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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 2 de 2

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The Project Gutenberg eBook of Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 2 de 2

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Title: Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 2 de 2

Author: Anatole France

Release date: September 10, 2010 [eBook #33693]

Language: French

Credits: Produced by wagner, Mireille Harmelin, Christine P. Travers
and the Online Distributed Proofreaders at
http://dp.ratsko.net.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VIE DE JEANNE D'ARC. VOL. 2 DE 2 ***


ANATOLE FRANCE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

VIE
DE
JEANNE D'ARC

II

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

Published march twenty fifth, nineteen hundred and eight. Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March third nineteen hundred and five by Manzi, Joyant et Cie.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.

VIE DE JEANNE D'ARC

CHAPITRE PREMIER
L'ARMÉE ROYALE DE SOISSONS À COMPIÈGNE. — POÈME ET PROPHÉTIE.

Le 22 juillet, le roi Charles, descendant l'Aisne avec son armée, reçut en un lieu nommé Vailly les clefs de la ville de Soissons[1].

Cette ville faisait partie du duché de Valois indivis entre la maison d'Orléans et la maison de Bar[2]. De ses ducs, l'un était prisonnier des Anglais; l'autre tenait au parti français par son beau-frère le roi Charles et au parti bourguignon par son beau-père le duc de Lorraine. Il y avait là de quoi troubler dans leurs sentiments de fidélité les habitants qui, foulés par les gens de guerre, pris et repris à tout moment, chaperons rouges et chaperons blancs, risquaient tour à tour d'être jetés dans la rivière. Les Bourguignons mettaient le feu aux maisons, pillaient les églises, justiciaient les plus gros bourgeois; puis les Armagnacs saccageaient tout, faisaient grande occision d'hommes, de femmes et d'enfants, violaient nonnes, prudes femmes et bonnes pucelles, tant que les Sarrazins n'eussent fait pis[3]. On avait vu les dames de la cité coudre des sacs pour y mettre les Bourguignons et les noyer dans l'Aisne[4].

Le roi Charles fit son entrée le samedi 23 au matin[5]. Les chaperons rouges se cachèrent. Les cloches sonnèrent, le peuple cria «Noël» et les bourgeois présentèrent au roi deux barbeaux, six moutons et six setiers de «bon suret», s'excusant du peu: la guerre les avait ruinés[6]. Comme ceux de Troyes, ils refusèrent leurs portes aux gens d'armes, en vertu de leurs privilèges et parce qu'ils n'avaient pas de quoi les nourrir. L'armée campa dans la plaine d'Amblény[7].

Il semble que les chefs de l'armée royale eussent alors l'intention de marcher sur Compiègne. Aussi bien importait-il d'enlever au duc Philippe cette ville qui était pour lui la clef de l'Île-de-France, et il y avait lieu d'agir avant que le duc eût amené une armée. Mais dans toute cette campagne le roi de France était résolu à reprendre ses villes par adresse et persuasion et non point de force. Du 22 au 25 juillet, il somma par trois fois les habitants de Compiègne de se rendre. Ceux-ci négocièrent, voulant gagner du temps et se donner l'apparence d'être contraints[8].

Partie de Soissons, l'armée royale fut le 29 devant Château-Thierry. Elle attendit tout le jour que la ville ouvrît ses portes. Au soir le roi y fit son entrée[9].

Coulommiers, Crécy-en-Brie, Provins se soumirent[10].

Le lundi 1er août, le roi passa la Marne sur le pont de Château-Thierry et prit ce même jour son gîte à Montmirail. Le lendemain il atteignit Provins à portée du passage de la Seine et des routes du centre[11]. L'armée avait grand'faim et ne trouvait rien à manger dans ces campagnes ravagées, dans ces villes pillées. On s'apprêtait, faute de vivres, à faire retraite et à regagner le Poitou. Mais les Anglais contrarièrent ce dessein. Pendant qu'on réduisait des villes sans garnison, le régent d'Angleterre avait rassemblé une armée. Elle s'avançait maintenant sur Corbeil et Melun. Les Français, à son approche, gagnèrent la Motte-Nangis, à cinq lieues de Provins, où ils s'établirent sur un de ces terrains bien plats et bien unis qui convenaient aux batailles telles qu'elles se donnaient en ce temps-là. Ils y demeurèrent rangés tout un jour. Les Anglais ne vinrent point les attaquer[12].

Cependant les habitants de Reims reçurent nouvelles que le roi Charles quittait Château-Thierry avec son armée et voulait passer la Seine. Se voyant abandonnés, ils craignirent que les Anglais et les Bourguignons ne leur fissent payer cher le sacre du roi des Armagnacs; et de fait ils étaient en grand danger. Ils décidèrent, le 3 août, d'envoyer un message au roi Charles pour le supplier de ne pas abandonner les cités mises en son obéissance. Le héraut de la ville partit aussitôt. Le lendemain, ils avertirent leurs bons amis de Châlons et de Laon, que le roi Charles, comme ils l'avaient entendu dire, prenait son chemin vers Orléans et Bourges et qu'ils lui avaient envoyé un message[13].

Le 5 août, tandis que le roi est encore à Provins[14] ou aux alentours, Jeanne adresse à ceux de Reims une lettre datée du camp, sur le chemin de Paris. Elle y promet à ses chers et bons amis de ne pas les abandonner. Elle n'a point l'air de soupçonner que la retraite sur la Loire est décidée. C'est donc que les magistrats de Reims ne le lui ont pas écrit et qu'elle est tenue en dehors du conseil royal. Elle est instruite pourtant que le roi a conclu une trêve de quinze jours avec le duc de Bourgogne et elle les en avertit. Cette trêve ne lui plaît pas; elle ne sait encore si elle la gardera. Si elle ne la rompt pas, ce sera seulement pour garder l'honneur du roi; encore ne faut-il pas que ce soit une duperie. Aussi tiendra-t-elle l'armée royale rassemblée et prête à marcher au bout de ces quinze jours. Elle termine en recommandant aux habitants de Reims de faire bonne garde et de l'avertir s'ils ont besoin d'elle.

Voici cette lettre:

Mes chiers et bons amis les bons et loiaulx Franczois de la cité de Rains, Jehanne la Pucelle vous fait assavoir de ses nouvelles et vous prie et vous requiert que vous ne faictes nulle doubte en la bonne querelle que elle mayne pour le sang roial; et je vous promect et certiffi que je ne vous abandonneray point tant que je vivray. Et est vray que le Roy a fait treves au duc de Bourgoigne quinze jours durant, par ainsi qu'il ly doit rendre la cité de Paris paisiblement au chieff de quinze jours. Pourtant ne vous donner nulle merveille si je ne y entre si brieffvement, combien que des treves qui ainsi sont faictes je ne suy point contente et ne scey si je les tendray; maiz si je les tiens, ce sera seulement pour garder l'onneur du Roy; combien aussi que ilz ne cabuseront[15] point le sang roial, car je tendray et mantendray ensemble l'armée du Roy pour estre toute preste au chieff desdits quinze jours, si ilz ne font la paix. Pour ce, mes très chiers et parfaiz amis, je vous prie que vous ne vous en donner malaise tant comme je vivray; maiz vous requiers que vous faictes bon guet et garder la bonne cité du Roy; et me faictes savoir se il y a nulz triteurs[16] qui vous veullent grever[17] et au plus brieff que je porray, je les en osteray; et me faictes savoir de voz nouvelles. À Dieu vous commans[18] qui soit garde de vous.

Escript ce vendredi, Ve jour d'aoust, enprès Provins[19] un logeiz sur champs ou chemin de Paris.

Sur l'adresse: Aux loyaux Francxois de la ville de Rains[20].

Nul doute que le religieux qui tenait la plume n'ait écrit fidèlement ce qui lui était dicté, et conservé le langage même de la Pucelle, au dialecte près, car enfin Jeanne parlait lorrain. Elle était alors parvenue au plus haut degré de la Sainteté héroïque. Dans cette lettre elle s'attribue un pouvoir surnaturel auquel doivent se soumettre le roi, ses conseillers, ses capitaines. Elle se donne le droit de seule reconnaître ou dénoncer les traités; elle dispose entièrement de l'armée. Et, parce qu'elle commande au nom du Roi des cieux, ses commandements sont absolus. Il lui arrive ce qui arrive nécessairement à toute personne qui se croit chargée d'une mission divine, c'est de se constituer en puissance spirituelle et temporelle au-dessus des puissances établies et fatalement contre ces puissances. Dangereuse illusion qui produit ces chocs où le plus souvent se brisent les illuminés. Vivant et conversant tous les jours de sa vie avec les anges et les saintes, dans les splendeurs de l'Église triomphante, cette jeune paysanne croyait qu'en elle était toute force et toute prudence, toute sagesse et tout conseil. Ce qui ne veut pas dire qu'elle manquait d'esprit: elle s'apercevait très justement au contraire que le duc de Bourgogne amusait le roi avec des ambassades et que l'on était joué par un prince qui enveloppait beaucoup de ruse dans beaucoup de magnificence. Non pas que le duc Philippe fût ennemi de la paix; il la désirait au contraire, mais il ne voulait pas se brouiller tout à fait avec les Anglais. Sans savoir grand'chose des affaires de Bourgogne et de France, elle en jugeait bien. Elle avait des idées très simples assurément, mais très justes sur la situation du roi de France à l'égard du roi d'Angleterre, entre lesquels il ne pouvait y avoir d'accommodement puisqu'ils se querellaient pour la possession du royaume, et sur la situation du roi de France à l'égard du duc de Bourgogne, son grand vassal, avec lequel une entente était non seulement possible et désirable, mais nécessaire. Elle s'est expliquée là-dessus sans ambages: «Il y a la paix avec les Bourguignons et la paix avec les Anglais. Pour ce qui est du duc de Bourgogne, je l'ai requis par lettres et par ambassadeurs qu'il y eût paix entre le roi et lui. Quant aux Anglais, la paix qu'il faut c'est qu'ils aillent en leur pays, en Angleterre[21]

Cette trêve qui lui déplaisait tant, nous ignorons quand elle fut conclue, et si ce fut à Soissons, à Château-Thierry, le 30 ou le 31 juillet, à Provins entre le 2 et le 5 août[22]. Il paraît qu'elle devait durer quinze jours, au bout desquels le duc s'engageait à rendre Paris au roi de France. La Pucelle avait grandement raison de se méfier.

Le roi Charles, devant qui le Régent s'était dérobé, reprit avec empressement son dessein de rentrer en Poitou. De la Motte-Nangis, il envoya des fourriers à Bray-sur-Seine, qui venait de faire sa soumission. Cette ville, située au-dessus de Montereau, à quatre lieues au sud de Provins, avait un pont sur la rivière, que l'armée royale devait passer le 5 août ou le 6 au matin; mais les Anglais y arrivèrent de nuit, détroussèrent les fourriers et gardèrent le pont; l'armée royale, à qui la retraite était coupée, rebroussa chemin[23].

Il existait dans cette armée, qui ne s'était pas battue et qui mourait de faim, un parti des ardents, conduit par ce que Jeanne nommait avec amour le sang royal[24]. C'était le duc d'Alençon, le duc de Bourbon, le comte de Vendôme; c'était aussi le duc de Bar, qui revenait de la guerre de la hottée de pommes. Ce jeune fils de madame Yolande, avant de rimer des moralités et de peindre des tableaux, faisait beaucoup la guerre. Duc de Bar et héritier de Lorraine, il lui avait fallu s'allier aux Anglais et aux Bourguignons; beau-frère du roi Charles, il devait se réjouir que celui-ci fût victorieux, car sans cela il n'aurait jamais pu se mettre du parti de la reine sa sœur, et il en aurait eu regret[25]. Jeanne le connaissait; elle l'avait demandé naguère à Nancy au duc de Lorraine, pour l'accompagner en France[26]. Il fut, dit-on, de ceux qui la suivirent volontiers jusqu'à Paris. De ceux-là encore étaient les deux fils de madame de Laval, Gui, l'aîné, à qui elle avait offert le vin à Selles-en-Berry et promis de lui en faire bientôt boire à Paris, et André, qui fut depuis le maréchal de Lohéac[27]. C'était l'armée de la Pucelle: de très jeunes hommes, presque des enfants, qui joignaient leur bannière à la bannière d'une fille plus jeune qu'eux, mais plus innocente et meilleure.

On dit qu'en apprenant que la retraite était coupée, ces petits princes furent bien contents et joyeux[28]. Vaillance et bon vouloir, mais étrange et fausse position de cette chevalerie qui voulait guerroyer quand le conseil du roi voulait traiter et qui se réjouissait que les ennemis aidassent à la prolongation de la campagne et que l'armée royale fût rencognée par les Godons. Malheureusement il n'y avait pas de très habiles hommes dans ce parti de la guerre et l'heure favorable était passée: on avait laissé au Régent le temps de rassembler des forces et de faire face aux dangers les plus pressants[29].

Sa retraite coupée, l'armée royale se rejeta en Brie. Le dimanche 7, au matin, elle était à Coulommiers; elle repassa la Marne à Château-Thierry[30]. Le roi Charles reçut un message des habitants de Reims qui le suppliaient de se rapprocher encore d'eux[31]. Il était le 10 à La Ferté, le 11 à Crépy en Valois[32].

Dans une des étapes de cette marche sur La Ferté et sur Crépy, la Pucelle chevauchait en compagnie du roi, entre l'archevêque de Reims et monseigneur le Bâtard. Voyant le peuple accourir au-devant du roi en criant «Noël!» elle se prit à dire:

—Voici de bonnes gens! je n'ai vu nulle part gens si réjouis de la venue du gentil roi[33]...

Ces paysans du Valois et de France, qui criaient «Noël» à la venue du roi Charles, en criaient autant sur le passage du Régent ou du duc de Bourgogne. Ils étaient moins joyeux sans doute qu'il ne semblait à Jeanne et si la petite sainte avait écouté aux portes de leurs maisons démeublées, voici, à peu près, ce qu'elle aurait entendu:

«Que ferons-nous? Mettons tout en la main du diable. Il ne nous chaut de ce que nous allons devenir, car, par mauvais gouvernement et trahison, il nous faut renier femmes et enfants, et fuir dans les bois, comme bêtes sauvages. Et il n'y a pas un an ou deux, mais déjà quatorze ou quinze ans que cette danse douloureuse commença. Et la plus grande partie des seigneurs de France sont morts par glaive ou par poison, par traîtrise, sans confession, enfin de quelque mauvaise mort contre nature. Mieux nous vaudrait servir les Sarrazins que les chrétiens. Autant vaut faire du pis qu'on peut comme du mieux. Faisons du pis que nous pourrons. Aussi bien ne nous peut-il arriver que d'être pris ou tués[34]

On ne cultivait alors la terre qu'aux alentours des villes ou proche des lieux forts et des châteaux, dans le rayon que, du haut d'une tour ou d'un clocher, le guetteur pouvait parcourir du regard. À la venue des gens d'armes, il sonnait de la cloche ou du cor, pour avertir les vignerons et les laboureurs de se mettre en sûreté. En maint endroit la sonnerie d'alarme était si fréquente que les bœufs, les moutons et les porcs, dès qu'ils l'entendaient, s'en allaient d'eux-mêmes vers le lieu de refuge[35].

Dans les pays de plaine surtout, d'un accès facile, les Armagnacs et les Anglais avaient tout détruit. À quelque distance de Beauvais, de Senlis, de Soissons, de Laon, ils avaient changé les champs en jachères, et, par endroits, s'étendaient largement la brousse, les buissons et les arbrisseaux.

—Noël! Noël.

Par tout le duché de Valois, les paysans abandonnaient le plat pays et se cachaient dans les bois, les rochers et les carrières[36].

Beaucoup, pour vivre, faisaient comme Jean de Bonval, couturier à Noyant, près Soissons, qui, bien qu'il eût femme et enfants, se mit d'une bande bourguignonne qui allait par toute la contrée pillant et dérobant, et, à l'occasion, enfumant les gens dans les églises. Un jour, Jean et ses compagnons prennent deux muids de grains, un jour six ou sept vaches; un jour une chèvre et une vache, un jour une ceinture d'argent, une paire de gants et une paire de souliers; un jour un ballot de dix-huit aunes de drap pour faire des huques. Et Jean de Bonval disait qu'à sa connaissance plusieurs bons prudhommes en faisaient autant[37].

—Noël! Noël!

Les Armagnacs et les Bourguignons avaient pris aux pauvres paysans jusqu'à leur cotte et leur marmite. Il n'y avait pas loin de Crépy à Meaux. Tout le monde, dans la contrée, connaissait l'arbre de Vauru.

À une des portes de la ville de Meaux était un grand orme où le bâtard de Vauru, gentilhomme gascon du parti du dauphin, faisait pendre les paysans qu'il avait pris et qui ne pouvaient payer leur rançon. Quand il n'avait point le bourreau sous la main, il les pendait lui-même. Avec lui vivait un sien parent, le seigneur Denis de Vauru, qu'on appelait son cousin, non parce qu'il l'était en effet, mais pour faire entendre que l'un valait l'autre[38]. Au mois de mars de l'année 1420, le seigneur Denis, en l'une de ses chevauchées, rencontra un jeune paysan, qui travaillait la terre. Il le prit à rançon, le lia à la queue de son cheval, le mena battant jusqu'à Meaux et, par menaces et tortures, lui fit promettre de payer trois fois plus qu'il n'avait. Tiré de la géhenne à demi mort, le vilain fit demander à sa femme, qu'il avait épousée dans l'année, d'apporter la somme exigée par le seigneur. Elle était grosse et près de son terme; pourtant, comme elle aimait bien son mari, elle vint, espérant adoucir le cœur du seigneur de Vauru. Elle n'y réussit point et messire Denis lui dit que si, tel jour, il n'avait pas la rançon, il pendrait l'homme à l'orme. La pauvre femme s'en alla tout en pleurs, recommandant bien tendrement son mari à Dieu. Et son mari pleurait de la pitié qu'il avait d'elle. À grand effort, elle recueillit la rançon exigée, mais ne put si bien faire qu'elle ne dépassât le jour fixé. Quand elle revint devant le seigneur, son mari avait été pendu, sans délai ni merci, à l'arbre de Vauru. Elle le demanda en sanglotant et tomba épuisée du long chemin qu'elle avait fait à pied, près de son terme. Ayant repris connaissance, elle le réclama de nouveau; on lui répondit qu'elle ne le verrait point tant que la rançon ne serait point payée.

Tandis qu'elle se tenait devant le seigneur, elle vit amener plusieurs gens de métiers mis à rançon qui, ne pouvant payer, étaient aussitôt envoyés pendre ou noyer. À leur vue, elle prit grand'peur pour son mari; néanmoins, l'amour la tenant au cœur, elle paya la rançon. Sitôt que les gens du duc eurent compté les écus, ils la renvoyèrent en lui disant que son mari était mort comme les autres vilains. À cette cruelle parole, émue de douleur et de désespoir, elle éclata en invectives et en imprécations. Comme elle ne voulait point se taire, le bâtard de Vauru la fit frapper à coups de bâton et mener à son orme.

Elle fut mise nue jusqu'au nombril et attachée à l'arbre où de quarante à cinquante hommes étaient branchés, les uns haut, les autres bas, qui lui venaient toucher la tête quand le vent leur donnait le branle. À la tombée de la nuit, elle poussa de tels cris qu'on les entendait de la ville. Mais quiconque serait allé la détacher aurait été un homme mort. La frayeur, la fatigue, ses efforts, hâtèrent sa délivrance. Attirés par ses hurlements, les loups vinrent lui arracher le fruit qui sortait de son ventre, et puis ils dépecèrent tout vif le corps de la malheureuse créature.

Mais en l'an 1422, la ville de Meaux ayant été prise par les Bourguignons, le bâtard de Vauru et son cousin furent pendus à l'arbre où ils avaient fait périr indignement un si grand nombre d'innocentes gens[39].

Pour les pauvres paysans de ces malheureuses contrées, armagnacs ou bourguignons c'était bonnet blanc et blanc bonnet: ils ne gagnaient rien à changer de maître. Pourtant il est possible qu'en voyant le roi, issu de saint Louis et de Charles le Sage, ils reprissent un peu de confiance et d'espoir, tant cette illustre maison de France avait renom de justice et de miséricorde.

Ainsi, chevauchant au côté de l'archevêque de Reims, la Pucelle regardait amicalement les paysans qui criaient: «Noël!» Après avoir dit qu'elle n'avait vu nulle part gens si réjouis de la venue du gentil roi, elle soupira:

—Plût à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je finirai mes jours, pour être inhumée en cette terre[40]!

Peut-être le seigneur archevêque était-il curieux de savoir si elle avait reçu de ses Voix quelque révélation sur sa fin prochaine. Elle disait souvent qu'elle durerait peu. Sans doute il connaissait une prophétie fort répandue à cette heure, annonçant que la Pucelle mourrait en terre sainte après avoir reconquis avec le roi Charles le tombeau de Notre-Seigneur. Plusieurs attribuaient cette prophétie à la Pucelle elle-même qui avait dit à son confesseur qu'elle devait mourir à la bataille contre les Infidèles et qu'après elle viendrait de par Dieu une pucelle de Rome, qui prendrait sa place[41]. Et l'on comprend que messire Regnault ait voulu savoir ce qu'il fallait penser de ces choses. Enfin, pour cette raison, ou pour toute autre, il demanda:

—Jeanne, en quel lieu avez-vous l'espoir de mourir?

À quoi elle répondit:

—Où il plaira à Dieu. Car je ne suis sûre ni du temps ni du lieu, et je n'en sais pas plus que vous.

On ne pouvait répondre plus dévotement. Monseigneur le Bâtard, présent à l'entretien, crut se rappeler, bien des années plus tard, que Jeanne avait aussitôt ajouté:

—Mais je voudrais bien qu'il plût à Dieu que maintenant je me retirasse, laissant là les armes, et que j'allasse servir mon père et ma mère, en gardant les brebis avec mes frères et ma sœur[42].

Si vraiment elle parla de la sorte, ce fut sans doute parce qu'elle avait de sombres pressentiments. Depuis quelque temps, elle se croyait trahie[43]. Peut-être soupçonnait-elle le seigneur archevêque de Reims de mauvais vouloir à son égard. Qu'il pensât dès lors à la rejeter, après l'avoir utilement employée, ce n'est pas croyable. Il avait dessein, au contraire, de se servir encore d'elle, mais il ne l'aimait pas, et elle le sentait. Il ne la consultait pas, ne l'informait jamais de ce qui avait été décidé en conseil. Et elle souffrait cruellement du peu de cas qu'il faisait des révélations dont elle abondait. Ce souhait, ce soupir, qu'elle fit entendre devant lui, n'était-ce pas un reproche délicat et voilé? Sans doute, elle avait le regret de sa mère absente. Toutefois, elle s'abusait étrangement elle-même en croyant qu'elle pourrait désormais supporter la vie tranquille d'une fille au village. À Domremy, dans son enfance, elle n'allait guère aux champs avec les moutons; elle s'occupait plus volontiers du ménage[44]; mais si, après avoir chevauché avec le roi et les seigneurs, il lui avait fallu retourner au pays et garder les troupeaux, elle n'y serait pas restée six mois. Désormais il lui aurait été bien impossible de vivre autrement qu'en cette chevalerie où elle croyait que Dieu l'avait appelée. Tout son cœur s'y était pris et elle en avait bien fini avec ses fuseaux.

Pendant cette marche sur La Ferté et sur Crépy, le roi Charles reçut du Régent, alors à Montereau avec sa noblesse, un cartel l'assignant à tel endroit qu'il désignerait[45].

«Nous qui désirons de tout cœur, disait le duc de Bedford, l'achèvement de la guerre, nous vous sommons et requérons, si vous avez pitié et compassion du pauvre peuple chrétien qui, si longtemps, pour votre cause, a été inhumainement traité, foulé et opprimé, de désigner, soit au pays de Brie où nous sommes tous deux, soit en l'Île-de-France, un lieu convenable. Nous nous y rencontrerons. Et, si vous avez quelque proposition de paix à nous faire, nous l'écouterons, et nous aviserons en bon prince catholique[46]

Cette lettre injurieuse et pleine d'arrogance, le Régent ne l'avait pas écrite dans le désir et l'espoir de la paix, mais pour rendre, contre toute raison, le roi Charles seul responsable des misères et des souffrances que la guerre causait au pauvre peuple.

Dès le début, s'adressant au roi sacré dans la cathédrale de Reims, il l'interpelle de cette dédaigneuse sorte: «Vous qui aviez coutume de vous nommer dauphin de Viennois et qui maintenant, sans cause, vous dites roi.» Il déclare qu'il veut la paix, et il ajoute aussitôt: «Non pas une paix feinte, corrompue, dissimulée, violée, parjurée, comme celle de Montereau, dont, par votre coulpe et consentement, s'ensuivit le terrible et détestable meurtre, commis contre loi et honneur de chevalerie, en la personne de feu notre très cher et très amé père, le duc Jean de Bourgogne[47]

Monseigneur de Bedford avait épousé une des filles du duc Jean, traîtreusement assassiné en paiement de la mort du duc d'Orléans. Mais, en vérité, c'était mal préparer la paix que de reprocher si impitoyablement la journée de Montereau à Charles de Valois qui y avait été traîné enfant, en avait gardé un trouble de tout son corps et l'épouvante de passer sur un pont[48].

Pour le présent, le plus lourd grief que le duc de Bedford fasse peser sur le roi Charles, c'est d'être accompagné de la Pucelle et du frère Richard. «Vous faites séduire et abuser le peuple ignorant, lui dit-il, et vous vous aidez de gens superstitieux et réprouvés, comme d'une femme désordonnée et diffamée, étant en habit d'homme et de gouvernement dissolu, et aussi d'un frère mendiant apostat et séditieux, tous deux, selon la Sainte Écriture, abominables à Dieu.»

Pour mieux faire honte au parti ennemi de cette fille et de ce religieux, le duc de Bedford s'y prend à deux fois. Et au plus bel endroit de sa lettre, quand il cite Charles de Valois à comparoir devant lui, il s'attend ironiquement à le voir venir sous la conduite de la femme diffamée et du moine apostat[49].

Voilà comment écrivait le régent d'Angleterre, qui pourtant était un esprit fin, mesuré, gracieux, bon catholique au reste et croyant à toutes les diableries et à toutes les sorcelleries.

Quand il se montrait scandalisé que l'armée de Charles de Valois marchât commandée par un moine hérétique et par une sorcière, il était sincère assurément, et il pensait habile de publier cette honte. Sans doute il n'y avait que trop de gens disposés à croire, comme il le croyait lui-même, que la Pucelle des Armagnacs était idolâtre, hérétique et adonnée aux arts magiques. Pour beaucoup de prudes et sages hommes bourguignons, un prince perdait l'honneur à se mettre en pareille compagnie. Et si vraiment Jeanne était sorcière, quel scandale! Quelle abomination! Les fleurs de Lis restaurées par le diable! Tout le camp du dauphin en sentait le roussi. Cependant monseigneur de Bedfort, en répandant ces idées, n'était pas aussi adroit qu'il s'imaginait.

Jeanne, nous le savons de reste, avait bon cœur et ne ménageait pas sa peine: en donnant l'idée aux hommes de son parti qu'elle portait chance elle affermissait beaucoup leur courage[50]; toutefois les conseillers du roi Charles savaient à quoi s'en tenir sur elle et ne la consultaient point; elle-même sentait qu'elle ne durerait pas[51]. Qui donc en faisait un grand chef de guerre, une puissance surnaturelle? Son ennemi.

On voit par cette lettre comment les Anglais avaient transformé une enfant innocente en une créature surhumaine, terrible, épouvantable, en une larve sortie de l'enfer et devant qui les plus braves pâlissaient. Le Régent crie lamentablement: au diable! à la sorcière! Et il s'étonne après cela si ses gens d'armes tremblent devant la Pucelle, désertent de peur de la rencontrer[52]!

De Montereau, l'armée anglaise s'était repliée sur Paris. Maintenant, elle allait de nouveau à la rencontre des Français. Le samedi 13 août, le roi Charles tenait les champs entre Crépy et Paris et la Pucelle put voir, des hauteurs de Dammartin, la butte Montmartre avec ses moulins à vent et les brumes légères de la Seine sur cette grande cité de Paris, que ses Voix, trop écoutées, lui avaient promise[53]. Le lendemain dimanche, le roi et son armée vinrent loger en un village nommé Barron, sur la rivière de la Nonnette qui, à deux lieues en aval, baigne Senlis[54].

Senlis était en l'obéissance des Anglais[55]. On apprit que le Régent s'en approchait en grande compagnie de gens d'armes, commandés par le comte de Suffolk, le sire de Talbot, le bâtard de Saint-Pol. Il menait avec lui les croisés du cardinal de Winchester oncle du feu roi, de trois mille cinq cents à quatre mille hommes payés par l'argent du pape pour aller combattre les hussites de Bohême et que le cardinal jugeait bon d'employer contre le roi de France, très chrétien à la vérité, mais dont les armées étaient commandées par un apostat et par une sorcière[56]. Il se trouvait dans le camp des Anglais, à ce que l'on rapporte, un capitaine avec quinze cents hommes d'armes vêtus de blanc, qui arboraient un étendard blanc, sur lequel était brodée une quenouille d'où pendait un fuseau; et dans le champ de l'étendard, cette légende était brodée en fines lettres d'or: «Ores, vienne la Belle[57]!» Par là, ces hommes d'armes voulaient faire entendre que, s'ils rencontraient la Pucelle des Armagnacs, ils lui donneraient du fil à retordre.

Le capitaine Jean de Saintrailles, frère de Poton, observa les Anglais au moment où, tirant sur Senlis, ils passaient un gué de la Nonnette, si étroit qu'on y pouvait mettre à peine deux chevaux de front. Mais l'armée du roi Charles qui descendait la Nonnette n'arriva pas à temps pour les surprendre[58]; elle passa la nuit en face d'eux, près de Montepilloy.

Le lendemain lundi, 15 août, dès l'aube, les gens d'armes entendirent la messe dans les champs et mirent leur conscience en aussi bon état qu'ils purent, car pour grands pillards et paillards qu'ils étaient, ils ne renonçaient pas à gagner le Paradis au terme de leur vie. C'était fête chômée; à cette date, l'Église commémore solennellement le jour où la Vierge Marie, au témoignage de saint Grégoire de Tours, fut enlevée au ciel en corps et en âme. Les clercs enseignaient qu'il convient de garder les fêtes de Notre-Seigneur et de la Sainte-Vierge et que c'est gravement offenser la glorieuse Mère de Dieu que de livrer bataille aux jours qui leur sont consacrés. Personne dans le camp du roi Charles ne pouvait soutenir un avis contraire, puisque tout le monde y était chrétien, de même que dans le camp du Régent. Cependant aussitôt après le Deo gratias chacun alla prendre son rang de combat[59].

L'armée, selon les règles établies, était divisée en plusieurs corps: avant-garde, archers, corps de bataille, arrière-garde et trois ailes[60]. De plus, on avait formé, en application des mêmes règles, une compagnie destinée à faire des escarmouches, à secourir et à renforcer au besoin les autres corps; elle était commandée par le capitaine La Hire, monseigneur le Bâtard et le sire d'Albret, demi-frère du sire de La Trémouille. La Pucelle prit place dans cette compagnie. Le jour de Patay, malgré ses prières, il lui avait fallu se tenir à l'arrière-garde; cette fois, elle chevauchait avec les plus hardis et les plus habiles, parmi ces escarmoucheurs ou coureurs qui avaient charge, dit Jean de Bueil[61], de repousser les coureurs adverses et d'observer le nombre et l'ordonnance des ennemis[62]. On lui rendait justice; on lui donnait la place qu'elle méritait par son adresse à monter à cheval et son courage à combattre; pourtant elle hésitait à suivre ses compagnons. Elle était là, au rapport d'un chevalier chroniqueur du parti de Bourgogne, «toujours ayant diverses opinions, une fois voulant combattre, une autre fois non[63]».

Son trouble nous est bien concevable. La petite sainte ne pouvait se résoudre ni à chevaucher le jour d'une fête de Notre-Dame ni à se croiser les bras à l'heure de guerroyer. Ses Voix entretenaient son incertitude. Elles ne lui enseignaient ce qu'elle devait faire que lorsqu'elle le savait elle-même. Enfin, elle accompagna les gens d'armes, dont aucun, ce semble, ne partageait ses scrupules. Les deux partis étaient à un jet de couleuvrine l'un de l'autre[64]. Elle s'avança avec quelques-uns des siens jusqu'aux fossés et aux charrois derrière lesquels les Anglais étaient retranchés. Plusieurs Godons et Picards sortirent de leur camp et combattirent, les uns à pied, les autres à cheval, contre un nombre égal de Français. Il y eut de part et d'autre morts, blessés et prisonniers. Les corps à corps durèrent toute la journée; au coucher du soleil eut lieu la plus grosse escarmouche, autour de laquelle la poussière était si épaisse, qu'on ne voyait plus rien[65]. Il en fut, ce jour-là, comme il en avait été, le 17 juin, entre Beaugency et Meung. Avec l'armement et les habitudes d'alors, il était bien difficile de forcer à sortir un ennemi retranché dans son camp. Le plus souvent, pour engager la bataille, il fallait que les deux partis fussent d'accord, et que, après avoir envoyé et accepté le gage du combat, ils eussent fait aplanir, chacun de moitié, le terrain où ils voulaient en venir aux mains.

À la nuit close les escarmouches cessèrent et les deux armées dormirent à un trait d'arbalète l'une de l'autre. Puis le roi Charles s'en fut à Crépy, laissant les Anglais libres d'aller secourir la ville d'Évreux, qui s'était rendue à terme pour le 27 août. Avec cette ville, le Régent sauvait toute la Normandie[66].

Voilà ce que coûtait aux Français la procession royale du sacre, cette marche militaire, civile et religieuse de Reims. Si après la victoire de Patay on avait couru tout de suite sur Rouen, la Normandie était reconquise et les Anglais jetés dans la mer; si de Patay on avait poussé jusqu'à Paris, on y serait entré sans résistance. Il ne faut pas se hâter pourtant de condamner cette solennelle promenade des Lis en Champagne. Peut-être que le voyage de Reims assura au parti français, à ces Armagnacs décriés pour leurs cruautés et leurs félonies, au petit roi de Bourges compromis dans un guet-apens infâme, des avantages plus grands, plus précieux que la conquête du comté du Maine et du duché de Normandie, et que l'assaut donné victorieusement à la première ville du royaume. En reprenant sans effusion de sang ses villes de Champagne et de France, le roi Charles se fit connaître à son avantage, se montra bon et pacifique seigneur, prince sage et débonnaire, ami des bourgeois, vrai roi des villes. Et enfin, en terminant cette campagne de négociations honnêtes et heureuses par les cérémonies augustes du sacre, il apparaissait tout à coup légitime et très saint roi de France.

Une dame illustre, issue de nobles bolonais et veuve d'un gentilhomme de Picardie, versée dans les arts libéraux, qui avait composé nombre de lais, de virelais et de ballades, qui écrivait en prose et en vers d'une haute façon et pensait noblement; qui, amie de la France et champion de son sexe, n'avait rien plus à cœur que de voir les Français prospères et les dames honorées, Christine de Pisan, en son vieil âge, cloîtrée dans l'abbaye de Poissy où sa fille était religieuse, acheva, le 31 juillet 1429, un poème en soixante et un couplets, comprenant chacun huit vers de huit syllabes, à la louange de la Pucelle et qui, dans une langue affectée et dans un rythme dur, exprimait la pensée des âmes les plus religieuses, les plus doctes, les plus belles sur l'ange de guerre envoyé par le Seigneur au dauphin Charles[67].

Elle commence par dire, en cet ouvrage, qu'elle a pleuré onze ans dans un cloître. Et vraiment, cette dame de grand cœur pleurait les malheurs du royaume dans lequel elle était venue enfant, où elle avait grandi, où les rois et les princes lui avaient fait accueil, les doctes et les poètes l'avaient honorée, et dont elle parlait précieusement le langage. Après onze années de deuil, les victoires du dauphin furent sa première joie.

«Enfin, dit-elle, le soleil recommence à luire et se lèvent les beaux jours verdoyants. Cet enfant royal, longtemps méprisé et offensé, le voici venir, portant la couronne et chaussé d'éperons d'or. Crions: Noël! Charles, septième de ce haut nom, roi des Français, tu as recouvré ton royaume par le moyen de la Pucelle.»

Madame Christine rappelle la prophétie concernant un roi Charles, fils de Charles, surnommé le Cerf-Volant[68], lequel devait être empereur. De cette prophétie nous ne savons rien, sinon que l'écu du roi Charles VII était supporté par deux cerfs ailés et que dans une lettre d'un marchand italien, écrite en 1429, se trouve l'annonce obscure du couronnement du dauphin à Rome[69].

«Je prie Dieu, poursuit madame Christine, que tu sois celui-là, que Dieu te donne de vivre pour voir tes enfants grandir, que par toi, par eux, la France soit en joie et que, servant Dieu, tu n'y fasses point la guerre à outrance. J'ai espoir que tu seras bon, droit, ami de la justice, plus grand qu'aucun autre, sans que l'orgueil assombrisse tes beaux faits, doux et propice à ton peuple et craignant Dieu qui t'a choisi pour le servir.

»Et toi, Pucelle bien heureuse, tant honorée de Dieu, tu as délié la corde qui enserrait la France. Te pourrait-on louer assez, toi qui à cette terre humiliée par la guerre as donné la paix.

»Jeanne, née à la bonne heure, béni soit ton créateur! Pucelle envoyée de Dieu, en qui le Saint-Esprit mit un rayon de sa grâce et qui de lui reçus et gardes abondance de dons: jamais il ne refusa ta requête. Qui t'aura jamais assez de reconnaissance?»

La Pucelle, sauvant le royaume, madame Christine la compare à Moïse, qui tira Israël de la terre d'Égypte:

«Qu'une pucelle tende son sein pour que la France y suce douce nourriture de paix, voilà bien chose qui passe la nature!

»Josué fut grand conquérant. Quoi d'étrange à cela, puisque c'était un homme fort? Or, voici qu'une femme, une bergère montre plus de prud'homie qu'aucun homme. Mais tout est facile à Dieu.

»Par Esther, Judith et Déborah, précieuses dames, il restaura son peuple opprimé. Et je sais qu'il fut des preuses. Mais Jeanne est la nonpareille. Dieu a, par elle, opéré maints miracles.

»Par miracle elle fut envoyée; l'ange de Dieu la conduisit au roi.

»Avant qu'on la voulût croire, elle fut menée devant des clercs et des savants et bien examinée. Elle se disait venue de par Dieu et l'on trouva dans les histoires que c'était véritable, car Merlin, la Sibylle et Bède l'avaient vue en esprit. Ils la mirent dans leurs livres comme remède à la France et l'annoncèrent dans leurs prophéties, disant: «Elle portera bannière aux guerres françaises.» Enfin ils disent de son fait toute la manière.»

Que madame Christine connût les chants sibyllins, ce n'est pas pour nous surprendre, car on sait qu'elle était versée dans les écrits des anciens. Mais on voit que la prophétie fraîchement tronquée de Merlin l'Enchanteur et le chronogramme apocryphe de Bède le Vénérable lui étaient parvenus. Les carmes et vaticinations des clercs armagnacs volaient partout avec une merveilleuse rapidité[70].

Le sentiment de madame Christine sur la Pucelle s'accorde avec celui des docteurs du parti français et le poème qu'elle composa dans son cloître ressemble, en beaucoup d'endroits, au traité de l'archevêque d'Embrun.

Il y est dit:

«La bonne vie qu'elle mène montre que Jeanne est en la grâce de Dieu.

»Il y a bien paru, quand le siège était à Orléans et que sa force s'y montra. Jamais miracle ne fut plus clair. Dieu aida tellement les siens, que les ennemis ne s'aidèrent pas plus que chiens morts. Ils furent pris ou tués.

»Honneur du sexe féminin, Dieu l'aime. Une fillette de seize ans à qui les armes ne pèsent point, encore qu'elle soit nourrie à la dure, n'est-ce pas chose qui passe la nature? Les ennemis devant elle fuient. Maints yeux le voient.

»Elle va recouvrant châteaux et villes. Elle est premier capitaine de nos gens. Telle force n'eut Hector ni Achille. Mais tout est fait par Dieu qui la mène.

»Et vous, gens d'armes qui souffrez dure peine et exposez votre vie pour le droit, soyez constants: vous aurez au ciel gloire et los, car qui combat pour droite cause gagne le Paradis.

»Sachez que par elle les Anglais seront mis bas, car Dieu le veut, qui entend la voix des bons qu'ils ont voulu accabler. Le sang de ceux qu'ils ont occis crie contre eux.»

Dans l'ombre de son cloître, madame Christine partage la commune espérance des belles âmes; elle attend de la Pucelle l'accomplissement de tous les biens qu'elle souhaite. Elle croit que Jeanne fera renaître la concorde dans l'Église chrétienne, et, comme les esprits les plus doux rêvaient alors d'établir par le fer et le feu l'unité d'obédience et que la charité chrétienne n'était pas la charité du genre humain, la poétesse s'attend, sur la foi des prophéties, à ce que la Pucelle détruise les mécréants et les hérétiques, c'est-à-dire les Turcs et les Hussites.

«Elle arrachera les Sarrazins comme mauvaise herbe, en conquérant la Terre-Sainte. Là, elle mènera Charles, que Dieu garde! Avant qu'il meure, il fera tel voyage. Il est celui qui la doit conquérir. Là, elle doit finir sa vie. Là sera la chose accomplie.»

Il apparaît que la bonne dame Christine avait terminé de la sorte son poème, quand elle apprit le sacre du roi. Elle y ajouta alors treize strophes pour célébrer le mystère de Reims et prophétiser la prise de Paris[71].

Ainsi, dans l'ombre et le silence d'un de ces cloîtres où pénétraient adoucis les bruits du monde, cette vertueuse dame assemblait et exprimait en rimes tous les rêves que faisaient sur une enfant le royaume et l'Église.

Dans une ballade assez belle, composée à l'époque du sacre, pour l'amour et l'honneur

Du beau jardin des nobles fleurs de lis

et l'exaltation de la croix blanche, le roi Charles VII est désigné d'un nom mystérieux, que nous venons de trouver dans le poème de madame Catherine, «le noble cerf». L'auteur inconnu de la ballade y dit que la Sibylle, fille du roi Priam, prophétisa les malheurs de ce cerf royal, ce dont on sera moins surpris, si l'on songe que, Charles de Valois étant issu de Priam de Troye, Cassandre, en découvrant la destinée du cerf-volant ne faisait que suivre à travers les siècles les vicissitudes de sa propre famille[72].

Les rimeurs du parti français célébraient les victoires inespérées de Charles et de la Pucelle comme ils savaient, de façon un peu vulgaire, en quelque poème à forme fixe, vêtement étriqué d'une maigre poésie.

Toutefois, la ballade[73] d'un poète dauphinois qui commence par ce vers:

Arrière, Englois coués[74], arrière!

est touchante par l'accent religieux qui la traverse. L'auteur, quelque pauvre clerc, y montre pieusement la bannière anglaise abattue

Par le vouloir dou roy Jésus
Et Jeanne la douce Pucelle.

Les prophéties de Merlin l'Enchanteur et du vénérable Bède avaient accrédité la Pucelle dans le peuple[75]. À mesure que les actions de cette jeune fille étaient connues, on découvrait des prophéties qui les avaient annoncées. On trouva notamment que le sacre de Reims avait été connu d'avance par Engélide, fille d'un vieux roi de Hongrie[76]. On attribuait en effet à cette vierge royale une prédiction rédigée en langue latine et dont voici la traduction littérale:

«Ô Lis insigne, arrosé par les princes et que le semeur mit, en pleine campagne, dans un verger délectable, immortellement ceint de fleurs et de roses bien odorantes. Mais, ô stupeur du Lis, effroi du verger! Des bêtes diverses, les unes venues du dehors, les autres nourries dans le verger, se soudant cornes à cornes, ont presque étouffé le Lis, comme alangui par sa propre rosée. Elles le foulent longuement, en détruisent presque toutes les racines et le veulent flétrir sous leurs souffles empoisonnés.

»Mais, par la vierge venue des contrées d'où s'est répandu le brutal venin les bêtes seront honteusement chassées du verger. Elle porte derrière l'oreille droite un petit signe écarlate, parle avec douceur, a le cou bref. Elle donnera au Lis des fontaines d'eau vive, chassera le serpent, dont le venin sera par elle à tous révélé. D'un laurier non fait d'une main mortelle elle laurera heureusement à Reims le jardinier du Lis, nommé Charles, fils de Charles. Tout alentour les voisins turbulents se soumettront, les sources frémiront, le peuple criera: «Vive le Lis! Loin la bête! Fleurisse le verger!» Il accédera aux champs de l'île, en ajoutant une flotte aux flottes, et là nombre de bêtes périront dans la défaite. La paix s'établira pour plusieurs. Les clés en grand nombre reconnaîtront la main qui les avait forgées. Les citoyens d'une illustre cité seront punis de leur parjure par la défaite, se remémorant maints gémissements et à l'entrée [de Charles?] de hauts murs crouleront. Alors le verger du Lis sera... (?) et il fleurira longtemps[77]

Cette prophétie, attribuée à la fille inconnue d'un roi lointain, nous apparaît comme l'ouvrage d'un clerc français et armagnac. La royauté de France y est désignée par ce lis du verger délectable, autour duquel combattent des bêtes nourries dans le verger et des bêtes étrangères, c'est-à-dire les Bourguignons et les Anglais. Le roi Charles de Valois y est nommé par son nom et par le nom de son père et la ville du sacre désignée en toutes lettres. La reddition de plusieurs villes à leur légitime seigneur est exprimée de la façon la plus claire. La prophétie fut faite sans nul doute au moment même du couronnement; elle mentionne avec lucidité les faits alors accomplis et elle annonce en termes obscurs les événements qu'on attendait et qui tardèrent beaucoup à venir, ou ne vinrent point de la manière attendue, ou ne vinrent jamais, la prise de Paris après un terrible assaut, une descente des Français en Angleterre, la conclusion de la paix.

Il est grandement à croire qu'en disant que la libératrice du verger serait reconnaissable à la brièveté de son cou, à la douceur de son parler et à un petit signe écarlate, la fausse Engélide indiquait soigneusement ce qu'on remarquait en Jeanne elle-même. Nous savons d'ailleurs que la fille d'Isabelle Romée parlait d'une douce voix de femme[78]; un cou large et fortement ramassé sur les épaules s'accorde bien avec ce qu'on sait de son aspect robuste[79]; et la feinte fille du roi de Hongrie n'a pas, sans doute, imaginé l'envie derrière l'oreille droite[80].

CHAPITRE II
PREMIER SÉJOUR DE LA PUCELLE À COMPIÈGNE. — LES TROIS PAPES. — SAINT-DENYS. — LES TRÊVES.

De Crépy, après le départ de l'armée anglaise pour la Normandie, le roi Charles envoya le comte de Vendôme, les maréchaux de Rais et de Boussac avec leurs gens d'armes à Senlis. Les habitants lui donnèrent à savoir qu'ils désiraient les fleurs de lis[81]. La soumission de Compiègne était désormais assurée. Le roi somma les bourgeois de le recevoir; le mercredi 18, les clés de la ville lui furent apportées; le lendemain il fit son entrée[82]. Les attournés (c'était le nom des échevins)[83] lui présentèrent messire Guillaume de Flavy qu'ils avaient élu capitaine de leur ville comme le plus expérimenté et fidèle qui fût au pays. Ils demandaient que, suivant leur privilège, le roi, sur leur présentation, le confirmât et admît, mais le sire de la Trémouille prit pour soi la capitainerie de Compiègne, déléguant la lieutenance à messire Guillaume de Flavy, que néanmoins les habitants tinrent pour leur capitaine[84].

Le roi recouvrait une à une ses bonnes villes. Il enjoignit à ceux de Beauvais de le reconnaître pour leur seigneur. En voyant les fleurs de lis, que portaient les hérauts, les habitants crièrent: «Vive Charles de France!» Le clergé chanta un Te Deum et il se fit de grandes réjouissances. Ceux qui refusèrent de reconnaître le roi Charles furent mis hors de la ville avec licence d'emporter leurs biens[85]. L'évêque et vidame de Beauvais, messire Pierre Cauchon, grand aumônier de France pour le roi Henri, négociateur d'importantes affaires ecclésiastiques, voyait à contre-cœur sa ville retourner aux Français[86]; c'était à son dommage, mais il ne put l'empêcher. Il n'ignorait pas qu'il devait pour une part cette disgrâce à la Pucelle des Armagnacs, qui faisait beaucoup pour son parti et avait la réputation de tout faire. Étant bon théologien, il soupçonna, sans doute, que le diable la conduisait et il lui en voulut tout le mal possible.

À ce moment l'Artois, la Picardie, cette Bourgogne du Nord se débourgognisait. Si le roi Charles était allé à Saint-Quentin, à Corbie, à Amiens, à Abbeville et dans les autres fortes villes et châteaux de Picardie, il y aurait été reçu par la plupart des habitants comme leur souverain[87]. Mais pendant ce temps ses ennemis lui auraient repris ce qu'il venait de gagner dans le Valois et l'Île-de-France.

Entrée à Compiègne avec le roi, Jeanne logea à l'hôtel du Bœuf chez le procureur du roi. Elle couchait avec la femme du procureur, Marie Le Boucher qui était parente de Jacques Boucher, trésorier d'Orléans[88].

Il lui tardait de marcher sur Paris, qu'elle était sûre de prendre, puisque ses Voix le lui avaient promis. On conte qu'au bout de deux ou trois jours, n'y pouvant tenir, elle appela le duc d'Alençon et lui dit: «Mon beau duc, faites appareiller vos gens et ceux des autres capitaines», et qu'elle s'écria: «Par mon martin! je veux aller voir Paris de plus près que je ne l'ai vu[89].» Les choses n'ont pu se passer ainsi; la Pucelle ne donnait pas d'ordres aux gens de guerre. La vérité c'est que le duc d'Alençon prenait congé du roi avec une belle compagnie de gens et que Jeanne devait l'accompagner. Elle était prête à monter à cheval quand le lundi 22 août un messager du comte d'Armagnac lui apporta une lettre qu'elle se fit lire[90]. Voici ce que contenait cette missive:

Ma très chière dame, je me recommande humblement à vous et vous supplie pour Dieu que, actendu la division qui en présent est en sainte Église universal, sur le fait des papes (car il i a trois contendans du papat: l'un demeure à Romme, qui se fait appeler Martin quint, auquel tous les rois chrestiens obéissent; l'autre demeure à Paniscole, au royaume de Valence, lequel se fait appeller pape Climent VIIe; le tiers en ne sect où il demeure, se non seulement le cardinal de Saint-Estienne et peu de gens avec lui, lequel se fait nommer pape Benoist XIIIIe; le premier qui se dit pape Martin, fut esleu à Constance par le consentement de toutes les nacions des chrestiens; celui qui se fait appeler Climent fut esleu à Paniscole, après la mort du pape Benoist XIIIe, par trois de ses cardinaulx; le tiers, qui se nomme pape Benoist XIIIIe, à Paniscole fut esleu secrètement, mesmes par le cardinal de Saint-Estienne): Veuillez supplier à Nostre Seigneur Jhésuscrit que, par sa miséricorde infinite, nous veulle par vous déclarier, qui est des trois dessusdiz, vray pape, et auquel plaira que on obéisse de ci en avant, ou à cellui qui se dit Martin, ou à cellui qui se dit Climent, ou à celui qui se dit Benoist; et auquel nous devons croire, si secrètement ou par aucune dissimulation ou publique manifeste; car nous serons tous pretz de faire le vouloir et plaisir de Nostre Seigneur Jhésuscrit.

Le tout vostre conte D'ARMIGNAC[91]

C'était un grand vassal de la Couronne qui écrivait de la sorte, appelait Jeanne sa très chère dame et se recommandait humblement à elle, non à la vérité en s'abaissant soi-même, mais comme qui dirait aujourd'hui avec affabilité.

Elle n'avait jamais vu ce seigneur, et sans doute elle n'avait jamais entendu parler de lui. Fils du connétable de France, tué en 1418, l'homme le plus cruel du royaume, Jean IV, alors âgé de trente-trois ou trente-quatre ans, possédait l'Armagnac noir et l'Armagnac blanc, le pays des Quatre-Vallées, les comtés de Pardiac, de Fesenzac, l'Astarac, la Lomagne, l'Île-Jourdain; il était le plus puissant seigneur de Gascogne après le comte de Foix[92].

Tandis que son nom demeurait aux partisans du roi Charles et qu'on disait les Armagnacs pour désigner ceux qui étaient contraires aux Anglais et aux Bourguignons, Jean IV n'était lui-même ni Français ni Anglais, mais seulement Gascon. Il se disait comte par la grâce de Dieu, quitte à se reconnaître vassal du roi Charles pour recevoir des dons de son suzerain, qui pouvait n'avoir pas toujours de quoi payer ses houseaux, mais à qui ses grands vassaux coûtaient fort cher. Cependant Jean IV ménageait les Anglais, protégeait un aventurier à la solde du Régent et donnait des emplois dans sa maison à des gens qui portaient la croix rouge. Il était aussi féroce et perfide qu'aucun des siens. S'étant, contre tout droit, emparé du maréchal de Séverac, il lui extorqua la cession de ses biens et le fit ensuite étrangler[93].

Ce meurtre était alors tout frais. Voilà le fils docile de la sainte Église qui montrait tant de zèle à découvrir son vrai père spirituel. Il semble bien pourtant qu'il eût déjà son opinion faite à ce sujet et qu'il sût à quoi s'en tenir sur ce qu'il demandait. En réalité, le long schisme, qui avait déchiré la chrétienté, n'existait plus depuis douze ans, depuis que le conclave, ouvert le 8 novembre 1417, à Constance, dans la Maison des Marchands, avait proclamé pape, le 11 du même mois, jour de la Saint-Martin, le cardinal diacre Otto Colonna, qui prit le nom de Martin V. Martin V portait dans la Ville Éternelle la tiare sur laquelle Lorenzo Ghiberti avait ciselé huit figurines d'or[94], et l'habile Romain s'était fait reconnaître par l'Angleterre et même par la France, qui renonçait désormais à l'espoir d'avoir un pape français. Et si le conseil de Charles VII était en désaccord avec Martin V sur la question du concile, un édit de 1425 restituait au pape de Rome la jouissance de tous ses droits dans le royaume; Martin V était vrai pape et seul pape. Cependant, Alphonse d'Aragon, fort irrité de ce que Martin V soutenait contre lui les droits de Louis d'Anjou sur le royaume de Naples, imagina d'opposer un pape de sa façon au pape de Rome. Il avait précisément sous la main un chanoine qui se disait pape; et voici sur quel fondement: l'antipape Benoît XIII, réfugié à Peñiscola, avait, en mourant, nommé quatre cardinaux, dont trois désignèrent à sa place un chanoine de Barcelone, Gilles Muñoz, qui prit le nom de Clément VII. C'est ce Clément, emprisonné dans le château de Peñiscola, sur une morne pointe de terre, battue de trois côtés par la mer, que le roi d'Aragon avait imaginé d'opposer à Martin V[95].

Le pape Martin excommunia l'Aragonais, puis il ouvrit des négociations avec lui. Le comte d'Armagnac suivit le parti du roi d'Aragon. Il faisait venir de Peñiscola, pour baptiser ses enfants, de l'eau bénite par Benoît XIII. Il fut pareillement frappé d'excommunication. Ces foudres étaient tombées sur lui en cette même année 1429, et depuis un certain nombre de mois Jean IV était privé de la participation aux sacrements et aux prières publiques, ce qui ne laissait pas de lui causer des difficultés temporelles, sans compter qu'il avait peut-être peur du diable.

D'ailleurs la situation devenait intenable pour lui. Son grand allié, le roi Alphonse, cédait et sommait lui-même Clément VIII de se démettre. Quand il adressait sa requête à la Pucelle de France, l'Armagnac ne songeait plus évidemment qu'à quitter l'obéissance d'un antipape manqué, renonçant lui-même à la tiare, ou bien près d'y renoncer; car Clément VIII se démit à Peñiscola le 26 juillet. Ce ne peut être longtemps avant cette date que le comte dicta sa lettre, et il est possible que ce soit après. Dans tous les cas, en la dictant, il savait à quoi s'en tenir sur le souverain pontificat de Clément VIII.

Quant au troisième pape qu'il mentionnait dans sa missive, c'était un Benoît XIV, dont il n'avait pas de nouvelles et qui aussi ne faisait pas de bruit. Son élection au saint-siège avait eu cela de singulier qu'un seul cardinal y avait procédé. Benoît XIV tenait tous ses droits d'un cardinal créé par l'antipape Benoît XIII dans sa promotion de 1409, Jean Barrère, Français, bachelier es lois, prêtre, cardinal du titre de Saint-Étienne in Cœlio monte. Ce n'est pas à l'obédience de Benoît XIV que l'Armagnac pensait se ranger; évidemment, il avait hâte de faire sa soumission à Martin V.

On ne voit pas bien, dès lors, pourquoi il demandait à Jeanne de lui désigner le vrai pape. Sans doute, c'était l'usage, en ce temps-là, de consulter sur toutes choses les saintes filles que Dieu favorisait de révélations. Telle se montrait la Pucelle et sa renommée de prophétesse s'était, en peu de jours, partout répandue. Elle découvrait les choses cachées, elle annonçait l'avenir. On se rappelle ce capitoul de Toulouse qui, trois semaines environ après la délivrance d'Orléans, fut d'avis de demander à la Pucelle un remède à l'altération des monnaies. Bonne de Milan, mariée à un pauvre gentilhomme de la reine Ysabeau sa cousine, lui présentait une requête à fin d'être remise dans le duché qu'elle prétendait tenir des Visconti[96]. Il était tout aussi expédient de l'interroger sur le pape et l'antipape. La difficulté est, en cette affaire, de découvrir les raisons qu'avait le comte d'Armagnac de consulter la sainte fille sur un point dont il paraît bien qu'il était suffisamment éclairci. Voici ce qui semble le plus probable.

Disposé à reconnaître le pape Martin V, Jean IV cherchait les moyens de donner à cette soumission un tour honorable. C'est alors que l'idée lui vint de se faire dicter sa conduite par Jésus-Christ lui-même parlant en une sainte Pucelle. Encore fallait-il que la révélation s'accordât avec ses calculs. Sa lettre y tâche clairement. Il prend soin dans cette lettre de préparer lui-même à Jeanne et, par conséquent, à Dieu, la réponse convenable. Il y marque avec force que Martin V, qui vient de l'excommunier, fut élu à Constance par le consentement de toutes les nations chrétiennes, qu'il demeure à Rome et qu'il est obéi de tous les rois chrétiens. Il signale au contraire les circonstances qui infirment l'élection de Clément VIII, due à trois cardinaux seulement, et l'élection plus ridicule encore de ce Benoît, dont un seul cardinal composa tout le conclave[97].

Sur ce seul exposé comment hésiter à reconnaître que le pape Martin est le vrai pape? Cette malice fut perdue; Jeanne n'y vit rien. La lettre du comte d'Armagnac, qu'elle se fit lire en montant à cheval, ne dut pas lui paraître claire[98]. Les noms de Benoît, de Clément et de Martin lui étaient inconnus. Mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite, qui conversaient avec elle à tout moment, ne lui firent pas de révélations sur le pape. Elles ne lui parlaient guère que du royaume de France, et Jeanne avait d'ordinaire la prudence de ne prophétiser que sur le fait de la guerre. C'est ce qu'un clerc allemand signala comme une chose singulière et notable[99]. Mais cette fois, bien que pressée par le temps, elle consentit à répondre à Jean IV pour soutenir sa renommée prophétique ou parce que ce nom d'Armagnac était une grande recommandation pour elle. Elle lui manda qu'à cette heure elle ne lui pouvait désigner le vrai pape, mais qu'elle lui dirait plus tard auquel des trois il faudrait croire, selon ce qu'elle trouverait d'elle-même, par le conseil de Dieu. Enfin, elle faisait un peu comme les devineresses qui remettent leur oracle au lendemain.

JHESUS ✝ MARIA

Conte d'Armignac, mon très chier et bon ami, Jehanne la Pucelle vous fait savoir que vostre message est venu par devers moy, lequel m'a dit que l'aviès envoié pardeçà pour savoir de moy auquel des trois papes, que mandez par mémoire, vous devriés croire. De laquelle chose ne vous puis bonnement faire savoir au vray pour le présent, jusques à ce que je soye à Paris ou ailleurs, à requoy; car je suis pour le présent trop empeschiée au fait de la guerre: mais quand vous sarez que je seray à Paris, envoiez ung message par devers moy, et je vous feray savoir tout au vray auquel vous devrez croire, et que en aray sceu par le conseil de mon droiturier et souverain seigneur, le roy de tout le monde, et que en aurez à faire, à tout mon pouvoir. À Dieu vous commans; Dieu soit garde de vous. Escript à Compiengne, le XXIIe jour d'aoust[100].

Certes, avant de faire cette réponse, Jeanne ne consulta ni le bon frère Pasquerel, ni le bon frère Richard, ni aucun des religieux qui se tenaient en sa compagnie; ils lui auraient appris que le vrai pape était le pape de Rome, Martin V. Peut-être aussi lui auraient-ils représenté qu'elle faisait peu de cas de l'autorité de l'Église, en s'en rapportant à une révélation de Dieu sur le pape et les antipapes; Dieu, sans doute, lui auraient-ils dit, confie parfois à de saintes personnes des secrets sur son Église, mais il est téméraire de s'attendre à recevoir un si rare privilège.

Jeanne échangea quelques propos avec le messager qui lui avait apporté la missive; l'entretien fut court. Ce messager n'était pas en sûreté dans la ville, non que les soldats voulussent lui faire payer les crimes et les félonies de son maître, mais le sire de la Trémouille était à Compiègne; il savait que le comte Jean IV, allié, pour lors, au connétable de Richemont, méditait quelque entreprise contre lui. La Trémouille n'était pas aussi méchant que le comte d'Armagnac; toutefois, il s'en fallut de peu que le pauvre messager ne fût jeté dans l'Oise[101].

Le lendemain, mardi 23 août, la Pucelle et le duc d'Alençon prirent congé du roi et partirent de Compiègne avec une belle compagnie de gens. Avant de marcher sur Saint-Denys en France, ils allèrent à Senlis rallier partie des hommes d'armes que le roi y avait envoyés[102]. La Pucelle y chevaucha parmi ses religieux, à sa coutume. Le bon frère Richard, qui annonçait la fin du monde, s'était mis de la procession. Il avait, ce semble, pris le pas sur les autres et même sur frère Pasquerel, le chapelain. C'est à lui que la Pucelle se confessa sous les murs de Senlis. En ce même lieu, elle communia deux jours de suite avec les ducs de Clermont et d'Alençon[103]. Assurément elle était entre les mains de moines qui faisaient un très fréquent usage de l'Eucharistie.

Le seigneur évêque de Senlis se nommait Jean Fouquerel. Il avait été jusque-là du parti des Anglais et tout à la dévotion du seigneur évêque de Beauvais. Homme de précaution, Jean Fouquerel, à l'approche de l'armée royale, s'en était allé à Paris cacher une grosse somme d'argent. Il tenait à son bien. Quelqu'un de l'ost lui prit sa haquenée pour la donner à la Pucelle. Elle lui fut payée deux cents saluts d'or en une assignation sur le receveur de Senlis et sur le grainetier de la ville. Le seigneur évoque ne l'entendit pas ainsi et réclama sa bête. La Pucelle, ayant appris qu'il était malcontent, lui fit écrire qu'il pouvait ravoir sa haquenée, s'il eu avait envie, qu'elle ne la voulait point, ne la trouvant pas assez endurante pour des gens d'armes. On envoya le cheval au sire de La Trémouille en l'avisant de le faire remettre au seigneur évêque, qui ne le reçut jamais[104].

Quant à l'assignation sur le receveur et sur le grainetier, il se peut qu'elle ne valût rien, et probablement révérend père en Dieu Jean Fouquerel n'eut ni la bête ni l'argent. Jeanne n'était point fautive, et pourtant le seigneur évêque de Beauvais et les clercs de l'Université devaient bientôt lui montrer quel sacrilège c'est que de toucher à une haquenée d'Église[105].

Saint-Denys s'élevait au nord de Paris, à deux lieues environ des murs de la grande ville. L'armée du duc d'Alençon y arriva le 26 août, et y entra sans résistance, bien que la ville fût forte[106]. Ce lieu était célèbre par son abbaye, très antique, très riche et très illustre. Voici de quelle manière on en rapportait la fondation: Dagobert, roi des Français conçut dès son enfance une vive dévotion pour saint Denys. Et aussitôt qu'il craignait la colère de son père, le roi Clotaire, il se réfugiait dans l'église du saint martyr. Lorsqu'il fut mort, un homme pieux eut un songe dans lequel il vit Dagobert cité au tribunal de Dieu; un grand nombre de saints l'accusaient d'avoir dépouillé leurs églises; et les démons allaient l'entraîner en enfer lorsque monseigneur saint Denys survint et, par son intercession, l'âme du roi fut délivrée et échappa au châtiment. Le fait était tenu pour véritable, et l'on supposait que l'âme du roi revint animer son corps et qu'il fit pénitence[107].

Quand la Pucelle occupa Saint-Denys avec l'armée, les trois portails, les parapets crénelés, la tour de l'église abbatiale, élevés par l'abbé Suger, dataient déjà de trois siècles. C'est là que les rois de France avaient leur sépulture; c'est là qu'ils prenaient l'oriflamme. Quatorze ans en ça, le feu roi Charles l'y était venu prendre, et nul depuis lors ne l'avait levée[108].

On rapportait beaucoup de merveilles touchant cet étendard royal, et il fallait que La Pucelle en eût entendu quelque chose, si, comme on l'a dit, elle avait, lors de sa venue en France, donné au dauphin Charles le surnom d'oriflamme, en gage et promesse de victoire[109]. On conservait à Saint-Denys le cœur du connétable Bertrand Du Guesclin[110]. Le bruit d'une si haute renommée était venu aux oreilles de Jeanne; elle avait offert le vin au fils aîné de madame de Laval et envoyé à son aïeule, qui avait été la seconde femme de sire Bertrand, un petit anneau d'or, en s'excusant du peu, et par révérence, pour la veuve d'un si vaillant homme[111].

Les religieux de Saint-Denys conservaient de précieuses reliques, notamment un morceau du bois de la vraie croix, les langes de l'enfant Jésus, un tesson d'une cruche où l'eau s'était changée en vin aux noces de Cana, une barre du gril de saint Laurent, le menton de sainte Madeleine, une tasse de bois de tamaris dont saint Louis s'était servi pour se préserver du mal de rate. On y montrait aussi le chef de monseigneur saint Denys. Il est vrai qu'on le montrait en même temps dans l'église cathédrale de Paris; et le chancelier Jean Gerson traitant, peu de jours avant sa mort, de Jeanne la Pucelle, disait qu'il en était d'elle comme du chef de monseigneur saint Denys, lequel était objet d'édification et non point objet de foi, et néanmoins devait être vénéré pareillement dans l'un et l'autre lieu pour que l'édification ne se tournât point en scandale[112].

Tout dans cette abbaye proclamait la dignité, les prérogatives et l'excellence de la maison de France. Jeanne dut admirer bien joyeusement les insignes, les symboles, les images de la royauté des Lis amassés en ce lieu[113], si toutefois ses yeux, remplis de visions célestes, pouvaient encore apercevoir les choses sensibles, et si les Voix qui parlaient à ses oreilles lui laissaient un moment de répit.

Monseigneur saint Denys était un grand saint, puisqu'on ne doutait pas que ce ne fût saint Denys l'Aréopagite lui-même[114], mais depuis qu'il avait laissé prendre son abbaye, on ne l'invoquait plus comme le patron des rois de France; les partisans du dauphin l'avaient remplacé par le bienheureux archange Michel, dont l'abbaye, près de la cité d'Avranches, résistait victorieusement aux Anglais. C'était saint Michel, non saint Denys, qui avait apparu à Jeanne dans le courtil de Domremy; mais elle savait que saint Denys était le cri de France[115].

Dans cette riche abbaye, ruinée par la guerre, les religieux, affranchis de toute discipline, menaient une existence misérable et déréglée[116]. Armagnacs et Bourguignons venaient les uns après les autres piller et ravager tout alentour villages et cultures et ne laissaient rien de ce qui se pouvait emporter. La foire du Lendit, une des plus belles de la chrétienté, se tenait à Saint-Denys. Les marchands n'y venaient plus. Au Lendit de l'an 1418 on n'avait vu que trois échoppes de souliers de Brabant dans la grande rue de Saint-Denys, près des Filles-Dieu; puis il n'y avait plus eu de foire jusqu'en l'an 1426, où s'était tenue la dernière[117].

À la nouvelle que les Armagnacs s'approchaient de Troyes, les paysans avaient scié leurs blés avant qu'ils fussent mûrs et les avaient apportés à Paris. Quand ils entrèrent à Saint-Denys, les gens d'armes du duc d'Alençon trouvèrent la ville abandonnée. Les gros bourgeois s'étaient réfugiés à Paris[118]. Il y restait encore quelques pauvres familles. La Pucelle y tint deux nouveau-nés sur les fonts[119].

Instruits des baptêmes de Saint-Denys, ses ennemis l'accusèrent d'avoir fait allumer des cierges qu'elle penchait sur la tête des nouveau-nés pour lire leur destinée dans la cire fondue. Ce n'était pas la première fois, paraît-il, qu'elle se livrait à de telles pratiques. Quand elle venait dans une ville, de petits enfants, disait-on, lui offraient à genoux des cierges qu'elle recevait comme une oblation agréable. Puis elle faisait tomber sur la tête de ces innocents trois gouttes de cire ardente, annonçant que, par la vertu d'un tel acte, ils ne pouvaient plus être que bons. Les clercs bourguignons discernaient en ces œuvres idolâtrie et sortilège impliqué d'hérésie[120].

À Saint-Denys encore, elle distribua des bannières aux gens d'armes; les clercs du parti anglais la soupçonnaient véhémentement de mettre des charmes sur ces bannières, et comme il n'y avait personne alors qui ne crût aux enchantements, on n'attirait pas sur soi sans danger un pareil soupçon[121].

La Pucelle et le duc d'Alençon ne perdirent pas de temps. Dès leur arrivée à Saint-Denys ils allèrent escarmoucher aux portes de Paris. Ils faisaient de ces escarmouches deux et trois fois par jour, notamment au moulin à vent de la porte Saint-Denys et au village de la Chapelle. Chose à peine croyable et pourtant certaine, car elle est attestée par un des seigneurs de l'armée, dans ce pays tant de fois pillé et ravagé, les gens de guerre trouvaient encore quelque bien à prendre. «Tous les jours y avait butin», dit messire Jean de Bueil[122].

Par révérence pour le septième commandement de Dieu, la Pucelle défendait aux gens de sa compagnie de faire le moindre vol; si on lui offrait des vivres qu'elle sût acquis par pillerie, jamais elle n'en voulait user. En fait, tout comme les autres, elle ne vivait que de maraude; mais elle l'ignorait. Un jour, un Écossais lui donnant à entendre qu'elle venait de manger d'un veau dérobé, elle se fâcha contre cet homme et voulut le battre: les saintes ont de ces emportements[123].

On a dit que Jeanne observait les murs de Paris et cherchait le meilleur endroit où donner l'assaut[124]. La vérité est que sur ce point comme sur tous les autres elle s'en rapportait à ses Voix. Au reste, elle passait de beaucoup tous les hommes de guerre en courage et bonne volonté. De Saint-Denys, elle envoyait au roi message sur message, le pressant de venir prendre Paris[125]. Mais le roi et son conseil négociaient à Compiègne avec les ambassadeurs du duc de Bourgogne, savoir: Jean de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir, Hugues de Cayeux, évêque d'Arras, David de Brimeu, et le seigneur de Charny[126].

La trêve de quinze jours, que nous ne connaissons que par ce qu'en a écrit la Pucelle aux habitants de Reims, était expirée. Selon Jeanne, le duc de Bourgogne s'était engagé à rendre la ville au roi de France, le quinzième jour[127]. S'il avait pris cet engagement, c'était à des conditions que nous ne connaissons pas, et dont nous ne saurions dire si elles ont été remplies ou non. La Pucelle ne se fiait pas à cette promesse, et elle avait bien raison; mais elle ne savait pas tout, et le jour même où elle se plaignait de cette trêve aux habitants de Reims, le duc Philippe recevait des mains du Régent le gouvernement de Paris et se trouvait dès lors en droit de disposer en quelque manière de cette ville[128]. Le duc Philippe ne pouvait voir en face Charles de Valois qui avait été sur le pont de Montereau au moment du meurtre, mais il détestait les Anglais et les souhaitait au diable ou dans leur île. Il avait trop de vins à récolter et de laines à tisser pour ne pas désirer la paix. Il ne voulait pas être roi de France; on pouvait traiter avec lui, encore qu'il fût avide et dissimulé. Toutefois le quinzième jour était passé et la ville de Paris demeurait aux Anglais et aux Bourguignons non amis, mais alliés.

À la date du 28 août, une trêve fut conclue, qui devait courir jusqu'à la Noël et comprenait tout le pays situé au nord de la Seine, de Nogent à Harfleur, excepté les villes ayant passage sur le fleuve. En ce qui concernait la ville de Paris, il était dit expressément: «Notre Cousin de Bourgogne pourra, durant la trêve, s'employer, lui et ses gens, à la défense de la ville et à résister à ceux qui voudraient y faire la guerre ou porter dommage[129].» Le chancelier Regnault de Chartres, le sire de la Trémouille, Christophe d'Harcourt, le Bâtard d'Orléans, l'évêque de Séez, et aussi de jeunes seigneurs fort portés pour la guerre, tels que les comtes de Clermont et de Vendôme et le duc de Bar, tous les conseillers du roi et tous les princes du sang royal qui conclurent cette trêve et signèrent cet article, donnaient en apparence à leur ennemi des verges pour les battre et semblaient s'interdire toute entreprise sur Paris. Mais ces gens-là n'étaient pas tous des sots; le Bâtard d'Orléans avait l'esprit fin et le seigneur archevêque de Reims était tout autre chose qu'un Olibrius. Ils avaient bien sans doute leur idée, en reconnaissant au duc de Bourgogne des droits sur Paris. Le duc Philippe, nous le savons, était, depuis le 13 août, gouverneur de la grand'ville. Le Régent la lui avait cédée, pensant que Bourgogne pour contenir les Parisiens vaudrait mieux qu'Angleterre qui était parmi eux faible en nombre et haïe comme étrangère. Quel avantage le roi Charles trouvait-il à reconnaître les droits de son cousin de Bourgogne sur Paris? Nous ne le voyons pas bien clairement; mais en fait, cette trêve n'était ni meilleure ni pire que les autres. Certes elle ne donnait pas Paris au roi; mais elle n'empêchait pas non plus le roi de le prendre. Est-ce que les trêves empêchaient jamais les Armagnacs et les Bourguignons de se battre quand ils en avaient envie? Est-ce que de ces trêves sempiternelles une seule fut gardée[130]? Le roi, après avoir signé celle-là, s'avança jusqu'à Senlis. Le duc d'Alençon par deux fois l'y vint trouver. Charles arriva le mercredi 7 septembre à Saint-Denys[131].

CHAPITRE III
L'ATTAQUE DE PARIS.

Au temps où le roi Jean était prisonnier des Anglais, les habitants de Paris, voyant les ennemis au cœur du royaume, craignirent que leur ville ne fût assiégée et se hâtèrent de la mettre en état de défense; ils l'entourèrent de fossés et de contre-fossés. Les fossés, sur la rive gauche de la Seine, furent creusés au pied des murs de l'ancienne enceinte. De ce côté, qui était celui de l'université, les faubourgs restaient ainsi sans défense; ils étaient petits et lointains: on les brûla. Mais sur la rive droite, les faubourgs, beaucoup plus gros, touchaient presque la cité. Les fossés qu'on creusa, en renfermèrent une partie. Quand la paix fut faite, Charles, régent du royaume, entreprit d'entourer le nord de la ville d'une muraille crénelée, flanquée de tours carrées, avec terrasses et créneaux, un chemin de ronde et des degrés pour les courtines. Le fossé était simple ou double suivant les endroits. L'ouvrage fut conduit par Hugues Aubriot, prévôt de Paris, qui fit aussi bâtir la Bastille Saint-Antoine, achevée sous le roi Charles VI[132]. Cette nouvelle enceinte commençait, au levant, sur la rivière, à la hauteur des Célestins; elle enfermait dans son cercle le quartier Saint-Paul, la Culture Sainte-Catherine, le Temple, Saint-Martin, les Filles-Dieu, Saint-Sauveur, Saint-Honoré, les Quinze-Vingts, qui avaient été jusque-là dans les faubourgs, et découverts, et elle atteignait la rivière en aval du Louvre, qui se trouvait de la sorte réuni à la ville. La clôture était percée de six portes, savoir: en commençant par l'est, la porte Baudet ou Saint-Antoine, la porte Saint-Avoye ou du Temple, la porte des Peintres ou de Saint-Denis, la porte Saint-Martin ou de Montmartre, la porte Saint-Honoré et la porte de Seine[133].

Les Parisiens n'aimaient pas les Anglais et ils les enduraient à grand'peine. Quand, après les funérailles du feu roi Charles VI, le duc de Bedford fit porter devant lui l'épée du roi de France, le peuple murmura[134]. Mais il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher. Si les Parisiens n'aimaient pas les Anglais, ils admiraient le duc Philippe, seigneur de bonne mine et le plus riche prince de la chrétienté. Pour ce qui était du petit roi de Bourges, de triste figure et pauvre, véhémentement soupçonné de félonie à Montereau, il n'avait rien pour plaire; on le méprisait et ses partisans inspiraient l'épouvante et l'horreur. Depuis dix ans ils faisaient des courses autour de la ville, rançonnant et pillant. Sans doute, les Anglais et les Bourguignons n'en usaient pas d'une autre manière. Lorsqu'au mois d'août 1423 le duc Philippe vint à Paris, ses hommes d'armes ravagèrent toutes les cultures aux alentours, et c'étaient des amis et des alliés. Mais ils ne firent que passer[135]; les Armagnacs battaient sans cesse les campagnes, ils volaient sempiternellement tout ce qu'ils trouvaient, incendiaient les granges et les églises, tuaient femmes et enfants, violaient pucelles et religieuses, pendaient les hommes par les pouces. En 1420, ils se jetèrent comme diables déchaînés sur le village de Champigny et brûlèrent à la fois avoine, blé, brebis, vaches, bœufs, enfants et femmes. Ils firent de même et pis encore à Croissy[136]. Un clerc disait que par eux plus de chrétiens avaient été martyrisés que par Maximien et Dioclétien[137].

On aurait pu toutefois, en 1429, découvrir dans la ville des partisans du dauphin, et même un assez grand nombre. Madame Christine de Pisan, très attachée à la maison de Valois, disait: «Il y a dans Paris beaucoup de mauvais. Il y a aussi beaucoup de bons, fidèles à leur roi. Mais ils n'osent parler[138]

Il se trouvait dans le parlement, au su de tout le monde, et jusque dans le chapitre de Notre-Dame, des gens qui avaient des intelligences avec les Armagnacs[139].

Ces terribles Armagnacs, au lendemain de leur victoire de Patay, n'avaient qu'à marcher tout de suite sur la ville pour la prendre. On s'attendait à ce qu'ils y entrassent un jour ou l'autre. Le Régent la leur abandonnait d'avance. Il alla s'enfermer dans son château de Vincennes avec le peu d'hommes qui lui restaient[140]. Trois jours après la déconfiture des Anglais, le mardi devant la Saint-Jean, grand émoi dans la ville. On disait: «Les Armagnacs entreront cette nuit.» Pendant ce temps, les Armagnacs attendaient à Orléans l'ordre de se rassembler à Gien pour gagner ensuite Auxerre. À cette nouvelle le duc de Bedford dut pousser un grand soupir de soulagement; et tout aussitôt il s'occupa de pourvoir à la défense de Paris et à la sûreté de la Normandie[141].

La première émotion passée, la grand'ville redevenait de cœur, sinon anglaise (elle ne l'avait jamais été), du moins bourguignonne. Son prévôt, messire Simon Morhier, qui avait fait une terrible occision de Français, le jour des Harengs, tenait ferme pour le Léopard[142]. Au contraire, on soupçonnait l'échevinage de tendre volontiers l'oreille aux propositions du roi Charles. Le 12 juillet, les Parisiens élurent un nouveau corps de ville composé des plus zélés Bourguignons qui se pussent trouver dans le négoce et le change. Ils désignèrent comme prévôt des marchands l'argentier Guillaume Sanguin, à qui le duc de Bourgogne devait plus de sept mille livres tournois et qui avait en garde les joyaux du Régent[143]. Ce changement s'opérait au plus grand dommage du roi Charles qui, pour reprendre ses bonnes villes, préférait la douceur à la violence et comptait beaucoup plus sur un accord avec les bourgeois que sur les pierres de ses canons.

Très à point, le Régent céda la ville de Paris au duc Philippe, non sans regretter assurément de lui avoir refusé naguère la ville d'Orléans. Il sentait bien que la cité principale du royaume, redevenue ainsi française, se défendrait de meilleure volonté contre les dauphinois. Le magnifique duc y vint réchauffer la vieille amitié que lui gardaient les Parisiens et rallumer la haine qu'ils portaient au fils déshérité de madame Ysabeau. Il lut au Palais un récit de la mort de son père, entrecoupé de plaintes sur la paix enfreinte et la trahison des Armagnacs; il fit crier le sang de Montereau[144]: les assistants jurèrent d'être bons et loyaux à lui et au Régent. Le même serment fut prêté, les jours suivants, par le clergé séculier et régulier[145].

Mais plus encore que l'amour du beau duc, le souvenir de la cruauté armagnaque affermissait les bourgeois dans la résistance. Ce bruit courait parmi eux et trouvait créance, que messire Charles de Valois avait abandonné à ses soudoyers la ville et les habitants grands et petits, de tous états, hommes et femmes, et qu'il se promettait de faire passer la charrue sur l'emplacement de Paris. C'était le connaître très mal: il se montrait en toute occasion pitoyable et débonnaire; son Conseil réduisait prudemment la campagne du Sacre à une promenade armée et pacifique. Mais les Parisiens ne pouvaient juger sainement des intentions du roi de France et ils ne savaient que trop que, leur ville une fois prise, rien n'empêcherait les Armagnacs de la mettre à feu et à sang[146].

Un fait accrut encore leur aversion et leur effroi. Quand ils surent que le frère Richard, dont naguère ils avaient entendu si pieusement les sermons, chevauchait avec les gens du dauphin et leur gagnait par sa langue bien pendue de bonnes villes comme Troyes en Champagne, ils appelèrent sur lui la malédiction de Dieu et des saints. Ils arrachèrent de leur chapeau les médailles d'étain au saint nom de Jésus, que le bon frère leur avait données et, en haine de lui, ils reprirent aussitôt dés, boules, dames, et tous les jeux auxquels ils avaient renoncé sur ses exhortations. La Pucelle ne leur inspirait pas moins d'horreur. On contait qu'elle faisait la prophétesse et parlait de cette sorte: «Telle chose adviendra pour vrai.» Ils disaient: «Une créature en forme de femme est avec les Armagnacs. Ce que c'est, Dieu le sait!» On l'appelait ribaude[147]. Parmi ces ennemis, pires à leur sentiment que les païens et les Sarrazins, voilà ce qui leur paraissait le plus horrible: un moine et une jeune fille. Ils prirent tous la croix de Saint-André[148].

Pendant que le dauphin s'en allait à son sacre, une armée venait d'Angleterre en France. Le Régent la destina à couvrir la Normandie; il la dirigea en personne sur Rouen, laissant la garde et la défense de Paris à Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier de France pour les Anglais, au sire de l'Isle-Adam, maréchal de France, capitaine de Paris, à deux mille hommes d'armes et aux milices parisiennes qui avaient la garde des remparts et le gouvernement de l'artillerie et étaient commandées par vingt-quatre bourgeois, dits quarteniers, pour les vingt-quatre quartiers de la ville. Dès la fin de juillet la place se trouvait à l'abri d'une surprise[149].

Le 10 août, vigile de Saint-Laurent, tandis que les Armagnacs campaient à La Ferté-Milon, la porte Saint-Martin, flanquée de quatre tourelles avec un double pont-levis, fut fermée et défense faite à quiconque d'aller à Saint-Laurent en procession ou à la foire, comme les précédentes années[150].

Le 28 du même mois, l'armée royale vint occuper Saint-Denys. À partir de ce jour personne n'osa plus sortir pour vendanger, ni aller rien cueillir dans les potagers qui couvraient la plaine, au nord de la ville. Tout enchérit aussitôt[151].

Dans les premiers jours de septembre les quarteniers, chacun en son endroit, firent redresser les fossés et affûter les canons aux murailles, aux portes et aux tours. Les tailleurs de pierres pour l'artillerie, mandés par l'échevinage, firent des milliers de boulets[152].

Les magistrats reçurent de monseigneur le duc d'Alençon des lettres commençant ainsi: «À vous, prévôt de Paris et prévôt des marchands et échevins...» Il les nommait par leurs noms et les saluait en beau langage. Ces lettres furent considérées comme un artifice pour rendre les échevins suspects au peuple et exciter les habitants les uns contre les autres. Il fut répondu à ce seigneur de ne plus gâter son papier à de telles malices[153].

Le chapitre de Notre-Dame fit célébrer des messes pour le salut commun. Le 5 septembre, trois chanoines furent autorisés à prendre des dispositions pour la garde du cloître. Les fabriciens avisèrent à mettre les reliques et le trésor à l'abri des soldats armagnacs. Ils vendirent, pour le prix de deux cents saluts d'or, le corps de monseigneur saint Denys, mais on garda le pied, qui était d'argent, le chef et la couronne[154].

Le mercredi 7 septembre, vigile de la nativité de la Vierge, une procession fut faite à Sainte-Geneviève-du-Mont pour remédier à la malice des temps et calmer l'animosité des ennemis. Les chanoines du Palais y portèrent la Vraie Croix[155].

Ce même jour, l'armée du duc d'Alençon et de la Pucelle escarmoucha sous les murs. Elle se retira le soir, et les habitants s'endormirent tranquilles, car le lendemain, le peuple chrétien célébrait la Nativité de la Sainte-Vierge[156].

C'était une grande fête et très ancienne. Voici comment on en rapportait l'origine. Un jour, un saint homme, qui vivait dans la contemplation, se remémorant que depuis bien des années, à la date du 8 septembre, il entendait une merveilleuse musique d'anges dans les airs, pria Dieu de lui révéler l'occasion de ce concert d'instruments et de voix célestes. Il obtint pour réponse que c'était le jour anniversaire de la naissance de la glorieuse Vierge Marie, et il reçut l'ordre d'en instruire les fidèles, afin qu'ils s'unissent dans la solennité de ce jour aux chœurs des anges. La chose fut rapportée au Souverain Pontife et aux autres chefs de l'Église, qui, après avoir prié, jeûné et consulté les témoignages et les traditions de l'Église, décrétèrent que désormais le jour du 8 septembre serait universellement consacré à la naissance de la Vierge Marie[157].

En ce jour, on lisait à la messe les paroles du prophète Isaïe: «Il sortira un rejeton de la tige de Jessé et une fleur naîtra de sa racine.»

Les habitants de Paris pensaient que les Armagnacs eux-mêmes ne feraient œuvre de leurs dix doigts pendant une si grande fête, et garderaient le troisième commandement de Dieu.

Ce jeudi 8 septembre, vers huit heures du matin, la Pucelle, les ducs d'Alençon et de Bourbon, les maréchaux de Boussac et de Rais, le comte de Vendôme, les sires de Laval, d'Albret, de Gaucourt, qui s'étaient logés avec leurs gens au nombre de dix mille et plus, dans le village de la Chapelle, à mi-chemin sur la route de Saint-Denys à Paris, se mirent en marche et parvinrent à l'heure de la grand'messe, entre onze heures et midi, sur la butte des Moulins, au pied de laquelle se tenait le marché aux Pourceaux[158]. Il y avait là un gibet. Cinquante-six ans auparavant, une femme, de vie édifiante aux yeux du peuple, mais reconnue hérétique et turlupine par les saints inquisiteurs, avait été brûlée vive sur cette place du marché[159].

Pourquoi les gens du roi se présentaient-ils devant les murailles du nord, celles de Charles V, qui étaient les plus fortes? On n'en sait rien. Quelques jours auparavant, ils avaient jeté un pont sur la rivière, en amont de Paris[160], ce qui donnerait à croire qu'ils voulaient assaillir la vieille enceinte et pénétrer par la rive universitaire. Se proposaient-ils d'opérer simultanément les deux attaques? C'est probable. Y renoncèrent-ils d'eux-mêmes, ou contre leur gré? On l'ignore.

Ils amenaient sous les murs de Charles V une abondante artillerie, canons, couleuvrines, veuglaires et traînaient dans des charrettes à bras des bourrées pour combler les fossés, des claies pour les rendre praticables, et sept cents échelles; matériel de siège fort copieux, bien qu'on eût, ainsi que nous l'allons voir, oublié le plus utile[161]. Ils ne venaient donc pas escarmoucher ni faire quelques vaillantises d'armes; ils venaient tenter l'escalade en plein jour et donner l'assaut à la plus vaste, à la plus illustre, à la plus populeuse ville du royaume; opération de très grande importance, proposée et décidée, sans aucun doute, en conseil et à laquelle, par conséquent, le roi n'était ni contraire, ni étranger, ni indifférent[162]. Charles de Valois voulait reprendre Paris. Il reste à savoir s'il comptait pour cela sur les gens d'armes seulement et les échelles.

La Pucelle n'était pas, à ce qu'il semble, informée des résolutions prises[163]; on ne la consultait jamais, et on ne l'avertissait guère de ce qu'on avait décidé. Mais elle était aussi sûre d'entrer ce jour-là dans la ville que d'aller en Paradis après sa mort. Depuis plus de trois mois, ses Voix la tympanisaient avec l'assaut de Paris. Ce qui pourrait surprendre c'est que, toute sainte qu'elle était, elle eût consenti à s'armer et à guerroyer le jour de la Nativité, contrairement à ce qu'elle avait fait le 5 mai, jour de l'Ascension de Notre-Seigneur, et au mépris de ce qu'elle avait dit le 8 du même mois: «Pour l'amour et honneur du saint dimanche, ne commencez point la bataille[164].» Il est vrai qu'ensuite elle avait escarmouché, à Montepilloy, le jour de l'Assomption, au grand scandale des maîtres de l'Université. Elle agissait sur le conseil de ses Voix et ses déterminations dépendaient du moindre bruit qui se faisait dans ses oreilles. Rien de plus inconstant et de plus contradictoire que les inspirations de ces visionnaires, jouets de leurs rêves. Ce qui est certain du moins, c'est que Jeanne, cette fois comme toujours, croyait bien faire et ne point pécher[165]. Rangés sur la butte des Moulins, devant Paris et sa ceinture grise, les Français avaient devant eux un premier fossé, étroit et sec, de seize ou dix-sept pieds environ de profondeur, qu'un dos d'âne séparait d'un second fossé large presque de cent pieds, profond et plein d'eau, qui baignait la muraille. Tout proche, à leur droite, le chemin du Roule finissait à la Porte Saint-Honoré, qu'on appelait aussi Porte des Aveugles, parce qu'elle était proche des Quinze-Vingts. Elle s'ouvrait sous un châtelet flanqué de tourelles et avait pour défenses avancées un boulevard clos de barrières de bois, semblable à ceux d'Orléans[166].

Les Parisiens ne s'attendaient pas à être attaqués en ce saint jour[167]. Pourtant les remparts n'étaient pas déserts, et l'on voyait sur les murs s'agiter des étendards et particulièrement une grande bannière blanche avec une croix de Saint-André vermeille[168].

Les Français s'établirent un peu en arrière de la butte des Moulins, à l'abri des plombées et des pierres que commençait à cracher l'artillerie des remparts. Là ils mirent en place leurs veuglaires, leurs couleuvrines et leurs canons, pour tirer sur les murs de la ville. Le gros de l'armée se tint sur cette position, observant la plus vaste étendue possible de murailles. Conduits par messire de Saint-Vallier, dauphinois, plusieurs capitaines et gens d'armes s'approchèrent de la porte Saint-Honoré et mirent le feu aux barrières. La garnison de cette porte s'étant retirée dans l'enceinte et nul ennemi ne sortant par quelque autre issue, la compagnie du maréchal de Rais s'avança avec les claies, les bourrées, les échelles, jusque sous les remparts. La Pucelle chevauchait à la tête de la compagnie. Ils mirent pied à terre entre la porte Saint-Denys et la porte Saint-Honoré, plus près de cette dernière, et descendirent dans le premier fossé qu'il n'était pas difficile de franchir. Mais ils se trouvèrent ensuite exposés, sur le dos d'âne, aux flèches et aux viretons qui pleuvaient dru du haut des murs[169]. Jeanne, comme aux Tourelles d'Orléans, faisait tenir sa bannière par un vaillant homme.

Quand elle fut sur le dos d'âne, elle cria à ceux de Paris:

—Rendez la ville au roi de France[170].

Les Bourguignons entendirent qu'elle disait aussi:

—Rendez-vous de par Jésus à nous tôt. Car si vous ne vous rendez avant qu'il soit la nuit, nous y entrerons par force, que vous le veuilliez ou non et tout sera mis à mort sans merci[171].

Elle restait sur le dos d'âne, sondant avec sa lance le grand fossé, qu'elle ne s'attendait pas à trouver si profond ni si plein. Il y avait pourtant onze jours qu'elle faisait avec les gens d'armes des reconnaissances sous les murs et cherchait avec eux l'endroit où donner l'assaut. Qu'elle ne s'entendît pas à préparer une attaque, rien de plus naturel. Mais que penser de ces hommes de guerre qui, pris au dépourvu, se tenaient là, sur le dos d'âne, aussi empêchés qu'elle, tout ébaubis de voir tant d'eau, si près de la Seine, qui était haute? Reconnaître les défenses d'une place forte, c'était l'a b c du métier. Capitaines et routiers ne se risquaient jamais sous une muraille sans s'être assurés d'avance s'il y avait eau, bourbe ou ronces; et ils se munissaient d'engins différents selon l'occurrence. Quand le fossé contenait beaucoup d'eau, ils y lançaient des bateaux de cuir transportés à dos de cheval[172]. Les gens d'armes du maréchal de Rais et de monseigneur d'Alençon en savaient moins que les plus chétifs coureurs d'aventures. Qu'eût pensé d'eux le bon La Hire? Tant d'ineptie et de négligence parut incroyable et l'on supposa que ces hommes de guerre connaissaient la profondeur du fossé, mais qu'ils ne dirent rien à la Pucelle, souhaitant qu'il lui arrivât mal[173]. En ce cas, pour nuire à cette enfant ils se nuisaient à eux-mêmes et s'engeignaient croyant l'engeigner, car ils restaient là sans avancer ni reculer.

Quelques-uns jetaient inutilement des bourrées dans le fossé. Cependant les défenseurs, assaillis par une multitude de traits, disparaissaient les uns après les autres[174]. Mais vers quatre heures du soir, les bourgeois arrivèrent en foule. Les canons de la porte Saint-Denys grondaient. On échangeait du haut en bas des flèches et des invectives. Les heures passaient, le soleil déclinait. La Pucelle ne cessait de tâter le fossé du bois de sa lance et de crier aux Parisiens qu'ils se rendissent.

—Voire paillarde! ribaude! lui cria un Bourguignon.

Et, d'un trait de son arbalète à hausse pied, il lui déchira son harnais de jambe et lui entailla la cuisse. Un autre Bourguignon tira sur l'homme d'armes qui portait l'étendard de la Pucelle et lui perça le pied d'un vireton. Le blessé souleva la visière de son heaume pour voir d'où venait le coup; aussitôt un trait l'atteignit entre les deux yeux. La Pucelle et le duc d'Alençon eurent grand regret de cet homme d'armes[175].

Blessée, Jeanne criait plus fort que chacun approchât des murs et que la place serait prise. On la mit à l'abri des traits contre l'épaulement du petit fossé. De là, elle pressait les gens d'armes de jeter des bourrées dans l'eau pour se faire un pont. Vers dix ou onze heures du soir, le sire de la Trémouille enjoignit aux combattants de se retirer. La Pucelle ne voulait point quitter la place. Sans doute elle entendait ses Saintes et voyait autour d'elle des milices célestes. Le duc d'Alençon l'envoya chercher; le vieux sire de Gaucourt[176] l'emporta avec l'aide d'un capitaine picard nommé Guichard Bournel, qui ne lui fit point plaisir ce jour-là et qui devait, six mois plus tard, lui causer, par sa félonie, un plus grand déplaisir[177]. Si elle n'avait pas été blessée, elle eût résisté davantage[178]. Elle céda à regret, disant:

—En nom Dieu! la place eût été prise[179].

Ils la mirent à cheval; elle put ainsi suivre l'armée. Le bruit courut qu'elle avait une cuisse et même les deux cuisses traversées, mais sa blessure était légère[180].

Les Français regagnèrent la Chapelle d'où ils étaient partis le matin. Ils emmenaient leurs blessés sur quelques-unes des charrettes qui leur avaient servi à transporter les bourrées et les échelles. Ils laissaient à l'ennemi trois cents charrettes à bras, six cent soixante échelles, quatre mille claies et les grandes bourrées dont ils n'avaient employé qu'une petite partie[181]. Leur retraite fut assez précipitée, car en passant devant la Grange des Mathurins, près des Porcherons, ils abandonnèrent leur bagage et y mirent le feu. On rapporta avec horreur qu'ils avaient jeté là dans les flammes, leurs morts, comme les païens de Rome[182]. Pourtant les Parisiens n'osèrent les poursuivre. À cette époque, les gens d'armes qui savaient leur métier ne se retiraient pas sans tendre un piège à l'adversaire. Ils plaçaient une grosse troupe en embuscade sur le chemin de leur retraite, prête à surprendre les coureurs lancés à leur poursuite[183]. Craignant une embûche de ce genre, ceux de Paris laissèrent les Armagnacs gagner tranquillement leur gîte à la Chapelle-Saint-Denys[184].

En somme, si l'on ne regarde qu'à l'action militaire, les Français avaient mal conduit les choses et ne les avaient pas poussées très énergiquement. Aussi bien n'était-ce pas sur l'action militaire que l'on comptait le plus. Ceux qui menaient la guerre, le roi et son Conseil, avaient bien l'idée qu'on entrerait ce jour-là dans Paris. Mais comment? Comme on était entré à Châlons, comme on était entré à Reims, comme on était entré dans toutes les villes depuis Troyes jusqu'à Compiègne. Le roi Charles s'était montré résolu à reprendre ses bonnes villes par le moyen des habitants: il se comportait envers Paris comme envers les autres villes.

Durant le voyage du sacre, il avait des intelligences avec les évêques et les bourgeois des cités champenoises; il avait de même des intelligences à Paris[185]. Il était en rapport avec des religieux, et notamment avec les carmes de Melun, dont le prieur, frère Pierre d'Allée, s'employait pour lui[186]. Des hommes stipendiés guettaient depuis quelque temps l'occasion de jeter le trouble par la ville et de faire entrer l'ennemi en un moment d'épouvante et de confusion. Pendant l'assaut, ils travaillèrent pour lui dans les rues. On ouït, l'après-midi, des deux côtés des ponts, les cris de «Sauve qui peut! les ennemis sont entrés! tout est perdu!» Ceux des bourgeois qui entendaient le sermon coururent s'enfermer chez eux. Et d'autres qui étaient dehors, se réfugiaient dans les églises. Mais la commotion s'arrêta court. Des hommes sensés, comme le greffier au Parlement, eurent bien l'impression que ce n'était qu'un semblant d'assaut et que Charles de Valois, pour prendre la ville, comptait, non sur la force des armes, mais sur un mouvement du peuple[187].

Quelques-uns des religieux qui servaient à Paris d'espions au roi Charles l'allèrent trouver à Saint-Denys, et l'avisèrent que le coup était manqué. Selon eux, il s'en était fallu de peu qu'il ne réussît[188].

On rapporte que le sire de la Trémouille ordonna la retraite, par crainte des massacres, les Français étant capables, une fois dedans, de tout tuer et tout brûler[189].

Le lendemain vendredi 9, la Pucelle, debout dès l'aube, malgré sa blessure, demanda au duc d'Alençon de faire sonner la chevauchée, voulant à toutes forces retourner devant Paris et jurant de n'en partir tant qu'elle n'aurait la ville[190]. Cependant les capitaines français envoyèrent à Paris un héraut chargé de demander un sauf-conduit pour enlever les morts qu'ils avaient laissés en assez grand nombre[191].

En dépit d'un si cruel dommage, après une retraite tranquille, à la vérité, mais désastreuse, et la perte de tout le matériel de siège, plusieurs chefs de guerre étaient d'avis, comme la Pucelle, de tenter un nouvel assaut. D'autres n'en voulaient pas entendre parler. Tandis qu'ils en disputaient, ils virent venir à eux un seigneur accompagné de cinquante gentilshommes; c'était le sire de Montmorency, premier baron chrétien de France, ce qui voulait dire le premier des anciens vassaux de la crosse de Paris. Il quittait la croix de Saint-André et s'offrait aux fleurs de Lis[192]. Sa venue donna aux gens du roi courage et bonne volonté de retourner devant la ville. L'armée s'y rendait, quand le comte de Clermont et le duc de Bar vinrent arrêter la marche, par ordre du roi, et ramener la Pucelle à Saint-Denys[193].

Le samedi 10, au petit jour, le duc d'Alençon se présenta avec un peu de chevalerie sur la berge, en amont de la ville, à l'endroit où, quelques jours auparavant, un pont avait été jeté sur la Seine. La Pucelle, toujours prompte au danger, accompagnait ces aventureux. Mais, prudemment, le roi avait, la nuit, fait démonter le pont, et la petite troupe dut rebrousser chemin[194]. Ce n'est pas que le roi renonçât à prendre Paris; il songeait plus que jamais à ravoir sa grand'ville; mais il la pensait ravoir sans assauts, avec la connivence de plusieurs bourgeois.

Il advint à Jeanne, en ce même lieu de Saint-Denys, une mésaventure qui, ce semble, fit impression sur ses compagnons et diminua, peut-être, la confiance qu'ils avaient en son bonheur à la guerre. Des filles, en grand nombre, comme de coutume, suivaient l'armée; chacun avait la sienne; on les nommait les amiètes. Jeanne ne pouvait les souffrir parce qu'elles y causaient des désordres, et surtout parce qu'elle avait horreur de l'état de péché où elles vivaient. On en faisait sur le moment même des contes comme celui-ci qui courut jusque dans les Allemagnes:

Il était au camp un homme qui avait sa mie près de lui, laquelle chevauchait en armes, pour n'être point reconnue. Or, la Pucelle dit aux seigneurs et capitaines: «Il y a une femme parmi nos gens.» Ils répondirent qu'ils n'en connaissaient point. Alors, la Pucelle fit assembler l'armée et s'étant approchée de la femme: «La voici,» dit-elle.

Et parlant à cette ribaude:

—Tu es de Gien et tu es grosse d'enfant. Et n'était cela, je te ferais mettre à mort. Tu as déjà laissé mourir un enfant, et n'en feras pas de même de celui-ci.

Quand la Pucelle eut ainsi parlé, les valets prirent la ribaude, la ramenèrent chez elle et la tinrent en garde jusqu'à sa délivrance d'enfant. Et elle confessa que la Pucelle avait dit vrai.

Après quoi, la Pucelle dit encore: «Il y a des femmes dans le camp.» Et deux ribaudes qui n'appartenaient pas à l'armée et qu'elle en avait déjà chassées, entendant ces paroles, décampèrent à cheval. Mais la Pucelle courut après elles en leur criant: «Vous, folles filles, je vous ai interdit ma compagnie.» Et elle tira son épée et frappa une des filles par la tête, si bien que celle-ci mourut[195].

Le conte disait vrai, Jeanne ne pouvait souffrir les ribaudes. Chaque fois qu'elle en rencontrait une, elle lui donnait la chasse. C'est ce qu'elle fit précisément à Gien, en voyant que de folles femme retardaient les gens du roi[196]. À Château-Thierry, elle avisa une amiète, qu'un homme d'armes menait en croupe, et courut après elle, l'épée à la main, et, l'ayant atteinte, elle l'avertit, sans la frapper, de ne plus se trouver désormais en la société des hommes d'armes:

—Sinon, ajouta-t-elle, je te ferai déplaisir[197].

À Saint-Denys, étant en compagnie du duc d'Alençon, elle poursuivit encore une de ces jouvencelles. Cette fois, elle ne se contenta pas de remontrances ni de menaces. Elle brisa sur elle son épée[198]. Était-ce l'épée de Sainte-Catherine? On le crut et non, sans doute, à tort[199]. Dans ce temps-là les esprits étaient pleins de tout ce que les romans rapportent des Joyeuse et des Durandal. Il parut que Jeanne, en perdant son épée, perdait sa force. On conta, en changeant un peu les circonstances, que le roi, lorsqu'il apprit l'aventure de l'épée rompue, en eut déplaisir et dit à la Pucelle: «Vous deviez prendre un bâton et frapper avec, sans risquer votre épée venue divinement[200].» On contait aussi que l'épée avait été remise à l'armurier pour en rejoindre les morceaux et qu'il n'avait jamais pu y réussir, et l'on voyait là une preuve qu'elle était fée[201].

Avant de partir, le roi laissa dans le pays le comte de Clermont comme chef militaire, avec plusieurs lieutenants: les seigneurs de Culant, Boussac, Loré, Foucault. Il institua une lieutenance générale composée, conjointement avec les comtes de Clermont et de Vendôme, des seigneurs Regnault de Chartres, Christophe d'Harcourt et Jean Tudert. Regnault de Chartres demeura dans la ville de Senlis, siège de la lieutenance. Ces dispositions prises, le roi quitta Saint-Denys le 13 septembre[202]. La Pucelle le suivit à contre-cœur; pourtant elle avait congé de ses Voix[203]. Elle déposa son harnais de guerre devant l'image de Notre-Dame et le précieux corps de monseigneur saint Denys[204]. Ce harnais était blanc, c'est-à-dire sans armoiries[205]. Elle suivait ainsi la coutume des hommes d'armes, qui, après qu'ils étaient grevés d'une blessure, s'ils n'en mouraient point, offraient, en action de grâces, à Notre-Dame ou aux saints leur armure. Aussi voyait-on, en ces temps de guerres, des chapelles qui, comme celle de Notre-Dame de Fierbois, ressemblaient à des arsenaux. La Pucelle joignit à son harnais une épée qu'elle avait gagnée devant Paris[206].

CHAPITRE IV
PRISE DE SAINT-PIERRE-LE-MOUSTIER. — LES FILLES SPIRITUELLES DE FRÈRE RICHARD. — LE SIÈGE DE LA CHARITÉ.

Le roi coucha le 14 septembre à Lagny-sur-Marne, traversa la Seine à Bray, et l'Yonne à un gué, près de Sens, passa par Courtenay, Châteaurenard, Montargis; arrivé à Gien le 21 septembre, il licencia l'armée qu'il ne pouvait payer, et chacun s'en fut chez soi. Le duc d'Alençon se retira dans sa vicomté de Beaumont-sur-Oise[207].

Apprenant que la reine venait à la rencontre du roi, Jeanne prit les devants et vint la saluer à Selles-en-Berry[208]. Elle fut conduite ensuite à Bourges, où le seigneur d'Albret, frère utérin du sire de la Trémouille, l'envoya loger chez messire Régnier de Bouligny, alors général sur le fait et gouvernement de toutes finances, l'un de ceux dont l'Université, en 1408, avait demandé la destitution comme inutiles et coupables de tout le mal. Il s'attacha au service du dauphin, passa de l'administration du domaine à celle des aides et atteignit le plus haut rang dans le gouvernement des finances[209]. Sa femme, ayant accompagné la reine à Selles, y vit la Pucelle et s'en émerveilla comme d'une créature envoyée de Dieu pour relever le roi et les Français fidèles au roi. Il lui souvenait du temps encore récent où elle avait vu le dauphin et son mari tirer le diable par la queue. Elle se nommait Marguerite La Touroulde, et elle était demoiselle et non dame, grosse bourgeoise sans plus[210].

Durant trois semaines, Jeanne demeura dans l'hôtel du général des finances. Elle y couchait, buvait et mangeait. Presque toutes les nuits, demoiselle Marguerite La Touroulde couchait avec elle: la civilité le voulait ainsi. On ne portait point de linge de nuit; on couchait nu dans de très grands lits. Il paraît que Jeanne n'aimait pas à coucher avec de vieilles femmes[211]. Demoiselle La Touroulde, sans être bien vieille, avait l'âge d'une matrone[212]; elle en avait aussi l'expérience et même elle prétendait, comme il y paraîtra tout à l'heure, en savoir plus que les matrones n'en savent. Diverses fois elle mena Jeanne au bain et aux étuves[213]. Cela encore était dans les règles du savoir-vivre; on n'eût pas fait grande chère aux personnes qu'on recevait si on ne les avait fait baigner. Les princes donnaient l'exemple de cette politesse; quand le roi et la reine soupaient dans l'hôtel de quelqu'un de leurs serviteurs et officiers, on leur préparait de beaux bains richement ornés où ils se mettaient avant de manger[214]. Demoiselle Marguerite La Touroulde n'avait pas chez elle, sans doute, ce qu'il fallait; elle mena Jeanne dehors au bain et aux étuves. Ce sont ses propres expressions qui peuvent s'entendre du bain de vapeur[215] plutôt que du bain d'eau chaude.

À Bourges, les étuves étaient dans le quartier d'Auron, au bas de la ville, près de la rivière[216]. Jeanne pratiquait une exacte dévotion, mais elle n'était pas soumise aux règles de la vie conventuelle; elle pouvait bien se baigner, comme la chaste Suzanne; et elle devait en avoir grand besoin après avoir couché à la paillade[217]. Ce qui est plus singulier, c'est que demoiselle Marguerite La Touroulde jugea, pour l'avoir vue au bain, que Jeanne, selon toute apparence, était vierge[218].

Dans l'hôtel de messire Régnier de Bouligny, ainsi que partout où elle logeait, elle menait une vie de béguine, sans austérités excessives. Elle se confessait très souvent. Maintes fois, elle demanda à son hôtesse de l'accompagner à Matines. Les Matines se chantaient tous les jours à la cathédrale et dans les collégiales, entre quatre et six heures du soir, au moment où le soleil descendait à l'horizon. Demoiselle La Touroulde l'y mena plusieurs fois. Fréquemment elles causaient toutes deux ensemble; la femme du général des finances la trouvait bien simple et bien ignorante. Elle s'apercevait avec surprise que cette jeune fille ne savait absolument rien[219].

Jeanne lui conta, entre autres choses, sa visite au vieux duc de Lorraine, et comment elle l'avait repris sur sa mauvaise conduite; elle parla aussi des examens que lui avaient fait subir les maîtres de Poitiers[220]. Elle était persuadée que ces clercs l'avaient interrogée avec une extrême sévérité et croyait de bonne foi qu'elle avait triomphé de leur mauvais vouloir. Hélas! elle devait connaître avant peu des clercs moins accommodants.

Demoiselle Marguerite lui dit un jour:

—Si vous ne craignez point d'aller aux assauts, c'est que vous savez bien que vous ne serez point tuée.

À quoi Jeanne répondit:

—Je n'en suis pas plus sûre que les autres gens de guerre.

Fréquemment des femmes venaient à l'hôtel de Bouligny, apportant des patenôtres et de menus objets de piété pour les faire toucher par la Pucelle.

Et Jeanne disait, en riant, à son hôtesse:

—Touchez-les vous-même. Ils seront aussi bons par votre toucher que par le mien[221].

En entendant cette répartie, demoiselle Marguerite dut bien s'apercevoir que Jeanne, pour ignorante qu'elle était, montrait parfois dans ses propos du bon sens et de la bonne grâce.

Cette dame, qui trouvait la Pucelle de toute façon une innocente, l'estimait, au contraire, experte dans les armes. Soit qu'elle jugeât par elle-même du savoir-faire de la sainte en gendarmerie, soit qu'elle en parlât par ouï dire, comme il semble, elle déclara plus tard que cette jeune fille «montait à cheval et maniait la lance comme l'eût fait le meilleur chevalier et que l'armée en était dans l'admiration[222]». Les capitaines d'alors n'en savaient pas davantage pour la plupart.

Il est croyable qu'il y avait des dés et des cornets dans l'hôtel de Bouligny, sans quoi Jeanne n'aurait pas eu l'occasion de montrer cette horreur du jeu de dés que remarqua son hôtesse. À cet égard, elle pensait de même que frère Richard, son compagnon, et que toute personne de bonne vie et doctrine[223].

Jeanne distribuait en aumônes l'argent qu'elle avait. Elle disait: «J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des indigents[224]

De tels propos, répandus dans la foule, inspiraient au peuple la croyance que cette pucelle de Dieu n'avait pas été suscitée seulement pour la gloire des Lis, et qu'elle venait guérir les maux dont souffrait le royaume, tels que meurtres, pilleries et grièves offenses à Dieu. Les âmes mystiques espéraient d'elle la réforme de l'Église et le règne de Jésus-Christ en ce monde. Elle était invoquée comme une sainte et l'on voyait, dans les provinces fidèles au dauphin, ses images peintes et taillées offertes à la vénération des fidèles, en sorte qu'elle jouissait, vivante, des privilèges de la béatification[225].

Cependant, au nord de la Seine, Anglais et Bourguignons recommençaient la danse. Le duc de Vendôme se repliait avec sa compagnie sur Senlis, les Anglais se ruaient sur la ville de Saint-Denys et la saccageaient à nouveau. Ils trouvèrent dans l'église abbatiale l'armure de la Pucelle et, sur l'ordre de l'évêque de Thérouanne, chancelier d'Angleterre, l'enlevèrent, ce qui fut considéré par le clergé français comme un sacrilège manifeste, pour cette raison qu'ils ne donnèrent rien en échange aux moines de l'abbaye.

Le roi se tenait alors à Mehun-sur-Yèvre, tout proche la ville de Bourges, en un château, l'un des plus beaux du monde, qui s'élevait sur un rocher et regardait la ville. Le feu duc Jean de Berry, grand amateur de bâtiments, l'avait fait construire avec le soin et l'amour qu'il donnait à toutes choses d'art. Mehun était le séjour préféré du roi Charles[226].

Le duc d'Alençon, qui attendait des gens pour entrer en Normandie par les Marches de Bretagne et du Maine, pensant ravoir son duché, fit demander au roi qu'il lui plût lui donner la Pucelle. «Beaucoup, disait le duc, se mettront en sa compagnie, qui ne bougeront de chez eux si elle ne vient pas.» C'était donc qu'elle n'était pas trop décriée pour sa déconfiture sous Paris. Le sire de la Trémouille s'opposa à ce qu'elle fût remise au duc d'Alençon, dont il se défiait, non sans quelque apparence de motif. Il la remit à son frère utérin, le sire d'Albret, lieutenant du roi en son pays de Berry[227].

Le Conseil royal estimait nécessaire de recouvrer la ville de La Charité, qu'on avait laissée aux mains des Anglais quand on était parti pour le voyage du sacre[228]; mais il décida qu'on se porterait d'abord sur Saint-Pierre-le-Moustier qui commandait les approches du Bec-d'Allier[229]. Cette petite ville était occupée par une garnison d'Anglais et de Bourguignons qui, de là, se répandaient dans le Berry et le Bourbonnais et pillaient les villages, ravageaient les campagnes. C'est à Bourges que se rassembla l'armée chargée de cette expédition. Elle était sous les ordres de monseigneur d'Albret[230]; le bruit public en attribuait le commandement à Jeanne. Le commun peuple, les bourgeois des villes, les habitants d'Orléans surtout ne connaissaient qu'elle.

Après quelques jours de siège, les gens du roi donnèrent l'assaut. Mais ils furent repoussés par ceux du dedans. L'écuyer Jean d'Aulon, intendant de la Pucelle, qui avait reçu quelque temps auparavant une blessure au talon, et ne marchait qu'avec des béquilles, s'était retiré comme les autres[231]. Il se retourna et vit Jeanne demeurée presque seule au bord du fossé. De crainte qu'il ne lui arrivât mal, il sauta à cheval, tira vers elle et lui cria:

—Que faites-vous ainsi seule? Pourquoi ne vous retirez-vous pas comme les autres?

Jeanne ôta sa salade de dessus sa tête et lui répondit:

—Je ne suis pas seule. J'ai en ma compagnie cinquante mille de mes gens. Et je ne partirai point d'ici jusqu'à ce que j'aie pris la ville.

Messire Jean d'Aulon, écarquillant les yeux, ne voyait autour de la Pucelle que quatre ou cinq hommes.

Il lui cria de plus belle:

—En allez-vous d'ici, et retirez-vous comme les autres font.

En guise de réponse, elle demanda qu'on lui apportât des fagots et des claies pour combler le fossé. Et aussitôt elle appela à haute voix:

—Aux fagots et aux claies, tout le monde! afin de faire un pont.

Les gens d'armes accoururent, le pont fut fait incontinent et la ville prise d'assaut sans grande difficulté. Du moins c'est ainsi que le bon écuyer Jean d'Aulon conta l'affaire[232]. Il n'était pas très éloigné de croire que les cinquante mille fantômes de la Pucelle s'étaient emparés de Saint-Pierre-le-Moustier.

À ce moment, il se trouvait auprès de la petite armée de la Loire plusieurs saintes femmes qui menaient, ainsi que Jeanne, une vie singulière et communiquaient avec l'Église triomphante. C'était, pour ainsi dire, un béguinage volant, qui suivait les gens d'armes. L'une de ces femmes se nommait Catherine de La Rochelle; deux autres étaient de la Bretagne bretonnante[233].

Elles avaient toutes des visions merveilleuses; Jeanne voyait monseigneur saint Michel en armes et mesdames sainte Catherine et sainte Marguerite portant des couronnes[234]; la Pierronne voyait Dieu long vêtu d'une robe blanche avec une huque vermeille[235]; Catherine de La Rochelle voyait une dame blanche, habillée de drap d'or, et, au moment de la consécration, on ne sait quelles merveilles du haut secret de Notre-Seigneur lui étaient révélées[236].

Frère Jean Pasquerel demeurait auprès de Jeanne en qualité de chapelain[237]; il comptait mener sa pénitente à la croisade contre les hussites, car c'est surtout à ces infidèles que le bon frère en voulait. Mais le cordelier qui depuis Troyes s'était joint aux mendiants de la première heure, frère Richard, l'avait entièrement supplanté; il conduisait à sa volonté la petite troupe des inspirées. On disait que c'était leur beau père; il les endoctrinait[238]. Ses desseins sur ces filles n'étaient pas très différents de ceux du bon frère Pasquerel: il se proposait de les conduire dans ces guerres pour le triomphe de la Croix qui devaient, selon lui, précéder la fin prochaine du monde[239].

En attendant, il s'efforçait de les faire vivre entre elles en bonne intelligence; et il y avait grand'peine, ce semble, si habile prêcheur qu'il fût. Sans cesse naissaient dans la confrérie les soupçons et les querelles. Jeanne, qui fréquentait avec Catherine de La Rochelle à Montfaucon en Brie et à Jargeau, flaira une rivale et se mit tout de suite en défiance[240]. Elle n'avait peut-être pas tort. On pouvait, d'un moment à l'autre, se servir de ces Bretonnes et de cette Catherine comme on s'était servi d'elle[241]. Une inspirée alors était bonne à tout, à l'édification du peuple, à la réforme de l'Église, à la conduite des gens d'armes, à la circulation des monnaies, à la guerre, à la paix; dès qu'il en paraissait une, chacun la tirait à soi. Il semble bien qu'après avoir mis en œuvre la pucelle Jeanne pour délivrer Orléans, les conseillers du roi pensaient maintenant mettre en œuvre cette dame Catherine pour faire la paix avec le duc de Bourgogne. On trouvait opportun d'appliquer à cette tâche une sainte moins chevalière que Jeanne. Catherine était mariée, mère de famille. Il ne fallait pas s'étonner pour cela qu'elle fût favorisée de visions: si le don de prophétie est particulièrement réservé aux vierges, on voit, par l'exemple de Judith, que le Seigneur peut susciter des femmes fortes pour le salut de son peuple.

À croire, comme son surnom l'indique, qu'elle venait de La Rochelle, son origine donnait confiance aux Armagnacs. Les habitants de La Rochelle, tous plus ou moins corsaires, faisaient trop bonne et profitable chasse aux navires anglais pour quitter le parti du dauphin, qui récompensait d'ailleurs leur fidélité par de beaux privilèges pour le trafic des marchandises[242]. Ils envoyèrent des dons d'argent à ceux d'Orléans et lorsque, au mois de mai, ils apprirent que la cité du duc Charles était délivrée, ils instituèrent une fête publique en mémoire de cet heureux événement.

Le premier emploi, ce semble, que tenait une sainte dans l'armée, c'était l'emploi de quêteuse. Jeanne demandait à tous moments, par lettres missives, de l'argent ou des engins de guerre aux bonnes villes, les bourgeois lui promettaient toujours et s'acquittaient quelquefois de leur promesse. Catherine de La Rochelle paraît avoir eu des révélations spéciales en matière de finances, et s'être donné une mission trésorière, comme Jeanne s'était donné une mission guerrière. Elle annonçait qu'elle irait vers le duc de Bourgogne pour conclure la paix[243]. À en juger par le peu qu'on en sait, les inspirations de cette sainte dame n'étaient ni très hautes, ni très ordonnées, ni très profondes.

À Montfaucon en Berry (ou à Jargeau), rencontrant Jeanne, elle lui parla de la sorte:

—Il est venu à moi une dame blanche, vêtue de drap d'or, qui m'a dit: «Va par les bonnes villes et que le roi te donne des hérauts et trompettes pour faire crier: «Quiconque a or, argent ou trésor caché, qu'il l'apporte à l'instant.»

Dame Catherine ajouta:

—Ceux qui en auront de caché et ne feront point ainsi, je les connaîtrai bien et saurai trouver leurs trésors.

Elle jugeait nécessaire de combattre les Anglais et semblait croire que Jeanne eût mission de les chasser, puisqu'elle lui offrit obligeamment le produit de ses recettes miraculeuses:

—Ce sera, dit-elle, pour payer vos gens d'armes.

Mais la Pucelle lui répondit avec mépris:

—Retournez à votre mari faire votre ménage et nourrir vos enfants[244].

Les disputes des saintes sont très âpres d'ordinaire. Jeanne n'admettait pas qu'il y eût dans le fait de cette rivale autre chose que folie et néant. Pourtant, elle ne jugeait pas impossible qu'on reçût la visite d'une dame blanche, elle vers qui se rendaient chaque jour autant de saints et de saintes, d'anges et d'archanges qu'on n'en peignit jamais sur les pages des livres et sur les murs des moutiers. Pour en avoir le cœur net, elle prit le bon moyen. Un docteur peut raisonner sur l'objet et la substance, l'origine et la forme des idées, la naissance des images dans l'entendement; une gardeuse de moutons prendra un parti plus sûr: elle s'en rapportera à ses yeux.

Jeanne demanda à Catherine si cette dame blanche venait toutes les nuits et, apprenant qu'oui:

—Je coucherai avec vous, dit-elle.

Le soir arrivé, elle se mit dans le lit de Catherine, veilla jusqu'à minuit, ne vit rien et s'endormit, car elle était jeune et avait grand besoin de sommeil.

Le matin, à son réveil, elle demanda:

—Est-elle venue?

—Elle est venue, répondit Catherine. Vous dormiez et je n'ai pas voulu vous éveiller.

—Ne viendra-t-elle point demain?

Catherine lui promit qu'elle viendrait sans faute.

Cette fois, Jeanne, ayant dormi le jour pour pouvoir mieux veiller, coucha le soir encore dans le lit de Catherine et garda les yeux ouverts.

Souvent, elle demandait:

—Viendra-t-elle point?

Et Catherine répondait:

—Oui, tout à l'heure.

Mais Jeanne ne vit rien[245].

Elle tint la preuve pour bonne. Pourtant, la dame blanche, habillée de drap d'or, lui trottait encore dans la tête. Quand madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite vinrent la voir, ce qui ne tarda guère, elle leur parla de cette dame blanche et leur demanda ce qu'il en fallait penser. La réponse fut telle que Jeanne l'attendait.

—Dans le fait de cette Catherine, il n'y a, dirent-elles, que folie et néant[246].

Et Jeanne dut s'écrier:

—C'était bien ce que je pensais!

La lutte entre les deux prophétesses fut courte, mais acharnée. Jeanne prenait toujours le contre-pied de ce que disait Catherine. Comme celle-ci voulait aller voir le duc de Bourgogne pour faire la paix, Jeanne lui dit:

—Il me semble qu'on n'y trouvera point de paix si ce n'est par le bout de la lance[247].

Il y eut un sujet tout au moins où la dame blanche fut plus habile prophétesse que les conseillères de la Pucelle: ce fut le siège de La Charité. Lorsque Jeanne voulut aller délivrer cette ville, Catherine lui conseilla de n'en rien faire.

—Il fait trop froid, dit-elle, je n'irai point[248].

La raison que donnait Catherine n'était point haute; pourtant, il est vrai que Jeanne aurait mieux fait de ne pas aller au siège de La Charité.

La Charité, enlevée au duc de Bourgogne par le dauphin en 1422, avait été reprise en 1424 par Perrinet Gressart[249], fortuné capitaine, devenu, d'apprenti maçon, panetier du duc de Bourgogne et seigneur de Laigny, de par le roi d'Angleterre[250]. Le 30 décembre 1425, le sire de La Trémouille, qui se rendait auprès du duc Philippe pour une de ces négociations sempiternelles, fut arrêté par les gens de Perrinet, et renfermé pendant plusieurs mois dans cette place dont son ravisseur était capitaine. Il lui fallut payer une rançon de quatorze mille écus d'or, et, bien qu'il eût pris cette somme dans le trésor royal[251], il devait garder rancune à Perrinet, et l'on peut penser que, s'il envoyait des gens d'armes à La Charité, c'était pour prendre tout de bon la ville et non dans quelque noir dessein contre la Pucelle.

L'armée qui allait contre ce capitaine bourguignon, grand détrousseur de pèlerins, n'était pas composée de gens de rien. Ses chefs étaient Louis de Bourbon, comte de Montpensier, et Charles II, sire d'Albret, frère utérin de La Trémouille et compagnon de Jeanne à l'armée du sacre. Sans doute elle manquait de matériel et d'argent[252]. Condition ordinaire des armées d'alors. Quand le roi voulait attaquer une place tenue par ses ennemis, il fallait qu'il s'adressât à ses bonnes villes, pour obtenir d'elles les ressources nécessaires. La Pucelle, qui était une sainte et une guerrière, avait bonne grâce à mendier des armes; mais peut-être se faisait-elle illusion sur les ressources des villes qui avaient déjà tant donné.

Le 7 novembre, elle signa avec monseigneur d'Albret une lettre par laquelle elle demandait à ceux de Clermont en Auvergne, de la poudre, des traits et de l'artillerie. Les messieurs d'Église, les élus et les habitants envoyèrent deux quintaux de salpêtre, un quintal de soufre, deux caisses de traits; ils y joignirent une épée, deux dagues, et une hache d'armes pour la Pucelle, et ils chargèrent messire Robert Andrieu de présenter cet envoi à Jeanne et à monseigneur d'Albret[253].

Le 9 novembre, la Pucelle était à Moulins en Bourbonnais[254]. Qu'y faisait-elle? On ne sait. Alors se trouvait dans cette ville une très sainte abbesse et très vénérée, Colette Boilet, qui s'était attiré les plus hautes louanges et les plus bas outrages en travaillant avec un zèle merveilleux à la réforme des filles de sainte Claire. Colette habitait le couvent de clarisses qu'elle venait de fonder en cette ville. On a supposé que la Pucelle était allée à Moulins afin de s'y rencontrer avec elle. Il faudrait d'abord savoir si ces deux saintes avaient de l'inclination l'une pour l'autre; elles faisaient toutes deux des miracles, et des miracles parfois assez semblables[255]; ce n'était pas une raison pour qu'elles prissent le moindre plaisir à se trouver ensemble. L'une était nommée la Pucelle, l'autre la Petite Ancelle; mais, sous ces noms d'une égale humilité, bien différentes d'habit et de mœurs, celle-ci cheminait sur les routes enveloppée de haillons comme une mendiante, celle-là chevauchait en huque d'or entre les seigneurs. Rien ne donne à croire que Jeanne, qui vivait parmi des franciscains soustraits à toute règle, éprouvât de la vénération pour la réformatrice des clarisses; rien ne dit que la pacifique Colette, très attachée à la maison de Bourgogne[256], ait désiré s'entretenir avec l'ange exterminateur des Anglais[257].

De cette ville de Moulins, Jeanne dicta une lettre par laquelle elle avertissait les habitants de Riom que Saint-Pierre-le-Moustier était pris et leur demandait, comme à ceux de Clermont, du matériel de guerre[258].

Voici cette lettre:

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