Vie de Henri Brulard, tome 1
[2] ... le crépi sur lequel la fresque était peinte est tombé ...—On lit en tête du fol. 2: «18 décembre 1835. Omar. Froid de chien, avec nuages au ciel.»
[3] ... triste façon de peindre le bonheur.—Variante: «Rendre.»
[4] ... qui alors séparait la France de la Savoie.—On lit en tête du fol. 5: «18 déc. Froid de loup près du feu.»
[5] ... le cher père ...—Lecture incertaine.
[6] ...du côté de Claix, au point A ...—En face, dans la marge, est un dessin représentant une coupe du pont de Claix. Le point A est sur la route, au sud du pont, sur la rive gauche du Drac.
[7] ... J.-J. Rousseau (Confessions) ...—On lit en tête du fol. 7: «18 décembre 1835. Froid à deux pieds de mon feu. Omar.»
[8] ... entre la cheminée et le petit cabinet.—En face, est un plan de la chambre, avec la place du portrait, près de la cheminée.
[9] Donc la Terreur avait commencé ...—Variante: «Etait commencée.»
[10] ... un beau jeune homme, M ...—Le nom est en blanc.
[11] La mère de ma tante Camille et de Mlle ...—Le nom est en blanc. Il s'agit sans doute de Marie Poncet, sœur de madame Romain Gagnon.
[12] Sa maison, où je logeais ...—Plan des Échelles et de ses environs, avec la maison Poncet (M). «Aux points AA étaient les poteaux avec les armes de Savoie du cité de la rive droite.»
[13] ... par la digue du Guiers.—Ici, un plan de la maison Poncet, avec le jardin traversé par la digue du Guiers.
[14] Voici le lieu de la scène ...—Suit un plan grossier de la scène: derrière une haie se trouve Beyle jetant des pierres aux dames, assises sur une «pente rapide en gazon». C'est une «pente de huit ou dix pieds où toutes ces dames étaient assises, On riait, on buvait du ratafia de Teisseire (Grenoble), les verres manquant, dans des dessus de tabatière d'écaillé». Plus haut est l'arbre M dans la fourche duquel fut placé Beyle, en O; tout près est un ruisseau, le long duquel il s'enfuit.
[15] ... revenant d'émigration à Turin.—En tête du fol. 17 on lit: «18 décembre 1835. Froid; jambe gauche gelée.»
[16] Que dirai-je d'un voyage à la Grotte?—Au verso du fol. 17 est un plan des environs des Échelles. La grotte y est figurée, avec son entrée sur la «route de Chambéry», non loin des «roches énormes coupées par Philibert-Emmanuel» et de la «coupure dans le roc par Napoléon». Y sont figurés l' «ancienne route» des Échelles, la «nouvelle route que je n'ai jamais vue, faite vers 1810», et le sentier conduisant, au «pont Jean-Lioud, à 100 pieds ou 80 au-dessus du torrent».—Au verso du fol. 18 est encore un plan du défilé de Chailles; Stendhal y a indiqué la situation de «Corbaron, domaine de M. de Corbeau». Dessous est un «détail des Portes de Chailles»: «là sont quatre diocèses».
Le pont Jean-Lioud, que Stendhal orthographie Janliou, est jeté sur le Guiers-Mort, lequel avait son cours entièrement en France. C'est le Guiers-Vif qui servait de frontière entre la France et la Savoie.—Actuellement, le pont Jean-Lioud est une passerelle en bois, utilisée par le charmant chemin qui va d'Entre-deux-Guiers à Villette, près Saint-Laurent-du-Pont.]
[17] ... elle eût fait de moi un jésuite.—Ms.: «Tejé.»
[18] ...les Pairs ...—Ms.: «Sraip.»
[19] ... tous les généraux Pairs ...—Ms.: «Sairp.»
[20] ... M. d'Houdetot ...—Ms.: «Detothou.»
[21] ... la truite de trois-quarts de livre ...—Suit une parenthèse comprenant trois ou quatre mots illisibles.
[22] Quelle joie pour moi!—Le chapitre est inachevé. On lit à la fin: «A 4 h. 50 m., manque de jour; je m'arrête.»
CHAPITRE XIV[1]
MORT DU PAUVRE LAMBERT
Je place ici, pour ne pas le perdre, un dessin[2] dont j'ai orné ce matin une lettre que j'écris à mon ami R. Colomb, qui à son âge, en homme prudent, a été mordu du chien de la Métromanie, ce qui l'a porté à me faire des reproches parce que j'ai écrit une préface pour la nouvelle édition de de Brosses; or, lui aussi avait fait une préface. Cette carte est faite pour répondre à Colomb, qui dit que je vais le mépriser.
J'ajoute: s'il y a un autre monde, j'irai vénérer Montesquieu, il me dira peut-être: «Mon pauvre ami, vous n'avez eu aucun talent dans l'autre inonde.» J'en serai fâché, mais point surpris: l'œil ne se voit pas lui-même.
Mais ma lettre à Colomb ne fera que blanchir tous les gens à argent; quand ils sont arrivés au bien-être, ils se mettent à haïr les gens qui ont été lus du public. Les commis des Affaires étrangères seraient bien aises de me donner quelque petit déboire dans mon métier. Cette maladie est plus maligne quand l'homme à argent, arrivé à cinquante ans, prend la manie de se faire écrivain. C'est comme les généraux de l'Empire qui, voyant, vers 1820, que la Restauration ne voulait pas d'eux, se mirent à aimer passionnément, c'est-à-dire comme un pis aller, la musique.
Revenons à 1794 ou 95. Je proteste de nouveau que je ne prétends pas peindre les choses en elles-mêmes, mais seulement leur effet sur moi. Comment ne serais-je pas persuadé de cette vérité par cette simple observation: je ne me souviens pas de la physionomie de mes parents, par exemple de mon excellent grand-père, que j'ai regardé si souvent et avec toute l'affection dont un enfant ambitieux est capable.
Comme, d'après le système barbare adopté par mon père et Séraphie, je n'avais point d'ami ou de camarade de mon âge, ma sociabilité (inclination à parler librement de tout) s'était divisée en deux branches.
Mon grand-père était mon camarade sérieux et respectable.
Mon ami, auquel je disais tout, était un garçon fort intelligent, nommé Lambert, valet de chambre de mon grand-père. Mes confidences ennuyaient souvent Lambert et, quand je le serrais de trop près, il me donnait une petite calotte bien sèche et proportionnée à mon âge. Je ne l'en aimais que mieux. Son principal emploi, qui lui déplaisait fort, était d'aller chercher des pêches à Saint-Vincent (près le Fontanil), domaine de mon grand-père. Il y avait près de cette chaumière, que j'adorais, des espaliers fort bien exposés qui produisaient des pêches magnifiques. Il y avait des treilles qui produisaient d'excellent lardan (sorte de chasselas, celui de Fontainebleau n'en est que la copie). Tout cela arrivait à Grenoble dans deux paniers placés à l'extrémité d'un bâton plat, et ce bâton se balançait sur l'épaule de Lambert, qui devait faire ainsi[3] les quatre milles qui séparent Saint-Vincent de Grenoble.
Lambert avait de l'ambition, il était mécontent de son sort; pour l'améliorer, il entreprit d'élever des vers à soie, à l'exemple de ma tante Séraphie, qui s'abîmait la poitrine en faisant des vers à soie à Saint-Vincent. (Pendant ce temps je respirais, la maison de Grenoble, dirigée par mon grand-père et la sage Elisabeth, devenait agréable pour moi. Je me hasardais quelquefois à sortir sans l'indispensable compagnie de Lambert.)
Ce meilleur ami que j'eusse avait acheté un mûrier (près de Saint-Joseph), il élevait ses vers à soie dans la chambre de quelque maîtresse.
En ramassant (cueillant) lui-même les feuilles de ce mûrier, il tomba, on nous le rapporta sur une échelle. Mon grand-père le soigna comme un fils. Mais il y avait commotion au cerveau, la lumière ne faisait plus d'impression sur ses pupilles, il mourut au bout de trois jours. Il poussait dans le délire, qui ne le quitta jamais, des cris lamentables qui me perçaient le cœur.
Je connus la douleur pour la première fois de ma vie. Je pensai à la mort.
L'arrachement produit par la perte de ma mère avait été de la folie où il entrait, à ce qui me semble, beaucoup d'amour. La douleur de la mort de Lambert fut de la douleur comme je l'ai éprouvée tout le reste de ma vie, une douleur réfléchie, sèche, sans larmes, sans consolation. J'étais navré et sur le point de tomber (ce qui fut vertement blâmé par Séraphie) en entrant dix fois le jour dans la chambre de mon ami dont je regardais la belle figure, il était mourant et expirant.
Je n'oublierai jamais ses beaux sourcils noirs et cet air de force et de santé que son délire ne faisait qu'augmenter. Je le voyais saigner, après chaque saignée je voyais tenter l'expérience de la lumière devant les yeux (sensation qui me fut rappelée le soir de la bataille de Landshut, je crois, 1809).
J'ai vu une fois, en Italie, une figure de saint Jean regardant crucifier son ami et son Dieu qui, tout-à-coup, me saisit par le souvenir de ce que j'avais éprouvé, vingt-cinq ans auparavant, à la mort du pauvre Lambert, c'est le nom qu'il prit dans la famille après sa mort. Je pourrais remplir encore cinq ou six pages de souvenirs clairs qui me restent de cette grande douleur. On le cloua dans sa bière, on l'emporta...
Sunt lacrimae rerum.
Le même côté de mon cœur est ému par certains accompagnements de Mozart dans Don Juan.
La chambre du pauvre Lambert était située sur le grand escalier, à côté de l'armoire aux liqueurs[4].
Huit jours après sa mort, Séraphie se mit fort justement en colère parce qu'on lui servit je ne sais quel potage (à Grenoble: soupe) dans une petite écuelle de faïence ébréchée, que je vois encore (quarante ans après l'événement), et qui avait servi à recevoir le sang de Lambert pendant une des saignées. Je fondis en larmes tout-à-coup, au point d'avoir des sanglots qui m'étouffaient. Je n'avais jamais pu pleurer à la mort de ma mère. Je ne commençai à pouvoir pleurer que plus d'un an après, seul, pendant la nuit, dans mon lit. Séraphie, en me voyant pleurer Lambert, me fit une scène. Je m'en allai à la cuisine en répétant à demi-voix et comme pour me venger: infâme! infâme!
Mes plus doux épanchements avec mon ami avaient lieu pendant qu'il travaillait à scier le bois au bûcher[5], séparé de la cour, en C, par une cloison à jours, formée de montants de noyer façonnés au tour, comme une balustrade de jardin[6].
Après sa mort, je me plaçais dans la galerie, au second étage de laquelle j'apercevais parfaitement les montants de la balustrade, qui me semblaient superbes pour faire des toupies. Quel âge pouvais-je avoir alors? Cette idée de toupie indique du moins l'âge de ma raison. Je pense à une chose, je puis faire rechercher l'extrait mortuaire du pauvre Lambert, mais Lambert était-il un nom de baptême ou de maison? Il me semble que son frère, qui tenait un petit café de mauvais ton, rue de Bonne, près de la caserne, s'appelait aussi Lambert. Mais quelle différence, grand Dieu! Je trouvais alors qu'il n'y avait rien de si commun que ce frère, chez lequel Lambert me conduisait quelquefois. Car, il faut l'avouer, malgré mes opinions parfaitement et foncièrement républicaines[7] mes parents m'avaient parfaitement communiqué leurs goûts aristocratiques et réservés. Ce défaut m'est resté et par exemple m'a empêché, il n'y a pas dix jours, de cueillir une bonne fortune. J'abhorre la canaille (pour avoir des communications avec), en même temps que sous le nom de peuple je désire passionnément son bonheur, et que je crois qu'on ne peut le procurer qu'en lui faisant des questions sur un objet important, c'est-à-dire en l'appelant à se nommer des députés.
Mes amis, ou plutôt prétendus amis, partent de là pour mettre en doute mon sincère libéralisme. J'ai horreur de ce qui est sale, or le peuple est toujours sale à mes yeux. Il n'y a qu'une exception pour Rome, mais là la saleté est cachée par la férocité. (Par exemple, l'unique saleté du petit abbé sarde Crobras; mais mon respect sans bornes pour son énergie. Son procès de cinq ans avec ses chefs. Ubi missa, ibi menia. Peu d'hommes sont de cette force. Les princes Caetani savent parfaitement ces histoires de M. Crobras, de Sartène, je crois, en Sardaigne[8].)
Les .....[9] que je me donnais au point H sont incroyables. C'était au point de me faire éclater une veine. Je viens de me faire mal en les mimiquant au moins quarante ans après. Qui se souvient de Lambert aujourd'hui, autre que le cœur de son ami!
J'irai plus loin, qui se souvient d'Alexandrine, morte en janvier 1815, il y a vingt ans?
Qui se souvient de Métilde, morte eu 1825? Ne sont-elles pas à moi, moi qui les aime mieux que tout le reste du monde? Moi qui pense passionnément à elles dix fois la semaine, et souvent deux heures de suite[10]?
[1] Le chapitre XIV est le chapitre XI du manuscrit (Bibl. de Grenoble, R 299, fol. 211 à 225).—Écrit à Rome, le 15 décembre 1835.
[2] Je place ici ... un dessin ...—Ce dessin représente un carrefour où aboutissent quatre voies. Au centre, au point A, est le moment de la naissance; à droite, horizontalement, la route de la fortune par le commerce ou les places; au milieu et perpendiculairement, la route de la considération: Félix Faure est fait pair de France; à gauche et obliquement, la route de l'art de se faire lire; à gauche, horizontalement, la route de la folie.
[3] ... Lambert, qui devait faire ainsi ...—Variante: «Qui faisait ainsi.»
[4] La chambre du pauvre Lambert était située ...—En face, est un plan d'une partie de l'appartement. On y voit la chambre de Lambert, voisine de la salle-à-manger, où se trouvait, dans un angle, l'armoire aux liqueurs. Cette chambre avait une «fenêtre éclairant mal, donnant sur l'escalier, mais fort grande et fort belle»; elle contenait une «grande armoire de noyer pour le linge de la famille. Le linge était regardé avec une sorte de respect». (Voir notre plan de l'appartement Gagnon.)
[5] ... scier le bois au bûchier ...—Plan du bûcher indiquant sa position au sud de la grande cour, près du grand escalier.
[6] ... séparé de la cour ...—Plan de la cour, avec le bûcher et la galerie. Stendhal y a joint des dessins représentant un chevalet avec une bûche, la scie de Lambert et les balustres du bûcher.
[7] ... mes opinions parfaitement et foncièrement républicaines ...—Ms.: «Kainesrépubli.»
[8] ... M. Crobras, de Sartène, je crois, en Sardaigne.—Erreur: Sartène est en Corse.
[9] Les ... que je me donnais ...—Deux mots illisibles. Stendhal doit faire allusion ici à quelque grimace d'enfant. Dans un croquis du fol. 221 il indique le point H dans la galerie du second étage, qui longeait la grande cour de la maison Gagnon: «H, moi. De là, je contemplais les barreaux de bois du bûcher et je me donnais des (les mêmes mots, toujours illisibles) en portant le sang à la tête et ouvrant la bouche.»
[10] ... souvent deux heures de suite?—On lit au verso du fol. 225: «Idée: Aller passer trois jours à Grenoble, et ne voir Crozet que le troisième jour. Aller seul incognito à Claix, à la Bastille, à La Tronche.»
CHAPITRE XV[1]
Ma mère avait eu un rare talent pour le dessin, disait-on souvent dans la famille. «Hélas! que ne faisait-elle pas bien?» ajoutait-on avec un profond soupir. Après quoi, silence triste et long. Le fait est qu'avant la Révolution, qui changea tout dans ces provinces reculées, on enseignait le dessin à Grenoble aussi ridiculement que le latin. Dessiner, c'était faire avec de la sanguine des hachures bien parallèles et imitant la gravure; on donnait peu d'attention au contour.
Je trouvais souvent de grandes têtes à la sanguine dessinées par ma mère.
Mon grand-père allégua cet exemple, ce précédent tout-puissant, et malgré Séraphie j'allai apprendre à dessiner chez M. Le Roy. Ce fut un grand point de gagné; comme M. Le Roy demeurait dans la maison Teisseire, avant le grand portail des Jacobins[2], peu à peu on me laissa aller seul chez lui et surtout revenir.
Cela était immense pour moi. Mes tyrans, je les appelais ainsi en voyant courir les autres enfants, souffraient que j'allasse seul de P en R[3]. Je compris qu'en allant fort vite, car on comptait les minutes, et la fenêtre de Séraphie donnait précisément sur la place Grenette, je pourrais faire un tour sur la place de la Halle, à laquelle on arrivait par le portail L. Je n'étais exposé que pendant le trajet de R en L. L'horloge de Saint-André, qui réglait la ville, sonnait les quarts, je devais sortir à trois heures et demie ou quatre heures (je ne me souviens pas bien lequel) de chez M. Le Roy et cinq minutes après être rentré. M. Le Roy, ou plutôt madame Le Roy, une diablesse de trente-cinq ans, fort piquante et avec des yeux charmants, était spécialement chargée sous menace, je pense, de perdre un élève payant bien, de ne me laisser sortir[4] qu'à trois heures et quart. Quelquefois, en montant, je m'arrêtais des quarts d'heure entiers, regardant par la fenêtre de l'escalier, en F, sans autre plaisir que de me sentir libre; dans ces rares moments, au lieu d'être employée à calculer les démarches de mes tyrans, mon imagination se mettait à jouir de tout.
Ma grande affaire fut bientôt de deviner si Séraphie serait à la maison à trois heures et demie, heure de ma rentrée. Ma bonne amie Marion (Marie Thomasset, de Vinay), servante de Molière et qui détestait Séraphie, m'aidait beaucoup. Un jour que Marion m'avait dit que Séraphie sortait après le café, vers trois heures, pour aller chez sa bonne amie madame Vignon, la boime[5], je me hasardai à aller au Jardin-de-Ville (rempli de petits polissons gamins). Pour cela, je traversai la place Grenette en passant derrière la baraque des châtaignes et la pompe, et en me glissant par la voûte du jardin.
Je fus aperçu, quelque ami ou protégé de Séraphie me trahit, scène le soir devant les grands-parents. Je mentis, comme de juste, sur la demande de Séraphie:
«As-tu été au Jardin-de-Ville?»
Là-dessus, mon grand-père me gronda doucement et poliment, mais ferme, pour le mensonge. Je sentais vivement ce que je ne savais exprimer. Mentir n'est-il pas la seule ressource des esclaves? Un vieux domestique, successeur du pauvre Lambert, sorte de La Rancune, fidèle exécuteur des ordres des parents et qui disait avec morosité en parlant de soi: «Je suis assassineur (sic) de pots-de-chambre», fut chargé de me conduire chez M. Le Roy. J'étais libre les jours où il allait à Saint-Vincent chercher des fruits.
Cette lueur de liberté me rendit furieux. «Que me feront-ils après tout, me dis-je, où est l'enfant de mon âge qui ne va pas seul?»
Plusieurs fois j'allai au Jardin-de-Ville; si l'on s'en apercevait on me grondait, mais je ne répondais pas. On menaça de supprimer le maître de dessin, mais je continuai mes courses. Alléché par un peu de liberté, j'étais devenu féroce. Mon père commençait à prendre sa grande passion pour l'agriculture et il allait souvent à Claix[6]. Je crus m'apercevoir qu'en son absence je commençais à faire peur à Séraphie. Ma tante Elisabeth, par fierté espagnole, n'ayant pas d'autorité légitime, restait neutre; mon grand-père, d'après son caractère à la Fontenelle, abhorrait les cris; Marion et ma sœur Pauline étaient hautement pour moi. Séraphie passait pour folle aux yeux de bien des gens, et par exemple aux yeux de nos cousines, mesdames Colomb et Romagnier, femmes excellentes. (J'ai pu les apprécier après que j'ai eu l'âge de raison et quelque expérience de la vie.) Dans ces temps-là un mot de Mme Colomb me faisait rentrer en moi-même, ce qui me fait supposer qu'avec de la douceur on eût tout fait de moi, probablement un plat Dauphinois bien retors. Je me mis à résister à Séraphie, j'avais à mon tour des accès de colère abominables.
«Tu n'iras plus chez M. Le Roy», disait-elle.
Il me semble, en y pensant bien, qu'il y eut une victoire de Séraphie, et par conséquent, interruption dans les leçons de dessin.
La Terreur était si douce à Grenoble que mon père, de temps à autre, allait habiter sa maison, rue des Vieux-Jésuites. Là, je vois M. Le Roy me donnant leçon sur le grand bureau[7] noir du cabinet de mon père[8], et me disant à la fin de la leçon:
«Monsieur, dites à votre cher père que je ne puis plus venir pour trente-cinq (ou quarante-cinq) francs par mois.»
Il s'agissait d'assignats qui dégringolaient ferme (terme du pays). Mais quelle date donner à cette image fort nette qui m'est revenue tout-à-coup? Peut-être était-ce beaucoup plus tard, à l'époque où je peignais à la gouache.
Les dessins de M. Le Roy étaient ce qui m'importait le moins. Ce maître me faisait faire[9] des yeux de profil et de face, et des oreilles à la sanguine d'après d'autres dessins gravés à la manière du crayon.
M. Le Roy était un Parisien fort poli, sec et faible, vieilli par le libertinage le plus excessif (telle est mon impression, mais comment pouvais-je justifier ces mots: le plus excessif?), du reste poli, civilisé comme on l'est à Paris, ce qui me faisait l'effet de: excessivement poli, à moi accoutumé à l'air froid, mécontent, nullement civilisé qui fait la physionomie ordinaire de ces Dauphinois si fins. (Voir le caractère de Sorel père, dans le Rouge, mais où diable sera le Rouge en 1880?—Il aura passé les sombres bords.)
Un soir, à la nuit tombante, il faisait froid, j'eus l'audace de m'échapper, apparemment en allant rejoindre ma tante Elisabeth chez madame Colomb; j'osai entrer à la Société des Jacobins, qui tenait ses séances dans l'église de Saint-André. J'étais rempli des héros de l'histoire romaine, je me voyais un jour un Camille ou un Cincinnatus, ou tous les deux à la fois[10]. Dieu sait à quelle peine je m'expose, me disais-je, si quelque espion de Séraphie (c'est mon idée d'alors) m'aperçoit ici? Le président était en P, des femmes mal mises en F, moi en H[11].
On demandait la parole et on parlait avec assez de désordre. Mon grand-père se moquait habituellement, et gaiement, de leurs façons de parler. Il me sembla sur-le-champ que mon grand-père avait raison, l'impression fut peu favorable, je trouvai horriblement vulgaires ces gens que j'aurais voulu aimer[12]. Cette église étroite et haute était fort mal éclairée, j'y trouvai beaucoup de femmes de la dernière classe. En un mot, je fus alors comme aujourd'hui, j'aime le peuple, je déteste les oppresseurs, mais ce serait pour moi un supplice de tous les instants de vivre avec le peuple.
J'emprunterai pour un instant[13] la langue de Cabanis. J'ai la peau beaucoup trop fine, une peau de femme (plus tard j'avais toujours des ampoules après avoir tenu mon sabre pendant une heure), je m'écorche les doigts, que j'ai fort bien, pour un rien, en un mot la superficie de mon corps est de femme. De là peut-être une horreur incommensurable pour ce qui a l'air sale, ou humide, ou noirâtre. Beaucoup de ces choses se trouvaient aux Jacobins de Saint-André.
En rentrant, une heure après, chez madame Colomb, ma tante au caractère espagnol me regarda d'un air fort sérieux. Nous sortîmes: quand nous fûmes seuls dans la rue, elle me dit:
«Si tu t'échappes ainsi, ton père s'en apercevra...
—Jamais de la vie, si Séraphie ne me dénonce pas.
—Laisse-moi parler... Et je ne me soucie pas d'avoir à parler de toi avec ton père. Je ne te mènerai plus chez Mme Colomb.»
Ces paroles, dites avec beaucoup de simplicité, me touchèrent; la laideur des Jacobins m'avait frappé, je fus pensif le lendemain et les jours suivants: mon idole était ébranlée. Si mon grand-père avait deviné ma sensation, et je lui aurais tout dit s'il m'en eût parlé au moment où nous arrosions les fleurs sur la terrasse, il pouvait ridiculiser à jamais les Jacobins et me ramener au giron de l'Aristocratie (ainsi nommée alors, aujourd'hui parti légitimiste ou conservateur). Au lieu de diviniser les Jacobins, mon imagination eut été employée à se figurer et à exagérer la saleté de leur salle de Saint-André.
Cette saleté laissée à elle-même fut bientôt effacée par quelque récit de bataille gagnée qui faisait gémir ma famille.
Vers cette époque, les arts s'emparaient de mon imagination, par la voie des sens, dirait un prédicateur. Il y avait dans l'atelier de M. Le Roy un grand et beau paysage: une montagne rapide très voisine de l'œil, garnie de grands arbres; au pied de cette montagne un ruisseau peu profond, mais large, limpide, coulait de gauche à droite au pied des derniers arbres. Là, trois femmes presque nues (ou sans presque) se baignaient gaiement. C'était presque le seul point clair dans cette toile de trois pieds et demi sur deux et demi.
Ce paysage, d'une verdure charmante, trouvant une imagination préparée par Félicia, devint pour moi l'idéal du bonheur. C'était un mélange de sentiments tendres et de douce volupté. Se baigner ainsi avec des femmes si aimables[14]!
L'eau était d'une limpidité qui faisait un beau contraste avec les puants ruisseaux des Granges, remplis de grenouilles et recouverts d'une pourriture verte. Je prenais la plante verte qui croît sur ces sales ruisseaux pour une corruption. Si mon grand-père m'eût dit: « C'est une plante, le moisi même qui gâte le pain est une plante», mon horreur eût rapidement cessé. Je ne l'ai surmontée tout-à-fait qu'après que M. Adrien de Jussieu, dans notre voyage à Naples (1832), (cet homme si naturel, si sage, si raisonnable, si digne d'être aimé), m'eut parlé au long de ces petites plantes, toujours un peu signes de pourriture à mes yeux, quoique je susse vaguement que c'étaient des plantes.
Je n'ai qu'un moyen d'empêcher mon imagination de me jouer des tours, c'est de marcher droit à l'objet. Je vis bien cela en marchant sur les deux pièces de canon (dont il est parlé dans le certificat du général Michaud)[15].
Plus tard, je veux dire vers 1805, à Marseille, j'eus le plaisir délicieux de voir ma maîtresse, supérieurement bien faite, se baigner dans l'Huveaune couronnée de grands arbres (dans la bastide de madame Roy).
Je me rappelai vivement le paysage de M. Le Roy, qui pendant quatre ou cinq ans avait été pour moi l'idéal du bonheur voluptueux. J'aurais pu m'écrier, comme je ne sais quel niais d'un des romans de 1832: Voilà mon idéal!
Tout cela, comme on sent, est fort indépendant du mérite du paysage, qui était probablement un plat d'épinards, sans perspective aérienne.
Plus tard, le Traité nul, opéra de Gaveau, fut pour moi le commencement de la passion qui s'est arrêtée au Matrimonio segreto, rencontré à Ivrée (fin de mai 1800), et à Don Juan.
[1] Chapitre XV.—Comme les chapitres V et XIII, le présent chapitre se trouve dans un cahier séparé côté R 300 à la bibliothèque municipale de Grenoble, fol. I à 14. Stendhal a indiqué en tête de ce chapitre, qu'il intitule «chapitre 13»: «A placer after the death of poor Lambert.»—Écrit à Rome, le 17 décembre 1835; corrigé, à partir du fol. 11, le 25 décembre.—On lit en tête du fol. I: «17 déc. 35. Grand froid à la jambe gauche gelée.»
[2] ... M. Le Roy demeurait dans la maison Teisseire, avant le grand portail des Jacobins ...—Aujourd'hui, place Grenette, no 5, à l'angle de la rue de la République (autrefois rue de la Halle). La voûte qui séparait la rue de la Halle de la place Grenette a été démolie en 1908.
[3] Mes tyrans ... souffraient que j'allasse seul de P en R ...—Au verso du fol. 2 est un plan des environs de la place Grenette. On y voit les «portes de la maison de M. Gagnon (il me semble jurer quand je dis: M. Gagnon).»
[4] ... de ne me laisser sortir ...—Variante: «De ne me lâcher.»
[5] ... la boime ...—Terme dauphinois, que Stendhal définit ainsi: «Boime à Grenoble veut dire hypocrite, doucereuse, jésuite-femelle.» (Voir plus loin, chapitre XVII.)
[6] ... il allait souvent à Claix.—En face, au verso du fol. 5, est une carte grossière de la campagne située au midi de Grenoble, avec les chemins suivis pour aller à Claix et au hameau de Furonières, où se trouvait la propriété des Beyle. Stendhal ajoute en note: «Pour aller à Claix, c'est-à-dire à Furonières, nous prenions le chemin Meney par O F, le Cours (appelé le Course)[cours de Saint-André], le pont de Claix et les chemins R et R', quelquefois le chemin E du Moulin-de-Canel et le bac de Seyssins. Mon ami Crozet y a fait un pont en fil de fer vers 1826.»—Louis Crozet fut inspecteur divisionnaire des Ponts et Chaussées; il exerça les fonctions de maire de Grenoble entre 1853 et 1858.
[7] ... sur le grand bureau ...—Variante: «Table.»
[8] ... cabinet de mon père ...—Un plan des situations respectives des personnages accompagne le récit.
[9] Ce maître me faisait faire ...—Variante: «M. Le Roy me faisait faire ...»
[10] ... tous les deux à la fois.—Variante: «En même temps.»
[11] ... des femmes mal mises en F, moi en H.—En face du fol. 8 (verso du fol. 7) est un plan de l'église Saint-André et de ses abords, et notamment, dans la Grande-rue, la «maison où habitaient Mmes Colomb et Romagnier.»
[12] ... ces gens que j'aurais voulu aimer.—On lit en haut du fol. 9: «17 décembre 1835.—Je souffre du froid devant mon feu, à deux pieds et demi du foyer, grand froid for Omar.»
[13] J'emprunterai pour un instant la langue de Cabanis.—On lit fol. 8 V°: «Style. Ces mots: pour un instant, je les eusse effacés en 1830, mais en 35 je regrette de ne pas en trouver de semblables dans le Rouge. 25 décembre 1835.»
[14] Se baigner ainsi avec des femmes si aimables!—On trouve en tête du fol. 13 un dessin schématique du «Paysage de M. Le Roy», et au verso du fol. 12 un plan de l'atelier.
[15] ...(dont il est parle dans le certificat du général Michaud).—«M. Colomb doit avoir ce certificat,» (Note de Stendhal.) «Oui,» a ajouté au crayon R. Colomb.
CHAPITRE XVI[1]
Je travaillais sur une petite table au point P[2], près de la seconde fenêtre du grand salon à l'italienne, je traduisais avec plaisir Virgile ou les Métamorphoses d'Ovide, quand un sombre murmure d'un peuple immense, rassemblé sur la place Grenette, m'apprit qu'on venait de guillotiner deux prêtres[3].
C'est le seul sang que la Terreur de 93 ait fait couler à Grenoble.
Voici un de mes grands torts: mon lecteur de 1880, éloigné de la fureur et du sérieux des partis, me prendra en grippe quand je lui avouerai que cette mort, qui glaçait d'horreur mon grand-père, qui rendait Séraphie furibonde, qui redoublait le silence hautain et espagnol de ma tante Elisabeth, me fit pleasure. Voilà le grand mot écrit.
Il y a plus, il y a bien pis, j'aime encore in 1835 the man of 1794.
(Voici encore un moyen d'accrocher une date véritable. Le registre du tribunal criminel, actuellement Cour royale, place Saint-André, doit donner la date de la mort de MM. Revenas et Guillabert[4].)
Mon confesseur, M. Dumolard, du Bourg-d'Oisans[5], (prêtre borgne et assez bonhomme en apparence, depuis 1815 jésuite furieux[6]), me montra, avec des gestes qui me semblèrent ridicules, des prières ou des vers latins écrits par MM. Revenas et Guillabert, qu'il voulait à toute force me faire considérer comme généraux de brigade.
Je lui répondis fièrement:
«Mon bon papa (grand-père) m'a dit qu'il y a vingt ans on pendit à la même place deux ministres protestants.
—Ah! c'est bien différent!
—Le Parlement condamna les deux premiers pour leur religion, le tribunal civil criminel vient de condamner ceux-ci pour avoir trahi la patrie.»
Si ce ne sont les mots, c'est du moins le sens.
Mais je ne savais pas encore que discuter avec les tyrans est dangereux, on devait lire dans mes yeux mon peu de sympathie pour deux traîtres à la patrie. (Il n'y avait pas en 1795 et il n'y a pas à mes yeux, en 1835, de crime seulement comparable.)
On me fit une querelle abominable, mon père se mit contre moi dans une des plus grandes colères dont j'aie souvenance. Séraphie triomphait. Ma tante Elisabeth me fit la morale en particulier. Mais je crois, Dieu me pardonne, que je la convainquis que c'était la peine du talion.
Heureusement pour moi, mon grand-père ne se joignit pas à mes ennemis, en particulier il fut tout-à-fait d'avis que la mort des deux ministres protestants était aussi condamnable.
«C'est petit: sous le tyran Louis XV la patrie n'était pas en danger.»
Je ne dis pas tyran, mais ma physionomie devait le dire.
Si mon grand-père, qui déjà avait été contre moi dans la bataille abbé Gardon, se fût montré de même dans cette affaire, c'en était fait [7], je ne l'aimais plus. Nos conversations sur la belle littérature, Horace, M. de Voltaire, le chapitre XV de Bélisaire, les beaux endroits de Télémaque, Séthos, qui ont formé mon esprit, eussent cessé et j'eusse été bien plus malheureux dans tout le temps qui s'écoula de la mort des deux malheureux prêtres à ma passion exclusive pour les mathématiques: printemps ou été 1797.
Tous les après-midi d'hiver se passaient, les jambes au soleil, dans la chambre de ma tante Elisabeth, qui donnait sur la Grenette au point A[8]. Par-dessus l'église de Saint-Louis ou à côté, pour mieux dire, on voyait le trapèze T de la montagne du Villard-de-Lans[9]. Là était mon imagination, dirigée[10] par l'Arioste de M. de Tressan, elle ne voyait, rêvait qu'un pré au milieu de hautes montagnes. Mon griffonnage d'alors ressemblait beaucoup à l'écriture ci-jointe de mon illustre compatriote[11].
Mon grand-père avait coutume de dire en prenant son excellent café, sur les deux heures après-midi, les jambes au soleil: «Dès le 15 février, dans ce climat, il fait bon au soleil.»
Il aimait beaucoup les idées géologiques et aurait été un partisan ou un adversaire des soulèvements de M. Elie de Beaumont, qui m'enchantent. Mon grand-père me parlait avec passion, c'est là l'essentiel, des idées géologiques d'un M. Guettard[12], qu'il avait connu, ce me semble.
Je remarquai avec ma sœur Pauline, qui était de mon parti, que la conversation dans le plus beau moment de la journée, en prenant le café, consistait toujours en gémissements. On gémissait de tout.
Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n'en puis présenter que l'ombre.
Nous passions les soirées d'été, de sept à neuf et demie (à neuf heures, le sein ou saint[13] sonnait à Saint-André, les beaux sons de cette cloche me donnaient une vive émotion). Mon père, peu sensible à la beauté des étoiles (je parlais sans cesse constellations avec mon grand-père), disait qu'il s'enrhumait et allait faire la conversation dans la chambre attenante avec Séraphie.
Cette terrasse, formée par l'épaisseur d'un mur nommé Sarrasin[14], mur qui avait quinze ou dix-huit pieds, avait une vue magnifique sur la montagne de Sassenage; là, le soleil se couchait en hiver; sur le rocher[15] de Voreppe, coucher d'été, et au nord-ouest de la Bastille, donc la montagne (maintenant transformée par le général Haxo) s'élevait au-dessus de toutes les maisons et sur la tour de Rabot, qui fut, ce me semble, l'ancienne entrée de la ville avant qu'on eût coupé le rocher de la Porte-de-France[16].
Mon grand-père fit beaucoup de dépenses pour cette terrasse. Le menuisier Poncet vint s'établir pendant un an dans le cabinet d'histoire naturelle, dont il fit les armoires en bois blanc; il fit ensuite des caisses de dix-huit pouces de large et deux pieds de haut, en châtaignier, remplies de bonne terre, de vigne et de fleurs. Deux ceps montaient du jardin de M. Périer-Lagrange, bon imbécile, notre voisin.
Mon grand-père avait fait établir des portiques en liteaux de châtaignier. Ce fut un grand travail dont fut chargé un menuisier nommé Poncet, bon ivrogne de trente ans assez gai. Il devint mon ami, car enfin avec lui je trouvais la douce égalité.
Mon grand-père arrosait ses fleurs tous les jours, plutôt deux fois qu'une; Séraphie ne venait jamais sur cette terrasse, c'était un moment de répit. J'aidais toujours mon grand-père à arroser les fleurs, et il me parlait de Linné et de Pline, non pas par devoir, mais avec plaisir.
Voilà la grande et extrême obligation que j'ai à cet excellent homme. Par surcroît de bonheur, il se moquait fort des pédants (les Lerminier, les Salvandy, les...[17] d'aujourd'hui), il avait un esprit dans le genre de M. Letronne, qui vient de détrôner Memnon[18] (ni plus ni moins que la statue de Memnon). Mon grand-père me parlait avec le même intérêt de l'Egypte, il me fit voir la momie achetée, par son influence, pour la bibliothèque publique; là, l'excellent Père Ducros (le premier homme supérieur auquel j'ai parlé dans ma vie) eut mille complaisances pour moi. Mon grand-père, fort blâmé par Séraphie appuyée du silence de mon père, me fit lire Séthos (lourd roman de l'abbé Terrasson), alors divin pour moi. Un roman est comme un archet, la caisse du violon qui rend les sons, c'est l'âme du lecteur. Mon âme alors était folle, et je vais dire pourquoi. Pendant que mon grand-père lisait, assis dans un fauteuil en D[19], vis-à-vis le petit buste de Voltaire en V, je regardais sa bibliothèque placée en B, j'ouvrais les volumes in-4° de Pline, traduction avec texte en regard. Là je cherchais surtout l'histoire naturelle de la femme.
L'odeur excellente, c'était de l'ambre ou du musc (qui me font malade depuis seize ans, c'est peut-être la même odeur ambre et musc), enfin je fus attiré vers un tas de livres brochés jetés confusément en L. C'étaient de mauvais romans non reliés que mon oncle avait laissés à Grenoble lors de son départ pour s'établir aux Échelles (Savoie, près le Pont-de-Beauvoisin). Cette découverte fut décisive pour mon caractère. J'ouvris quelques-uns de ces livres, c'étaient de plats romans de 1780, mais pour moi c'était l'essence de la volupté.
Mon grand-père me défendit d'y toucher, mais j'épiais le moment où il était le plus occupé dans son fauteuil à lire les livres nouveaux dont, je ne sais comment, il avait toujours grande abondance, et je volais un volume des romans de mon oncle. Mon grand-père s'aperçut sans doute de mes larcins, car je me vois établi dans le cabinet d'histoire naturelle, épiant que quelque malade vînt le demander. Dans ces circonstances, mon grand-père gémissait de se voir enlevé à ses chères études et allait recevoir le malade dans sa chambre ou dans l'antichambre du grand appartement. Crac! je passais dans le cabinet d'études, en L, et je volais un volume.
Je ne saurais exprimer la passion avec laquelle je lisais ces livres. Au bout d'un mois ou deux, je trouvai Félicia ou mes fredaines. Je devins fou absolument, la possession d'une maîtresse réelle, alors l'objet de tous mes vœux, ne m'eût pas plongé dans un tel torrent de volupté.
Dès ce moment, ma vocation fut décidée: vivre à Paris en faisant des comédies, comme Molière.
Ce fut là mon idée fixe, que je cachai sous une dissimulation profonde, la tyrannie de Séraphie m'avait donné les habitudes d'un esclave.
Je n'ai jamais pu parler de ce que j'adorais, un tel discours m'eût semblé un blasphème.
Je sens cela aussi vivement en 1835 que je le sentais en 1794.
Ces livres de mon oncle portaient l'adresse de M. Falcon[20], qui tenait alors l'unique cabinet littéraire; c'était un chaud patriote, profondément méprisé par mon grand-père et parfaitement haï par Séraphie et mon père.
Je me mis par conséquent à l'aimer, c'est peut-être le Grenoblois que j'ai le plus estimé. Il y avait dans cet ancien laquais de madame de Brizon (ou d'une autre dame de la rue Neuve, chez laquelle[21] mon grand-père avait été servi à table par lui), il y avait dans ce laquais une âme vingt fois plus noble que celle de mon grand-père, de mon oncle, je ne parlerai pas de mon père et du jésuite Séraphie. Peut-être ma seule tante Elisabeth lui était-elle comparable. Pauvre, gagnant peu et dédaignant de gagner de l'argent, Falcon plaçait un drapeau tricolore en dehors de sa boutique à chaque victoire des armées et les jours de fête de la République.
Il a adoré cette République du temps de Napoléon comme sous les Bourbons, et est mort à quatre-vingt-deux ans, vers 1820, toujours pauvre, mais honnête jusqu'à la plus extrême délicatesse.
En passant, je lorgnais la boutique de Falcon, qui avait un grand toupet à l'œil au royal, parfaitement poudré, et arborait un bel habit rouge à grands boutons d'acier, la mode d'alors, les jours heureux pour sa chère République. C'est le plus bel échantillon[22] du caractère dauphinois. Sa boutique était vers la place Saint-André, je me rappelle son déménagement. Falcon vint occuper la boutique A[23], dans l'ancien Palais des Dauphins, où siégeait le Parlement et ensuite la Cour royale. Je passais exprès sous le passage B pour le voir. Il avait une fille fort laide, le sujet ordinaire des plaisanteries de ma tante Séraphie, qui l'accusait de faire l'amour avec les patriotes qui venaient lire les journaux dans le cabinet littéraire de son père.
Plus tard, Falcon s'établit en A'. Alors j'avais la hardiesse d'aller lire chez lui. Je ne sais pas si, dans le temps où je volais les livres de mon oncle, j'eus la hardiesse de m'abonner chez lui; il me semble que, d'une façon quelconque, j'avais de ses livres.
Mes rêveries furent dirigées puissamment par la Vie et les aventures de Mme de * * *[24], roman extrêmement touchant, peut-être fort ridicule, car l'héroïne était prise par les sauvages. Je prêtai, ce me semble, ce roman à mon ami Romain Colomb, qui encore aujourd'hui en a gardé le souvenir.
Bientôt je me procurai la Nouvelle-Héloïse, je crois que je la pris au rayon le plus élevé de la bibliothèque de mon père, à Claix.
Je la lus couché sur mon lit dans mon trapèze[25] à Grenoble, après avoir eu soin de m'enfermer à clef, et dans des transports de bonheur et de volupté impossibles à décrire. Aujourd'hui, cet ouvrage me semble pédantesque et, même en 1819, dans les transports de l'amour le plus fou, je ne pus pas en lire vingt pages de suite. Dès lors, voler des livres devint ma grande affaire.
J'avais un coin à côté du bureau de mon père; rue des Vieux-Jésuites, où je déposais, à demi cachés par leur humble position, les livres qui me plaisaient; c'étaient des exemplaires du Dante avec des gravures sur bois bizarres, des traductions de Lucien par Perrot d'Ablancourt (les belles infidèles), la correspondance de milord All-eye avec milord All-ear, du marquis d'Argens, et enfin les Mémoires d'un homme de qualité retiré du monde.
Je trouvai moyen de me faire ouvrir le cabinet de mon père, qui était désert depuis la fatale tyrannie Amar et Merlinot, et je passai une revue exacte de tous les livres. Il avait une superbe collection d'Elzévirs, mais malheureusement je ne comprenais rien au latin, quoique sachant par cœur le Selectae e profanis. Je trouvai quelques livres in-12 au-dessus de la petite porte communiquant au salon, et j'essayai de lire quelques articles de l'Encyclopédie. Mais qu'était-ce que tout cela à côté de Félicia et de la Nouvelle-Héloïse?
Ma confiance littéraire en mon grand-père était extrême, je comptais bien qu'il ne me trahirait pas envers Séraphie et mon père. Sans avouer que j'avais lu la Nouvelle-Héloïse, j'osai lui en parler avec éloge. Sa conversion au jésuitisme[26] ne devait pas être ancienne, au lieu de m'interroger avec sévérité il me raconta que M. le baron des Adrets (le seul des amis chez qui il eût continué à dîner deux ou trois fois par mois, depuis la mort de ma mère), dans le temps que parut la Nouvelle-Héloïse (n'est-ce pas 1770[27]?), se fît attendre un jour à dîner chez lui; Mme des Adrets le fit avertir une seconde fois, enfin cet homme si froid arriva tout en larmes.
«Qu'avez-vous donc, mon ami? lui dit Mme des Adrets, tout alarmée.
—Ah! Madame, Julie est morte! » Et il ne mangea presque pas.
Je dévorais les annonces de livres à vendre qui arrivaient avec les journaux. Mes parents recevaient alors, ce me semble, un journal en société avec quelqu'un.
J'allai m'imaginer que Florian devait être un livre sublime, apparemment d'après les titres: Gonsalve de Cordoue, Estelle, etc.
Je mis un petit écu (3 francs) dans une lettre et j'écrivis à un libraire de Paris de m'envoyer un certain ouvrage de Florian. C'était hardi, qu'eût dit Séraphie à l'arrivée du paquet?
Mais enfin il n'arriva jamais, et avec un louis que mon grand-père m'avait donné le jour de l'an j'achetai un Florian. Ce fut des œuvres de ce grand homme que je tirai ma première comédie[28].
[1] Le chapitre XVI est le chapitre XII du manuscrit (R 299, fol. 226 à 248).—Écrit à Rome, les 15 et 16 décembre 1835.
[2] Je travaillais sur uns petite table au point P ...—Un fol. 226 bis est rempli par un plan d'une partie de l'appartement Gagnon, avec le «grand salon à l'Italienne». (Voir notre plan de l'appartement Gagnon.)
[3] ... m'apprit qu'on venait de guillotiner deux prêtres.—Variante: «Deux généraux de brigade.» Voir l'explication de ce terme donnée plus loin par l'abbé Dumolard au jeune Henri.
[4] ... date de la mort de MM. Revenus et Guillabert—Les abbés Revenas et Guillabert furent guillotinés le 26 juin 1794. (Voir A. Prudhomme, Histoire de Grenoble, p. 645.)
[5] ... M. Dumolard, du Bourg-d'Oisans ...—L'abbé Dumolard était curé de La Tronche, près Grenoble.
[6] ... depuis 1815, jésuite furieux ...—Ms:«Tejé.»
[7] ... c'en était fait ...—Ici une croix et un blanc d'une demi-ligne.
[8] ... qui donnait sur la Grenette au point A.—Plan de la place Grenette, avec en A la chambre d'Elisabeth Gagnon, à l'extrémité Nord de l'appartement (voir notre plan). En B, à l'angle de la place et de la Grande-rue, «salle-à-manger du premier étage, occupé par mon grand-père avant notre passage à la maison de Marnais».
[9] ... le trapèze T de la montagne du Villard-de-Lans.—Croquis indiquant le trapèze formé, en haut par la crête de la montagne, et sur les trois autres cités par l'église Saint-Louis et les toits des maisons. La crête de la montagne, ainsi limitée, correspond à l'arête des montagnes de Lans, entre le Moucherotte et le col de l'Arc.
[10] ... mon imagination, dirigée ...—Variante: «Formée.»
[11] ... l'écriture ci-jointe de mon illustre compatriote.—Avec le manuscrit est relié (après les fol. 99 et 231) un fac-similé lithographique de l'écriture de Barnave. Ce fac-similé porte les légendes suivantes: «Extrait d'un album de Barnave ... L'original de cet écrit, tracé par Barnave en 1792, nous a été communiqué par MMmes ses sœurs.»
[12] ... M. Guettard.—Guettard (1715-1786), minéralogiste grenoblois, a laissé un ouvrage intitulé: Mémoires sur la minéralogie du Dauphiné (Paris, 1779, deux vol. in-4°).
[13] ... le sein ou saint ...—Le sing (de signum, signal) annonçait aux habitants de Grenoble la fermeture des portes de la ville; cette coutume fut conservée jusqu'en 1877, quoique depuis 1864 on ne fermât plus les portes de l'enceinte.
[14] Cette terrasse, formée par l'épaisseur d'un mur nommé Sarrasin ...—Ce mur, qui porte encore aujourd'hui le nom de mur sarrasin, est en réalité le mur de l'ancienne enceinte romaine de Grenoble. Il n'en reste plus qu'un vestige: la terrasse dont parle Stendhal, et qui se prolonge à travers toute la maison presque jusqu'à la Grande-rue. (Voir notre plan de l'appartement Gagnon.)
[15] ... sur le rocher de Voreppe ...—Stendhal a oublié un mot; nous le rétablissons d'après le sens du contexte.
[16] ... l'ancienne entrée de la ville avant qu'on eût coupé le rocher de la Porte-de-France.—La route qui passe au pied du rocher de Rabot date de la construction de la Porte-de-France par Lesdiguières en 1620. Avant cette date, on arrivait en effet à Grenoble par la tour de Rabot et la rue ou «montée» de Chalemont, et la «montée» du Rabot.
En face du fol. 234, Stendhal a figuré la terrasse, avec l'emplacement du «cabinet en losanges de châtaignier avec forme d'architecture de mauvais goût, à la Bernin». Y est également figuré le cabinet d'été de M. Gagnon; dans le cabinet voisin, «où s'établit Poncet», est indiqué le «banc de menuisier à côté duquel je passais ma vie». Dans le lointain est figurée la silhouette de la «montagne de Sassenage», avec la position du soleil à son coucher en juin et en décembre.
[17] ...(les Lerminier, les Salvandy, les ...—Le nom est en blanc dans le manuscrit.
[18] ... dans le genre de M. Letronne, qui vient de détrôner Memnon ...—Jean-Antoine Letronne, célèbre archéologue français (1787-1848), était en 1835 directeur de la Bibliothèque royale. Il avait publié en 1833 un mémoire sur la Statue vocale de Memnon.
[19] Pendant que mon grand-père lisait, assis dans un fauteuil en D ...—Plan du cabinet de M. Gagnon. Le fauteuil du grand-père de Beyle était placé devant la cheminée, où se trouvait le buste de Voltaire; derrière lui était la bibliothèque et dans un coin, en L, le tas des livres brochés laissés par Romain Gagnon.
[20] Ces livres de mon oncle portaient l'adresse de M. Falcon ...—Le libraire Falcon (1753-1830) prit une part très active au mouvement révolutionnaire. Il fut secrétaire, puis président (22 juillet-18 août 1794) de la Société populaire, qui se réunissait dans l'église Saint-André. La boutique de Falcon servait de lieu de réunion aux patriotes exaltés, si bien que le 24 thermidor an III (11 août 1795) le Conseil général de la commune de Grenoble prit une délibération pour interdire à «ceux qui ont participé aux horreurs commises sous la tyrannie de se rendre dans la boutique de Falcon et le café Dumas et dans tout autre lieu public, à peine de huit jours de détention et même de plus grande peine, s'il y échoit ...» Il était en outre enjoint à Falcon «de tenir sa boutique fermée à six heures du soir ..., sous les mêmes peines». (Archives municipales de Grenoble, LL 8, page 227.)
[21] ... une autre dame de la rue Neuve, chez laquelle ...—Ms.: «Lequel.»
[22] C'est le plus bel échantillon ...—Variante: «Exemple.»
[23] Falcon vint occuper la boutique A ...—Plan de la place Saint-André, avec la situation, en A, de la première boutique de Falcon, à l'angle du passage du Palais, B, «avec têtes en relief, comme à Florence» (ces têtes sont actuellement au Musée de Grenoble, mais des copies ornent encore, à leur ancienne place, l'entrée du Palais de Justice). En A', près de la «salle de spectacle», est l'emplacement de la seconde boutique de Falcon.
[24] ... la Vie et les aventures de Mme de*** ...—Voici le titre: Vie, faiblesses et repentir d'une femme. J'en ai un exemplaire, mis en très mauvais état par l'humidité. (Note au crayon de Romain Colomb.)
[25] Je la lus couché sur mon lit dans mon trapèze ...—Voir notre plan de l'appartement de Henri Gagnon.
[26] Sa conversion au jésuitisme ...—Ms.: «Tismejésui.»
[27] ... dans le temps que parut la Nouvelle Héloïse (n'est-ce pas 1770?) ...—La Nouvelle-Héloïse parut en 1761.
[28] —On lit sur l'avant-dernier feuillet du premier volume: «27 décembre 1835. Lacenaire aussi écrit ses Mémoires. On en dit brûlé un volume dans l'incendie de la rue du Pont-de-Fer.» Le dernier feuillet contient une table. Elle se termine ainsi: «Je laisse les chapitre XIII et XIV pour les augmentations à faire à ces premiers temps. J'ai 40 pages écrites à insérer. Le volume 2 commence par le chapitre XV.—Book commencé the twenty third of november 35, il y a 31 days.»
CHAPITRE XVII[1]
Séraphie avait fait son amie intime d'une certaine madame Vignon, la première boime de la ville[2]. (Boime, à Grenoble, veut dire hypocrite doucereuse, jésuite femelle.) Mme Vignon demeurait au troisième étage, place Saint-André, et était femme d'un procureur, je crois, mais respectée comme une mère de l'Eglise, plaçant les prêtres et en ayant toujours chez elle de passage. Ce qui me touchait, c'est qu'elle avait une fille de quinze ans qui ressemblait assez à un lapin blanc, dont elle avait les yeux gros et rouges. J'essayai, mais en vain, d'en devenir amoureux pendant un voyage d'une semaine ou deux que nous finies à Claix. Là, mon père ne se cachait nullement et a toujours habité sa maison, la plus belle du canton.
A ce voyage il y avait Séraphie, Mme et Mlle Vignon, ma sœur Pauline, moi, et peut-être un M. Blanc, de Seyssins, personnage ridicule qui admirait beaucoup les jambes nues de Séraphie. Elle sortait jambes nues, sans bas, le malin, dans le clos.
J'étais tellement emporté par le diable[3] que les jambes de ma plus cruelle ennemie me firent impression. Volontiers j'eusse été amoureux de Séraphie. Je me figurais un plaisir délicieux à serrer[4] dans mes bras cette ennemie acharnée.
Malgré sa qualité de demoiselle à marier, elle fit ouvrir une grande porte condamnée qui, de sa chambre, donnait sur l'escalier de la place Grenette, et à la suite d'une scène abominable, dans laquelle je vois encore sa figure, fit faire une clef. Apparemment, son père lui refusait celle de cette porte[5].
Elle introduisait ses amies par cette porte, en entre autres cette Mme Vignon, Tartufe femelle, qui avait des oraisons particulières pour les saints, et que mon bon grand-père eut eu en horreur si son caractère à la Fontenelle lui eût permis: 1° de sentir l'horreur;—2° de l'exprimer.
Mon grand-père employait son grand juron contre cette madame Vignon: Le Diable te crache au cul!
Mon père se cachait toujours à Grenoble, c'est-à-dire qu'il habitait [6] chez mon grand-père et ne sortait pas de jour. La passion politique ne dura que dix-huit mois. Je me vois allant de sa part chez Allier, libraire, place Saint-André, avec cinquante francs en assignats, pour acheter la Chimie de Fourcroy, qui le conduisit à la passion pour l'agriculture. Je conçois bien la naissance de ce goût: il ne pouvait promener qu'à Claix.
Mais tout cela ne fut-il pas causé par ses amours avec Séraphie, si amour y a? Je ne puis voir la physionomie des choses, je n'ai que ma mémoire d'enfant. Je vois des images, je me souviens des effets sur mon cœur, mais pour les causes et la physionomie, néant. C'est toujours comme les fresques du [Campo-Santo][7] de Pise, où l'on aperçoit fort bien un bras, et le morceau d'à côté, qui représentait la tête, est tombé. Je vois une suite d'images fort nettes, mais sans physionomie autre que celle qu'elles eurent à mon égard. Bien plus, je ne vois cette physionomie que par le souvenir de l'effet qu'elle produisit sur moi[8].
Mon père éprouva bientôt une sensation digne du cœur d'un tyran. J'avais une grive privée qui se tenait ordinairement sous les chaises de la salle-à-manger. Elle avait perdu un pied à la bataille et marchait en sautant. Elle se défendait contre les chats, chiens, et tout le monde la protégeait, ce qui était fort obligeant pour moi, car elle remplissait le plancher de taches blanches peu propres. Je nourrissais cette grive d'une façon peu propre, avec les chaplepans [9] noyés dans la benne de la cuisine (cafards noyés dans le seau de l'eau sale de la cuisine).
Sévèrement séparé de tout être de mon âge, ne vivant qu'avec des vieux, cet enfantillage avait du charme pour moi.
Tout-à-coup, la grive disparut, personne ne voulut me dire comment: quelqu'un, par inadvertance, l'avait écrasée en ouvrant une porte. Je crus que mon père l'avait tuée par méchanceté; il le sut, cette idée lui fit peine, un jour il m'en parla en termes fort indirects et fort délicats.
Je fus sublime, je rougis jusqu'au blanc des yeux, mais je n'ouvris pas la bouche. Il me pressa de répondre, même silence; mais les yeux, que j'avais fort expressifs à cet âge, devaient parler.
Me voilà vengé, tyran, de l'air doux et paternel avec lequel tu m'as forcé tant de fois d'aller à cette détestable promenade des Granges, au milieu des champs arrosés avec les voitures de minuit (poudrette de la ville).
Pendant plus d'un mois je fus fier de cette vengeance; j'aime cela dans un enfant[10].
La passion de mon père pour son domaine de Claix et pour l'agriculture devenait extrême. Il faisait faire de grandes réparations, amendements, par exemple miner le terrain, le défoncer à deux pieds et demi de profondeur et emporter dans un coin du champ toutes les pierres plus grosses qu'un œuf. Jean Vial, notre ancien jardinier, Charrière, Mayousse, le vieux ...[11], ancien soldat, exécutaient ces travaux par prix faits, par exemple vingt écus (soixante francs) pour miner une tière, espace de terre compris entre deux rangées de hautaies ou bien d'érables porteurs de vignes.
Mon père planta les grandes Barres, ensuite la Jomate, où il arracha la vigne basse. Il obtint par échange de l'hôpital (qui l'avait eue, ce me semble, par le testament d'un M. Gutin, marchand de draps) la vigne du Molard (entre le verger et notre Molard à nous), il l'arracha, la mina en enterrant le Murger (tas de pierres de sept à dix pieds de haut), et enfin la planta.
Il m'entretenait longuement de tous ces projets, il était devenu un vrai propriétaire du Midi.
C'est un genre de folie qui se rencontre souvent au midi de Lyon et de Tours; cette manie consiste à acheter des champs qui rendent un ou deux pour cent, à retirer, pour cela faire, de l'argent prêté au cinq ou six, et quelquefois à emprunter au cinq pour s'arrondir, c'est le mot, en achetant des champs qui rapportent le deux. Un ministre de l'Intérieur qui se douterait de son métier entreprendrait une mission contre cette manie qui détruit l'aisance et toute la partie du bonheur qui tient à l'argent, dans les vingt départements au midi de Tours et de Lyon.
Mon père fut un exemple mémorable de cette manie, qui a sa source à la fois dans l'avarice, l'orgueil et la manie nobiliaire[12].
[1] Le chapitre XVII est le chapitre XV de Stendhal (fol. 249 à 258).—Écrit à Rome, les 16, 17 et 25 décembre 1835.—Avec ce chapitre commence le second volume du manuscrit.
[2] ... la première boime de la ville.—On lit en tête du fol. 249 bis: «16 déc. 1835.—Envoyé la fin du chapitre XII.—Laisser le n° 249 à cette page et aller jusqu'à 1.000.—Faire suivre aussi les numéros des chapitres.»
[3] J'étais tellement emporté par le diable ...—Variante: «Par l'âge.»
[4] Je me figurais un plaisir délicieux à serrer ...—Variante: «Tenir.»
[5] ... son père lui refusait celle de cette porte.—En face, au verso du fol. 250, plan d'une partie de l'appartement Gagnon, avec la «chambre de Séraphie» et la porte sur l'escalier de la place Grenette. A côté, dans la «chambre de ma tante Elisabeth», «la famille au soleil». A l'angle de la Grande-rue et de la place Grenette, en «O, logement de mon oncle, au second étage, avant son mariage». Sur ce plan sont également indiquées les rues voisines: rue des Clercs, «ici logeaient Mably et Condillac»; rue du Département (aujourd'hui rue Diodore-Rahoult), au point «G', là je m'élevai à 7 avec Mr Galice»; place Saint-André, où sont indiquées les maisons de Mme Vignon et de Falcon. (Voir nos plans de l'appartement Gagnon et de Grenoble en 1793.)
[6] ... il habitait ...—Variante: «Logeait.»
[7] ... les fresques du Campo-Santo ...—Le nom a été laissé en blanc dans le manuscrit.
[8] ... l'effet quelle produisit sur moi.—On lit dans la marge: «Mettre un mot des promenades forcées aux Granges.»
[9] ... avec les chaplepans ...—Ce mot signifie, en patois du Dauphiné, gâcheur de pain (de chapla, briser en petits morceaux, et pan, pain).
[10] ... j'aime cela dans un enfant.—On lit au verso du fol. 254: «20 décembre 1835, faits à placer en leur temps, mis ici pour ne pas l'oublier: inspecteur du mobilier de la Couronne, comment, 1811.—Après l'objection de l'Empereur, je devins inspecteur du mobilier au moyen de mon acte de naissance, 2° du certificat Michaud, 3° de l'addition de nom. La faute est de ne pas avoir mis: Brulard de la Jomate (la Jomate étant à nous.) M. de Bor (Baure) était un magistrat parfaitement sage et poli de la fin du XVIIIe siècle; il aimait ce qui était honnête et droit, et n'aurait commis une mauvaise action qu'à la dernière nécessité et à son corps défendant. Du reste, de l'esprit, disert, bien disant, possédant une grande connaissance des auteurs, ami particulier de M. le colonel de Beaussac et de M. de Villaret, évêque (de l' (un mot illisible)), grand, maigre, digne, avec de petits yeux malins et un nez infini; il me fut un excellent et très digne archer. Il souffrait pour de l'argent ce que je n'aurais souffert pour rien, d'être vilipendé par M. le comte Daru, dont il était le secrétaire général. Ce fut lui qui, pour obliger M. Petit (car moi, avec mon étourderie et mes idées de haute et franche vertu, je devais le choquer vingt fois par jour), moyenne toute ma nomination après l'objection de l'Empereur. Mourut à Amsterdam le ... septembre ou novembre 1811.»
[11] ... Charrière, Mayousse, le vieux ...—Le nom est en blanc dans le manuscrit.
[12] ... cette manie, qui a sa source à la fois dans l'avarice, l'orgueil et la manie nobiliaire.—Variante: «Cette manie, qui tient à la fois à l'avarice, à l'argent et à la manie nobiliaire.»
CHAPITRE XVIII[1]
LA PREMIÈRE COMMUNION
Cette manie, qui a fini par ruiner radicalement mon père et par me réduire, pour tout potage, à mon tiers de la dot de ma mère, me procura beaucoup de bien-être vers 1794[2].
Mais avant d'aller plus loin, il faut dépêcher l'histoire de ma première communion antérieure, ce me semble, au 21 juillet 1794[3].
Ce fut un pr[être][4] infiniment moins coquin que l'abbé Raillane, il faut l'avouer, qui fut chargé de cette grande opération de ma première communion, à laquelle mon père, fort dévot dans ce temps-là, attachait la plus grande importance. Le jésuitisme de l'abbé Raillane faisait peur même à mon père; c'est ainsi que M. Coissi a fait peur, ici même, au jésuite[5].
Ce bon prêtre, si bonhomme en apparence, s'appelait Dumolard et était un paysan rempli de simplesse et né dans les environs de la Matheysine ou de La Mure, près le Bourg d'Oisans. Depuis, il est devenu un grand jésuite[6] et a obtenu la charmante cure de La Tronche, à dix minutes de Grenoble. (C'est comme la sous-préfecture de Sceaux pour un sous-préfet, âme damnée des ministres ou qui épouse une de leurs bâtardes.)
Dans ce temps-là, M. Dumolard était tellement bonhomme que je pus lui prêter une petite édition italienne de l'Arioste en quatre volumes in-18. Peut-être pourtant ne la lui ai-je prêtée qu'en 1803.
La figure de M. Dumolard n'était pas mal, à cela près d'un œil qui était toujours fermé; il était borgne, puisqu'il faut le dire, mais ses traits étaient bien et exprimaient non seulement la bonhomie, mais, ce qui est bien plus ridicule, une franchise gaie et parfaite. Réellement il n'était pas coquin en ce temps-là, et pour ainsi dire, en y réfléchissant, ma pénétration de douze ans, exercée par une solitude complète, fut complètement trompée, car depuis il a été un des plus profonds jésuites[7] de la ville, et d'ailleurs son excellentissime cure, à portée des dévotes de la ville, jure pour lui et contre ma niaiserie de douze ans.
M. le Premier Président de Barrai, l'homme le plus indulgent et le mieux élevé, me dit vers 1816, je crois, en me promenant dans son magnifique jardin de La Tronche, qui touchait la cure:
«Ce Dumolard est un des plus fieffés co[quins] de la troupe.
—Et M. Raillane? lui dis-je.
—Oh! le Raillane les passe tous. Comment M. votre père avait-il pu choisir un tel homme?
—Ma foi, je l'ignore, je fus victime et non pas complice.»
Depuis deux ou trois ans, M. Dumolard disait la messe souvent chez nous, dans le salon à l'italienne de mon grand-père. La Terreur, qui jamais ne fut Terreur en Dauphiné, ne s'aperçut jamais que quatre-vingts ou cent dévotes sortaient de chez mon grand-père tous les dimanches, à midi. J'ai oublié de dire que tout petit on me faisait servir ces messes[8], et je ne m'en acquittais que trop bien. J'avais un air très décent et très sérieux. Toute ma vie les cérémonies religieuses m'ont extrêmement ému. J'avais longtemps servi la messe de ce coquin d'abbé Raillane, qui allait la dire à la Propagation, au bout de la rue Saint-Jacques, à gauche; c'était un couvent et nous disions notre messe dans la tribune.
Nous étions tellement enfants, Reytiers et moi, qu'un grand événement, un jour, fut que Reytiers, apparemment par timidité, fit pipi pendant la messe, que je servais, sur un prie-Dieu de sapin. Le pauvre diable cherchait à absorber[9] l'humidité produite à sa grande honte en frottant son genou contre la planche horizontale du prie-Dieu. Ce fut une grande scène. Nous entrions souvent chez les nonnes; l'une d'elles, grande et bien faite, me plaisait beaucoup, on s'en aperçut sans doute, car en ce genre j'ai toujours été un grand maladroit, et je ne la vis plus. Une de mes remarques fut que madame l'abbesse avait une quantité de points noirs au bout du nez; je trouvais cela horrible.
Le Gouvernement était tombé dans l'abominable sottise de persécuter les prêtres. Le bon sens de Grenoble et sa méfiance de Paris nous sauvèrent de ce que cette sottise avait de trop âpre.
Les prêtres se disaient bien persécutés, mais soixante dévotes venaient, à onze heures du matin, entendre leur messe dans le salon de mon grand-père. La police ne pouvait même faire semblant de l'ignorer. La sortie de notre messe faisait foule dans la Grande-rue[10].
[1] Le chapitre XVIII est le chapitre XVI de Stendhal (fol. 260 à 266; le fol. 259 est blanc).—La leçon que je donne de ce chapitre ne suit pas d'une manière absolue l'ordre du manuscrit. Le premier alinéa est suivi de cette observation de Stendhal: «Ici, ma première communion.» Conformément à cette indication, j'ai inséré à cette place le récit de la première communion, lequel, dans le manuscrit, se trouve relié immédiatement avant, sans pagination. Le folio 260 bis a été écrit le 25 décembre 1835, alors que «la première communion» est du 10 décembre. Ce dernier texte commence ainsi: «Ce qui me console un peu de l'impertinence d'écrire tant de je et de moi, c'est que je suppose que beaucoup de gens fort ordinaires de ce XIXe siècle font comme moi. On sera donc inondé de Mémoires vers 1880 et avec mes je et mes moi, je ne serai que comme tout le monde. M. de Talleyrand, M. Molé, écrivent leurs Mémoires, M. Delécluze aussi.» J'ai cru devoir alléger le récit de cet alinéa.
En tête du récit de sa première communion, Stendhal avait écrit: «A placer après Amar et Merlinot. 10 décembre 1835, corrigé le 3 janvier 1836.» Je n'ai pas suivi cette indication, qui déjà n'a pu être respectée exactement dans l'édition Stryienski, et je me suis conformé à la note de Stendhal indiquée ci-dessus, opinion justifiée encore par ce fait que le fragment: «La première communion», est relié immédiatement avant le fol. 260, c'est-à-dire à peu près à sa place logique.
[2] ... me procura beaucoup de bien-être vers 1794.—Le fol. 260 bis est daté: «25 décembre 1835.» Il comprend le début du chapitre XVIII et celui du chapitre suivant, que Stendhal a marqué dans la marge par cette note: «Chapitre commençant à: «Mon père fut rayé.» Le lecteur pourra se rendre compte de la méthode que j'ai adoptée dans rétablissement du texte du commencement des chapitres XVIII et XIX, en se reportant à la planche reproduisant le fol. 260 bis.
[3] Mais avant d'aller plus loin ...—Ainsi que le lecteur peut s'en rendre compte sur l'illustration, cet alinéa ne fait pas immédiatement suite au précédent sur le manuscrit. Je l'ai cependant placé ici, à cause du contexte, et parce qu'il fait une transition voulue par Stendhal lui-même.
[4] Ce fut un prêtre ...—Le feuillet 261 et tous ceux qui constituent désormais notre chapitre XVIII n'ont pas été numérotés par Stendhal. Notre foliotation (261 à 266) est factice. Cette numérotation ne nuit pas à la foliotation indiquée par Stendhal lui-même, car l'auteur a laissé en blanc les feuillets compris entre les chiffres 261 et 273. C'est ainsi que nous verrons le chapitre XIX commencer au fol. 260 bis pour continuer au fol. 274.
[5] ... a fait peur, ici même, au jésuite.—Ms.: «Tejê.»
[6] ... devenu un grand jésuite ...—Ms.: «Tejê.»
[7] ... un des plus profonds jésuites ...—Ms.: «Tejê.»
[8] ... on me faisait servir ces messes ...—A cette époque, je servais une et quelquefois deux messes par jour, ce qui probablement m'a empêché de me rappeler que l'auteur faisait la même besogne. (Note au crayon de R. Colomb.)
[9] Le pauvre diable cherchait à absorber ...—Variantes: «Consommer, essuyer.»
[10] La sortie de notre messe faisait foule dans la Grande-rue.—Suit un plan du quartier où était située la maison Gagnon. On voit, sur la Grande-rue, en «A', porte par laquelle sortaient les soixante ou quatre-vingts dévotes, vers les onze heures et demie».
A la suite de ce chapitre est un fragment intitulé: «Encyclopédie du XIXe siècle.» Stendhal l'a accompagné de cette note: «A placer après ma first communion.» Ce fragment n'ayant rien de commun avec le récit, nous l'avons rejeté en annexe.
CHAPITRE XIX[1]
Mon père fut rayé de la liste des suspects (ce qui, pendant vingt-et-un mois, avait été l'objet unique de notre ambition) le 21 juillet 1794, à l'aide des beaux yeux de ma jolie cousine Joséphine Martin.
Il fit alors de longs séjours à Claix (c'est-à-dire à Furonières [2]). Mon indépendance prit naissance comme la liberté dans les villes d'Italie vers le VIIIe siècle[3], par la faiblesse de mes tyrans.
Pendant les absences de mon père, j'inventai d'aller travailler rue des Vieux-Jésuites dans le salon de notre appartement, où, depuis quatre ans, personne n'avait mis les pieds[4].
Cette idée, fille du besoin du moment, comme toutes les inventions de la mécanique, avait d'immenses avantages. D'abord, j'allais seul rue des Vieux-Jésuites, à deux cents pas de la maison Gagnon; secondo, j'y étais à l'abri des incursions de Séraphie qui, chez mon grand-père, venait, quand elle avait le diable au corps plus qu'à l'ordinaire, visiter mes livres et fourrager mes papiers.
Tranquille dans le salon silencieux où était le beau meuble brodé par ma pauvre mère, je commençai à travailler avec plaisir. J'écrivis ma comédie appelée, je crois, M. Piklar.
Pour écrire, j'attendais toujours le moment du génie.
Je n'ai été corrigé de cette manie que bien tard. Si je l'eusse chassée plus tôt, j'aurais fini ma comédie de Letellier et Saint-Bernard, que j'ai portée à Moscou et, qui plus est, rapportée (et qui est dans mes papiers, à Paris). Cette sottise a nui beaucoup à la quantité de mes travaux. Encore en 1806, j'attendais le moment du génie pour écrire. Pendant tout le cours de ma vie, je n'ai jamais parlé de la chose pour laquelle j'étais passionné, la moindre objection m'eût percé le cœur. Mais je n'ai jamais parlé littérature. Mon ami, alors intime, M. Adolphe de Mareste (né à Grenoble vers 1782), m'écrivit à Milan pour me donner son avis sur la Vie de Haydn, Mozart et Métastase. Il ne se doutait nullement que j'eu fusse the author.
Si j'eusse parlé, vers 1795, de mon projet d'écrire, quelque homme sensé m'eût dit: «Ecrivez tous les jours pendant deux heures, génie ou non.» Ce mot m'eût fait employer dix ans de ma vie dépensés niaisement à attendre le génie.
Mon imagination avait été employée à prévoir le mal que me faisaient mes tyrans et à les maudire; dès que je fus libre, en H[5], dans le salon de ma mère, j'eus le loisir d'avoir du goût pour quelque chose. Ma passion fut: les médailles moulées en plâtre sur des moules ou creux de soufre. J'avais eu auparavant une petite passion: l'amour des épinaux[6], bâtons noueux pris dans les haies d'aubépine, je crois; la chasse.
Mon père et Séraphie avaient comprimé les deux. Celle pour les épinaux disparut sous les plaisanteries de mon oncle; celle pour la chasse, appuyée sur les rêveries de volupté nourries par le paysage de M. Le Roy et sur les images vives que mon imagination avait fabriquées en lisant l'Arioste, devint une fureur, me fit adorer la Maison rustique, Buffon, me fit écrire sur les animaux, et enfin n'a péri que par la satiété. A Brunswick, en 1808, je fus un des chefs de chasses où l'on tuait cinquante ou soixante lièvres avec des battues faites par des paysans. J'eus horreur de tuer une biche, cette horreur a augmenté. Rien ne me semble plus plat aujourd'hui que de changer un oiseau charmant en quatre onces de chair morte.
Si mon père, par peur bourgeoise, m'eût permis d'aller à la chasse, j'eusse été plus leste, ce qui m'eût servi pour la guerre. Je n'y ai été leste qu'à force de force.
Je reparlerai de la chasse, revenons aux médailles[7].
[1] Le chapitre XIX est le chapitre XVI du manuscrit (fol. 260 bis et 274 à 279; les fol. 261 à 273 sont blancs).—Écrit à Rome, les 25 et 26 décembre 1835.—Au sujet de l'établissement du texte du début de ce chapitre, voir les notes du début du chapitre XVIII, et la reproduction du fol. 260 bis.
[2] ... Furonières ...—Hameau de la commune de Claix.
[3] ... les villes d'Italie vers le VIIIe siècle ...—A vérifier sur la dissertation 55 de Muratori, lue il y a quinze jours et déjà oubliée quant à la date. (Note de Stendhal.)
[4] ... où, depuis quatre ans, personne n'avait mis les pieds—En face, au verso du fol. 273, plan du quartier des maisons Gagnon et Beyle. On y voit, à l'angle de la Grande-rue et de la rue du Département, l'emplacement du «café tenu par M. Genou, père de M. de Genoude, de la Gazette de France». (Voir notre plan de Grenoble en 1793.) A ce sujet, on lit cette note au crayon de R. Colomb: «Le café Genou était sur la place Saint-André, dans la maison qu'habitait Mme Vignon, je crois; celui de la Grande-rue était tenu par Charréa.»
[5] ... dès que je fus libre, en H ...—En face, au verso du fol. 274, plan de l'appartement Beyle, rue des Vieux-Jésuites. On voit dans le salon, près de la fenêtre, en «H, table de travail» de Beyle.
[6] ... l'amour des épinaux ...—La lecture du dernier mot est incertaine.
[7] Je reparlerai de la chasse, revenons aux médailles.—On lit au verso du fol. 279, avec la date du 26 décembre: «A placer: «Caractère of my father Chérubin Beyle.—Il n'était point avare, mais bien passionné. Rien ne lui coûtait pour satisfaire la passion dominante: ainsi pour faire miner une tière, il ne m'envoyait pas à Paris les 150 francs par mois, sans lesquels je ne pouvais vivre.
Il eut la passion pour l'agriculture et pour Claix, puis un an ou deux de passion pour bâtir (la maison de la rue de Bonne, dont j'eus la sottise de faire le plan avec Mante). Il empruntait à huit ou dix pour cent à l'effet de terminer une maison qui un jour lui rendrait le six. Ennuyé de la maison, il se livra à la passion d'administrer pour les Bourbons, au point incroyable de passer dix-sept mois sans aller à Claix, à deux lieues de la ville. Il s'est ruiné de 1814 à 1819, je crois, époque de sa mort. Il aimait les femmes avec excès, mais timide comme un enfant de douze ans; Mme Abraham Mallein, née Pascal, se moquait ferme de lui à cet égard.»]
CHAPITRE XX[1]
Après quatre ou cinq ans du plus profond et du plus plat malheur, je respirai seulement alors, quand je me vis seul et fermé à clef dans l'appartement de la rue des Vieux-Jésuites, jusque-là abhorré par moi. Pendant ces quatre ou cinq ans, mon cœur fut rempli du sentiment de la haine impuissante. Sans mon goût pour la volupté, je serais peut-être devenu, par une telle éducation, dont ceux qui la donnaient ne se doutaient pas, un scélérat noir ou un coquin gracieux et insinuant, un vrai jésuite[2], et je serais sans doute fort riche. La lecture de la Nouvelle-Héloïse et les scrupules de Saint-Preux me formèrent profondément honnête homme; je pouvais encore, après cette lecture faite avec larmes et dans des transports d'amour pour la vertu, faire des coquineries, mais je me serais senti coquin. Ainsi, c'est un livre lu en grande cachette et malgré mes parents qui m'a fait honnête homme.
L'histoire romaine du cotonneux Rollin, malgré ses plates réflexions, m'avait meublé la tête de faits d'une solide vertu (basée sur l'utilité et non sur le vaniteux honneur des monarchies; Saint-Simon est une belle pièce justificative pour la manière de Montesquieu, l'honneur bas des monarchies; il n'est pas mal d'avoir vu cela en 1734 dans l'état d'enfance où, à cette époque, était encore la raison des Français).
Avec les faits appris dans Rollin, confirmés, expliqués, illustrés par la conversation continue de mon excellent grand-père et les théories de Saint-Preux, rien n'était égal à la répugnance et au mépris profond que j'avais pour les...[3] expliqués par des prêtres que je voyais chaque jour s'affliger des victoires de la patrie et désirer que les troupes françaises fussent battues.
La conversation de mon excellent grand-père, auquel je dois tout, sa vénération pour les bienfaiteurs de l'humanité, si contraire aux idées du ch[ristian]isme, m'empêcha sans doute d'être pris comme une mouche dans les toiles d'araignée par mon respect pour les cérémonies. (Je vois aujourd'hui que c'était la première forme de mon amour pour la musique, 1, la peinture, 2, et l'art de Vigano, 3.) Je croirais volontiers que mon grand-père était un nouveau converti vers 1793. Peut-être s'était-il fait dévot[4] à la mort de ma mère (1790), peut-être la nécessité d'avoir l'appui du clergé dans son métier de médecin lui avait-elle imposé un léger vernis d'hypocrisie en même temps que la perruque à trois rangs de boucles. Je croirais plutôt ce dernier, car je le trouvai ami, et de longue date, de M. l'abbé Sadin, curé de Saint-Louis (sa paroisse), de M. le chanoine Rey et de Mlle Rey, sa sœur, chez lequel nous allions souvent (ma tante Elisabeth y faisait sa partie), petite rue derrière Saint-André, plus tard rue du Département[5], même l'aimable et trop aimable abbé Hélie, curé de Saint-Hugues, qui m'avait baptisé et me l'a rappelé depuis au café de la Régence, à Paris, où je déjeûnais vers 1803 pendant mon éducation véritable, rue d'Angiviller.
Il faut remarquer qu'en 1790 les prêtres ne prenaient pas les conséquences de la théorie et étaient bien loin d'être intolérants et absurdes[6] comme nous les voyons en 1835. On souffrait fort bien que mon grand-père travaillât en présence de[7] son petit buste de Voltaire et que sa conversation, excepté sur un seul sujet, fût ce qu'elle eût été dans le salon de Voltaire, et les trois jours qu'il avait passés dans ce salon étaient cités[8] par lui comme les plus beaux de sa vie, quand l'occasion s'en présentait. Il ne s'interdisait nullement l'anecdote critique ou scandaleuse sur les prêtres, et pendant sa longue carrière d'observations cet esprit sage et froid en avait recueilli des centaines. Jamais il n'exagérait, jamais il ne mentait, ce qui me permet, ce me semble, d'avancer aujourd'hui que quant à l'esprit ce n'était pas un bourgeois; mais il était apte[9] à concevoir des haines éternelles à l'occasion de torts très minimes [10], et je ne crois pas laver son âme du reproche de bourgeoisie.
Je retrouve le type bourgeois, même à Rome, chez M. ... et sa famille, ... M. Bois, le beau-frère, enrichi ...[11].
Mon grand-père avait une vénération et un amour pour les grands hommes qui choquèrent bien M. le curé actuel de Saint-Louis et M. le grand vicaire[12] actuel de l'évêque de Grenoble, lequel se fait un point d'honneur de ne pas rendre sa visite au préfet, en sa qualité de prince de Grenoble[13], je crois (raconté par M. Rubichon et avec approbation, Cività-Vecchia, juin 1835).
Le Père Ducros, ce cordelier que je suppose homme de génie, avait perdu sa santé en empaillant des oiseaux avec des poisons. Il souffrait beaucoup des entrailles et mon oncle m'apprit par ses plaisanteries qu'il avait un ...[14]. Je ne compris guère cette maladie, qui me semblait toute naturelle. Le Père Ducros aimait beaucoup mon grand-père, son médecin, et auquel il devait en partie sa place de bibliothécaire; mais il ne pouvait s'empêcher de méprisoter un peu la faiblesse de son caractère, il ne pouvait tolérer les incartades de Séraphie, qui allaient souvent jusqu'à interrompre la conversation, troubler la société, et forcer les amis à se retirer[15].
Les caractères à la Fontenelle sont fort sensibles à cette nuance de mépris non exprimé, mon grand-père combattait donc souvent mon enthousiasme pour le Père Ducros. Quelquefois, quand le Père Ducros arrivait à la maison avec quelque chose d'intéressant à dire, on m'envoyait à la cuisine; je n'étais nullement piqué, mais fâché de ne pas savoir la chose curieuse. Ce philosophe fut sensible à mes empressements et au goût vif que je montrais pour lui, et qui faisait que je ne quittais jamais la chambre quand il y était.
Il faisait cadeau à ses amis et amies de cadres dorés de deux pieds et demi sur trois, garnis d'une grande vitre, derrière laquelle il disposait six ou huit douzaines de médailles en plâtre de dix-huit lignes de diamètre. C'étaient tous les empereurs romains et les impératrices, un autre cadre présentait tous les grands hommes de France, de Clément Marot à Voltaire, Diderot et d'Alembert. Que dirait le M. Rey d'aujourd'hui à une telle vue?
Ces médailles étaient environnées, avec beaucoup de grâce, de petits cartons dorés sur tranche, et des volutes exécutées en même matière remplissaient les intervalles entre les médailles. Les ornements de ce genre étaient fort rares alors et je puis avouer que l'opposition de la couleur blanc mat des médailles et des ombres légères, fines, bien dessinées, qui marquaient les traits des personnages, avec la tranche dorée des cartons et leur couleur jaune d'or, faisaient un effet très élégant.
Les bourgeois de Vienne, Romans, La Tour du Pin, Voiron, etc., qui venaient dîner chez mon grand-père ne se lassaient pas d'admirer ces cadres. Moi, de mon côté, monté sur une chaise, je ne me lassais pas d'étudier les traits de ces hommes illustres dont j'aurais voulu imiter la vie et lire les œuvres.
Le Père Ducros écrivait dans le haut de la partie la plus élevée de ces cartons[16]:
HOMMES ILLUSTRES DE FRANCE
ou
EMPEREURS ET IMPÉRATRICES.
À Voiron, par exemple, chez mon cousin Allard du Plantier[17] (descendant de l'historien et antiquaire Allard), ces cadres étaient admirés comme des médailles antiques; je ne sais pas même si le cousin, qui n'était pas fort, ne les prenait pas pour des médailles antiques. (C'était un fils étiolé par un père homme d'esprit, comme Monseigneur par Louis XIV.)
Un jour, le Père Ducros me dit:
«Veux-tu que je t'apprenne à faire des médailles?»
Ce fut pour moi les cieux ouverts.
J'allai dans son appartement, vraiment délicieux pour un homme qui aime à penser, tel que je voudrais bien en avoir un pareil pour y finir mes jours.
Quatre petites chambres de dix pieds de haut, exposées au midi et au couchant, avec très jolie vue sur Saint-Joseph, les coteaux d'Eybens, le pont de Claix et les montagnes à l'infini vers Gap.
Ces chambres étaient remplies de bas-reliefs et de médailles moulées sur l'antique ou sur du moderne passable.
Les médailles étaient, la plupart, en soufre rouge (rougi par un mélange de cinabre), ce qui est beau et sérieux; enfin, il n'y avait pas un pied carré de la surface de cet appartement qui ne donnât une idée. Il y avait aussi des tableaux. «Mais je ne suis pas assez riche, disait le Père Ducros, pour acheter ceux qui me plairaient.» Le principal tableau représentait une neige, ce n'était pas absolument mal.
Mon grand-père m'avait mené plusieurs fois dans cet appartement charmant. Dès que j'étais seul avec mon grand-père, hors de la maison, loin de la portée de mon père et de Séraphie, j'étais d'une gaieté parfaite. Je marchais fort lentement, car mon bon grand-père avait des rhumatismes, que je suppose goutteux (car moi, son véritable petit-fils et qui ai le même corps, j'ai eu la goutte en mai 1835 à Cività-Vecchia).
Le Père Ducros, qui avait de l'aisance, car il a fait son héritier M. Navizet, de Saint-Laurent, ancien entrepreneur de chamoiserie, était fort bien servi par un grand et gros valet, bonhomme qui était garçon de bibliothèque, et une excellente servante. Je donnais l'étrenne à tout cela, par avis de ma tante Elisabeth.
J'étais neuf autant que possible par le miracle de cette abominable éducation solitaire et de toute une famille s'acharnant sur un pauvre enfant pour l'endoctriner, dont le système avait été fort bien suivi parce que la douleur de la famille mettait ce système dans ses goûts.
Cette inexpérience des choses les plus simples me fit faire bien des gaucheries chez M. Daru le père, de novembre 1799 à mai 1800.
Revenons aux médailles. Le Père Ducros s'était procuré, je ne sais comment, une quantité de médailles en plâtre. Il les imbibait d'huile et sur cette huile coulait du soufre mêlé avec de l'ardoise bien sèche et pulvérisée.
Quand ce moule ôtait bien froid[18], il y mettait un peu d'huile, l'entourait d'un papier huilé, haut, de A en B, de trois lignes, le moule au fond.
Sur le moule il versait du plâtre liquide fait à l'instant, et sur-le-champ du plâtre moins fin et plus fort, de façon à donner quatre lignes d'épaisseur à la médaille en plâtre. Voilà ce que je ne parvins jamais à bien faire. Je ne gâchais pas mon plâtre assez vite, ou plutôt je le laissais s'éventer. C'est en vain que Saint-...[19], le vieux domestique, m'apportait du plâtre en poudre. Je retrouvais mon plâtre en gelée, cinq ou six heures après l'avoir placé sur le moule en soufre.
Mais ces moules-là étant les plus difficiles, je les fis sur-le-champ, et fort bien, seulement trop épais. Je n'épargnais pas la matière.
J'établis mon atelier de plâtrerie dans le cabinet de toilette de ma pauvre mère, pénétrais dans cette chambre où personne n'entrait depuis cinq ans qu'avec un sentiment religieux; j'évitais de regarder vers le lit. Je n'aurais jamais ri dans cette chambre, tapissée de papier de Lyon imitant bien le damas rouge.
Quoique je ne parvinsse jamais à faire un cadre de médailler comme le Père Ducros, je me préparais éternellement à ce grand renom en faisant une quantité de moules en soufre (en B, dans la cuisine)[20].
J'achetai une grande armoire renfermant douze ou quinze tiroirs de trois pouces de haut, où j'emmagasinais mes richesses.
Je laissai tout cela à Grenoble en 1799. Dès 1796 je n'en faisais plus de cas; on aura fait des allumettes de ces précieux moules (ou creux) en soufre de couleur d'ardoise.
Je lus le dictionnaire des médailles de l'Encyclopédie méthodique [21].
Un maître adroit qui eût su profiter de ce goût m'eût fait étudier avec passion toute l'histoire ancienne; il fallait me faire lire Suétone, puis Denis d'Halicarnasse, à mesure que ma jeune tête eût pu recevoir les idées sérieuses.
Mais le goût régnant alors à Grenoble portait à lire et à citer les épîtres d'un M. de Bonnard, c'est, je pense, du petit Dorât (comme on dit: du petit Mâcon). Mon grand-père nommait avec respect la Grandeur des Romains de Montesquieu, mais je n'y comprenais rien; chose peu difficile à croire, j'ignorais les événements sur lesquels Montesquieu a dressé ses magnifiques considérations.
Il fallait au moins me faire lire Tite-Live. Au lieu de cela, on me faisait lire et admirer les hymnes de Santeuil: «Ecce sede louantes... » On peut se figurer la façon dont j'accueillais cette religion[22] de mes tyrans.
Les prêtres qui dînaient à la maison cherchaient à reconnaître l'hospitalité de mes parents en me faisant du pathos sur la Bible de Royaumont, dont le ton patelin et mielleux m'inspirait le plus profond dégoût. J'aimais cent fois mieux le Nouveau Testament eu latin, que j'avais appris par cœur tout entier dans un exemplaire in-18. Mes parents, comme les rois d'aujourd'hui, voulaient que la religion me maintint en soumission[23], et moi je ne respirais que révolte.
Je voyais défiler la légion Allobroge (celle, je crois, qui fut commandée par M. Caffe, mort aux Invalides, à 85 ans, en novembre ou décembre 1835), ma grande pensée était à l'armée. Ne ferais-je pas bien de m'engager?
Je sortais souvent seul, j'allais au Jardin[24], mais je trouvais les autres enfants trop familiers, de loin je brûlais de jouer avec eux, de près je les trouvais grossiers.
Je commençais même, je crois, à aller au spectacle, que je quittais [25] au moment le plus intéressant, à neuf heures en été, quand j'entendais sonner le sing (ou saint)[26].
Tout ce qui était tyrannie me révoltait, et je n'aimais pas le pouvoir. Je faisais mes devoirs (thèmes, traductions, vers sur la mouche noyée dans une jatte de lait[27]) sur une jolie petite table de noyer, dans l'antichambre du grand salon à l'italienne, excepté le dimanche pour notre messe; la porte sur le grand escalier était toujours fermée. Je m'avisai d écrire sur le bois de cette table les noms de tous les assassins de princes, par exemple: Poltrot, duc de Guise, en 1562. Mon grand-père, en m'aidant à faire mes vers, ou plutôt en les faisant lui-même, vit cette liste; son âme assez tranquille, ennemie de toute violence, en fut navrée, d en conclut presque que Séraphie avait raison quand elle me représentait comme pourvu d'une âme atroce. Peut-être avais-je été conduit à faire ma liste d'assassins par l'action de Charlotte Corday—11 ou 12 juillet 1793—dont j'étais fou. J'étais dans ce temps-là grand enthousiaste de Caton d'Utique, les réflexions doucereuses et chrétiennes du bon Rollin, comme l'appelait mon grand-père, me semblaient le comble de la niaiserie.
Et en même temps j'étais si enfant qu'ayant trouvé dans l'Histoire ancienne de Rollin, je crois, un personnage qui s'appelait Aristocrate, je fus émerveillé de cette circonstance et fis partager mon enthousiasme à ma sœur Pauline, qui était libérale et de mon parti contre Zénaïde-Caroline, attachée au parti de Séraphie et appelée espionne par nous.
Avant ou après, j'avais eu un goût violent pour l'optique, qui me porta à lire l'Optique de Smith à la bibliothèque publique. Je faisais des lunettes pour voir le voisin en ayant l'air de regarder devant moi[28]. On pouvait encore, avec un peu d'adresse, par ce moyen-là, facilement me lancer dans la science de l'optique et me faire emporter un bon morceau de mathématiques. De là à l'astronomie, il n y avait qu'un pas.
[1] Le chapitre XX est le chapitre XVII du manuscrit (fol. 280 à 298).—Écrit à Rome, les 26, 27 et 29 décembre 1835.
[2] ... un vrai jésuite ...—Ms.: «Tejê.»
[3] ... j'avaie pour les ...—Suivent quelques mots anglais illisibles.