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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 2 de 2

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Très noble, honoré et puissant seigneur, nous nous recommandons très affectueusement à votre haute noblesse. Votre noble prudence sait bien et connaît que tous bons chevaliers catholiques doivent leur force et puissance employer premièrement au service de Dieu; et après au profit de la chose publique. Spécialement, le serment premier de l'ordre de chevalerie est de garder et défendre l'honneur de Dieu, la foi catholique et sa sainte Église. De cet engagement sacré il vous est bien souvenu quand vous avez employé votre noble puissance et votre personne à appréhender cette femme qui se dit la Pucelle, au moyen de laquelle l'honneur de Dieu a été sans mesure offensé, la foi excessivement blessée et l'Église trop fort déshonorée; car, par son occasion, idolâtries, erreurs, mauvaises doctrines et autres maux et inconvénients démesurés se sont produits en ce royaume. Et en vérité, tous les loyaux chrétiens vous doivent remercier grandement d'avoir rendu si grand service à notre sainte foi et à tout ce royaume. Quant à nous, nous en remercions Dieu de tout notre cœur, et nous vous remercions de votre noble prouesse aussi affectueusement que nous le pouvons faire. Mais ce serait peu de chose que d'avoir fait telle prise, s'il n'y était donné suite convenable, en sorte que cette femme puisse répondre des offenses qu'elle a perpétrées contre notre doux Créateur, sa foi et sa sainte Église, ainsi que de ses autres méfaits qu'on dit innombrables. Le mal serait plus grand que jamais, le peuple en plus grande erreur que devant et la Majesté divine trop intolérablement offensée, si la chose demeurait en ce point, ou s'il advenait que cette femme fût délivrée ou reprise comme quelques-uns de nos ennemis, dit-on, le veulent, s'y efforcent et s'y appliquent de toute leur intelligence, par toutes voies secrètes et, qui pis est, par argent ou rançon. Mais nous espérons que Dieu ne permettra pas qu'un si grand mal advienne à son peuple, et que votre bonne et noble prudence ne le souffrira pas, mais qu'elle y saura bien pourvoir convenablement.

Car si délivrance était faite ainsi d'elle, sans convenable réparation, ce serait un déshonneur irréparable sur votre grande noblesse et sur tous ceux qui se seraient entremis dans cette affaire. Mais votre bonne et noble prudence saura pourvoir à ce qu'un tel scandale cesse le plus tôt que faire se pourra, comme besoin est. Et parce qu'en cette affaire tout délai est très périlleux et très préjudiciable à ce royaume, nous supplions très amicalement, avec une cordiale affection, votre puissante et honorée noblesse de vouloir bien, pour l'honneur divin, la conservation de la sainte foi catholique, le bien et la gloire du royaume, envoyer cette femme en justice et la faire ici remettre à l'inquisiteur de la foi qui l'a réclamée et la réclame instamment, afin d'examiner les grandes charges qui pèsent sur elle, en sorte que Dieu en puisse être content, le peuple dûment édifié en bonne et sainte doctrine. Ou bien, vous plaise faire remettre et délivrer cette femme à révérend père en Dieu, notre très honoré seigneur l'évêque de Beauvais, qui l'a pareillement réclamée et en la juridiction duquel elle a été prise, dit-on. Ce prélat et cet inquisiteur sont juges de cette femme en matière de foi; et tout chrétien, de quelque état qu'il soit, est tenu de leur obéir, dans le cas présent, sous les peines de droit qui sont grandes. En faisant cela, vous acquerrez la grâce et amour de la haute Divinité, vous serez moyen de l'exaltation de la sainte foi, et aussi vous accroîtrez la gloire de votre très haut et noble nom et en même temps celle de très haut et très puissant prince, notre très redouté seigneur et le vôtre, monseigneur de Bourgogne. Chacun sera tenu de prier Dieu, pour la prospérité de votre très noble personne; laquelle Dieu notre Sauveur, veuille, par sa grâce, conduire et garder en toutes ses affaires et finalement lui rétribuer joie sans fin.

Fait à Paris, le quatorzième jour de juillet 1430[456].

En même temps qu'il était porteur de ces lettres, révérend père en Dieu, l'évêque de Beauvais était chargé d'offres d'argent[457]. Et il semble vraiment étrange qu'au moment même où il représentait au seigneur de Luxembourg, par l'organe de l'Université, qu'il ne pouvait vendre sa prisonnière sans crime, il la lui vînt lui-même acheter. Sur la foi de ces hommes d'Église, messire Jean encourait des peines terribles en ce monde et dans l'autre si, conformément aux droits et coutumes de la guerre, il délivrait contre finance une personne prise à rançon, et il s'attirait louanges et bénédictions si traîtreusement il vendait sa captive à ceux qui voulaient la faire mourir. Du moins le seigneur évêque, lui, vient-il acheter cette femme pour l'Église, avec l'argent de l'Église? Non! Avec l'argent des Anglais. Donc elle est livrée non pas à l'Église mais aux Anglais. Et c'est un prêtre, au nom des intérêts de Dieu et de l'Église, en vertu de sa juridiction ecclésiastique, qui conclut le marché. Il offre dix mille francs d'or, somme au prix de laquelle, dit-il, le roi, selon la coutume de France, a le droit de se faire remettre tout prisonnier, fût-il de sang royal[458].

Que messire Pierre Cauchon, grand et solennel clerc, soupçonnât Jeanne de sorcellerie, le doute n'est pas possible sur ce point. La voulant juger, il agissait en évêque. Mais il la savait ennemie des Anglais et sa propre ennemie: nul doute non plus sur ce point. La voulant juger, il agissait en conseiller du roi Henri. Pour dix mille francs d'or, achetait-il une sorcière ou l'ennemie des Anglais? Et si c'était seulement une sorcière et une idolâtre que le sacré inquisiteur, que l'Université, que l'ordinaire réclamaient pour la gloire de Dieu et à prix d'or, à quoi bon tant d'efforts et de dépense? Ne valait-il pas mieux agir en cette matière de concert avec les clercs du roi Charles? Les Armagnacs n'étaient pas des infidèles, des hérétiques; ils n'étaient pas des Turcs, des Hussites; ils étaient des catholiques; ils reconnaissaient le pape de Rome comme vrai chef de la chrétienté. Le dauphin Charles et son clergé n'étaient pas excommuniés; le pape ne disait anathèmes ni ceux qui tenaient pour nul le traité de Troyes, ni ceux qui l'avaient juré; ce n'était pas matière de foi. Dans les pays de l'obéissance du roi Charles la sainte inquisition poursuivait curieusement le mal hérétique et le bras séculier pourvoyait à ce que les jugements d'Église ne fussent point de vaines rêveries. Tout aussi bien que les Français et les Bourguignons, les Armagnacs brûlaient les sorcières. Sans doute, ils ne pensaient pas, pour l'heure, que la Pucelle fût possédée de plusieurs diables; la plupart d'entre eux croyaient préférablement que c'était une sainte. Mais ne pouvait-on les détromper? N'était-il pas charitable de leur opposer de beaux arguments canoniques? Si la cause de cette Pucelle était vraiment une cause ecclésiastique, pourquoi ne pas se concerter entre les clercs des deux partis en vue de la porter devant le pape et le concile? Précisément un concile pour la réforme de l'Église et la paix des royaumes était convoqué dans la ville de Bâle; l'Université désignait des délégués qui devaient s'y rencontrer avec les clercs du roi Charles, gallicans comme eux et obstinément attachés comme eux aux privilèges de l'Église de France[459]. Pourquoi n'y pas faire juger la prophétesse des Armagnacs par les Pères assemblés? Mais il fallait que les choses prissent un autre tour dans l'intérêt de Henri de Lancastre et pour la gloire de la vieille Angleterre. Déjà les conseillers du Régent accusaient Jeanne de sorcellerie quand elle les sommait, de par le Roi du ciel, de s'en aller hors la France. Lors du siège d'Orléans, ils voulaient brûler ses hérauts, et disaient que s'ils la tenaient, ils la feraient brûler. Telle était certes leur ferme intention et leur constant propos, ce qui ne veut pas dire qu'ils songèrent, dès qu'elle fut prise, à la remettre aux clercs. Dans leur royaume, ils brûlaient autant que possible les sorciers et les sorcières; toutefois ils n'avaient jamais souffert que la sacrée inquisition s'y établît, et ils connaissaient fort mal cette sorte de justice. Avisé que Jeanne était aux mains du sire de Luxembourg, le grand conseil d'Angleterre fut unanime pour qu'on l'achetât à tout prix. Plusieurs lords recommandèrent, dès qu'on la tiendrait, de la coudre dans un sac et de la jeter à la rivière. Mais l'un d'eux (on a dit que c'était le comte de Warwick) leur représenta qu'il fallait qu'elle fût jugée, convaincue d'hérésie et de sorcellerie, par un tribunal ecclésiastique, solennellement déshonorée, afin que son roi fût déshonoré avec elle[460]. Quelle honte pour Charles de Valois, se disant roi de France, si l'Université de Paris, si les prélats français, évêques, abbés, chanoines, si l'Église universelle enfin déclarait qu'une sorcière avait siégé dans ses conseils, conduit ses armées, qu'une possédée l'avait mené à son sacre impie, sacrilège et dérisoire! Le procès de la Pucelle serait le procès de Charles VII, la condamnation de la Pucelle serait la condamnation de Charles VII. L'idée parut bonne et l'on s'y tint.

Le seigneur évêque de Beauvais s'empressa de l'exécuter, tout bouillant de juger, lui, prêtre et conseiller d'État, sous le semblant d'une malheureuse hérétique, le descendant de Clovis, de saint Charlemagne et de saint Louis.

Au commencement d'août, le sire de Luxembourg fit transporter la Pucelle, de Beaulieu, qui était trop peu sûr, à Beaurevoir, près Cambrai[461]. Là, vivaient les dames Jeanne de Luxembourg et Jeanne de Béthune. Jeanne de Luxembourg était tante du seigneur Jean qu'elle aimait tendrement; elle avait vécu parmi les puissants de ce monde comme une sainte, et sans contracter d'alliance; jadis demoiselle d'honneur de la reine Ysabeau, marraine du roi Charles VII, une des grandes affaires de sa vie avait été de solliciter auprès du pape Martin la canonisation de son frère, le cardinal de Luxembourg, mort en Avignon dans sa dix-neuvième année. On l'appelait la demoiselle de Luxembourg. Elle était âgée de soixante-sept ans, malade et près de sa fin[462].

Jeanne de Béthune, veuve du seigneur Robert de Bar, tué à la bataille d'Azincourt, avait épousé, en 1418, le seigneur Jean. Elle passait pour pitoyable, ayant demandé à son époux et obtenu, en l'an 1424, la grâce d'un gentilhomme picard amené prisonnier à Beaurevoir et en grand danger d'être décapité et puis écartelé[463].

Ces deux dames traitèrent Jeanne avec douceur. Elles lui offrirent des vêtements de femme ou du drap pour en faire; et elles la pressèrent de quitter un habit qui leur paraissait mal séant. Jeanne s'y refusa, alléguant qu'elle n'en avait pas congé de Notre-Seigneur et qu'il n'était pas encore temps; mais elle avoua, par la suite, que, si elle avait pu quitter l'habit d'homme, elle l'aurait fait à la requête de ces deux dames préférablement à celle de toute autre dame de France, sa reine exceptée[464].

Un gentilhomme du parti de Bourgogne, qui se nommait Aimond de Macy, la venait souvent voir et conversait volontiers avec elle. Elle ne lui tenait que de bons propos, se montrait honnête de fait et dans tous ses gestes. Toutefois sire Aimond, qui n'avait guère que trente ans, la trouva fort agréable de sa personne[465]. Si l'on en croit certains témoignages de son parti, Jeanne, quoique belle, n'inspirait pas de désirs aux hommes; mais cette grâce singulière ne s'exerçait que sur les Armagnacs; elle ne s'étendait pas aux Bourguignons et le seigneur Aimond n'en fut point touché, car il tenta un jour de lui mettre la main dans le sein. Elle l'en empêcha bien et le repoussa de toutes ses forces. Le seigneur Aimond en conclut, comme plus d'un aurait fait à sa place, que cette fille était d'une rare vertu. Il s'en portait caution[466].

Enfermée dans le donjon du château, Jeanne tendait son esprit sur cette seule idée d'aller revoir ses amis de Compiègne; elle ne songeait qu'à s'échapper. Il lui vint, on ne sait comment, de mauvaises nouvelles de France. Elle croyait savoir que tous ceux de Compiègne, depuis l'âge de sept ans, seraient massacrés. Elle disait: «seraient mis à feu et à sang»; événement d'ailleurs certain, si la ville eût été prise.

Confiant à madame sainte Catherine ses douleurs et son invincible désir, elle demandait:

—Comment Dieu laissera-t-il mourir ces bonnes gens de Compiègne, qui ont été et sont si loyaux à leur seigneur[467]?

Et dans son rêve, mêlée aux saintes, comme on voit les donatrices dans les tableaux d'église, agenouillée et ravie, elle priait avec ses conseillères du ciel, pour les habitants de Compiègne.

Ce qu'elle avait ouï de leur sort lui causait une douleur infinie, et elle aimait mieux mourir que vivre après une telle destruction de bonnes gens. C'est pourquoi elle fut véhémentement tentée de sauter du haut du donjon. Et, comme elle savait bien tout ce qu'on pouvait lui dire à rencontre, elle entendait ses Voix le lui ramentevoir.

Madame sainte Catherine lui répétait presque tous les jours:

—Ne sautez point, Dieu vous aidera et pareillement ceux de Compiègne.

Et Jeanne lui répondait:

—Puisque Dieu aidera ceux de Compiègne, j'y veux être.

Et madame sainte Catherine lui recommençait ce conte merveilleux de la bergère et du roi:

—Sans faute, il faut que vous preniez tout en gré. Et vous ne serez point délivrée tant que vous n'aurez point vu le roi des Anglais.

À quoi Jeanne répliquait:

—Vraiment je ne le voulusse point voir. J'aimasse mieux mourir que d'être mise en la main des Anglais[468].

Un jour, elle apprit que les Anglais venaient la chercher. La nouvelle se rapportait peut-être à la venue du seigneur évêque de Beauvais qui offrit à Beaurevoir le prix du sang[469]. Entendant cela, Jeanne éperdue, hors d'elle, n'écouta plus ses Voix qui lui défendaient de tenter le saut mortel. Le donjon était haut de soixante-dix pieds, pour le moins; elle se recommanda à Dieu et sauta.

Chue à terre, elle entendit des gens qui criaient:

—Elle est morte.

Les gardes accoururent. La trouvant encore en vie, dans leur saisissement, ils ne surent que lui demander:

—Vous avez sauté?...

Elle se sentait brisée; mais madame sainte Catherine lui parla:

—Faites bon visage. Vous guérirez.

Madame sainte Catherine lui donna en même temps de bonnes nouvelles des amis.

—Vous guérirez et ceux de Compiègne auront secours.

Et elle ajouta que ce secours viendrait avant la Saint-Martin d'hiver[470].

Dès lors, Jeanne pensa que c'était ses saintes qui l'avaient secourue et gardée de la mort. Elle savait bien qu'elle avait mal fait en tentant un pareil saut, malgré ses Voix.

Madame sainte Catherine lui dit:

—Il faut vous en confesser et demander pardon à Dieu de ce que vous avez sauté.

Jeanne s'en confessa et en demanda pardon à Notre-Seigneur. Et après sa confession, elle fut avertie par madame sainte Catherine que Dieu l'avait pardonnée. Elle demeura trois ou quatres jours sans manger ni boire; puis elle prit de la nourriture et fut guérie[471].

On fit un autre récit du saut de Beaurevoir; on conta qu'elle avait tenté de s'évader par une fenêtre, suspendue à un drap ou à quelque autre chose qui se rompit; mais il en faut croire la Pucelle: elle dit qu'elle saillit; si elle s'était suspendue à une corde, elle n'aurait pas cru commettre un pêché et ne s'en serait pas confessée. Ce saut fut connu et le bruit courut au loin qu'elle s'était échappée et avait rejoint ceux de son parti[472].

Cependant le bon prêcheur que Jeanne, mal contente de lui, avait quitté mal content d'elle, frère Richard, ayant prêché le carême aux Orléanais, reçut d'eux, en témoignage de satisfaction, un Jésus taillé en cuivre par un orfèvre nommé Philippe, d'Orléans. Et le libraire Jean Moreau lui relia un livre d'heures, aux frais de la ville[473].

Il ramena la reine Marie à Jargeau et se fit bien venir d'elle. Cette amertume fut épargnée à Jeanne d'apprendre que, tandis qu'elle languissait en prison, ses amis d'Orléans, son gentil dauphin, sa reine Marie, faisaient bonne chère à ce religieux qui s'était détourné d'elle et lui avait préféré une dame Catherine qu'elle considérait comme rien[474]. Naguère, Jeanne s'alarmait à l'idée qu'on pût mettre en œuvre la dame Catherine, elle en écrivait à son roi et, dès qu'elle le voyait elle l'adjurait de n'en rien faire. Maintenant le roi ne tenait nul compte de ce qu'elle lui avait dit; il consentait à ce que la préférée du bon frère Richard fût mise en état d'accomplir sa mission, qui était d'obtenir de l'argent des bonnes villes et de négocier la paix avec le duc de Bourgogne. Mais cette sainte dame ne possédait peut-être pas toute la prudence nécessaire pour faire œuvre d'homme et servir le roi. Tout de suite, elle causa des embarras à ses amis.

Se trouvant dans la ville de Tours, elle se prit à dire: «En cette ville, il y a des charpentiers qui charpentent, mais non pas pour logis, et, si l'on n'y prend garde, cette ville est en voie de prendre bientôt le mauvais bout, et il y en a dans la ville qui le savent bien[475]

Sous forme de parabole, c'était une dénonciation. La dame Catherine accusait les gens d'Église et les bourgeois de Tours de travailler contre Charles de Valois, leur seigneur. Il fallait que cette dame fût réputée pour avoir du crédit auprès du roi, de son conseil et de sa parenté, car les habitants de Tours prirent peur et envoyèrent un religieux augustin, frère Jean Bourget, vers le roi Charles, la reine de Sicile, l'évêque de Séez et le seigneur de Trèves, pour s'enquérir si les paroles de cette sainte femme avaient trouvé créance auprès d'eux. La reine de Sicile et les conseillers du roi Charles remirent au religieux des lettres par lesquelles ils mandaient à ceux de Tours qu'ils n'avaient ouï parler de rien de semblable et le roi Charles déclara qu'il se fiait bien aux gens d'Église, bourgeois et habitants de sa ville de Tours[476].

La dame Catherine avait tenu les mêmes méchants propos sur les habitants d'Angers[477].

Cette dévote personne, soit qu'elle voulût, comme la bienheureuse Colette de Corbie, cheminer d'un parti à l'autre, soit qu'il lui arrivât d'être prise par des hommes d'armes bourguignons, comparut à Paris devant l'official. Il semble que les gens d'Église se soient, dans leur interrogatoire, moins occupés d'elle que de la Pucelle Jeanne, dont le procès s'instruisait alors.

Au sujet de la Pucelle, Catherine dit ceci:

—Jeanne a deux conseillers, qu'elle appelle conseillers de la Fontaine[478].

Par ce propos, elle exprimait un souvenir confus des entretiens qu'elle avait eus à Jargeau et à Montfaucon. Le mot de conseil était celui que Jeanne employait le plus souvent en parlant de ses Voix; mais la dame Catherine mêlait ce que la Pucelle lui avait dit de la Fontaine-des-Groseilliers à Domremy et de ses visiteurs célestes.

Si Jeanne nourrissait de la malveillance pour Catherine, Catherine ne nourrissait pas de bienveillance pour Jeanne. Elle n'affirma pas que le fait de Jeanne n'était que néant; mais elle donna clairement à entendre que la pauvre fille, alors prisonnière des Bourguignons, était invocatrice des mauvais esprits.

—Jeanne, dit-elle à l'official, sortira de prison par le secours du diable, si elle n'est pas bien gardée[479].

Que Jeanne fût ou non secourue par le diable, c'était affaire à décider entre elle et les docteurs de l'Église. Mais il était certain qu'elle ne pensait qu'à s'échapper des mains de ses ennemis et qu'elle imaginait sans cesse toutes sortes de moyens d'évasion. La dame Catherine de La Rochelle la connaissait bien et lui voulait beaucoup de mal.

Cette dame fut relâchée. Les juges d'Église, sans doute, n'auraient pas usé envers elle d'une telle indulgence si elle avait porté sur la Pucelle un témoignage favorable. Elle retourna auprès du roi Charles[480].

Les deux femmes de religion qui avaient suivi Jeanne à son départ de Sully et avaient été prises à Corbeil, Pierronne de Bretagne bretonnante, et sa compagne, étaient gardées, depuis le printemps, dans les prisons ecclésiastiques, à Paris. Elles se disaient publiquement envoyées de Dieu pour venir en aide à la Pucelle Jeanne. Le frère Richard avait été leur beau père et elles s'étaient tenues en compagnie de la Pucelle. C'est pourquoi elles étaient véhémentement soupçonnées d'offenses graves envers Dieu et sa foi. Le grand inquisiteur de France, frère Jean Graverent, prieur des Jacobins de Paris, instruisit leur procès dans les formes usitées en ce pays. Il procéda concurremment avec l'ordinaire, représenté par l'official.

La Pierronne publiait et tenait pour vrai que Jeanne était bonne, que ce qu'elle faisait était bien fait et selon Dieu. Elle reconnut que, dans la nuit de Noël de la présente année, à Jargeau, le frère Richard lui avait donné deux fois le corps de Jésus-Christ et qu'il l'avait donné trois fois à Jeanne[481]. Le fait se trouvait d'ailleurs établi par des informations recueillies auprès de témoins oculaires. Les juges, qui étaient des maîtres insignes, estimèrent que ce religieux ne devait pas ainsi prodiguer à de telles femmes le pain des anges. Toutefois, la communion multiple n'étant formellement interdite par aucune disposition du droit canon, on ne pouvait en faire grief à la Pierronne. Les informateurs qui instruisaient alors contre Jeanne ne retinrent point les trois communions de Jargeau[482].

Des charges plus lourdes pesaient sur les deux Bretonnes. Elles étaient sous le coup d'une accusation de maléfices et de sorcellerie.

La Pierronne affirma et jura que Dieu lui apparaissait souvent en humanité et lui parlait comme un ami à un ami, et que, la dernière fois qu'elle l'avait vu, il était vêtu d'une huque vermeille et d'une longue robe blanche[483].

Les insignes maîtres qui la jugeaient lui représentèrent que ces dires touchant de semblables apparitions étaient blasphèmes. Et ces femmes furent reconnues en possession du mauvais esprit, qui les faisait errer dans leurs paroles et leurs actions.

Le dimanche 3 septembre 1430, elles furent menées au Parvis Notre-Dame pour y être prêchées. Des échafauds y avaient été dressés selon l'usage, et l'on avait choisi le dimanche pour que le peuple pût profiter de ce spectacle édifiant. Un insigne docteur adressa à toutes deux une exhortation charitable. L'une d'elles, la plus jeune, en l'écoutant et en voyant le bûcher préparé, vint à résipiscence. Elle reconnut qu'elle avait été séduite par un ange de Satan et répudia dûment son erreur.

La Pierronne au contraire ne voulut pas se rétracter. Elle demeura obstinée dans cette croyance qu'elle voyait Dieu souvent, vêtu comme elle avait dit.

L'Église ne pouvait plus rien pour elle. Remise au bras séculier, elle fut à l'instant même conduite sur le bûcher qui lui était destiné, et brûlée vive de la main du bourreau[484].

Ainsi le grand inquisiteur de France et l'évêque de Paris faisaient cruellement périr d'une mort ignominieuse une des filles qui avaient suivi le frère Richard, une des saintes du dauphin Charles. De ces filles, la plus fameuse et la plus abondante en œuvres était entre leurs mains. La mort de la Pierronne annonçait le sort réservé à la Pucelle.

CHAPITRE X
BEAUREVOIR. — ARRAS. — ROUEN. — LA CAUSE DE LAPSE.

Au mois de septembre, deux habitants de Tournai, le grand doyen Bietremieu Carlier et le conseiller maître Henri Romain, revenant des bords de la Loire, où leur ville les avait députés auprès du roi de France, s'arrêtèrent à Beaurevoir. Bien que ce lieu se trouvât sur leur route directe et leur offrit un gîte entre deux étapes, on ne peut s'empêcher de supposer un lien entre leur mission auprès de Charles de Valois et leur passage dans la seigneurie du sire de Luxembourg, surtout lorsqu'on songe à l'attachement de leurs concitoyens aux fleurs de lis et si l'on sait les relations déjà nouées à cette époque entre ces deux ambassadeurs et la Pucelle[485].

Fidèle, nous le savons, au roi de France, qui lui avait accordé franchises et privilèges, la prévôté de Tournai lui envoyait messages sur messages, ordonnait en sa faveur de belles processions, prête à tout lui accorder tant qu'il ne lui demandait ni un homme ni un sol. S'étant rendus précédemment tous deux en ambassadeurs dans la ville de Reims pour assister au sacre et couronnement du roi Charles, le doyen Carlier et le conseiller Romain y avaient vu la Pucelle dans sa gloire, et, sans doute, l'avaient tenue alors pour une très grande sainte. C'était le temps où leur ville, attentive aux progrès des armées royales, correspondait assidûment avec la béguine guerrière et avec son confesseur, frère Richard, ou, plus probablement, frère Pasquerel. Aujourd'hui ils se rendaient au château où elle était renfermée, aux mains de ses cruels ennemis. Nous ne savons ce qu'ils venaient dire au sire de Luxembourg, ni même s'ils furent reçus par lui; sans doute, il ne refusa pas de les entendre, s'il pensa qu'ils venaient apporter les offres secrètes du roi Charles pour le rachat de celle qui avait été à ses batailles. Nous ne savons pas d'avantage s'ils purent voir la prisonnière. Il est très possible qu'ils pénétrèrent auprès d'elle, car, le plus souvent alors, l'accès des captifs était facile et tout loisir donné aux passants d'accomplir, en les visitant, une des sept œuvres de la miséricorde.

Ce qui est certain, c'est qu'en quittant Beaurevoir, ils emportaient une lettre que Jeanne leur avait confiée, les chargeant de la remettre aux magistrats de leur ville. Par cette lettre, elle demandait qu'en la faveur du roi son seigneur et des bons services qu'elle lui avait faits, les habitants de Tournai voulussent bien lui envoyer de vingt à trente écus d'or pour employer à ses nécessités[486].

C'est ainsi qu'on voyait alors les prisonniers mendier leur nourriture.

La demoiselle de Luxembourg, qui venait de faire son testament et n'avait plus que quelques jours à vivre[487], pria, dit-on, son noble neveu de ne pas livrer la Pucelle aux Anglais[488]. Mais que pouvait la bonne dame contre le roi d'Angleterre avec l'or de la Normandie et la sainte Église avec ses foudres? Car si monseigneur Jean n'avait pas livré cette fille soupçonnée de sortilèges, idolâtries, invocations de diables et autres crimes contre la foi, il était excommunié. La vénérable Université de Paris avait pris soin de l'avertir qu'un refus l'exposait aux peines de droit, qui étaient grandes[489].

Cependant le sire de Luxembourg n'était pas tranquille: il craignait qu'en ce lieu de Beaurevoir une prisonnière valant dix mille livres d'or ne fût pas suffisamment à l'abri d'un coup de main des Français ou des Anglais, ou des Bourguignons, et de toutes gens qui, sans souci de Bourgogne, d'Angleterre ni de France, eussent idée de l'enlever pour la mettre en fosse et à rançon, selon l'usage des coitreaux d'alors[490].

Vers la fin de septembre, il fit demander à son seigneur, le duc de Bourgogne, qui possédait belles villes et cités très fortes, de vouloir bien lui garder sa prisonnière. Monseigneur Philippe y consentit, et, sur son ordre, Jeanne fut conduite à Arras, dont les murailles étaient hautes et qui avait deux châteaux dont l'un, la Cour-le-Comte, s'élevait au milieu de la ville. C'est probablement dans les prisons de la Cour-le-Comte qu'elle fut renfermée, sous la garde de monseigneur David de Brimeu, seigneur de Ligny, chevalier de la Toison d'or, gouverneur d'Arras.

Ce n'était guère l'usage, en ce temps-là, de tenir les prisonniers cachés[491]. Jeanne, à Arras, reçut des visiteurs et, entre autres, un Écossais qui lui fit voir un portrait où elle était figurée en armes, un genou en terre, et présentant une lettre à son roi[492]. Cette lettre pouvait être du sire de Baudricourt ou de tout autre, qui, clerc ou capitaine, avait, dans la pensée du peintre, envoyé la jeune fille au dauphin; ce pouvait être une lettre annonçant au roi la délivrance d'Orléans ou la victoire de Patay.

Ce portrait fut le seul que Jeanne vit jamais fait à sa ressemblance, et, pour sa part, elle n'en fit faire aucun; mais, au temps si bref de sa puissance, le peuple des villes françaises mettait ses images peintes et taillées dans les chapelles des saints, et portait des médailles de plomb qui la représentaient, observant de la sorte, à son égard, l'usage établi en l'honneur des saints canonisés par l'Église[493].

Plusieurs seigneurs bourguignons et parmi eux un chevalier nommé Jean de Pressy, conseiller, chambellan du duc Philippe, gouverneur général des finances de Bourgogne, lui offrirent un habit de femme, comme avaient fait les dames de Luxembourg, pour son bien, et afin d'éviter un grand scandale; mais pour rien au monde Jeanne n'eût quitté l'habit qu'elle avait pris par révélation.

Elle reçut aussi dans sa prison d'Arras un clerc de Tournai, du nom de Jean Naviel, chargé par les magistrats de sa ville de lui remettre la somme de vingt-deux couronnes d'or. Cet ecclésiastique possédait la confiance de ses compatriotes qui l'employaient aux affaires les plus importantes de la ville. Envoyé, au mois de mai de la présente année 1430, vers messire Regnault de Chartres, chancelier du roi Charles, il avait été pris par les Bourguignons en même temps que Jeanne et mis à rançon; mais il s'était tiré d'affaire très vite et à bon compte.

Il s'acquitta exactement de sa mission[494] auprès de la Pucelle et ne reçut point, à ce qu'il semble, d'argent pour sa peine, sans doute parce qu'il voulait que le prix de cette œuvre de miséricorde lui fût compté dans le ciel[495].

Ni la prise de la Pucelle, ni la retraite des gens d'armes qu'elle avait amenés ne brisa la défense de Compiègne. Guillaume de Flavy et ses deux frères Charles et Louis, le capitaine Baretta avec ses Italiens et les cinq cents hommes de la garnison[496] se montrèrent énergiques, habiles, infatigables. Les Bourguignons conduisirent le siège de la même manière que les Anglais avaient conduit celui d'Orléans: mines, tranchées, taudis, boulevards, canonnades et ces mannequins gigantesques et ridicules, bons seulement à flamber, les bastilles. Guillaume de Flavy fit raser les faubourgs qui gênaient son tir et couler des bateaux pour barrer la rivière. Il répondit aux bombardes et gros couillards des Bourguignons avec son artillerie, et notamment par de petites couleuvrines de cuivre qui furent d'un bon usage[497]. Si le joyeux canonnier d'Orléans et de Jargeau, Maître Jean de Montesclère, n'était pas là, on avait un cordelier de Valenciennes, artilleur, nommé Noirouffle, grand, noir, affreux à voir, terrible à entendre[498]. Ceux de la ville, à l'exemple des Orléanais, faisaient des sorties malheureuses. Un jour, Louis de Flavy, frère du capitaine de la ville, fut tué d'un boulet bourguignon. Guillaume n'en fit pas moins jouer les ménestrels, ce jour-là, comme de coutume, pour tenir en joie les gens d'armes[499].

Au mois de juin, le boulevard qui défendait le pont sur l'Oise, de même que les Tourelles d'Orléans défendaient le pont sur la Loire, fut enlevé par l'ennemi, sans amener la reddition de la place. Pareillement la prise des Tourelles n'avait pas fait tomber la ville du duc Charles[500].

Quant aux bastilles, elles valaient sur l'Oise tout juste ce qu'elles avaient valu sur la Loire: elles laissaient tout passer. Les Bourguignons ne purent investir Compiègne, vu que le tour en était trop grand[501]. Ils manquaient d'argent; leurs gens d'armes, faute de paye et n'ayant rien à manger, désertaient avec cette tranquillité du bon droit qu'avaient alors, en pareille circonstance, les soudoyers de la croix rouge et de la croix blanche[502]. Le duc Philippe, pour comble de disgrâce, se trouva obligé d'envoyer une partie des troupes du siège contre les Liégeois révoltés[503]. Le 24 octobre, une armée de secours, commandée par le comte de Vendôme et le maréchal de Boussac, s'approcha de Compiègne. Les Anglais et les Bourguignons s'étant portés à sa rencontre, la garnison, les habitants, les femmes leur tombèrent sur le dos et les mirent en déroute[504]. L'armée entra dans la ville. Il fit beau voir flamber les bastilles. Le duc de Bourgogne perdit toute son artillerie[505]. Le sire de Luxembourg, qui s'en était venu à Beaurevoir où il avait reçu l'évêque comte de Beauvais, retourna devant Compiègne à propos pour prendre sa part du désastre[506]. Les mêmes causes qui avaient contraint les Anglais à se partir, comme on disait, d'Orléans, obligèrent les Bourguignons à quitter Compiègne. Mais puisque à cette époque il fallait trouver aux événements les mieux expliquables une cause surnaturelle, on attribua la délivrance de la ville au vœu du comte de Vendôme qui avait promis, dans la cathédrale de Senlis, à Notre-Dame-de-la-Pierre, un service annuel si la place était recouvrée[507].

Le lord trésorier de Normandie levait des aides de quatre-vingt mille livres tournois, dont dix mille devaient être affectés à l'achat de Jeanne. L'évêque comte de Beauvais, qui prenait cette affaire à cœur, pressait le sire de Luxembourg de conclure, mêlait les menaces aux caresses, lui faisait briller l'or levé sur les États normands. Il semblait craindre, et cette crainte était partagée par les maîtres et docteurs, que le roi Charles ne fît aussi des offres, qu'il n'enchérît sur les dix mille francs d'or du roi Henri, que les Armagnacs enfin ne finissent par l'emporter à force de présents et ne reprissent leur porte-bonheur[508]. Le bruit courait que le roi Charles, à la nouvelle que les Anglais auraient Jeanne pour de l'argent, manda au duc de Bourgogne, par ambassade, de ne consentir à aucun prix à la conclusion d'une telle affaire, et qu'autrement les Bourguignons, qui étaient aux mains du roi de France, répondraient de la Pucelle[509]. Fausse rumeur, sans doute: toutefois les craintes du seigneur évêque et des maîtres de Paris n'étaient pas tout à fait vaines et il est certain que, sur les bords de la Loire, on suivait très attentivement les négociations, et qu'on cherchait un joint pour intervenir.

D'ailleurs on pouvait toujours craindre un coup de main heureux des Français. Le capitaine La Hire battait la Normandie, le chevalier Barbazan la Champagne, le maréchal de Boussac faisait des courses entre la Seine, la Marne et la Somme[510].

Enfin, le sire de Luxembourg consentit le marché vers la mi-novembre; les Anglais prirent livraison de Jeanne. On décida de l'amener à Rouen par le Ponthieu, la côte de l'Océan, et le nord de la Normandie, où l'on risquait le moins de rencontrer les batteurs d'estrade des divers partis.

D'Arras elle fut conduite au château de Drugy, où l'on dit que les religieux de Saint-Riquier la visitèrent en sa prison[511]. Elle fut amenée ensuite au Crotoy, dont le château était baigné de tous côtés par la mer. Le duc d'Alençon, qu'elle appelait son beau duc, y avait été enfermé après la bataille de Verneuil[512]. Quand elle y passa, maître Nicolas Gueuville, chancelier de l'Église cathédrale de Notre-Dame d'Amiens, y était prisonnier des Anglais. Il la confessa et lui donna la communion[513]. Et dans cette baie de Somme, morne et grise, au ciel bas, traversé du long vol des oiseaux de mer, Jeanne vit venir à elle le visiteur des premiers jours, monseigneur saint Michel archange; et elle fut consolée. On a dit que les demoiselles et les bourgeois d'Abbeville l'allèrent voir dans le château où on la tenait renfermée[514]. Ces bourgeois, lors du sacre, songeaient à se tourner français; ils l'eussent fait, si le roi Charles était venu chez eux; il ne vint pas, et les habitants d'Abbeville visitèrent peut-être Jeanne par charité chrétienne, mais ceux d'entre eux qui pensaient du bien d'elle n'en dirent pas, de peur de sentir la persinée comme elle[515].

Les docteurs et maîtres de l'Université la poursuivaient avec un acharnement à peine croyable; avertis au mois de novembre que le marché était conclu entre Jean de Luxembourg et les Anglais, ils écrivirent, par l'organe du recteur, au seigneur évêque de Beauvais pour lui reprocher ses retardements dans l'affaire de cette femme et l'exhorter à plus de diligence.

«Il ne vous importe pas médiocrement, disait cette lettre, que, tandis que vous gérez dans l'Église du Dieu saint un célèbre présulat, les scandales commis contre la religion chrétienne soient extirpés, surtout quand il est, par bonheur, advenu que le jugement s'en trouve départi à votre juridiction[516]

Ces clercs, pleins de foi et de zèle pour venger, comme ils disaient, l'honneur de Dieu, se tenaient toujours prêts à brûler des sorcières; ils craignaient le diable; mais, sans peut-être se l'avouer, ils le craignaient vingt fois plus quand il était Armagnac.

On fit sortir Jeanne du Crotoy à marée haute et on la conduisit en barque à Saint-Valéry, puis à Dieppe, à ce qu'on suppose, et enfin à Rouen[517].

Elle fut menée dans le vieux château, construit sous Philippe-Auguste, au penchant de la colline de Bouvreuil[518]. Le roi Henri VI, débarqué en France pour son couronnement, y était établi depuis la fin du mois d'août. C'était un enfant triste et pieux, que le comte de Warwick, gouverneur du château, traitait durement[519]. Ce château avait sept tours, y compris le donjon, et il était très fort[520]. Jeanne fut enfermée dans une tour qui donnait sur les champs[521]. On la mit en la chambre du milieu, qui se trouvait entre le souterrain et la chambre haute. On y montait par huit marches[522]; elle occupait tout un étage de la tour qui avait quarante-trois pieds de diamètre en comprenant les murs[523]. Un escalier de pierre y grimpait obliquement. Une partie des ouvertures ayant été bouchée, l'on n'y voyait plus très clair[524]. Les Anglais avaient commandé à un serrurier de Rouen, nommé Étienne Castille, une cage de fer où l'on ne pouvait, disait-on, se tenir que debout. Jeanne, à son arrivée, si l'on en croit des propos tenus par des greffiers ecclésiastiques, fut attachée dedans par le cou, les pieds et les mains[525], et on l'y laissa jusqu'à l'ouverture du procès. Un apprenti maçon vit peser la cage chez Jean Salvart, à l'Écu de France, devant la cour de l'official[526]. Mais jamais, dans la prison, personne n'y trouva Jeanne enfermée. Ce traitement, si toutefois il lui fut infligé, ne fut pas imaginé pour elle: lorsque le capitaine La Hire, au mois de février de cette même année 1430, prit Château-Gaillard, près Rouen, il trouva le bon chevalier Barbazan dans une cage de fer dont il ne voulait pas sortir, alléguant qu'il était prisonnier sur parole[527]. Jeanne, au contraire, s'était gardée de rien promettre, ou plutôt avait promis de s'échapper dès qu'elle le pourrait[528]. Aussi les Anglais, qui la croyaient capable de sortilèges, étaient-ils en grande méfiance[529]. Poursuivie par des juges d'Église, elle devait être placée dans les prisons de l'officialité[530], mais les Godons ne laissaient à personne le soin de la garder. Quelqu'un d'entre eux disait qu'elle leur était chère, car ils l'avaient chèrement payée. Ils lui mettaient les fers aux pieds, et lui passaient autour de la taille une chaîne cadenassée à une poutre de cinq à six pieds. La nuit, cette chaîne, traversant le pied du lit, s'allait tendre à la grosse poutre[531]. De même Jean Hus, en 1415, remis à l'évêque de Constance et transféré à la forteresse de Gottlieben, demeura enchaîné nuit et jour, jusqu'à ce qu'il fût conduit au bûcher.

Cinq hommes d'armes anglais[532], de l'espèce qu'on nommait houspilleurs, gardaient la prisonnière[533]; ce n'était pas la fleur de la chevalerie. Ils la tournaient en dérision, et elle le leur reprochait; ce dont ils devaient être trop contents. La nuit, deux d'entre eux se tenaient derrière la porte. Il en restait trois près d'elle, qui la troublaient en lui disant tantôt qu'elle allait mourir et tantôt qu'elle serait délivrée. Personne ne pouvait lui parler sans leur agrément[534].

Au reste, on entrait dans cette prison comme au moulin; des gens de tout état y allaient voir Jeanne à leur plaisir. Ainsi firent maître Laurent Guesdon, lieutenant du bailli de Rouen[535], et maître Pierre Manuel, avocat du roi d'Angleterre, qui y fut en compagnie de maître Pierre Daron, procureur de la ville de Rouen. Ils la trouvèrent ferrée aux pieds et gardée par des soldats[536].

Maître Pierre Manuel crut convenable de lui dire qu'à coup sûr elle ne serait point venue là si on ne l'y eût amenée. Les gens de bon sens étaient toujours surpris de voir les sorcières et les devineresses tomber dans quelque piège, comme de simples chrétiennes. Sans doute que l'avocat du roi était un homme de bon sens, car il fit à Jeanne des questions qui laissaient voir son ébahissement; il lui demanda:

—Saviez-vous que vous deviez être prise?

—Je m'en doutais bien, répondit-elle.

—Pourquoi alors, demanda derechef maître Pierre, si vous vous en doutiez, n'avez-vous pas su vous garder le jour où vous fûtes prise?

Elle répondit:

—Je ne savais ni le jour ni l'heure où je serais prise, ni quand cela m'arriverait[537].

Un jeune compagnon, nommé Pierre Cusquel, qui travaillait chez Jean Salvart, dit Jeanson, maître maçon du château, put, à la faveur de son patron, s'introduire aussi dans la tour. Il trouva Jeanne attachée par une longue chaîne fixée à une poutre, et les fers aux pieds. Il prétendit, beaucoup plus tard, l'avoir avertie de parler avec prudence et qu'il y allait de sa vie. Il est vrai qu'elle parlait abondamment à ses gardes et que tout ce qu'elle disait était rapporté aux juges. Et il se peut que le petit compagnon Pierre, dont le maître était à la dévotion des Anglais, ait voulu, ait su même la conseiller. On peut le soupçonner aussi de s'être vanté, comme tant d'autres[538].

Le sire Jean de Luxembourg vint à Rouen et se rendit à la tour de la Pucelle avec son frère, le seigneur évêque de Thérouanne, chancelier d'Angleterre; sir Humfrey, comte de Stafford, connétable de France pour le roi Henri; le comte de Warwick, gouverneur du château de Rouen et le jeune seigneur de Macy, qui tenait Jeanne pour très chaste depuis qu'elle l'avait empêché de lui prendre les seins. Et voici le propos que le sire de Luxembourg tint à la prisonnière:

—Jeanne, je suis venu pour vous racheter, si toutefois vous voulez promettre que vous ne vous armerez jamais contre nous.

Ces paroles ne s'expliquent pas suffisamment par ce que nous savons des négociations relatives à la vente de la Pucelle; elles semblent indiquer qu'à ce moment même le marché n'était pas entièrement conclu ou que du moins le vendeur croyait pouvoir le rompre à sa volonté. Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans le propos du sire de Luxembourg, c'est la condition qu'il met au rachat de la Pucelle. Il lui demande de s'engager à ne plus combattre l'Angleterre et la Bourgogne. Il semblerait, à considérer cette clause, qu'il pense maintenant la vendre au roi de France ou à quelque personne agissant pour lui[539].

Cependant l'on ne voit pas que ce langage ait beaucoup inquiété les Anglais. Jeanne n'y ajouta nulle foi.

—En nom Dieu, lui répondit-elle, vous vous moquez de moi. Car je sais bien que vous n'avez ni le pouvoir ni le vouloir.

On affirme que, comme il persistait dans son dire, elle reprit:

—Je sais bien que ces Anglais me feront mourir, croyant, après ma mort, gagner le royaume de France.

Il semble fort douteux qu'elle ait dit que les Anglais la feraient mourir, car elle ne le croyait pas. Tant que dura le procès, elle s'attendit, sur la foi de ses Voix, à être délivrée. Elle ne savait ni quand ni comment la délivrance s'accomplirait, mais elle en était aussi assurée que de la présence de Notre-Seigneur dans le saint-sacrement. Peut-être dit-elle au sire de Luxembourg: «Je sais bien que ces Anglais voudront me faire mourir.» Puis elle répéta, très courageusement, ce qu'elle avait déjà dit mille fois:

—Mais quand ils seraient cent mille Godons de plus qu'ils ne sont de présent, ils n'auront pas le royaume.

En entendant ces paroles, sir Humfrey dégaina et c'est le comte de Warwick qui lui retint le bras[540]. On refuserait de croire que le connétable d'Angleterre leva son épée sur une femme chargée de fers, si l'on ne savait d'ailleurs que sir Humfrey, ayant, en ce même temps, ouï quelqu'un dire du bien de Jeanne, le voulut transpercer[541].

Pour que l'évêque et vidame de Beauvais pût exercer la juridiction à Rouen, il fallait qu'il y eût à son profit concession de territoire. Le siège archiépiscopal de Rouen était vacant[542]. L'évêque de Beauvais demanda cette concession au chapitre avec lequel il avait eu des démêlés[543]. Les chanoines de Rouen ne manquaient ni de fermeté ni d'indépendance; il y avait parmi eux plus d'hommes honnêtes que de malhonnêtes; il y avait des hommes instruits, pleins de lettres, et même de bonnes âmes. Ils ne nourrissaient ni les uns ni les autres aucunes mauvaises intentions contre les Anglais. Le régent Bedford était chanoine de Rouen, comme le roi Charles VII était chanoine du Puy[544]. Le 20 octobre de cette même année 1430, il avait revêtu le surplis et l'aumusse et distribué le pain et le vin capitulaires[545]. Les chanoines de Rouen n'étaient pas prévenus en faveur de la Pucelle des Armagnacs; ils accueillirent la demande de l'évêque de Beauvais et lui firent concession de territoire[546].

Le 3 janvier 1431, le roi Henri ordonna par lettres royales de remettre la Pucelle à l'évêque et comte de Beauvais, se réservant de la reprendre par devers lui, au cas où elle serait mise hors de cause par la justice ecclésiastique[547].

Toutefois, elle ne fut pas placée en chartre d'Église, au fond de quelqu'une de ces fosses où, contre le portail des Libraires, dans l'ombre de la prodigieuse cathédrale, pourrissaient les malheureux qui pensaient mal sur la foi[548]. Elle y aurait retrouvé accrus et affinés les supplices et les épouvantes de sa tour guerrière. Le Grand Conseil, en ne la confiant pas à l'officialité de Rouen, faisait moins de tort à l'accusée que de honte à ses juges.

Mis de la sorte en état d'agir, l'évêque de Beauvais procéda avec sa fougue de vieux cabochien, mais non sans art mondain ni science canonique[549]. Pour promoteur de la cause, c'est-à-dire comme magistrat chargé de soutenir l'accusation, il choisit Jean d'Estivet, dit Bénédicité, chanoine de Bayeux et de Beauvais, promoteur général du diocèse de Beauvais. Ami du seigneur évêque, chassé en même temps que lui par les Français, Jean d'Estivet était suspect d'animosité contre la Pucelle[550]. Le seigneur évêque institua Jean de la Fontaine, maître ès arts, licencié en droit canon, comme conseiller commissaire au procès[551]. Il choisit l'un des greffiers de l'officialité de Rouen, Guillaume Manchon, prêtre, pour faire office de premier greffier.

En l'avisant de ce qu'il attendait de lui, le seigneur évêque dit à messire Guillaume:

—Il vous faut bien servir le roi. Nous avons l'intention de faire un beau procès contre cette Jeanne[552].

Pour ce qui était de servir le roi, le seigneur évêque ne l'entendait pas aux dépens de la justice; il avait un orgueil de prêtre et n'était point homme à faire étendard de sa propre infamie. S'il parlait de la sorte, c'est qu'en France, depuis cent ans au moins, la juridiction inquisitoriale était considérée comme une juridiction royale[553]. Et quant à dire qu'on voulait un beau procès, c'était dire qu'il fallait observer soigneusement les formes et prendre garde à ce que rien de vicieux ne se glissât dans une cause intéressant les docteurs et maîtres du royaume de France et de la chrétienté tout entière. Messire Guillaume Manchon, qui connaissait les termes de pratique, ne pouvait s'y tromper. Un beau procès, dans la langue du droit, c'était un procès régulier. On disait, par exemple: «N... et N... ont, par beau procès juridique, trouvé un tel coupable[554]

Chargé par l'évêque de choisir un autre greffier, pour l'assister, Guillaume Manchon désigna Guillaume Colles, surnommé Boisguillaume, comme lui notaire d'Église, qui lui fut adjoint[555].

Jean Massieu, prêtre, doyen de la chrétienté de Rouen, fut institué comme huissier exécuteur[556].

Dans ces sortes de procès, si fréquents alors, il n'y avait proprement que deux juges, l'ordinaire et l'inquisiteur. Mais il était d'usage que l'évêque appelât, comme conseillers et comme assesseurs, des personnes expertes en l'un et l'autre droit. Le nombre et la qualité de ces conseillers variait beaucoup d'une cause à l'autre. Et il est clair que l'opiniâtre fauteur d'une hérésie très pestilente devait être examiné plus curieusement et jugé d'une manière plus solennelle qu'une vieille âme vendue à quelque petit diable qui ne pouvait grêler que des choux. Pour le commun des sorciers, pour la foule de ces femelles ou muliercules, comme disait certain inquisiteur qui se félicitait d'en avoir fait brûler beaucoup, les juges se contentaient de trois ou quatre avocats d'Église et d'autant de chanoines[557]. Quand il s'agissait d'une personne notable, ayant donné un exemple très pernicieux, d'un avocat du roi, par exemple, comme maître Jean Segueut, qui, cette même année, dans cette province de Normandie, avait parlé contre l'autorité temporelle de l'Église, on convoquait une nombreuse assemblée de docteurs et de prélats tant anglais que français et l'on demandait des consultations écrites aux docteurs et maîtres de l'Université de Paris[558]. Or, il convenait de juger la Pucelle des Armagnacs plus amplement et plus solennellement encore, avec un plus grand concours de docteurs et de pontifes. C'est ce que fit le seigneur évêque de Beauvais: il appela comme conseillers et comme assesseurs les chanoines de Rouen, en aussi grand nombre qu'il lui fut possible, et parmi ceux qui se rendirent à son appel on remarque Raoul Roussel, trésorier du chapitre; Gilles Deschamps, qui avait été aumônier du feu roi Charles VI, en l'an 1415; Pierre Maurice, docteur en théologie, recteur de l'Université de Paris, en 1428; Jean Alespée, un des seize qui, lors du siège de 1418, étaient allés, vêtus de noir et en belle contenance, mettre aux pieds du roi Henri V la vie et l'honneur de la cité; Pasquier de Vaux, notaire apostolique au concile de Constance, président de la Chambre des comptes de Normandie; Nicolas de Venderès, qu'un parti puissant portait alors au siège vacant de Rouen; enfin, Nicolas Loiseleur. Le seigneur évêque appela au même titre les abbés des grandes abbayes normandes, le Mont Saint-Michel-au-péril-de-la-mer, Fécamp, Jumièges, Préaux, Mortemer, Saint-Georges de Boscherville, la Trinité-du-mont-Sainte-Catherine, Saint-Ouen, le Bec, Cormeilles, les prieurs de Saint-Lô, de Rouen, de Sigy, de Longueville, et l'abbé de Saint-Corneille de Compiègne. Il appela douze avocats en cour d'Église; il appela d'insignes docteurs et maîtres de l'Université de Paris, Jean Beaupère, recteur en 1412; Thomas Fiefvé, recteur en 1427; Guillaume Erart, Nicolas Midi[559] et ce jeune docteur, plein de science et de modestie, le plus clair rayon du soleil de la chrétienté, Thomas de Courcelles[560]. Le seigneur évêque veut donner au tribunal qui jugera Jeanne l'autorité d'un synode, et, vraiment, c'est un concile provincial devant lequel elle est citée. Aussi bien va-t-on juger en même temps que cette fille, Charles de Valois qui se dit roi de France et légitime successeur de Charles le sixième. Voilà pourquoi s'assemblent tant d'abbés crossés et mitrés, tant d'insignes docteurs et maîtres.

Et pourtant, l'évêque de Beauvais ne s'entoura pas de toutes les lumières qu'il aurait pu. Il consulta les deux évêques de Coutances et de Lisieux; il ne consulta pas le doyen des évêques de Normandie, l'évêque d'Avranches, messire Jean de Saint-Avit, que, durant la vacance du siège de Rouen, le chapitre de la cathédrale avait chargé de la célébration des ordres dans le diocèse. Mais messire Jean de Saint-Avit passait, avec raison, pour favorable au roi Charles[561]. Par contre, les docteurs et maîtres de l'Angleterre, résidant à Rouen, qui avaient été consultés dans le procès de Segueut, ne le furent point dans le procès de Jeanne[562]. Les docteurs et maîtres de l'Université de Paris, les abbés de Normandie, le chapitre de Rouen, s'en tenaient très résolument au traité de Troyes; ils étaient aussi prévenus que les clercs anglais contre la Pucelle du dauphin Charles, et ils étaient moins suspects; c'était tout avantage[563].

Le mardi 9 de janvier, monseigneur de Beauvais convoqua dans sa maison huit conseillers, les abbés de Fécamp et de Jumièges, le prieur de Longueville, les chanoines Roussel, Venderès, Barbier, Coppequesne et Loiseleur.

—Avant d'intenter procès à cette femme, leur dit-il, nous avons jugé bon de mûrement et amplement délibérer avec des hommes doctes et habiles en droit humain et divin, dont le nombre, grâce à Dieu, est grand dans cette cité de Rouen.

L'avis des docteurs et maîtres fut qu'il fallait qu'il y eût des informations sur les faits et dits publiquement imputés à cette femme.

Le seigneur évêque leur apprit que déjà quelques informations avaient été faites par son ordre et qu'il était décidé à en ordonner d'autres, desquelles il serait ultérieurement rendu compte en présence du Conseil[564].

Il est certain qu'un tabellion d'Andelot, en Champagne, Nicolas Bailly, requis par messire Jean de Torcenay, bailli de Chaumont pour le roi Henri, se transporta à Domremy et procéda avec Gérard Petit, prévôt d'Andelot et quelques moines mendiants, à une enquête sur la vie et la réputation de Jeanne. Les interrogateurs entendirent douze ou quinze témoins et entre autres Jean Hannequin[565] de Greux et Jean Bégot chez qui ils logèrent[566]. Nous tenons de Nicolas Bailly, lui-même, qu'ils ne recueillirent aucun fait à la charge de Jeanne. Et, si l'on en croit Jean Moreau, bourgeois de Rouen, maître Nicolas, ayant apporté à monseigneur de Beauvais le résultat de ses recherches, fut traité de mauvais homme et de traître et n'obtint point la récompense de ses dépenses et labeurs[567]. C'est possible, encore qu'étrange. Mais qu'on n'ait recueilli ni à Vaucouleurs ni à Domremy ni dans les villages voisins aucun fait à la charge de Jeanne, voilà qui n'est nullement vrai. Bien au contraire on y ramassa un grand nombre d'accusations contre les habitants en général qui usaient de maléfices et contre Jeanne qui hantait les fées[568], portait dans son sein une mandragore et désobéissait à ses père et mère[569].

Des informations copieuses furent faites non seulement en Lorraine et à Paris, mais dans des pays obéissant au roi Charles, à Lagny, à Beauvais, à Reims et jusque dans la Touraine et le Berry[570], qui fournirent assez pour brûler dix hérétiques et vingt sorcières. On y releva notamment des diableries horribles aux yeux des clercs, telles que tasse et gants perdus et retrouvés, prêtre concubinaire dévoilé, l'épée de sainte Catherine, l'enfant ressuscité. On en rapporta une lettre téméraire sur le pape et bien d'autres indices de sorcellerie, magie, hérésie et erreurs sur la foi[571]. Ces informations ne furent point insérées au procès[572]. C'était l'usage constant de la sacrée inquisition de tenir secrets et les témoignages et les noms des témoins[573]. En l'espèce, l'évêque de Beauvais pouvait alléguer l'intérêt des déposants qu'il eût trop peu ménagé en publiant les informations recueillies dans les provinces soumises au dauphin Charles. Car, à défaut de leurs noms, leurs dépositions seules pouvaient les faire reconnaître. Au reste, les propos que tenait Jeanne dans sa prison formaient la source la plus abondante d'informations: elle parlait beaucoup et sans prudence.

Un peintre, dont on ne sait pas le nom, vint la voir en sa tour, et lui demanda tout haut, devant les gardes, quelles armes elle portait, comme s'il eût voulu la représenter avec son écu. Dans ce temps-là, on ne faisait guère de peintures sur le vif, si ce n'était de personnes de très haut rang, et le plus souvent dans l'attitude de la prière, agenouillées et les mains jointes. Et si l'on pouvait voir dans les Flandres et dans la Bourgogne des portraits où ne paraissaient nuls signes de dévotion, c'était en bien petit nombre. Quand on parlait d'un portrait, on songeait naturellement à une personne priant Dieu, la Sainte Vierge ou quelque saint. C'est pourquoi l'intention de faire le portrait de la Pucelle eût été, sans doute, fort mal vue par les juges d'Église. D'autant plus qu'ils pouvaient craindre que le peintre ne figurât cette femme excommuniée sous l'apparence d'une sainte canonisée par l'Église, ainsi que faisaient les Armagnacs. En y songeant, on est tenté de croire que cet homme était un faux peintre et un espion véritable. Jeanne lui dit les armes que le roi avait données à ses frères, un écu d'azur et une épée entre deux fleurs de lis d'or. Et ce qui confirme les soupçons, c'est qu'au procès, il lui fut reproché, comme faste et vanité, d'avoir fait peindre ses armes[574].

Plusieurs clercs introduits dans sa prison lui faisaient croire qu'ils étaient des gens d'armes du parti de Charles de Valois[575]. Le promoteur lui-même, maître Jean d'Estivet, prit, pour la tromper, l'habit d'un pauvre prisonnier[576]. Un des chanoines de Rouen appelés au procès, maître Nicolas Loiseleur, fut particulièrement fertile en ruses, ce semble, pour découvrir les hérésies de Jeanne. Natif de Chartres, il n'était que maître ès arts, mais il avait un grand renom d'habileté; en 1427 et 1428, il s'acquitta de négociations difficiles qui le retinrent de longs mois à Paris; en 1430, il fut de ceux que le Chapitre députa vers le cardinal de Winchester afin d'obtenir une audience du roi Henri, à l'effet de lui recommander l'église de Rouen. Maître Nicolas Loiseleur était donc personne agréable au Grand Conseil[577].

S'étant concerté avec l'évêque de Beauvais et le comte de Warwick, il entra dans la prison de Jeanne en habit court, à la mode des laïques; les gardes avertis se retirèrent et maître Nicolas, resté seul avec la prisonnière, lui confia qu'il était natif, comme elle, des Marches de Lorraine, cordonnier de son état, qu'il tenait le parti des Français, et qu'il avait été pris par les Anglais. Il lui apporta du roi Charles des nouvelles qu'il imaginait à sa fantaisie. Jeanne n'avait rien de plus cher que son roi. Se l'étant ainsi gagnée, le feint cordonnier lui fit diverses questions sur les anges et les saintes qu'elle voyait. Elle lui répondait avec confiance, comme payse à pays et amie à ami. Il lui donnait des conseils, il lui recommandait de ne pas croire tous ces gens d'Église, de ne pas faire ce qu'ils lui demandaient:

—Car, lui disait-il, si tu leur donnes créance, tu seras détruite.

Maintes fois, à ce qu'on assure, maître Nicolas Loiseleur fit le cordonnier lorrain. Il dictait ensuite aux greffiers tout ce que Jeanne lui avait dit et c'était là un supplément précieux d'informations dont on faisait mémoire en vue des interrogatoires. Il paraît même que durant certaines de ces visites on apostait les greffiers dans une chambre voisine, près d'un judas[578]. S'il faut en croire les bruits de la ville, maître Nicolas faisait aussi sainte Catherine et, par ce moyen, amenait Jeanne à dire tout ce qu'il voulait.

Peut-être ne se vantait-il point de tant d'artifice[579]; assurément il ne s'en cachait pas. Plusieurs maîtres insignes l'approuvaient; d'autres le blâmaient[580]. L'ange de l'école, maître Thomas de Courcelles, qu'il instruisit de ses déguisements, lui conseilla de les cesser. Les greffiers prétendirent par la suite avoir mis une extrême répugnance à prendre en cachette des paroles ainsi surprises par ruse. Il fallait que l'âge d'or de la justice inquisitoriale fût bien passé pour qu'un docteur aussi rigide que maître Thomas mollît sur les formes les plus solennelles de cette justice; il fallait que la procédure inquisitoriale fût profondément corrompue pour que deux notaires d'Église songeassent à en éluder les prescriptions les plus constantes. Ces clercs, en contrefaisant les gens d'armes, ce promoteur en se donnant l'apparence d'un pauvre prisonnier, accomplissaient les fonctions les plus régulières de la justice instituée par Innocent III. En faisant le cordonnier et sainte Catherine, si toutefois il recherchait le salut et non la perte de la pécheresse, et si, contrairement à la rumeur publique, loin de l'inciter à la révolte, il l'induisait à l'obéissance, s'il ne la trompait enfin que pour son bien temporel et spirituel, maître Nicolas Loiseleur procédait conformément aux règles établies. Il est dit dans le Tractatus de hæresi: «Que nul n'approche l'hérétique, si ce n'est de temps à autre deux personnes fidèles et adroites qui l'avertissent avec précaution et comme si elles avaient compassion de lui, de se garantir de la mort en confessant ses erreurs, et qui lui promettent que, s'il le fait, il pourra échapper au supplice du feu; car la crainte de la mort et l'espoir de la vie amollissent quelquefois un cœur qu'on n'aurait pu attendrir autrement[581]

Le devoir des greffiers était tracé en ces termes: «Les choses seront ainsi ordonnées, que certaines personnes seront apostées dans un lieu convenable pour surprendre les confidences des hérétiques et recueillir leurs paroles[582]

Et quant à l'évêque de Beauvais, qui avait ordonné ou permis ces procédures, il découvrait sa justification et sa louange dans cette parole de l'apôtre saint Paul aux Corinthiens: Je ne vous ai point fait de tort, mais j'ai usé de finesse pour vous surprendre: Ego vos non gravavi; sed cum essem astutus, dolo vos cepi (II, Corinth., ch. XII, v. 16)[583].

Cependant, quand elle vit le promoteur Jean d'Estivet revêtu du camail, Jeanne ne le reconnut pas. Maître Nicolas Loiseleur se rendait souvent près d'elle en robe longue. Sous ces dehors il lui inspirait une grande confiance: elle se confessait à lui dévotement, et n'avait point d'autre confesseur[584]. Elle le voyait tantôt en cordonnier, tantôt en chanoine sans s'apercevoir que ce fût la même personne. C'est donc qu'elle était, à certains égards d'une incroyable simplicité. Ces grands théologiens devaient s'apercevoir qu'il n'était pas difficile de la prendre.

C'était un fait connu de tous les hommes versés dans les sciences divines et humaines, que l'Ennemi des hommes ne faisait point de pacte avec une fille, sans lui prendre d'abord son pucelage[585]. À Poitiers, déjà les clercs de France y avaient songé et lorsque la reine Yolande leur eut assuré que Jeanne était vierge, ils ne craignirent plus qu'elle ne vînt du diable[586]. Le seigneur évêque de Beauvais attendait un semblable examen dans une contraire espérance. Madame la duchesse de Bedford elle-même y procéda à la prison, assistée de lady Anna Bavon et d'une autre matrone. On a dit que, pendant ce temps, le Régent, caché dans une pièce voisine, regardait par un trou du plancher[587]. Ce n'est pas sûr, mais ce n'est pas impossible: il était encore à Rouen quinze jours après que Jeanne y eut été amenée[588]. Imaginaire ou véritable, cette curiosité lui fut sévèrement reprochée. Si beaucoup d'autres l'eussent eue à sa place, chacun en jugera à part soi; mais il ne faut pas oublier que monseigneur de Bedford croyait que Jeanne était sorcière et que ce n'était pas l'habitude, en ce temps-là, d'étendre aux sorcières le respect dû aux dames. On doit songer aussi que ce point intéressait puissamment la vieille Angleterre que le Régent aimait de tout son cœur et de toutes ses forces.

À l'expertise de la duchesse de Bedford comme à celle de la reine de Sicile, Jeanne fut trouvée vierge. Les matrones connaissaient plusieurs signes de virginité; mais, pour nous, un signe plus certain c'est la parole de Jeanne qui, lorsqu'on lui demandait pourquoi on l'appelait la Pucelle et si elle l'était en effet, répondait: «Je peux bien dire que je suis telle[589].» Les juges ne firent pas état, qu'on sache, de ces conclusions favorables. Croyaient-ils, avec le sage roi Salomon, que toute recherche à cet égard est vaine; repoussèrent-ils les conclusions des matrones en vertu de l'adage: Virginitatis probatio non minus difficilis quam custodia? Non, ils croyaient bien qu'elle était vierge. Ils le laissaient suffisamment entendre, en ne disant pas le contraire[590]. Et, puisqu'ils persistaient à la poursuivre comme sorcière, c'était donc qu'ils pensaient qu'elle pouvait, par exception, s'être donnée à des diables qui l'avaient laissée comme ils l'avaient prise. Les mœurs des démons étaient pleines de ces contrariétés qui déconcertaient les plus savants docteurs; on en découvrait tous les jours.

Le samedi 13 janvier, le seigneur abbé de Fécamp, les docteurs et maîtres Nicolas de Venderès, Guillaume Haiton, Nicolas Coppequesne, Jean de la Fontaine et Nicolas Loiseleur, se réunirent dans la maison du seigneur évêque et lecture leur fut donnée des informations recueillies en Lorraine et ailleurs sur la Pucelle. Et il fut décidé que, d'après ces informations, un certain nombre d'articles seraient rédigés en bonne forme; ce qui fut fait[591].

Le mardi 23 janvier, les docteurs et maîtres sus-nommés prirent connaissance des articles et, les tenant pour bons, estimèrent qu'ils devaient servir de matière aux interrogatoires, puis ils décidèrent que l'évêque de Beauvais devait ordonner l'enquête préparatoire sur les faits et dits de Jeanne[592].

Le mardi 13 février, Jean d'Estivet, dit Bénédicité, promoteur, Jean de la Fontaine, commissaire, Boisguillaume et Manchon, greffiers, et Jean Massieu, huissier, prêtèrent serment d'exécuter fidèlement leur office. Aussitôt, maître Jean de la Fontaine, assisté de deux greffiers, procéda à l'enquête préparatoire[593].

Le lundi 19 février, à huit heures du matin, les docteurs et maîtres réunis, au nombre d'onze, dans la maison de l'évêque de Beauvais, ayant ouï lecture des articles et de l'information préparatoire, donnèrent leur avis et l'évêque décida, conformément à cet avis, qu'il y avait matière suffisante pour que la femme nommée la Pucelle dût être citée et appelée en cause de foi[594].

Mais une nouvelle difficulté apparaissait. Il fallait, dans une telle cause, que l'accusée comparût en même temps devant l'ordinaire et devant l'inquisiteur. Les deux juges étaient également nécessaires à la bonté du procès. Or, le Grand Inquisiteur pour le royaume de France, frère Jean Graverent, se trouvait alors retenu à Saint-Lô, où il poursuivait en matière de foi un bourgeois de la ville, nommé Jean Le Couvreur[595]. En l'absence du frère Jean Graverent, l'évêque de Beauvais avait invité le vice-inquisiteur pour le diocèse de Rouen à procéder conjointement avec lui contre Jeanne. Cependant le vice-inquisiteur semblait ne rien entendre, ne soufflait mot et laissait l'évêque dans l'embarras avec son procès. C'était frère Jean Lemaistre, prieur des frères prêcheurs de Rouen, bachelier en théologie, religieux plein de prudence et de scrupules[596]. Enfin, sur sommation par huissier, il se rendit chez l'évêque de Beauvais, ce 19 février, à quatre heures du soir, et se déclara prêt à intervenir, s'il en avait le droit, ce dont toutefois il doutait[597]. Il donna la raison de son incertitude: il était l'inquisiteur de Rouen; l'évêque de Beauvais exerçait la juridiction épiscopale de Beauvais sur un territoire emprunté: dès lors était-ce à l'inquisiteur de Rouen? n'était-ce pas plutôt à l'inquisiteur de Beauvais qu'il appartenait de siéger au côté de l'évêque de Beauvais? Il annonça qu'il demanderait au Grand Inquisiteur du royaume de France un mandat qui s'étendît sur le diocèse de Beauvais, et qu'en attendant ces pouvoirs, il consentait à siéger, pour l'acquit de sa conscience et pour empêcher que toute la procédure ne devînt caduque, ce qui eût été le cas, au sentiment de tous, si la cause avait été instruite sans le concours de la Très Sainte Inquisition[598]. Toutes les difficultés étaient levées. La Pucelle fut citée à comparaître le mercredi 21 février[599].

Ce jour, à huit heures du matin, l'évêque de Beauvais, le vicaire de l'inquisiteur et quarante et un conseillers et assesseurs dont quinze docteurs en théologie, cinq docteurs en l'un et l'autre droit, six bacheliers en théologie, onze bacheliers en droit canon, quatre licenciés en droit civil, se réunirent dans la chapelle du château. L'évêque siégea seul comme juge. À ses côtés les conseillers et assesseurs, revêtus du camail des chanoines ou de la bure des mendiants, exprimaient ou la douceur évangélique ou la gravité sacerdotale. Il y avait des regards de flamme et des yeux baissés. Frère Jean Lemaistre, vice-inquisiteur de la foi, se tenait parmi eux, silencieux, dans la livrée noire et blanche de l'obéissance et de la pauvreté[600].

Avant d'introduire l'accusée, l'huissier rendit compte à l'évêque que Jeanne, touchée par la citation, avait répondu que volontiers elle comparaîtrait, que toutefois elle demandait que des hommes d'Église du parti de la France fussent adjoints en nombre égal à ceux du parti de l'Angleterre. Elle demandait aussi qu'il lui fût permis d'entendre la messe[601]. L'évêque rejeta ces deux requêtes[602] et Jeanne fut introduite, en habit d'homme, les fers aux pieds. On la fit asseoir près de la table où se tenaient les greffiers.

Ce qui éclata tout de suite entre ces théologiens et cette jeune fille, ce fut la haine et l'horreur réciproques. Contrairement aux usages de son sexe, que les ribaudes elles-mêmes n'osaient enfreindre, elle montrait ses cheveux, des cheveux bruns taillés sur l'oreille. C'étaient peut-être les premiers cheveux de femme que voyait tel de ces jeunes religieux, tel de ces jeunes maîtres assis derrière leurs anciens. Elle portait des chausses comme un garçon. Ils trouvaient son habit impudique, abominable[603]. Elle les irritait et les indignait. Si l'évêque de Beauvais l'avait forcée à comparaître en robe et en chaperon, ils l'eussent regardée sans doute avec moins de colère. Cet habit d'homme leur rendait présentes les œuvres accomplies par la Pucelle, avec le secours des démons, dans le camp du dauphin Charles, se disant roi. En ôtant comme avec la main, par magie, toute force aux gens d'armes anglais, elle avait nui grandement à la plupart de ces hommes d'Église qui la jugeaient. Les uns songeaient aux bénéfices dont elle les avait dépouillés; d'autres, docteurs et maîtres de l'Université, se rappelaient qu'elle avait failli mettre Paris à feu et à sang[604]; d'autres, abbés et chanoines, lui en voulaient peut-être plus encore de les avoir fait trembler jusqu'en Normandie. Et le tort ainsi causé à une notable partie de l'Église de France, pouvaient-ils le lui pardonner quand ils savaient qu'elle l'avait fait par sorcellerie, divination, et invocation des diables? «Il faut être bien ignorant, disait Sprenger, pour nier la réalité de la magie.» Comme ils étaient très savants, ils voyaient des magiciens et des sorciers où d'autres n'en auraient pas soupçonné; ils estimaient que le doute touchant le pouvoir des démons sur les hommes et sur les choses était non seulement hérésie et impiété, mais encore subversion de toute société naturelle et politique. Ces docteurs assis là, dans la chapelle du château, avaient fait brûler chacun dix, vingt, cinquante sorcières, et toutes avaient confessé leur crime. N'eût-ce pas été folie que de douter après cela qu'il fût des sorcières?

On pouvait s'étonner que des créatures capables de faire tomber la grêle, et de jeter des sorts sur les animaux et les hommes, se laissassent prendre, juger, torturer et brûler sans défense, mais c'était un fait constant; tous les juges ecclésiastiques avaient pu l'observer. Et les hommes très doctes en rendaient compte: ils expliquaient que les sorciers et les sorcières perdaient leur pouvoir dès qu'ils étaient aux mains des gens d'Église. On tenait cette explication pour satisfaisante. La pauvre Pucelle avait comme les autres, perdu son pouvoir; ils ne la craignaient plus.

Jeanne les haïssait pour le moins autant qu'ils la haïssaient. Cette antipathie que les saintes ignorantes, les belles inspirées, d'esprit libre, capricieux, ardent, éprouvaient naturellement pour les docteurs enflés de leur science et tout raidis de scolastique, elle l'avait ressentie naguère à l'égard des clercs de Poitiers, qui cependant étaient du parti de France, ne lui voulaient pas de mal et ne l'avaient pas beaucoup tourmentée. On peut juger par là de la répulsion que lui inspiraient les clercs de Rouen. Elle savait qu'ils cherchaient à la faire mourir. Mais elle ne les craignait pas; elle attendait avec confiance que les anges et les saintes, accomplissant leur promesse, vinssent la délivrer. Elle ne savait ni quand ni comment arriverait le salut; elle ne doutait pas qu'il n'arrivât. En douter eût été douter de saint Michel, de sainte Catherine et de Notre-Seigneur; c'eût été croire que ses Voix étaient mauvaises. Ses Voix lui avaient dit de ne rien craindre et elle ne craignait rien[605]. Intrépide simplicité; d'où lui venait cette confiance en ses Voix, sinon de son cœur?

L'évêque la requit de jurer en la forme prescrite, les deux mains sur les saints Évangiles, qu'elle répondrait la vérité sur tout ce qui lui serait demandé.

Elle ne pouvait. Ses Voix lui défendaient de rien confier à personne des révélations dont elles la gratifiaient abondamment.

Elle répondit:

—Je ne sais sur quoi vous voulez m'interroger. Vous pourriez me demander telles choses que je ne vous dirai pas.

Et comme l'évêque insistait pour qu'elle jurât de dire toute la vérité:

—De mon père et de ma mère, dit-elle, et de ce que j'ai fait après ma venue en France, je jurerai volontiers. Mais des révélations de la part de Dieu, oncques n'en ai dit ni révélé à personne, hors à Charles, mon roi. Et je n'en révélerai rien, me dût-on couper la tête.

Et, soit qu'elle voulût gagner du temps, soit qu'elle comptât avoir bientôt sur ce point un nouvel avis de son Conseil, elle ajouta qu'avant huit jours elle saurait bien si elle devait révéler ces choses.

Enfin elle jura selon les formes, à genoux, les deux mains sur le missel[606]. Puis elle répondit sur son nom, son pays, ses parents, son baptême, ses parrains et marraines. Elle dit qu'elle avait à peu près dix-neuf ans, à ce qu'il lui semblait[607].

Interrogée sur ce qu'elle avait appris:

—J'ai appris de ma mère Notre Père, Je vous salue, Marie et Je crois en Dieu.

Mais quand on lui demanda de dire Notre Père, elle s'y refusa, ne voulant le dire qu'en confession. C'était pour que l'évêque l'entendît au tribunal de la pénitence[608].

La séance était très agitée; chacun parlait à la fois. Jeanne, de sa voix douce, avait scandalisé les docteurs.

L'évêque lui fit défense de sortir de prison, sous peine d'être convaincue du crime d'hérésie.

Elle n'accepta point cette défense:

—Si je m'évadais, dit-elle, nul ne pourrait me reprocher d'avoir rompu ma foi, car oncques ne donnai ma foi à personne.

Elle se plaignit ensuite d'être aux fers.

L'évêque lui représenta que c'était parce qu'elle avait tenté de s'évader.

Elle en convint:

—C'est vrai, j'ai voulu m'évader, et je le voudrais encore comme c'est permis à tout prisonnier[609].

Aveu d'une grande hardiesse, si elle avait bien entendu ces paroles du juge, qu'en sortant de prison, elle encourait les peines dues aux hérétiques. C'était, un crime contre l'Église que de s'échapper des prisons de l'Église, c'était un crime et une folie; car les prisons de l'Église sont des séjours de pénitence, et il est aussi criminel qu'insensé, le pécheur qui se refuse à la pénitence salutaire; il est semblable au malade qui ne veut point être guéri. Mais Jeanne n'était pas proprement dans une prison ecclésiastique; elle était dans le château de Rouen, prisonnière de guerre, aux mains des Anglais. Pouvait-on dire qu'en s'évadant, elle encourait l'excommunication et les peines spirituelles et temporelles dues aux ennemis de la foi? Il y avait là une difficulté. Le seigneur évêque la leva incontinent par une belle fiction juridique. Trois hommes d'armes d'Angleterre, John Gris, écuyer, John Bervox et William Talbot étaient commis par le roi à la garde de Jeanne. L'évêque, agissant comme juge ecclésiastique, les commit lui-même à cette garde et leur fit jurer sur les saints Évangiles de lier et enfermer cette fille[610]. De ce fait la Pucelle était prisonnière de notre sainte Mère l'Église et elle ne pouvait rompre ses fers sans tomber dans l'hérésie.

La deuxième audience fut fixée au lendemain 22 février[611].

CHAPITRE XI
LA CAUSE DE LAPSE (Suite).

Après l'audience, quand il s'agit de rédiger le procès-verbal, un conflit s'éleva entre les notaires ecclésiastiques et deux ou trois greffiers royaux qui avaient enregistré, eux aussi, les réponses de l'accusée. Les deux rédactions, comme on pouvait s'y attendre, différaient l'une de l'autre en plusieurs endroits. On décida que Jeanne serait interrogée à nouveau sur les points contestés[612]. Les notaires d'Église se plaignaient aussi du mal qu'ils avaient à saisir les paroles de Jeanne à travers les interruptions des assistants qui les hachaient.

En un procès d'inquisition il n'y avait pas de lieu déterminé pour les interrogatoires non plus que pour les autres actes de la procédure; les juges interrogeaient soit dans une chapelle, soit dans une salle capitulaire, ou bien encore dans la prison ou dans une chambre de torture. Pour éviter le tumulte de la première séance, comme le croyait Messire Guillaume Manchon[613], et parce qu'il n'y avait plus de raison de procéder aussi solennellement qu'à l'ouverture des débats, le juge et les conseillers se réunirent dans la chambre de Parement, petite pièce située au bout de la grande salle du château[614]; et l'on mit deux gardes anglais à la porte. Selon le droit inquisitorial, les assesseurs désignés n'étaient pas tenus d'assister à toutes les délibérations[615]. Cette fois, quarante-deux étaient présents, trente-six anciens et six nouveaux, et parmi ces grands clercs, frère Jean Lemaistre, le vice-inquisiteur de la foi, l'humble frère prêcheur, non plus, comme au temps de saint Dominique, chien carnassier du Seigneur, mais, par suite des entreprises de l'Église des Gaules sur la puissance pontificale, chien de l'évêque, pauvre moine n'osant ni agir ni s'abstenir, muet, craintif, le dernier et moindre de tous, en attendant de devenir du jour au lendemain juge souverain et sans appel[616].

Jeanne fut introduite par messire Jean Massieu, huissier. Elle tenta encore d'éluder le serment de tout dire; mais il lui fallut jurer sur l'Évangile[617].

Ce fut maître Jean Beaupère qui l'interrogea; il était docteur en théologie. L'Université de Paris, qui le regardait comme une de ses plus belles lumières, l'avait nommé deux fois recteur, chargé des fonctions de chancelier, en l'absence de Gerson, et envoyé en l'an 1419, avec messire Pierre Cauchon, en la ville de Troyes, pour donner aide et conseil au roi Charles VI, et, trois ans après, vers la reine d'Angleterre et le duc de Glocester, pour obtenir, par leur appui, la confirmation de ses privilèges. Il venait d'être nommé chanoine de Rouen par le roi Henri VI[618].

Maître Jean Beaupère demanda d'abord à Jeanne à quel âge elle avait quitté la maison de son père. Elle ne sut pas le dire, bien qu'elle eût répondu la veille qu'elle avait présentement dix-neuf ans environ[619].

Interrogée sur les occupations de son enfance, elle répondit qu'elle vaquait aux soins du ménage et n'allait guère aux champs avec les bêtes.

—Pour filer et coudre, dit-elle, je ne crains femme de Rouen[620].

Ainsi, portant jusque dans ces choses domestiques son goût de chevalerie et son ardeur de prouesses, elle défiait au fuseau et à l'aiguille toutes les femmes d'une ville, sans en connaître une seule.

Interrogée sur ses confessions et ses communions, elle répondit qu'elle se confessait à son curé ou à un autre prêtre quand celui-ci était empêché. Mais elle ne voulut pas dire si elle avait communié à d'autres fêtes qu'à Pâques[621].

Maître Jean Beaupère procédait sans ordre et sautait brusquement d'un sujet à l'autre, afin de la surprendre. Il lui parla tout à coup de ses Voix. Elle lui répondit comme il suit:

—Étant en l'âge de treize ans, j'ai eu une Voix de Dieu pour m'aider à me bien gouverner. Et la première fois j'ai eu grand'peur. Et la Voix vint quasiment à l'heure de midi, en été, dans le jardin de mon père...

Elle entendit la Voix à droite, vers l'église. Rarement elle l'entend sans une lumière. Cette lumière est du côté que la Voix est ouïe[622].

En apprenant que Jeanne entendait la Voix à droite, un docteur plus savant et plus doux que n'était maître Jean eût sans doute interprété favorablement cette circonstance, puisqu'on lit dans Ezéchiel que les anges se tenaient à droite de la demeure, puisque nous voyons, au dernier chapitre de saint-Marc, que les femmes virent l'Ange assis à droite et puisque enfin saint Luc observe en termes exprès que l'Ange apparut à Zacharie à droite de l'autel encensé, sur quoi le vénérable Bède fit cette réflexion: «il apparut à droite, parce qu'il apportait un signe de la divine miséricorde[623]». Mais l'interrogateur n'attacha son esprit à rien de semblable; et, croyant embarrasser Jeanne, il lui demanda comment elle voyait la lumière, puisqu'elle était de côté[624]. Jeanne ne répondit pas et comme distraite:

—Si j'étais dans un bois, j'entendrais bien les Voix qui viendraient à moi.... Elle me semble être une digne Voix. Je crois que cette Voix m'a été envoyée de la part de Dieu. Après avoir entendu trois fois cette Voix, j'ai connu que c'était la voix d'un ange.

—Quels enseignements vous donnait cette Voix pour le salut de votre âme?

—Elle m'apprit à me bien conduire, à fréquenter l'église, et elle m'a dit qu'il me fallait aller en France[625].

Et Jeanne conta comment, sur l'ordre de la Voix, elle était allée à Vaucouleurs, vers sire Robert de Baudricourt, qu'elle avait reconnu, sans l'avoir oncques vu auparavant; comment le duc de Lorraine l'avait appelée auprès de lui pour qu'elle le guérît et comment elle s'était rendue en France[626].

Elle fut ensuite amenée à dire qu'elle savait bien que Dieu aimait le duc d'Orléans et qu'elle avait sur lui plus de révélations que sur homme vivant, excepté son roi, qu'il lui avait fallu changer son habit de femme en habit d'homme et que son conseil l'avait bien avisée[627].

On lui donna lecture de la lettre aux Anglais. Elle reconnut qu'elle l'avait dictée dans les mêmes termes, à trois endroits près. Elle n'avait pas dit: corps pour corps, ni chef de guerre; et elle avait dit rendez au roi, au lieu de rendez à la Pucelle. Les juges n'avaient pas altéré le texte de la lettre, comme on peut s'en assurer en le comparant à d'autres textes qui ne passèrent pas par leurs mains et qui contiennent les expressions niées par Jeanne[628].

Au début de sa vocation, elle croyait que Notre-Seigneur, vrai roi de France, lui avait ordonné de remettre la lieutenance du royaume à Charles de Valois. Les propos où elle exprime ces idées sont rapportés par trop de personnes étrangères les unes aux autres pour qu'on puisse douter qu'elle les ait prononcés. «Le roi aura le royaume en commande; le roi de France est lieutenant du roi des cieux.» Ce sont là des paroles sorties de sa bouche et elle a vraiment dit au dauphin: «Faites don de votre royaume au roi des cieux[629].» Mais ce qu'on est bien obligé de reconnaître, c'est qu'à Rouen il ne subsiste plus en elle aucune trace de ces idées mystiques et qu'elle semble même incapable de les avoir jamais eues. Dans toutes les réponses qu'elle fait à ses interrogateurs, elle se montre si étrangère à tout raisonnement un peu abstrait et aux spéculations même les moins compliquées, qu'on se figure mal qu'elle ait pu concevoir la royauté temporelle de Jésus-Christ sur la terre des Lis. Rien dans son langage ni dans ses pensées ne la montre préparée à de telles méditations et l'on en arrive à croire que cette théologie politique lui avait été enseignée, dans son âge tendre et ductile, par des clercs désireux de remédier aux maux de l'Église et du royaume, mais qu'elle n'en avait point pénétré profondément l'esprit ni bien possédé le sens, et que les termes mêmes lui en avaient peu à peu échappé, dans une vie rude et parmi des gens d'armes dont l'âme simple s'accordait avec la sienne mieux que l'âme plus ornée de ses initiateurs contemplatifs.

Interrogée sur sa venue à Chinon, elle répondit:

J'allai sans empêchement vers mon roi; quand j'arrivai à la ville de Sainte-Catherine de Fierbois, j'envoyai premièrement à la ville de Château-Chinon où était mon roi. J'y arrivai vers l'heure de midi et me logeai dans une hôtellerie et, après dîner, j'allai à mon roi qui était dans le château.

Les greffiers, s'il faut les en croire, s'émerveillaient à l'envi de sa mémoire. Ils admiraient qu'elle se rappelât avec exactitude ce qu'elle avait dit huit jours auparavant[630]. Pourtant ses souvenirs étaient parfois étrangement incertains, et l'on a quelque raison de penser avec le Bâtard qu'elle attendit deux jours à l'auberge avant d'être reçue par le roi[631].

À propos de cette audience au château de Chinon, elle dit à ses juges qu'elle avait reconnu le roi comme elle avait reconnu le sire de Baudricourt, par révélation[632].

L'interrogateur lui demanda:

—Quand la Voix vous montra votre roi, y avait-il là quelque lumière[633]?

Cette question se rapportait à des circonstances étranges qui intéressaient grandement les juges, car ils y soupçonnaient la Pucelle de s'être rendue coupable de fraude sacrilège ou peut-être de sorcellerie, avec la complicité du roi de France. Ils avaient appris, en effet, par leurs informateurs, que Jeanne se vantait d'avoir donné un signe au roi, en la forme d'une couronne précieuse[634]. Voici la vérité sur ce point.

Madame sainte Catherine, ainsi qu'on le rapportait dans son histoire, reçut un jour, de la main d'un ange, une couronne resplendissante et la posa sur la tête de l'impératrice des Romains. Cette couronne signifiait la béatitude éternelle[635]. Jeanne, qui était nourrie de cette histoire, disait que semblable chose lui était advenue. En France elle avait fait plusieurs récits merveilleux de couronnes et dans l'un de ces récits elle se représentait en la grande salle du château de Chinon, au milieu des seigneurs, recevant de la main d'un ange une couronne, pour la donner à son roi[636]. C'était vrai, au sens spirituel, car elle avait mené Charles à son sacre et couronnement. Jeanne n'était pas très exercée à concevoir deux ordres de vérités. Il se peut toutefois qu'elle eut des doutes sur la réalité matérielle de cette vision. Il se peut même qu'elle la tînt pour vraie seulement au sens spirituel. En tout cas, elle avait promis d'elle-même spontanément à sainte Catherine et à sainte Marguerite de n'en point parler à ses juges[637].

—Vîtes-vous quelque ange au-dessus du roi? demanda l'interrogateur.

Elle refusa de répondre[638].

Pour cette fois, il ne fut rien dit de la couronne.

Maître Jean Beaupère demanda à Jeanne si elle entendait souvent la Voix.

—Il n'est jour que je ne l'entende. Et elle me fait bien besoin[639].

Elle ne parlait jamais de ses Voix sans exprimer qu'elles étaient son refuge et son réconfort, son allègement et son allégresse. Or, les théologiens s'accordaient à croire que le bon esprit laisse en se retirant l'âme comblée de joie, de paix et de consolation, et ils en donnaient pour preuve cette parole de l'ange à Zacharie et à Marie: «Ne craignez point[640]». Ce n'était pas toutefois une raison assez forte pour persuader à des clercs du parti anglais que des Voix ennemies des Anglais venaient de Dieu.

Et la Pucelle ajouta:

—Oncques n'ai requis d'elle autre récompense finale que le salut de mon âme[641].

L'interrogatoire se termina sur une charge capitale: l'assaut donné à Paris un jour de fête. C'est peut-être à ce sujet que frère Jacques de Touraine, de l'ordre des frères mineurs, qui de temps à autre faisait aussi des questions, demanda à Jeanne si elle avait jamais été en un lieu où des Anglais eussent été tués.

—En nom Dieu, si j'y ai été? répliqua Jeanne vivement. Comme vous parlez doucement! Que ne partaient-ils de France et n'allaient-ils dans leur pays!

Un seigneur d'Angleterre, qui se trouvait dans la salle, entendant ces paroles, dit à ses voisins:

—Vraiment, c'est une bonne femme. Que n'est-elle Anglaise[642]!

La troisième séance publique fut fixée au surlendemain, samedi 24 février[643].

On était en carême; Jeanne observait le jeûne très rigoureusement[644].

Le vendredi 23 au matin, les Voix vinrent d'elles-mêmes l'éveiller. Elle se souleva sur son lit et s'y tint assise, les mains jointes, pour leur rendre grâces. Puis elle leur demanda ce qu'elle devait répondre aux juges, les priant de prendre conseil là-dessus de Notre-Seigneur. Les Voix prononcèrent d'abord des paroles qu'elle ne comprit pas. Cela arrivait quelquefois, surtout aux heures difficiles. Puis elles dirent[645]:

—Réponds hardiment, Dieu t'aidera.

Ce même jour, elle les entendit une deuxième fois à l'heure des vêpres et une troisième fois quand les cloches sonnèrent l'Ave Maria du soir. Dans la nuit du vendredi et du samedi, elles revinrent et lui révélèrent beaucoup de secrets pour le bien du roi de France. Elle en reçut un grand réconfort[646]. Très probablement elles lui renouvelèrent l'assurance qu'elle serait tirée des mains de ses ennemis et que ses juges, au contraire, se trouvaient en grand danger.

Elle se gouvernait entièrement par ses Voix. Quand elle était embarrassée sur ce qu'elle devait dire à ses juges, elle faisait une prière à Notre-Seigneur; elle lui disait dévotement: «Très doux Dieu, en l'honneur de votre sainte Passion, je vous requiers, si vous m'aimez, que me révéliez ce que je dois répondre à ces gens d'Église. Je sais bien, quant à l'habit, le commandement comment je l'ai pris; mais je ne sais point par quelle manière je dois le laisser. Pour ce, plaise vous à moi l'enseigner.»

Et tout aussitôt les Voix venaient[647].

À la troisième séance, tenue le 24 février, dans la chambre de Parement, siégèrent soixante-deux assesseurs, dont vingt nouveaux[648].

Jeanne montra plus de répugnance encore que les autres jours à prêter sur les saints évangiles serment de répondre à tout ce qu'on lui demanderait. L'évêque l'avertit charitablement que ce refus obstiné la rendrait suspecte, et il la requit de jurer, sous peine d'être reconnue coupable sur tous les chefs d'accusation[649]. Ainsi le voulait en effet, la justice inquisitoriale. En l'an 1310, une béguine nommée La Porète refusa le serment au sacré inquisiteur de la foi, frère Guillaume de Paris; elle fut incontinent excommuniée, et, sans être davantage interrogée, après une longue procédure, livrée au prévôt de Paris, qui la fit brûler vive. La dévotion qu'elle montra sur le bûcher tira des larmes à tous les assistants[650].

Toutefois l'évêque ne put obtenir que la Pucelle jurât sans restrictions. Elle jura de dire la vérité sur tout ce qu'elle saurait touchant le procès, se réservant de taire ce qui, selon elle, ne s'y rapporterait pas. Elle parla volontiers des Voix qu'elle avait entendues la veille et dans la matinée, et ne céda point qu'elles lui avaient fait des révélations concernant le roi. Mais, quand maître Jean Beaupère se montra curieux de les connaître, elle demanda un délai de quinze jours pour répondre, sûre que d'ici là elle serait délivrée; et aussitôt elle se mit à vanter les secrets que ses Voix lui avaient confiés pour le bien du roi.

—Je voudrais qu'il les sût dès maintenant, dit-elle, dussé-je ne pas boire de vin d'ici à Pâques[651].

«Ne pas boire de vin d'ici Pâques». Employait-elle de la sorte, sans y prendre garde, une locution en usage dans le pays de ce joli vin qui a des teintes de rose desséchée, de ce vin «gris» dont deux doigts avec un morceau de pain faisaient le repas des femmes de Domremy[652]? Ou bien avait-elle pris cette façon de dire aux gens d'armes de sa compagnie, avec les bonnes buffes et les bons torchons? Hélas! quel hypocras devait-elle boire pendant les cinq semaines qui restaient à courir avant Pâques? Elle employait là une expression toute faite, comme il lui arrivait souvent, et n'y attribuait aucun sens précis, à moins qu'à l'idée de vin ne se mêlât plus ou moins confusément dans son esprit une pensée cordiale, un espoir de voir, une fois délivrée, les seigneurs de France emplir leur tasse en l'honneur d'elle.

Maître Jean Beaupère lui demanda si, avec les Voix, elle voyait quelque chose.

Elle répondit:

—Je ne vous dirai pas tout. Je n'en ai pas congé... La Voix est bonne et digne... De cela je ne suis pas tenue de répondre.

Et elle pria qu'on lui donnât par écrit les points sur lesquels elle ne répondait pas tout de suite[653].

Quel usage pensait-elle faire de cet écrit? Elle ne savait pas lire; elle n'avait pas d'avocat. Voulait-elle montrer la cédule à quelque faux ami qui la trompait, comme Loiseleur? Ou pensait-elle la mettre sous les yeux de ses saintes?

Maître Beaupère demanda si la Voix avait un visage et des yeux.

Elle refusa de le dire et cita un dicton en usage chez les enfants: «Souvent on est pendu pour avoir dit la vérité[654]

Maître Beaupère demanda:

—Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu?

La question était singulièrement captieuse: elle mettait Jeanne entre l'aveu de son péché et la plus condamnable témérité. Un des assesseurs, maître Jean Lefèvre, de l'ordre des frères ermites, fit observer qu'elle n'était pas tenue de répondre. Il y eut des murmures dans la salle.

Mais Jeanne:

—Si je n'y suis, Dieu m'y mette, et si j'y suis, Dieu m'y garde. Je serais la plus dolente du monde si je savais ne pas être en la grâce de Dieu[655].

Les assesseurs furent surpris qu'elle eût si bien répondu. Pourtant ils n'étaient point revenus à de meilleurs sentiments pour elle. Ils reconnaissaient qu'elle parlait bien au sujet de son roi, mais que, pour le reste, elle avait trop de subtilité et de cette subtilité propre à la femme[656].

Maître Jean Beaupère questionna ensuite Jeanne sur son enfance au village, essayant de la montrer cruelle, encline à l'homicide dès ses tendres années et adonnée à ces pratiques d'idolâtrie, pour lesquelles les habitants de Domremy étaient notoirement diffamés[657].

Il toucha alors un point d'une singulière importance pour pénétrer les origines obscures de la mission de Jeanne.

—Ne vous a-t-on pas regardée comme l'envoyée du bois Chesnu?

En poussant dans ce sens, on aurait peut-être obtenu des révélations importantes. Assurément Jeanne avait été accréditée en France par de fausses prophéties; mais ces clercs n'étaient pas en état de se débrouiller dans tous ces pseudo-Bède et pseudo-Merlin[658].

Jeanne répondit:

—Quand je vins trouver le roi, aucuns me demandaient s'il y avait dans mon pays un bois nommé le bois Chesnu, parce qu'il existait des prophéties disant que des environs de ce bois devait venir une jeune fille qui ferait des merveilles. Mais à cela je n'ajoutai pas foi.

À cela elle n'ajouta pas foi, il faut l'en croire; mais si elle n'accordait aucune créance à la prophétie de Merlin sur la vierge de la forêt chesnue, elle donnait au contraire une grande attention à la prophétie annonçant qu'une Pucelle libératrice viendrait des Marches de Lorraine, puisqu'elle la récitait, celle-là, aux époux Leroyer et à son oncle Lassois d'un tel accent qu'ils en demeuraient étonnés. Or, les deux vaticinations, il faut bien le reconnaître, se ressemblent comme deux sœurs. Maître Jean Beaupère, laissant Merlin l'Enchanteur, brusquement demanda:

—Jeanne, voulez-vous avoir un habit de femme?

Elle répondit:

—Donnez-m'en un, je le prendrai et partirai. Autrement non. Je me contenterai de celui-ci, puisqu'il plaît à Dieu que je le porte.

Sur cette réponse, qui contenait deux erreurs tendant à l'hérésie, le seigneur évêque leva la séance[659].

Le lendemain 25 février était le premier dimanche du Carême. Ce jour-là ou un autre, mais plus probablement ce jour-là, monseigneur de Beauvais envoya une alose à Jeanne, qui, ayant mangé de ce poisson, eut la fièvre et fut prise de vomissements[660]. Deux maîtres ès arts de l'Université de Paris, docteurs en médecine, Jean Tiphaine et Guillaume Delachambre, assesseurs au procès, furent appelés par le comte de Warwick qui leur dit:

—Jeanne, d'après ce qu'on m'a rapporté, est souffrante. Je vous ai mandés pour aviser à la guérir. Le roi ne veut pour rien au monde qu'elle meure de mort naturelle. Car il l'a chère, l'ayant chèrement achetée. Il entend qu'elle ne trépasse que par justice et soit brûlée. Faites donc le nécessaire, visitez-la avec grand soin et tâchez qu'elle se rétablisse[661].

Conduits par maître Jean d'Estivet auprès de Jeanne, les médecins lui demandèrent de quel mal elle souffrait.

Elle répondit qu'elle avait mangé d'une carpe que monseigneur de Beauvais lui avait envoyée et qu'elle se doutait que là était la cause de son mal.

Soupçonnait-elle l'évêque d'avoir voulu l'empoisonner? C'est ce que maître Jean d'Estivet crut comprendre, car il se mit dans une violente colère:

—Putain, paillarde! s'écria-t-il, c'est toi qui as mangé des harengs et autres choses à toi contraires.

—Je ne l'ai pas fait, répliqua-t-elle.

Ils échangèrent tous deux des paroles injurieuses et Jeanne en fut plus malade[662].

Les médecins la palpèrent aux reins et au côté droit et lui trouvèrent de la fièvre. D'où ils conclurent à une saignée.

Ils en avisèrent le comte de Warwick qui s'inquiéta:

—Une saignée? Prenez garde! Elle est rusée et pourrait bien se tuer.

Néanmoins on fit la saignée et Jeanne guérit[663].

Il n'y eut pas d'interrogatoire le lundi 26[664]. À l'ouverture de la quatrième séance, le mardi 27, maître Jean Beaupère lui demanda comment elle s'était portée; ce dont elle fut peu touchée. Elle lui répondit sèchement: «Vous le voyez bien. Je me suis portée le mieux que j'ai pu[665]

Cette séance avait lieu dans la salle de Parement, en présence de cinquante-quatre assesseurs[666]. Cinq de ceux-là n'avaient pas encore assisté aux débats, et dans le nombre maître Nicolas Loiseleur, chanoine de Rouen, qui faisait, dans le procès, le cordonnier lorrain et madame sainte Catherine d'Alexandrie[667].

Maître Jean Beaupère se montra curieux, comme le samedi précédent, de savoir si Jeanne avait entendu ses Voix. Elle les entendait tous les jours[668].

Il demanda:

—Est-ce une voix d'ange qui vous parle, ou la voix d'un saint ou d'une sainte? Ou bien est-ce Dieu qui vous parle sans truchement?

Jeanne:

—Cette voix est celle de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Et leurs figures sont couronnées de belles couronnes, moult richement et moult précieusement. De vous le dire j'ai licence de Messire. Si vous en faites doute, envoyez à Poitiers où je fus interrogée[669].

Elle se réclamait à bon droit des clercs de France. Les docteurs armagnacs n'avaient pas moins d'autorité en matière de foi que les docteurs anglais et bourguignons. Ne devaient-ils pas se retrouver tous ensemble au concile?

L'interrogateur demanda:

—Comment savez-vous que ce sont ces deux saintes? Les connaissez-vous bien l'une d'avec l'autre?

Jeanne:

—Je sais bien que ce sont elles et je les connais bien l'une d'avec l'autre.

—Comment?

—Par la révérence qu'elles me font[670].

Réponse qu'on ne se hâtera pas de taxer d'erreur ou de fausseté, si l'on songe que l'ange salua Gédéon (Jud. VI) et que Raphaël salua Tobie(Tob. XII)[671].

Jeanne donna ensuite une autre raison:

—Je les connais parce qu'elles se nomment à moi[672].

Quand on lui demanda si ses saintes étaient vêtues toutes deux de la même étoffe, si elles étaient du même âge, si elles parlaient toutes deux à la fois, si l'une d'elles lui était apparue la première, elle refusa de répondre, alléguant qu'elle n'en avait pas congé[673].

Maître Jean Beaupère lui demanda quelle apparition vint à elle la première quand elle était âgée de treize ans, ou environ.

Jeanne:

—Ce fut saint Michel. Je le vis de mes yeux. Et il n'était pas seul, mais bien accompagné d'anges du ciel. Je ne suis venue en France que par l'ordre de Messire.

—Vîtes-vous saint Michel et ces anges corporellement et réellement?

—Je les vis des yeux de mon corps, aussi bien que je vous vois. Et quand ils s'éloignaient de moi, je pleurais et j'aurais bien voulu qu'ils m'eussent emportée avec eux.

—En quelle figure était saint Michel[674]?

Elle n'avait pas congé de le dire.

On lui demanda si elle avait eu congé de Dieu d'aller en France et si c'était Dieu qui lui avait prescrit de prendre l'habit d'homme.

En se taisant, elle se rendait suspecte d'hérésie et, de quelque manière qu'elle répondît, elle se chargeait gravement: ou bien elle prenait sur elle l'homicide et l'abomination, ou bien elle en attribuait la volonté à Dieu, ce qui était manifestement sacrilège.

Sur sa venue en France, elle dit:

—J'aimerais mieux être tirée à quatre chevaux que d'être venue en France sans congé de Messire.

Sur l'habit:

—L'habit est peu de chose, moins que rien. Je n'ai pris l'habit d'homme sur le conseil d'homme du monde. Je n'ai pris cet habit ni fait chose que par l'ordre de Messire et des anges[675].

Maître Jean Beaupère:

—Quand vous voyez cette Voix venir à vous, y a-t-il de la lumière?

Elle, alors, moqueuse comme à Poitiers:

—Toutes les lumières ne viennent pas à vous, mon beau seigneur[676].

Avec beaucoup de cautèle et de ruse, c'est le procès du roi de France que faisaient ces docteurs de Paris et de Rouen. Maître Jean Beaupère lança cette question:

—Comment votre roi ajouta-t-il foi à vos dires?

—Parce qu'il avait bons signes, et par ses clercs.

—Quelles révélations eut votre roi?

—Vous n'aurez pas cela de moi cette année.

En entendant cette parole de la jeune fille, monseigneur de Beauvais, qui était dans les conseils du roi Henri, ne songea-t-il donc point à cette parole du livre de Tobie (XII, 7): «Il est bon de cacher le secret du roi»?

Jeanne dut ensuite répondre longuement sur l'épée de sainte Catherine. Les clercs la soupçonnaient d'avoir trouvé cette épée par divination et invocation du démon et d'avoir mis un charme dessus. Tout ce qu'elle put dire ne dissipa point leurs soupçons[677].

On passa à l'épée qu'elle avait gagnée sur un Bourguignon.

—Je la portais, dit-elle, à Compiègne, parce que c'était bonne épée de guerre, et bonne à donner de bonnes buffes et bons torchons[678].

Voilà qui est clairement dit. La buffe était un soufflet, un coup de plat, le torchon un coup de tranchant[679]. Quelques instants après, à propos de sa bannière, elle déclara qu'elle la portait elle-même, quand elle chargeait les ennemis, pour éviter de tuer personne.

Et elle ajouta:

—Oncques n'ai tué personne[680].

Les docteurs trouvaient qu'elle variait dans ses réponses[681]. Sans doute, elle variait. Mais si les docteurs avaient vu, comme elle, à toute heure de jour et de nuit, le ciel leur dégringoler sur la tête; si toutes leurs pensées, tous leurs instincts bons ou mauvais, tous leurs désirs à peine formés, s'étaient mués aussitôt, à leur insu, en des ordres de Dieu, exprimés par des voix d'archanges et de bienheureuses, ils eussent varié tout autant, et sans doute ils eussent montré dans leurs paroles et dans leurs actions moins de douceur mêlée à moins de courage et moins de sens dans autant d'illusion.

Les interrogatoires étaient longs; ils duraient trois et quatre heures[682]. Avant de clore celui-là, maître Jean Beaupère voulut savoir si Jeanne avait été blessée à Orléans. C'était un point intéressant. Il était généralement admis que les sorcières perdaient leur pouvoir avec leur sang. Enfin on la chicana sur la capitulation de Jargeau, et la séance fut levée[683].

Maître Jean Lohier, notable clerc normand, étant venu à Rouen, l'évêque comte de Beauvais donna ordre de le mettre au courant de la procédure. Le premier samedi de carême, 24 février, l'évêque le fit appeler dans sa maison près Saint-Nicolas-le-Painteur et l'invita à donner son opinion sur le procès. Maître Jean Lohier parla de telle sorte que l'évêque courut après les docteurs et maîtres Jean Beaupère, Jacques de Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Thomas de Courcelles, Nicolas Loiseleur, et leur dit tout ému:

—Voilà Lohier qui nous veut bailler belles interlocutoires en notre procès! Il veut tout calomnier et dit que le procès ne vaut rien. Qui l'en voudrait croire, il faudrait tout recommencer, et tout ce que nous avons fait ne vaudrait rien! On voit bien de quel pied il cloche. Par saint Jean, nous n'en ferons rien; mais continuerons notre procès comme il est commencé.

Le lendemain, maître Jean Lohier rencontra dans l'église Notre-Dame messire Guillaume Manchon qui lui demanda:

—Avez-vous vu le procès?

—Je l'ai vu, répondit maître Jean. Ce procès ne vaut rien. Impossible de le soutenir, pour plusieurs raisons. Primo, il y manque la forme d'un procès ordinaire[684].

Il entendait par là qu'on ne devait pas procéder contre Jeanne sans informations préalables sur les présomptions de culpabilité, soit qu'il ignorât les informations ordonnées par monseigneur de Beauvais, soit plutôt qu'il les jugeât insuffisantes[685].

Secundo, poursuivit maître Jean Lohier, ce procès est déduit dans le château, en lieu clos et fermé, où juges et assesseurs, n'étant point en sûreté, n'ont pas pleine et entière liberté de dire purement et simplement ce qu'ils veulent. Tertio, le procès touche à plusieurs personnes qui ne sont pas appelées à comparoir, et on y engage notamment l'honneur du roi de France, dont Jeanne suivit le parti, sans citer le roi ni quelqu'un qui le représente. Quarto, ni libellés, ni articles n'ont été donnés, et cette femme, qui est une fille simple, on la laisse sans conseil pour répondre à tant de maîtres, à de si grands docteurs et en matières si graves, spécialement celle qui concerne ses révélations. Pour tous ces motifs, le procès ne me semble pas valable.

Il ajouta:

—Vous voyez comment ils procèdent. Ils la prendront, s'ils peuvent, par ses paroles. Ils tireront avantage des assertions où elle dit: «Je sais de certain», au sujet de ses apparitions. Mais si elle disait: «Il me semble», au lieu de: «Je sais de certain», m'est avis qu'il n'est homme qui la pût condamner. Je m'aperçois bien qu'ils agissent plus par haine que par tout autre sentiment. Ils ont l'intention de la faire mourir. Aussi ne me tiendrai-je plus ici. Je n'y veux plus être. Ce que je dis déplaît[686].

Ce jour même, maître Jean quitta Rouen[687].

L'aventure de maître Nicolas de Houppeville ressemble à celle de maître Jean Lohier. Maître Nicolas, très notable clerc, conférant avec des hommes d'Église, exprima cet avis que, faire juger Jeanne par des gens du parti contraire n'était pas une bonne façon de procéder; et il fit observer que Jeanne avait été déjà examinée par les clercs de Poitiers et par l'archevêque de Reims, métropolitain de l'évêque de Beauvais. Instruit de ces conciliabules, monseigneur de Beauvais se mit dans une violente colère et fit citer devant lui maître Nicolas. Celui-ci répondit qu'il relevait de l'official de Rouen et que l'évêque de Beauvais n'était point son juge. S'il est vrai, comme on l'a dit, que maître Nicolas fut mis ensuite dans les prisons du roi, ce fut pour une raison plus juridique, sans doute, que d'avoir fâché le seigneur évêque de Beauvais. Ce qui paraît plus probable, c'est que ce très notable clerc ne voulut pas siéger comme assesseur et qu'il quitta Rouen pour n'être pas appelé au procès[688].

Quelques hommes d'Église, entre autres maître Jean Pigache, maître Pierre Minier et maître Richard de Grouchet s'aperçurent beaucoup plus tard qu'ils avaient opiné sous le coup de la crainte et dans un grand péril. «Nous assistâmes au procès, dirent-ils, mais nous fûmes dans la pensée de fuir[689].» En fait, il ne fut fait violence à personne et ceux qui refusèrent d'assister au procès ne furent point inquiétés. Des menaces! Pourquoi? Était-il donc difficile alors de condamner une sorcière? Sorcière, Jeanne ne l'était pas. D'autres l'étaient-elles davantage? Toutefois, entre ces autres et celle-là, on voyait cette différence, que Jeanne avait exercé ses sortilèges en faveur des Armagnacs et qu'en la condamnant on servait les Anglais qui étaient les maîtres, chose à considérer, et que l'on fâchait les Français en passe de le redevenir, ce qui donnait aussi à réfléchir aux gens avisés. Il y avait bien de quoi rendre les docteurs perplexes; mais la seconde considération pesait moins que la première; on ne croyait guère que les Français fussent si près de reprendre la Normandie.

La cinquième séance publique eut lieu en l'endroit accoutumé, le 1er mars, en présence de cinquante-huit assesseurs dont neuf n'avaient pas encore siégé[690].

L'interrogateur demanda premièrement à Jeanne:

—Que dites-vous de notre seigneur le Pape, et qui croyez-vous qui soit vrai pape?

Elle répondit habilement par une autre question:

—Est-ce qu'il y en a deux[691]?

Non, il n'y en avait pas deux; le schisme avait cessé par l'abdication de Clément VIII; la grande déchirure de l'Église était recousue depuis treize ans et toutes les nations chrétiennes, la française elle-même, résignée à ne plus revoir ses papes d'Avignon, reconnaissaient le pape de Rome. Mais, ce que ne savaient ni l'accusée ni les juges, ce 1er mars 1431, il n'y avait ni deux papes ni un seul, il n'y en avait point du tout; le saint-siège était vacant depuis la mort de Martin V, survenue le 20 février; et cette vacance ne devait cesser que le surlendemain, 3 mars, par l'élection d'Eugène IV[692].

Ce n'était pas sans motif que l'interrogateur posait à Jeanne une question relative au Saint-Siège. Ses raisons devinrent manifestes quand il lui demanda si elle n'avait pas reçu une lettre du comte d'Armagnac. Elle reconnut avoir reçu cette lettre et y avoir répondu.

Une copie de ces deux pièces se trouvait au dossier. On les lut à Jeanne.

Il apparut que le comte d'Armagnac avait demandé, par missive, à la Pucelle, lequel des trois papes était le vrai et que Jeanne avait fait savoir, également par missive, qu'elle n'avait pas le temps de donner réponse pour l'heure, mais qu'elle le ferait à loisir, quand elle serait à Paris.

Ayant entendu la lecture de ces deux lettres, Jeanne déclara que celle qu'on lui attribuait n'était de son fait qu'en partie. Et, puisqu'elle dictait et qu'elle ne pouvait lire ensuite ce qu'on avait mis, il était concevable que des paroles rapides, jetées le pied sur l'étrier, n'eussent pas été fidèlement transcrites; mais elle ne put, dans une suite de réponses embarrassées et contradictoires, établir en quoi sa dictée différait du texte écrit[693]; et en elle-même la lettre au comte d'Armagnac paraît bien plutôt le fait d'une visionnaire ignorante que d'un clerc quelque peu avisé des affaires de l'Église. On y remarque certaines expressions et certaines formules qui se retrouvent dans d'autres lettres de Jeanne. Le doute n'est guère possible; cette lettre est d'elle, elle l'avait oubliée; rien de surprenant à cela: sa mémoire, comme nous l'avons vu, était sujette à des défaillances plus étranges[694].

Les juges tiraient de cet écrit des charges accablantes pour elle; ils y voyaient la preuve d'une coupable témérité. Quelle jactance, à leurs yeux, de la part de cette femme, que de prétendre savoir de Dieu même ce que l'Église a pour mission d'enseigner! Et promettre de désigner le pape par illumination intérieure, n'était-ce pas pécher gravement contre l'Épouse de Jésus-Christ, déchirer d'une main sacrilège la tunique sans coutures de Notre-Seigneur?

Jeanne vit si bien cette fois l'endroit par où ses juges voulaient la prendre, qu'elle déclara par deux fois sa créance au seigneur pape de Rome[695]. Elle aurait souri amèrement, si elle avait su que ces insignes docteurs, ces lumières de l'Université de Paris, qui lui faisaient un grief mortel de mal croire au pape, croyaient eux-mêmes au pape à peu près comme s'ils n'y croyaient pas; qu'en ce moment, plusieurs d'entre eux, maître Thomas de Courcelles, si grand docteur, maître Jean Beaupère, l'interrogateur, maître Nicolas Loiseleur, qui faisait la voix de sainte Catherine, avaient hâte de l'expédier, l'innocente fille, pour enfourcher leur mule et trotter jusqu'à Bâle, où ils devaient, dans la Synagogue de Satan, jeter feu et flammes contre le Saint-Siège apostolique, et décréter diaboliquement de soumettre le pape au concile, de lui ôter ses annates, qui lui étaient plus chères que la prunelle de ses yeux, et finalement de le déposer[696]. C'est alors qu'elle aurait pu, mieux que jadis au clerc limousin, jeter le cri d'une âme rustique aux prêtres si âpres à venger sur elle l'honneur de l'Église:

—Je suis plus catholique que vous!

Non qu'il faille leur reprocher de s'être montrés bons gallicans, à Bâle, mais d'avoir été, à Rouen, hypocrites et cruels.

Dans sa prison, la Pucelle prophétisait devant John Gris, son gardien. Instruits de ces prophéties, les juges voulurent les entendre de la bouche de Jeanne, qui leur dit:

—Avant qu'il soit sept années, les Anglais laisseront un plus grand gage qu'ils n'ont fait devant Orléans. Ils perdront tout en France. Ils auront plus grande perdition qu'oncques eurent en France, et cela sera par grande victoire que Dieu enverra aux Français.

—Comment le savez-vous?

—Je le sais par révélation à moi faite, et que cela arrivera avant sept ans. Et je serais bien fâchée que ce fût différé. Je le sais par révélation aussi bien que je vous sais maintenant devant moi.

—Quand cela viendra-t-il?

—Je ne sais le jour ni l'heure.

—Mais l'année?

—Vous ne l'aurez pas encore. Mais je voudrais bien que ce fût avant la Saint-Jean.

—N'avez-vous pas dit que cela arriverait avant la Saint-Martin d'hiver?

—J'ai dit que, avant la Saint-Martin d'hiver, on verrait bien des choses et qu'il se pourrait que les Anglais soient jetés bas.

Après quoi, l'interrogateur demanda à Jeanne si, quand saint Michel vint à elle, saint Gabriel était avec lui.

Jeanne répondit:

—Je ne me le rappelle pas[697].

Elle ne se rappelait pas si, dans la foule des anges venus à elle, s'était trouvé l'ange Gabriel qui avait salué Notre-Dame, et annoncé la rédemption des hommes. Elle en avait tant vu, d'anges et d'archanges, que celui-là ne l'avait pas particulièrement frappée. Comment, après une réponse d'une telle simplicité, ces prêtres eurent-ils encore le courage de l'interroger sur ses visions? N'étaient-ils pas suffisamment édifiés? Mais non! Ces réponses innocentes échauffaient le zèle de l'interrogateur. Avec quelle ardeur et quelle abondance, passant des anges aux saintes, il multiplia les questions menues et perfides! Avaient-elles des cheveux? des anneaux aux oreilles? Y avait-il quelque chose entre leurs couronnes et leurs cheveux? Ces cheveux étaient-ils longs et pendants? Avaient-elles des bras? Comment parlaient-elles? Quelle espèce de voix était-ce[698]?

Cette dernière question touchait un point grave en théologie. Les démons dont le gosier grince comme roues de charrette ou vis de pressoir, ne peuvent imiter le doux parler des saintes[699].

Jeanne répondit que la voix était belle, douce, polie, et parlait français.

Sur quoi on lui demanda insidieusement pourquoi sainte Marguerite ne parlait pas anglais.

Elle répondit:

—Comment parlerait-elle anglais, puisqu'elle n'est pas du parti des Anglais[700]?

Un poète champenois avait bien dit, deux cents ans auparavant, que le parler français, que le Seigneur fit bel et léger, était le langage du paradis.

Elle fut ensuite interrogée sur ses anneaux. Matière ardue: il y avait en ce temps-là beaucoup d'anneaux enchantés ou chargés d'amulettes. Les magiciens faisaient des anneaux sous l'influence des planètes et leur donnaient des vertus au moyen de pierres et d'herbes merveilleuses, de caractères et de charmes. Avec des anneaux constellés, on opérait des merveilles. Hélas! elle n'avait eu que deux pauvres anneaux, l'un de laiton, avec les noms de Jésus et de Marie, qu'elle tenait de ses père et mère, l'autre que son frère lui avait donné. L'évêque lui retenait celui-là; les Bourguignons lui avaient ôté l'autre[701].

On essaya de la prendre sur un pacte conclu avec le diable, près de l'arbre des Fées. Elle ne donna pas prise, mais elle prophétisa sa délivrance et la ruine de ses ennemis.

—Ceux qui voudront m'ôter de ce monde pourront bien s'en aller avant moi.... Il faudra qu'un jour je sois délivrée.... Je sais que mon roi gagnera le royaume de France.

On lui demanda ce qu'elle avait fait de sa mandragore. Mais elle n'en avait jamais eu[702].

Puis l'interrogateur eut des curiosités sur saint Michel:

—Était-il nu?

Elle répondit:

—Pensez-vous que Messire n'a pas de quoi le vêtir?

—Avait-il des cheveux?

—Pourquoi lui auraient-ils été coupés?

—Tenait-il une balance?

—Je n'en sais rien[703].

On voulait savoir si elle voyait saint Michel tel qu'il était figuré dans les églises, avec une balance pour peser les âmes[704].

Comme elle dit qu'il lui semblait, à la vue de l'archange, n'être point en état de péché mortel, l'interrogateur se mit à l'arguer sur sa conscience. Elle répondit chrétiennement[705]. Alors il revint au miracle du signe, qu'on avait laissé dormir depuis la première séance, au mystère de Chinon, à cette couronne merveilleuse, que Jeanne, à l'imitation de sainte Catherine d'Alexandrie, croyait tenir de la main d'un ange. Mais elle avait promis à sainte Catherine et à sainte Marguerite de n'en rien dire.

—Quand vous montrâtes le signe au roi, y avait-il quelqu'un avec lui?

—Je ne pense pas qu'il y eût personne autre, bien qu'il se trouvât beaucoup de monde assez proche.

—Avez-vous vu une couronne sur la tête du roi quand vous lui avez montré ce signe?

—Je ne puis le dire sans parjure.

—Votre roi avait-il une couronne à Reims?

—Mon roi, je pense, a pris avec plaisir la couronne qu'il a trouvée à Reims. Mais une bien riche couronne lui fut apportée par la suite. Il ne l'a point attendue, pour hâter son fait à la requête de ceux de la ville de Reims, afin d'éviter la charge des hommes de guerre. S'il eût attendu, il aurait eu une couronne mille fois plus riche.

—Avez-vous vu cette couronne plus riche?

—Je ne puis vous le dire sans encourir parjure. Si je ne l'ai pas vue, j'ai ouï dire à quel point elle est riche et magnifique[706].

Jeanne souffrait beaucoup d'être privée des sacrements. Un jour, comme messire Jean Massieu la conduisait devant ses juges, ainsi que l'y obligeait son état d'huissier ecclésiastique, elle lui demanda s'il n'y avait pas sur le chemin quelque église ou chapelle, dans laquelle fût le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ[707].

Messire Jean Massieu, doyen de la chrétienté de Rouen, était extrêmement luxurieux; il s'attirait, par sa paillardise invétérée, de fâcheuses affaires avec le chapitre et l'officialité[708]. Il n'était peut-être pas aussi courageux ni aussi franc qu'il voulait le paraître; mais ce n'était pas un homme dur et sans pitié.

Il répondit à sa prisonnière qu'il y avait une chapelle sur leur chemin. Et il lui montra la chapelle castrale.

Alors elle le pria très instamment de la faire passer devant cette chapelle pour qu'elle pût y faire à Messire révérence et prière.

Messire Jean Massieu y consentit volontiers et la laissa s'agenouiller devant le sanctuaire. Inclinée à terre, Jeanne fit dévotement son oraison.

Le seigneur évêque, instruit de ce fait, en fut mécontent; il donna l'ordre à l'huissier de ne plus tolérer à l'avenir de telles oraisons.

De son côté, le promoteur, maître Jean d'Estivet, adressa à messire Jean Massieu maintes réprimandes:

—Truand, lui dit-il, qui te fait si hardi de laisser approcher d'une église, sans licence, cette putain excommuniée? Je te ferai mettre en telle tour, que tu ne verras ni lune ni soleil d'ici à un mois, si tu le fais plus.

Messire Jean Massieu n'obéit pas à cette menace. Le promoteur, qui s'en aperçut, se mettait devant la porte de la chapelle, au passage de Jeanne, pour empêcher la pauvre fille de faire ses dévotions[709].

La sixième séance fut tenue dans la même salle que les précédentes en présence de quarante et un assesseurs, dont six ou sept nouveaux, et parmi ceux-là maître Guillaume Erart, docteur en théologie[710].

Au début, l'interrogateur demanda à Jeanne si elle avait bien vu saint Michel et les saintes et si elle en avait vu autre chose que la face. Il insista:

—Il faut dire ce que vous savez.

—Plutôt que de dire tout ce que je sais, j'aimerais mieux que vous me fissiez couper le cou[711].

On l'embarrassa sur la substance des corps glorieux. Elle était simple; elle avait vu de ses yeux saint Michel; elle le disait et ne pouvait dire autre chose.

L'interrogateur, toujours averti de ce qu'elle racontait dans sa prison, lui demanda si elle avait entendu ses Voix.

—Oui, vraiment. Elles m'ont dit que je serais délivrée. Mais je ne sais ni le jour ni l'heure. Et elles m'ont dit de faire bonne chère, hardiment[712].

Les juges n'en croyaient rien, parce que les démonologues enseignaient que les sorcières perdent tout leur pouvoir quand un officier de la sainte Église met la main sur elles.

L'interrogateur revint sur l'habit d'homme. Puis il tâcha de savoir si elle n'avait pas mis des sorts sur les bannières de ses compagnons de guerre.

Il cherchait par quel secret elle entraînait les gens d'armes.

Ce secret, elle le révéla:

—Je leur disais bien à la fois: «Entrez hardiment parmi les Anglais, et j'y entrais moi-même[713]».

Dans cet interrogatoire, le plus diffus et le plus fastidieux de tous, il fut adressé à l'accusée cette question bizarre:

—Quand vous étiez devant Jargeau, qu'est-ce que c'était que vous portiez derrière votre heaume? N'y avait-il aucune chose ronde[714]?

Elle avait reçu, au siège de Jargeau, une énorme pierre sur la tête, et n'en avait pas été blessée, ce que, dans son parti, on avait trouvé miraculeux[715]. Les juges de Rouen s'imaginaient-ils qu'elle portait un nimbe d'or, comme les saints et les saintes, et que ce nimbe l'avait protégée?

Elle fut interrogée non moins étrangement, sur un tableau qui était dans la maison de son hôte à Orléans, et où il y avait trois femmes peintes avec cette inscription: Justice, Paix, Union.

Jeanne n'en savait rien[716]; elle n'était pas, comme le duc de Bar et le duc d'Orléans, curieuse de peintures et de tapisseries. Ses juges ne l'étaient pas non plus, du moins en ce moment. Et, s'ils s'inquiétaient d'un tableau pendu dans la maison de maître Jean Boucher, c'était non pour la peinture, mais pour la doctrine. Sans doute, ces trois femmes que maître Jacques Boucher, homme riche, gardait dans sa maison, étaient nues. Les peintres, à cette époque, traitaient, sur de petits panneaux, des scènes d'étuves et des allégories, et peignaient des femmes nues. Grands fronts, têtes rondes, cheveux d'or, petits corps grêles, avec de gros ventres, d'une nudité minutieusement rendue sous des voiles transparents; il s'en faisait beaucoup en Flandre et en Italie. Les insignes maîtres, qui trouvaient ces peintures ordes et vilaines, voulaient faire sans doute un grief à Jeanne d'en avoir contemplé de telles chez le trésorier du duc d'Orléans. On devine les soupçons de ces docteurs quand on les entend demander à Jeanne si saint Michel était nu, par où elle accolait ses saintes et à quelle partie du corps elle leur faisait toucher ses bagues[717].

Ils auraient bien voulu tenir d'elle qu'elle se faisait honorer comme une sainte. Elle les déconcerta par cette réponse:

—Les pauvres gens venaient volontiers à moi, parce que je ne leur faisais point déplaisir, mais les supportais à mon pouvoir[718].

L'interrogatoire toucha ensuite les sujets les plus divers: frère Richard; les enfants que Jeanne avait tenus sur les fonts baptismaux; les bonnes femmes de la ville de Reims qui faisaient toucher leur anneau à l'anneau que Jeanne portait au doigt; les papillons pris dans un étendard à Château-Thierry[719].

En cette ville, disait-on, certaines gens de la Pucelle prirent des papillons dans son étendard. Or, les docteurs en théologie savaient de science certaine que les sorciers sacrifiaient des papillons au diable. Cent ans en ça, le tribunal de la sacrée inquisition avait condamné, à Pamiers, le carme Pierre Recordi, coupable d'avoir célébré un semblable sacrifice. Il avait tué le papillon, et le diable avait annoncé sa présence par un souffle d'air[720]. Il se peut que les juges fissent à la Pucelle un grief de ce genre; il se peut qu'on lui en fît un tout autre. À la guerre un papillon au chapeau était signe qu'on se rendait à merci ou qu'on avait un sauf-conduit[721]. Les juges l'accusaient-ils, elle ou les siens, d'avoir feint de se rendre pour attaquer traîtreusement l'ennemi? Ils en étaient capables. Quoi qu'il en soit, l'interrogateur passant outre, s'enquit d'un gant perdu que Jeanne avait retrouvé dans la ville de Reims[722]. Il importait de savoir si elle ne l'avait pas retrouvé par divination. Puis ce magistrat curieux revint sur plusieurs points capitaux du procès: la communion reçue en habit d'homme; la haquenée de l'évêque de Senlis, que Jeanne avait prise, ce qui était une manière de sacrilège; l'enfant noir qu'elle avait ressuscité à Lagny; Catherine de La Rochelle, qui venait de témoigner contre elle à l'officialité de Paris; le siège de La Charité qu'il lui avait fallu lever; le saut de Beaurevoir, tenté par désespoir, et enfin quelque parole blasphématoire qu'on l'accusait faussement d'avoir prononcée à Soissons, à propos du capitaine Bournel[723].

Le seigneur évêque déclara que les interrogatoires étaient terminés, mais que, si toutefois il paraissait utile d'interroger Jeanne plus amplement, quelques docteurs et maîtres seraient délégués à cette fin[724].

En conséquence, le samedi 10 mars, maître Jean de la Fontaine, commissaire instructeur, se rendit dans la prison, en compagnie de Nicolas Midi, Gérard Feuillet, Jean Fécard et Jean Massieu[725]. L'interrogatoire roula d'abord sur la sortie de Compiègne. Les prêtres se donnaient beaucoup de peine pour démontrer à Jeanne que ses Voix n'étaient pas bonnes ou qu'elle les avait mal entendues, puisqu'en leur obéissant elle était allée à sa perte. Jacques Gélu[726], Jean Gerson avaient prévu ce dilemme et y avaient répondu à l'avance par de beaux arguments théologiques[727]. On l'interrogea sur les peintures de son étendard, à quoi elle répondit:

—Sainte Catherine et sainte Marguerite me dirent de prendre l'étendard et de le porter hardiment et d'y faire mettre en peinture le Roi du ciel. Et ce, je le dis à mon roi, très à contre-cœur. Et de la signifiance ne sais autre chose[728].

Ils auraient bien voulu la faire passer pour avaricieuse, orgueilleuse et superbe, parce qu'elle avait un écu et des armes, une écurie, coursiers, demi-coursiers et trottiers, et de l'argent pour payer les gens de sa maison; de dix à douze mille livres[729]. Mais où ils la pressèrent le plus vivement ce fut sur le signe dont il avait été question déjà deux fois dans les interrogatoires publics. À ce sujet, la curiosité des docteurs était inépuisable. Aussi bien le signe c'était le sacre à rebours, non plus par onction divine, mais par charmes magiques, le couronnement du roi de France par une sorcière. Et maître Jean de la Fontaine avait à ce sujet sur Jeanne l'avantage de savoir et ce qu'elle allait lui dire et ce qu'elle voulait lui cacher:

—Quel est le signe qui vint à votre roi?

—Il est bel et honoré, et bien croyable, et est bon, et le plus riche qui soit....

—Dure-t-il encore?

—Il est bon à savoir qu'il dure, et durera jusques à mille ans, et outre. Il est au trésor du roi.

—Est-ce or, argent ou pierre précieuse, ou couronne?

—Je ne vous en dirai autre chose; et ne saurait homme deviser d'aussi riche chose comme est le signe. Et toutefois le signe qu'il vous faut, à vous, c'est que Dieu me délivre de vos mains, et est le plus certain qu'il vous sache envoyer....

—Quand le signe vint à votre roi, quelle révérence y fîtes-vous?

—Je remerciai Notre-Seigneur de ce qu'il me délivrait de la peine des clercs de par delà, qui arguaient contre moi. Et je m'agenouillai plusieurs fois. Un ange, de par Dieu et non de par autre, bailla le signe à mon roi. Et j'en remerciai moult de fois Notre-Seigneur. Les clercs cessèrent de m'arguer, quand ils eurent su ledit signe[730].

—Est-ce que les gens d'Église de par delà virent le signe?

—Quand mon roi et ceux qui étaient avec lui eurent vu le signe et même l'ange qui le bailla, je demandai à mon roi s'il était content, et il répondit qu'oui. Alors je partis et m'en allai à une petite chapelle assez près, et j'ouïs dire alors qu'après mon départ plus de trois cents personnes virent le signe. Pour l'amour de moi et pour qu'on cessât de m'interroger, Dieu voulut permettre de voir le signe à tous ceux de mon parti qui le virent.

—Votre roi et vous, fîtes-vous point de révérence à l'ange quand il apporta le signe?

—Oui, pour ce qui est de moi. Je m'agenouillai et ôtai mon chaperon[731].

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