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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 2 de 2

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CHAPITRE XII
LA CAUSE DE LAPSE (Suite).

Le lundi 12 mars, frère Jean Lemaistre reçut de frère Jean Graveran, inquisiteur de France, mandat de procéder contre une certaine femme, nommée Jeanne, vulgairement la Pucelle, jusqu'à la sentence définitive inclusivement[732]. Ce même jour, au matin, maître Jean de la Fontaine, en présence de l'évêque, interrogea pour la deuxième fois Jeanne dans sa prison[733].

Il en revint d'abord au signe.

—L'ange qui apporta le signe parla-t-il point?

—Oui: il dit à mon roi qu'on me mît en besogne, et que le pays serait bientôt allégé.

—L'ange qui apporta le signe était-il l'ange qui vous apparut en premier, ou en était-ce un autre?

—C'est toujours tout un. Et oncques ne me faillit.

—De ce que vous avez été prise, l'ange ne vous a-t-il pas failli aux biens de la fortune?

—Je crois, puisqu'il plaît à Notre-Seigneur, que c'est le mieux que je sois prise.

—L'ange ne vous a-t-il pas failli aux biens de la grâce?

—Comment me viendrait-il à faillir, quand il me conforte tous les jours[734]?

Maître Jean de la Fontaine fit alors une question narquoise et aussi enjouée qu'il se pouvait en un procès d'Église:

—Saint Denys ne vous est-il oncques apparu[735]?

Saint Denys, patron des rois très chrétiens, saint Denys, cri de France, saint Denys, avait laissé prendre par les Anglais son abbaye et cette riche église où les reines venaient recevoir la couronne, où les rois avaient leur sépulture; il s'était tourné Anglais et Bourguignon et il n'y avait guère d'apparence qu'il vînt converser avec la Pucelle des Armagnacs.

À cette demande:

—Parliez-vous à Dieu même, quand vous promîtes de garder votre virginité?

Elle répondit:

—Il devait bien suffire de le promettre aux envoyés de la part de Dieu, à savoir saintes Catherine et Marguerite[736].

C'est bien là qu'ils voulaient la prendre, car le vœu se fait à Dieu seul. À quoi on pouvait répondre qu'il est loisible de promettre une chose bonne à un ange ou à un homme, et que cette chose bonne, ainsi promise, peut être l'objet d'un vœu. On voue à Dieu ce que l'on a promis aux saints. Pierre de Tarentaise (IV, dist. xxviij, a. 1) enseigne que tout vœu se fait à Dieu: ou immédiatement à lui-même, ou médiatement dans la personne des saints[737].

Comme d'après une allégation produite dans l'enquête, Jeanne avait fait promesse de mariage à un jeune paysan, l'interrogateur tenta d'établir que ce vœu de virginité fait en une mauvaise forme, il n'avait tenu qu'à elle d'y manquer; mais Jeanne soutint qu'elle n'avait point promis le mariage, et elle ajouta:

—La première fois que j'ouïs ma Voix, je fis vœu de garder ma virginité tant qu'il plairait à Dieu.

Mais cette fois-là, c'était saint Michel, et non les saintes, qui lui avait apparu[738]. Elle ne pouvait se reconnaître elle-même dans les images confuses de ses songes et de ses extases. Et sur les rêves incertains d'une enfant ces docteurs édifiaient laborieusement une accusation capitale.

L'interrogateur lui posa une question d'une extrême gravité:

—De toutes ces visions que vous dites avoir, n'aviez-vous point parlé à votre curé ou à un autre homme d'Église?

—Non. J'en parlai seulement à Robert de Baudricourt et à mon roi[739].

Ce vavasseur de Champagne, homme d'âge mûr et de sens rassis, qui, du temps du roi Jean, ouït, comme elle, une voix dans son champ et reçut commandement d'aller vers le roi, l'alla dire tout de suite à son curé. Celui-ci lui ordonna de jeûner pendant trois jours, de faire pénitence et de retourner ensuite au champ où la voix lui avait parlé. Le vavasseur obéit. De nouveau la voix se fit entendre et réitéra l'ordre précédemment donné. Le paysan en instruisit son curé qui lui dit: «Mon frère, moi et toi ferons abstinence et jeûnerons encore par trois jours, et je prierai Notre-Seigneur Jésus-Christ pour toi.» Ainsi firent-ils, et, le quatrième jour, le bon homme retourna au champ. Après que la voix eut parlé pour la troisième fois, le curé enjoignit à son paroissien d'aller tout de suite accomplir sa mission, puisque telle était la volonté de Dieu[740].

Sans doute, ce vavasseur, selon les apparences, avait agi plus prudemment que la fille de la Romée. Celle-ci, en cachant ses visions à son curé méconnaissait l'autorité de l'Église militante. Toutefois, pour sa défense, on pouvait alléguer avec l'apôtre Paul, que là où est l'Esprit de Dieu, là est la liberté[741]. Si vous êtes conduit par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi[742]. Hérétique ou sainte: c'était là tout le procès.

Puis vint cette question singulière:

—Avez-vous eu des lettres de saint Michel ou de vos Voix?

Elle répondit:

—Je n'ai point congé de vous le dire; et d'ici huit jours, j'en répondrai volontiers ce que je saurai[743].

Tel était son tour de langage quand elle voulait taire ce qu'elle ne voulait pas nier. La question était donc embarrassante. Aussi bien les interrogatoires procédaient d'informations riches en faits vrais ou faux; et l'on observe le plus souvent, dans les demandes adressées à l'accusée, une certaine prévision de la réponse. Qu'est-ce que c'était que ces lettres de saint Michel et des saintes, dont elle ne niait pas l'existence, mais que les juges ne produisaient pas? Était-ce ceux de son parti qui les envoyaient à Jeanne pour qu'elle agît selon leurs intentions, croyant obéir à Dieu?

L'interrogateur, sans insister davantage, pour cette fois, passa à un autre grief:

—Est-ce que vos Voix ne vous ont point appelée fille de Dieu, fille de l'Église, la fille au grand cœur?

—Avant le siège d'Orléans levé et depuis, tous les jours, quand elles parlent à moi, elles m'ont plusieurs fois appelée Jeanne la Pucelle, fille de Dieu[744].

L'interrogatoire suspendu fut repris dans l'après-midi.

Maître Jean de la Fontaine questionna Jeanne sur un songe de son père dont les juges étaient instruits par l'enquête[745].

Et il est triste de penser que lorsqu'on faisait à Jeanne un crime d'avoir violé le commandement de Dieu: «Tes père et mère honoreras», ni sa mère ni aucun de ses parents ne demandaient à être entendus comme témoins. Pourtant, il y avait des personnes d'Église dans sa famille[746]; mais un procès en matière de foi causait une invincible épouvante.

On revint à l'habit d'homme, et non pour la dernière fois[747]. C'est chose merveilleuse que la profondeur des méditations où se plongeaient les clercs touchant les chausses et le gippon de cette Pucelle; ils les considéraient avec une sombre terreur dans leurs rapports avec le Deutéronome.

Ils l'interrogèrent ensuite sur le duc d'Orléans, pour rendre manifeste, par les réponses mêmes qu'elle ferait, que ses Voix l'avaient trompée en lui promettant la délivrance du prisonnier; ils y réussirent aisément. Alors elle allégua que le temps lui avait manqué:

—Si j'eusse duré trois ans sans empêchement, je l'eusse délivré.

Il y avait (dans ses révélations) plus bref terme que de trois ans et plus long que d'un an[748].

Interrogée de nouveau sur le signe baillé à son roi, elle répondit qu'elle en aurait conseil de sainte Catherine.

Le lendemain, mardi 13 mars, l'évêque et le vice-inquisiteur se rendirent dans la prison. Le vice-inquisiteur ouvrit la bouche pour la première fois[749]:

—Avez-vous juré et promis à sainte Catherine de ne point dire ce signe?

Il parlait du signe donné au roi. Jeanne répondit:

—J'ai juré et promis de ne pas dire ce signe, de moi-même. Parce qu'on me pressait trop de le dire. Je promets que je n'en parlerai plus à homme qui vive[750].

Et tout aussitôt:

—Le signe ce fut que l'ange certifiait à mon roi, en lui apportant la couronne, et lui disait qu'il aurait tout le royaume de France entièrement à l'aide de Dieu, et moyennant mon labeur, et qu'il me mît en besogne. C'est, à savoir, qu'il me baillât des gens d'armes. Autrement il ne serait mie sitôt couronné et sacré....

—En quelle manière l'ange apporta-t-il la couronne? est-ce qu'il la mit sur la tête de votre roi?

—Elle fut baillée à un archevêque, c'est à savoir celui de Reims, comme il me semble, en la présence du roi. Ledit archevêque la reçut et la bailla au roi; et j'étais moi-même présente; et elle est mise au trésor du roi.

—En quel lieu fut-elle apportée?

—Ce fut en la chambre du roi, au château de Chinon.

—Quel jour et à quelle heure?

—Du jour je ne sais, et de l'heure, il était haute heure. Je n'ai autrement mémoire de l'heure et du mois, au mois d'avril ou de mars, comme il me semble, il y aura deux ans au mois d'avril prochain ou en ce présent mois. C'était après Pâques[751].

—Est-ce qu'à la première journée que vous vîtes le signe, votre roi le vit?

—Oui. Il l'eut lui-même.

—De quelle matière était la couronne?

—C'est bon à savoir qu'elle était de fin or; et elle était si riche que je ne saurais nombrer sa richesse; et la couronne signifiait qu'il tiendrait le royaume de France.

—Y avait-il pierreries?

—Je vous ai dit que je n'en sais rien.

—Est-ce que vous la maniâtes ou la baisâtes?

—Non.

—Est-ce que l'ange qui l'apporta venait de haut? Ou s'il venait par terre?

—Il vint de haut. J'entends qu'il venait par le commandement de Notre-Seigneur. Et entra par l'huis de la chambre.

—Est-ce que l'ange venait par terre et marchait depuis l'huis de la chambre?

—Quand il vint devant le roi, il fit révérence au roi, en s'inclinant devant lui, et prononçant les paroles que j'ai dites du signe. Et avec cela, lui remémorait la belle patience qu'il avait eue au long des grandes tribulations qui lui étaient survenues; et depuis l'huis, il marchait et errait sur la terre, en venant au roi.

—Quel espace y avait-il de l'huis jusques au roi?

—Il y avait bien espace, comme je pense, de la longueur d'une lance; et par où il était venu s'en retourna. Quand l'ange vint, je l'accompagnai et allai avec lui, par les degrés, à la chambre du roi. Et l'ange entra le premier. Et je dis au roi: «Sire, voilà votre signe, prenez-le[752]

Et l'on découvre que cette fable est vraie au sens moral. Cette couronne qui «fleure bon et fleurera bon, pourvu qu'elle soit bien gardée», c'est la couronne de la victoire; et lorsque la Pucelle voit l'ange qui l'apporta, c'est sa propre image qui lui apparaît. Un théologien de son parti n'avait-il pas dit qu'elle pouvait être appelée un ange? Non qu'elle en eût la nature; mais elle en faisait l'office[753].

Elle se mit à décrire les anges venus avec elle vers le roi:

—Certains s'entre-ressemblaient volontiers, les autres non, en la manière que je les voyais. Quelques-uns avaient des ailes. Il y en avait qui portaient des couronnes, les autres non. Et ils étaient en la compagnie de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Et elles furent avec l'ange que j'ai dit, et les autres anges aussi, jusque dans la chambre du roi[754].

Et longtemps encore, pressée par l'interrogateur, elle égrenait les candides merveilles.

Quand on lui redemanda si l'ange lui avait écrit des lettres, elle répondit que non[755]. Mais cette fois, il s'agissait de l'ange porte-couronne, et non de saint Michel. Et, bien qu'elle eût dit que c'était tout un, elle pouvait y faire quelque différence. Nous ne saurons donc jamais si elle reçut des lettres de monseigneur saint Michel archange ou de mesdames Catherine et Marguerite.

L'interrogateur s'enquit ensuite d'une tasse perdue que Jeanne avait retrouvée ainsi que les gants de Reims[756]. Les saints ne dédaignaient pas toujours de retrouver les objets perdus, comme il se voit par l'exemple de saint Antoine de Padoue; c'était avec l'aide de Dieu. Les devins imitaient leur pouvoir en invoquant les démons et par profanation des choses saintes.

On lui demanda aussi de répondre sur un prêtre concubinaire. C'était encore un fait de divination qu'on lui reprochait. Elle avait su, par mauvaise science, qu'un prêtre avait une concubine. On rapportait d'elle plusieurs faits semblables; on disait, par exemple, qu'à la vue d'une ribaude, elle avait su que cette femme avait fait mourir son enfant[757].

Puis ces questions, posées déjà bien des fois:

—Quand vous allâtes devant Paris eûtes-vous de vos Voix révélation? Eûtes-vous révélation d'aller devant la ville de La Charité? Eûtes-vous quelque révélation d'aller à Pont-l'Évêque?

Elle niait qu'elle eût alors révélation de ses Voix.

La dernière interrogation fut:

—Ne dîtes-vous point devant Paris: «Rendez la ville de par Jésus»?

Elle répondit que non, qu'elle avait dit: «Rendez la ville au roi de France[758]

Les Parisiens, qui repoussaient l'assaut, l'entendirent qui disait: «Rendez-vous de par Jésus à nous tôt.» Et ces paroles correspondent à tout ce que nous savons des idées de Jeanne en ses commencements. Elle croyait que Messire voulait que les villes du royaume fussent rendues à celle qu'il avait envoyée pour les reprendre. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer que Jeanne, lors de son procès, était devenue tout à fait étrangère à ses premières illuminations et parlait un tout autre langage.

Le lendemain, mercredi 14 mars, deux interrogatoires encore dans la prison. Celui du matin roula d'abord sur le saut de Beaurevoir. Elle avoua qu'elle avait fait le saut sans congé de ses Voix, aimant mieux mourir que d'être mise aux mains des Anglais[759].

On l'accusait aussi d'avoir renié Dieu. Mais c'était faux[760].

L'évêque intervint:

—Vous avez dit que nous, évêque, nous nous mettions en grand danger, en vous mettant en cause. Qu'était-ce? Et quel danger, tant de nous que des autres?

—J'ai dit à monseigneur de Beauvais: «Vous dites que vous êtes mon juge, je ne sais si vous l'êtes. Mais avisez-vous bien de ne pas juger mal. Car vous vous mettriez en grand danger; et je vous en avertis, afin que, si Notre-Seigneur vous en châtie, j'aie fait mon devoir de vous le dire.»

—Quel est ce péril ou danger?

—Sainte Catherine m'a dit que j'aurais secours. Je ne sais si ce sera à être délivrée de prison; ou, quand je serai au jugement, s'il y viendra quelque trouble par le moyen duquel je pourrai être délivrée. Je pense que ce sera l'un ou l'autre. Le plus souvent mes Voix me disent que je serai délivrée par grande victoire. Et après, elles me disent: «Prends tout en gré, ne te chaille de ton martyre; tu t'en viendras enfin au royaume de Paradis.» Cela, mes Voix me le disent simplement et absolument. Je veux dire: sans faute. Et je dis mon martyre pour la peine et adversité que je souffre en prison. Et ne sais si plus fort je souffrirai. Mais je m'en attends à Notre-Seigneur[761].

Il semble que les Voix annonçaient ainsi à la Pucelle la délivrance tout ensemble au sens littéral et au sens spirituel, contraires l'un à l'autre. Dans cette réponse, empreinte à la fois d'illusion et de crainte, et faite pour inspirer la pitié aux hommes les plus durs, ces prêtres ne virent que le moyen de la prendre insidieusement. Feignant de comprendre qu'elle tirait de ses révélations une confiance hérétique en son salut éternel, l'interrogateur lui fit, sous une forme nouvelle, la question à laquelle elle avait déjà répondu saintement. Il lui demanda si ses Voix lui avaient dit qu'elle irait finalement au royaume de Paradis, si elle se tenait assurée d'être sauvée et de ne point être damnée en enfer.

À quoi elle répondit, dans la grande foi que ses Voix lui inspiraient:

—Je crois fermement ce que mes Voix m'ont dit, que je serai sauvée, aussi fermement que si j'y fusse déjà.

C'était errer dans la foi. L'interrogateur, qui n'avait pas coutume d'apprécier les réponses, ne put se défendre de faire observer que celle-là était de grand poids[762].

Aussi ce même jour, dans l'après-midi, on lui montra une conséquence de son erreur: à savoir, qu'elle n'avait pas besoin de se confesser si elle tenait de ses Voix l'assurance de son salut éternel[763].

Jeanne fut interrogée, à cette séance, sur l'affaire de Franquet d'Arras. En demandant à la Pucelle le seigneur Franquet, son prisonnier, pour le juger à mort, le bailli de Senlis avait mal agi, et les juges faisaient retomber la faute sur Jeanne[764].

L'interrogateur releva les péchés mortels imputables à l'accusée: premièrement, avoir attaqué Paris un jour de fête; deuxièmement, avoir dérobé la haquenée du seigneur évêque de Senlis; troisièmement, avoir fait le saut de Beaurevoir; quatrièmement, avoir pris l'habit d'homme; cinquièmement, avoir été consentante de la mort d'un prisonnier de guerre. Sur tous ces points Jeanne ne se croyait pas en péché mortel; toutefois, quant au saut de Beaurevoir, elle jugeait avoir mal fait, mais elle en avait demandé pardon à Dieu[765].

Il était suffisamment établi que l'accusée avait erré sur la foi. Le tribunal de l'inquisition, grandement miséricordieux, voulait le salut du pécheur. C'est pourquoi dès le lendemain, jeudi 15 mars au matin, monseigneur de Beauvais exhorta Jeanne à se soumettre à l'Église, et s'efforça de lui faire comprendre qu'elle devait obéir à l'Église militante, car l'Église militante était telle chose et l'Église triomphante telle autre. Jeanne l'écouta sans confiance[766]. On l'interrogea encore, ce jour-là, sur sa fuite du château de Beaulieu et sur son intention de quitter sa tour, sans le congé de monseigneur de Beauvais. Elle y était bien résolue.

—Si je voyais l'huis ouvert, je m'en irais, et ce me serait le congé de Notre-Seigneur. Je le crois fermement, si je voyais l'huis ouvert et si mes gardes et les autres Anglais ne savaient résister, j'entendrais que ce serait le congé, et que Notre-Seigneur m'envoyerait secours. Mais sans congé, je ne m'en irais pas, si ce n'était que je fisse une entreprise pour m'en aller, pour savoir si Notre-Seigneur en serait content. Le proverbe dit: «Aide-toi, Dieu t'aidera[767].» Je le dis pour que, si je m'en allais, on ne dise pas je m'en suis allée sans congé[768].

On revint sur l'habit d'homme.

—Lequel aimez-vous le mieux, prendre habit de femme et ouïr la messe, ou demeurer en habit d'homme et ne pas ouïr la messe?

—Certifiez-moi d'ouïr la messe si je suis en habit de femme, et sur ce je vous répondrai.

—Je vous certifie que vous ouïrez la messe, quand vous serez en habit de femme.

—Et que dites-vous, si j'ai juré et promis à notre roi de ne point mettre bas cet habit? Toutefois, si je vous réponds: «Faites-moi faire une robe longue jusques à terre, sans queue, et me la baillez pour aller à la messe; puis au retour je reprendrai l'habit que j'ai...»

—Prenez l'habit de femme simplement et absolument.

—Baillez-moi habit comme à une fille de bourgeois, c'est à savoir houppelande longue, et je la prendrai, et même le chaperon de femme, pour aller ouïr la messe. Le plus instamment que je puisse, je requiers qu'on me laisse cet habit que je porte, et qu'on me laisse ouïr la messe sans le changer[769].

Sa résistance à quitter l'habit d'homme ne s'explique pas seulement parce que cet habit la gardait mieux que tout autre contre les entreprises des gens d'armes, ce qui d'ailleurs est sujet à objection. Elle ne voulait pas prendre l'habit de femme pour la raison que ses Voix ne le lui avaient pas permis; et l'on devine bien pourquoi: elle était chef de guerre. Quelle humiliation pour un chef de guerre de porter des jupes comme une bourgeoise! Et dans quel moment la voulait-on enjuponner? Quand les Français devaient, d'un moment à l'autre, la venir délivrer par un prodigieux fait d'armes. Ne fallait-il pas qu'ils trouvassent leur Pucelle en habit d'homme, toute prête à s'armer et à combattre avec eux?

L'interrogateur lui demanda ensuite si elle voulait se soumettre à l'Église, si elle faisait la révérence à ses Voix, si elle croyait à leur sainteté, si elle ne leur offrait point des chandelles ardentes, si elle leur obéissait, si, dans la guerre, elle n'avait rien fait sans leur congé ou contre leur commandement[770].

Puis cette question, qui, de l'avis des docteurs, était la plus difficile qu'on pût poser:

—Si le diable se mettait en forme d'ange, comment connaîtriez-vous que c'est bon ange ou mauvais ange?

Elle répondit avec une simplicité qui parut présomptueuse:

—Je connaîtrais bien si c'était saint Michel ou une chose contrefaite d'après lui[771].

Le surlendemain, samedi, 17 mars, Jeanne fut interrogée, le matin et le soir, dans sa prison[772].

Elle avait, jusque-là, montré une grande répugnance à décrire la figure et l'habit de l'ange et des saintes qui l'étaient venus visiter dans son village. Maître Jean de la Fontaine tâcha d'obtenir quelques clartés à cet endroit:

—En quelle forme et apparence, grandeur et habit, vous vient saint Michel?

—Il est en la forme d'un très vrai prudhomme[773].

Ce serait la mal connaître, que de croire qu'elle voyait l'archange dans une longue robe de docteur, ou portant chape de drap d'or; d'ailleurs, ce n'était pas ainsi qu'il figurait dans les églises; il y était représenté, en peinture ou en sculpture, vêtu d'une armure étincelante avec un heaume cerclé d'une couronne d'or[774]. Tel il lui apparaissait, «en la forme d'un très vrai prudhomme», à prendre le mot comme dans la chanson de Roland, où il est dit d'un grand coup d'épée que c'est un coup de prudhomme. Il venait à elle en habit de preux, comme Arthur et Charlemagne, tout armé.

L'interrogateur posa une fois encore la question dont la réponse était pour Jeanne de vie ou de mort:

—Voulez-vous mettre tous vos dits et faits, soit bons ou mauvais, à la détermination de notre mère, sainte Église?

—Quant à l'Église, je l'aime et la voudrais soutenir de tout mon pouvoir pour notre foi chrétienne; et ce n'est pas moi qu'on doit empêcher d'aller à l'église, ni d'ouïr la messe. Quant à ce qui est des bonnes œuvres que j'ai faites et de mon avènement, il faut que je m'en attende au Roi du ciel qui m'a envoyée à Charles, fils de Charles, roi de France. Et vous verrez que les Français gagneront bientôt une grande besogne, que Dieu leur enverra, et en laquelle il branlera presque tout le royaume de France. Je le dis, afin que, quand ce sera advenu, on ait mémoire de ce que j'ai dit[775].

Mais elle ne put assigner le terme auquel viendrait la grande besogne, et maître Jean de la Fontaine en revint au point d'où dépendait le sort de Jeanne.

—Vous en rapportez-vous à la détermination de l'Église?

—Je m'en rapporte à Notre-Seigneur qui m'a envoyée, à Notre-Dame et à tous les benoîts saints et saintes de paradis. M'est avis que c'est tout un de Notre-Seigneur et de l'Église, et qu'on n'en doit point faire de difficulté. Pourquoi faites-vous difficulté, que ce ne soit tout un?

Il faut rendre cette justice à maître Jean de la Fontaine, qu'il répondit avec clarté:

—Il y a l'Église triomphante, où sont Dieu, les saints, les anges et les âmes sauvées. L'Église militante, c'est notre Saint Père le Pape, vicaire de Dieu sur terre, les cardinaux, les prélats de l'Église et le clergé, et tous les bons chrétiens et catholiques, laquelle Église, bien assemblée, ne peut errer et est gouvernée du Saint-Esprit. Voulez-vous vous en rapporter à l'Église militante?

—Je suis venue au roi de France de par Dieu, de par la Vierge Marie et tous les benoîts saints et saintes du paradis et l'Église victorieuse de là-haut, et de leur commandement; et à cette Église-là je soumets tous mes bons faits, et tout ce que j'ai fait ou à faire. Et de répondre si je me soumettrai à l'Église militante, je n'en répondrai maintenant autre chose[776].

On lui offrit de nouveau un habit de femme pour entendre la messe; elle le refusa:

—Quant à l'habit de femme, je ne le prendrai pas encore, tant qu'il plaira à Notre-Seigneur. Et si tant est qu'il me faille mener en jugement, qu'il me faille dévêtir en jugement, je requiers messeigneurs de l'Église qu'ils me donnent la grâce d'avoir une chemise de femme et un couvre-chef sur ma tête. J'aime mieux mourir que de révoquer ce que Notre-Seigneur m'a fait faire. Je crois fermement que Notre-Seigneur ne laissera pas advenir que je sois mise si bas, que je n'aie secours bientôt de Dieu, et par miracle.

Voici encore quelques questions qui lui furent faites:

—Est-ce que vous ne croyez pas aujourd'hui que les fées soient de mauvais esprits?

—Je n'en sais rien.

—Savez-vous point si sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent les Anglais?

—Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime, et haïssent ce que Dieu hait.

—Est-ce que Dieu hait les Anglais?

—De l'amour ou haine que Dieu a pour les Anglais ou de ce qu'il fera à leurs âmes, je ne sais rien. Mais je sais bien qu'ils seront boutés hors de France, excepté ceux qui y mourront, et que Dieu enverra victoire aux Français, et contre les Anglais.

—Est-ce que Dieu était pour les Anglais, quand ils étaient en prospérité en France?

—Je ne sais si Dieu haïssait les Français. Mais je crois qu'il voulait permettre de les laisser battre pour leurs péchés, s'ils étaient en péché[777].

On posa quelques questions à Jeanne touchant la bannière sur laquelle elle avait fait peindre des anges.

Elle répondit qu'elle avait fait peindre les anges comme ils sont dans les églises[778].

Et la séance fut levée.

L'après-dînée, eut lieu, dans la prison[779], le dernier interrogatoire. Elle en avait subi quinze en vingt-cinq jours; elle répondit d'un même courage. Plus encore qu'à l'ordinaire les sujets furent divers et mêlés. D'abord, l'interrogateur s'efforça en vain de surprendre les charmes et les maléfices qui avaient rendu heureux et victorieux l'étendard peint de figures d'anges. Il voulut savoir ensuite pourquoi les clercs mettaient sur les lettres de Jeanne les saints noms de Jésus et de Marie[780].

Puis cette question insidieuse:

—Croyez-vous que, si vous étiez mariée, vos Voix vous viendraient?

Comme elle était d'une chasteté passionnée, comme on pouvait comprendre, à certains de ses propos, qu'elle tenait sa virginité pour un porte-bonheur, on était curieux de savoir si, convenablement sollicitée, elle ne traiterait pas avec mépris l'état de mariage, et ne condamnerait pas l'œuvre de chair entre époux, en quoi elle eût gravement erré et glissé dans l'hérésie des Cathares[781].

Elle répondit:

—Je ne sais et m'en attends à Notre-Seigneur[782].

Autre question bien plus dangereuse pour elle, qui aimait son roi de tout son cœur:

—Pensez-vous et croyez-vous fermement que votre roi fit bien de tuer ou faire tuer monseigneur de Bourgogne?

—Ce fut grand dommage pour le royaume de France[783].

L'interrogateur lui posa cette question solennelle:

—Vous semble-t-il que vous soyez tenue de répondre pleinement la vérité au pape, vicaire de Dieu, de tout ce qu'on vous demanderait touchant la foi et le fait de votre conscience?

—Je requiers que je sois menée devant lui. Et puis je répondrai devant lui tout ce que je devrai répondre[784].

Par cette parole, elle en appelait au pape; et cet appel était de droit. «Aux choses douteuses qui touchent la foi, avait dit saint Thomas, l'on doit toujours recourir au pape ou au concile général.» Si Jeanne ne signifia pas son appel dans les formes juridiques, le pouvait-elle, ignorant ces formes, et sans avocat, sans conseil? Selon son pouvoir, elle en appelait au père commun des fidèles, comme l'y autorisaient la justice et l'usage.

Les docteurs et maîtres se turent. Ainsi se fermait la seule voie de salut qui restât à l'accusée; elle était bien perdue. Mais ce qui surprend, ce n'est pas que des juges du parti de l'Angleterre n'aient point admis l'appel de Jeanne, c'est que les docteurs et maîtres du parti français, les clercs des pays tenus dans l'obéissance du roi Charles n'aient point tous signé cet appel, n'aient pas tous demandé d'une seule voix que la cause de cette Pucelle, estimée bonne par les examinateurs de Poitiers, fût portée devant le pape et le concile.

Au lieu de répondre à la requête de Jeanne, l'interrogateur s'enquit des anneaux magiques et des apparitions diaboliques dont il avait été déjà tant question[785].

—Est-ce que vous baisâtes ou accolâtes oncques saintes Catherine et Marguerite?

—Je les accolai toutes deux.

—Fleuraient-elles bon?

—Il est bon à savoir; et sentaient bon.

—En accolant, sentiez-vous point de chaleur ou autre chose?

—Je ne les pouvais point accoler sans les sentir et toucher.

—Par quelle partie les accoliez-vous? Par haut ou par bas?

—Il affiert mieux à les accoler par le bas que par le haut.

—Leur avez-vous point donné de chapeaux de fleurs?

—En l'honneur d'elles, à leurs images ou ressemblances dans les églises j'en ai plusieurs fois donné. Quant à celles qui m'apparaissent, je n'en ai point baillé dont j'aie mémoire.

—Savez-vous rien de ceux qui vont cheminant avec les fées?

—Je ne le fis oncques, ni n'en sus quelque chose. Mais j'en ai bien ouï parler, et qu'on y allait le jeudi. Mais je n'y crois point et crois que c'est sorcerie[786].

Enfin, une question sur son étendard, que les juges pensaient enchanté, amena une de ces réponses, en manière de proverbe, qu'elle aimait.

—Pourquoi votre étendard fut-il plus porté en l'église de Reims, au sacre, que ceux des autres capitaines?

—Il avait été à la peine, c'était bien raison qu'il fût à l'honneur[787].

À la suite des enquêtes et des interrogatoires, le procès préparatoire fut déclaré clos et le procès dit ordinaire s'ouvrit le mardi après les Rameaux, 27 mars, dans une chambre voisine de la grande salle du château.

Avant d'ordonner la lecture de l'acte d'accusation, monseigneur de Beauvais offrit à Jeanne un avocat. S'il avait tardé jusque-là à lui en offrir un, c'est, sans doute, parce qu'à son avis, elle n'en avait pas eu besoin. On sait que l'avocat de l'hérétique était tenu à borner étroitement ses moyens de défense, s'il ne voulait lui-même tomber dans l'hérésie. Au cours du procès préparatoire, il lui était permis seulement de rechercher les noms des témoins à charge et de les faire connaître à l'accusé. Si l'hérétique avouait, il était superflu de lui donner un avocat[788]. Or, monseigneur de Beauvais prétendait fonder l'accusation, non sur les dires des témoins, mais sur les aveux de l'accusée. C'est pourquoi, sans doute, il attendit pour offrir un conseil à Jeanne, l'ouverture du procès ordinaire, qui comportait la discussion sur des points de doctrine.

—Jeanne, lui dit-il alors, toutes les personnes ici présentes sont des hommes d'Église, de science consommée, qui veulent et entendent procéder envers vous en toute piété et mansuétude, ne cherchant ni vengeance ni châtiment corporel, mais votre instruction et votre séjour dans la voie de la vérité et du salut. Comme vous n'êtes ni assez docte, ni assez instruite, soit dans les lettres, soit dans les matières ardues dont il s'agit, pour prendre conseil de vous-même sur ce que vous devez faire ou répondre, nous vous offrons de choisir, pour conseil, un ou plusieurs assistants, à votre volonté[789].

En une telle juridiction, cette offre était gracieuse; et, si monseigneur de Beauvais réduisait l'accusée à choisir entre les conseillers et assesseurs, appelés par lui-même au procès, il lui faisait encore la part plus large qu'il n'y était obligé. Le choix de l'avocat n'appartenait pas au prévenu; il appartenait au juge, qui devait désigner un homme probe et loyal. Bien plus! Il était licite au juge ecclésiastique de refuser jusqu'au bout tout conseil à l'accusé. Nicolas Eymeric, en son Directorium, décide que l'évêque et l'inquisiteur, agissant conjointement, forment une autorité suffisante pour interpréter la loi et peuvent procéder simplement, de plano, sans tumulte d'avocats ni figure de jugement[790].

Il est à remarquer que monseigneur de Beauvais offrit un conseil à l'accusée, eu égard à son ignorance des choses divines et humaines; mais sans arguer de son jeune âge. Devant d'autres juridictions, un procès contre un mineur de vingt-cinq ans non assisté était nul de plein droit[791]. S'il en était allé de même en droit inquisitorial, l'évêque aurait évité ce cas de nullité; il le pouvait faire sans inconvénient, puisqu'il avait le choix de l'avocat. «Notre justice n'est pas la même que la leur», disait avec raison Bernard Gui, en comparant la procédure inquisitoriale à celle des autres cours d'Église, qui fonctionnaient conformément au droit romain.

Jeanne n'accepta pas l'offre du juge:

—Premièrement, répondit-elle, de ce que vous m'admonestez pour mon bien et sur notre foi, je vous remercie, et toute la compagnie aussi. Quant au conseil que vous m'offrez, aussi je vous remercie, mais je n'ai point intention de me départir du conseil de Notre-Seigneur[792].

Aussitôt, maître Thomas de Courcelles commença de lire, en langue française, le libellé de l'accusation, tel que le promoteur l'avait rédigé en soixante-dix articles. Ce libellé reproduisait, dans un ordre méthodique, les faits déjà reprochés à Jeanne et qu'on tenait gratuitement comme avoués par elle et dûment prouvés. Soixante-dix chefs de crimes épouvantables contre la foi et notre sainte mère l'Église. Interrogée sur chaque article, Jeanne, avec une candeur héroïque, refit ses réponses précédentes. Cette longue lecture fut continuée et achevée le mercredi après les Rameaux, 28 mars. Selon sa coutume, elle demanda délai pour répondre sur certains points[793]. Le 31 mars, veille de Pâques, ce délai étant expiré, monseigneur de Beauvais se rendit dans la prison et, avec l'assistance des docteurs et maîtres de l'Université, réclama les réponses différées. Elles se rapportaient presque toutes à l'accusation qui contenait toutes les autres, à l'hérésie qui enveloppait toutes les hérésies, au refus d'obéir à l'Église militante. Jeanne, en résumé, déclara qu'elle était résolue à s'en rapporter à Notre-Seigneur plutôt qu'à homme du monde, ce qui était ruiner l'autorité du pape et du concile[794].

Les docteurs et maîtres de l'Université de Paris furent d'avis de distiller le copieux libellé du promoteur, d'en tirer la quintessence et de réduire à un petit nombre d'articles les soixante-dix chefs d'accusation[795]. Maître Nicolas Midi, docteur en théologie, exécuta ce travail et le soumit aux juges et aux assesseurs[796]. L'un d'eux proposa des corrections. Frère Jacques de Touraine, de l'ordre des frères mineurs, docteur en théologie, chargé de la rédaction définitive, admit la plupart des corrections demandées[797]. Les propositions[798] condamnables que les juges prétendaient (bien à tort) avoir tirées des réponses aux interrogatoires, se trouvèrent de la sorte résumées en douze articles[799].

Ces douze articles ne furent pas communiqués à Jeanne. Le jeudi 12 avril, vingt et un docteurs et maîtres se réunirent dans la chapelle de l'évêché, et après avoir examiné les articles, donnèrent une consultation dont le sens était défavorable à l'accusée.

Selon eux, les apparitions et révélations dont elle se vantait ne venaient point de Dieu; c'étaient ou des inventions humaines ou des effets de l'esprit malin; elle n'avait pas pour y croire des signes suffisants. Ces docteurs et maîtres découvraient dans le cas de cette femme des mensonges, des invraisemblances, une créance trop légèrement donnée, des divinations superstitieuses, des faits scandaleux et irréligieux, des dits téméraires, présomptueux, pleins de jactance, des blasphèmes contre Dieu et les saints, de l'impiété dans la manière de se conduire avec père et mère, des contrariétés au précepte sur l'amour du prochain, de l'idolâtrie, ou tout au moins des fictions mensongères, des propositions schismatiques, destructives de l'unité, autorité et puissance de l'Église; mauvaise science et suspicion véhémente d'hérésie[800].

Si elle n'avait pas été soutenue et réconfortée par les Voix du ciel, les voix de son cœur, Jeanne ne serait pas allée jusqu'à la fin de cet horrible procès où torturée à la fois par des princes de l'Église et des goujats d'armée, elle endura de corps et d'esprit des souffrances intolérables à la commune nature humaine; elle les endura sans que sa constance, sa foi, sa divine espérance, on dirait presque sa gaieté en fussent atteints. Enfin, à bout de forces et non de courage, elle tomba brisée, en proie à une maladie qu'on croyait mortelle; elle semblait perdue, ou plutôt, hélas! sauvée[801].

Le mercredi 18 avril, monseigneur de Beauvais et le vice-inquisiteur de la foi, se rendirent avec plusieurs docteurs et maîtres auprès d'elle afin de l'exhorter charitablement; elle était encore très malade[802]. Monseigneur de Beauvais lui représenta que, interrogée devant des personnes de haute sagesse, sur des points ardus, maintes choses dites par elle avaient été notées comme contraires à la foi. C'est pourquoi, considérant qu'elle était femme sans lettres, il lui offrait de la pourvoir d'hommes savants et probes pour l'instruire. Il priait les docteurs présents de lui donner des conseils salutaires, et l'invitait elle-même, si elle connaissait d'autres personnes, à les lui désigner, promettant qu'il les ferait venir sans faute.

—L'Église, ajouta-t-il, ne ferme point son sein à qui lui revient.

Jeanne répondit qu'elle le remerciait de ce qu'il lui disait pour son salut, et elle ajouta:

—Il me semble, vu la maladie que j'ai, que je suis en grand péril de mort. S'il en est ainsi, Dieu veuille faire de moi à son plaisir. Je vous requiers de me faire avoir confession, et le corps de mon Sauveur aussi, et de me mettre en terre sainte.

Monseigneur de Beauvais lui représenta que si elle voulait recevoir les sacrements, elle devait se soumettre à l'Église.

—Si mon corps meurt en prison, répondit-elle, je m'attends à vous que vous le fassiez mettre en terre sainte; si vous ne l'y faites mettre, je m'en attends à Notre-Seigneur[803].

Elle soutint ensuite énergiquement la vérité des révélations qu'elle avait eues de par Dieu, saint Michel, saintes Catherine et Marguerite.

Et comme on lui demandait une fois encore si elle soumettait soi et ses actes à notre sainte mère l'Église, elle répondit:

—Quelque chose qui m'en doive advenir, je n'en ferai ou dirai autre chose que ce que j'ai déjà dit au procès.

Les docteurs et maîtres l'exhortèrent l'un après l'autre à se soumettre à notre sainte mère l'Église, alléguant de nombreux passages de l'Écriture sainte; ils lui promirent le corps de Notre-Seigneur, si elle voulait obéir; mais elle demeura ferme dans son propos.

—De cette soumission, dit-elle, je ne répondrai autre chose que ce que j'ai déjà fait. J'aime Dieu, je le sers et suis bonne chrétienne, et je voudrais aider et soutenir la sainte Église de tout mon pouvoir[804].

On avait recours aux processions dans les grandes nécessités.

—Ne voulez-vous point, lui fut-il demandé, qu'on ordonne une belle et notable procession pour vous mettre en bon état, si vous n'y êtes?

Elle répondit:

—Je veux très bien que l'Église et les catholiques prient pour moi[805].

Parmi les docteurs consultés, plusieurs recommandèrent qu'elle fût de nouveau instruite et admonestée charitablement. Le mercredi 2 mai, soixante-trois révérends docteurs et maîtres se réunirent dans la salle de Parement du château[806]. Elle fut introduite et maître Jean de Castillon, docteur en théologie, archidiacre d'Évreux[807], lut une cédule en français dans laquelle les faits et dits reprochés à Jeanne étaient résumés en six articles. Puis plusieurs docteurs et maîtres lui adressèrent tour à tour des admonitions et des conseils charitables. Ils l'exhortèrent à se soumettre à l'Église militante universelle, à notre Saint-Père le Pape et au saint Concile général. Ils l'avertirent que, si l'Église l'abandonnait, elle serait en grand danger d'encourir la peine du feu éternel quant à son âme, sans préjudice de la peine du feu corporel quant au corps, et par la sentence d'autres juges.

Jeanne répondit comme devant[808].

Le lendemain jeudi 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte Croix, l'archange Gabriel lui apparut; elle n'était pas bien sûre de l'avoir déjà vu; mais cette fois elle ne pouvait douter; ses Voix lui dirent que c'était bien lui; et elle en eut grand réconfort.

Ce même jour, elle demanda à ses Voix si elle devait se soumettre à l'Église, comme tous les clercs l'en pressaient.

Les Voix lui répondirent:

—Si tu veux que Notre-Seigneur t'aide, attends-toi à lui de tous tes faits.

Jeanne voulut savoir d'elles si elle serait brûlée.

Les Voix lui dirent de s'en attendre à Notre-Seigneur et qu'il l'aiderait[809]. Ce secours mystérieux raffermissait le cœur de Jeanne.

L'opiniâtreté dont elle faisait preuve n'était pas sans exemple parmi les hérétiques et les possédées. Au contraire, les juges d'Église étaient accoutumés à l'endurcissement des femmes abusées par le diable. Pour les obliger à dire la vérité, quand les exhortations et les admonitions ne suffisaient pas on recourait à la torture. Et ce moyen ne réussissait pas toujours. Beaucoup de ces mauvaises femelles (mulierculae) supportaient les plus cruelles souffrances avec une constance qui passait les forces ordinaires de la nature humaine. Aussi les docteurs ne croyaient-ils pas que cette constance fût naturelle; ils l'attribuaient à un artifice infernal. Le démon était capable encore de protéger ses servantes tombées aux mains des juges d'Église; il leur accordait le pouvoir de se taire dans les tortures. C'est ce qu'on appelait le don de taciturnité[810].

Le mercredi 9 mai, Jeanne fut menée à la grosse tour du château et introduite dans la chambre de torture. Là monseigneur de Beauvais, en présence du vice-inquisiteur et de neuf docteurs et maîtres, lui donna lecture des articles auxquels elle avait jusque-là refusé de répondre, et la menaça, si elle ne confessait point toute la vérité, d'être mise à la géhenne.

Les instruments étaient préparés; les deux exécuteurs, Mauger Leparmentier, clerc marié, et son compagnon, se tenaient près d'elle, attendant les ordres du seigneur évêque.

Jeanne, qui six jours auparavant avait reçu de ses Voix grand réconfort, répondit avec fermeté:

—Vraiment, si vous me deviez faire arracher les membres et faire partir l'âme hors du corps, je ne vous dirais autre chose et, si je vous disais quelque chose, après dirais-je toujours que vous me l'avez fait dire par force[811].

Monseigneur de Beauvais décida de surseoir à la torture, craignant qu'elle ne fût pas profitable à cette âme endurcie[812]. Le samedi suivant, il en délibéra dans sa maison, avec le vice-inquisiteur et treize docteurs et maîtres; les avis furent partagés. Maître Raoul Roussel conseillait de ne pas donner la torture à Jeanne pour éviter qu'un procès aussi bien fait que celui-ci pût être attaqué. Il craignait, à ce qu'il semble, que la Pucelle, ayant reçu du diable le don de taciturnité, les tourments ne lui donnassent occasion de braver la sainte inquisition par un silence diabolique. Maître Aubert Morel, licencié en droit canon, avocat près l'officialité de Rouen, chanoine de la cathédrale, et maître Thomas de Courcelles jugèrent qu'il serait bon, au contraire, d'appliquer la question. Maître Nicolas Loiseleur, maître ès arts, chanoine de Rouen, qui faisait au procès le cordonnier lorrain et la voix de sainte Catherine, n'avait pas d'opinion bien arrêtée à cet égard; toutefois, il ne lui semblait pas mauvais que Jeanne, pour la médecine de son âme, fût torturée. Les docteurs et maîtres en majorité estimèrent qu'il n'y avait pas lieu de la soumettre à cette épreuve, quant à présent; les uns ne donnèrent point des raisons, les autres alléguèrent qu'il convenait de l'avertir charitablement encore une fois. Maître Guillaume Erard, docteur en théologie, se fonda sur ce qu'on avait déjà assez ample matière pour juger[813]. Ainsi, parmi ceux qui épargnèrent les tourments à Jeanne, se trouvait le moins miséricordieux de tous à son égard. Tel était l'esprit des tribunaux d'Église que refuser la torture à un accusé, c'était, en certains cas, lui refuser une grâce.

Lors du procès de Marguerite la Porète, les juges ne convoquèrent point d'experts[814]. Ils soumirent à l'Université de Paris un rapport écrit, touchant les charges tenues pour prouvées. L'Université donna son avis sous réserve de la vérité des charges. Cette réserve était de pure forme et la décision de l'Université avait l'autorité d'un jugement. Dans le procès de Jeanne, on invoqua ce précédent. Le 21 avril, maître Jean Beaupère, maître Jacques de Touraine et maître Nicolas Midi quittèrent Rouen et, au risque d'être houspillés en chemin par les gens de guerre, allèrent porter les douze articles à leurs collègues de Paris.

Le 28 avril, l'Université, réunie en assemblée générale à Saint-Bernard, chargea de l'examen des douze articles la sacrée Faculté de Théologie et la vénérable Faculté des Décrets[815].

Le 14 mai, les délibérations des deux Facultés furent soumises à toutes les Facultés solennellement réunies, qui les ratifia, les fit siennes et les envoya au roi Henri, en suppliant Son Excellente Hautesse de faire prompte justice, afin que le peuple, tant scandalisé par cette femme, fût ramené à bonne doctrine et sainte croyance[816]. Et il est remarquable que dans une cause, qui était celle du pape, représenté par le vice-inquisiteur, et du roi, représenté par l'évêque, la fille aînée des rois ait communiqué directement avec le roi de France, gardien de ses privilèges.

Selon la sacrée Faculté de Théologie, les apparitions de Jeanne étaient fictives, mensongères, séductrices, inspirée par des diables. Le signe donné au roi était un mensonge présomptueux et pernicieux, attentatoire à la dignité des anges, la croyance de Jeanne aux visites de saint Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite était une croyance téméraire et injurieuse par la comparaison que Jeanne en faisait avec les vérités de la foi; les prédictions de Jeanne étaient superstition, divination et vaine jactance; l'affirmation de porter l'habit d'homme par commandement de Dieu était blasphème, mépris des sacrements, violation de la loi divine et des sanctions ecclésiastiques, suspicion d'idolâtrie. Jeanne, dans les lettres dictées par elle, se montrait traîtresse, perfide, cruelle, altérée de sang humain, séditieuse, poussant à la tyrannie, blasphématrice de Dieu. En partant pour la France, elle avait violé le commandement d'honorer père et mère, causé scandale, blasphémé, erré dans la foi. En faisant le saut de Beaurevoir, elle s'était montrée d'une pusillanimité tournant au désespoir et à l'homicide, et ç'avait été de plus pour elle l'occasion d'affirmations téméraires touchant la remise de son péché et d'erreur sur le libre arbitre. En proclamant sa confiance en son salut, elle ne proférait que mensonges présomptueux et pernicieux; en disant que sainte Catherine et sainte Marguerite ne parlaient pas anglais, elle blasphémait ces saintes et violait le précepte: «Tu aimeras ton prochain»; les honneurs qu'elle rendait à ses saintes étaient idolâtrie et invocation de démons; son refus de s'en rapporter de ses faits à l'Église tendait au schisme, au mépris de l'unité et de l'autorité de l'Église, à l'apostasie[817].

Les docteurs de la Faculté de Théologie étaient très savants; ils connaissaient les trois esprits malins que Jeanne abusée prenait pour saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite. C'étaient Bélial, Satan et Béhémot. Bélial, adoré des sidoniens, se montre quelquefois sous la figure d'un ange plein de beauté; c'est le démon de la désobéissance. Satan est le chef des enfers et Béhémot est un être lourd et stupide, qui mange du foin comme un bœuf[818].

La vénérable Faculté des Décrets décidait que cette femme schismatique, errant en la foi, apostate, menteuse, devineresse, devait être charitablement exhortée et dûment avertie par les juges compétents et que, si elle refusait néanmoins d'abjurer son erreur, il la faudrait abandonner au bras séculier pour en recevoir le châtiment dû[819]. Voilà les délibérations et décisions que la vénérable Université de Paris soumettait à l'examen et aux arrêts du Saint-Siège apostolique et du sacro-saint Concile général[820].

Mais les clercs de France n'avaient-ils donc rien à dire en cette cause? N'avaient-ils donc aucune décision à soumettre au pape et au concile? Pourquoi n'opposaient-ils pas leur opinion à celles des Facultés parisiennes? Pourquoi gardaient-ils le silence? Ces docteurs, qui avaient recommandé au roi de mettre en œuvre la jeune fille, afin de ne pas refuser les dons du Saint-Esprit, pourquoi n'envoyaient-ils pas à Rouen le livre de Poitiers que réclamait Jeanne[821]? Tous ces universitaires chassés de Paris, tous ces avocats et conseillers au Parlement exilé, tous ces magistrats qui n'avaient pas de robe à se mettre, pas de souliers à donner à leurs enfants, avant que cette Pucelle eût soutenu leur cause penchante, et qui maintenant, grâce à elle, reprenaient chaque jour espoir et vigueur, comment laissaient-ils traiter d'hérétique et de femme dissolue cette grande servante de leur roi? Ce frère Pasquerel, ce frère Richard, tous ces religieux qui naguère l'accompagnaient en France et pensaient l'accompagner à la croisade contre les Bohêmes et les Turcs, pourquoi ne demandaient-ils pas un sauf-conduit afin d'être entendus au procès? Pourquoi n'envoyaient-ils pas du moins leur témoignage? Cet archevêque d'Embrun, qui tantôt encore donnait de si nobles conseils à son roi, pourquoi n'adressait-il pas aux juges de Rouen son mémoire en faveur de la Pucelle? Monseigneur de Reims, chancelier du royaume, qui avait bien dit qu'elle était orgueilleuse mais non pas hérétique, pourquoi, contrairement à ses intérêts et à son honneur, ne témoignait-il pas en faveur de celle qui lui avait fait recouvrer sa ville épiscopale? Pourquoi, comme c'était son droit, comme c'était son devoir de métropolitain, ne prononçait-il pas la censure et la suspension contre son suffragant, l'évêque de Beauvais, coupable d'avoir prévariqué dans l'administration de la justice? Ces grands clercs, députés par le roi Charles au Concile de Bâle, comment ne s'engageaient-ils pas à porter au synode la cause de la Pucelle? Comment, enfin, les prêtres, les religieux du royaume ne demandaient-ils pas, d'un cri unanime, l'appel au Saint-Père?

Tous, comme frappés d'étonnement et de stupeur, demeuraient sans parler ni agir. Ne serait-ce point parce qu'ils craignaient que cette illustre Université, que de tous les pays chrétiens on venait consulter en matière de foi, ce soleil de l'Église, n'eût éclairé d'un jour trop éclatant la cause de Jeanne, et que cette femme, qu'en France on avait cru sainte, ne fût inspirée par le malin esprit? S'ils le craignaient, s'ils le soupçonnaient, cette opinion théologique, ces doutes sur une matière difficile, en une cause ardue, expliqueraient leur silence; on comprendrait qu'ils se taisaient de honte et de douleur. Mais ce qu'ils avaient cru naguère, s'ils le croyaient encore, s'ils étaient persuadés que la Pucelle était venue de Dieu pour conduire leur roi à son sacre glorieux, que penser de ces prêtres, que penser de ces clercs de France, qui reniaient la fille de Dieu, à la veille de sa passion?

CHAPITRE XIII
L'ABJURATION. — LA PREMIÈRE SENTENCE.

Les docteurs et maîtres réunis, le samedi 19 mai, dans la chapelle archiépiscopale de Rouen, au nombre de cinquante, s'associèrent unanimement aux délibérations de l'Université de Paris, et monseigneur de Beauvais décida qu'une nouvelle admonition charitable serait adressée à Jeanne[822]. En conséquence, le mercredi 23, l'évêque, le vicaire inquisiteur et le promoteur se rendirent dans une chambre du château, voisine de la prison de Jeanne; ils étaient accompagnés de sept docteurs et maîtres, du seigneur évêque de Noyon et du seigneur évêque de Thérouanne[823]. Celui-là, frère de messire Jean de Luxembourg qui avait vendu la Pucelle, comptait parmi les premiers personnages du Grand Conseil d'Angleterre; il était chancelier de France pour le roi Henri comme messire Regnault de Chartres l'était pour le roi Charles[824].

L'accusée fut introduite et maître Pierre Maurice, docteur en théologie, lui donna lecture des douze articles abrégés et commentés conformément aux délibérations de l'Université, le tout en manière de discours à elle adressé:

ARTICLE PREMIER

Premièrement, Jeanne tu as dit qu'en l'âge de treize ans, ou environ, tu as eu révélations et apparitions d'anges et des saintes Catherine et Marguerite, que tu les as vus fréquemment de tes yeux corporels, et qu'ils ont parlé à toi et qu'ils te parlent souvent et qu'ils t'ont dit beaucoup de choses que tu as pleinement déclarées dans ton procès.

Sur ce point, les clercs de l'Université de Paris et autres ayant considéré les modes de ces révélations et apparitions, leur fin, la substance des choses révélées, et la condition de ta personne, et considéré tout ce qu'il y avait lieu de considérer, disent que ce sont fictions mensongères, séduisantes et périlleuses, ou que des révélations et apparitions de cette sorte sont superstitieuses, procédant d'esprits malins et diaboliques.

ARTICLE 2.

Item, tu as dit que ton roi eut signe par quoi il connut que tu étais envoyée de Dieu, à savoir que saint Michel, accompagné d'une multitude d'anges, dont certains avaient des ailes, d'autres des couronnes et avec lesquels étaient les saintes Catherine et Marguerite, vint à toi en la ville de Château-Chinon; et que tous ceux-là entrèrent avec toi par l'escalier du château, dans la chambre de ton roi devant qui s'inclina un ange qui portait une couronne. Et une fois, tu as dit que cette couronne que tu appelles signe, fut remise à l'archevêque de Reims qui la remit à ton roi, en présence d'une multitude de princes et de seigneurs que tu as nommés.

Et quant à cela, lesdits clercs disent que ce n'est pas vraisemblable, mais que c'est mensonge présomptueux, séduisant, pernicieux, une chose feinte et attentatoire à la dignité des anges.

ARTICLE 3.

Item, tu as dit que tu connaissais les anges et les saintes par bon conseil, confort et doctrine qu'ils te donnaient et par ce qu'ils se nommèrent à toi et que les saintes te saluèrent. Tu croyais aussi que ce fut saint Michel qui t'apparut et que leurs faits et dits sont bons, aussi fermement que tu crois la foi du Christ.

Quant à cela, les clercs disent que ce ne sont pas signes suffisants pour connaître lesdits saints et anges, et que tu as cru légèrement et témérairement affirmé, et que en outre, pour ce qui est de la comparaison que tu fais de croire aussi fermement, etc., tu erres dans la foi.

ARTICLE 4.

Item, tu as dit que tu es assurée de certaines choses à venir, que tu as su des choses cachées, que tu as pareillement reconnu des hommes que tu n'avais jamais vus auparavant, et cela par les voix des saintes Catherine et Marguerite.

Et quant à cela, les clercs disent que, en ces dits, est superstition, divination, présomptueuse assertion et vaine jactance.

ARTICLE 5.

Item, tu as dit que du commandement de Dieu et de son bon plaisir tu as porté et portes encore habit d'homme et, parce que tu as commandement de Dieu de porter cet habit, tu as pris tunique courte, gippon, chausses liées à maintes aiguillettes; tu portes même les cheveux coupés en rond au-dessus des oreilles, sans rien garder sur toi de ce qui prouve et dénote le sexe féminin, excepté ce que nature t'a donné; et souvent tu as reçu en cet habit le sacrement de l'Eucharistie, et bien que tu aies été plusieurs fois admonestée de le quitter, néanmoins tu n'en as voulu rien faire, disant que tu aimerais mieux mourir que quitter cet habit, à moins que ce ne fût par le commandement de Dieu; et que, si tu étais encore en cet habit avec ceux de ton parti, ce serait grand bien pour la France. Tu dis aussi que, pour rien, tu ne ferais serment de ne pas porter cet habit et des armes, et tu dis qu'en tout cela tu fais bien et par l'ordre de Dieu.

Sur ce point, les clercs disent que tu blasphèmes Dieu et le méprises en ses sacrements, que tu transgresses la loi divine, la sainte Écriture et les règles canoniques, que tu penses mal et erres en matière de foi, que tu es pleine de vaine jactance, que tu es suspecte d'idolâtrie et d'adoration de toi-même et de tes habits, en imitant les usages des païens.

ARTICLE 6.

Item, tu as dit que souvent, dans tes lettres, tu as mis ces noms, JHESUS MARIA, et le signe de la croix pour avertir ceux à qui tu écrivais de ne pas faire ce qui était marqué dans la lettre. Dans d'autres lettres tu t'es vantée de faire tuer tous ceux qui ne t'obéissaient pas et qu'aux coups on verrait qui aurait meilleur droit de par le Dieu du ciel et tu as dit souvent n'avoir rien fait que par révélation et commandement du Seigneur.

Quant à cela, les clercs disent que tu es traîtresse, perfide, cruelle, désirant cruellement l'effusion du sang humain, séditieuse, provoquant à tyrannie, blasphémant Dieu en ses commandements et révélations.

ARTICLE 7.

Item, tu dis que, par révélations que tu as eues en l'âge de dix-sept ans, tu as quitté la maison de tes parents, contre leur volonté, de quoi ils furent quasi fous. Et tu es allée vers Robert de Baudricourt, qui, à ta requête, te donna un habit d'homme et une épée, avec certaines gens pour te conduire vers ton roi, et quand tu es venue vers lui, tu lui as dit que tu venais pour chasser ses adversaires et que tu lui avais promis de le mettre en un grand royaume, et qu'il aurait victoire sur ses adversaires et que Dieu t'envoyait pour cela. Tu dis aussi que, de la sorte, tu as bien fait en obéissant à Dieu et par révélation.

Quant à cela, les clercs disent que tu as été impie envers tes parents, transgressant le commandement de Dieu d'honorer père et mère, scandaleuse, blasphématrice de Dieu, errant en la foi et que tu as fait une promesse présomptueuse et téméraire.

ARTICLE 8.

Item, tu as dit que, volontairement, tu as sauté de la tour de Beaurevoir, aimant mieux mourir que d'être livrée aux mains des Anglais et vivre après la destruction de Compiègne; et, bien que les saintes Catherine et Marguerite te défendissent de sauter, tu ne pus te contenir; et, quoi que ce fût un grand péché que d'offenser ces saintes, pourtant tu as su par tes Voix que Dieu te l'avait remis après que tu t'en fusses confessée.

Sur ce point les clercs disent que ce fut là pusillanimité tournant à désespoir et probablement suicide. En cela encore tu as émis une assertion téméraire et présomptueuse en prétendant avoir rémission de ton péché et tu penses mal touchant le libre arbitre.

ARTICLE 9.

Item, tu as dit que les saintes Catherine et Marguerite promirent de te conduire en paradis pourvu que tu gardasses la virginité que tu leur avais vouée et promise, et de cela tu es aussi certaine que si tu étais déjà dans la gloire des Bienheureux. Tu crois n'avoir pas fait œuvre de péché mortel. Et il te semble que, si tu étais en état de péché mortel, les saintes ne te visiteraient pas quotidiennement, comme elles font.

Quant à cela, les clercs disent que c'est une assertion présomptueuse et téméraire, un mensonge pernicieux; qu'il y a là contradiction avec ce que tu avais dit précédemment, et qu'enfin tu penses mal touchant la foi chrétienne.

ARTICLE 10.

Item, tu as dit que tu savais bien que Dieu aime plus que toi certaines personnes vivantes, et que cela tu l'as appris par révélation des saintes Catherine et Marguerite; aussi, que ces saintes parlent français, non anglais, puisqu'elles ne sont pas du parti des Anglais. Et quand tu as su que tes Voix étaient pour ton roi, tu n'as plus aimé les Bourguignons.

Quant à cela, les clercs disent que c'est une téméraire et présomptueuse assertion, une divination superstitieuse, un blasphème contre les saintes Catherine et Marguerite, et une transgression du précepte de l'amour du prochain.

ARTICLE 11.

Item, tu as dit que, à ceux que tu appelles saint Michel et les saintes Catherine et Marguerite, tu as fait plusieurs révérences, fléchissant le genou, tirant ton chaperon, baisant la terre où ils marchaient, leur vouant ta virginité; que ces saintes, tu les avais baisées et embrassées et invoquées, qu'aussi tu as cru à leurs enseignements du moment qu'elles sont venues à toi, sans demander conseil à ton curé ou à quelque autre homme d'Église. Et néanmoins tu crois que ces Voix viennent de Dieu aussi fermement que tu crois en la foi chrétienne, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert passion. Tu as dit en outre que si quelque mauvais esprit t'apparaissait sous la figure de saint Michel, tu saurais bien le connaître et le discerner. Tu as dit encore que, de ton propre mouvement, tu as juré de ne point dire le signe que tu avais donné à ton roi. Et finalement tu as ajouté: «Si ce n'est sur l'ordre de Dieu.»

Quant à cela, les clercs disent que, à supposer que tu aies eu les révélations et apparitions dont tu te vantes, de la manière que tu as dit, tu es idolâtre, invocatrice des démons, errant en matière de foi, téméraire en tes assertions et que tu as fait un serment illicite.

ARTICLE 12.

Item, tu as dit que, si l'Église voulait que tu fisses le contraire des ordres que tu dis avoir reçus de Dieu, tu ne le ferais pour quoi que ce fût; que tu sais bien que tout ce qui est contenu dans ton procès vient des ordres de Dieu et qu'il t'était impossible de faire le contraire. Relativement à ces faits, tu ne veux pas te rapporter au jugement de l'Église qui est sur la terre, ni d'homme vivant, mais à Dieu seul. Et tu as dit en outre que cette réponse, tu ne la faisais pas de ta tête, mais sur le commandement de Dieu, bien que cet article de foi: Unam sanctam Ecclesiam catholicam, t'ait été plusieurs fois déclaré et que tout chrétien doive soumettre tous ses dits et faits à l'Église militante, principalement dans le fait de révélations et choses telles.

Quant à cela, les clercs disent que tu es schismatique, mal pensante sur l'unité et l'autorité de l'Église, apostate et opiniâtrement errante en matière de foi[825].

Ayant achevé cette lecture, maître Pierre Maurice, sur l'invitation de l'évêque, exhorta Jeanne. Il avait été recteur de l'Université de Paris en 1428[826]. On l'estimait comme orateur; c'était lui qui, le 5 juin 1430, avait harangué, au nom du chapitre, le roi Henri VI, lors de son entrée à Rouen. Il se distinguait, ce semble, par quelque connaissance et quelque goût des lettres antiques, et possédait de précieux manuscrits, au nombre desquels se trouvaient les comédies de Térence et l'Énéide de Virgile[827].

Cet insigne docteur invita Jeanne, en termes d'une simplicité calculée, à réfléchir aux suites de ses dires et de ses actes et l'exhorta tendrement à se soumettre à l'Église. Après l'absinthe il lui offrit le miel; il lui tint des propos doux et familiers. Il entra avec une singulière adresse dans les goûts et les sentiments qui emplissaient le cœur de cette jeune fille. La voyant toute pleine de chevalerie et si loyale à Charles qu'elle avait fait sacrer, c'est par des comparaisons tirées de la vie militaire et seigneuriale qu'il essaya de lui faire comprendre qu'elle devait en croire l'Église militante plutôt que ses Voix et ses apparitions.

—Si votre roi, lui dit-il, vous avait confié la garde d'une forteresse, en vous défendant d'y laisser entrer personne, n'est-il pas vrai que vous refuseriez de recevoir quiconque s'y présenterait de sa part sans montrer de lettres ou quelque autre signe. De même, lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ, s'élevant au ciel, commit au bienheureux apôtre Pierre et à ses successeurs le gouvernement de son Église, il leur défendit de faire accueil à ceux qui prétendraient venir en son nom, sans en apporter la preuve.

Et pour lui rendre sensible quelle faute c'était de désobéir à l'Église, il lui rappela le temps où elle faisait la guerre et prit pour exemple un chevalier désobéissant à son roi:

—Lorsque vous étiez dans le domaine de votre roi, lui dit-il, si un chevalier ou tout autre, placé sous son obéissance, s'était levé disant: «Je n'obéirai pas au roi; je ne me soumettrai ni à lui ni à ses officiers», n'auriez-vous pas dit: «Voilà un homme qui doit être condamné»? Que dites-vous donc de vous qui, engendrée dans la foi du Christ, devenue par le baptême la fille de l'Église et l'épouse du Christ, n'obéissez pas aux officiers du Christ, c'est-à-dire aux prélats de l'Église[828]?

Maître Pierre Maurice s'efforçait ainsi de se faire comprendre de Jeanne. Il n'y réussit pas; toutes les raisons et toute l'éloquence du monde se seraient brisées contre le cœur de cette enfant. Après que maître Pierre eut parlé, Jeanne, interrogée si elle ne se croyait pas tenue de soumettre ses dits et faits à l'Église, répondit:

—La manière que j'ai toujours dite et tenue au procès, je la veux maintenir quant à cela.... Si j'étais en jugement et voyais allumer les bourrées, et le bourreau prêt de bouter le feu, et moi étant dans le feu, je n'en dirais autre chose et soutiendrais ce que j'ai dit au procès jusqu'à la mort.

Sur ces paroles, l'évêque déclara les débats clos et remit au lendemain le prononcé de la sentence[829].

Le lendemain, jeudi après la Pentecôte, 24 mai, Jeanne fut visitée de bon matin, en sa prison, par maître Jean Beaupère qui l'avertit qu'elle serait tantôt conduite à l'échafaud pour être prêchée.

—Si vous êtes bonne chrétienne, fit-il, vous direz que vous soumettez tous vos faits et dits à notre sainte mère l'Église et spécialement aux juges ecclésiastiques.

Maître Jean Beaupère crut entendre qu'elle répondit:

—Ainsi ferai-je[830].

Si telle fut sa réponse, c'est qu'elle avait été brisée par une nuit d'angoisse, et que sa chair se troublait à la pensée de mourir par le feu.

Au moment du départ, comme elle était debout près d'une porte, maître Nicolas Loiseleur lui donna les mêmes avis et, pour la mieux engager à les suivre, il lui fit une fausse promesse:

—Jeanne, croyez-moi, dit-il. Il ne tient qu'à vous d'être sauvée. Prenez l'habit de votre sexe et faites ce qu'on décidera. Autrement vous êtes en péril de mort. Si vous faites ce que je vous dis, il vous en arrivera tout bien et aucun mal. Vous serez mise entre les mains de l'Église[831].

On la mena en charrette, sous escorte, dans le quartier de la ville nommé Bourg-l'Abbé, qui était au pied du château, et l'on s'arrêta à trois ou quatre cents tours de roue, dans le cimetière Saint-Ouen, dit aussi les aîtres Saint-Ouen, où chaque année, à la fête du patron de l'abbaye, se tenait une foire très fréquentée[832]. C'est là que Jeanne devait être prêchée, comme tant d'autres malheureuses l'avaient été avant elle. On donnait de préférence ces spectacles exemplaires dans les lieux où le peuple y pût assister en foule. Une église paroissiale s'élevait depuis cent ans, au bord de ce vaste charnier que fermait, au midi, la haute nef de l'abbatiale. Deux échafauds avaient été dressés[833], l'un grand et l'autre petit, contre le beau vaisseau de l'église, à l'ouest du portail qu'on nommait portail des Marmousets, à cause d'une multitude de petites figures qui y étaient sculptées[834].

Sur le grand échafaud les deux juges, le seigneur évêque et le vicaire inquisiteur, prirent place, assistés du révérendissime cardinal de Winchester, des seigneurs évêques de Thérouanne, de Noyon et de Norwich, des seigneurs abbés de Fécamp, de Jumièges, du Bec, de Cormeilles, du Mont-Saint-Michel-au-péril-de-la-mer, de Mortemart, de Préaux et de Saint-Ouen de Rouen, où se faisait l'assemblée, des prieurs de Longueville et de Saint-Lô, ainsi que d'une foule de docteurs et de bacheliers en théologie, de docteurs et de licenciés en l'un et l'autre droit[835]; et il se trouvait là encore beaucoup de personnages considérables du parti des Anglais. L'autre échafaud était une sorte d'ambon, où monta le docteur qui devait prêcher Jeanne, selon l'usage de la sainte inquisition. C'était maître Guillaume Erard, docteur en théologie, chanoine des églises de Langres et de Beauvais[836]. Très pressé, pour l'heure, d'aller en Flandre où il était attendu, il confia à frère Jean de Lenisoles, son jeune serviteur, que cette prédication lui causait grand déplaisir. «Je voudrais bien être en Flandre, disait-il. Cette affaire m'est fort désagréable[837]

Il y avait pourtant un endroit par lequel elle devait lui agréer, puisqu'elle lui donnait lieu d'attaquer le roi de France, Charles VII, et de montrer de la sorte son dévouement aux Anglais; car il leur était fort attaché.

On fit paraître à côté de lui, devant le peuple, Jeanne en habit d'homme[838].

Maître Guillaume Erard commença son sermon de cette manière:

«Je prendrai pour thème cette parole de Dieu en Saint-Jean, chapitre XV: «La branche ne peut porter de fruits d'elle-même si elle ne demeure attachée à la vigne[839].» C'est ainsi que tous les catholiques doivent rester attachés à la vraie vigne de notre sainte mère l'Église, que la main de Notre-Seigneur Jésus-Christ a plantée. Or, Jeanne que voici, tombant d'erreur en erreur et de crime en crime, s'est séparée de l'unité de notre sainte mère l'Église et a scandalisé en mille manières le peuple chrétien.»

Puis il lui reprocha d'avoir beaucoup failli, d'avoir péché contre la Majesté royale, et contre Dieu et la foi catholique, toutes choses dont elle devait désormais se garder sous peine d'être brûlée.

Il s'éleva véhémentement contre l'orgueil de cette femme; il dit qu'il n'y avait jamais eu en France de monstre comme celui qui s'était manifesté en Jeanne; qu'elle était sorcière, hérétique, schismatique, et que le roi, qui la protégeait, encourait les mêmes reproches, du moment qu'il voulait recouvrer son trône par le moyen d'une semblable hérétique[840].

Vers le milieu de son sermon, il commença à s'écrier à haute voix:

—Ah! tu es bien abusée, noble maison de France, toi qui as été la maison très chrétienne! Charles, qui se dit roi et de toi gouverneur, a adhéré, comme hérétique et schismatique, aux paroles et actes d'une femme malfaisante, diffamée et de tout déshonneur pleine. Et non pas lui seulement, mais tout le clergé de son obéissance et seigneurie par lequel cette femme, suivant son dire, a été examinée et n'a point été reprise. C'est grande pitié[841]!

Maître Guillaume répéta deux ou trois fois les mêmes propos sur le roi Charles. Puis, s'adressant à Jeanne, il dit en levant le doigt:

—C'est à vous, Jeanne, que je parle; et je vous dis que votre roi est hérétique et schismatique.

Ces paroles offensaient cruellement Jeanne en son amour pour les lis de France et pour le roi Charles. Il se fit en elle un grand émoi, et elle entendit ses Voix qui lui disaient:

—Réponds hardiment à ce prêcheur qui te prêche[842].

Leur obéissant de bon cœur, elle interrompit maître Guillaume:

—Par ma foi, messire, lui dit-elle, révérence gardée, je vous ose bien dire et jurer, sous peine de ma vie, que c'est le plus noble chrétien de tous les chrétiens, et qui le mieux aime la foi et l'Église, et n'est point tel que vous dites[843].

Maître Guillaume donna ordre à l'huissier Jean Massieu de la faire taire[844]. Puis il acheva son sermon, et conclut en ces termes:

—Jeanne, voici messeigneurs les juges qui plusieurs fois vous ont sommée et requise que vous voulussiez soumettre tous vos faits et dits à notre sainte mère l'Église. Et en ces dits et faits étaient plusieurs choses, lesquelles, comme il semblait aux clercs, n'étaient bonnes à dire et à soutenir[845].

—Je vous répondrai, fit Jeanne.

Sur l'article de la soumission à l'Église, elle rappela qu'elle avait demandé que toutes les œuvres qu'elle avait faites et ses dits fussent envoyés à Rome devers notre Saint-Père le Pape, auquel, Dieu premier, elle se rapportait.

Elle ajouta:

—Et quant aux dits et faits que j'ai faits, je les ai faits de par Dieu[846].

Et elle déclara qu'elle n'entendait pas qu'on envoyât son procès au Pape, pour l'en faire juge.

—Je ne veux pas, dit-elle, que la chose se passe ainsi. Je ne sais pas ce que vous mettriez dans le procès. Je veux être menée au Pape et qu'il m'interroge[847].

On la poussait à charger son roi. On y perdit sa peine.

—De mes faits et dits je ne charge personne quelconque, ni mon roi ni autre. Et, s'il y a quelque faute, c'est à moi et non à autre[848].

—Voulez-vous révoquer tous vos dits et faits? Vos faits et dits que vous avez faits, qui sont réprouvés par les clercs, voulez-vous les révoquer?

—Je m'en rapporte à Dieu et à notre Saint-Père le Pape.

—Mais cela ne suffit pas. On ne peut aller quérir notre Saint-Père si loin. Les ordinaires sont juges chacun en son diocèse. Ainsi, il est besoin que vous vous en rapportiez à notre mère sainte Église, et que vous teniez pour vrai ce que les clercs et les gens qui s'y connaissent disent et ont déterminé au sujet de vos dits et faits[849].

Admonestée jusqu'à la troisième monition, Jeanne refusa d'abjurer[850]. Elle attendait avec confiance la délivrance promise par ses Voix, certaine que tout à coup viendraient des hommes d'armes de France et que, dans un grand tumulte de gens de guerre et d'anges, elle serait enlevée. C'est pour cela qu'elle avait tant voulu garder son habit d'homme.

Deux sentences avaient été préparées, l'une pour le cas où la coupable abjurerait son erreur, l'autre pour le cas où elle y persévérerait. La première relevait Jeanne de l'excommunication; par la seconde, le tribunal, déclarant qu'il ne pouvait plus rien pour elle, l'abandonnait au bras séculier. Le seigneur évêque les avait toutes deux sur lui[851].

Il prit la seconde et commença de lire.

«Au nom du Seigneur, ainsi soit-il. Tous les pasteurs de l'Église qui ont à cœur de prendre un soin fidèle de leur troupeau...»

Pendant cette lecture, les clercs qui se tenaient autour de Jeanne la pressaient d'abjurer tandis qu'il en était temps encore. Maître Nicolas Loiseleur l'exhortait à faire ce qu'il lui avait recommandé et à prendre un habit de femme.

Maître Guillaume Erard lui disait:

Faites ce qu'on vous conseille et vous serez délivrée de prison[852].

Les Voix montaient vers elle, instantes.

—Jeanne, nous avons si grande pitié de vous! Il faut que vous révoquiez ce que vous avez dit ou que nous vous abandonnions à la justice séculière.... Jeanne, faites ce qu'on vous conseille. Voulez-vous vous faire mourir[853]?

La sentence était longue; le seigneur évêque la lisait lentement:

..........................

«Nous, juges, ayant devant les yeux le Christ et l'honneur de la foi orthodoxe, afin que notre jugement émane de la face du Seigneur, nous disons et décrétons que tu as été mensongère, inventrice de révélations et apparitions prétendues divines; séductrice, pernicieuse, présomptueuse, légère en ta foi, téméraire, superstitieuse, devineresse, blasphématrice envers Dieu, les saints et les saintes; contemptrice de Dieu même dans ses sacrements, prévaricatrice de la loi divine, de la doctrine sacrée et des sanctions ecclésiastiques, séditieuse, cruelle, apostate, schismatique, engagée en mille erreurs contre notre foi, et à toutes ces enseignes, témérairement coupable envers Dieu et la sainte Église[854]

..........................

Le temps s'écoulait. Le seigneur évêque avait déjà lu la plus grande partie de la sentence[855]. Le bourreau était là, tout prêt à emmener la condamnée dans sa charrette[856].

Jeanne cria, les mains jointes, qu'elle voulait bien obéir à l'Église[857].

Le juge interrompit la lecture de la sentence.

À ce moment, une rumeur courut dans la foule composée en grande partie d'hommes d'armes anglais et d'officiers du roi Henri. Ignorants des usages de l'inquisition qui n'avait point été admise dans leur pays, ces Godons ne comprenaient rien à ce qui se passait, sinon que la sorcière était sauve; et comme ils estimaient la mort de Jeanne nécessaire à l'Angleterre, ils s'indignaient des étranges façons d'agir du seigneur évêque et des docteurs. Ce n'était point ainsi que, dans leur île, on en usait avec les sorcières; on les brûlait sans miséricorde, et tôt. Des murmures irrités s'élevèrent; quelques pierres furent lancées aux clercs du procès[858]; maître Pierre Maurice, qui mettait un grand zèle à affermir Jeanne dans ses bons propos, fut menacé, et peu s'en fallut que des coués ne lui fissent un mauvais parti[859]; maître Jean Beaupère et les délégués de l'Université de Paris reçurent leur part d'outrages; on les accusait de favoriser les erreurs de Jeanne[860]. Qui savait mieux qu'eux l'injustice de ces reproches?

Quelques-uns des hauts personnages assis sur l'estrade à côté des juges se plaignirent au seigneur évêque de ce qu'il n'allait pas au bout de la sentence et admettait Jeanne à résipiscence.

Même il fut injurieusement traité, car on l'entendit qui s'écriait:

—Vous me le payerez.

Il menaçait de suspendre le procès.

—Je viens d'être insulté, disait-il. Je ne procéderai pas plus avant jusqu'à ce qu'il m'ait été fait amende honorable[861].

Dans le tumulte, maître Guillaume Erard, dépliant une feuille de papier double, lut à Jeanne la cédule d'abjuration libellée au moment où l'on avait recueilli l'opinion des maîtres. Elle n'était pas plus longue qu'un Pater, et comprenait six à sept lignes d'écriture. Rédigée en français, elle commençait par ces mots: «Je, Jeanne...» La Pucelle s'y soumettait à la détermination, au jugement et aux commandements de l'Église; reconnaissait avoir commis le crime de lèse-majesté et séduit le peuple. Elle s'engageait à ne plus porter les armes ni l'habit d'homme, ni les cheveux taillés en rond[862].

Quand maître Guillaume eut lu la cédule, Jeanne déclara qu'elle ne comprenait pas ce qu'il voulait dire et que là-dessus elle avait besoin d'être avisée[863]. On l'entendit qui demandait conseil à saint Michel[864]. Elle croyait encore fidèlement à ses Voix, qui pourtant ne l'avaient point aidée en cette cruelle nécessité, et qui ne lui épargnaient pas la honte de les renier, car, si simple qu'elle était, elle savait bien au fond ce que les clercs lui demandaient et qu'ils ne la laisseraient pas aller sans avoir obtenu d'elle un grand renoncement. Et ce qu'elle en disait n'était plus que pour gagner du temps et parce que, ayant peur de la mort, cependant elle ne pouvait se résoudre à mentir.

Sans perdre un instant, maître Guillaume dit à messire Jean Massieu l'huissier:

—Conseillez-la pour cette abjuration.

Et il lui passa la cédule.

Messire Jean Massieu s'excusa d'abord; puis il avertit Jeanne du péril où elle se mettrait par son refus.

—Comprenez bien, lui dit-il, que, si vous allez à rencontre d'aucuns de ces articles, vous serez brûlée. Je vous conseille de vous en rapporter à l'Église universelle si vous devez abjurer ces articles ou non.

Maître Guillaume Erard demanda à Jean Massieu:

—Eh bien, que lui dites-vous?

Jean Massieu répondit:

—Je fais connaître à Jeanne le texte de la cédule et je l'invite à signer. Mais elle déclare qu'elle ne saurait.

À ce moment Jeanne, qu'on pressait toujours de signer, dit à haute voix:

—Je veux que l'Église délibère sur les articles. Je m'en rapporte à l'Église universelle si je les dois abjurer ou non. Que la cédule soit lue par l'Église et par les clercs aux mains desquels je dois être placée. Si leur avis est que je doive la signer et faire ce qui m'est dit, je le ferai volontiers.

Maître Guillaume Erard répliqua vivement:

—Faites-le maintenant, sinon vous serez brûlée aujourd'hui même.

Et il défendit à Jean Massieu de conférer davantage avec elle.

Jeanne dit alors qu'elle aimait mieux signer que d'être brûlée[865].

Tout de suite, messire Jean Massieu lui donna une seconde lecture de la cédule. Elle répétait les mots à mesure que l'huissier les prononçait[866]. Soit qu'il passât sur sa face contractée par des émotions violentes une sorte de ricanement, soit que sa raison, sujette de tous temps à des troubles étranges, eût sombré dans les affres et les tortures d'un procès d'Église et qu'elle ressentît vraiment, après tant de douleurs, les lugubres joies de la folie; soit que, au contraire, en son bon sens et d'esprit rassis, elle se moquât des clercs de Rouen, comme elle en était bien capable après s'être moquée des clercs de Poitiers, elle avait l'air de plaisanter et l'on remarquait dans l'assistance qu'elle prononçait en riant les mots de son abjuration[867]. Parmi ces bourgeois, ces prêtres, ces artisans et ces hommes d'armes qui voulaient sa mort, sa gaieté apparente ou réelle excita des colères. Force gens disaient: «C'est une pure trufferie. Jeanne n'a fait que se moquer[868]

Maître Laurent Calot, secrétaire du roi d'Angleterre, se montrait des plus agités. On le voyait à la fois près des juges et près de l'accusée, très violent. Un seigneur de Picardie qui se trouvait là, celui-là même qui dans le château de Beaurevoir avait essayé des mignardises avec la prisonnière, crut remarquer que cet Anglais faisait signer de force un papier à Jeanne[869]. Il se trompait; il y a toujours dans les foules des gens pour voir les choses de travers: l'évêque n'eût rien souffert de pareil; il était à la dévotion du Régent, mais sur les formes il ne cédait point. Cependant, sous une tempête d'injures, sous une grêle de pierres, dans le cliquetis des épées, les insignes maîtres, les illustres docteurs pâlissaient. Le prieur de Longueville guettait le moment de s'excuser auprès de monseigneur le cardinal de Winchester[870].

Un chapelain du cardinal interpella vivement, sur l'estrade, le seigneur évêque.

—Vous faites mal d'accepter une abjuration pareille, c'est une dérision.

—Vous mentez, répliqua messire Pierre. Juge en cause de foi, je dois plutôt chercher le salut de cette femme que sa mort.

Le cardinal fit taire son chapelain[871].

On rapporte que le comte de Warwick, s'avançant vers les juges, se plaignit à eux de ce qu'ils avaient fait et ajouta:

—Le roi est mal servi, puisque Jeanne échappe.

Et l'on assure que l'un d'eux répondit:

—Messire, n'ayez cure; nous la rattraperons bien[872].

Il est peu croyable qu'il s'en soit trouvé un seul pour le dire; mais, sans doute, plusieurs, dès ce moment, le pensaient.

Quel mépris devait éprouver l'évêque de Beauvais pour ces esprits obtus, incapables de comprendre le service qu'il rendait à la vieille Angleterre en obligeant cette fille à reconnaître que tout ce qu'elle avait déclaré et soutenu à l'honneur de son roi n'était que mensonge et illusion.

Avec une plume que Massieu lui tendit, Jeanne fit une croix au bas de la cédule[873].

Monseigneur de Beauvais lut, au milieu des grognements et des jurements des Anglais, la sentence la plus miséricordieuse. Par cette sentence, Jeanne était relevée de l'excommunication, réconciliée avec notre sainte mère l'Église[874].

De plus la sentence portait:

..........................

«... Parce que tu as péché témérairement envers Dieu et envers la sainte Église, nous, juges, pour que tu fasses une pénitence salutaire, notre clémence et notre modération étant sauves, nous te condamnons finalement et définitivement à la prison perpétuelle, avec le pain de douleur et l'eau d'angoisse, de telle sorte que là tu pleures tes fautes et n'en commettes plus qui soient à pleurer[875]

..........................

Cette peine, comme toutes les autres peines, excepté la mort et la mutilation des membres, était dans les pouvoirs des juges d'Église et ils la prononçaient si fréquemment que, dans les premiers temps de la sainte inquisition, les pères du concile de Narbonne disaient que les pierres et le mortier allaient manquer avec l'argent[876]. C'était une peine, sans doute, mais une peine qui différait par son caractère et sa signification des peines infligées par la justice laïque; c'était une pénitence. Selon la justice ecclésiastique, toute miséricordieuse, la prison était un lieu favorable où le condamné faisait, en mangeant le pain de douleur et en buvant l'eau de tribulation, une pénitence perpétuelle. Insensé celui qui, refusant d'y entrer ou s'en échappant, rejetait cette médecine salutaire! Il s'évadait ainsi du doux tribunal de la pénitence, et l'Église, avec tristesse, le retranchait de la communion des fidèles. En prononçant cette peine, qu'un bon catholique devait nommer plutôt un bien, monseigneur l'évêque et monseigneur le sacré vicaire de l'inquisition se conformaient à l'usage de notre sainte mère l'Église dans sa réconciliation avec les hérétiques. Mais étaient-ils en état de faire exécuter leur sentence? La prison à laquelle ils avaient condamné Jeanne, la prison expiatoire, l'emmurement salutaire, c'était la chartre d'église, les cachots de l'officialité. Pouvaient-ils l'y placer?

Jeanne, se tournant vers eux, leur dit:

—Or ça, entre vous gens d'Église, menez-moi en vos prisons et que je ne sois plus entre les mains des Anglais[877].

Plusieurs de ces clercs le lui avaient promis[878]; ils l'avaient trompée; ils savaient que ce n'était pas possible, les gens du roi d'Angleterre ayant stipulé de reprendre Jeanne après le procès[879].

Le seigneur évêque donna cet ordre:

—Menez-la où vous l'avez prise[880].

Juge d'Église, il commettait le crime de livrer sa fille réconciliée, sa fille pénitente, à des laïques parmi lesquels elle ne pourrait pleurer ses péchés, et qui, en haine de son corps, au mépris de son âme, la devaient tenter et faire retomber dans sa faute.

Tandis que Jeanne était ramenée en charrette à la tour sur les champs, les soldats l'insultaient et leurs chefs les laissaient faire[881].

Cependant, le vicaire inquisiteur, assisté de plusieurs docteurs et maîtres, se rendit dans la prison et exhorta Jeanne charitablement. Elle promit de mettre des vêtements de femme et se laissa raser la tête[882].

Madame la duchesse de Bedford, sachant que Jeanne était vierge, veillait à ce qu'elle fût traitée avec respect[883]. Comme naguère les dames de Luxembourg, elle s'efforçait de lui faire reprendre les habits de son sexe. Elle lui avait fait faire, par un tailleur nommé Jeannotin Simon, une robe que Jeanne avait jusque-là refusé de mettre. Jeannotin apporta le vêtement féminin à la prisonnière qui, cette fois, ne le refusa pas. En le lui passant, Jeannotin lui prit doucement le sein. Elle se fâcha et lui donna un soufflet[884].

Au surplus, elle consentit à porter la robe donnée par la duchesse.

CHAPITRE XIV
LA CAUSE DE RELAPSE. — SECONDE SENTENCE. — MORT DE LA PUCELLE.

Le dimanche suivant, dimanche de la Trinité, une rumeur court du château jusqu'aux ruelles où les clercs avaient leurs maisons pointues dans l'ombre de la cathédrale: «Jeanne a repris l'habit d'homme.» Aussitôt notaires et assesseurs se rendent à la tour du côté des champs. Une centaine d'hommes d'armes, qui se trouvaient dans le bayle, les accueillent par des vociférations et des menaces. Ces trognes ne comprennent pas encore que les juges ont conduit le procès à l'honneur de la vieille Angleterre et à la honte des Français, puisqu'ils ont amené la Pucelle des Armagnacs, pourtant si opiniâtre dans ses dires, à confesser ses impostures et qu'on sait maintenant, par le monde, que Charles de Valois fut mené à son sacre par une hérétique. Mais non! ces brutes n'auront de cesse qu'ils ne voient brûler une pauvre fille prisonnière, qui leur a fait peur. Ils traitent les docteurs et maîtres de faux traîtres, de faux conseillers et d'Armagnacs[885].

Maître André Marguerie, bachelier en décrets, archidiacre de Petit-Caux, conseiller du roi[886], s'enquiert, dans le bayle, de ce qui est arrivé. Il s'était montré fort assidu au procès de la Pucelle, qu'il jugeait une fille très rusée[887]; encore voulait-il apprécier en connaissance de cause.

—Ce n'est pas tout que de voir Jeanne vêtue de l'habit d'homme, dit-il. Il faut en outre connaître les motifs qui le lui ont fait reprendre.

Maître André Marguerie était un orateur habile, une des lumières du concile de Constance; mais, un homme d'armes ayant levé contre lui sa hache, en lui criant: «Traître, Armagnac!», il ne demanda plus rien et s'alla mettre au lit, très malade[888].

Ces clercs inflexibles, qui tenaient tête aux rois et faisaient la leçon au pape, craignaient les coups. On ne procéda pas judiciairement ce jour-là, de peur des horions et par égard pour la solennité du jour.

Le lendemain, lundi 28, monseigneur de Beauvais et le vicaire inquisiteur, accompagnés de plusieurs docteurs et maîtres, se rendirent au château. Messire Guillaume Manchon, le greffier, y fut mandé. Sa couardise était telle, qu'il ne se risqua que sous la conduite d'un homme d'armes du comte de Warwick[889]. Ils trouvèrent Jeanne vêtue de l'habit d'homme, gippon et robe courte; un chaperon couvrait sa tête rasée. Elle avait le visage plein de larmes et défiguré par une horrible douleur[890].

On lui demanda quand et pourquoi elle avait repris cet habit.

Elle répondit:

—J'ai naguère repris l'habit d'homme et laissé l'habit de femme.

—Pourquoi l'avez-vous pris et qui vous l'a fait prendre?

—Je l'ai pris de ma volonté, sans nulle contrainte. J'aime mieux l'habit d'homme que de femme.

—Vous aviez promis et juré de ne point reprendre l'habit d'homme.

—Oncques n'entendis que j'eusse fait serment de ne le point prendre.

—Pour quelle cause l'avez-vous repris?

—Pour ce qu'il m'est plus licite de le reprendre et avoir habit d'homme, étant entre les hommes, que d'avoir habit de femme... Je l'ai repris pour ce qu'on ne m'a point tenu ce qu'on m'avait promis, c'est à savoir que j'irais à la messe et recevrais mon Sauveur, et qu'on me mettrait hors de fers.

—Avez-vous abjuré mêmement de ne pas reprendre cet habit?

—J'aime mieux à mourir que d'être aux fers. Mais si on me veut laisser aller à la messe et ôter hors des fers, et mettre en prison gracieuse, et que j'aie une femme, je serai bonne et ferai ce que l'Église voudra.

—Depuis jeudi n'avez-vous point ouï vos Voix?

—Oui.

—Que vous ont-elles dit?

—Elles m'ont dit que Dieu m'a mandé par saintes Catherine et Marguerite la grande pitié de la trahison que je consentis en faisant l'abjuration et révocation pour sauver ma vie, et que je me damnais pour sauver ma vie. Avant jeudi mes Voix m'avaient dit ce que je ferais, et ce que je fis ce jour. Mes Voix me dirent, en l'échafaud, que je répondisse à ce prêcheur hardiment. C'est un faux prêcheur. Il a dit plusieurs choses que je n'ai point faites. Si je disais que Dieu ne m'a envoyée, je me damnerais. Vrai est que Dieu m'a envoyée. Mes Voix m'ont dit depuis que j'avais fait grande mauvaiseté de confesser que je n'eusse point bien fait. De peur du feu, j'ai dit ce que j'ai dit[891].

Ainsi parla Jeanne, douloureusement. Dès lors que deviennent ces propos de cloître et de sacristie, ces histoires de viols rapportés plus tard par un greffier et deux religieux[892]? Et comment messire Massieu nous fera-t-il croire que Jeanne, ne trouvant pas ses jupes, qu'on lui avait ôtées, passa des chausses pour aller à la selle, ne voulant pas se montrer nue devant ses gardiens[893]? La vérité est tout autre, et c'est Jeanne qui la confesse avec courage et simplicité. Elle se repentait de son abjuration, comme du plus grand péché qu'elle eût fait en sa vie, elle ne se pardonnait pas d'avoir menti de peur de mourir. Ses Voix qui, avant le prêche de Saint-Ouen, lui avaient prédit qu'elle les renierait, vinrent lui dire «la grande pitié de sa trahison». Pouvaient-elles parler autrement, puisqu'elles étaient les voix de son cœur? Et Jeanne pouvait-elle ne pas les entendre comme elle les avait entendues chaque fois qu'elles lui avaient conseillé le sacrifice et l'offre d'elle-même? Elle avait repris l'habit d'homme pour rentrer dans l'obéissance de son Conseil céleste, parce qu'elle ne voulait pas racheter sa vie en reniant l'ange et les saintes, et parce qu'enfin, de corps et de consentement, elle abjurait son abjuration.

Cela, toutefois, reste à la charge des Anglais, qu'ils lui avaient laissé ses habits d'homme. Il y aurait eu plus d'humanité à les lui prendre, puisqu'elle ne pouvait les remettre sans se faire mourir. On les lui avait enveloppés dans un sac[894]. Et même ses gardiens peuvent-ils être soupçonnés de l'avoir tentée en lui plaçant sous les yeux ces hardes auxquelles elle attachait des idées heureuses. Le peu de bien qu'elle avait en ce monde et jusqu'à sa pauvre bague de laiton, on lui avait tout ôté; on ne lui laissait que cet habit, qui était sa mort.

Cela encore reste à la charge des juges ecclésiastiques, qu'ils ne devaient pas la condamner à la prison, s'ils prévoyaient qu'ils ne la pourraient mettre aux prisons d'Église, ni lui ordonner une pénitence qu'ils savaient qu'ils ne pourraient lui infliger. Cela reste à la charge de l'évêque de Beauvais et du vice-inquisiteur qu'après avoir, pour le bien de cette âme pécheresse, prescrit le pain d'amertume et l'eau d'angoisse, ils ne lui donnèrent ni cette eau ni ce pain, mais la livrèrent déshonorée à ses cruels ennemis.

En prononçant ces paroles: «Dieu m'a mandé par saintes Catherine et Marguerite la grande pitié de la trahison que je consentis», Jeanne consomma le sacrifice de sa vie[895].

L'évêque et l'inquisiteur n'avaient plus qu'à procéder conformément à la loi. Pourtant l'interrogatoire dura quelques instants encore.

—Croyez-vous que vos Voix soient sainte Marguerite et sainte Catherine?

—Oui, et de Dieu.

—Dites-nous la vérité touchant la couronne.

—De tout je vous ai dit la vérité au procès, le mieux que j'ai su.

—En l'échafaud, devant nous juges et autres, devant le peuple, quand vous avez abjuré, vous avez reconnu que vous vous étiez vantée mensongèrement que ces Voix étaient celles des saintes Catherine et Marguerite.

—Je ne l'entendais point ainsi faire ou dire. Je n'ai point dit ou entendu révoquer mes apparitions, c'est à savoir que ce fussent saintes Marguerite et Catherine. Et tout ce que j'ai fait, c'est de peur du feu et n'ai rien révoqué que ce ne soit contre la vérité. J'aime mieux faire ma pénitence en une fois, c'est à savoir à mourir, qu'endurer plus longuement peine en chartre. Je ne fis oncques chose contre Dieu ou la foi, quelque chose qu'on m'ait fait révoquer. Ce qui était en la cédule de l'abjuration, je ne l'entendais point. Alors, je n'en entendais point révoquer quelque chose, à moins qu'il ne plût à Notre-Seigneur. Si les juges veulent, je reprendrai habit de femme. Pour le reste, je n'en ferai autre chose[896].

Sortant de la prison, monseigneur de Beauvais rencontra le comte de Warwick en nombreuse compagnie; il lui dit, moitié en anglais moitié en français: «Farewell. Faites bonne chère.» On veut qu'il ait ajouté en riant: «C'est fait! Elle est prise[897].» Tout cela sans doute était son œuvre, mais il n'est pas sûr qu'il ait ri.

Le lendemain, mardi 29, il réunit le tribunal dans la chapelle de l'archevêché. Les quarante-deux assesseurs présents furent instruits de ce qui s'était passé la veille et invités à donner leur avis, qui ne pouvait être douteux[898]. Tout hérétique qui rétractait sa confession était tenu pour parjure, non seulement impénitent, mais relaps. Et les relaps étaient abandonnés au bras séculier[899].

Maître Nicolas de Venderès, chanoine, archidiacre, opina le premier:

—Jeanne est et doit être censée hérétique. Il faut la laisser à la justice séculière[900].

Le seigneur abbé de Fécamp s'exprima en ces termes:

—Jeanne est relapse. Toutefois, il est bon que la cédule, qui lui a été lue, lui soit relue encore une fois et, qu'en même temps, on lui rappelle la parole de Dieu. La sentence une fois portée par les juges, il faudra laisser Jeanne à la justice séculière en la priant d'agir avec douceur[901].

Cette prière d'agir avec douceur était une clause de style; si le prévôt de Rouen en avait tenu compte, il aurait été aussitôt excommunié, sans préjudice des peines temporelles[902]. Toutefois, quelques conseillers spécifièrent qu'il n'y avait pas lieu à supplication miséricordieuse, écartant ainsi jusqu'à l'ombre et au simulacre de la pitié.

Maître Guillaume Erard et plusieurs autres assesseurs, parmi lesquels maîtres Marguerie, Loiseleur, Pierre Maurice, frère Martin Ladvenu, opinèrent comme le seigneur abbé de Fécamp[903].

Maître Thomas de Courcelles ajouta qu'il fallait que cette femme fût encore charitablement admonestée au sujet du salut de son âme.

Et ce fut aussi l'opinion de frère Isambart de la Pierre[904].

Le seigneur évêque, ayant recueilli les avis, conclut qu'il devait être procédé contre Jeanne comme relapse. En conséquence, il l'assigna à comparaître le lendemain, 30 mai, sur la place du Vieux-Marché[905].

Ce mercredi 30 mai, dans la matinée, les deux jeunes frères prêcheurs, bacheliers en théologie, frère Martin Ladvenu et frère Isambart de la Pierre, se rendirent auprès d'elle, sur l'ordre de monseigneur de Béarnais. Frère Martin lui annonça qu'elle devait mourir ce jour-là.

À l'approche de cette mort cruelle et dans le silence de ses Voix, elle comprit enfin qu'elle ne serait pas sauvée, et, cruellement éveillée de son rêve, sentant à la fois la terre et le Ciel lui manquer, elle tomba dans un profond désespoir.

—Hélas! s'écria-t-elle, me traitera-t-on aussi horriblement et cruellement qu'il faille que mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et réduit en cendres? Ah! ah! j'aimerais mieux être décapitée sept fois que d'être ainsi brûlée. Hélas! si j'eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m'étais soumise, et que j'eusse été gardée par les gens d'Église, non par mes ennemis et adversaires, il ne me fût pas si misérablement arrivé malheur. Oh! j'en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu'on me fait[906].

Comme elle se lamentait, les docteurs et maîtres Nicolas de Venderès, Pierre Maurice et Nicolas Loiseleur entrèrent dans la prison; ils venaient sur l'ordre de monseigneur de Beauvais. La veille, trente-neuf conseillers sur quarante-deux, en déclarant que Jeanne était relapse, avaient ajouté qu'ils estimaient bon de lui remémorer les termes de sa rétractation[907]. Et, pour déférer aux vœux de ces clercs, le seigneur évêque avait envoyé quelques savants docteurs auprès de la relapse et résolu de s'y rendre lui-même.

Elle dut subir un dernier interrogatoire.

—Croyez-vous que vos Voix et apparitions procèdent de bons ou de mauvais esprits?

—Je ne sais; je m'en attends à ma mère l'Église[908].

Maître Pierre Maurice, qui lisait Térence et Virgile, se sentait de la pitié pour cette pauvre Pucelle. La veille, il l'avait déclarée relapse parce que sa science théologique l'y obligeait; et maintenant, il prenait souci du salut de cette âme en péril, qui ne pouvait être sauvée qu'en reconnaissant la fausseté de ses Voix.

—Sont-elles bien réelles? demanda-t-il.

Elle répondit:

—Soit bons, soit mauvais, ils me sont apparus.

Elle affirma qu'elle avait vu de ses yeux, entendu de ses oreilles les Voix et les apparitions dont on avait parlé au procès.

Elle les entendait surtout, disait-elle, à l'heure de complies et de matines, quand sonnaient les cloches[909].

Maître Pierre Maurice ne pouvait professer la philosophie pyrrhonienne, comme un secrétaire de pape; mais il était enclin à interpréter raisonnablement les phénomènes de la nature, si l'on en juge par cette observation qu'il fit alors, que souvent, en écoutant les cloches, on croit entendre des paroles.

Sans rien dire de précis sur la figure de ses apparitions, Jeanne expliqua qu'elles lui venaient en grande multitude et toutes petites. Elle n'y croyait plus, voyant bien qu'elles l'avaient déçue.

Maître Pierre Maurice lui demanda ce qu'il en était de l'ange qui avait apporté la couronne.

Elle répondit qu'il n'y avait jamais eu d'autre couronne que la couronne promise par elle à son roi, et que l'ange, c'était elle[910].

À ce moment, le seigneur évêque de Beauvais et le vicaire inquisiteur entrèrent dans la prison, accompagnés de maître Thomas de Courcelles et de maître Jacques Lecamus.

À la vue du juge qui l'avait mise au point où elle en était, elle cria:

—Évêque, je meurs par vous!

Pour réponse, il lui adressa de pieuses remontrances:

—Ah! Jeanne, prenez tout en patience, vous mourrez parce que vous n'avez pas tenu ce que vous nous aviez promis et que vous êtes retournée à votre premier maléfice[911]. Or, ça, Jeanne, lui demanda-t-il, vous nous avez toujours dit que vos Voix vous promettaient votre délivrance, et vous voyez maintenant comment elles vous ont déçue; dites-nous maintenant la vérité.

Elle répondit:

—Vraiment, je vois bien qu'elles m'ont déçue[912].

L'évêque et le vicaire inquisiteur se retirèrent. Ils étaient venus à bout d'une pauvre fille de vingt ans.

«Si les hérétiques se repentent après leur condamnation et que les signes de leur repentir soient manifestes, on ne peut leur refuser les sacrements de pénitence et d'eucharistie, en tant qu'ils les demanderont avec humilité[913].» Ainsi disposaient les sacrées décrétales. Mais aucune rétractation, aucune assurance de la conformité de sa foi avec celle de l'Église ne pouvait sauver le relaps. On lui accordait la confession, l'absolution et la communion; c'est-à-dire qu'au forum du sacrement, on croyait à la sincérité de son repentir et de sa conversion. En même temps on lui déclarait que juridiquement on ne le croyait pas et que, par conséquent, il lui fallait mourir[914].

Frère Martin Ladvenu entendit Jeanne en confession. Puis il envoya messire Massieu, l'huissier, auprès de monseigneur de Beauvais, pour lui faire savoir qu'elle demandait qu'on lui donnât le corps de Jésus-Christ.

L'évêque réunit à ce sujet quelques docteurs; et, sur leur délibération, il répondit à l'huissier:

—Vous direz à frère Martin de lui donner la communion et tout ce qu'elle demandera.

Messire Massieu revint au château aviser frère Martin de cette réponse. Frère Martin entendit une seconde fois Jeanne en confession et lui administra le sacrement de pénitence[915].

Un clerc nommé Pierre apporta le corps de Notre-Seigneur, mais d'une façon irrévérencieuse, sur une patène enveloppée du linge dont on couvre le calice, sans lumières, sans cortège, sans surplis et sans étole[916].

Frère Martin, mal satisfait, envoya quérir une étole et des cierges.

Puis, prenant entre ses doigts l'hostie consacrée et la présentant à Jeanne:

—Croyez-vous que ce soit le corps du Christ?

—Oui, et celui-là seul qui me peut délivrer.

Et elle pria qu'il lui fût administré.

L'officiant demanda:

—Croyez-vous encore à vos Voix?

—Je crois seulement en Dieu et ne veux plus ajouter foi à ces Voix qui m'ont ainsi déçue[917].

Et elle reçut le corps de Notre-Seigneur très dévotement et en pleurant d'abondantes larmes.

Puis elle fit à Dieu, à la Vierge Marie et aux saints de belles et dévotes oraisons et donna de grands signes de pénitence, dont les personnes présentes furent touchées jusqu'aux larmes[918].

Elle dit, contrite et dolente, à maître Pierre Maurice[919]:

—Maître Pierre, où serai-je ce soir?

—N'avez-vous pas bonne espérance dans le Seigneur? demanda le chanoine.

—Oui, Dieu aidant, je serai en paradis[920].

Maître Nicolas Loiseleur l'exhorta à extirper l'erreur qu'elle avait semée dans le peuple.

—Il faut pour cela que vous déclariez en public que vous avez été abusée et avez abusé le peuple, et que vous en demandiez humblement pardon.

Mais, craignant de ne pas se le rappeler comme il faudrait, quand elle serait en jugement public, elle demanda à frère Martin de le lui remettre alors en mémoire, ainsi que les autres choses concernant son salut[921].

Maître Loiseleur s'en alla en donnant les signes d'une douleur extravagante, et, marchant comme fou dans les rues, se fit huer par les Godons[922].

Il était environ neuf heures du matin quand Jeanne, tirée avec frère Martin et messire Massieu hors de la prison où elle était enchaînée depuis cent soixante-dix-huit jours, fut mise dans une charrette et menée, entre une escorte de quatre-vingts hommes d'armes, à travers les rues étroites, à la place du Vieux-Marché, assez près de la rivière[923]. Cette place était resserrée entre une halle de bois, la halle de la boucherie, à l'est, et les aîtres Saint-Sauveur à l'ouest, c'est-à-dire le cimetière qui bordait, du côté de la place, l'église Saint-Sauveur[924]. On avait élevé trois échafauds en cet endroit, l'un contre le pignon nord de la halle, et, en les montant, on avait rompu plusieurs tuiles du toit[925]. C'est sur cet échafaud que Jeanne devait être exposée et prêchée. Un autre échafaud, plus vaste, se dressait sur le cimetière. Les juges y devaient siéger, avec les prélats[926]. Pour prononcer les condamnations en matière de foi, qui étaient des actes de juridiction ecclésiastique, l'inquisiteur et l'ordinaire choisissaient de préférence un territoire consacré, un sol bénit. Il est vrai qu'une bulle du pape Lucius interdisait de prononcer des sentences de mort dans les églises et les cimetières; mais les juges éludaient cette prescription, en recommandant au bras séculier de modérer sa sentence. Le troisième échafaud, situé en face de celui-là, sur le milieu de la place, au lieu ordinaire des exécutions, était de plâtre et chargé de bois, le bûcher. À l'estache qui le surmontait un écriteau était cloué portant ces mots:

«Jehanne qui s'est faict nommer la Pucelle, menteresse, pernicieuse, abuseresse du peuple, divineresse, superstitieuse, blasphemeresse de Dieu, presumptueuse, malcreant de la foy de Jhésucrist, vanteresse, ydolatre, cruelle, dissolue, invocateresse de diables, apostate, scismatique et hérétique[927]

La place était gardée par cent soixante hommes d'armes d'Angleterre. Une foule de curieux se pressait derrière les soldats; les fenêtres regorgeaient de spectateurs et les toits en étaient couverts. Jeanne fut hissée sur l'échafaud adossé au pignon de la halle. Elle portait une robe longue; sa tête était couverte d'un chaperon[928]. Maître Nicolas Midi, docteur en théologie, monta sur le même ambon et se mit à la prêcher[929]. Il avait pris pour texte de son sermon la parole de l'Apôtre dans la première épître aux Corinthiens: «Si un membre souffre, tous les membres souffrent.» Jeanne ouït patiemment le sermon[930].

Puis monseigneur de Beauvais, en son nom et au nom du vicaire inquisiteur, prononça la sentence.

Il décréta Jeanne hérétique et relapse.

... «Nous décidons que toi, Jeanne, membre pourri dont nous voulons empêcher que l'infection ne se communique aux autres membres, tu dois être rejetée de l'unité de l'Église, tu dois être arrachée de son corps, tu dois être livrée à la puissance séculière; et nous te rejetons, nous t'arrachons, nous t'abandonnons, priant que cette même puissance séculière, en deçà de la mort et de la mutilation des membres, modère envers toi sa sentence[931]...»

Par cette formule, le juge d'Église s'ôtait par avance toute part dans la mort violente d'une créature: Ecclesia abhorret a sanguine[932]. Mais chacun savait ce que valait cette prière et que si, par impossible, le magistrat y eût cédé, il aurait encouru les mêmes peines que l'hérétique. À ce moment, la ville de Rouen eût appartenu au roi Charles, que le roi Charles lui-même n'eût pu sauver la Pucelle du bûcher.

La sentence prononcée, Jeanne poussa des soupirs à fendre les cœurs. Tout pleurant, elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, à Notre-Dame, aux benoîts saints du paradis, dont elle désigna nommément plusieurs. Elle demanda merci très humblement à toute manière de gens, de quelque condition ou état qu'ils fussent, tant de l'autre parti que du sien, requérant qu'ils voulussent lui pardonner le mal qu'elle leur avait fait et prier pour elle. Elle demanda pardon à ses juges, aux Anglais, au roi Henri, aux princes anglais du royaume. S'adressant à tous les prêtres là présents, elle pria que chacun d'eux voulût bien dire une messe pour le salut de son âme[933].

Ainsi, durant une demi-heure, elle exprima, dans les pleurs et les gémissements, les sentiments d'humilité et de contrition que les clercs lui avaient inspirés[934].

Cependant, elle songeait encore à défendre l'honneur de ce gentil dauphin qu'elle avait tant aimé.

On l'entendit qui disait:

—Je n'ai jamais été induite par mon roi à faire ce que j'ai fait, soit bien, soit mal[935].

Beaucoup pleuraient. Quelques Anglais riaient. Les capitaines ne comprenant rien à ces cérémonies édifiantes de la justice d'Église, plusieurs s'impatientèrent et, voyant messire Massieu qui, sur l'ambon, exhortait Jeanne à faire une bonne fin, ils lui crièrent:

—Quoi donc? prêtre, nous feras-tu dîner ici[936]?

À Rouen, quand un hérétique était abandonné au bras séculier, l'usage était de le conduire au conseil de la ville, qu'on nommait la cohue, pour lui signifier sa sentence[937]. On n'observa pas ces formes à l'égard de Jeanne. Le bailli, messire Le Bouteiller, qui était présent, fit un signe de la main et dit: «Menez, menez[938]!» Aussitôt deux sergents du roi la tirèrent en bas de l'échafaud et la placèrent dans la charrette qui attendait. On coiffa sa tête rasée d'une grande mitre de papier sur laquelle ces mots étaient écrits: «Hérétique, relapse, apostate, idolâtre» et on la remit au bourreau[939].

Un témoin l'entendit qui disait:

—Ah! Rouen, j'ai grand'peur que tu n'aies à souffrir de ma mort[940].

C'était donc qu'elle se croyait encore l'envoyée du Ciel et l'ange du royaume de France. Et il est possible que l'illusion cruellement arrachée soit revenue au dernier instant l'envelopper de ses voiles bienfaisants. Il semble toutefois qu'elle était brisée et qu'il ne subsistait plus en elle qu'une infinie horreur de mourir et la piété d'un enfant.

Les juges d'Église eurent à peine le temps de descendre pour fuir un spectacle dont ils n'auraient pu être témoins sans encourir l'irrégularité. Ils pleuraient tous; le seigneur évêque de Thérouanne, chancelier d'Angleterre, avait les yeux pleins de larmes; le cardinal de Winchester, qui n'entrait jamais dans une église, disait-on, que pour y demander à Dieu la mort d'un ennemi[941], avait pitié de cette fille si contrite et si désolée; maître Pierre Maurice, ce chanoine qui lisait l'Énéide, ne retenait pas ses pleurs. Tous les prêtres qui l'avaient livrée au bourreau étaient édifiés de la voir faire une fin si sainte; c'est ce que voulait dire maître Jean Alespée, quand il soupirait: «Je voudrais que mon âme fût où je crois qu'est l'âme de cette femme[942]

Il faisait application à cette malheureuse créature et à lui-même de cette strophe de la prose des morts:

Qui Mariam absolvisti,
Mihi quoque spem dedisti
[943].

Et sans doute il n'en pensait pas moins qu'elle s'était elle-même mise dans le cas de mourir par ses hérésies et son opiniâtreté.

Les deux jeunes frères prêcheurs et l'huissier Massieu accompagnèrent Jeanne au bûcher.

Elle demanda une croix. Un Anglais lui en fit une petite avec deux morceaux de bois et la lui donna. Elle la reçut dévotement, la baisa et la mit sur son sein, entre sa chair et ses vêtements. Puis elle supplia frère Isambart d'aller à l'église voisine chercher une croix, de la lui apporter et de la tenir dressée devant elle, afin que la croix où Dieu pendit fût, elle vivante, continuellement offerte à sa vue. Massieu la fit demander au clerc de Saint-Sauveur, qui l'apporta. Jeanne embrassa cette croix bien étroitement et longuement en pleurant, et ses mains la pressèrent tant qu'elles furent libres[944].

Pendant qu'on la liait à l'estache, elle invoquait spécialement saint Michel et il n'y avait plus là, du moins, d'interrogateur pour lui demander si c'était vraiment celui qu'elle voyait dans le jardin de son père. Elle pria aussi sainte Catherine[945].

Quand elle vit mettre le feu au bûcher, elle cria d'une voix forte «Jésus!» Elle répéta ce nom plus de six fois[946]. On l'entendit aussi qui demandait de l'eau bénite[947].

D'ordinaire, le bourreau, pour abréger les souffrances du patient, l'étouffait dans une épaisse fumée avant que les flammes eussent monté; mais l'exécuteur de Rouen éprouvait un grand trouble à l'idée des prodiges accomplis par cette pucelle et il pouvait difficilement atteindre jusqu'à elle, parce que le bailli avait fait construire en plâtre un échafaud trop élevé. Il jugea lui-même, bien que fort endurci, qu'elle souffrait une trop cruelle mort[948].

Jeanne prononça une fois encore le nom de Jésus, inclina la tête et rendit l'esprit[949].

Une fois qu'elle fut morte, le bailli ordonna au bourreau d'écarter les flammes afin qu'on pût voir que la prophétesse des Armagnacs ne s'était point échappée avec l'aide du diable ou autrement[950]. Puis, quand ce pauvre corps noirci eut été offert en spectacle au peuple, l'exécuteur, pour le réduire en cendres, jeta sur le bûcher de l'huile, du soufre et du charbon.

En ces sortes de supplices, la combustion des chairs était rarement complète[951]. Dans les cendres éteintes, le cœur et les entrailles se retrouvèrent intacts. De peur qu'on ne vînt à recueillir les restes de Jeanne pour en faire des sorcelleries ou quelques maléfices[952], le bailli les fit jeter dans la Seine[953].

CHAPITRE XV
APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE. — LA FIN DU BERGER. — LA DAME DES ARMOISES.

Après l'exécution, le soir, le bourreau, geignant et sans doute ivre, alla, selon sa coutume, mendier au couvent des frères prêcheurs. Cette brute se plaignait d'avoir eu grand mal à expédier Jeanne. Selon une fable imaginée plus tard, il aurait dit aux religieux qu'il craignait d'être damné pour avoir brûlé une sainte[954]. S'il avait tenu ce propos dans la maison du vicaire inquisiteur, il aurait été immédiatement jeté dans un cul de basse-fosse, jugé en matière de foi et en grand danger d'être traité comme celle qu'il nommait une sainte. Et comment n'eût-il pas cru que cette femme, condamnée par le bon père Lemaistre et monseigneur de Beauvais, était une mauvaise femme? La vérité est qu'il se faisait auprès des religieux un mérite d'avoir exécuté une sorcière, et d'y avoir peiné, et il venait chercher son pot-de-vin. Un religieux, et précisément un frère prêcheur, frère Pierre Bosquier, s'oublia jusqu'à dire qu'on avait mal fait en condamnant la Pucelle. Bien qu'il eût parlé devant un petit nombre de personnes, ses propos furent dénoncés à l'inquisiteur général. Mis en accusation, frère Pierre Bosquier déclara en toute humilité que ses paroles étaient de tous points déraisonnables et sentant l'hérésie, qu'elles lui avaient échappé inconsidérément après boire. Il en demanda pardon à genoux et les mains jointes à notre sainte mère l'Église ainsi qu'à ses juges et seigneurs très redoutables. Eu égard à son repentir, en considération de ce qu'il avait parlé en état d'ivresse, et attendu la qualité de sa personne, monseigneur de Beauvais et le vicaire inquisiteur, usant d'indulgence à l'égard du frère Pierre Bosquier, le condamnèrent, par sentence du 8 août 1431, à tenir prison au pain et à l'eau, dans la maison des frères prêcheurs, jusqu'à Pâques[955].

Les juges et conseillers qui avaient siégé au procès de la Pucelle reçurent, le 12 juin, du Grand Conseil, des lettres de garantie. Était-ce pour le cas où ils seraient inquiétés par la justice de France? Mais ces lettres leur eussent alors fait plus de mal que de bien[956].

La grande chancellerie d'Angleterre expédia des lettres en latin à l'empereur, aux rois et aux princes de la chrétienté, en français aux prélats, ducs, comtes, seigneurs et à toutes les villes de France[957], pour faire savoir que le roi Henri et ses conseillers avaient eu grande pitié de la Pucelle et que, s'ils l'avaient fait mourir, ç'avait été par zèle pour la foi et sollicitude pour tout le peuple chrétien[958].

L'Université de Paris écrivit dans le même sentiment au Saint-Père, à l'empereur et au collège des cardinaux[959].

Le 4 juillet, jour de Saint-Martin-le-Bouillant, maître Jean Graverant, prieur des Jacobins, inquisiteur de la foi, fit, à Saint-Martin-des-Champs, une prédication dans laquelle il rappela tous les faits de Jeanne la Pucelle et dit comment, pour ses erreurs et démérites, elle avait été livrée aux juges laïcs et brûlée vive.

Et il ajouta:

«Elles étaient quatre, dont trois ont été prises, à savoir: cette Pucelle, Pierronne et sa compagne. Et il en reste une avec les Armagnacs, nommée Catherine de La Rochelle.... Frère Richard, le cordelier, qui menait après lui une si grande foule d'hommes lorsqu'il prêchait à Paris aux Innocents et ailleurs, gouvernait ces femmes; il était leur beau père[960]

La Pierronne brûlée à Paris, sa compagne mise au pain d'angoisse et à l'eau d'amertume dans les prisons d'Église, Jeanne brûlée à Rouen, le béguinage royal se trouvait presque entièrement anéanti. Il ne restait auprès du roi que la sainte dame de La Rochelle échappée des mains de l'official de Paris; mais elle s'était rendue importune par l'indiscrétion de son langage[961]. Pendant qu'une si cruelle disgrâce frappait ses pénitentes, le bon frère Richard éprouvait lui-même la mauvaise fortune. Les vicaires de l'évêché de Poitiers et l'inquisiteur de la foi lui avaient interdit la prédication; le grand sermonneur, qui avait opéré tant de conversions dans le peuple chrétien, ne pouvait plus tonner contre les tablettes et les dés des joueurs, contre les hennins des dames et contre les mandragores vêtues d'habillements magnifiques; il ne pouvait plus annoncer la venue de l'Antéchrist ni préparer les âmes aux effroyables épreuves qui devaient précéder la fin prochaine du monde; il avait ordre de garder les arrêts dans le couvent des cordeliers de Poitiers; et sans doute il ne se soumettait pas très docilement à la sentence de ses supérieurs, car le vendredi 23 mars 1431, l'ordinaire et l'inquisiteur demandèrent, à cet effet, aide et confort au parlement de Poitiers, qui ne les refusa pas. Pourquoi ces rigueurs de la sainte Église à l'endroit d'un prêcheur capable de remuer si fort les âmes pécheresses? On en peut tout au moins soupçonner la cause. Il y avait beau temps que les clercs anglais et bourguignons lui criaient à l'apostat et au sorcier. Or, telle était l'unité de l'Église et spécialement la communauté de doctrine qui régnait dans l'Église gallicane, telle était l'autorité de l'Université de Paris, clair soleil de la chrétienté, qu'en se rendant suspect d'hérésie et d'erreur aux yeux des docteurs du parti d'Angleterre et de Bourgogne, un clerc inspirait une extrême défiance au clergé de l'obéissance du roi Charles, même s'il apparaissait que l'Université avait opiné contre lui, touchant la foi catholique, en faveur des Anglais. Très probablement, la condamnation de la Pierronne et même le procès d'inquisition intenté à la Pucelle avaient fait quelque tort au frère Richard dans l'esprit des clercs de Poitiers. Ce bon frère, s'entêtant à prêcher la fin du monde, fut véhémentement soupçonné de mauvaise science. Sachant le sort qu'on lui préparait, il s'enfuit, et dès lors on n'eut plus de ses nouvelles[962].

Toutefois, les conseillers du roi Charles ne renonçaient point à employer aux armées de dévotes personnes. Au moment même où disparaissaient le bon frère Richard et ses pénitentes, ils mettaient en œuvre le jeune berger que monseigneur l'archevêque comte de Reims, chancelier du royaume, avait annoncé comme le successeur miraculeux de Jeanne. Voici dans quelles circonstances le pâtre fut admis à montrer son pouvoir:

La guerre continuait; vingt jours après la mort de Jeanne, les Anglais vinrent à grande puissance reprendre la ville de Louviers. Ils avaient tardé jusque-là, non, comme on l'a dit, qu'ils doutassent de réussir à rien tant que vivrait la Pucelle, mais parce qu'il leur avait fallu du temps pour trouver de l'argent et pour réunir des engins de siège[963]. Dans les mois de juillet et d'août de cette même année 1431, monseigneur de Reims, chancelier de France, et le maréchal de Boussac tenaient, à Senlis et à Beauvais, le parti des Français, et monseigneur de Reims ne pouvait être soupçonné de le tenir mollement, puisqu'il défendait du même coup ses bénéfices, qui lui étaient chers[964]. Les ayant recouvrés par une pucelle, il pensait les garder par un puceau, et il essaya le petit berger des monts Lozère, Guillaume qui, comme saint François d'Assise et sainte Catherine de Sienne, avait reçu les stigmates. Un parti de Français surprit le régent à Mantes et faillit l'enlever. L'alerte fut donnée à l'armée qui assiégeait Louviers; deux ou trois compagnies de gens d'armes s'en détachèrent et coururent à Mantes où elles apprirent que le Régent avait pu gagner Paris. Alors, renforcés par des troupes venues de Gournay et de quelques autres garnisons anglaises, fortes de deux mille hommes environ et commandées par les comtes de Warwick, d'Arundel, de Salisbury, de Suffolk, lord Talbot et sir Thomas Kiriel, les Anglais s'enhardirent au point de marcher sur Beauvais. Instruits de leur venue, les Français sortirent de la ville au point du jour et allèrent à leur rencontre du côté de Savignies, au nombre de huit cents à mille combattants, commandés par le maréchal de Boussac, les capitaines La Hire, Poton, et autres[965].

Le berger Guillaume, qu'ils croyaient envoyé de Dieu, chevauchait à leur tête, se tenant de côté et montrant les plaies miraculeuses de ses mains, de ses pieds, de son flanc gauche[966].

À une lieue environ de la ville, ils furent assaillis de traits au moment où ils s'y attendaient le moins. Les Anglais, avertis par leurs espions de la marche des Français, les avaient guettés derrière un pli de terrain. Maintenant, ils les attaquaient en tête et en queue très âprement. Les deux partis combattaient avec vaillance; il y eut un assez grand nombre de morts, ce qui ne se voyait pas alors dans la plupart des batailles, où l'on ne tuait guère que les fuyards. Mais les Français, se sentant enveloppés, prirent peur et se détruisirent eux-mêmes. La plus grande partie, avec le maréchal de Boussac et le capitaine La Hire, coururent s'enfermer dans la ville de Beauvais; le capitaine Poton et le berger Guillaume restèrent aux mains des Anglais qui, à grand honneur et triomphe, s'en retournèrent à Rouen[967].

Poton était bien sûr d'être mis à rançon, selon l'usage. Le petit berger ne pouvait espérer un semblable traitement; il était suspect d'hérésie et de sorcellerie; il avait séduit le peuple chrétien et rendu les gens idolâtres de lui. Les marques de la passion de Notre-Seigneur qu'il portait sur lui ne lui étaient d'aucun secours; au contraire, ce que les Français tenaient pour empreintes divines semblait aux Anglais marques diaboliques.

Comme la Pucelle, Guillaume avait été pris sur le diocèse de Beauvais. Le seigneur évêque de cette ville, messire Pierre Cauchon, qui avait réclamé Jeanne, réclama pareillement Guillaume, pour lui faire son procès, et le berger, obtenant ce qui avait été refusé à la Pucelle, fut mis dans les prisons ecclésiastiques[968]. Il semblait moins difficile à garder et surtout moins précieux. Mais les Anglais venaient d'apprendre ce que c'était qu'un procès d'inquisition; ils savaient maintenant que c'était long et solennel. L'avantage ne leur apparaissait pas de convaincre ce berger d'hérésie. Si les Français avaient mis en lui comme en Jeanne l'espérance d'être heureux à la guerre[969], cette espérance avait été courte. Faire honte et vergogne aux Armagnacs de leur puceau en montrant qu'il venait du diable, le jeu n'en valait pas la chandelle. Le petit berger fut conduit à Rouen, puis à Paris[970].

Il était prisonnier depuis quatre mois, quand le roi Henri VI, âgé de neuf ans, fit son entrée à Paris, où il devait être couronné, en l'église Notre-Dame, des deux couronnes de France et d'Angleterre. Cette entrée fut célébrée le dimanche 16 décembre, à grand'pompe et à grand'liesse. On avait construit sur le passage du cortège, rue du Ponceau-Saint-Denys, une fontaine ornée de trois sirènes au milieu desquelles s'élevait une grande tige de lis qui jetait par les fleurs et les boutons des ruisseaux de vin et de lait. La foule se précipitait pour y boire. Autour de la vasque, des hommes déguisés en sauvages amusaient le peuple par des jeux et des simulacres de combats.

Depuis la porte Saint-Denys jusqu'à l'hôtel Saint-Paul au Marais, le roi enfant chevaucha sous un grand ciel d'azur, semé de fleurs de lis d'or, porté d'abord par les quatre échevins, en chaperon et vêtus de vermeil, puis par les corporations, drapiers, épiciers, changeurs, orfèvres et bonnetiers.

Il était précédé par vingt-cinq hérauts et vingt-cinq trompettes, par de très beaux hommes et de très belles dames qui, vêtus d'armures magnifiques et portant de grands écus, représentaient les neuf preux et les neuf preuses, et par nombre de chevaliers et d'écuyers. Dans ce brillant cortège paraissait le petit berger Guillaume, qui n'étendait plus les bras pour montrer sur ses mains les plaies de la passion: car il était lié de bonnes cordes[971].

Après la cérémonie, il fut reconduit dans sa prison; puis on l'en tira pour le coudre dans un sac et le jeter dans la Seine[972].

Il fut admis chez les Français, que Guillaume n'avait point mission de Dieu et qu'il était tout sot[973].

En l'an 1433, le connétable, aidé par la reine de Sicile, fit enlever et assassiner le sire de la Trémouille. C'était l'usage princier de donner des conseillers au roi Charles et de les tuer ensuite. Le sire de la Trémouille avait un si gros ventre que la lame s'y perdit dans la graisse sans autrement l'atteindre; mais il était tué dans son crédit; le roi Charles souffrit le connétable comme il avait souffert le sire de la Trémouille[974].

Celui-ci laissait la renommée d'un homme cupide, indiffèrent au bien du royaume. Son plus grand tort fut peut-être d'avoir gouverné dans un temps de guerres et de pilleries, quand amis et ennemis dévoraient le royaume. On l'accusa d'avoir voulu perdre la Pucelle, dont il était jaloux. Cette idée est sortie de la maison d'Alençon, où l'on n'aimait guère le sire chambellan[975]. Ce qui est certain, au contraire, c'est que la Trémouille fut, après le chancelier, le plus hardi à mettre en œuvre la Pucelle de Dieu, et si, par la suite, cette jeune fille contraria ses projets, rien ne prouve qu'il ait formé le dessein de la faire détruire par les Anglais; elle se détruisit elle-même et se consuma par sa propre ardeur. À tort ou à raison, le sire chambellan passait pour un très mauvais homme, et, quoique le duc de Richemont fût avare, dur, violent, maladroit au delà du possible, bourru, malfaisant, toujours battu et toujours mécontent, on crut n'avoir pas perdu au change. Le connétable venait au bon moment, alors que le duc de Bourgogne faisait la paix avec le roi de France.

Les Anglais, entrés dans le royaume, comme disait ce chartreux, par le trou fait au crâne du duc Jean, sur le pont de Montereau, ne se tenaient dans le royaume que sous la main du duc Philippe; ils n'étaient qu'une poignée; la main du géant s'étant retirée, un souffle suffisait à les emporter. Voyant se réaliser l'horoscope du roi Henri VI: «Exeter perdra ce que Monmouth a gagné», le Régent mourut de douleur et de colère[976].

Le 13 avril 1436, le comte de Richemont entra dans Paris. La mère nourricière des clercs bourguignons et des docteurs cabochiens, l'Université elle-même, s'était entremise pour la paix[977].

Or, un mois après que Paris se fut rangé dans l'obéissance du roi Charles, une fille âgée de vingt-cinq ans, environ, qui jusque-là s'était fait appeler Claude, parut en Lorraine et fit connaître à plusieurs seigneurs de la ville de Metz qu'elle était Jeanne la Pucelle[978].

À cette époque, le père et l'aîné des frères de Jeanne[979], étaient morts. Isabelle Romée vivait; ses deux fils cadets étaient au service du roi de France, qui les avait anoblis et faits Du Lys. Jean, l'aîné, dit Petit-Jean[980], avait été nommé bailli de Vermandois, puis capitaine de Chartres. Aux environs de cette année 1436, il était prévôt et capitaine de Vaucouleurs[981].

Le cadet, Pierre, ou Pierrelot, tombé avec Jeanne aux mains des Bourguignons devant Compiègne, venait de quitter enfin les prisons du bâtard de Vergy[982]. Ils croyaient bien tous deux que leur sœur avait été brûlée à Rouen; mais avertis qu'elle vivait et les voulait voir, ils prirent rendez-vous à la Grange-aux-Ormes, village situé dans les prairies du Sablon, entre la Seille et la Moselle, à une lieue environ au sud de la ville de Metz. Arrivés en cet endroit, le 20 mai, ils la virent et la reconnurent aussitôt pour leur sœur; et elle les reconnut pour ses frères[983].

Elle était accompagnée de seigneurs messins parmi lesquels se trouvait un très noble homme, messire Nicole Lowe qui fut chambellan de Charles VII[984]. Ces seigneurs la reconnurent à plusieurs enseignes pour la Pucelle Jeanne qui avait mené le roi Charles à Reims. On nommait alors enseignes certains signes sur la peau[985]. Or une prophétie relative à Jeanne disait qu'elle avait une petite tache rouge sous l'oreille[986]; cette prophétie fut faite après l'événement; nous devons donc croire que la Pucelle était marquée de ce signe. Fut-ce à telle enseigne que les gentilhommes messins la reconnurent?

Nous ignorons comment elle prétendait avoir échappé à la mort, mais on a des raisons de croire[987] qu'elle attribuait son salut à sa sainteté. Annonçait-elle qu'un ange l'avait retirée des flammes? On lisait dans les livres que jadis les lions du cirque léchaient les pieds nus des vierges et que l'huile bouillante rafraîchissait comme un baume le corps des saintes martyres; et l'on voyait même dans les histoires que maintes fois le glaive avait pu seul trancher la vie des pucelles de Notre-Seigneur. Rien de plus sûr; mais de semblables récits tirés hors du vieux temps et ramenés à l'heure présente auraient paru moins croyables; et, sans doute, cette jeune fille n'ornait pas autant son aventure. Très probablement elle donnait à entendre qu'à sa place on avait brûlé une autre femme.

Si l'on s'en rapporte à la confession qu'elle fit plus tard, elle venait de Rome où, vêtue du harnois de guerre, elle s'était vaillamment comportée au service du pape Eugène. Peut-être fit-elle connaître aux Lorrains les belles actions qu'elle avait accomplies là. Or, Jeanne avait prophétisé (du moins le croyait-on) qu'elle mourrait dans une bataille contre les infidèles et qu'une Pucelle de Rome hériterait de sa puissance. Mais, loin d'accréditer Jeanne recouvrée, cet oracle, à le supposer connu des seigneurs messins, leur dénonçait l'imposture[988]. Quoi qu'il en soit, ils crurent ce que cette femme leur disait.

Peut-être que, comme beaucoup de gentilshommes de la république, ils se sentaient plus d'amitié pour le roi Charles que pour le duc de Bourgogne. Et sûrement, ayant chevalerie, ils estimaient la chevalerie en toute personne et ils admiraient la Pucelle pour sa grande vaillance. Aussi lui firent-ils bonne chère.

Messire Nicole Lowe lui donna un roussin et une paire de houseaux. Le roussin valait trente francs; c'était un prix quasi royal, car des deux chevaux donnés par le roi à la pucelle Jeanne, dans la ville de Soissons et dans la ville de Senlis, l'un valait trente-huit livres dix sous et l'autre trente-sept livres dix sous[989]. Le cheval de Vaucouleurs n'avait été payé que seize francs[990].

Nicole Grognot, gouverneur de la ville[991], offrit à la sœur des deux frères Du Lys une épée, Aubert Boullay un chaperon[992].

Elle sauta à cheval avec cette adresse qui, sept ans auparavant, si l'on en croit des récits assez fabuleux, avait émerveillé le vieux duc de Lorraine[993]. Et elle tint certains propos à messire Nicole Lowe qui affermirent ce seigneur dans la croyance que c'était bien là cette Pucelle Jeanne qui était allée en France. Elle parlait volontiers comme une prophétesse, par images et paraboles, et sans rien découvrir de ses intentions.

Elle disait qu'elle n'aurait pas de puissance avant la Saint-Jean-Baptiste. Or, ce terme qu'elle assignait à sa mission était précisément celui que la pucelle Jeanne, en 1429, après la bataille de Patay, avait marqué, disait-on, pour l'extermination de la gent anglaise en France[994].

Cette prophétie ne se réalisa point; aussi n'en fut-il plus parlé. Et Jeanne, si tant est qu'elle l'eût faite, ce qui est bien possible, dut être la première à l'oublier. Au reste, le terme de la Saint-Jean était d'un usage constant pour les baux, foires, règlement de gages, louage de service, etc., et l'on conçoit que le calendrier des prophétesses ne différât point du calendrier du laboureur.

Dès le lendemain de leur arrivée à la Grange-aux-Ormes, le lundi 21 mai, les frères Du Lys emmenèrent celle qu'ils tenaient pour leur sœur en cette ville de Vaucouleurs[995] où la fille d'Isabelle Romée était allée trouver sire Robert de Baudricourt et où vivaient encore, en 1436, tant de personnes de toute condition qui l'avaient vue au mois de février 1429, telles que les époux Leroyer et le seigneur Aubert d'Ourches[996].

Après une semaine à Vaucouleurs, elle se rendit à Marville, petite ville entre Corny et Pont-à-Mousson, à une lieue de la Moselle, où elle passa les fêtes de la Pentecôte et demeura trois semaines dans la maison d'un nommé Jean Quenat[997]. Sur son départ, elle reçut la visite de plusieurs habitants de Metz qui, la reconnaissant pour la Pucelle de France, lui donnèrent des joyaux[998]. On se rappelle que plusieurs chevaliers messins, venus auprès du roi Charles à Reims, lors du sacre, avaient vu Jeanne. À Marville, Geoffroy Desch, à l'exemple de Nicole Lowe, donna un cheval à la Pucelle retrouvée. Geoffroy Desch appartenait à une des familles les plus puissantes de la république de Metz. Il était parent de ce Jean Desch, secrétaire de la ville en 1429[999].

De là, elle s'en fut en pèlerinage à Notre-Dame de Liance, que les Picards appelaient Lienche, et qui devint un peu plus tard Notre-Dame de Liesse. On y vénérait une image noire de la Sainte-Vierge, rapportée, selon la tradition, de Terre-Sainte, par les croisés. Cette chapelle, située entre Laon et Reims, était, au dire des religieux qui la desservaient, un des lieux désignés dans l'itinéraire du sacre, et les rois, avec leur suite, avaient coutume de s'y rendre au retour de Reims; peut-être n'était-ce pas très vrai. Mais les habitants de Metz se montraient particulièrement dévots à la bonne dame de Liance, et l'on concevait que Jeanne, échappée des prisons anglaises, allât rendre grâces de sa merveilleuse délivrance à la Vierge noire de Picardie[1000].

Elle se rendit ensuite à Arlon, auprès d'Élisabeth de Gorlitz, duchesse de Luxembourg, tante par alliance du duc de Bourgogne[1001]. Veuve pour la seconde fois et vieille, elle excitait par sa rapacité la colère et la haine de son peuple. Jeanne reçut de cette princesse un très bon accueil. Rien d'étrange à cela: les personnes qui vivaient saintement et faisaient des miracles étaient recherchées par les princes et les seigneurs, désireux de connaître par elles des secrets ou d'obtenir ce qu'ils souhaitaient, et la duchesse de Luxembourg pouvait bien croire que cette fille fût la pucelle Jeanne elle-même, puisque les deux frères Du Lys, les seigneurs messins et les habitants de Vaucouleurs le croyaient.

Pour la foule des hommes, la vie et la mort de Jeanne étaient entourées de mystère et pleines de prodiges. Beaucoup, dès la première heure, avaient douté qu'elle eût péri de la main du bourreau. Quelques-uns s'exprimaient à ce sujet avec d'étranges réticences; ils disaient: «Les Anglais la firent ardre publiquement à Rouen ou une autre femme en semblance d'elle[1002].» Certains avouaient ne pas savoir ce qu'elle était devenue[1003].

Aussi quand retentit soudain dans les Allemagnes et par toute la France le bruit que la Pucelle était vivante et qu'on l'avait vue près de Metz, la nouvelle fut diversement accueillie; les uns y croyaient et les autres non. On peut juger de l'émotion qu'elle causa par l'exemple de ces deux bourgeois d'Arles qui en disputèrent entre eux avec une extrême ardeur. L'un affirmait que la Pucelle vivait encore; l'autre soutenait qu'elle était bien morte; chacun paria pour ce qu'il croyait véritable. La gageure était sérieuse; elle fut faite et tenue devant notaire, le 27 juin 1436, cinq semaines seulement après l'entrevue de la Grange-aux-Ormes[1004].

Cependant le frère aîné de la Pucelle, Jean du Lys, dit Petit-Jean, s'était rendu, dans les premiers jours du mois d'août à Orléans, pour y annoncer que sa sœur était vivante. En récompense de cette bonne nouvelle, il reçut pour lui et sa suite, dix pintes de vin, douze poules, deux oisons et deux levrauts[1005].

Deux magistrats avaient acheté la volaille, Pierre Baratin, dont on trouve le nom dans les comptes de forteresse, en 1429[1006], lors de l'expédition de Jargeau, et Aignan de Saint-Mesmin, vieillard de soixante-six ans, très riche bourgeois[1007].

Entre la ville du duc Charles et la ville de la duchesse de Luxembourg, les courriers se croisaient. Une lettre d'Arlon parvint à Orléans, le 9 août. Vers la mi-août, un poursuivant d'armes arriva à Arlon; il se nommait Cœur-de-Lis, en l'honneur de la ville d'Orléans, dont l'emblème héraldique est un cœur de lis, c'est-à-dire une sorte de trèfle. Les magistrats d'Orléans l'avaient envoyé vers Jeanne avec une missive dont nous ignorons la teneur; Jeanne lui remit une lettre pour le roi, de qui elle sollicitait probablement une audience. Il la porta tout de suite à Loches où le roi Charles s'occupait alors des fiançailles de sa fille Yolande avec le prince Amédée de Savoie[1008].

Le poursuivant d'armes, après quarante et un jours de voyage, revint, le 2 septembre, vers les procureurs qui l'avaient envoyé. Ceux-ci firent servir, selon l'usage, dans la chambre de la maison de ville, du pain, du vin, des poires et des cerneaux et firent boire le messager, qui disait avoir grand'soif. Il en coûta deux sous quatre deniers parisis à la ville, sans préjudice de six livres pour frais de voyage, qui furent payées le mois suivant. Le varlet de la ville, qui fournit les cerneaux, était Jacquet Leprestre, déjà en fonctions à l'époque du siège. Les procureurs avaient reçu une autre lettre de cette Pucelle le 25 août[1009].

Jean du Lys faisait en vérité tout ce qu'il aurait fait si vraiment il avait retrouvé sa sœur miraculeuse. Il se rendit auprès du roi et il lui annonça l'extraordinaire nouvelle. Le roi en crut bien quelque chose, puisqu'il ordonna qu'on remît à Jean du Lys une gratification de cent francs. Sur quoi, Jean alla réclamer ces cent francs au trésorier du roi, qui en bailla vingt. Les coffres du Victorieux n'étaient pas encore pleins à cette époque.

Jean, de retour à Orléans, se présenta devant la chambre de la ville; il fit connaître aux procureurs qu'il ne lui restait plus que huit francs, et que c'était peu de chose pour s'en retourner en Lorraine avec les quatre personnes de sa suite. Les magistrats lui firent donner douze francs[1010].

Jusque-là, chaque année, l' «anniversaire» de la feue Pucelle était célébré la surveille et la veille de la Fête-Dieu en l'église Saint-Sanxon[1011]. L'an 1435, huit religieux des quatre ordres mendiants chantèrent chacun une messe pour le repos de l'âme de Jeanne. En cette année 1436 les magistrats firent brûler quatre cierges pesant ensemble neuf livres et demie, auxquels était suspendu l'écu de la Pucelle, à l'épée d'argent soutenant la couronne de France; mais à la nouvelle que Jeanne était vivante, ils cessèrent d'ordonner un service funèbre à son intention[1012].

Tandis que ses affaires étaient ainsi menées en France, Jeanne se tenait auprès de la duchesse de Luxembourg; elle y rencontra le jeune comte Ulrich de Wurtemberg qui ne voulut plus la quitter. Il lui fit faire une belle cuirasse et l'emmena à Cologne. Elle ne cessait pas de se dire la Pucelle de France envoyée de Dieu[1013].

Depuis le 24 juin, jour de la Saint-Jean-Baptiste, ses vertus lui étaient revenues. Le comte Ulrich, lui reconnaissant un pouvoir surnaturel, la pria d'en user pour lui et pour les siens. Il était grand querelleur et fort engagé dans le schisme qui déchirait alors l'archevêché de Trèves. Deux prélats se disputaient ce siège; l'un Udalric de Manderscheit, désigné par le Chapitre, l'autre, Raban de Helmstat, évêque de Spire, nommé par le pape[1014]. Udalric tint la campagne avec une petite armée, assiégea par deux fois et canonna la ville dont il se disait le véritable pasteur. Ce traitement jeta de son côté la plus grande partie du diocèse[1015]; mais Raban, très vieux et débile, avait aussi des armes; elles étaient puissantes, bien que spirituelles: il prononça l'interdit contre tous ceux qui tenaient le parti de son compétiteur.

Le comte Ulrich de Wurtemberg, qui comptait parmi les plus ardents partisans d'Udalric, interrogea à son sujet la Pucelle de Dieu[1016]. Des cas du même genre avaient été soumis à la première Jeanne, lors de son séjour en France; on lui avait demandé, par exemple, lequel des trois papes, Benoît, Martin et Clément, était le vrai père des fidèles, et, sans s'expliquer sur-le-champ, elle avait promis de désigner, dans Paris, à tête reposée, le pape auquel on devait obéissance[1017]. La seconde Jeanne répondit avec plus d'assurance encore; elle déclara connaître le véritable archevêque et se flatta de l'introniser.

Celui-là, selon elle, était Udalric de Manderscheit, que le Chapitre avait désigné. Mais Udalric cité devant le Concile de Bâle y fut déclaré intrus; et, ce qui n'était point leur règle constante, les pères confirmèrent la nomination faite par le pape.

L'intervention de la Pucelle dans cette querelle ecclésiastique attira malheureusement sur elle l'attention de l'inquisiteur général de la ville de Cologne, Henry Kalt Eysen, insigne professeur de théologie: recueillant les bruits qui couraient par la ville sur la protégée du jeune prince, il connut qu'elle portait des vêtements dissolus, se livrait aux danses avec des hommes, buvait et mangeait plus qu'il n'est permis et pratiquait la magie. Il sut notamment que, dans une assemblée, cette fille déchira une nappe, puis la rétablit dans son premier état, et qu'ayant brisé contre la muraille un verre, elle en réunit ensuite les morceaux par un merveilleux artifice. À ces œuvres, Kalt Eysen la soupçonnait véhémentement d'hérésie et de sorcellerie. Il la cita devant son tribunal; elle refusa de comparaître; cette désobéissance affligea l'inquisiteur général, qui fit rechercher la défaillante. Mais le jeune comte de Wurtemberg cacha sa Pucelle chez lui, et puis il la fit sortir secrètement de la ville. Elle échappa ainsi au sort de celle qu'elle ne se souciait pas d'imiter jusqu'à la fin. L'inquisiteur l'excommunia, faute de mieux[1018].

Réfugiée à Arlon auprès de la duchesse de Luxembourg sa protectrice, elle y rencontra Robert des Armoises, seigneur de Tichemont, qu'elle avait peut-être vu déjà, au printemps, à Marville, où il faisait sa résidence habituelle. Ce gentilhomme était probablement fils d'un seigneur Richard, gouverneur du duché de Bar en 1416. On ne sait rien de lui, sinon qu'ayant fait passer une terre en mains étrangères, sans la participation du duc de Bar, il vit cette terre confisquée et donnée au sieur d'Apremont, à la charge de la prendre.

La présence du seigneur Robert à Arlon n'avait rien d'extraordinaire; le château de Tichemont, dont il était seigneur, s'élevait dans le voisinage de cette ville. D'une naissance illustre, il était toutefois besogneux[1019].

La Pucelle retrouvée l'épousa[1020], apparemment par la volonté de la duchesse de Luxembourg. D'après le sentiment du sacré inquisiteur de Cologne, ce mariage ne fut contracté que pour garantir cette femme contre l'interdit et la soustraire au glaive ecclésiastique[1021].

Sitôt après son mariage, elle alla vivre à Metz, dans l'hôtel que son mari habitait devant l'église Sainte-Ségolène, au-dessus de la porte Sainte-Barbe. Elle était, dès lors, Jeanne du Lys, la Pucelle de France, dame de Tichemont. Ces noms lui sont donnés dans un contrat en date du 7 novembre 1436, par lequel Robert des Armoises et sa femme, autorisée par lui, vendent à Collard de Failly, écuyer, demeurant à Marville, et à Poinsette, sa femme, le quart de la seigneurie d'Haraucourt. Jean de Thoneletil, seigneur de Villette, et Saubelet de Dun, prévôt de Marville, à la demande de leurs très chers et grands amis, messire Robert et dame Jeanne, mirent sur le contrat leurs sceaux avec ceux des vendeurs, en témoignage de vérité[1022].

En son logis, devant l'église Sainte-Ségolène, la dame des Armoises mit au monde deux enfants[1023]. Il y avait quelque part en Languedoc[1024] un honnête écuyer qui, s'il apprit ces naissances, douta fort que Jeanne la Pucelle et la dame des Armoises fussent la même personne; c'était Jean d'Aulon, l'ancien maître d'hôtel de Jeanne; car il ne la croyait pas faite pour avoir des enfants, ayant obtenu à ce sujet la confidence de femmes bien instruites[1025].

Au témoignage de frère Jean Nider, docteur en théologie de l'Université de Vienne, cette union féconde finit mal. Un prêtre, selon lui, un prêtre, qu'il faudrait plutôt appeler leno, séduisit cette magicienne par des paroles amoureuses et l'enleva. Mais frère Jean Nider ajoute que le prêtre conduisit furtivement la dame des Armoises à Metz et y vécut en concubinage avec elle[1026]; or il est avéré qu'elle avait son établissement dans cette ville même; donc ce frère prêcheur parle de ce qu'il ignore[1027].

Ce qui est vrai, c'est qu'elle ne resta guère plus de deux ans cachée dans l'ombre paisible de Sainte-Ségolène.

Mariée, elle n'entendait pas renoncer aux prophéties et aux chevauchées. L'interrogateur demanda à Jeanne, en son procès: «Jeanne, ne vous a-t-il pas été révélé que, si vous perdiez votre virginité, vous perdriez votre chance et que vos Voix ne vous viendraient plus?» Elle nia que cela lui eût été révélé. Et, comme il insistait, lui demandant si elle croyait que, mariée, ses Voix lui viendraient encore, elle répondit en bonne chrétienne: «Je ne sais et m'en attends à Dieu[1028].» De même Jeanne des Armoises estimait que, pour s'être mariée, elle n'avait pas perdu sa chance. Aussi bien se trouvait-il, en ce temps de prophétisme, des veuves et des femmes mariées qui, à l'exemple de Judith de Béthulie, agissaient par inspiration divine. Telle avait été la dame Catherine de La Rochelle, qui, à la vérité, n'avait pas fait de très grandes choses[1029].

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