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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 2 de 2

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Chers et bons amis, vous savez bien comment la ville de Saint Pere le Moustier a esté prinse d'assault; et, à l'aide de Dieu, ay entencion de faire vuider les autres places qui sont contraires au roy; mais pour ce que grant despense de pouldres, trait et autres habillemens de guerre a esté faicte devant ladite ville, et que petitement les seigneurs qui sont en ceste ville et moy en sommes pourveuz pour aler mectre le siège devant La Charité, où nous alons prestement; je vous prie, sur tant que vous aymez le bien et honneur du roy et aussi de tous les autres de par deçà, que vueillez incontinant envoyer et aider pour ledit siège de pouldres, salepestre, souffre, trait, arbelestres fortes, et d'autres habillemens de guerre. Et en ce faictes tant que par faulte desdictes pouldres et autres habillemens de guerre, la chose ne soit longue, et que on ne vous puisse dire en ce estre negligens ou refusans. Chers et bons amis, Nostre Sire soit garde de vous. Escript à Molins, le neufme jour de novembre.

JEHANNE.

Sur l'adresse: À mes chiers et bons amis, les gens d'église, bourgois et habitans de la ville de Rion[259].

Les consuls de Riom s'engagèrent, par lettres scellées de leur sceau, à donner à Jeanne la Pucelle et à monseigneur d'Albret une somme de soixante écus; mais quand les gouverneurs de l'artillerie pour le siège vinrent leur réclamer cette somme, les consuls ne donnèrent pas une maille[260].

Désireux, au contraire, de voir réduire une place qui interceptait le cours de la Loire à trente lieues en amont de leur ville, les habitants d'Orléans, cette fois encore, se montrèrent zélés et magnifiques. On les doit tenir pour les vrais sauveurs du royaume; sans eux, au mois de juin, on n'aurait pas pu prendre Jargeau ni Beaugency. Tout au commencement de juillet, alors qu'ils croyaient à la continuation de la campagne de la Loire, ils avaient fait conduire à Gien leur grosse bombarde, la Bougue. Ils y joignirent des munitions, des vivres, et, dans les premiers jours de décembre, sur la demande du roi aux procureurs de la ville, ils dirigèrent sur La Charité toute l'artillerie ramenée de Gien; quatre-vingt-neuf soldats de la milice urbaine, portant la huque aux couleurs du duc d'Orléans, la croix blanche sur la poitrine, trompette en tête, commandés par le capitaine Boiau; des ouvriers de tous états, maçons et manœuvres, charpentiers, forgerons; les couleuvriniers Fauveau, Gervaise Lefèvre, et frère Jacques, religieux du couvent des cordeliers d'Orléans[261]. Que fit-on de cette grosse artillerie et de ces braves gens?

Le 24 novembre, le sire d'Albret et la Pucelle, se trouvant sous les murs de La Charité en grande détresse, sollicitèrent semblablement la ville de Bourges. Au reçu de leur lettre, les bourgeois décidèrent d'envoyer treize cents écus d'or. Pour se procurer cette somme ils employèrent un moyen usuel, auquel notamment ceux d'Orléans avaient eu recours quand, en vue de fournir à Jeanne, quelque temps auparavant, des munitions de guerre, ils achetèrent d'un habitant une certaine quantité de sel qu'ils firent mettre à l'enchère au grenier de la ville. Les habitants de Bourges firent vendre à la criée la ferme annuelle du treizième du vin vendu en détail dans la ville. Mais l'argent qu'ils se procurèrent ainsi n'arriva pas à destination[262].

Il y avait sous La Charité une brillante chevalerie; outre Louis de Bourbon et le sire d'Albret, il s'y trouvait le maréchal de Boussac, Jean de Bouray, sénéchal de Toulouse, Raymon de Montremur, baron dauphinois, qui y fut tué[263]. Il faisait un froid cruel et les assiégeants ne réussissaient à rien. Après un mois, Perrinet Gressart, qui connaissait plus d'un tour, les fit tomber dans on ne sait quelle embûche. Ils levèrent le siège, laissant l'artillerie des bonnes villes, les beaux canons payés des deniers des bourgeois économes[264]. Et ce qui rendait leur cas peu louable, c'est que la ville, n'étant pas secourue et ne pouvant l'être, devait capituler un jour ou l'autre. Ils alléguaient en leur faveur que le roi n'avait envoyé ni vivres ni argent[265]; mais ce ne parut point une excuse et leur fait fut jugé honteux. Un chevalier expert en l'honneur des armes a dit: «On ne doit jamais assiéger une place que premièrement on ne soit sûr de vivres et de solde. Car trop grande honte est à un ost, spécialement quand il y a roi ou lieutenant du roi, d'assiéger une place et puis de s'en lever[266]

Le 13 décembre, un moine dominicain, frère Hélie Boudant, pénitencier du pape Martin pour la ville et diocèse de Limoges, s'étant rendu dans la ville de Périgueux, y prêcha le peuple; il prit pour texte de son sermon les grands miracles accomplis en France par l'intervention d'une Pucelle qui était venue trouver le roi de par Dieu. À cette occasion le maire et les consuls entendirent une messe chantée et firent mettre deux cierges. Or, frère Hélie était depuis deux mois sous le coup d'un mandat d'amener lancé par le parlement de Poitiers[267]. On ignore l'accusation qui pesait sur lui. Les moines mendiants se montraient alors, pour la plupart, déréglés dans leurs mœurs et faillibles dans leur foi. Le frère Richard lui-même ne laissait pas d'inspirer parfois des soupçons sur la pureté de sa doctrine.

À la Noël de cette année 1429, le béguinage volant étant réuni à Jargeau[268], ce bon frère dit la messe et donna la communion trois fois à Jeanne la Pucelle et deux fois à cette Pierronne, de la Bretagne bretonnante, avec qui Notre-Seigneur causait comme un ami avec un ami. Et l'on pouvait voir là, sinon une transgression formelle des lois de l'Église, du moins un abus condamnable du sacrement[269]. Un formidable orage théologique s'amassait dès lors, prêt à fondre sur les filles spirituelles du frère Richard. Peu de jours après l'attaque de Paris, la très vénérable Université avait fait composer, ou plutôt transcrire un traité De bono et maligno spiritu, en vue, probablement, d'y trouver des arguments contre le frère Richard et sa prophétesse Jeanne, venus tous deux de compagnie avec les Armagnacs devant la grand'ville[270].

Vers le même temps, un clerc de la faculté des décrets avait lancé une réponse sommaire au mémoire du chancelier Gerson sur la Pucelle. «Il ne suffit pas, y disait-il, que quelqu'un nous affirme bonnement qu'il est envoyé de Dieu: tout hérétique le prétend; mais il importe qu'il prouve cette mission invisible par opération miraculeuse ou témoignage spécial de l'Écriture.» Le clerc de Paris nie que la Pucelle ait fait cette preuve, et à la juger sur sa conduite, il la croit plutôt envoyée par le diable. Il lui fait grief de porter un habit interdit aux femmes, sous peine d'anathème, et rejette les excuses alléguées sur ce point par Gerson. Il lui reproche d'avoir excité, entre les princes et le peuple chrétiens, plus grande guerre que n'était auparavant. Il la tient pour idolâtre, usant de sortilèges et de fausses prophéties; il l'incrimine d'avoir entraîné les hommes à se rendre homicides pendant les deux fêtes principales de la très sainte Vierge, l'Assomption et la Nativité: «offenses que l'Ennemi du genre humain a infligées au Créateur et à sa très glorieuse Mère, par le moyen de cette femme. Et bien qu'il en ait résulté quelques meurtres, grâce à Dieu, ils n'ont pas répondu aux intentions de cette ennemie.

»Tout cela manifestement, ajoute ce fils dévoué de l'Université, contient erreur et hérésie». Il en conclut que cette Pucelle doit être traduite devant l'évêque et l'inquisiteur et termine en invoquant ce texte de saint Jérôme: «Il faut tailler les chairs pourries; il faut chasser la brebis galeuse du bercail[271]

Tel était le sentiment unanime de l'Université de Paris sur celle en qui les clercs français reconnaissaient un ange du Seigneur. Au mois de novembre, le bruit courait à Bruges, recueilli par des religieux, que la fille aînée des rois avait envoyé à Rome, près du pape, des députés pour dénoncer la Pucelle comme fausse prophétesse, abuseresse, ainsi que ceux qui croyaient en elle; nous ignorons le véritable objet de cette ambassade[272]. Sans nul doute les docteurs et maîtres parisiens étaient dès lors résolus, s'ils tenaient un jour cette fille, à ne pas la laisser échapper et à ne point l'envoyer juger à Rome où elle courait chance de s'en tirer avec une pénitence et même d'être engagée dans les soudoyers du Saint-Père[273].

En pays anglais et bourguignons elle était regardée comme hérétique, non seulement par les clercs, mais par la multitude des gens de toute condition. Et ceux qui, peu nombreux dans ces contrées, l'estimaient bonne, devaient s'en taire soigneusement. Après la retraite de Saint-Denys il restait peut-être en Picardie et notamment à Abbeville quelques personnes favorables à la prophétesse des Français; il ne fallait pas parler en public de ces gens-là.

Colin Gouye, surnommé le Sourd, et Jehannin Daix, surnommé Petit, natif d'Abbeville, l'apprirent à leurs dépens. En cette ville, vers la mi-septembre, le Sourd et Petit, se trouvant contre la forge d'un maréchal, en compagnie de plusieurs bourgeois et habitants, notamment d'un héraut, parlèrent des faits de cette Pucelle qui menait si grand bruit dans la chrétienté. À un propos que tint le héraut sur elle, Petit répliqua vivement:

—Bren! bren! Chose que dit et fait cette femme n'est qu'abusion.

Le Sourd parla dans le même sens:

—À cette femme, dit-il, l'on ne doit ajouter foi. Ceux qui croient en elle sont fols et sentent la persinée.

Il entendait par là qu'ils sentaient la grillade au persil, le roussi, étant déjà, autant dire, sur le feu du bûcher.

Et il eut le malheur d'ajouter:

—Il y a en cette ville plusieurs autres qui sentent la persinée.

C'était diffamer les habitants d'Abbeville et les rendre suspects. Le maire et les échevins, ayant eu connaissance de ce propos, firent mettre le Sourd en prison. Sans doute Petit avait dit quelque chose de semblable, car il fut envoyé pareillement en prison[274].

En disant que plusieurs de leurs concitoyens sentaient la persinée, le Sourd les mettait en grand danger d'être recherchés par l'ordinaire et l'inquisiteur comme hérétiques et sorciers notoirement diffamés. Quant à la Pucelle, en quelle odeur de persinée elle était, puisqu'il suffisait de prendre son parti pour sentir le roussi!

Pendant que le frère Richard et ses filles spirituelles se voyaient ainsi menacés de faire une mauvaise fin, s'ils tombaient aux mains des Anglais et des Bourguignons, de grands troubles agitaient la confrérie. Jeanne, au sujet de Catherine, entra en lutte ouverte avec son bon père. Frère Richard voulait qu'on mît en œuvre la sainte dame de La Rochelle. Jeanne, craignant que ce conseil ne fût suivi, écrivit à son roi ce qu'il devait faire de cette femme, c'est-à-dire qu'il la devait certes renvoyer à son mari et à ses enfants.

Quand elle alla vers le roi, elle n'eut rien de plus pressé que de lui dire:

—C'est tout folie et tout néant du fait de Catherine.

Frère Richard laissa voir à la Pucelle son profond mécontentement[275]. Il était fort bien en cour, et c'est sans doute avec l'agrément du Conseil royal qu'il essayait de mettre en œuvre cette dame Catherine. La Pucelle avait réussi; on pensait qu'une autre voyante réussirait de même.

Ce qui ne veut pas dire que, dans le Conseil on renonçât aux services que Jeanne rendait à la cause française. Même après les mauvaises journées de Paris et de La Charité bien des gens lui attribuaient comme autrefois une puissance surnaturelle et il y a lieu de croire que plusieurs, à la Cour, comptaient l'employer encore[276].

Et quand même on eût voulu la rejeter, elle se tenait trop près des Lis pour qu'on pût désormais négliger ses honneurs sans offenser en même temps l'honneur des Lis. Le 29 décembre 1429, à Mehun-sur-Yèvre, le roi lui donna des lettres de noblesse scellées du grand sceau de cire verte, sur double queue, en lés de soie rouge et verte[277].

L'anoblissement concernait Jeanne, ses père, mère, frères, même au cas où ils ne fussent pas de condition libre, et toute leur postérité mâle et féminine. Clause singulière, répondant aux services singuliers rendus par une femme.

Dans ces lettres, elle est nommée Johanna d'Ay, sans doute parce que le nom de son père fut recueilli à la chancellerie royale sur les lèvres des Lorrains qui le prononçaient ainsi d'un accent lent et sourd; mais que ce nom soit Ay ou Arc, on ne le lui donnait guère; on l'appelait communément Jeanne la Pucelle[278].

CHAPITRE V
LES LETTRES AUX HABITANTS DE REIMS. — LA LETTRE AUX HUSSITES. — LE DÉPART DE SULLY.

Les habitants d'Orléans étaient reconnaissants à la Pucelle de ce qu'elle avait accompli pour eux. Sans lui faire un grief de la déroute par laquelle s'était terminé le siège de La Charité, ils la reçurent dans leur ville avec la même joie et lui firent aussi bonne chère qu'auparavant. Le 19 janvier 1430, ils offrirent à elle, à maître Jean de Velly et à maître Jean Rabateau un repas où ne manquaient ni chapons, ni perdrix, ni lièvres, où même un faisan était dressé[279]. Ce Jean de Velly, qui fut festoyé avec elle, ne nous est pas connu. Quant à Jean Rabateau, ce n'était pas moins qu'un conseiller du roi, avocat général au Parlement de Poitiers, depuis 1427[280]. Il avait été l'hôte de la Pucelle dans cette ville. Sa femme avait souvent vu Jeanne agenouillée dans l'oratoire de l'hôtel[281]. Les habitants d'Orléans présentèrent le vin à l'avocat du roi, à Jean de Velly et à la Pucelle. Beau festoiement, certes, et cérémonieux. Les bourgeois aimaient et honoraient Jeanne, mais, dans le repas, ils ne l'observèrent pas finement; car, lorsqu'une aventurière, dans huit ans, se donnera pour elle, ils s'y tromperont et lui offriront le vin de la même manière; et ce sera le même varlet de la ville, Jacques Leprestre, qui le présentera[282].

Un peintre, nommé Hamish Power, avait imagé, à Tours, cet étendard que la Pucelle aimait plus encore que l'épée de sainte Catherine. Quand elle apprit que Power mariait sa fille Héliote, Jeanne demanda, par lettre, aux élus de la ville de Tours une somme de cent écus pour le trousseau de la mariée. La cérémonie nuptiale était fixée au 9 février 1430. Les élus se réunirent par deux fois pour délibérer sur la demande de celle qu'ils nommaient avec honneur, mais non sans prudence: «la Pucelle venue en ce royaume vers le roi, pour le fait de guerre et se donnant à lui comme envoyée de par le roi du Ciel contre les Anglais». Ils refusèrent de rien payer, pour cette raison qu'il convenait d'employer les deniers qu'ils administraient à l'entretien de la ville et non autrement; mais ils décidèrent que, pour l'amour et honneur de la Pucelle, les gens d'Église, bourgeois et habitants de la ville assisteraient à la bénédiction nuptiale et feraient faire des prières à l'intention de la mariée, et qu'ils lui offriraient le pain et le vin. Ils en furent quittes pour quatre livres dix sous[283].

À une époque qu'on ne peut déterminer précisément, la Pucelle acheta une maison à Orléans. Pour parler avec plus d'exactitude, elle contracta un bail à vente[284]. Le bail à vente était une sorte de convention par laquelle le propriétaire d'une maison ou d'un héritage en transférait la propriété au preneur moyennant une pension annuelle en fruits ou en argent. On contractait ces baux, de coutume, pour une durée de cinquante-neuf ans. L'hôtel que Jeanne acquit de la sorte appartenait au Chapitre de la cathédrale; il était situé au milieu de la ville, sur la paroisse Saint-Malo, proche de la chapelle Saint-Maclou, contre la boutique d'un marchand d'huile nommé Jean Feu, dans la rue des Petits-Souliers, où lors du siège, un boulet de pierre de cent soixante-quatre livres était tombé au milieu de cinq convives attablés, sans faire de mal à personne[285]. À quel prix la Pucelle s'en rendit-elle acquéreur? Ce fut vraisemblablement pour la somme de six écus d'or fin (à soixante écus le marc), versés annuellement aux termes de la Saint-Jean et de Noël, durant cinquante-neuf années. En outre, elle dut s'engager, conformément à la coutume, à tenir la maison en bon état et à payer de ses propres deniers les tailles d'Église, ainsi que les taxes établies pour le puits et le pavé et toutes autres impositions. Comme il lui fallait une caution, elle prit pour répondant un certain Guillot de Guyenne, de qui nous ne savons pas autre chose[286].

Que la Pucelle se soit elle-même occupée de ce contrat, rien n'empêche de le croire. Toute sainte qu'elle était, elle n'ignorait pas ce que c'est que de posséder du bien. À cet égard elle avait de qui tenir: son père était l'homme de son village le plus entendu aux affaires[287]; elle-même, bonne ménagère, gardait ses vieilles nippes et, même en campagne, savait les retrouver pour en faire des présents à ses amis. Elle prisait son avoir, armes et chevaux, l'évaluait à douze mille écus, et se faisait, à ce qu'il semble, une idée assez juste de la valeur des choses[288]. Mais à quelle intention prenait-elle cette maison? Était-ce pour l'habiter? Pensait-elle revenir à Orléans, après la guerre, y avoir pignon sur rue, et y vieillir doucement? N'était-ce pas plutôt pour loger ses parents, quelque oncle Vouthon, ou ses frères, dont l'un, très besogneux, se faisait donner alors un pourpoint par les citoyens d'Orléans[289]?

Le 3 mars, elle suivit le roi Charles à Sully[290]. Le château où elle logea près du roi appartenait au sire de la Trémouille, qui le tenait de sa mère, Marie de Sully, fille de Louis Ier de Bourbon. Il avait été repris aux Anglais après la délivrance d'Orléans[291]. Lieu fort, qui commandait la plaine entre Orléans et Briare et le vieux pont de vingt arches, Sully, au bord de la Loire, sur la route qui va de Paris à Autun, reliait le centre de la France à ces provinces du Nord dont Jeanne était revenue à regret et où elle désirait de tout son cœur retourner pour de nouvelles chevauchées et de nouveaux assauts.

En la première quinzaine de mars, elle reçut des habitants de Reims un message dans lequel ils lui confiaient leurs craintes qui n'étaient que trop fondées[292]. Le Régent venait de donner (8 mars) les comtés de Champagne et de Brie au duc de Bourgogne, à charge pour lui de les aller prendre[293]. Des Armagnacs et des Anglais, c'était à qui offrirait les plus gros et les meilleurs morceaux à ce duc Gargantua; les Français ne pouvant, malgré leur promesse, lui livrer Compiègne qui ne voulait pas être livrée, lui offraient à la place Pont-Sainte-Maxence[294]. Mais c'est Compiègne qu'il voulait. Les trêves, fort mal observées d'ailleurs, qui devaient d'abord expirer à la Noël, prorogées une première fois jusqu'au 15 mars, l'avaient été ensuite jusqu'à Pâques, qui tombait en 1430 le 16 avril. Le duc Philippe n'attendait que cette date pour mettre une armée en campagne[295].

La Pucelle répondit aux habitants de Reims d'une parole animée et brève:

Très chiers et bien amés et bien desiriés à veoir, Jehenne la Pucelle ey reçue vous letres faisent mancion que vous vous doptiés d'avoir le sciege. Vulhés savoir que vous n'arés point, si je les puis rencontrer bien bref; et si ainsi fut que je ne les rencontrasse, ne eux venissent devant vous, si vous fermés vous pourtes, car je serey bien brief vers vous; et ci eux y sont, je leur feray chausier leurs espérons si à aste qu'il ne saront pas ho les prandre, et lever, c'il y est, si brief que ce cera bien tost. Autre chouse que ne vous escri pour le présent, mès que soyez toutjours bons et loyals. Je pri à Dieu que vous ait en sa guarde. Escrit à Sulli le xvje jour de mars.

Je vous mandesse anquores auqunes nouvelles de quoy vous sériés bien joyeux[296]; mais je doubte que les letres ne feussent prises en chemin et que l'on ne vit les dictes nouvelles.

Signé: JEHANNE.

Sur l'adresse: À mes très chiers et bons amis, gens d'église, bourgois et autres habitans de la ville de Rains[297].

Pour cette lettre, nul doute que le scribe n'ait écrit fidèlement sous la dictée de la Pucelle et pris sa parole au vol. Dans sa hâte, elle a oublié des mots, des phrases entières; mais on comprend tout de même. Et quel élan! «Vous n'aurez pas de siège si je rencontre vos ennemis.» Et son langage cavalier qu'on retrouve! Elle avait demandé la veille de Patay: «Avez-vous de bons éperons[298]?» Ici elle s'écrie: «Je leur ferai chausser leurs éperons!» Elle annonce qu'elle sera bientôt en Champagne, qu'elle va partir. Dès lors, est-il possible de croire qu'elle était dans le château de la Trémouille comme dans une cage dorée[299]? En terminant, elle avertit ses amis de Reims qu'elle ne leur écrit pas tout ce qu'elle voudrait, de peur que sa lettre ne soit prise en chemin. Elle avait de la prudence; elle mettait quelquefois sur ses lettres une croix pour avertir ceux de son parti de ne pas tenir compte de ce qu'elle leur écrivait, dans l'espoir que la missive fût interceptée et l'ennemi trompé[300].

C'est de Sully, le 23 mars, que fut expédiée, par le frère Pasquerel à l'empereur Sigismond, une lettre destinée aux Hussites de Bohême[301].

À cette époque, les Hussites faisaient l'exécration et l'épouvante de la chrétienté. Ils réclamaient la libre prédication de la parole de Dieu, la communion sous les deux espèces, le retour de l'Église à cette vie évangélique qui ne connut ni le pouvoir temporel des papes, ni les richesses des prêtres. Ils voulaient que le péché fût puni par les magistrats civils, ce qui est l'état d'une société excessivement sainte. Aussi étaient-ils des saints. Hérétiques, d'ailleurs, autant qu'on peut l'être. Le pape Martin tenait pour salutaire la destruction de ces méchants, et c'était l'avis de tous les bons catholiques. Mais comment venir à bout de cette hérésie en armes, qui brisait toutes les forces de l'Empire et du Saint-Siège? Les Hussites culbutaient, écrasaient cette antique chevalerie usée de la chrétienté, chevalerie allemande, chevalerie française, qu'il n'y avait plus qu'à jeter au rebut comme une vieille ferraille. Et c'est ce que les villes du royaume de France faisaient en mettant une paysanne au-dessus des seigneurs[302].

À Tachov, en 1427, les croisés bénis par le Saint-Père s'étaient enfuis au seul bruit des chariots de Procope. Le pape Martin ne savait plus où trouver des défenseurs de l'Église une et sainte. Il avait payé l'armement de cinq mille croisés anglais, que le cardinal de Winchester devait conduire chez ces Bohêmes démoniaques; mais le Saint-Père éprouvait de ce fait une cruelle déconvenue: ces cinq mille croisés, à peine descendus en France, le Régent d'Angleterre les avait détournés de leur route et dirigés sur la Brie pour donner du fil à retordre à la Pucelle des Armagnacs[303].

Depuis sa venue en France, Jeanne parlait de la croisade comme d'une œuvre bonne et méritoire. Dans la lettre dictée avant l'expédition d'Orléans, elle conviait les Anglais à s'unir aux Français pour aller ensemble combattre les ennemis de l'Église. Et, plus tard, écrivant au duc de Bourgogne, elle invitait le fils du vaincu de Nicopolis à faire la guerre aux Turcs[304]. Ces idées de croisade, qui donc les mettait dans la tête de Jeanne, sinon les mendiants qui la gouvernaient? Tout de suite après la délivrance d'Orléans, on disait qu'elle conduirait le roi Charles à la conquête du Saint-Sépulcre et qu'elle mourrait en Terre-Sainte[305]. Dans le même moment on semait le bruit qu'elle ferait la guerre aux Hussites. Au mois de juillet 1429, quand le voyage du sacre était à peine commencé, on publiait en Allemagne, sur la foi d'une prophétesse de Rome, que, par la prophétesse de France, serait récupéré le royaume de Bohême[306].

Déjà portée sur la croisade contre les Turcs, la Pucelle se porta pareillement sur la croisade contre les Hussites. Turcs et Bohêmes, c'était tout un pour elle; elle ne connaissait ceux-ci, comme ceux-là, que par les récits pleins de diableries que lui en faisaient les mendiants de sa compagnie. On rapportait touchant les Hussites des choses qui n'étaient pas toutes vraies, mais que Jeanne devait croire et qui n'étaient certes pas pour lui plaire; on disait qu'ils adoraient le diable et qu'ils l'appelaient «celui à qui l'on a fait tort»; on disait qu'ils accomplissaient comme œuvres pies toutes sortes de fornications; on disait que dans chaque Bohémien il y avait cent démons; on disait qu'ils tuaient les clercs par milliers; on disait encore, et cette fois sans fausseté, qu'ils brûlaient églises et moutiers. La Pucelle croyait au Dieu qui ordonna à Israël d'exterminer les Philistins. Il s'était trouvé naguère des Cathares pour penser que le Dieu de l'Ancien Testament était en réalité Lucifer ou Luciabel, auteur du mal, menteur et meurtrier. Les Cathares abhorraient la guerre; ils se refusaient à verser le sang humain; c'étaient des hérétiques; on les avait massacrés, il n'en restait plus. La Pucelle croyait de bonne foi que l'extermination des Hussites était agréable à Dieu. Des hommes plus savants qu'elle, non adonnés comme elle à la chevalerie, et de mœurs douces, des clercs, comme le chancelier Jean Gerson, le croyaient aussi[307]. Elle pensait de ces Bohêmes hérétiques ce que tout le monde en pensait: elle avait l'âme des foules; ses sentiments étaient faits des sentiments de tous. Aussi haïssait-elle les Hussites avec simplicité, mais elle ne les craignait pas, parce qu'elle ne craignait rien, et qu'elle se croyait, Dieu aidant, capable de pourfendre tous les Anglais, tous les Turcs et tous les Bohêmes du monde. Au premier coup de trompette elle était prête à foncer. Le 23 mars 1430, frère Pasquerel envoya à l'empereur Sigismond une lettre écrite au nom de la Pucelle et destinée aux Hussites de Bohême. Cette lettre était rédigée en latin. En voici le sens:

JÉSUS ✝ MARIE

Depuis longtemps le bruit, la renommée m'est parvenue que, de vrais chrétiens que vous étiez, devenus hérétiques, et pareils aux Sarrazins, vous avez aboli la vraie religion et le culte, que vous avez adopté une superstition infecte et funeste, et que, dans votre zèle à la soutenir et à l'étendre, il n'est honte ni cruauté que vous n'osiez. Vous souillez les sacrements de l'Église, vous lacérez les articles de la foi, vous renversez les temples; ces images qui furent faites pour de saintes commémorations, vous les brisez et les jetez au feu; enfin, les chrétiens qui n'embrassent pas votre foi, vous les massacrez. Quelle fureur ou quelle folie, quelle rage vous agite? Cette foi que le Dieu tout puissant, que le Fils, que le Saint-Esprit suscitèrent, instituèrent, exaltèrent, et que de mille manières, par mille miracles, ils illustrèrent, vous la persécutez, vous vous efforcez de la renverser et de l'exterminer.

C'est vous, vous, qui êtes les aveugles et non ceux à qui manquent la vue et les yeux. Croyez-vous rester impunis? Ignorez-vous que, si Dieu n'empêche pas vos violences impies, s'il souffre que vous soyez plongés plus longtemps dans les ténèbres et l'erreur, c'est qu'il vous prépare une peine et des supplices plus grands? Quant à moi, pour vous dire la vérité, si je n'étais occupée aux guerres anglaises, je serais déjà allée vous trouver. Mais vraiment, si je n'apprends que vous vous êtes amendés, je quitterai peut-être les Anglais et je vous courrai sus, afin que j'extermine par le fer, si je ne le puis autrement, votre vaine et fougueuse superstition et que je vous ôte ou l'hérésie ou la vie. Toutefois, si vous préférez revenir à la foi catholique et à la primitive lumière, envoyez-moi vos ambassadeurs, je leur dirai ce que vous avez à faire. Si, au contraire, vous vous obstinez et voulez regimber sous l'éperon, souvenez-vous de tout ce que vous avez perpétré de forfaits et de crimes et attendez-vous à me voir venir avec toutes les forces divines et humaines pour vous rendre tout le mal que vous avez fait à autrui.

Donné à Sully, le 23 de mars, aux Bohêmes hérétiques.[308]

Signé: PASQUEREL.

Telle est la lettre qui fut expédiée à l'empereur. Qu'avait dit Jeanne en langage français et champenois? Il n'est pas douteux que le bon frère ne lui ait terriblement embelli sa lettre. On ne s'attendait pas à ce que la Pucelle cicéronisât de la sorte; et l'on a beau dire qu'une sainte alors était propre à tout faire, prophétisait sur tout sujet et avait le don des langues, une si belle épître contient beaucoup trop de rhétorique pour une fille que les capitaines armagnacs eux-mêmes jugeaient simplette. Et pourtant, si l'on va au fond, on retrouvera dans cette missive, du moins en la seconde moitié, ces naïvetés un peu rudes, cette assurance enfantine qui se remarquent dans les vraies missives de Jeanne, et particulièrement dans sa réponse au comte d'Armagnac[309], et l'on reconnaîtra en plus d'un endroit le tour habituel de la sibylle villageoise. Ceci, par exemple, est tout à fait dans la manière de Jeanne: «Si vous rentrez dans le giron de la croyance catholique, adressez-moi vos envoyés; je vous dirai ce que vous avez à faire.» Et sa menace coutumière: «Attendez-moi avec la plus grande puissance humaine et divine[310].» Quant à cette phrase: «Si je n'apprends bientôt votre amendement, votre rentrée au sein de l'Église, je laisserai peut-être les Anglais et me tournerai contre vous», on peut soupçonner le moine mendiant, que les affaires de Charles VII intéressaient beaucoup moins que celles de l'Église, d'avoir prêté à la Pucelle plus de hâte à partir pour la croisade qu'elle n'en avait réellement. Pour bon et salutaire qu'elle crût de prendre la croix, elle n'y aurait pas consenti, telle que nous la connaissons, avant d'avoir chassé les Anglais du royaume de France. C'était sa mission, à ce qu'elle croyait, et elle mit à l'accomplir un esprit de suite, une constance, une fermeté vraiment admirables. Il est très probable qu'elle dicta au bon frère une phrase comme celle-ci: «Quand j'aurai bouté les Anglais hors le royaume, je me tournerai vers vous.» Ce qui explique l'erreur du frère Pasquerel et l'excuse, c'est que très probablement Jeanne croyait en finir avec les Anglais en un tournemain, et elle se voyait déjà distribuant aux Bohêmes renégats et païens bonnes buffes et bons torchons. L'innocence de la Pucelle perce à travers ce latin de clerc et l'épître aux Bohêmes rappelle, hélas! le fagot apporté d'un zèle pieux au bûcher de Jean Huss par la bonne femme dont Jean Huss lui-même nous enseigne à louer la sainte simplicité.

On ne peut s'empêcher de songer qu'entre Jeanne et ces hommes sur lesquels elle crache l'invective et la menace, il y avait beaucoup de traits communs: la foi, la chasteté, une naïve ignorance, les graves puérilités de la dévotion, l'idée du devoir pieux, la docilité aux ordres de Dieu. Zizka avait établi dans son camp cette pureté de mœurs que la Pucelle s'efforçait d'introduire parmi ses Armagnacs. Des soldats paysans de Procope à cette paysanne portant l'épée au milieu des moines mendiants, quelles ressemblances profondes! D'une part et de l'autre, c'est l'esprit religieux substitué à l'esprit politique, la peur du péché remplaçant l'obéissance aux lois civiles, le spirituel introduit dans le temporel. On est pris de pitié à ce triste spectacle: la béate contre les béats, l'innocente contre les innocents, la simple contre les simples, l'hérétique contre les hérétiques; et l'on éprouve un sentiment pénible en songeant que lorsqu'elle menace d'extermination les disciples de ce Jean Huss, livré par trahison et brûlé comme hérétique, elle est tout près d'être elle-même vendue à ses ennemis et condamnée au feu comme sorcière. Si encore cette lettre dont les esprits élégants, les humanistes, dès cette époque, eussent haussé les épaules, avait obtenu l'agrément des théologiens! Mais ceux-là aussi y trouvèrent à reprendre: un canoniste insigne, inquisiteur zélé de la foi, estima présomptueuses ces menaces d'une fille à une multitude d'hommes[311].

Nous le disions bien qu'elle n'était pas décidée à laisser tout de suite les Anglais pour courir sus aux Bohêmes. Cinq jours après cette sommation aux Hussites elle écrivait à ses amis de Reims, et leur faisait entendre, à mots couverts, qu'ils la verraient bientôt[312].

Les partisans du duc Philippe ourdissaient alors des complots dans les villes de Champagne, notamment à Troyes et à Reims. Le 22 février 1430, un chanoine et un chapelain furent arrêtés et cités devant le chapitre comme ayant conspiré pour livrer la ville aux Anglais. Bien leur fit d'appartenir à l'Église, car, ayant été condamnés à la prison perpétuelle, ils obtinrent du roi un adoucissement à leur peine, et le chanoine eut sa grâce entière[313]. Les échevins et ecclésiastiques de la ville, craignant d'être mal jugés par delà la Loire, écrivirent à la Pucelle pour la prier de les blanchir dans l'esprit du roi. Voici la réponse qu'elle fit à leur supplique[314]:

Très chiers et bons amis, plese vous savoir que je ay rechu vous lectres, les quelles font mencion comment on ha raporté au roy que dedens la bonne cité de Rains il avoit moult de mauvais. Si[315] veulez sovoir que c'est bien vray que on luy a raporté voirement et qu'il y enuoit[316] beaucop qui estoient d'une aliance[317] et qui devoient traïr la ville et metre les Bourguignons dedens. Et depuis, le roy a bien seu le contraire, par ce que vous luy en avez envoié la certaineté, dont il est très content de vous. Et croiez que vous estes bien en sa grasce et se vous aviez à besongnier, il vous secouroit quant au regart du siège; et cognoist bien que vous avez moult à souffrir pour la durté que vous font ces traitres Bourguignons adversaires: si vous en delivrera au plesir Dieu bien brief, c'est asovoir le plus tost que fere se pourra. Si vous prie et requier, très chiers amis[318], que vous guardes bien la dicte bonne cité pour le roy[319] et que vous faciez très bon guet. Vous orrez bien tost de mes bones nouvelles plus à plain. Autre chose[320] quant a présent ne vous rescri fors que toute Bretaigne est fransaise et doibt le duc envoier au roy. iij.[321] mille combatans paiez pour ij. moys. À Dieu vous commant qui soit guarde de vous.

Escript à Sully, le xxviije de mars.

JEHANNE[322].

Sur l'adresse: À mes très chiers et bons amis les gens d'église, eschevins, bourgois et habitans et maistres de la bonne ville de Reyms[323].

La Pucelle se faisait illusion sur l'aide qu'on pouvait attendre du duc de Bretagne. Prophétesse, elle ressemblait à toutes les prophétesses: elle ignorait ce qui se passait autour d'elle. Malgré ses malheurs, elle se croyait toujours heureuse; elle ne doutait pas plus d'elle qu'elle ne doutait de Dieu et avait hâte de poursuivre l'accomplissement de sa mission. «Vous aurez bientôt de mes nouvelles», disait-elle aux habitants de Reims. Quelques jours après elle quittait Sully pour aller combattre en France à l'expiration des trêves.

On a dit qu'elle feignit une promenade, un divertissement, et qu'elle partit sans prendre congé du roi, que ce fut une sorte de ruse innocente et de fuite généreuse[324]. Les choses se passèrent de tout autre manière[325]. La Pucelle leva une compagnie de cent cavaliers environ, soixante-huit archers et arbalétriers et deux trompettes, sous le commandement du capitaine lombard Barthélémy Baretta[326]. Il y avait dans cette compagnie des gens d'armes italiens portant la grande targe, comme ceux qui étaient venus à Orléans, lors du siège; et peut-être était-ce les mêmes[327]. Elle partit à la tête de cette compagnie, avec ses frères et son maître d'hôtel, le sire Jean d'Aulon. Elle était dans les mains de Jean d'Aulon et Jean d'Aulon était dans les mains du sire de la Trémouille, à qui il devait de l'argent[328]. Le bon écuyer n'aurait pas suivi la Pucelle malgré le roi.

Le béguinage volant venait d'être déchiré par un schisme. Frère Richard, alors en grande faveur auprès de la reine Marie, et qui prêchait les Orléanais pendant le carême de 1430[329], restait sur la Loire avec Catherine de La Rochelle. Jeanne emmena Pierronne et l'autre Bretonne plus jeune[330]. Si elle s'en allait en France, ce n'était point à l'insu ni contre le gré du roi et de son conseil. Très probablement le chancelier du royaume l'avait réclamée au sire de la Trémouille pour la mettre en œuvre dans la prochaine campagne et l'employer contre les Bourguignons qui menaçaient son gouvernement de Beauvais et sa ville de Reims[331]. Il ne lui donnait guère d'amitié; mais il s'était déjà servi d'elle et pensait s'en servir encore. Peut-être même songeait-on à faire avec elle une nouvelle tentative sur Paris.

Le roi n'avait pas renoncé à reprendre sa grand'ville par les moyens qu'il préférait. Ces mêmes religieux, auteurs du tumulte soulevé d'une rive de la Seine à l'autre, le jour de la Nativité de la Vierge, pendant l'assaut de la porte Saint-Honoré, les carmes de Melun, n'avaient cessé durant tout le carême d'aller, déguisés en artisans, de Paris à Sully et de Sully à Paris, pour négocier avec quelques notables habitants l'entrée des gens du roi dans la cité rebelle. Le prieur des carmes de Melun dirigeait le complot[332]. Jeanne, à ce qu'on peut croire, l'avait vu lui-même, ou quelqu'un de ses religieux. Il est vrai que depuis le 22 mars ou le 23 au plus tard on n'ignorait plus à Sully que la conspiration eût été découverte[333]; mais peut-être gardait-on encore quelque espoir de réussir. C'était à Melun que Jeanne se rendait avec sa compagnie, et il est bien difficile de croire qu'aucun lien ne reliait le complot des carmes et l'expédition de la Pucelle.

Pourquoi les conseillers de Charles VII eussent-ils renoncé à la mettre en œuvre? Il n'est pas vrai qu'elle parût moins céleste aux Français et moins diabolique aux Anglais. Ses désastres, ignorés ou mal connus ou recouverts par des bruits de victoires, n'avaient pas détruit l'idée qu'une puissance invincible résidait en elle. Au moment où la pauvre fille était si malmenée sous la ville de La Charité, avec la fleur de la noblesse française, par un ancien apprenti maçon, on annonçait, en pays bourguignon, qu'elle enlevait d'assaut un château à cinq lieues de Paris[334]. Elle restait merveilleuse; les bourgeois, les hommes d'armes de son parti croyaient encore en elle. Et quant aux Godons, depuis le Régent jusqu'au dernier coustiller de l'armée, ils en avaient peur comme aux jours d'Orléans et de Patay. En ce moment, tant de soldats et de capitaines anglais refusaient de passer en France, qu'il fallut faire contre eux un édit spécial[335], et ils découvraient plus d'une raison sans doute de ne point aller dans un pays où désormais il y avait des horions à recevoir et peu de bons morceaux à prendre; mais plusieurs renaclaient, épouvantés par les enchantements de la Pucelle[336].

CHAPITRE VI
LA PUCELLE AUX FOSSÉS DE MELUN. — LE SEIGNEUR DE L'OURS. — L'ENFANT DE LAGNY.

Devenue chef de soudoyers, Jeanne est sous les murs de Melun dans la semaine de Pâques[337]. Elle arrive à temps pour se battre: les trêves viennent d'expirer[338]. La ville, qui s'était depuis peu tournée française[339], refusa-t-elle de recevoir avec sa compagnie celle qui lui venait d'un si bon cœur? Il y a apparence. Jeanne put-elle communiquer avec les carmes de Melun? C'est probable. Quelle disgrâce lui advint-il aux portes de la ville? Fut-elle malmenée par une troupe de Bourguignons? Nous n'en savons rien. Mais, étant sur les fossés, elle entendit madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite qui lui disaient: «Tu seras prise avant qu'il soit la Saint-Jean.»

Et elle les suppliait:

—Quand je serai prise, que je meure tout aussitôt sans longue épreuve.

Et les Voix lui répétaient qu'elle serait prise et qu'ainsi fallait-il qu'il fût fait.

Et elles ajoutaient doucement:

—Ne t'ébahis pas et prends tout en gré. Dieu t'aidera[340].

La Saint-Jean venait le 24 juin, dans moins de soixante-dix jours.

Depuis lors, Jeanne demanda maintes fois à ses saintes l'heure où elle serait prise, mais elles ne la lui dirent pas, et, dans ce doute, elle résolut de n'en plus faire à sa tête, et de suivre l'avis des capitaines[341].

Au mois de mai, se rendant de Melun à Lagny-sur-Marne, elle dut passer par Corbeil. C'est probablement à cette époque et dans sa compagnie que les deux dévotes femmes de Bretagne bretonnante, Pierronne et sa jeune sœur spirituelle, furent prises à Corbeil par les Anglais[342].

La ville de Lagny était, depuis huit mois, dans l'obéissance du roi Charles et sous le gouvernement de messire Ambroise de Loré, qui faisait bonne guerre aux Anglais de Paris et d'ailleurs[343]. Messire Ambroise de Loré était pour lors absent; mais son lieutenant, messire Jean Foucault, commandait la garnison. Peu de temps après la venue de Jeanne en cette ville, on apprit qu'une compagnie de trois à quatre cents Picards et Champenois, qui tenaient le parti du duc de Bourgogne, après avoir battu l'Île-de-France, s'en retournaient en Picardie avec un butin copieux. Ils avaient pour capitaine un vaillant homme d'armes, nommé Franquet d'Arras[344]. Les Français avisèrent à leur couper la retraite; ils sortirent de la ville, sous le commandement de messire Jean Foucault, de messire Geoffroy de Saint-Bellin, de sire Hugh de Kennedy, Écossais, et du capitaine Barretta[345].

La Pucelle les accompagnait. Ils rencontrèrent les Bourguignons proche Lagny, sans réussir à les surprendre. Les archers de messire Franquet avaient eu le temps de mettre pied à terre et de se ranger contre une haie à la manière anglaise. Les gens du roi Charles n'étaient guère plus nombreux que leurs ennemis. Un clerc d'alors, un Français, dont rien n'altérait l'ingénuité naturelle, écrivant sur cette affaire, constate, avec un candide bon sens, que cette faible supériorité du nombre rendait l'entreprise très dure et très âpre à son parti[346]. Et véritablement, le combat fut acharné. Les Bourguignons avaient grand'peur de la Pucelle, parce qu'ils croyaient qu'elle était sorcière et commandait des armées de diables; pourtant ils combattirent avec une belle vaillance. Deux fois les Français furent repoussés, mais ils revinrent à la charge, et finalement les Bourguignons furent tous tués ou pris[347].

Les vainqueurs s'en retournèrent à Lagny, chargés de butin, et emmenant les prisonniers, parmi lesquels se trouvait messire Franquet d'Arras. Gentilhomme et ayant seigneurie, il devait s'attendre à être mis à rançon, selon l'usage. Il fut réclamé au soldat qui l'avait pris par Jean de Troissy, bailli de Senlis[348] et par la Pucelle; et c'est à la Pucelle qu'il échut enfin[349]. L'avait-elle obtenu par finance? C'est ce qui semblerait le plus probable, car les soldats n'avaient pas coutume d'offrir en don gracieux leurs prisonniers nobles, dont ils pouvaient tirer pécune, mais, interrogée à ce sujet, elle répondit qu'elle n'était pas monnayeur ni trésorier de France pour bailler de l'argent. Nous devons donc supposer que quelqu'un paya pour elle. Quoi qu'il en soit, on lui remit le capitaine Franquet d'Arras, et elle s'occupa de l'échanger contre un prisonnier des Anglais. L'homme qu'elle voulait délivrer de cette manière était un Parisien, qu'on appelait le seigneur de l'Ours[350].

Il n'était pas gentilhomme et n'avait d'écu que l'enseigne de son hôtellerie. En ce temps-là, l'usage était de donner de la seigneurie aux maîtres des grands hôtels de Paris. C'est ainsi qu'on appelait seigneur du Boisseau, Colin qui tenait un hôtel à la porte du Temple. L'hôtel de l'Ours était sis en la rue Saint-Antoine, proche la porte qui se nommait exactement porte Baudoyer, mais que les bonnes gens appelaient porte Baudet, Baudet ayant sur Baudoyer le double avantage d'être plus court et de se comprendre mieux[351]. C'était une hôtellerie ancienne et renommée, fameuse à l'égal des plus fameuses: le logis de l'Arbre sec, dans la rue de ce nom, la Fleur de Lis, près du Pont Neuf, l'Épée de la rue Saint-Denis, et le Chapeau fétu de la rue Croix-du-Tirouer. Sous le roi Charles V, l'Ours était déjà très fréquenté; les broches y tournaient dans les vastes cheminées, et l'on y trouvait pain chaud, harengs frais et vin d'Auxerre à plein tonneau. Mais depuis lors, les pilleries des gens de guerre avaient ruiné la contrée, et les voyageurs ne s'y aventuraient pas, de peur d'être dépouillés et tués; les chevaliers et les pèlerins ne venaient plus dans la ville. Seuls, les loups y entraient le soir et dévoraient dans les rues les petits enfants. Il n'y avait plus nulle part ni pain dans la huche, ni fagots dans la cheminée. Les Armagnacs et les Bourguignons avaient bu tout le vin, ravagé toutes les vignes, et il ne restait plus au cellier qu'une mauvaise piquette de pommes et de prunelles[352].

Le seigneur de l'Ours réclamé par la Pucelle s'appelait Jaquet Guillaume[353]. Bien que Jeanne, comme tout le monde, lui donnât du seigneur, il n'est pas certain qu'il gouvernât en personne l'hôtel, ni même que l'hôtel restât ouvert dans ces années de ruines et de désolation. Ce qui est sur, c'est qu'il était propriétaire de la maison où pendait cette enseigne de l'Ours. Il la tenait du chef de sa femme Jeannette; et voici comment ce bien était venu en sa possession. Quatorze ans auparavant, alors que le roi Henri V n'était pas encore débarqué en France avec sa chevalerie, le seigneur de l'Ours était un sergent d'armes du roi, nommé Jean Roche, homme riche et de bonne renommée, tout à la dévotion du duc de Bourgogne. C'est ce qui le perdit. Les Armagnacs occupaient alors Paris. En l'an 1416, Jean Roche se concerta avec quelques bourgeois pour les chasser hors de la ville. Le complot devait être mis à exécution le jour de Pâques, qui tombait, cette année-là, le 29 avril. Mais les Armagnacs le découvrirent; ils jetèrent les conspirateurs en prison et les firent passer en justice. Le premier samedi de mai, le seigneur de l'Ours fut mené en charrette aux halles, avec Durand de Brie, teinturier, maître de la soixantaine des arbalétriers de Paris, et Jean Perquin, épinglier et marchand de laiton. Ils eurent tous trois la tête tranchée, et le corps du seigneur de l'Ours fut pendu à Montfaucon où il resta jusqu'à l'entrée des Bourguignons. Six semaines après leur venue, au mois de juillet de l'an 1418, il fut dépendu du gibet, avec plusieurs autres, et mis en terre sainte[354].

Il faut savoir que la veuve de Jean Roche avait d'un premier lit une fille nommée Jeannette, qui épousa un certain Bernard le Breton et en secondes noces Jaquet Guillaume, qui n'était pas riche. Il devait de l'argent à maître Jean Fleury, clerc notaire et secrétaire du roi. Sa femme n'était pas mieux dans ses affaires; les biens de son beau-père avaient été confisqués et elle avait dû racheter une part de son héritage maternel. En l'an 1424, les deux époux se trouvant à court d'argent, il leur arriva de vendre une maison en dissimulant l'hypothèque dont elle était grevée. Mis en prison sur la plainte de l'acquéreur, ils aggravèrent leur cas en subornant deux témoins dont l'un était curé, l'autre chambrière. Ils obtinrent heureusement des lettres de rémission[355].

Les époux Jaquet Guillaume étaient mal en point; toutefois, il leur restait, de l'héritage de Jean Roche, l'hôtel situé proche la place Baudet, à l'enseigne de l'Ours; Jaquet Guillaume en portait le titre. Ce second seigneur de l'Ours devait se montrer aussi armagnac que l'autre s'était montré bourguignon et le payer du même prix.

Il y avait six ans qu'il était sorti de prison quand, au mois de mars 1430, fut ourdi par les carmes de Melun et plusieurs bourgeois de Paris le complot dont nous parlions à l'occasion du départ de Jeanne pour l'Île-de-France. Ce n'était pas le premier dans lequel ces carmes se fussent entremis; ils avaient fomenté ce tumulte qui faillit éclater le jour de la Nativité, à l'heure où la Pucelle donnait l'assaut près de la porte Saint-Honoré; mais jamais tant de bourgeois et de la notables n'étaient entrés dans une conspiration. Un clerc des Comptes, maître Jean de la Chapelle, et deux procureurs du Châtelet, maître Renaud Savin et maître Pierre Morant, un très riche homme nommé Jean de Calais, des bourgeois, des marchands, des artisans, plus de cent cinquante personnes, tenaient les fils de cette vaste trame, et dans le nombre, Jaquet Guillaume, seigneur de l'Ours.

Les carmes de Melun dirigeaient l'entreprise; ils allaient, sous un habit d'artisan, du roi aux bourgeois et des bourgeois au roi; établissaient le concert entre ceux du dedans et ceux du dehors, réglaient tous les détails de l'action. L'un d'eux demanda aux affiliés l'engagement écrit de faire entrer les gens du roi dans la ville. Une telle exigence donnerait à croire que la plupart des conspirateurs étaient aux gages du conseil royal.

En retour, ces religieux apportaient des lettres d'abolition signées par le roi. En effet, pour disposer les habitants de Paris à recevoir celui qu'ils nommaient encore le dauphin, il fallait leur donner avant tout l'assurance d'une amnistie pleine et entière. Depuis plus de dix ans que les Anglais et les Bourguignons tenaient la ville, personne ne se sentait tout à fait sans reproches envers le souverain légitime et les gens de son parti. Et l'on tenait d'autant plus à ce que Charles de Valois oubliât le passé, qu'on se rappelait les vengeances cruelles des Armagnacs après la chute des Bouchers.

Un des conjurés, nommé Jaquet Perdriel, était d'avis de faire publier à son de trompe, un dimanche, à la porte Baudet, les lettres d'abolition.

—Je ne doute pas, disait-il, que les artisans qui se trouveront en grand nombre à l'entendre, ne se tournent avec nous.

Il comptait les entraîner jusqu'à la porte Saint-Antoine pour l'ouvrir aux gens du roi de France, embusqués près de là.

Quatre-vingts ou cent Écossais, vêtus comme des Anglais et portant la croix de Saint-André, devaient entrer alors dans la ville, amenant du bétail et de la marée.

—Ils entreront bonnement par la porte Saint-Denys, annonçait Perdriel, et s'en empareront. C'est alors que les gens du roi feront leur entrée en force par la porte Saint-Antoine.

Le plan fut jugé bon; toutefois il parut préférable de faire entrer les gens du roi par la porte Saint-Denys.

Le dimanche 12 mars, deuxième dimanche de carême, maître Jean de la Chapelle réunit au cabaret de la Pomme de Pin le procureur Renaud Savin à plusieurs autres conspirateurs, afin de s'entendre avec eux sur ce qu'il y avait de mieux à faire. Ils décidèrent que, au jour fixé, Jean de Calais, sous prétexte d'aller à la Chapelle-Saint-Denys voir ses vignes, rejoindrait hors des murs les gens du roi, se ferait connaître d'eux en déployant un étendard blanc, et les introduirait dans la ville. On arrêta en outre que maître Morant et beaucoup d'habitants avec lui se tiendraient dans les tavernes de la rue Saint-Denys pour soutenir les Français à leur entrée. C'est en quelque taverne de cette rue que devait se trouver le seigneur de l'Ours, qui, logeant tout proche, se faisait fort d'amener quantité de gens du voisinage.

Les conjurés, parfaitement d'accord, n'attendaient plus que d'être avisés du jour choisi par le conseil royal et ils croyaient bien que le coup était pour le prochain dimanche. Mais frère Pierre d'Allée, prieur des carmes de Melun, fut pris le 21 mars par les Anglais. Mis à la torture, il avoua le complot et nomma ses complices. Sur les indications du religieux, plus de cent cinquante personnes furent arrêtées et jugées. Le 8 avril, vigile de Pâques fleuries, on vit sept des plus notables menés en charrette aux halles. C'étaient: Jean de la Chapelle, clerc des Comptes; Renaud Savin et Pierre Morant, procureurs au Châtelet; Guillaume Perdriau, Jean le François, dit Baudrin; Jean le Rigueur, boulanger, et Jaquet Guillaume, seigneur de l'Ours. Ils eurent tous les sept la tête tranchée par la main du bourreau, qui coupa ensuite par quartiers les corps de Jean de la Chapelle et de Baudrin.

Jaquet Perdriel n'y perdit que son avoir. Et Jean de Calais obtint bientôt des lettres de rémission. Jeannette, femme de Jaquet Guillaume, fut bannie du royaume, ses biens confisqués[356].

Comment la Pucelle connaissait-elle le seigneur de l'Ours? Les carmes de Melun le lui avaient peut-être recommandé, et c'était sur leur avis qu'elle le réclamait. Peut-être aussi l'avait-elle vu, au mois de septembre 1429, à Saint-Denys ou sous les murs de Paris et s'était-il dès lors engagé à servir le dauphin et ses gens. Pourquoi s'efforçait-on, à Lagny, de sauver celui-là seul, entre les cent cinquante Parisiens arrêtés sur la dénonciation de frère Pierre d'Allée? Plutôt que Renaud Savin et Pierre Morant, procureurs au Châtelet, plutôt que Jean de la Chapelle, clerc des Comptes, pourquoi choisir le plus chétif de la bande? Et comment espérait-on échanger un homme accusé de trahison contre un prisonnier de guerre? Tout cela est pour nous obscur et voilé.

Jeanne, dans les premiers jours de mai, ne savait pas encore ce que Jaquet Guillaume était devenu. Quand elle apprit qu'il avait été mis à mort par justice, elle en fut vivement dépitée et peinée. Elle n'en considérait pas moins Franquet comme un capitaine pris à rançon. Mais le bailli de Senlis, qui voulait, on ne sait pourquoi, la perte de ce capitaine, profita du ressentiment qu'inspirait à la Pucelle la male mort de Jaquet Guillaume, pour obtenir d'elle qu'elle lui livrât son prisonnier.

Il lui représenta que cet homme avait commis des meurtres, des larcins à foison et qu'il était traître, et qu'en conséquence il convenait de le mettre en jugement.

—Vous voulez faire grand tort à la justice, lui dit-il, en délivrant ce Franquet.

Ces raisons la décidèrent, ou plutôt elle céda aux instances du bailli.

—Puisque mon homme est mort, dit-elle, que je voulais avoir, faites de ce Franquet ce que vous devrez faire par justice[357].

C'est ainsi qu'elle livra son prisonnier. Fit-elle bien ou mal? Avant d'en décider, il faudrait se demander s'il lui était possible de faire autrement. Elle était la Pucelle du Seigneur, l'ange du Dieu des armées, c'est entendu. Mais les chefs de guerre, les capitaines ne tenaient pas grand compte de ce qu'elle disait; quant au bailli, c'était l'homme du roi, un très noble homme et puissant.

Il jugea lui-même, assisté des gens de justice de Lagny. L'accusé confessa qu'il était meurtrier, larron et traître. Il faut l'en croire; mais on peut douter qu'il le fût plus que la plupart des hommes d'armes armagnacs ou bourguignons, plus qu'un damoiseau de Commercy ou un Guillaume de Flavy, par exemple. Il fut condamné à mort.

Jeanne consentit qu'on le fît mourir, s'il l'avait mérité, puisqu'il avait confessé ses crimes[358]. Il eut la tête tranchée.

À la nouvelle de l'indigne traitement infligé à messire Franquet, les Bourguignons firent éclater leur douleur et leur indignation[359]. Il semble que, dans cette affaire, le bailli de Senlis et les gens de justice de Lagny aient agi contre l'usage. Toutefois, pour en juger, nous ne connaissons pas assez bien les circonstances de la cause. Peut-être le roi de France, pour une raison que nous ignorons, réclama-t-il ce prisonnier. Il en avait le droit, à la condition de verser à la Pucelle le prix de la rançon. Un homme de guerre de cette époque, expert en tout ce qui touche l'honneur des armes, l'auteur du Jouvencel, parle sans blâme, en ses fictions chevaleresques, du sage Amydas, roi d'Amydoine, qui, apprenant que, dans une bataille, un de ses ennemis, le sire de Morcellet, a été pris à rançon, s'écrie que c'est le plus traître du monde, le rachète à beaux deniers comptants et aussitôt l'envoie au prévôt de la ville et aux officiers de son conseil, pour qu'il soit fait de lui justice[360]. Telle était la prérogative royale.

Soit que la vie des camps l'eût endurcie, soit plutôt qu'elle fût, comme toutes les extatiques, sujette à de brusques changements d'humeur, elle ne montrait plus à Lagny la douceur du soir de Patay. Cette vierge qui naguère, dans les batailles, n'avait d'arme que son étendard, maintenant se servait d'une épée trouvée à Lagny même, de l'épée d'un Bourguignon, parce qu'elle était propre à donner bonnes buffes et bons torchons. À quoi ceux qui la regardaient comme un ange du ciel, le bon frère Pasquerel, par exemple, pouvaient répondre que l'archange saint Michel, qui portait l'étendard des milices célestes, brandissait aussi l'épée flamboyante. Et dans le fait, Jeanne restait une sainte.

Tandis qu'elle se trouvait à Lagny, on vint lui dire qu'un enfant était mort en naissant et n'avait pas pu recevoir le baptême[361]. Entré dans le ventre de la mère au moment où elle conçut, le diable tenait l'âme de cet enfant qui, faute d'eau, était mort ennemi de son Créateur. Aussi le sort de cette âme inspirait-il les plus vives inquiétudes; quelques-uns pensaient qu'elle était dans les limbes, à jamais privée de la vue de Dieu, mais l'opinion la plus suivie et la plus solide était qu'elle bouillait dans l'enfer; car saint Augustin a démontré que les petites âmes comme les grandes sont damnées par l'effet du péché originel. Et le moyen de penser autrement, si, par la faute d'Ève, la ressemblance divine était complètement effacée en cet enfant? Il était voué à la mort éternelle. Et dire que par un peu d'eau la mort eût été détruite! Un tel malheur affligeait non seulement les parents de la pauvre créature, mais aussi les voisins et tous les bons chrétiens de la ville de Lagny. Le corps fut porté dans l'église de Saint-Pierre et déposé devant une image de Notre-Dame qui était l'objet d'une grande vénération depuis la peste de l'année 1128. Comme elle guérissait le mal des ardents, on la nomma Notre-Dame-des-Ardents et, quand il n'y eut plus d'ardents, on l'appela Notre-Dame-des-Aidants; ou plutôt des Aidances, c'est-à-dire des secours, car elle fut trouvée secourable en de grandes nécessités[362].

Les jeunes filles de la ville s'agenouillèrent devant elle autour du corps et la prièrent d'intercéder auprès de son divin Fils pour que cet enfant pût participer à la rédemption accomplie par le Sauveur[363]. Dans des cas semblables la très Sainte Vierge ne refusait pas toujours sa puissante entremise. Il convient de rapporter ici le miracle qu'elle avait accompli trente-sept ans auparavant.

En 1393, à Paris, une créature pécheresse, se trouvant enceinte, cacha sa grossesse et, venue à son terme, se délivra elle-même. Et, après avoir enfoncé des linges dans la gorge de la fille dont elle était accouchée, elle l'alla jeter à la voirie, hors de la porte Saint-Martin-des-Champs. Mais un chien flaira le corps et, grattant les immondices avec ses pattes, le découvrit. Une femme dévote, qui passait d'aventure, prit ce pauvre petit corps sans vie, le porta, suivie de plus de quatre cents personnes, à l'église Saint-Martin-des-Champs, le déposa sur l'autel de Notre-Dame, se mit à genoux, et, avec la foule du peuple et les religieux de l'abbaye, pria de son mieux la Sainte Vierge, afin que cette innocente ne fût point éternellement damnée. L'enfant remua un peu, ouvrit les yeux, vomit le linge qui lui bouchait la gorge et poussa de grands cris. Un prêtre la baptisa sur l'autel de Notre-Dame et lui imposa le nom de Marie. Elle prit le sein d'une nourrice qu'on avait amenée, vécut trois heures, puis mourut et fut portée en terre sainte[364].

Les résurrections d'enfants morts sans baptême étaient fréquentes à cette époque. Cette sainte abbesse qui, dans le moment que Jeanne se trouvait à Lagny, vivait à Moulins parmi les clarisses réformées, Colette de Corbie, avait naguère, dans la ville de Besançon, ramené au jour deux de ces pauvres créatures: une fille qui, portée sur les fonts, reçut le nom de Colette et devint ensuite religieuse puis abbesse à Pont-à-Mousson; un enfant mâle, enterré, disait-on, depuis deux jours et que la servante des pauvres désigna comme prédestiné. Il mourut à six mois, vérifiant ainsi la prophétie de la sainte[365].

Jeanne connaissait sans doute ce genre de miracle. À une dizaine de lieues de Domremy, dans le duché de Lorraine, près de Lunéville, s'élevait un sanctuaire de Notre-Dame-des-Aviots, dont elle avait probablement entendu parler. Notre-Dame-des-Aviots, c'est-à-dire Notre-Dame des rendus à la vie, était connue pour ressusciter les enfants morts sans baptême. Ils renaissaient, par son intervention, le temps suffisant à être faits chrétiens[366].

Dans le duché de Luxembourg, près de Montmédy, sur la colline d'Avioth[367], de nombreux pèlerins vénéraient une image de Notre-Dame, apportée là par les anges. On lui avait bâti une église où la pierre jaillissait en minces colonnes, formait des trèfles, des rosaces, et poussait des feuillages légers. Cette statue faisait des miracles de toutes sortes. On déposait à ses pieds les enfants mort-nés; elle les ressuscitait et on les baptisait aussitôt[368].

Le peuple réuni dans l'église de Saint-Pierre de Lagny, au pied de Notre-Dame-des-Aidances, espérait une semblable grâce. Les jeunes filles prièrent autour du corps inanimé de l'enfant. On demanda à la Pucelle de venir prier avec elles Notre-Seigneur et Notre-Dame. Elle se rendit à l'église, s'agenouilla parmi les jeunes filles et pria. L'enfant était noir. «Noir comme ma cotte», disait Jeanne. Quand la Pucelle et les jeunes filles eurent prié, il bâilla par trois fois et la couleur lui revint. Baptisé, il mourut aussitôt; on le mit en terre sainte. Il fut dit par la ville que cette résurrection était l'œuvre de la Pucelle. À en croire les contes que l'on en faisait, l'enfant n'avait pas donné signe de vie depuis trois jours qu'il était né[369]; mais les commères de Lagny avaient sans doute allongé les heures pendant lesquelles il était resté inerte, comme ces bonnes femmes qui, d'un œuf pondu par le mari de l'une d'elles, en firent cent avant la fin du jour.

CHAPITRE VII
SOISSONS ET COMPIÈGNE. — PRISE DE LA PUCELLE.

Au sortir de Lagny, la Pucelle se présenta devant les portes de Senlis avec sa compagnie et les hommes d'armes des seigneurs français auxquels elle s'était jointe, en tout mille chevaux, pour lesquels elle demanda l'entrée. Il n'y avait pas de disgrâce que les bourgeois craignissent autant que de recevoir des gens d'armes, et il n'y avait pas de privilège dont ils fussent plus jaloux que de les tenir dehors. Le roi Charles en avait fait l'expérience durant la bénigne campagne du sacre. Les habitants de Senlis firent répondre à la Pucelle que, vu la pauvreté de la ville en fourrages, grains, avoine, vivres et vin, il lui serait offert d'y entrer avec trente ou quarante hommes des plus notables, et non davantage[370].

On veut que de Senlis Jeanne soit allée au château de Borenglise, en la paroisse d'Élincourt, entre Compiègne et Ressons, et, dans l'ignorance où l'on est des raisons qui l'y firent aller, on croit qu'elle se rendit en pèlerinage à l'église d'Élincourt, placée sous l'invocation de sainte Marguerite; et il est possible qu'elle ait tenu à faire ses dévotions à sainte Marguerite d'Élincourt, comme elle les avait faites à sainte Catherine de Fierbois, pour l'honneur de l'une des dames du ciel qui la visitaient tous les jours et à toute heure[371].

Il y avait alors, dans la ville d'Angers, un licencié ès lois, chanoine des églises de Tours et d'Angers et doyen de Saint-Jean d'Angers, qui, moins de dix jours avant la venue de Jeanne à Sainte-Marguerite d'Élincourt, le 18 avril, environ neuf heures du soir, ressentit une douleur à la tête qui lui dura jusqu'à quatre heures du matin, si forte qu'il crut mourir. Il se recommanda à madame sainte Catherine, envers qui il professait une dévotion particulière, et aussitôt il fut guéri. En reconnaissance d'une telle grâce, il se rendit à pied au sanctuaire de Sainte-Catherine de Fierbois; et le vendredi 5 mai, il y célébra la messe à haute voix pour le roi, «la Pucelle, digne de Dieu», et la prospérité et la paix du royaume[372].

Le Conseil du roi Charles avait remis Pont-Sainte-Maxence au duc de Bourgogne, au lieu de Compiègne qu'il ne pouvait lui livrer, pour la raison que la ville se refusait de toutes ses forces à être livrée, et demeurait au roi malgré le roi. Le duc de Bourgogne garda Pont-Sainte-Maxence qu'on lui donnait et résolut de prendre Compiègne[373].

Le 17 avril, à l'expiration de la trêve, il se mit en campagne avec une florissante chevalerie et une puissante armée, quatre mille Bourguignons, Picards et Flamands et quinze cents Anglais, sous le commandement de Jean de Luxembourg, comte de Ligny[374].

Le duc faisait venir à ce siège de belles pièces d'artillerie, notamment Remeswalle, Rouge bombarde et Houppembière, qui toutes trois lançaient des pierres très grosses. On y amenait aussi les bombardes achetées par le duc à messire Jean de Luxembourg et payées comptant: Beaurevoir et Bourgogne, un gros «coullard» et un engin volant. Les villes des vastes États de Bourgogne envoyaient devant Compiègne leurs archers et leurs arbalétriers. Le duc se fournissait d'arcs de Prusse et de Constantinople, avec flèches barbées et non barbées. Il appelait des mineurs et divers ouvriers pour faire des mines de poudre devant la ville et pour jeter des fusées de feu grégeois; enfin, monseigneur Philippe, plus riche qu'un roi, le plus magnifique seigneur de la chrétienté et très expert en chevalerie, voulait faire un beau siège[375].

La ville, une des plus grandes de France et des plus fortes, était défendue par quatre ou cinq cents hommes de garnison[376], sous le commandement du jeune seigneur Guillaume de Flavy. Issu d'une noble famille du pays, sans grands biens, toujours en querelle avec les seigneurs ses voisins et cherchant noise au pauvre peuple, il était aussi méchant et cruel qu'aucun seigneur armagnac[377]. Les habitants ne voulaient pas d'autre capitaine que lui; ils le gardèrent envers et contre le roi Charles et son chambellan. Et ils firent sagement, car pour les défendre il n'y avait pas meilleur que le seigneur Guillaume; on n'en aurait pas trouvé un second si entêté à son devoir. Au roi de France, qui lui avait donné l'ordre de livrer la ville, il avait refusé net; et lorsque ensuite le duc lui promit une grosse somme d'argent et une riche héritière en échange de Compiègne, il répondit que la ville était non pas à lui, mais au roi[378].

Le duc de Bourgogne s'empara sans peine de Gournay-sur-Aronde, et vint ensuite mettre le siège devant Choisy-sur-Aisne, qu'on appelait aussi Choisy-au-Bac, au confluent de l'Aisne et de l'Oise[379].

L'écuyer gascon Poton de Saintrailles et les gens de sa compagnie passèrent l'Aisne entre Soissons et Choisy, surprirent les assiégeants, et se retirèrent aussitôt, emmenant quelques prisonniers[380].

Le 13 mai, la Pucelle entrée à Compiègne, logea rue de l'Étoile[381]. Le lendemain, les attornés lui offrirent quatre pots de vin[382]. Ils entendaient par là lui faire grand honneur, car ils n'en offraient pas davantage au seigneur archevêque de Reims, chancelier du royaume, qui se trouvait alors dans la ville avec le comte de Vendôme, lieutenant du roi, et plusieurs autres chefs de guerre. Ces très hauts seigneurs résolurent d'envoyer de l'artillerie et des munitions au château de Choisy qui ne pouvait plus longtemps se défendre[383]; et la Pucelle fut mise en œuvre comme autrefois.

L'armée se dirigea vers Soissons pour y passer l'Aisne[384]. Le capitaine de la ville était un écuyer de Picardie nommé Guichard Bournel par les Français, et Guichard de Thiembronne par les Bourguignons: il avait servi les uns et les autres. Jeanne le connaissait bien: il lui rappelait un pénible souvenir. Ç'avait été l'un de ceux qui, la prenant blessée dans les fossés de Paris, l'avaient mise malgré elle sur un cheval. À l'approche des seigneurs et gens du roi Charles, le capitaine Guichard fit faussement accroire aux habitants de Soissons que toute cette gendarmerie venait prendre garnison dans leur ville. Aussi les habitants décidèrent-ils de ne les point recevoir. Il fut fait là tout comme à Senlis; le capitaine Bournel reçut le seigneur archevêque de Reims, le comte de Vendôme et la Pucelle, avec petite compagnie, et l'armée passa la nuit aux champs[385]. Le lendemain on essaya, faute d'obtenir l'accès du pont, de traverser la rivière à gué, mais on n'y put réussir. C'était le printemps, les eaux avaient monté. L'armée rebroussa chemin. Quand elle fut partie, le capitaine Bournel vendit au duc de Bourgogne la cité qu'il avait charge de garder au roi de France, et la mit en la main de messire Jean de Luxembourg pour 4.000 saluts d'or[386].

À la nouvelle que le capitaine de Soissons avait de la sorte agi laidement, contre son honneur, Jeanne s'écria que, si elle le tenait, elle le ferait trancher en quatre pièces, ce qui n'était pas une imagination de sa colère. L'usage voulait, pour le châtiment de certains crimes, que le bourreau coupât en quartiers les condamnés auxquels il avait d'abord tranché la tête: cela s'appelait écarteler. C'est comme si Jeanne avait dit que ce traître méritait d'être écartelé. Le propos parut dur aux oreilles bourguignonnes; certains crurent même entendre que, dans son indignation, Jeanne reniait Dieu. Ils entendirent mal. Jamais elle ne reniait Dieu, ni saint ni sainte; loin de maugréer, quand elle était en colère, elle disait: «Bon gré Dieu!», ou «Saint Jean!», ou «Notre Dame[387]

Devant Soissons, Jeanne et les chefs de guerre se séparèrent. Ceux-ci se dirigèrent avec leurs gens d'armes vers Senlis et les bords de la Marne. Le pays entre Aisne et Oise n'avait plus de quoi faire vivre tant de monde et de si grands personnages. Jeanne reprit avec sa compagnie le chemin de Compiègne[388]. À peine entrée dans la ville, elle en sortit pour battre les environs.

Elle fut notamment d'une expédition contre Pont-l'Évêque, place forte, à quelque distance de Noyon, et qu'occupait une petite garnison anglaise, sous les ordres du seigneur de Montgomery.

Les Bourguignons, qui faisaient le siège de Compiègne, se ravitaillaient par Pont-l'Évêque. À la mi-mai, les Français, au nombre de peut-être deux mille, commandés par le capitaine Poton, par messire Jacques de Chabannes et quelques autres, et accompagnés de la Pucelle, attaquèrent au petit jour les Anglais du seigneur de Montgomery, et l'affaire fut âprement menée. Mais les Bourguignons de Noyon étant venus à la rescousse, les Français battirent en retraite. Ils avaient tué trente hommes à l'ennemi et en avaient perdu autant; aussi le combat passa-t-il pour très meurtrier[389]. Il ne pouvait plus être question de traverser l'Aisne et de sauver Choisy.

Rentrée à Compiègne, Jeanne, qui ne prenait pas un moment de repos, courut à Crépy-en-Valois où se rassemblaient des troupes destinées à défendre Compiègne; puis elle se dirigea, avec ces troupes, par la forêt de Guise, vers la ville assiégée et elle y entra, le 23, à l'aube, sans avoir rencontré de Bourguignons. Il n'y en avait pas du côté de la forêt, sur la rive gauche de l'Oise[390].

Ils étaient tous de l'autre côté de la rivière. Là s'étend une prairie d'un quart de lieue au bout de laquelle la côte de Picardie s'élève. Cette prairie étant basse, humide, souvent inondée, on avait établi une chaussée allant du pont au village de Margny, dressé tout en face sur la côte abrupte. Le clocher de Clairoix pointait à trois quarts de lieue en amont, au confluent des deux rivières d'Aronde et d'Oise; le clocher de Venette, du côté opposé, à une demi-lieue en aval, vers Pont-Sainte-Maxence[391].

Un petit poste de Bourguignons commandé par un chevalier, messire Baudot de Noyelles, occupait le village de Margny, sur la hauteur. Le plus renommé homme de guerre du parti de Bourgogne, messire Jean de Luxembourg, se tenait avec ses Picards sur les bords de l'Aronde, au pied du mont Ganelon, à Clairoix. Les cinq cents Anglais du sire de Montgomery gardaient l'Oise à Venette. Le duc Philippe occupait Coudun, à une grande lieue de la ville, vers la Picardie[392].

Ces dispositions répondaient aux préceptes des plus expérimentés capitaines. Devant une place forte, on évitait de réunir sur une même position, dans un même logis, comme on disait, une grande quantité de gens d'armes. En cas d'attaque soudaine une grosse compagnie, pensait-on, si elle n'a qu'un logis, est surprise et mise en désarroi comme une moindre, et le mal est grave. C'est pourquoi il vaut mieux diviser les assiégeants en petites compagnies et placer ces compagnies assez près les unes des autres pour qu'elles puissent s'entre-aider. De cette manière, ceux d'un logis ne sont pas plutôt déconfits que les autres ont le loisir de se mettre en ordonnance pour les secourir. Les assaillants sont bien ébahis quand ils voient fondre sur eux des troupes fraîches et aux défenseurs le cœur en grandit de moitié. Ainsi pensait, notamment, messire Jean de Bueil[393].

Ce même jour, 23 mai, vers cinq heures du soir[394], montée sur un très beau cheval gris pommelé, Jeanne sortit par le pont et s'engagea sur la chaussée qui traversait la prairie, avec son étendard, sa compagnie lombarde, le capitaine Baretta et les trois ou quatre cents hommes, cavaliers et fantassins, entrés, la nuit, à Compiègne. Elle avait ceint l'épée bourguignonne trouvée à Lagny et portait sur son armure une huque de drap d'or vermeil[395]. Un tel habit eût mieux convenu pour une parade que pour une sortie; mais, dans la candeur de son âme villageoise et religieuse, elle aimait tout ce qui avait l'air cérémonieux et chevaleresque.

L'entreprise était concertée entre le capitaine Baretta, les autres chefs de partisans et messire Guillaume de Flavy, qui, pour aider la rentrée des Français, fit placer à la tête du pont des archers, des arbalétriers, des couleuvriniers, et mit sur la rivière une grande quantité de petits bateaux couverts destinés à recueillir, au besoin, le plus de monde possible[396]. Jeanne ne fut pas consultée sur l'entreprise: on ne lui demandait jamais conseil; on l'emmenait comme un porte-bonheur, sans lui rien dire, et on la montrait comme un épouvantail aux ennemis qui, la tenant pour une puissante magicienne, craignaient de tomber victimes de ses maléfices, surtout au cas où ils fussent en état de péché mortel. Certains, sans doute, dans les deux partis, s'apercevaient, au contraire, qu'elle n'était pas une femme différente des autres[397]; mais c'étaient des gens qui ne croyaient à rien et ces sortes de gens sont toujours en dehors du sentiment commun.

Cette fois, elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'on allait faire: la tête pleine de rêves, elle s'imaginait partir pour quelque grande et haute action. Elle avait promis, dit-on, à ceux de la ville, de déconfire les Bourguignons et de ramener prisonnier le duc Philippe. Or, il n'était nullement question de cela; le capitaine Baretta et les chefs des partisans se proposaient de surprendre et de piller le petit poste bourguignon le plus rapproché de la ville et le plus accessible, celui qu'occupait messire Baudot de Noyelles à Margny, sur une côte très roide à laquelle on pouvait atteindre en vingt ou vingt-cinq minutes par la chaussée. Le coup valait d'être tenté. Ces enlèvements de postes, c'était le casuel des gens d'armes. Et, bien que les ennemis eussent assez habilement choisi leurs positions, on avait chance de réussir en s'y prenant avec une extrême célérité. Les Bourguignons se tenaient à Margny en très petit nombre. Nouvellement venus, ils n'avaient établi ni bastille ni boulevard, et leurs défenses se réduisaient aux masures du village.

Il était cinq heures après midi quand les Français se mirent en marche. On se trouvait dans les plus longs jours de l'année; ils ne comptaient donc pas sur l'obscurité pour enlever le poste. Les gens d'armes, à cette époque, ne se hasardaient pas volontiers dans la nuit; ils la jugeaient traîtresse, capable de servir aussi bien le fol que le sage, et avaient un dicton là-dessus; ils disaient: «La nuit n'a point de honte[398]

Grimpés à Margny, les assaillants surprirent les Bourguignons épars et sans armes, et se mirent à frapper à leur plaisir. La Pucelle, pour sa part, renversait tout ce qui se trouvait devant elle.

Or, à ce moment, le sire Jean de Luxembourg et le sire de Créquy, venus à cheval de leur logis de Clairoix[399], gravissaient la côte de Margny, sans armures, avec huit ou dix gentilshommes. Ils se rendaient auprès de messire Baudot de Noyelles, et ne se doutant de rien, pensaient reconnaître, de ce point élevé, les défenses de la ville, comme naguère le comte de Salisbury aux Tourelles d'Orléans. Tombés en pleine escarmouche, ils envoyèrent en toute hâte à Clairoix quérir leurs armes et mander leur compagnie, qui ne pouvait atteindre le lieu du combat avant une bonne demi-heure. En attendant, tout démunis qu'ils étaient, ils se joignirent à la petite troupe de messire Baudot pour tenir tête à l'ennemi[400]. Surprendre ainsi monseigneur de Luxembourg, ce pouvait être une bonne chance et ce n'en pouvait pas être une mauvaise; car ceux de Margny eussent de toute façon appelé incontinent à leur secours ceux de Clairoix, comme en effet ils appelèrent les Anglais de Venette et les Bourguignons de Coudun.

Ayant forcé et pillé le logis, les assaillants, qui devaient prudemment rabattre en toute hâte sur la ville avec leur butin, s'attardèrent à Margny; on devine pour quelle cause: c'est celle qui fit tant de fois les détrousseurs détroussés. Ces gens-là, ceux de la croix blanche comme ceux de la croix rouge, quelque péril qui les pressât, ne quittaient point la place tant qu'il s'y trouvait encore quelque chose à emporter.

Le danger où les soudoyers de Compiègne s'exposaient par convoitise, la Pucelle devait, pour sa part, largement l'accroître par vaillance et prouesse: elle ne consentait jamais à quitter le combat; il fallait qu'elle fût blessée, navrée de flèches et de viretons, pour qu'on parvînt à la faire démordre.

Cependant, remis d'une alerte si chaude, les gens de messire Baudot s'armèrent comme ils purent et s'efforcèrent de reprendre le village. Tantôt ils en chassaient les Français, tantôt ils s'en retiraient eux-mêmes après avoir beaucoup souffert. Le seigneur de Créquy, entre autres, fut cruellement blessé au visage. Mais l'espoir d'être secourus leur renforçait le cœur. Ceux de Clairoix parurent. Le duc Philippe en personne s'approchait avec ceux de Coudun. Les Français débordés, abandonnant Margny, se retiraient lentement. Le butin, peut-être, alourdissait leur marche. Tout à coup, voyant les Godons de Venette s'avancer sur la prairie pour leur couper la retraite, la peur les prend; au cri de «Sauve qui peut!» ils s'élancent d'une course folle et atteignent en désordre la berge de l'Oise. Les uns se jetaient dans les bateaux, les autres se pressaient contre le boulevard du Pont. Ils s'attirèrent ainsi le mal dont ils avaient peur. Car les Anglais poussèrent le chanfrein de leurs chevaux dans le dos des fuyards, gagnant à cela que les canons des remparts ne pouvaient plus tirer sans atteindre les Français[401].

Ceux-ci ayant forcé la barrière du boulevard, les Anglais étaient en passe d'y pénétrer sur leurs talons, de franchir le pont et d'entrer dans la place. Le capitaine de Compiègne vit le danger et donna l'ordre de fermer la porte de la ville. Le pont fut levé et la herse baissée[402].

Gardant en cette déroute l'illusion héroïque de la victoire, Jeanne, sur la prairie, entourée seulement de quelques personnes de son service et de sa parenté, faisait face aux Bourguignons et pensait encore tout renverser devant elle.

On lui criait:

—Mettez-vous en peine de regagner à la ville, ou nous sommes perdus.

Le regard ébloui par des vols d'anges et d'archanges, elle répondait:

—Taisez-vous, il ne tiendra qu'à vous qu'ils ne soient déconfits. Ne pensez que de férir sur eux.

Et elle disait ce qu'elle disait toujours:

—Allez en avant! ils sont à nous[403]!

Ses gens prirent la bride de son cheval et la firent retourner de force du côté de la ville. Il était trop tard; on ne pouvait plus entrer dans le boulevard qui commandait le pont: les Anglais occupaient la tête de la chaussée. La Pucelle, avec sa petite troupe fidèle fut encognée dans l'angle que formaient le flanc du boulevard et le remblai de la route, par des gens de Picardie qui, frappant, écartant ceux qui la protégeaient, l'atteignirent[404]. Un archer la tira de côté par sa huque de drap d'or et la fit choir à terre. Tous, ils l'entouraient et lui criaient ensemble:

—Rendez-vous!

Pressée de donner sa foi, elle répondit:

—J'ai juré et baillé ma foi à autre que vous et je lui en tiendrai mon serment[405].

Un de ceux qui la lui demandaient affirma qu'il était noble homme. Elle se rendit à lui.

C'était un des archers attachés à la lance du bâtard de Wandomme; il se nommait Lyonnel. Voyant sa fortune faite, il se montrait plus joyeux que s'il avait pris un roi[406].

En même temps que la Pucelle, furent pris Pierre d'Arc, son frère; Jean d'Aulon, son intendant, et le frère de Jean d'Aulon, Poton, qu'on surnommait le Bourguignon[407]. À l'estimation des Bourguignons, les Français perdirent dans cette affaire quatre cents combattants, tués ou noyés[408]; mais, au dire des Français, la plupart des gens de pied furent recueillis dans les bateaux amarrés au bord de l'Oise[409].

Sans les archers, arbalétriers et couleuvriniers disposés par le sire de Flavy à la tête du pont, le boulevard était enlevé. Les Bourguignons n'eurent que vingt blessés et pas de morts[410]. La Pucelle n'avait pas été beaucoup défendue.

Elle fut conduite désarmée à Margny[411]. À la nouvelle que la sorcière des Armagnacs était prise, le camp des Bourguignons s'emplit de cris et de réjouissances. Le duc Philippe voulut la voir. Quand il s'approcha d'elle, il y eut, dans sa chevalerie et son clergé, des gens pour le louer de son courage, pour vanter sa piété, pour admirer que ce très puissant duc n'eût pas peur des larves vomies par l'enfer[412].

À ce compte, sa chevalerie était aussi brave que lui, car beaucoup de gentilshommes accouraient pour satisfaire la même curiosité. Parmi eux, se trouvait messire Enguerrand de Monstrelet, natif du comté de Boulogne, serviteur de la maison de Luxembourg, auteur de chroniques. Il entendit les paroles que le duc adressa à la prisonnière, et bien que, par état, il dût avoir de la mémoire, il les oublia. C'est peut-être qu'il ne les trouva pas assez chevalereuses pour les mettre en son livre[413].

Jeanne resta sous la garde de messire Jean de Luxembourg, à qui elle appartenait désormais, l'archer qui l'avait prise l'ayant cédée à son capitaine le bâtard de Wandomme, qui l'avait cédée à son tour à messire Jean son maître[414].

La tige des Luxembourg s'étendait de l'occident à l'orient chrétien, jusqu'à la Bohême et la Hongrie, et il en avait fleuri six reines, une impératrice, quatre rois, quatre empereurs. Issu d'une branche cadette de cette illustre maison et cadet lui-même mal apanagé, Jean de Luxembourg avait gagné durement sa chevalerie au service du duc de Bourgogne. Lorsqu'il prit à rançon la Pucelle, il avait trente-neuf ans, était couvert de blessures et borgne[415].

Le soir même, de ses quartiers de Coudun, le duc de Bourgogne fit écrire aux villes de son obéissance la prise de la Pucelle. «De cette prise seront grandes nouvelles partout, est-il dit dans sa lettre aux habitants de Saint-Quentin; et sera connue l'erreur et folle créance de tous ceux qui aux faits de cette femme se sont rendus enclins et favorables[416]

Le duc manda pareillement cette nouvelle au duc de Bretagne par son héraut Lorraine; au duc de Savoie, à sa bonne ville de Gand[417].

Les survivants de ceux que la Pucelle avait amenés à Compiègne abandonnèrent le siège et rentrèrent le lendemain dans leurs garnisons. Le capitaine lombard Barthélemy Baretta, lieutenant de Jeanne, demeura dans la ville avec trente-deux hommes d'armes, deux trompettes, deux pages, quarante-huit arbalétriers, vingt archers ou targiers[418].

CHAPITRE VIII
LA PUCELLE À BEAULIEU. — LE BERGER DU GÉVAUDAN.

La nouvelle parvint à Paris, le matin du 25, que Jeanne était aux mains des Bourguignons[419]. Dès le lendemain 26, l'Université adressa au duc Philippe sommation de remettre sa prisonnière au vicaire général du Grand Inquisiteur de France. En même temps le vicaire général requérait par lettre le redoutable duc d'amener prisonnière par devers lui cette fille suspecte de plusieurs crimes sentant l'hérésie[420].

«... Nous vous supplions de bonne affection, très puissant prince, disait-il, et nous prions vos nobles vassaux que par vous et eux Jeanne nous soit envoyée sûrement et brièvement et avons espérance qu'ainsi ferez comme vrai protecteur de la foi et défenseur de l'honneur de Dieu[421]...»

Le vicaire général du Grand Inquisiteur de France, frère Martin Billoray[422], maître en théologie, appartenait à l'ordre des frères prêcheurs dont les membres exerçaient les charges principales du saint office. Au temps d'Innocent III, alors que l'Inquisition exterminait les Cathares et les Albigeois, les fils de Dominique figuraient dans les peintures des cloîtres et des chapelles en chiens du Seigneur sous la forme de grands lévriers blancs tachetés de noir, qui mordaient à la gorge les loups de l'hérésie[423]. Au XVe siècle, en France, les dominicains étaient toujours les chiens du Seigneur; ils chassaient encore l'hérétique, mais couplés à l'évêque. Le Grand Inquisiteur ou son vicaire ne s'y trouvait point en état d'intenter de son propre mouvement et de poursuivre à lui seul une action judiciaire; les évêques maintenaient vis-à-vis de lui leur droit de juger les crimes contre l'Église. Les procès en matière de foi se faisaient par deux juges, l'ordinaire, qui pouvait être l'évêque lui-même ou l'official, et l'Inquisiteur ou son vicaire; et l'on observait les formes inquisitoriales[424].

Dans l'affaire de la Pucelle, ce n'était pas seulement un évêque qui mettait la très sainte Inquisition en mouvement, c'était la fille des rois, la mère des études, le beau clair soleil de France et de la chrétienté, l'Université de Paris. Elle s'attribuait le privilège de connaître dans les causes relatives aux hérésies ou opinions produites en la ville et aux environs, et ses avis, de toutes parts demandés, faisaient autorité sur toute la face du monde où la croix est plantée. Depuis un an, ses docteurs et maîtres en grande multitude et pleins de lettres, au jugement même de leurs adversaires, réclamaient la remise de la Pucelle à l'Inquisiteur, comme utile au bien de l'Église et congruente aux intérêts de la foi; car ils soupçonnaient véhémentement cette fille de ne point venir de Dieu, mais d'être trompée et abusée par les artifices du diable; d'agir, non par puissance céleste, mais par le ministère des démons; d'user de sorcellerie et de pratiquer l'idolâtrie[425].

Tout ce qu'ils possédaient de science divine et de raison raisonnante corroborait cette grave suspicion. Ils étaient Bourguignons et Anglais, de fait et de consentement, fidèles observateurs du traité de Troyes qu'ils avaient juré, dévoués au Régent qui leur montrait beaucoup d'égards; ils abhorraient les Armagnacs qui ruinaient et désolaient leur ville, la plus belle du monde[426]; ils tenaient le dauphin Charles pour déchu de ses droits sur le royaume des Lis. Aussi se trouvaient-ils enclins à croire que la Pucelle des Armagnacs, la chevaucheuse du dauphin Charles se gouvernait par l'inspiration de plusieurs démons très horribles. Ils étaient des hommes: on croit ce qu'on a intérêt à croire; ils étaient des prêtres et voyaient partout le diable, principalement dans une femme. Sans s'être encore livrés à un examen approfondi des faits et dits de cette pucelle, ils en découvraient assez pour demander instamment une enquête. Elle se disait envoyée de Dieu, fille de Dieu; et se manifestait bavarde, vaine, rusée, glorieuse en ses habits; elle avait menacé les Anglais, s'ils ne sortaient de France, de les faire tous occire; elle commandait les armées; elle était donc homicide, téméraire; elle était séditieuse, car ceux-là sont séditieux qui tiennent le parti contraire au nôtre. Naguère, venue en la compagnie de frère Richard, hérétique et séditieux[427], elle avait menacé les Parisiens de les mettre à mort sans merci, et commis ce péché mortel de donner l'assaut à la ville le jour de la Nativité de la très sainte Vierge. Il était urgent d'examiner si elle avait été mue en tout cela par un bon ou un mauvais esprit[428]?

Le duc de Bourgogne, bien que très attaché aux intérêts de l'Église, ne déféra pas à l'invitation pressante de l'Université; et messire Jean de Luxembourg, après avoir gardé la Pucelle trois ou quatre jours en ses quartiers devant Compiègne, la fit conduire au château de Beaulieu en Vermandois, à quelques lieues du camp[429]. Il se montrait, comme son maître, très obéissant fils de notre sainte mère l'Église; mais la prudence conseillait de laisser venir les Anglais et les Français et d'attendre leurs offres.

Jeanne, à Beaulieu, fut traitée avec courtoisie; elle gardait son état. Messire Jean d'Aulon, son intendant, la servait en sa prison; il lui dit piteusement un jour:

—Cette pauvre ville de Compiègne, que vous avez beaucoup aimée, à cette fois sera remise aux mains et dans la subjection des ennemis de France.

Elle lui répondit:

—Non! ce ne sera point. Car toutes les places que le Roi du ciel a réduites et remises en la main et obéissance du gentil roi Charles par mon moyen ne seront point reprises par ses ennemis, tant qu'il fera diligence pour les garder[430].

Un jour, elle essaya de s'échapper en se coulant entre deux pièces de bois. Son intention était d'enfermer les gardes dans la tour et de prendre les champs, mais le portier la vit et l'arrêta. Elle en conclut qu'il ne plaisait pas à Dieu qu'elle échappât pour cette fois[431]. Cependant elle avait le cœur trop bon pour désespérer. Ses Voix, éprises comme elle de rencontres merveilleuses et de chevaleresques aventures, lui disaient qu'il fallait qu'elle vît le roi d'Angleterre[432]. Ainsi, dans son malheur, ses rêves l'encourageaient et la consolaient.

Il y eut grand deuil sur la Loire, quand les habitants des villes fidèles au roi Charles apprirent le malheur advenu à la Pucelle. Le peuple qui la vénérait comme une sainte, qui allait jusqu'à dire qu'elle était la plus grande de toutes les saintes de Dieu après la bienheureuse Vierge Marie, qui lui élevait des images dans les chapelles des saints, qui ordonnait pour elle des messes et des collectes dans les églises, qui portait sur soi des médailles de plomb où elle était représentée comme si l'Église l'avait déjà canonisée[433], ne lui retira pas sa foi et continua de croire en elle[434]; cette fidélité scandalisait les docteurs et maîtres de l'Université qui en faisaient un grief à la pauvre Pucelle. «Jeanne, disaient-ils, a tellement séduit le peuple catholique, que beaucoup, en sa présence, l'ont adorée comme sainte, et en son absence l'adorent encore[435]

C'était vrai de maintes personnes, en maints endroits. Les conseillers de la ville de Tours ordonnèrent des prières publiques pour demander à Dieu la délivrance de la Pucelle. On fit une procession générale, à laquelle assistèrent les chanoines de l'église cathédrale, le clergé séculier et régulier de la ville, tous marchant nu-pieds[436].

Dans des villes du Dauphiné, on récita à la messe des oraisons pour la Pucelle:

«Collecte.—Dieu puissant et éternel qui, dans votre sainte et ineffable miséricorde, et dans votre admirable puissance, avez commandé à la Pucelle de relever et sauver le royaume de France, et de repousser, confondre et anéantir ses ennemis et qui avez permis que, pendant qu'elle accomplissait cette œuvre sainte, ordonnée par vous, elle tombât aux mains et dans les liens de ses ennemis, nous vous prions, par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les saints de la délivrer de leurs mains, sans qu'elle ait éprouvé aucun mal, afin qu'elle achève d'accomplir ce pour quoi vous l'avez envoyée.

»Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.»

«Secrète.—Dieu tout-puissant, père des vertus, que votre bénédiction sacro-sainte descende sur cette oblation; que votre puissance admirable se déploie, que par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les saints, Elle délivre la Pucelle des prisons de ses ennemis afin qu'elle achève d'accomplir ce pourquoi vous l'avez envoyée.

»Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.»

«Post-Communion.—Dieu tout-puissant, daignez écouter les prières de votre peuple: par la vertu des sacrements que nous venons de recevoir, par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les saints, brisez les fers de la Pucelle qui, en exécutant les œuvres que vous lui avez commandées, a été et est encore enfermée dans les prisons de nos ennemis; que votre compassion et votre miséricorde divine lui permettent d'accomplir, exempte de péril, ce pourquoi vous l'avez envoyée.

»Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc[437]

Apprenant que cette pucelle, par lui jadis soupçonnée de mauvais desseins, puis reconnue toute bonne, venait de tomber aux mains des ennemis du royaume, messire Jacques Gélu, seigneur archevêque d'Embrun, dépêcha au roi Charles un exprès avec une lettre sur la conduite à tenir en ces conjonctures malheureuses[438].

S'adressant au prince dont il a jadis guidé l'enfance, messire Jacques commence par lui rappeler ce que, avec le secours du Ciel, la Pucelle a fait pour lui, d'un si grand courage. Il le prie d'examiner sa conscience pour voir s'il n'a en rien offensé la bonté de Dieu. Car c'est peut-être dans sa colère contre le roi que le Seigneur a permis que cette vierge fût prise. Il l'invite, sur son honneur, à tout tenter et à tout dépenser afin de la ravoir.

«Je vous recommande, dit-il, que, pour le recouvrement de cette fille et pour le rachat de sa vie, vous n'épargniez ni moyens ni argent, ni quel prix que ce soit, si vous n'êtes prêt d'encourir le blâme indélébile d'une très reprochable ingratitude.»

Il lui conseille, en outre, de faire ordonner partout des prières pour la délivrance de cette Pucelle afin que si cet accident était arrivé par quelque manquement ou du roi ou du peuple, il plût à Dieu de le pardonner[439].

Ainsi parla, non sans force ni sans charité, ce vieil évêque, moins évêque qu'ermite, à qui toutefois il souvenait d'avoir été conseiller delphinal dans des temps mauvais et qui aimait chèrement le roi et le royaume.

On a soupçonné le sire de la Trémouille et le seigneur archevêque de Reims, d'avoir voulu se débarrasser d'elle et de l'avoir poussée à sa perte; on a cru découvrir les ténébreux moyens par lesquels ils la firent battre à Paris, à La Charité, à Compiègne[440]. La vérité est qu'ils n'eurent pas besoin de s'en mêler. À Paris, c'eût été grand hasard qu'elle pût passer le fossé, puisque ni elle, ni ses compagnons n'en connaissaient la profondeur; d'ailleurs ce ne fut pas la faute du roi et de son Conseil si les carmes, sur lesquels on comptait, n'ouvrirent pas les portes. Le siège de La Charité fut conduit non par la Pucelle, mais par le sire d'Albret et plusieurs vaillants capitaines. Lors de la sortie de Compiègne, il était certain que, si l'on s'attardait à Margny, on serait coupé par les Anglais de Venette et les Bourguignons de Clairoix et bientôt écrasé par ceux de Coudun. On s'oublia dans les délices du pillage; il arriva ce qui devait arriver.

Et pourquoi le sire chambellan et le seigneur archevêque auraient-ils voulu se débarrasser de la Pucelle? Elle ne les gênait pas; tout au contraire, elle leur était utile; ils l'employaient. En prophétisant qu'elle ferait sacrer le roi à Reims, elle avait grandement servi messire Regnault, à qui le voyage de Champagne profitait plus qu'à tout autre, plus qu'au roi, qui y gagnait d'être sacré, mais y manquait de reprendre Paris et la Normandie. Le seigneur archevêque n'en gardait pas beaucoup de reconnaissance à la Pucelle; c'était un homme égoïste et dur; mais lui voulait-il du mal? et n'avait-il plus besoin d'elle? Il tenait à Senlis le parti du roi, et sûrement il le tenait de son mieux, puisqu'il défendait, avec les villes rendues à leur juste maître, sa cité épiscopale et ducale, ses bénéfices et ses prébendes. Ne pensait-il pas à se servir d'elle contre les Bourguignons? Nous avions déjà trouvé des raisons de croire que, à la fin de mars, il demanda au sire de la Trémouille de la lui envoyer de Sully avec une belle compagnie, pour guerroyer dans l'Île-de-France. Et ce qui va nous confirmer dans cette idée, c'est que nous voyons que, lorsqu'elle vint malheureusement à leur manquer, l'évêque et le chambellan s'efforcèrent de la remplacer par une personne, comme elle, favorisée de visions et se disant, comme elle, envoyée de Dieu, et que, à défaut d'une pucelle, les deux compères essayèrent d'un puceau. Ils s'y résolurent peu de jours après la prise de Jeanne, et voici dans quelles circonstances.

Quelque temps auparavant, un jeune berger du Gévaudan, nommé Guillaume, qui paissait ses troupeaux au pied des monts Lozère et les gardait du loup et du lynx, eut des révélations concernant le royaume de France. Ce berger était vierge comme Jean, le disciple préféré du Seigneur. Dans une des cavernes de la montagne de Mende, où le saint apôtre Privat avait prié et jeûné, il eut l'oreille frappée par une voix du ciel et il connut qu'il était envoyé par Dieu vers le roi de France. Il alla à Mende, ainsi que Jeanne était allée à Vaucouleurs, pour se faire conduire au roi. Il trouva des personnes pieuses qui, touchées de sa sainteté et persuadées qu'une vertu était en lui, pourvurent à son équipement et à son viatique; ce qui, à vrai dire, était peu de chose. Il tint au roi les mêmes propos que la Pucelle lui avait tenus:

—Sire, dit-il, j'ai commandement d'aller avec vos gens; et sans faute les Anglais et les Bourguignons seront déconfits[441].

Le roi lui fit un accueil bienveillant. Les clercs, qui avaient interrogé la Pucelle, auraient craint sans doute, en repoussant ce jeune berger, de mépriser le secours du Saint-Esprit. Amos fut pasteur de troupeaux et le Seigneur lui accorda le don de prophétie: «Je te confesserai, mon père, Dieu du ciel et de la terre, qui as révélé aux humbles ce que tu as caché aux sages et aux prudents.» (Math., XI.)

Certes, pour inspirer foi il fallait qu'il donnât un signe, mais les clercs de Poitiers qui, par le malheur des temps, gémissaient dans une extrême indigence, n'étaient pas trop exigeants en fait de preuves; ils avaient conseillé au roi de mettre en œuvre la Pucelle sur la seule promesse que, en signe de sa mission, elle délivrerait Orléans. Le pastour du Gévaudan n'allégua pas seulement des promesses: il montra de merveilleuses marques sur son corps. De même que saint François, il avait reçu les stigmates et portait aux pieds, aux mains, au côté, des plaies sanglantes[442].

C'était pour les religieux mendiants un grand sujet de joie, que leur père spirituel eût ainsi partagé la Passion de Notre-Seigneur. Pareille grâce avait été accordée à la bienheureuse Catherine de Sienne, de l'ordre de Saint-Dominique. Mais, s'il y avait des stigmates miraculeux, imprimés par Jésus-Christ lui-même, on voyait aussi des stigmates magiques, qui étaient l'œuvre du Diable, et il importait grandement de faire le discernement des uns et des autres[443]. On y parvenait à force de science et de piété. Il parut que les stigmates de Guillaume n'étaient pas diaboliques; car on résolut de le mettre en œuvre comme on avait fait pour Jeanne, pour Catherine de La Rochelle et pour les deux Bretonnes, filles spirituelles du frère Richard.

Quand la Pucelle tomba aux mains des Bourguignons, le sire de la Trémouille se tenait auprès du roi, sur la Loire, où l'on ne faisait plus la guerre depuis le malheureux siège de La Charité. Il envoya le petit berger au seigneur archevêque de Reims alors aux prises, sur l'Oise, avec les Bourguignons que commandait le duc Philippe lui-même. Messire Regnault avait probablement réclamé l'innocent; en tout cas il l'accueillit volontiers, le tint sous sa main, à Beauvais, le surveillant et l'interrogeant, prêt à le lancer au moment favorable. Un jour, soit pour l'éprouver, soit que la nouvelle eût couru et trouvé créance, on annonça au jeune Guillaume que les Anglais avaient fait mourir Jeanne.

—Tant plus leur en mescherra, répondit-il[444].

À cette heure, après les rivalités, les jalousies, qui avaient agité le béguinage royal, il ne restait au frère Richard qu'une seule de ses pénitentes, la dame Catherine de La Rochelle, qui découvrait les trésors cachés[445]. Le petit berger se montra aussi peu favorable à la Pucelle que la dame Catherine.

—Dieu, dit-il, a souffert que Jeanne fût prise, parce qu'elle s'était constituée en orgueil et pour les riches habits qu'elle avait pris et parce qu'elle n'avait pas fait ce que Dieu lui avait commandé, mais avait fait sa volonté[446].

Ces propos lui étaient-ils soufflés par les ennemis de la Pucelle? Il se peut; il est possible aussi qu'il les eût trouvés d'inspiration. Les saints et les saintes ne sont pas toujours tendres les uns pour les autres.

Cependant messire Regnault de Chartres pensait tenir la merveille qui remplacerait la merveille perdue. Il écrivit une lettre aux habitants de sa ville de Reims, par laquelle il leur mandait que la Pucelle avait été prise à Compiègne.

Ce mal lui advint par sa faute, ajouta-t-il. «Elle ne voulait croire conseil, mais faisait tout à son plaisir.» En sa place, Dieu a envoyé un pastourel «qui dit ni plus ni moins qu'avait fait Jeanne. Il a commandement de déconfire sans faute les Anglais et les Bourguignons». Et le seigneur archevêque n'oublie pas de rapporter les paroles par lesquelles l'inspiré du Gévaudan avait représenté Jeanne comme orgueilleuse, brave en ses habits, rebelle en son cœur[447]. Révérend père en Dieu monseigneur Regnault n'aurait jamais consenti à se servir d'une hérétique ou d'un sorcier; il croyait en Guillaume comme il avait cru en Jeanne; il les tenait l'un et l'autre pour envoyés du ciel, en ce sens que tout ce qui ne vient pas du diable vient de Dieu. Il lui suffisait qu'on n'eût rien découvert de mauvais en cet enfant et il pensait l'essayer, espérant que ce qu'avait fait Jeanne, Guillaume le ferait bien. Qu'il eût tort ou raison, l'événement en devait décider, mais il eût pu exalter le pastourel sans renier la sainte si près de son martyre. Sans doute croyait-il nécessaire de dégager la fortune du royaume de la fortune de Jeanne. Et il eut ce courage.

CHAPITRE IX
LA PUCELLE À BEAUREVOIR. — CATHERINE DE LA ROCHELLE À PARIS. — SUPPLICE DE LA PIERRONNE.

La Pucelle avait été prise dans l'évêché de Beauvais[448]. L'évêque comte de Beauvais était alors Pierre Cauchon, natif de Reims, grand et solennel clerc de l'Université de Paris qui l'avait élu recteur en l'an 1403. Messire Pierre Cauchon n'était point un homme modéré; il s'était jeté très ardemment dans les émeutes cabochiennes[449]. En 1414, le duc de Bourgogne l'avait envoyé en ambassade au concile de Constance pour y défendre les doctrines de Jean Petit[450], puis nommé maître des requêtes en 1418, et fait asseoir enfin dans le siège épiscopal de Beauvais[451]. Également favorisé par les Anglais, messire Pierre était conseiller du roi Henri VI, aumônier de France et chancelier de la reine d'Angleterre; il résidait assez habituellement à Rouen depuis l'année 1423. Les habitants de Beauvais, en se donnant au roi Charles, l'avaient privé de ses revenus épiscopaux[452]. Et comme les Anglais disaient et croyaient que l'armée du roi de France était alors commandée par frère Richard et la Pucelle, messire Pierre Cauchon, évêque destitué de Beauvais, avait contre Jeanne un grief personnel. Il eût mieux valu pour son honneur qu'il s'abstînt de venger l'honneur de l'Église sur une fille, peut-être idolâtre, invocatrice de diables et devineresse, mais qui sûrement avait encouru son inimitié. Il était aux gages du Régent[453]; or, le Régent nourrissait pour la Pucelle beaucoup de haine et de rancune[454]. Pour son honneur encore, le seigneur évêque de Beauvais aurait dû songer qu'en poursuivant Jeanne en matière de foi, il semblait servir les haines d'un maître et les intérêts temporels des puissants de ce monde. Il n'y songea pas; tout au contraire, cette affaire à la fois temporelle et spirituelle, ambiguë comme son état, excitait ses appétits. Il se jeta dessus avec l'étourderie des violents. Une fille à dévorer, hérétique et de plus armagnaque, quel régal pour le prélat, conseiller du roi Henri! Après s'être concerté avec les docteurs et maîtres de l'Université de Paris, il se présenta, le 14 juillet, au camp de Compiègne et réclama la Pucelle comme appartenant à sa justice[455].

Il présentait à l'appui de sa demande les lettres adressées par l'alma Mater au duc de Bourgogne et au seigneur Jean de Luxembourg.

À l'illustrissime prince, duc de Bourgogne, l'Université mandait qu'elle avait une première fois réclamé cette femme, dite la Pucelle, et n'avait point reçu de réponse.

«Nous craignons fort, disaient ensuite les docteurs et maîtres, que, par la fausseté et séduction de l'Ennemi d'enfer et par la malice et subtilité de mauvaises personnes, vos ennemis et adversaires, qui mettent tous leurs soins, dit-on, à délivrer cette femme par voies obliques, elle ne soit mise hors de votre pouvoir en quelque manière.

»Pourtant, l'Université espère qu'un tel déshonneur sera épargné au très chrétien nom de la maison de France, et supplie derechef Sa Hautesse le duc de Bourgogne de remettre cette femme soit à l'inquisiteur du mal hérétique, soit à monseigneur l'évêque de Beauvais en la juridiction spirituelle de qui elle a été prise.»

Voici la lettre que les docteurs et maîtres de l'Université avaient remise au seigneur évêque de Beauvais pour le Seigneur Jean de Luxembourg:

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