, écrivant comme je puis. (Note de Stendhal.)

[7] M. Le Roy vivait encore et peignait ...—Variante: «Faisait.»

[8] M. Le Roy avait fait une vue du pont de la Vence, ... prise du point A ...—Suit un croquis schématique du point de vue. Le point A est au bas du pont, sur le bord du torrent, et l'arche du pont encadre la montagne M.

[9] ... mais ma découverte me resta ...—Stendhal a, par inadvertance, oublié un mot en passant d'un feuillet à un autre.

[10] ... la Liberté paraissait cachée jusqu'aux genoux.—-Le fol. 345 est aux trois-quarts blanc.

[11] ... et jamais moi, ou une seule fois.—En face, au verso du fol. 346, est un plan de la partie du collège contenant la «salle de dessin» et la «salle des mathématiques». Dans celle-ci, près du tableau, en «D, M. Dupuy, homme de cinq pieds huit pouces, avec sa grande canne, dans son immense fauteuil». Parmi les élèves, en «H, moi, mourant d'envie d'être appelé pour monter au tableau, et me cachant pour n'être pas appelé, mourant de peur et de timidité».

[12] ... avec Paul-Louis Courier dans sa prise ...—Un mot illisible. La lecture du mot prise n'est pas certaine.

[13] ... vrai jésuite.—Ms.: «Tejé.»

[14] ... Mme la comtesse Daru ...—Ms.: «Ruda.»

[15] Monté au tableau, on écrivait en O.—Croquis représentant un élève au tableau.

[16] ... comme nous disions à l'École centrale.—Suit une phrase que Stendhal n'a pas effacée, mais que nous supprimons cependant, car il l'a accompagnée de cette mention: répétition. «Pour ne pas m'embrouiller dans une longue opération d'arithmétique, je me mis à ne regarder que le tableau.»

[17] ... si l'École centrale a été ouverte en 1796 ou seulement en 1797.—L'École centrale de Grenoble, créée par le décret de la Convention du 7 ventôse an III, fut inaugurée le 11 frimaire an V (1er décembre 1796). Des prix furent décernés aux élèves le 30 fructidor an V (16 septembre 1797), le 10 germinal an VI (30 mars 1798), jour de la fête de la Jeunesse, le 30 fructidor an VI (16 septembre 1798) et le 17 brumaire an VII (7 novembre 1798).

[18] Je voyais les choses de près, alors.—Écriture. Le 1er janvier 1836, 26 pages. Toutes les plumes vont mal, il fait un froid de chien; au lieu de chercher à bien former mes lettres et de m'impatienter, io tiro avanti. M. Colomb me reproche dans chaque lettre d'écrire mal. (Note de Stendhal.)

[19] Un Maupeou ...—Ms.: «Maudpw.»

[20]—On lit à la fin du chapitre: «Le 1er janvier 1836, 29 pages. Je cesse, faute de lumière au ciel, à quatre heures trois quarts.»


CHAPITRE XXV[1]

Mon âme délivrée de la tyrannie commençait à prendre quelque ressort. Peu à peu je n'étais plus continuellement obsédé de ce sentiment si énervant: la haine impuissante.

Ma bonne tante Elisabeth était ma providence. Elle allait presque tous les soirs faire sa partie chez mesdames Colomb ou Romagnier. Ces excellentes sœurs n'avaient de bourgeois que quelques manies de prudence et quelques habitudes. Elles avaient de belles âmes, chose si rare en province, et étaient tendrement attachées à ma tante Elisabeth.

Je ne dis pas assez de bien de ces bonnes cousines; elles avaient l'âme grande, généreuse; elles en avaient donné des preuves singulières dans les grandes occasions de leur vie.

Mon père, de plus en plus absorbé par sa passion pour l'agriculture et pour Claix, y passait trois ou quatre jours par semaine. La maison de M. Gagnon, où il dînait et soupait tous les jours depuis la mort de ma mère, ne lui était plus aussi agréable à beaucoup près. Il ne parlait à cœur ouvert qu'à Séraphie. Les sentiments espagnols de ma tante Elisabeth le tenaient en respect, il y avait toujours très peu de conversation entre eux. La petite finesse dauphinoise de tous les instants et la timidité désagréable de l'un s'alliait mal à la sincérité noble et à la simplicité de l'autre. Mademoiselle Gagnon n'avait aucun goût[2] pour mon père qui, d'un autre côté, n'était pas de force à soutenir la conversation avec M. le docteur Gagnon; il était respectueux et poli, M. Gagnon était très poli, et voilà tout. Mon père ne sacrifiait donc rien en allant passer trois ou quatre jours par semaine à Claix. Il me dit deux ou trois fois, quand il me forçait à l'accompagner à Claix, qu'il était triste, à son âge, de ne pas avoir un chez-soi.

Rentrant le soir pour souper avec ma tante Elisabeth, mon grand-père et mes deux sœurs, je n'avais pas à craindre un interrogatoire bien sévère. En général, je disais en riant que j'étais allé chercher ma tante chez mesdames Romagnier et Colomb; souvent, en effet, de chez ces dames je l'accompagnais jusqu'à la porte de l'appartement et je redescendais en courant pour aller passer une demi-heure à la promenade du Jardin-de-Ville qui, le soir, en été, au clair de lune, sous de superbes marronniers de quatre-vingts pieds de haut, servait de rendez-vous à tout ce qui était jeune et brillant dans la ville.

Peu à peu je m'enhardis, j'allai plus souvent au spectacle, toujours au parterre debout.

Je sentais un tendre intérêt à regarder une jeune actrice, nommée Mlle Kably. Bientôt j'en fus éperdument amoureux; je ne lui ai jamais parlé.

C'était une jeune femme mince, assez grande, avec un nez aquilin, jolie, svelte, bien faite. Elle avait encore la maigreur de la première jeunesse, mais un visage sérieux et souvent mélancolique.

Tout fut nouveau pour moi dans l'étrange folie qui, tout-à-coup, se trouva maîtresse de toutes mes pensées. Tout autre intérêt s'évanouit pour moi. A peine je reconnus le sentiment dont la peinture m'avait charmé dans la Nouvelle Héloïse, encore moins était-ce la volupté de Félicia. Je devins tout-à-coup indifférent et juste pour tout ce qui m'environnait, ce fut[3] l'époque de la mort de ma haine pour feu ma tante Séraphie.

Mlle Kably jouait dans la comédie les rôles de jeunes premières, elle chantait aussi dans l'opéra-comique.

On sent bien que la vraie comédie n'était pas à mon usage. Mon grand-père m'étourdissait sans cesse du grand mot: la connaissance du cœur humain. Mais que pouvais-je savoir sur ce cœur humain? Quelques prédictions tout au plus, accrochées dans les livres, dans Don Quichotte particulièrement, le seul presque qui ne m'inspirât pas de la méfiance; tous les autres avaient été conseillés par mes tyrans, car mon grand-père (nouveau converti, je pense) s'abstenait de plaisanter sur les livres que mon père et Séraphie me faisaient lire [4].

Il me fallait donc la comédie romanesque, c'est-à-dire le drame peu noir, présentant des malheurs d'amour et non d'argent (le drame noir et triste s'appuyant sur le manque d'argent m'a toujours fait horreur comme bourgeois et trop vrai).

Mlle Kably brillait dans Claudine, de Florian.

Une jeune Savoyarde, qui a eu un petit enfant, au Montanvert, d'un jeune voyageur élégant, s'habille en homme et, suivie de son petit marmot, fait le métier de décrotteur sur une place de Turin. Elle retrouve son amant qu'elle aime toujours, elle devient son domestique, mais cet amant va se marier.

L'auteur qui jouait l'amant, nommé Poussi, ce me semble,—ce nom me revient huit à coup après tant d'années,—disait avec un naturel parfait: «Claude! Claude!» dans un certain moment où il grondait son domestique qui lui disait du mal de sa future. Ce ton de voix retentit encore dans mon âme, je vois l'acteur.

Pendant plusieurs mois, cet ouvrage, souvent redemandé par le public, me donna les plaisirs les plus vifs, et je dirais les plus vifs que m'aient donnés les ouvrages d'art, si, depuis longtemps, mon plaisir n'avait été l'admiration tendre, la plus dévouée et la plus folle.

Je n'osais pas prononcer le nom de Mlle Kably; si quelqu'un la nommait devant moi, je sentais un mouvement singulier près du cœur, j'étais sur le point de tomber. Il y avait comme une tempête dans mon sang.

Si quelqu'un disait la Kably, au lieu de: Mademoiselle Kably, j'éprouvais un sentiment de haine et d'horreur[5], que j'étais à peine maître de contenir.

Elle chantait de sa pauvre petite voix faible dans Le Traité nul, opéra de Gaveau (pauvre d'esprit, mort fou quelques années plus tard).

Là commença mon amour pour la musique, qui a peut-être été ma passion la plus forte et la plus coûteuse; elle dure encore à cinquante-deux[6] ans, et plus vive que jamais. Je ne sais combien de lieues je ne ferais pas à pied, ou à combien de jours de prison je ne me soumettrais pas pour entendre Don Juan ou le Matrimonio Segreto, et je ne sais pour quelle autre chose je ferais cet effort. Mais, pour mon malheur, j'exècre la musique médiocre (à mes yeux elle est un pamphlet satyrique contre la bonne, par exemple le Furioso de Donizetti, hier soir, Rome, Valle[7]. Les Italiens, bien différents de moi, ne peuvent souffrir une musique dès qu'elle a plus de cinq ou six ans. L'un d'eux disait devant moi, chez madame ...[8]: «Une musique qui a plus d'un an peut-elle être belle?»)

Quelle parenthèse, grand Dieu[9]! En relisant, il faudra effacer, ou mettre à une autre place, la moitié de ce manuscrit[10].


J'appris par cœur, et avec quels transports! ce filet de vinaigre continu et saccadé qu'on appelait Le Traité nul.

Un acteur passable, qui jouait gaiement le rôle du valet (je vois aujourd'hui qu'il avait la véritable insouciance d'un pauvre diable qui n'a que de tristes pensées à la maison, et qui se livre à son rôle avec bonheur), me donna les premières idées du comique, surtout au moment où il arrange la contre-danse qui finit par: Mathurine nous écoutait...

Un paysage de la forme et de la grandeur d'une lettre de change, où il y avait beaucoup de gomme-gutte fortifiée par du bistre, surtout sur le premier plan à gauche, que j'avais acheté chez M. Le Roy, et que je copiais alors avec délices, me semblait absolument la même chose que le jeu de cet acteur comique, qui me faisait rire de bon cœur quand Melle Kably n'était pas en scène; s'il lui adressait la parole, j'étais attendri, enchanté. De là vient, peut-être qu'encore aujourd'hui la même sensation m'est souvent donnée par un tableau ou par un morceau de musique. Que de fois j'ai trouvé cette identité dans le musée Brera, à Milan (1814-1812)!

Cela est d'un vrai et d'une force que j'ai peine à exprimer, et que d'ailleurs on croirait difficilement.

Le mariage, l'union intime de ces deux beaux-arts, a été à jamais cimenté, quand j'avais douze ou treize ans, par quatre ou cinq mois du bonheur le plus vif et de la sensation de volupté la plus forte, et allant presque jusqu'à la douleur, que j'aie jamais éprouvée.

Actuellement, je vois (mais je vois de Rome, à cinquante-deux[11] ans) que j'avais le goût de la musique avant ce Traité nul si sautillant, si filet de vinaigre, si français, mais que je sais encore par cœur. Voici mes souvenirs: 1° le son des cloches de Saint-André, surtout sonnées pour les élections, une année que mon cousin Abraham Mallein (père de mon beau-frère Alexandre) était président ou simplement électeur;—2° le bruit de la pompe de la place Grenette, quand les servantes, le soir, pompaient avec la grande barre de fer;—3° enfin, mais le moins de tous, le bruit d'une flûte que quelque commis marchand jouait, au quatrième étage, sur la place Grenette.

Ces choses m'avaient déjà donné des plaisirs qui, à mon insu, étaient des plaisirs musicaux.


Mademoiselle Kably jouait aussi dans l'Epreuve villageoise de Grétry, infiniment moins mauvaise que le Traité nul. Une situation tragique me fit frémir dans Raoul, sire de Créqui; en un mot, tous les mauvais petits opéras de 1794 furent portés au sublime pour moi, par la présence de Melle Kably; rien ne pouvait être commun ou plat dès qu'elle paraissait.

J'eus, un jour, l'extrême courage de demander à quelqu'un où logeait Melle Kably. C'est probablement l'action la plus brave de ma vie.

«Rue des Clercs», me répondit-on.

J'avais eu le courage, bien auparavant, de demander si elle avait un amant. A quoi l'interrogé me répondit par quelque dicton[12] grossier; il ne savait rien sur son genre de vie.

Je passais par la rue des Clercs à mes jours de grand courage: le cœur me battait, je serais peut-être tombé si je l'eusse rencontrée; j'étais bien délivré quand, arrivé au bas de la rue des Clercs, j'étais sûr de ne pas la rencontrer.

Un matin, me promenant seul au bout de l'allée des grands marronniers, au Jardin-de-Ville, et pensant à elle, comme toujours, je l'aperçus à l'autre bout du jardin, contre le mur de l'Intendance, qui venait vers la terrasse. Je faillis me trouver mal[13] et enfin je pris la fuite, comme si le diable m'emportait, le long de la grille, par la ligne F; elle était, je crois, en K'[14]. J'eus le bonheur de n'en être pas aperçu. Notez qu'elle ne me connaissait d'aucune façon. Voilà un des traits les plus marqués de mon caractère, tel j'ai toujours été (même avant-hier). Le bonheur de la voir de près, à cinq ou six pas de distance, était trop grand, il me brûlait, et je fuyais cette brûlure, peine fort réelle.

Cette singularité me porterait assez à croire que, pour l'amour, j'ai le tempérament mélancolique de Cabanis.

En effet, l'amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires, ou plutôt la seule. Jamais je n'ai eu peur de rien que de voir la femme que j'aime regarder un rival avec intimité. J'ai très peu de colère contre le rival: il fait son affaire, pensé-je, mais ma douleur est sans bornes et poignante; c'est au point que j'ai besoin de m'abandonner sur un banc de pierre, à la porte de la maison. J'admire tout dans le rival préféré (le chef d'escadrons Gibory et Mme Martin, palazzo Aguissola, Milan).

Aucun autre chagrin ne produit chez moi la millième partie de cet effet.

Auprès de l'Empereur, j'étais attentif, zélé, ne pensant nullement à ma cravate, à la grande différence des autres. (Exemple: un soir, à 7 heures, à ...[15], en Lusace, campagne de 1813, le lendemain de la mort du duc de Frioul.)

Je ne suis ni timide, ni mélancolique en écrivant et m'exposant au risque d'être sifflé; je me sens plein de courage et de fierté quand j'écris une phrase qui serait repoussée par l'un de ces deux géants (de 1835): MM. de Chateaubriand ou Villemain.

Sans cloute, en 1880, il y aura quelque charlatan adroit, mesuré, à la mode, comme ces Messieurs aujourd'hui. Mais si on lit ceci on me croira envieux, ceci me désole; ce plat vice bourgeois est, ce me semble, le plus étranger à mon caractère.

Réellement, je ne suis que mortellement jaloux des gens qui font la cour à une femme que j'aime; bien plus, je le suis même de ceux qui lui ont fait la cour, dix ans avant moi. (Par exemple, le premier amant de Babet, à Vienne, en 1809.

«Tu le recevais dans ta chambre!

—Tout était chambre pour nous, nous étions seuls dans le château, et il avait les clefs.»

Je sens encore le mal que me firent ces paroles, c'était pourtant en 1809, il y a vingt-sept ans; je vois cette naïveté parfaite de la jolie Babet; elle me regardait.)


Je trouve[16] sans doute beaucoup de plaisir à écrire depuis une heure, et à chercher à peindre bien juste mes sensations du temps de Melle Kably[17], mais qui diable aura le courage de lire cet amas excessif de je et de moi? Cela me paraît puant à moi-même. C'est là le défaut de ce genre d'écrit et, d'ailleurs, je ne puis relever la fadeur par aucune sauce de charlatanisme. Oserais-je ajouter: comme les confessions de Rousseau? Non, malgré l'énorme absurdité de l'objection, l'on va encore me croire envieux ou plutôt cherchant à établir une comparaison. effroyable par l'absurde, avec le chef-d'œuvre de ce grand écrivain.

Je proteste de nouveau et une fois pour toutes que je méprise souverainement et sincèrement M. Pariset, M. de Salvandy, M. Saint-Marc Girardin et les autres hâbleurs, pédants gagés et jésuites[18] du Journal des Débats, mais pour cela je ne m'en crois pas plus près des grands écrivains. Je ne me crois d'autre garant de mérite que de peindre ressemblante la nature, qui m'apparaît si clairement en de certains moments.

Secondement, je suis sûr de ma parfaite bonne foi, de mon adoration pour le vrai: troisièmement, et du plaisir que j'ai à écrire, plaisir qui allait jusqu'à la folie en 1817, à Milan, chez M. Peroult, corsia del Giardino[19].


[1] Le chapitre XXV est le chapitre XXI du manuscrit (fol. 356 à 370; le bas du fol. 370 et le fol. 371, d'abord écrits par Stendhal, ont été barrés avec cette mention: «Longueur»).—Écrit à Rome, les 2 et 3 janvier 1836.

[2] Mademoiselle Gagnon n'avait aucun goût ...—Variante: «Pas de goût.»

[3] ... ce fut l'époque ...—Mot oublié inconsciemment par Stendhal, en passant d'un feuillet à un autre.

[4] ... que mon père et Séraphie me faisaient lire.—Style. Pas de style soutenu. (Note de Stendhal.)

[5] ... un sentiment de haine et d'horreur ...—Stendhal orthographie: «Orreur.» Et il ajoute en note: «Voilà l'orthographe de la passion: orreur».

[6] ... elle dure encore à cinquante-deux ans ...—Ms.: «26 X 2.»

[7] ...hier soir, Rome, Valle.—Au théâtre della Valle, à Rome. (Note au crayon de R. Colomb.)

[8] ... chez madame ...—Nom en blanc.

[9] Quelle parenthèse, grand Dieu !—On lit en tête du fol. 363: «1836, corrigé 4 janvier 1836, auprès de mon feu, me brûlant les jambes et mourant de froid au dos.»

[10] ... la moitié de ce manuscrit.—Stendhal a écrit à ce sujet, au verso du fol. 362, la note suivante: «Non laisser cela tel quel. Dorer l'histoire Kably, peut-être ennuyeuse pour les Pasquier de 51 ans. Ces gens sont cependant l'élite des lecteurs.»

[11] ... (mais je vois de Rome, à cinquante-deux ans) ...—Ms.: «26 X 2.»

[12] ... par quelque dicton ...—Variante: «Lieu commun.»

[13] Je faillis me trouver mal ...—Variante: «Tomber.»

[14] ...elle était, je croie, en K'—Suit un plan de la scène. En outre, au verso du fol. 366, plan du Jardin-de-Ville et de ses abords. Stendhal se trouvait sur la terrasse. Il note à ce sujet: «J'ai laissé à Grenoble un petit tableau à l'huile de M. Le Roy, qui rend fort bien cette promenade-ci.» Mlle Kably se trouvait dans l'allée qui longeait la rue du Quai (aujourd'hui rue Hector-Berlioz). A cette époque, un mur séparait le jardin de la rue: «Mur en 1794, bêtement remplacé par une belle grille vers 1814.»

—Ce mur est appelé par Stendhal «mur de l'Intendance», parce que le rez-de-chaussée de l'Hôtel-de-Ville fut occupé, jusqu'à la Révolution, par les bureaux de l'intendant de la province.]

[15] ... un soir, à 7 heures, à ... en Lusace ...—Le nom est en blanc.

[16] Je trouve ...—Variante: «J'ai.»

[17] ... mes sensations du temps de Mlle Kably ...—Variante: «Mes sensations d'alors.»

[18] ... pédants gagés et jésuites ...—Ms.: «Tejê.»

[19] ... chez M. Peroult, corsia del Giardino.-Peut-être tout le feuillet 370 est-il mal placé, mais la fadeur de l'amour Kably doit être relevée par une pensée plus substantielle. (Note de Stendhal.)


CHAPITRE XXVI[1]

Mais revenons à Mlle Kably. Que j'étais loin de l'envie, et de songer à craindre l'imputation d'envie, et de songer aux autres de quelque façon que ce fût dans ce temps-là! La vie commençait pour moi.

Il n'y avait qu'un être au monde: Mlle Kably; qu'un événement: devait-elle jouer ce soir-là, ou le lendemain?

Quel désappointement quand elle ne jouait pas, et qu'on donnait quelque tragédie!

Quel transport de joie pure, tendre, triomphante, quand je lisais son nom sur l'affiche! Je la vois encore, cette affiche, sa forme, son papier, ses caractères.

J'allais successivement lire ce nom chéri à trois ou quatre des endroits auxquels on affichait: à la porte des Jacobins[2], à la voûte du Jardin[3], à l'angle[4] de la maison de mon grand-père. Je ne lisais pas seulement son nom, je me donnais le plaisir de relire toute l'affiche. Les caractères un peu usés du mauvais imprimeur qui fabriquait cette affiche devinrent chers et sacrés pour moi, et, durant de longues années, je les ai aimés, mieux que de plus beaux[5].

Même, je me rappelle ceci: en arrivant à Paris, en novembre 1799, la beauté des caractères me choqua; ce n'étaient plus ceux qui avaient imprimé le nom de Kably[6].

Elle partit, je ne puis dire l'époque. Pendant longtemps je ne pus plus aller au spectacle. J'obtins d'apprendre la musique, ce ne fut pas sans peine: la religion de mon père était choquée d'un art si profane, et mon grand-père n'avait pas le plus petit goût pour cet art.

Je pris un maître de violon, nommé Mention, l'homme le plus plaisant: c'était là l'ancienne gaieté française mêlée de bravoure et d'amour. Il était fort pauvre, mais il avait le cœur d'artiste; un jour que je jouais plus mal qu'à l'ordinaire, il ferma le cahier, disant: «Je ne donne plus leçon.»

J'allai chez un maître de clarinette, nommé Hoffmann (rue de Bonne), bon allemand; je jouais un peu moins mal. Je ne sais comment je quittai ce maître pour passer chez M. Holleville, rue Saint-Louis, vis-à-vis Mme Barthélemy, notre cordonnière. Violon fort passable, il était sourd, mais distinguait la moindre fausse note. Je me rencontrais là avec M. Félix Faure (aujourd'hui pair de France, Premier Président, jugeur d'août 1835). Je ne sais comment je quittai Holleville.

Enfin, j'allai prendre leçon de musique vocale, à l'insu de mes parents, à six heures du matin, place Saint-Louis, chez un fort bon chanteur.

Mais rien n'y faisait: j'avais horreur tout le premier des sons que je produisais. J'achetais des airs italiens, un, entre autres, où je lisais Amore, ou je ne sais quoi, nello cimento: je comprenais: dans le ciment, dans le mortier. J'adorais ces airs italiens auxquels je ne comprenais rien. J'avais commencé trop tard. Si quelque chose eût été capable de me dégoûter de la musique, c'eût été les sons exécrables qu'il faut produire pour l'apprendre. Le seul piano eût pu me faire tourner la difficulté, mais j'étais né dans une famille essentiellement inharmonique.

Quand, dans la suite, j'ai écrit sur la musique, mes amis m'ont fait une objection principale de cette ignorance. Mais je dois dire sans affectation aucune qu'au même moment je sentais dans le morceau qu'on exécutait des nuances qu'ils n'apercevaient pas. Il en est de même pour les nuances des physionomies dans les copies du même tableau. Je vois ces choses aussi clairement qu'à travers un cristal. Mais, grand Dieu! on va me croire un sot!

Quand je revins à la vie après quelques mois de l'absence de Mlle Kably, je me trouvai un autre homme.[7]

Je ne haïssais plus Séraphie, je l'oubliais; quant à mon père, je ne désirais qu'une chose: ne pas me trouver auprès de lui. J'observai, avec remords, que je n'avais pas pour lui une goutte de tendresse ni d'affection.

Je suis donc un monstre, me disais-je. Et pendant de longues années je n'ai pas trouvé de réponse à cette objection. On parlait sans cesse et à la nausée de tendresse dans ma famille. Ces braves gens appelaient tendresse la vexation continue dont ils m'honoraient depuis cinq ou six ans. Je commençai à entrevoir qu'ils s'ennuyaient mortellement et qu'ayant trop de vanité pour reprendre avec le monde, qu'ils avaient imprudemment quitté à l'époque d'une perte cruelle, j'étais leur[8] ressource contre l'ennui.

Mais rien ne pouvait plus m'émouvoir après ce que je venais de sentir. J'étudiai ferme le latin et le dessin, et j'eus un premier prix, je ne sais dans lequel de ces deux cours, et un second. Je traduisis avec plaisir la Vie d'Agricola de Tacite, ce fut presque la première fois que le latin me causa quelque plaisir. Ce plaisir était gâté amèrement par les taloches que me donnait le grand Odru, gros et ignare paysan de Lumbin, qui étudiait avec nous et ne comprenait rien à rien. Je me battais ferme avec Giroud, qui avait un habit rouge. J'étais encore un enfant pour une grande moitié de mon existence.

Et toutefois, la tempête morale à laquelle j'avais été en proie durant plusieurs mois m'avait mûri, je commençai à me dire sérieusement:

«Il faut prendre un parti et me tirer de ce bourbier.»

Je n'avais qu'un moyen au monde: les mathématiques. Mais on me les expliquait si bêtement que je ne faisais aucun progrès; il est vrai que mes camarades en faisaient encore moins, s'il est possible. Ce grand M. Dupuy nous expliquait les propositions comme une suite de recettes pour faire du vinaigre[8].

Cependant, Bezout était ma seule ressource pour sortir de Grenoble. Mais Bezout était si bête! C'était une tête comme celle de M. Dupuy, notre emphatique professeur.

Mon grand-père connaissait un bourgeois à tête étroite, nommé Chabert, lequel montrait les mathématiques en chambre. Voilà le mot du pays et qui va parfaitement à l'homme. J'obtins avec assez de peine d'aller dans cette chambre de M. Chabert; on avait peur d'offenser M. Dupuy, et d'ailleurs il fallait payer douze francs par mois, ce me semble.

Je répondis que la plupart des élèves du cours de mathématiques, à l'École centrale, allaient chez M. Chabert, et que si je n'y allais pas je resterais le dernier à l'École centrale. J'allai donc chez M. Chabert. M. Chabert était un bourgeois assez bien mis, mais qui avait toujours l'air endimanché et dans les transes de gâter son habit et son gilet et sa jolie culotte de Casimir merde d'oie; il avait aussi une assez jolie figure bourgeoise. Il logeait rue Neuve[9], près la rue Saint-Jacques et presque en face de Bourbon, marchand de fer, dont le nom me frappait, car ce n'était qu'avec les signes du plus profond respect et du plus véritable dévouement que mes bourgeois de parents prononçaient ce nom. On eût dit que la vie de la France y eût été attachée.

Mais je retrouvai chez M. Chabert ce manque de faveur qui m'assommait à l'École centrale et ne me faisait jamais appeler au tableau. Dans une petite pièce et au milieu de sept à huit élèves réunis autour d'un tableau de toile cirée, rien n'était plus disgracieux que de demander à monter au tableau, c'est-à-dire à aller expliquer pour la cinquième ou sixième fois une proposition que quatre ou cinq élèves avaient déjà expliquée. C'est cependant ce que j'étais obligé de faire quelquefois chez M. Chabert, sans quoi je n'eusse jamais démontré. M. Chabert me croyait un minus habens et est resté dans cette abominable opinion. Rien n'était drôle, dans la suite, comme de l'entendre parler de mes succès en mathématiques.

Mais dans ces commencements ce fut un étrange manque de soin et, pour mieux dire, d'esprit, de la part de mes parents, de ne pas demander si j'étais en état de démontrer, et combien de fois par semaine je montais au tableau; ils ne descendaient pas dans ces détails. M. Chabert, qui faisait profession d'un grand respect pour M. Dupuy, n'appelait guère au tableau que ceux qui y parvenaient[10] à l'École centrale. Il y avait un certain M. de Renneville, que M. Dupuy appelait au tableau comme noble et comme cousin des Monval; c'était une sorte d'imbécile presque muet et les yeux très ouverts; j'étais choqué à déborder quand je voyais M. Dupuy et M. Chabert le préférer à moi.

J'excuse M. Chabert, je devais être le petit garçon le plus présomptueux et le plus méprisant. Mon grand-père et ma famille me proclamaient une merveille: n'y avait-il pas cinq ans qu'ils me donnaient tous leurs soins?

M. Chabert était, dans le fait, moins ignare que M. Dupuy. Je trouvai chez lui Euler et ses problèmes sur le nombre d'œufs qu'une paysanne apportait au marché, lorsqu'un méchant lui en vole un cinquième, puis elle laisse toute la moitié du reste, etc., etc.

Cela m'ouvrit l'esprit, j'entrevis ce que c'était que se servir de l'instrument nommé algèbre. Du diable si personne me l'avait jamais dit, sans cesse M. Dupuy faisait des phrases emphatiques sur ce sujet, mais jamais ce mot simple: c'est une division du travail qui produit des prodiges, comme toutes les divisions du travail, et permet à l'esprit de réunir toutes ses forces sur un seul côté des objets, sur une seule de leurs qualités.

Quelle différence pour nous si M. Dupuy nous eût dit: Ce fromage est mou, ou il est dur; il est blanc, il est bleu; il est vieux, il est jeune; il est à moi, il est à toi; il est léger, ou il est lourd. De tant de qualités ne considérons absolument que le poids. Quel que soit ce poids, appelons-le A. Maintenant, sans plus penser absolument au fromage, appliquons à A tout ce que nous savons des quantités.

Cette chose si simple, personne ne nous la disait dans cette province reculée; depuis cette époque, l'École polytechnique et les idées de Lagrange auront reflété vers la province.

Le chef-d'œuvre de l'éducation de ce temps-là était un petit coquin vêtu de vert, doux, hypocrite, gentil, qui n'avait pas trois pieds de haut et apprenait par cœur les propositions que l'on démontrait, mais sans s'inquiéter s'il les comprenait le moins du monde[11]. Ce favori de M. Chabert non moins que de M. Dupuy s'appelait, si je ne me trompe, Paul-Émile Teisseire. L'examinateur pour l'École polytechnique, frère du grand géomètre, qui a écrit cette fameuse sottise (au commencement de la Statique), ne s'aperçut pas que tout le mérite de Paul-Émile était une mémoire étonnante.

Il arriva à l'École; son hypocrisie complète, sa mémoire et sa jolie figure de fille n'y eurent pas le même succès qu'à Grenoble; il en sortit bien officier, mais bientôt fut touché de la grâce et se fit prêtre. Malheureusement, il mourut de la poitrine: j'aurais suivi de l'œil sa fortune avec plaisir. J'avais quitté Grenoble avec une envie démesurée de pouvoir un jour, à mon aise, lui donner une énorme volée de calottes.

Il me semble que je lui avais déjà donné un à-compte chez M. Chabert, où il me primait avec raison par sa mémoire imperturbable.

Pour lui, il ne se fâchait jamais de rien et passait avec un sang-froid parfait sous les volées de: petit hypocrite, qui lui arrivaient de toutes parts, et qui redoublèrent un jour que nous le vîmes couronné de roses et faisant le rôle d'ange dans une procession.

C'est à peu près le seul caractère que j'aie remarqué à l'École centrale. Il faisait un beau contraste avec le sombre Benoît, que je rencontrai au cours de belles-lettres de M. Dubois-Fontanelle et qui faisait consister la sublime science dans l'amour socratique, que le docteur Clapier, le fou, lui avait enseigné.

Il y a peut-être dix ans que je n'ai pensé à M. Chabert; peu à peu je me rappelle qu'il était effectivement beaucoup moins borné que M. Dupuy, quoiqu'il eût un parler plus traînard encore et une apparence bien plus piètre et bourgeoise.

Il estimait Clairaut et c'était une chose immense que de nous mettre en contact avec cet homme de génie, et nous sortions un peu du plat Bezout. Il avait Bruce, l'abbé Marie, et de temps à autre nous faisait étudier un théorème dans ces auteurs. Il avait même en manuscrit quelques petites choses de Lagrange, de ces choses bonnes pour notre petite portée.

Il me semble que nous travaillions avec une plume sur un cahier de papier et à un tableau de toile cirée[12].

Ma disgrâce s'étendait à tout, peut-être venait-elle de quelque gaucherie de mes parents, qui avaient oublié d'envoyer un dindon, à Noël, à M. Chabert ou à ses sœurs, car il en avait et de fort jolies, et sans ma timidité je leur eusse bien fait la cour. Elles avaient beaucoup de considération pour le petit-fils de M. Gagnon, et d'ailleurs venaient à la messe à la maison, le dimanche.

Nous allions lever des plans au graphomètre et à la planchette; un jour nous levâmes un champ à côté du chemin des Boiteuses[13]. Il s'agit du champ B C D E. M. Chabert fit tirer les lignes à tous les autres sur la planchette, enfin mon tour vint, mais le dernier ou l'avant-dernier, avant un enfant. J'étais humilié et fâché; j'appuyai trop la plume.

«Mais c'était une ligne que je vous avais dit de tirer, dit M. Chabert avec son accent traînard, et c'est une barre que vous avez faite là.»

Il avait raison. Je pense que cet état de défaveur marquée chez MM. Dupuy et Chabert, et d'indifférence marquée chez M. Jay, à l'école de dessin, m'empêcha d'être un sot. J'y avais de merveilleuses dispositions, mes parents, dont la morosité bigote déclamait sans cesse contre l'éducation publique, s'étaient convaincus sans beaucoup de peine qu'avec cinq ans de soins, hélas! trop assidus, ils avaient produit un chef-d'œuvre, et ce chef-d'œuvre, c'était moi.

Un jour, je me disais, mais, à la vérité, c'était avant l'École centrale: Ne serais-je point le fils d'un grand prince, et tout ce que j'entends dire de la Révolution, et le peu que j'en vois, une fable destinée à faire mon éducation, comme dans Émile?

Car mon grand-père, homme d'aimable conversation, en dépit de ses résolutions pieuses, avait nommé Émile devant moi, parlé de la Profession[14] de foi du vicaire savoyard, etc., etc. J'avais volé ce livre à Claix, mais je n'y avais rien compris, pas même les absurdités de la première page, et après un quart d'heure l'avais laissé. Il faut rendre justice au goût de mon père, il était enthousiaste de Rousseau et il en parlait quelquefois, pour laquelle chose et pour son imprudence devant un enfant il était bien grondé de ma tante Séraphie.


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