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Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 2 de 2

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Dans l'été de l'an 1439, la dame des Armoises se rendit à Orléans. Les magistrats lui présentèrent, en guise d'hommage et de réjouissance, le vin et la viande. Le 1er août, ils lui offrirent à dîner et lui remirent deux cent dix livres parisis pour le bien qu'elle avait fait à la ville pendant le siège. Ce sont les termes même par lesquels cette dépense est consignée dans les comptes de la ville[1030].

Si les habitants la reconnurent pour la vraie Pucelle Jeanne, ce fut moins par leurs yeux assurément que sur la foi des frères du Lys. Ils l'avaient si peu vue, quand on y songe! Dans la semaine de mai, elle ne s'était montrée à eux qu'armée et chevauchant; puis elle n'avait plus fait que traverser la ville en juin 1429 et en janvier 1430. Il est vrai qu'on lui avait offert le vin et que les procureurs s'étaient assis à table auprès d'elle[1031]; mais il y avait de cela neuf ans. Neuf ans ne passent pas sur le visage d'une femme sans y faire des changements. Ils l'avaient laissée fille en son très jeune âge, ils la retrouvaient femme et mère de deux enfants; ils croyaient sage de s'en rapporter à ses proches. Où l'on commence à s'émerveiller quelque peu, c'est quand on songe aux propos qui furent tenus dans le banquet et à tout ce que la dame dut placer de bourdes et d'incongruités. S'ils ne furent point désabusés, ces bourgeois étaient des hommes simples et de bonne volonté.

Et qui dit qu'ils ne le furent point? Qui dit qu'après avoir ajouté foi à la nouvelle portée par Jean du Lys, les habitants ne commençaient pas à découvrir l'imposture? La croyance que Jeanne survivait n'était pas tout au moins unanime et générale dans la ville pendant le séjour de la dame des Armoises, si l'on s'en rapporte aux comptes des obits dont nous parlions tout à l'heure. Supprimé (à ce qu'il semble) dans les années trente-sept et trente-huit, le service funèbre de la Pucelle venait d'être célébré en trente-neuf, la surveille de la Fête-Dieu, trois mois environ avant le banquet du 1er août[1032]; en sorte que les Orléanais reconnaissants avaient en même temps pour leur libératrice des messes en commémoration de sa mort et des banquets où ils la faisaient boire.

La dame des Armoises ne resta guère que quinze jours parmi eux. Elle quitta la ville vers la fin de juillet, et il semble que son départ ait été brusque et précipité, car, priée à un souper où huit pintes de vin devaient lui être présentées, elle était déjà partie quand le vin fut servi; le repas eut lieu sans elle[1033]. Jean Luillier et Thévanon de Bourges y assistèrent. Ce Thévanon était peut-être le même que Thévenin Villedart, chez qui habitaient les frères de Jeanne, pendant le siège[1034]. Quant à Jean Luillier, on reconnaît en lui le jeune marchand drapier qui, en juin 1429, avait fourni de la fine bruxelles vermeille pour faire une robe à la Pucelle[1035].

La dame des Armoises s'était rendue à Tours, où elle se faisait connaître comme la véritable Jeanne. Elle remit au bailli de Touraine une lettre pour le roi; le bailli se chargea de la faire tenir au prince qui se trouvait alors à Orléans, où il était arrivé peu de temps après le départ de Jeanne. Le bailli de Touraine, en 1439, n'était autre que Guillaume Bellier qui, lieutenant de Chinon, dix ans auparavant, avait reçu la Pucelle dans sa maison, sous la garde de sa dévote femme[1036].

En même temps que cette lettre, Guillaume Bellier adressa, par messager, au roi, une note «touchant le fait de la dame Jeanne des Armoises[1037]». On en ignore entièrement la teneur[1038].

Peu de temps après, cette dame s'en alla en Poitou où elle se mit au service du seigneur Gille de Rais, maréchal de France[1039], qui, dans sa prime jeunesse, avait conduit la Pucelle à Orléans, fait comme elle la campagne du sacre, assailli avec elle les murailles de Paris et, pendant la captivité de Jeanne, occupé Louviers et poussé une pointe hardie sur Rouen. Maintenant, il dépeuplait d'enfants ses vastes seigneuries, et, mêlant la magie à l'orgie, offrait aux démons le sang et les membres d'innombrables victimes. Ses monstruosités sanglantes répandaient la terreur autour de ses châteaux de Tiffauges et de Machecoul, et déjà le bras ecclésiastique était sur lui.

La dame des Armoises pratiquait la magie, au dire du sacré inquisiteur de Cologne, pourtant ce ne fut pas comme invocatrice de démons que l'employa le maréchal de Rais; il lui confia la charge et le gouvernement de gens de guerre[1040]; à peu près l'état que Jeanne tenait à Lagny et à Compiègne. Fit-elle de grandes vaillances d'armes? On ne sait. Toujours est-il qu'elle ne garda pas longtemps sa charge, qui fut donnée après elle à un écuyer gascon nommé Jean de Siquemville[1041]. Dans le printemps de 1440, elle s'approcha de Paris[1042].

Depuis près de deux ans et demi, la grande ville obéissait au roi Charles, qui y avait fait son entrée, sans y ramener la prospérité. Partout des maisons, abandonnées, tombaient en ruines; les loups venaient dans les faubourgs dévorer les petits enfants[1043]. Bourguignons naguère, les habitants n'avaient pas tous oublié que la Pucelle, en compagnie du frère Richard et des Armagnacs, avait attaqué leur ville le jour de la Nativité de Notre-Dame. Beaucoup, sans doute, lui en gardaient rancune et la croyaient brûlée pour ses démérites; mais son nom ne soulevait pas, comme en 1429, une réprobation unanime. Plusieurs, même parmi ses anciens ennemis, s'avisaient[1044] qu'elle était martyre pour son légitime seigneur. C'est ce qu'on disait dans la ville de Rouen; on le devait dire bien davantage dans la ville de Paris redevenue française. Au bruit que Jeanne n'était pas morte; qu'elle avait été reconnue par ceux d'Orléans et qu'elle approchait de la ville, le menu peuple parisien s'émut et l'on put craindre des troubles.

En 1440, sous Charles de Valois, l'Université de Paris était animée du même esprit qu'en 1431, sous Henri de Lancastre; elle respectait, elle honorait le roi de France, gardien de ses privilèges et défenseur des libertés de l'Église gallicane. Les insignes maîtres n'éprouvaient aucun remords d'avoir réclamé et obtenu le châtiment de la Pucelle hérétique et coupable de sédition. Est hérétique quiconque s'obstine dans son erreur; est séditieux qui tente de renverser les puissances et n'y réussit pas. Dieu qui voulait, en 1440, que Charles de Valois fût maître dans sa ville de Paris, ne l'avait pas voulu en 1429; donc la Pucelle avait combattu contre Dieu. L'Université eût, en 1440, poursuivi d'un même zèle le châtiment d'une pucelle anglaise.

Les magistrats de Poitiers, rentrés après un long et douloureux exil dans leur vieille demeure parisienne, siégeaient au Parlement avec les Bourguignons convertis[1045]. Ces fidèles serviteurs du dauphin Charles qui, dans les mauvais jours, avaient mis en œuvre la Pucelle, ne se seraient pas souciés, en 1440, de soutenir publiquement la vérité de sa mission et la pureté de sa foi. Brûlée par les Anglais, c'est bientôt dit. Un procès fait par un évêque et le vice-inquisiteur avec le concours de l'Université n'est pas un procès anglais; c'est un procès à la fois très gallican et très catholique. La mémoire de Jeanne est notée d'infamie à la face de la chrétienté. Et nul recours. Le pape pourrait seul casser ce procès religieux, mais il ne le voudrait point, de peur de mécontenter le roi de la catholique Angleterre et parce qu'il ne peut, sans ruiner toute autorité humaine et divine, admettre qu'un inquisiteur de la foi ait failli dans son jugement. Les clercs français s'inclinent et se taisent; dans les assemblées du clergé on n'ose prononcer le nom de Jeanne.

Heureusement pour eux que, à l'égard de la dame des Armoises, ni les docteurs et maîtres de l'Université, ni les anciens membres du Parlement de Poitiers ne partagent l'illusion populaire. Ils ne doutent pas que la Pucelle n'ait été brûlée à Rouen. Craignant que cette femme, qui se donne pour la libératrice d'Orléans, ne fasse une entrée tumultueuse dans la ville, le Parlement et l'Université envoient au devant d'elle des hommes d'armes qui l'appréhendent et la conduisent au Palais[1046].

Elle fut interrogée, jugée et condamnée à l'exposition publique. Il y avait en haut des degrés de la cour appelée Cour-de-Mai une table de marbre sur laquelle on exposait les malfaiteurs. La dame des Armoises et de Tichemont y fut hissée et montrée au peuple qu'elle avait abusé. Suivant la coutume, on la prêcha et on la contraignit à se confesser publiquement[1047].

Elle déclara qu'elle n'était pas pucelle et que, mariée à un chevalier, elle avait eu deux fils. Elle raconta qu'un jour, en présence de sa mère, entendant une femme tenir sur elle des propos outrageants, elle s'élança pour la battre, mais, retenue par sa mère, ce fut celle-ci qu'elle frappa. Elle eût évité de la toucher, n'eût été la colère. Toutefois, c'était là un cas réservé. Quiconque avait porté la main tant sur son père ou sa mère que sur un prêtre ou un clerc, devait aller en demander pardon au Saint-Père, à qui appartenait seul de lier ou de délier le pécheur. Ainsi avait-elle fait. «Je fus à Rome, dit-elle, en habit d'homme. Je fis, comme soldat, la guerre du Saint-Père Eugène, et, dans cette guerre, je fus homicide par deux fois.»

À quelle époque avait-elle fait ce voyage de Rome? Probablement avant l'exil du pape Eugène à Florence, vers l'an 1433, alors que les condottieri du duc de Milan s'avancèrent jusqu'aux portes de Rome[1048].

On ne voit point que l'Université, l'ordinaire ni le Grand Inquisiteur, aient réclamé cette femme suspecte de sorcellerie, d'homicide, et qui portait des habits dissolus. Elle ne fut pas poursuivie comme hérétique, sans doute parce qu'elle ne se montra pas opiniâtre et que l'opiniâtreté constitue seule l'hérésie.

Depuis lors, elle ne fit plus parler d'elle. On croit, mais sans raisons suffisantes, qu'elle finit par retourner à Metz auprès du chevalier des Armoises, son mari, et qu'elle vécut, paisible et honorée, jusqu'à un âge avancé, dans la maison où ses armoiries étaient sculptées sur la porte, ses armoiries, ou plutôt celles de Jeanne la Pucelle, l'épée, la couronne et les Lis[1049].

Le succès de cette supercherie avait duré quatre ans. Il ne faut pas en concevoir trop de surprise. De tout temps le peuple se résigne avec peine à croire à la fin irréparable des existences qui ont émerveillé son imagination; il n'admet pas que des personnes fameuses viennent à mourir d'un coup et malencontreusement comme le vulgaire; il répugne au brusque dénouement des belles aventures humaines. Toujours les imposteurs, comme la dame des Armoises, trouvent des gens qui les croient. Et celle-ci parut en un temps singulièrement favorable au mensonge; les hommes étaient abêtis par une longue misère; partout la guerre empêchait les communications; on ne savait plus ce qui se passait un peu loin; tout dans les esprits, dans les choses, était trouble, ignorance, confusion.

Encore cette fausse Jeanne n'en imposa si longtemps que grâce à l'appui que les frères Du Lys lui prêtèrent. Furent-ils dupes ou complices? Si faibles d'esprit qu'on les suppose, il n'est guère possible de penser qu'ils se laissèrent tromper par une aventurière. Ressemblât-elle beaucoup à la fille de la Romée, la femme de la Grange-aux-Ormes ne pouvait longtemps abuser deux hommes qui, nourris avec Jeanne et venus avec elle en France, la connaissaient intimement.

S'ils ne furent pas dupes, quelles raisons donner de leur conduite? Ils avaient beaucoup perdu en perdant leur sœur. Quand il vint à la Grange-aux-Ormes, Pierre Du Lys sortait des prisons bourguignonnes; la dot de sa femme avait payé sa rançon et il se trouvait dans un complet dénuement[1050]. Jean, bailli de Vermandois, puis capitaine de Chartres, et, vers 1436, bailli de Vaucouleurs, n'était guère mieux dans ses affaires[1051]. Cela expliquerait bien des choses. Pourtant on hésite à penser qu'ils aient, seuls, d'eux-mêmes, sans appui, joué un jeu difficile, hasardeux et périlleux. Sur le peu que l'on sait de leur vie, on se figure qu'ils étaient tous deux bien simples, bien naïfs, bien tranquilles, pour mener une telle intrigue.

On serait tenté de croire qu'ils y furent entraînés par de plus grands et de plus forts qu'eux. Qui sait? Peut-être par des serviteurs indiscrets du roi de France. Charles VII souffrait cruellement dans son honneur de la condamnation et du supplice de Jeanne. N'est-il pas possible qu'autour du roi et de son Conseil il se soit trouvé des agents trop zélés, qui imaginèrent cette étrange apparition afin de faire croire que Jeanne la Pucelle n'était pas morte de la mort des sorcières, mais que, par la vertu de son innocence et de sa sainteté, elle avait échappé aux flammes? De la sorte, imaginée à une époque où il paraissait impossible d'obtenir jamais du pape la revision du procès de 1431, l'imposture de cette fausse Jeanne aurait constitué un essai subreptice et frauduleux de réhabilitation, tentative malheureuse, bientôt abandonnée et réprouvée.

Cette supposition expliquerait comment les frères Du Lys, qui s'étaient mis dans un mauvais cas, car ils avaient séduit le peuple, trompé le roi, commis enfin un crime de lèse-majesté, n'en furent point châtiés, ni même disgraciés. Jean resta prévôt de Vaucouleurs, durant de longues années, puis, déchargé de sa capitainerie, toucha en échange une somme d'argent. Pierre, qui, de même que la Romée, sa mère, habitait Orléans, reçut en 1443 du duc Charles, rentré depuis trois ans en France, l'Île-aux-Bœufs[1052], sur la Loire, qui donnait un peu d'herbage. Il n'en resta pas moins besogneux, et il se faisait aider par le duc et les habitants d'Orléans[1053].

CHAPITRE XVI
APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE (Suite). — LES JUGES DE ROUEN AU CONCILE DE BÂLE ET LA PRAGMATIQUE SANCTION. — LE PROCÈS DE RÉHABILITATION. — LA PUCELLE DE SARMAIZE. — LA PUCELLE DU MANS.

D'année en année, le concile de Bâle déroulait ses sessions comme la queue d'un dragon apocalyptique. Par la manière dont il réformait l'Église dans ses membres et dans son chef, il faisait l'épouvante du Souverain Pontife et du Sacré Collège; Æneas Sylvius s'écriait douloureusement: «Certes, ce n'est pas l'Église de Dieu qui est rassemblée à Bâle, mais la synagogue de Satan[1054].» Paroles qui, dans la bouche d'un cardinal romain, ne sembleront pas trop fortes, appliquées à l'assemblée qui vota la liberté des élections épiscopales, la suppression des annates, des droits de pallium, des taxes de chancellerie, et qui voulait ramener le Saint-Père à la pauvreté évangélique. Au contraire, le roi de France et l'empereur regardaient favorablement le synode, lorsqu'il s'efforçait de contenir l'ambition et la rapacité de l'évêque de Rome.

Or, parmi les Pères les plus zélés à réformer l'Église, brillaient les maîtres et docteurs de l'Université de Paris, qui avaient siégé au procès de la Pucelle, et notamment maître Nicolas Loiseleur et maître Thomas de Courcelles. Charles VII convoqua une assemblée du clergé du royaume à l'effet d'examiner les canons de Bâle. Cette assemblée se réunit dans la Sainte-Chapelle de Bourges, le 1er mai 1438. Maître Thomas de Courcelles, délégué par le Concile, y conféra avec le seigneur évêque de Castres. Or, en 1438, le seigneur évêque de Castres, élégant humaniste, zélé conseiller de la Couronne, qui se plaignait dans ses lettres cicéroniennes que, attaché à la glèbe de la cour, il ne lui restât pas le temps de visiter son épouse[1055], n'était autre que maître Gérard Machet, le confesseur du Roi qui, en 1429, avait, parmi les clercs de Poitiers, allégué l'autorité des prophéties en faveur de la Pucelle, en qui ne se voyaient que candeur et bonté[1056]. Maître Thomas de Courcelles avait opiné, à Rouen, pour que la Pucelle fût appliquée à la torture et livrée au bras séculier[1057]. À l'assemblée d'Orléans, les deux hommes d'Église s'accordèrent sur la suprématie des Conciles généraux, la liberté des élections épiscopales, la suppression des annates et les droits de l'Église gallicane. Sans doute qu'à ce moment il ne souvenait guère ni à l'un ni à l'autre de la pauvre Pucelle. Des travaux de l'assemblée, auxquels maître Thomas prit une grande part, sortit l'édit solennel rendu par le roi le 7 juillet 1438: la pragmatique sanction. Les canons de Bâle devenaient la constitution de l'Église de France[1058].

L'empereur admit pareillement la réforme de Bâle. Les Pères en conçurent une telle audace qu'ils citèrent le pape Eugène à leur tribunal et, sur son refus d'y paraître, le déposèrent comme désobéissant, opiniâtre, rebelle, violateur des canons, perturbateur de l'unité ecclésiastique, scandaleux, simoniaque, parjure, incorrigible, schismatique, hérétique endurci, dissipateur des biens de l'Église, pernicieux et damnable[1059]. Ainsi s'exprimèrent à l'endroit du Saint-Père, entre autres docteurs, maître Jean Beaupère, maître Thomas de Courcelles et maître Nicolas Loiseleur, qui avaient tous trois si durement reproché à Jeanne de ne se point vouloir soumettre au pape[1060]. Maître Nicolas, qui s'était tant démené au procès de la Pucelle, faisant tour à tour le prisonnier lorrain et madame sainte Catherine, et qui, lorsqu'elle fut conduite au bûcher, courut après elle comme un fou[1061], maître Nicolas s'agita beaucoup aussi dans le synode et s'y donna une certaine importance. Il y soutint l'opinion que le Concile général, canoniquement assemblé, était au-dessus du pape et pouvait le déposer; et, bien que ce chanoine fût seulement maître ès arts, il parut assez habile aux Pères de Bâle pour qu'ils l'envoyassent, en 1439, comme jurisconsulte à la diète de Mayence. Pendant ce temps, son attitude désolait le chapitre qui l'avait député au synode. Les chanoines de Rouen prenaient le parti du Souverain Pontife contre les Pères et, sur ce point, se séparaient de l'Université de Paris. Désavouant leur mandataire, ils lui signifièrent sa révocation le 28 juillet 1438[1062].

Maître Thomas de Courcelles, l'un de ceux qui déclarèrent le pape désobéissant, opiniâtre, rebelle et le reste, fut nommé commissaire pour l'élection d'un nouveau pape, et, comme Loiseleur, délégué à la diète de Mayence. Mais il ne fut pas, comme Loiseleur, désavoué par ses commettants, car il était député de l'Université de Paris qui reconnaissait le pape du Concile, Félix, pour le vrai père des fidèles[1063]. Dans l'assemblée du clergé de France, tenue à Bourges, au mois d'août 1440, maître Thomas prit la parole au nom des Pères de Bâle; il parla pendant deux heures, à l'entière satisfaction du roi[1064]. Charles VII, tout en demeurant dans l'obéissance du pape Eugène, maintenait la pragmatique. Maître Thomas de Courcelles était désormais une des colonnes de l'Église de France.

Pendant ce temps, le gouvernement anglais se déclarait pour le pape contre le Concile[1065]. Monseigneur Pierre Cauchon, devenu évêque de Lisieux, était l'ambassadeur du roi Henri VI au synode; il lui advint à Bâle une mésaventure assez déplaisante. À raison de sa translation au siège de Lisieux, il devait à la cour de Rome, à titre d'annates, une somme de 400 florins d'or. Le trésorier général du pape en Germanie lui signifia que, pour avoir manqué à payer cette somme à la Chambre apostolique, bien que de longs délais lui eussent été accordés, il avait encouru l'excommunication; que, de plus, pour s'être permis, quoique excommunié, de célébrer l'office divin, il avait encouru l'irrégularité[1066]. Il en dut éprouver une contrariété assez vive; mais ces sortes d'affaires, en somme, étaient fréquentes et sans grande conséquence; de telles foudres tombaient dru sur les gens d'Église sans leur faire grand mal.

À partir de 1444, le royaume de France, débarrassé de ses ennemis et de ses défenseurs, laboura, travailla à tous les métiers, fit le négoce et s'enrichit. Le gouvernement du roi Charles conquit vraiment la Normandie dans l'intervalle des guerres et durant les trêves, en faisant avec elle le commerce des marchandises et l'échange des denrées; il la gagna, peut-on dire, en abolissant les péages et les droits sur les rivières de Seine, d'Oise et de Loire; il n'eut plus ensuite qu'à la prendre. Ce fut si facile que, dans cette rapide campagne de 1449[1067], le connétable lui-même ne fut pas battu, ni le duc d'Alençon. Charles VII reprit sa ville de Rouen à sa manière royale et douce, comme vingt ans auparavant il avait pris Troyes et Reims, par entente avec ceux du dedans, moyennant amnistie et octroi de franchises et privilèges aux bourgeois. Il y fit son entrée le lundi 10 novembre 1449. Le gouvernement français se sentit même assez fort pour reprendre l'Aquitaine, si profondément anglaise. En 1451, monseigneur le Bâtard, maintenant comte de Dunois, s'empara de la forteresse de Blaye; Bordeaux et Bayonne se rendirent la même année. Voici comme le seigneur évêque du Mans célébra ces conquêtes, dignes de la majesté du roi très chrétien:

«Le Maine, la Normandie, l'Aquitaine, ces belles provinces, sont rentrées sous l'obéissance du roi, presque sans effusion de sang français, sans qu'il ait été nécessaire de renverser les remparts de tant de villes si bien murées, sans qu'on ait eu à démolir leurs forts, sans que les habitants aient eu à souffrir ni pillages ni meurtres[1068]

En effet, la Normandie et le Maine se revoyaient françaises avec un plein contentement. La ville de Bordeaux, seule, regrettait les Anglais dont le départ la ruinait. Elle se révolta en 1452; on eut quelque peine à la reprendre, mais ce fut pour la garder toujours.

Dès lors, riche et victorieux, le roi Charles voulut effacer la tache imprimée à son honneur royal par la sentence de 1431. Soucieux de prouver au monde entier qu'il n'avait pas été mené à son sacre par une sorcière, il s'efforça d'obtenir que le procès de la Pucelle fût cassé. C'était un procès d'Église et le pape seul pouvait en ordonner la revision. Le roi pensait l'y amener, bien qu'il sût que ce ne serait pas facile. Il fit procéder, au mois de mars 1450, à une information préalable[1069]; et l'affaire en resta là jusqu'à la venue en France du cardinal d'Estouteville, légat du Saint-Siège. Le pape Nicolas l'avait envoyé pour négocier, auprès du roi de France, la paix avec l'Angleterre et la croisade contre les Turcs. Le cardinal d'Estouteville, issu d'une famille normande, put plus facilement qu'un autre découvrir le fort et le faible du procès de Jeanne. Pour se concilier les bonnes grâces du roi Charles, il ouvrit comme légat une nouvelle information à Rouen, avec l'assistance de Jean Bréhal, de l'ordre des frères prêcheurs, inquisiteur de la foi au royaume de France. Mais l'intervention du légat ne fut point approuvée par le pape[1070]; durant trois ans, la revision demeura suspendue. Nicolas V ne consentait pas à laisser croire que le sacré tribunal de la très sainte Inquisition fût faillible et pût avoir, ne fût-ce qu'une fois, rendu une sentence injuste. On avait à Rome une raison plus forte encore de ne point toucher au procès de 1431: les Français demandaient la revision; les Anglais s'y opposaient, et le pape ne voulait pas fâcher les Anglais qui étaient alors aussi catholiques et plus catholiques même que les Français[1071].

Pour tirer le pape d'embarras et le mettre à l'aise, le gouvernement de Charles VII trouva un biais. Le roi ne parut plus dans l'affaire; il céda la place à la famille de la Pucelle. La mère de Jeanne, Isabelle Romée de Vouthon, qui vivait retirée à Orléans[1072], et ses deux fils, Pierre et Jean du Lys, demandèrent la revision[1073]. Par cet artifice de procédure, l'affaire cessait d'être politique et ne concernait plus que des particuliers. Sur ces entrefaites, Nicolas V vint à mourir (24 mars 1455). Son successeur, Calixte III Borgia, vieillard de soixante-dix-huit ans, par un rescrit en date du 11 juin 1455, donna l'autorisation d'instruire la cause. À cet effet, il désigna Jean Jouvenel des Ursins, archevêque de Reims, Guillaume Chartier, évêque de Paris, et Richard Olivier, évêque de Coutances, qui devaient agir concurremment avec le Grand Inquisiteur de France[1074].

Il fut bien convenu, tout d'abord, qu'il ne s'agissait point de mettre en cause tous ceux qui avaient eu part au procès, «car ils avaient été trompés». On admit spécialement que la fille des rois, la mère des études, l'Université de Paris, avait été induite en erreur par la rédaction frauduleuse des douze articles; on s'accorda pour tout rejeter sur l'évêque de Beauvais et sur le promoteur Guillaume d'Estivet, tous deux décédés. La précaution était utile, car, si l'on n'y avait pris garde, on aurait terriblement embarrassé certains docteurs puissants auprès du roi et chers à l'Église de France.

Le 7 novembre 1455, Isabelle Romée et ses deux fils, suivis d'un long cortège d'honorables hommes ecclésiastiques et séculiers et de prudes femmes, vinrent en l'église Notre-Dame de Paris demander justice aux prélats, commissaires du pape[1075].

Citation fut donnée à Rouen pour le 12 décembre aux dénonciateurs et accusateurs de la feue Jeanne. Personne ne se présenta[1076]. Les héritiers de feu messire Pierre Cauchon déclinèrent toute solidarité avec les actes de leur parent décédé et se couvrirent, quant à la responsabilité civile, de l'amnistie accordée par le roi lors de la recouvrance de la Normandie[1077]. On procéda, comme on s'y était bien attendu, sans contradiction ni débats.

Des enquêtes furent ouvertes à Domremy, à Orléans, à Paris, à Rouen[1078]. Les amies d'enfance de Jeannette, Hauviette, Mengette, mariées et vieillies, Jeannette, femme Thévenin, Jeannette, veuve Thiesselin, Béatrix, veuve Estellin, Jean Morel de Greux, Gérardin d'Épinal, le bourguignon, et sa femme Isabellette, commère de la fille de Jacques d'Arc, Perrin le sonneur, l'oncle Lassois, les époux Leroyer et une vingtaine de paysans de Domremy comparurent; on entendit messire Bertrand de Poulengy, alors sur ses soixante-trois ans, écuyer d'écurie du roi de France, et Jean de Novelompont, dit Jean de Metz, anobli, résidant à Vaucouleurs, en possession de quelque office militaire; on entendit des gentilshommes et des ecclésiastiques lorrains et champenois[1079]; on entendit les bourgeois d'Orléans et notamment Jean Luillier, ce marchand drapier qui, en juin 1429, avait fourni de la fine bruxelle vermeille pour faire une robe à Jeanne et dix ans après assisté au banquet donné par les procureurs d'Orléans à la Pucelle échappée des flammes[1080]; du moins le croyait-on. Jean Luillier était le plus avisé des témoins car les autres, dont il se présenta deux douzaines environ, bourgeois et bourgeoises, entre cinquante et soixante-dix ans, ne firent guère qu'opiner comme lui[1081]. Il parla bien; mais la peur des Anglais lui donnait la berlue, car il en voyait beaucoup plus qu'il n'y en avait.

On entendit relativement à l'examen de Poitiers un avocat, un écuyer, un homme de pratique, François Garivel, qui avait tout juste quinze ans quand Jeanne fut interrogée[1082]; en fait de clercs, frère Seguin, limousin, pour tout potage[1083]; les clercs de Poitiers ne se risquaient pas plus que les clercs de Rouen: chat échaudé craint l'eau froide. La Hire et Poton de Saintrailles étaient morts. On entendit les survivants d'Orléans et de Patay, le Bâtard Jean, devenu comte de Dunois et de Longueville, qui déposa comme un clerc[1084]; le vieux seigneur de Gaucourt qui, dans ses quatre-vingt-cinq ans, fit quelque effort de mémoire, et pour le surplus déposa comme le comte de Dunois[1085]; le duc d'Alençon, sur le point de s'allier aux Anglais et de se procurer de la poudre pour «sécher» le roi[1086], et qui ne s'en montra pas moins bavard et glorieux[1087]; l'intendant de Jeanne, messire Jean d'Aulon, devenu chevalier, conseiller du roi et sénéchal de Beaucaire[1088], et le petit page Louis de Coutes, noble et en âge de quarante-deux ans[1089]; on entendit le frère Pasquerel qui restait, en sa vieillesse, d'esprit léger et crédule[1090]; la veuve de maître René de Bouligny, demoiselle Marguerite la Touroulde, retirée à Paris, qui rapporta ses souvenirs avec finesse et bonne grâce[1091].

Sur le fait même du procès, on se garda d'appeler le seigneur archevêque de Rouen, messire Raoul Roussel, qui avait pourtant siégé au côté de monseigneur de Beauvais. Quant au vice-inquisiteur de la foi, frère Jean Lemaistre, on fit comme s'il était mort. Cependant un certain nombre d'assesseurs furent convoqués: Jean Beaupère, chanoine de Paris, de Besançon et de Rouen, Jean de Mailly, seigneur évêque de Noyon, Jean Lefèvre, évêque de Démétriade; plusieurs chanoines de Rouen, quelques religieux, qui comparurent, les uns onctueux, les autres rechignés[1092]; et le très illustre docteur Thomas de Courcelles qui, après avoir été le plus laborieux et le plus assidu collaborateur de l'évêque de Beauvais, devant les commissaires de la revision, ne se rappela rien[1093].

On trouva dans les artisans de la condamnation les meilleurs artisans de la réhabilitation. Les greffiers du seigneur évêque de Beauvais, les Boisguillaume, les Manchon, les Taquel, tous ces encriers d'Église qui avaient instrumenté pour la mort firent merveilles quand il s'agit de démonter l'instrument; autant ils avaient mis de zèle à construire le procès, autant ils en mirent à le défaire; ils y découvrirent autant de vices qu'on voulut[1094].

Et de quel ton lamentable ces procéduriers bénins, ces chicaneurs attendris dénonçaient-ils l'iniquité cruelle qu'ils avaient mise eux-mêmes en bonne et due forme! On vit alors l'huissier Jean Massieu, prêtre concubinaire, curé scandaleux par son incontinence[1095], bon homme au reste, bien qu'un peu sournois, inventer mille fables ridicules pour noircir Cauchon, comme si le vieil évêque n'était pas déjà assez noir[1096]. Les commissaires de la revision tirèrent du couvent des frères prêcheurs de Rouen une paire de moines lamentables, frère Martin Ladvenu et frère Isambart de la Pierre, qui pleurèrent à cœur fendre en contant la pieuse fin de cette pauvre Pucelle qu'ils avaient déclarée hérétique, puis relapse et fait brûler vive. Il n'y eut pas jusqu'au clerc chargé de donner la question à Jeanne qui ne vînt s'attendrir sur la mémoire d'une si sainte fille[1097].

Des piles énormes de mémoires composés par des docteurs de science éprouvée, canonistes théologiens et juristes, tant français qu'étrangers, furent versés au procès. Ils avaient pour principal objet d'établir, par raisonnement scolastique, que Jeanne avait soumis ses faits et dits au jugement de l'Église et de notre seigneur le pape. Ces docteurs prouvèrent que les juges de 1431 avaient été très subtils et Jeanne très simple. C'était le meilleur moyen, sans doute, de faire croire qu'elle s'était soumise à l'Église, mais, en vérité, ils la firent par trop simple. À les en croire, elle était tout ignare, ne comprenant rien, s'imaginant que les clercs qui l'interrogeaient composaient à eux seuls l'Église militante, enfin à peu près idiote. Ç'avait été déjà l'idée des docteurs du parti français en 1429. La Pucelle «une puce», disait alors le seigneur archevêque d'Embrun[1098].

Il y avait une autre raison de la faire paraître aussi infirme et imbécile que possible. On en faisait mieux éclater la puissance de Dieu qui avait rétabli par elle le roi de France dans son héritage.

Les commissaires obtinrent de la plupart des témoins des déclarations en ce sens. Elle était simple, elle était très simple, elle était toute simple, répétaient-ils les uns après les autres. Et tous, en termes semblables, ajoutent: «Oui, elle était simple, hors au fait de guerre où elle était très entendue[1099].» Et les capitaines de dire qu'elle était experte à placer des canons, quand ils savaient bien le contraire, mais il fallait qu'elle fût excellente au fait de guerre, puisque Dieu lui-même la conduisait contre les Anglais; cet art militaire dans une fille inepte était précisément le miracle.

En sa «recollection» le Grand Inquisiteur de France, frère Jean Bréhal, énumère les raisons qu'on a de croire que Jeanne venait de Dieu. Une des preuves qui semble l'avoir le plus frappé est qu'on la trouve annoncée dans les prophéties de Merlin l'Enchanteur[1100].

Croyant pouvoir induire d'une des réponses de Jeanne qu'elle eut pour la première fois ses apparitions dans sa treizième année, frère Jean Bréhal estime que le fait est d'autant plus croyable que ce nombre 13, composé de 3, qui signifie la bienheureuse Trinité, et de 10, qui exprime la parfaite observation du Décalogue, dispose merveilleusement aux visites divines[1101].

Le 16 juin 1456, le jugement de 1431, déclaré injuste, mal fondé, inique, fut cassé et frappé de nullité.

C'était l'honneur rendu à la messagère du sacre et sa mémoire mise en règle avec l'Église. Mais la puissance créatrice, qui avait enfanté tant de légendes pieuses et de fables héroïques à l'apparition de cette enfant, était désormais tarie. Le procès de réhabilitation ajouta peu de chose à la légende populaire; il fournit l'occasion d'appliquer à la mort de Jeanne les lieux communs relatifs au martyre des vierges, tels que la colombe envolée du bûcher, le nom de Jésus tracé en lettres de flamme, le cœur trouvé intact dans les cendres[1102]. On insista particulièrement sur le trépas misérable des mauvais juges. Il est vrai que Jean d'Estivet, le promoteur, fut trouvé mort dans un colombier[1103], que Nicolas Midy fut atteint de la lèpre, que Pierre Cauchon expira quand on lui faisait la barbe[1104]. Mais parmi ceux qui aidèrent ou accompagnèrent la Pucelle, plus d'un fit une mauvaise fin. Sire Robert de Baudricourt, qui avait envoyé Jeanne au roi, mourut en prison, excommunié pour avoir ravagé les terres du chapitre de Toul[1105]; le maréchal de Rais fut étranglé par justice[1106]; le duc d'Alençon, condamné à mort pour crime de haute trahison, ne fut gracié que pour encourir ensuite une nouvelle condamnation et mourir en captivité[1107].

Deux ans après que Charles VII eut ordonné une information préalable sur le procès de 1431, une femme, à l'exemple de la dame des Armoises, se fit passer pour la Pucelle Jeanne.

À cette époque vivaient, dans la petite ville de Sarmaize, entre Marne et Meuse, deux cousins germains de la Pucelle, Poiresson et Périnet, fils l'un et l'autre de défunt Jean de Vouthon, frère d'Isabelle Romée, en son vivant couvreur de son état. Or, un jour de l'année 1452, le curé de Notre-Dame de Sarmaize, Simon Fauchard, se trouvait dans la halle de la ville lorsqu'une femme, habillée en garçon, vint à lui et lui demanda s'il voulait jouer à la paume avec elle.

Il y consentit et, quand ils eurent fait leur partie, la femme lui dit:

—Dites hardiment que vous avez joué à la paume contre la Pucelle.

De quoi maître Simon Fauchard fut joyeux.

Cette femme se rendit ensuite dans la maison de Périnet, le charpentier, et dit:

—Je suis la Pucelle, et je viens faire visite à mon cousin Henri.

Périnet, Poiresson, Henri de Vouthon lui firent bon visage et la retinrent chez eux où elle but et mangea à son plaisir[1108].

Puis, quand elle eut assez bu et mangé, elle s'en alla.

D'où venait-elle? On ne sait. Où alla-t-elle? À peu de temps de là on croit la reconnaître dans une aventurière qui, les cheveux courts, coiffée d'un chaperon, portant huque et chausses, parcourait l'Anjou en se disant Jeanne la Pucelle. Tandis que les docteurs et maîtres désignés pour la revision du procès de Rouen recueillaient par tout le royaume des témoignages de la vie et de la mort de Jeanne, cette fausse Jeanne trouvait créance chez maintes gens. Mais s'étant fait une mauvaise affaire avec une dame de Saumoussay[1109], elle fut mise dans les prisons de Saumur où elle resta trois mois; après quoi, bannie des États du bon roi René, elle épousa un nommé Jean Douillet, et, par lettres datées du troisième jour de février de l'an 1456, il lui fut permis de rentrer à Saumur, à la condition de vivre honnêtement et de ne plus porter habit d'homme[1110].

Environ ce temps, vint à Laval, au diocèse du Mans une fille de dix-huit à vingt-deux ans, native d'un lieu voisin, dit Chassé-les-Usson. Son père se nommait Jean Féron, et elle était communément appelée Jeanne la Férone.

Elle recevait inspiration du Ciel et prononçait sans cesse les saints noms de Jésus et de Marie; cependant le démon la tourmentait cruellement. La dame de Laval, mère des seigneurs André et Guy, alors très vieille, admirant la piété et les souffrances de cette sainte fille, l'envoya au Mans vers l'évêque.

L'évêque du Mans était, depuis l'an 1449, messire Martin Berruyer, Tourangeau, en sa jeunesse professeur de philosophie et de rhétorique à l'Université de Paris, et qui s'était ensuite consacré à la théologie et avait compté parmi les sociétaires du collège de Navarre. Bien qu'affaibli par l'âge, consulté pour ses lumières par les commissaires de la réhabilitation[1111], il composa un mémoire sur la Pucelle. Ce qui lui donne à croire que cette paysanne fut vraiment envoyée de Dieu, c'est qu'elle était abjecte et très pauvre et paraissait presque idiote en tout ce qui ne concernait pas sa mission. Messire Martin augure que ce fut aux vertus de son roi que le Seigneur accorda le secours de la Pucelle[1112]. Sentiments en faveur parmi les théologiens du parti français.

Le seigneur évêque Martin Berruyer entendit Jeanne la Férone en confession, renouvela le baptême de cette jeune fille, la confirma dans la foi et lui imposa le nom de Marie, en reconnaissance des grâces abondantes que la très Sainte Vierge, mère de Dieu, avait accordées à sa servante.

Cette pucelle subissait les plus rudes assauts de la part des mauvais esprits. Maintes fois monseigneur du Mans la vit couverte de plaies, tout en sang, se débattre dans l'étreinte de l'Ennemi, et à plusieurs reprises il la délivra au moyen d'exorcismes. Il était merveilleusement édifié par cette sainte fille qui lui confiait des secrets admirables, abondait en révélations dévotes et en belles sentences chrétiennes. Aussi écrivit-il à la louange de la Férone plusieurs lettres tant à des princes qu'à des communautés du royaume[1113].

La reine de France, alors en son vieil âge et que depuis longtemps son époux délaissait, ayant ouï parler de la Pucelle du Mans, écrivit à messire Martin Berruyer pour qu'il voulût bien la lui faire connaître.

Ainsi que nous l'avons vu plusieurs fois dans cette histoire, quand une personne dévote et menant vie contemplative prophétisait, ceux qui tenaient le gouvernement des peuples voulaient la connaître et la soumettre au jugement des gens d'Église pour savoir si la bonté qui paraissait en elle était vraie ou feinte. Quelques officiers du roi vinrent visiter la Férone au Mans.

Comme elle avait été favorisée de révélations concernant le royaume de France, elle leur tint ce propos:

—Recommandez-moi bien humblement au roi et lui dites qu'il reconnaisse bien la grâce que Dieu lui a faite, qu'il veuille soulager son peuple.

Au mois de décembre 1460, elle fut mandée auprès du Conseil royal qui se tenait alors à Tours, tandis que le roi malade traînait dans le château des Montils sa jambe qui coulait[1114]. La Pucelle du Mans fut examinée, de même que l'avait été la Pucelle Jeanne, mais elle ne fut pas trouvée bonne; il s'en fallut du tout. Traduite en cour d'Église, elle fut convaincue d'imposture; il apparut qu'elle n'était pas pucelle, et qu'elle vivait en concubinage avec un clerc, que des familiers de monseigneur du Mans l'instruisaient de ce qu'il fallait dire, et que telle était l'origine des révélations qu'elle apportait sous le sceau du sacrement de la pénitence à révérend père en Dieu, messire Martin Berruyer. Reconnue hypocrite, idolâtre, invocatrice du démon, sorcière, magicienne, lubrique, dissolue, enchanteresse, grand miroir d'abusion, elle fut condamnée à être mitrée et prêchée devant le peuple, dans les villes du Mans, de Tours et de Laval. Le 2 mai 1461, elle fut exposée à Tours, coiffée d'une mitre de papier, sous un écriteau où son cas était déduit en vers latins et français. Maître Guillaume de Châteaufort, grand maître du collège royal de Navarre, la prêcha; puis on la mit en prison close, pour y pleurer et gémir ses péchés l'espace de sept ans, au pain de douleur et à l'eau de tristesse[1115]. Après quoi elle se fit tenancière d'une maison publique[1116].

Charles VII, rongé d'ulcères à la jambe et à la bouche, se croyant empoisonné, non sans raison, peut-être, et refusant toute nourriture, mourut en la cinquante-neuvième année de son âge, le mercredi 22 juillet 1461, dans son château de Mehun-sur-Yèvre[1117].

Le jeudi 6 août, son corps fut porté à l'église de Saint-Denys en France et déposé dans une chapelle tendue de velours; la nef était couverte de satin noir avec une voûte de toile bleue, ornée de fleurs de Lis[1118]. Pendant la cérémonie qui fut célébrée le lendemain, le plus renommé professeur de l'Université de Paris, le docteur aimable et modeste entre tous, au dire des princes de l'Église romaine, le plus puissant défenseur des libertés de l'Église gallicane, le religieux qui, ayant refusé le chapeau de cardinal, portait, au seuil de la vieillesse et très illustre, le seul titre de doyen des chanoines de Notre-Dame de Paris, maître Thomas de Courcelles, prononça l'oraison funèbre de Charles VII[1119]. Ainsi l'assesseur de Rouen, qui avait plus âprement que tout autre poursuivi la cruelle condamnation de la Pucelle, célébra la mémoire du roi victorieux que la Pucelle avait mené à son digne sacre.

APPENDICE I
LETTRE DU DOCTEUR G. DUMAS

MON CHER MAÎTRE,

Vous me demandez mon opinion médicale sur le cas de Jeanne d'Arc. Si j'avais pu l'examiner à loisir, comme les docteurs Tiphaine et Delachambre, qui furent appelés par le tribunal de Rouen, peut-être aurais-je été embarrassé pour me prononcer; à plus forte raison le suis-je pour vous donner un diagnostic rétrospectif fondé sur des interrogatoires où les juges recherchaient tout autre chose que des tares nerveuses. Cependant comme ils appelaient influence du diable ce que nous appelons aujourd'hui maladie, toutes leurs questions ne sont pas absolument vaines pour nous et je vais essayer, avec beaucoup de réserves, de vous répondre.

De l'hérédité de Jeanne nous ne savons rien, et de ses antécédents personnels nous ignorons presque tout. Jean d'Aulon raconte seulement[1120], sur la foi de plusieurs femmes, qu'elle n'aurait jamais été formée, ce qui indique une insuffisance de développement physique que l'on rencontre chez beaucoup de névropathes.

On n'en pourrait toutefois rien conclure touchant l'état nerveux de Jeanne, si ses juges, et en particulier maître Jean Beaupère, dans les nombreux interrogatoires qu'ils lui font subir, ne nous avaient procuré au sujet de ses hallucinations, quelques renseignements utiles.

Maître Beaupère s'enquiert d'abord très judicieusement si Jeanne avait jeûné la veille du jour où elle entendit ses voix pour la première fois, ce qui prouve que ce professeur insigne de théologie n'ignorait pas l'influence que l'inanition exerce sur les hallucinations et voulait, avant de conclure à la sorcellerie, être bien sûr qu'il n'allait pas condamner une malade. De même nous verrons plus tard sainte Thérèse, soupçonnant que le jeûne était la seule cause des prétendues visions d'une religieuse, l'obliger à manger et la guérir.

Jeanne répond qu'elle était à jeun depuis le matin seulement, et maître Beaupère continue:

D.—De quel côté entendiez-vous la voix?

R.—J'entendais la voix à droite, vers l'église.

D.—La voix était-elle accompagnée d'une clarté?

R.—Rarement je l'entends sans clarté. Cette clarté se manifeste du même côté par où j'entends la voix[1121].

On pourrait se demander si par l'expression «à droite» (a latere dextro) Jeanne a voulu désigner son côté droit ou bien l'orientation de l'église par rapport à elle, et, dans ce dernier cas, le renseignement serait sans intérêt au point de vue clinique, mais le contexte ne laisse aucun doute sur le sens véritable de ses paroles.

—Comment pouvez-vous, objecte Jean Beaupère, voir cette clarté que vous dites se manifester, si cette clarté est à droite?

S'il s'était agi simplement de la situation de l'église et non du côté droit de Jeanne, elle n'aurait eu qu'à tourner la tête pour avoir la clarté en face, et l'objection de Jean Beaupère ne se comprendrait pas.

Jeanne paraît donc avoir eu, vers l'âge de treize ans, à l'époque de la puberté qui ne venait pas pour elle, des hallucinations unilatérales droites de la vue et de l'ouïe; or Charcot considérait que les hallucinations unilatérales de la vue étaient fréquentes dans l'hystérie[1122]. Il pensait même qu'elles s'allient toujours chez les hystériques à une hémi-anesthésie qui siège du même côté du corps et qui, dans l'espèce, eût siégé à droite. Peut-être le procès de Jeanne nous eût-il révélé cette hémi-anesthésie, stigmate très important pour le diagnostic de l'hystérie, si les juges avaient appliqué la torture ou simplement recherché sur la peau les plaques d'anesthésie qu'on appelait alors les marques du diable; mais de l'examen oral auquel ils se livrèrent on ne peut tirer que des inférences sur l'état physique de Jeanne. Je dois ajouter, pour infirmer ce que ces inférences peuvent encore avoir d'excessif, que les neurologistes contemporains attachent moins d'importance que Charcot aux hallucinations unilatérales de la vue dans le diagnostic de l'hystérie.

Les autres caractères que les interrogatoires révèlent dans les hallucinations de Jeanne ne sont pas moins intéressants que les précédents, bien qu'ils ne prêtent pas non plus à des conclusions certaines.

C'est de la pensée obscure et inconsciente que sortent brusquement les visions et les voix avec ce caractère d'extériorité qui distingue si particulièrement les hallucinations hystériques. Jeanne est si peu préparée par sa pensée claire à entendre ses voix, elle les attend si peu qu'elle déclare avoir eu grand'peur la première fois: «J'avais treize ans quand j'eus une voix venant de Dieu pour m'aider à me bien conduire. Et la première fois, j'eus grand'peur. Cette voix me vint vers l'heure de midi, c'était l'été, dans le jardin de mon père[1123]

Et tout de suite la voix devient impérative; elle demande une obéissance qu'on ne lui refuse pas: «Elle me disait: Va en France, et je ne pouvais plus tenir où j'étais[1124]

Ses visions se manifestent de la même façon; elles ont la même extériorité et elles s'imposent avec la même nécessité à la confiance de la jeune fille.

Enfin ces hallucinations de l'ouïe et de la vue s'associent de bonne heure avec des hallucinations de l'odorat et du toucher qui présentent le même caractère et confirment chez Jeanne la certitude absolue de leur réalité.

D.—En quelle partie avez-vous touché sainte Catherine?

R.—Vous n'en aurez autre chose.

D.—Avez-vous baisé ou accolé sainte Catherine ou sainte Marguerite?

R.—Je les ai accolées toutes les deux.

D.—Fleuraient-elles bon?

R.—Il est bon à savoir qu'elles fleuraient bon.

D.—En les accolant, sentiez-vous chaleur ou autre chose?

R.—Je ne pouvais les accoler sans les sentir et les toucher[1125].

C'est d'ailleurs à cause de cette extériorité, de cette réalité si marquée que les hallucinations hystériques laissent dans l'esprit des traces profondes et ineffaçables; les sujets en parlent comme de faits réels qui les ont vivement frappés, et quand ils se font accusateurs, comme tant de femmes qui se prétendent victimes d'attentats imaginaires, ils soutiennent leurs accusations avec la dernière énergie.

Non seulement Jeanne voit, entend, flaire et touche ses saintes, mais elle se mêle à des cortèges d'anges dont elles font partie, accomplit en cette compagnie des actes réels, comme si ses hallucinations et sa vie étaient complètement fondues.

—J'étais dans mon logis, en la maison d'une bonne femme, près du château de Chinon, quand l'ange vint. Et alors lui et moi, allâmes ensemble vers le roi.

D.—Cet ange était-il seul?

R.—Cet ange avait bonne compagnie d'autres anges[1126]. Ils étaient avec lui mais chacun ne les voyait pas.... Quelques-uns s'entre-ressemblaient bien; d'autres, non, en la manière où je les voyais. Aucuns avaient des ailes. Il y en avait même de couronnés, et en la compagnie étaient sainte Catherine et sainte Marguerite.

Elles furent, avec l'ange susdit, et les autres anges aussi, jusque dedans la chambre du roi.

D.—Dites-nous comment l'ange vous quitta.

R.—Il me quitta dans une petite chapelle et je fus bien fâchée de son départ et même je pleurai. Volontiers je m'en fusse allée avec lui; je veux dire mon âme[1127].

Il y a dans toutes ces hallucinations la même netteté objective, la même certitude subjective, que dans les hallucinations toxiques de l'alcool, et cette netteté, cette certitude peuvent bien, dans le cas de Jeanne, faire penser encore à l'hystérie.

Mais si Jeanne se rapproche des hystériques par certains traits, elle s'en éloigne par d'autres.

De bonne heure elle paraît être arrivée à disposer, par rapport à ses voix et à ses visions, d'une indépendance et d'une autorité relatives.

Sans douter jamais de leur réalité, elle leur résiste et leur désobéit à l'occasion, lorsque, par exemple, elle saute, malgré sainte Catherine, de la tour de Beaurevoir où elle est prisonnière: «Sainte Catherine me disait presque chaque jour de ne pas sauter, et que Dieu me viendrait en aide et aussi à ceux de Compiègne. Et moi je dis à sainte Catherine: Puisque Dieu sera en aide à ceux de Compiègne, je veux être là[1128]

D'autre part, elle finit par prendre sur ses visions assez d'autorité pour faire venir les deux saintes à son gré lorsqu'elles ne viennent pas d'elles-mêmes.

D.—Appelez-vous ces saintes, ou viennent-elles sans appeler?

R.—Elles viennent souvent sans les appeler, et d'autres fois, si elles ne venaient pas, je requerrais Dieu promptement pour qu'il les envoyât[1129].

Tout ceci n'est plus dans la manière classique des hystériques, en général assez passives par rapport à leur névrose et à leurs hallucinations; c'est un trait de caractère que j'ai noté chez bien des mystiques supérieures qui furent en même temps des hystériques notoires; les sujets de ce genre, après avoir d'abord subi leur hystérie passivement, s'en servent ensuite plus qu'ils ne la subissent, et finalement en tirent parti pour réaliser par leurs extases l'union divine qu'ils cherchent.

Et ce trait nous permet, si Jeanne fut hystérique, d'indiquer le rôle que sa névrose a pu jouer dans le développement de son caractère et dans sa vie.

Si l'hystérie est intervenue chez elle, ce n'a été que pour permettre aux sentiments les plus secrets de son cœur de s'objectiver sous forme de visions et de voix célestes; elle a été la porte ouverte par laquelle le divin—ou ce que Jeanne jugeait tel—est entré dans sa vie; elle a fortifié sa foi, consacré sa mission, mais par son intelligence, par sa volonté Jeanne reste saine et droite, et c'est à peine si la pathologie nerveuse éclaire faiblement une partie de cette âme que votre livre fait revivre tout entière.

Je vous prie d'agréer, mon cher Maître, l'expression de ma respectueuse admiration.

Dr G. DUMAS.

APPENDICE II
LE MARÉCHAL DE SALON

Vers la fin du XVIIe siècle, vivait à Salon-en-Crau, près Aix, un maréchal ferrant, nommé François Michel, d'honnête famille, qui avait servi dans le régiment de cavalerie du chevalier de Grignan, et était tenu pour homme sensé, probe et accomplissant ses devoirs religieux. Il touchait à ses quarante ans, quand, au mois de février 1697, il eut une vision.

Rentrant le soir au logis, il vit un spectre tenant à la main un flambeau. Ce spectre lui dit:

—Ne crains rien. Va à Paris pour parler au roi. Si tu n'obéis pas à cet ordre, tu mourras. Lorsque tu seras à une lieue de Versailles je te marquerai, sans faute, les choses dont tu devras entretenir Sa Majesté. Adresse-toi à l'intendant de la province, qui donnera les ordres nécessaires pour ton voyage.

La figure qui parlait ainsi était en forme de femme, portant la couronne royale et le manteau semé de fleurs de lis d'or, comme la feue reine Marie-Thérèse, morte saintement depuis déjà quatorze ans révolus.

Le pauvre maréchal eut grand'peur, et tomba au pied d'un arbre, ne sachant s'il rêvait ou s'il veillait; puis il regagna sa maison et ne parla à personne de ce qu'il avait vu.

À deux jours de là, passant au même endroit, il revit le spectre qui lui réitéra les ordres et les menaces. Le maréchal ne douta plus de la vérité de ce qu'il voyait; mais il ne savait encore à quoi se résoudre.

Une troisième apparition, plus pressante et plus impérieuse, le disposa à l'obéissance. Il alla trouver à Aix l'intendant de la province, le vit et lui conta comment il avait reçu mission d'aller parler au roi. L'intendant ne lui donna pas d'abord grande attention; mais, pressé par le doux entêtement de cet illuminé, et songeant, d'ailleurs, que l'affaire n'était pas tout à fait négligeable, puisqu'il s'agissait de la personne du roi, il s'informa, auprès des magistrats de Salon, de la famille et de la conduite du maréchal. Les renseignements furent très bons. Dans ce cas, il convenait de donner suite à l'affaire. On n'était pas bien sûr, en ce temps-là, que des avis utiles au Roi très chrétien ne pussent être envoyés au moyen d'un simple artisan par quelque membre de l'Église triomphante; on était bien moins sûr encore qu'il n'y eût pas, sous couleur d'apparition, quelque complot dont la connaissance intéressât la sûreté de l'État. Dans les deux cas, dont le second assez probable, le parti le plus sage était d'envoyer François Michel à Versailles; c'est à quoi se décida l'intendant.

Il prit, pour faire voyager François Michel, un moyen sûr et peu coûteux. Il le remit à un officier qui conduisait des recrues. Après avoir fait ses dévotions chez les capucins, qu'il édifia par sa bonne tenue, le maréchal ferrant partit le 25 février avec les jeunes soldats de Sa Majesté, qu'il ne quitta qu'à la Ferté-sous-Jouarre. Arrivé à Versailles, il demanda à voir le roi, ou tout au moins un ministre d'État. On l'envoya à M. de Barbezieux qui, tout jeune, avait succédé à M. de Louvois son père, et avait montré quelques talents. Mais le bon homme refusa de lui rien dire, pour cette raison qu'il ne parlerait qu'à un ministre d'État.

Et, de fait, Barbezieux, qui était ministre, n'était pas ministre d'État. On fut surpris qu'un maréchal de Provence en eût fait la distinction.

M. de Barbezieux ne méprisa pas, sans doute, ce compatriote de Nostradamus autant qu'un esprit plus libre l'eût fait à sa place. Il était, comme son père, adonné aux pratiques de l'astrologie judiciaire et il consultait, sans cesse, sur son horoscope, un cordelier qui lui avait prédit l'époque de sa mort.

On ne sait s'il fit un rapport favorable au roi, ni si le maréchal ferrant fut reçu ensuite par M. de Pomponne de qui relevaient les affaires de Provence. Mais, ce qui est certain, c'est que Louis XIV consentit à voir le pauvre homme. Il le fit monter par les degrés qui aboutissent à la cour de marbre et l'entretint longuement dans ses cabinets.

Le lendemain, descendant par ce même petit escalier pour aller à la chasse, le roi rencontra le maréchal de Duras qui tenait, ce jour-là, le bâton de capitaine des gardes du corps, et qui lui parla du ferreur de chevaux avec sa liberté ordinaire. Usant d'une façon proverbiale de langage:

—Ou cet homme-là est fou, dit-il, ou le roi n'est pas noble.

À ce mot, le roi s'arrêta, contre son habitude, et se tourna vers le maréchal de Duras:

—Je ne suis donc pas noble, répondit-il, car je l'ai entretenu longtemps et il m'a parlé de fort bon sens; je vous assure qu'il est loin d'être fou.

Il prononça ces derniers mots avec une gravité appuyée qui surprit l'assistance.

C'est l'usage que de tels illuminés apportent un signe de leur mission. Dans une seconde entrevue, François Michel donna un signe au roi, conformément à la promesse qu'il lui en avait faite. Il lui rappela une rencontre extraordinaire que le fils d'Anne d'Autriche se croyait seul à connaître. On en recueillit, dit-on, l'aveu sur la bouche de Louis XIV, qui pourtant gardait sur toute cette affaire un silence profond.

Saint-Simon, attentif à recueillir tous les bruits des petits cabinets, crut savoir qu'il s'agissait d'un fantôme qui, plus de vingt ans auparavant, avait apparu à Louis XIV dans la forêt de Saint-Germain.

Le roi reçut une troisième et dernière fois le maréchal de Salon.

Ce visionnaire inspirait une telle curiosité aux courtisans, qu'il fallut le tenir enfermé dans le couvent des Récollets, où la petite princesse de Savoie, qui devait bientôt épouser le duc de Bourgogne, l'alla voir avec plusieurs dames et seigneurs de la Cour.

Il se montrait bon homme, simple, ne s'enorgueillissait point et parlait peu. Le roi lui fit donner un bon cheval, des hardes, quelque argent et le renvoya en Provence.

Il y avait dans le public de grandes incertitudes sur l'apparition qui était venue au maréchal et sur la mission qu'il en avait reçue. L'opinion la plus répandue était qu'il avait vu l'âme de Marie-Thérèse; mais quelques-uns prétendaient que c'était celle de Nostradamus.

Cet astrologue n'avait pas de crédit qu'à Salon, où il reposait dans l'église des Cordeliers. Ses centuries, plus de dix fois réimprimées dans le cours d'un siècle, à Paris et à Lyon, amusaient, par tout le royaume, la crédulité populaire, et l'on venait de publier en 1693 une concordance des prophéties de Nostradamus avec l'histoire, depuis Henri II jusqu'à Louis le Grand.

On en vint à croire que le maréchal de Salon avait été annoncé par l'astrologue dans ce quatrain mystérieux:

Le penultiesme du surnom du Prophète,
Prendra Diane pour son iour et repos:
Loing vaguera par frénétique teste,
En délivrant un grand peuple d'impos.

On essaya d'expliquer, en faveur du pauvre illuminé de Salon, cette poésie obscure. On voulut qu'il fût désigné dans le premier vers, l'un des douze petits prophètes s'appelant Micheas ou Michée, ce qui s'approche de Michel. À l'endroit du second vers, on fit remarquer que la mère du maréchal ferrant se nommait Diane, tandis que ce vers, si tant est qu'il ait un sens, offre plus naturellement l'idée du jour de la lune, c'est-à-dire du lundi. On prit soin de marquer que, au troisième vers, frénétique veut dire non point insensé, mais inspiré. Le quatrième vers, seul intelligible, fit penser que le spectre avait donné au maréchal mission de réclamer du roi l'allégement des impôts et des tailles qui pesaient alors d'un poids inique sur les bonnes gens des villes et des campagnes:

En délivrant un grand peuple d'impos.

C'en fut assez pour rendre le bonhomme populaire, et pour que les malheureux missent sur cette grosse tête, gonflée de vent, l'espérance d'un meilleur avenir. On grava son portrait en taille-douce, et l'on inscrivit au-dessous le quatrain de Nostradamus. M. d'Argenson, lieutenant de police, fit saisir ces images. On les supprima peut-être, dit la Gazette d'Amsterdam, à cause du dernier vers de la centurie mise au bas du portrait: «En délivrant un grand peuple d'impôts», ces sortes d'expressions n'étant en aucune manière du goût de la Cour.

On ne sut jamais exactement quelle mission le spectre avait donnée au maréchal. Les gens d'esprit flairaient une intrigue de madame de Maintenon, qui avait une amie à Marseille, madame Arnoul, laide comme le péché, disait-on, et qui se faisait aimer de tous les hommes. Ils pensaient que cette madame Arnoul avait montré Marie-Thérèse au bonhomme de Salon pour induire le roi à vivre honnêtement avec la veuve Scarron. Mais en 1697 la veuve Scarron avait épousé Louis, depuis au moins douze ans, et l'on ne voit point qu'elle eût besoin de spectres pour s'attacher le vieux roi.

De retour dans sa ville natale, François Michel y ferra les chevaux comme devant.

Il mourut à Lançon, proche Salon, le 10 décembre 1726[1130].

APPENDICE III
MARTIN DE GALLARDON

Ignace-Thomas Martin, natif de Gallardon (Eure-et-Loir), y vivait au commencement de XIXe siècle avec sa femme et ses quatre enfants. Il était cultivateur de son état. Ceux qui l'ont connu nous le représentent de taille moyenne, les cheveux bruns et plats, la face maigre, l'œil calme, avec un air de quiétude et d'assurance. Un portrait au crayon, que M. le docteur Martin, son fils, a bien voulu me communiquer, permet de se figurer le visionnaire avec plus d'exactitude. Ce portrait, où Thomas Martin est représenté de profil, fait voir un front étrangement haut et droit, une tête étroite et longue, un œil rond, des narines ouvertes, une bouche serrée, un menton avancé, des joues creuses, un air d'austérité; le col, la cravate blanche, l'habit d'un bourgeois.

C'était, au témoignage de son frère, un homme sain de corps et d'esprit, l'âme la plus douce, qui ne cherchait point à se faire remarquer, et dont la piété régulière n'avait jamais eu rien d'exalté. Le maire et le curé de Gallardon confirmèrent ce dire et s'accordèrent à le représenter bon homme, de mœurs simples, d'esprit rassis, un peu court.

Il avait trente-trois ans en 1816. Le 15 janvier de cette année, étant seul dans son champ, où il étendait du fumier, il entendit à son oreille une voix qu'aucun bruit de pas n'avait précédée. Alors, il tourna la tête du côté de la voix et vit une figure qui lui fit peur. C'était celle d'un être dont la taille, comparée à celle des hommes, semblait médiocre, mais dont le visage, très mince, éblouissait par sa blancheur surnaturelle. Coiffé d'un chapeau de haute forme, il portait une redingote «blonde» et était chaussé de souliers à cordons.

Il disait avec douceur:

—Il faut que vous alliez trouver le roi et que vous l'avertissiez que sa personne est en danger, que des méchants cherchent à renverser le gouvernement.

Il ajouta des recommandations à l'adresse de Louis XVIII sur la nécessité d'instituer une bonne police, de sanctifier le dimanche, d'ordonner des prières publiques et de réprimer les désordres du carnaval. Faute de quoi, ajouta-t-il, «la France tombera dans les plus grands malheurs». Rien, en somme, que M. La Perruque, curé de Gallardon, n'eût dit cent fois, sans doute, le dimanche, en chaire.

Martin répondit:

—Puisque vous en savez si long, pourquoi n'allez-vous pas faire votre commission vous-même? Pourquoi vous adressez-vous à un pauvre homme comme moi qui ne sait pas s'expliquer?

L'inconnu répondit à Martin:

—Ce n'est pas moi qui irai, ce sera vous, et faites ce que je vous commande.

Aussitôt qu'il eut prononcé ces paroles, ses pieds s'élevèrent du sol, son buste s'abaissa et il disparut en achevant ce double mouvement.

À compter de ce jour, Martin fut hanté par l'être mystérieux. Une fois, étant descendu dans sa cave, il l'y trouva. Une autre fois, pendant les vêpres, il le vit dans l'église, près du bénitier, en une dévote attitude. Après la cérémonie, l'inconnu accompagna Martin, qui regagnait sa maison avec des gens de sa famille, et il lui renouvela l'ordre d'aller trouver le roi. Martin avertit ses parents, mais ceux-ci ne purent rien voir ni rien entendre.

Tourmenté par ces apparitions, Martin en instruisit M. La Perruque, son curé, qui, assuré de la bonne foi de son paroissien et estimant que le cas devait être soumis à l'autorité diocésaine, envoya le visionnaire à l'évêque de Versailles. C'était alors un ancien prêtre assermenté, M. Louis Charrier de la Roche. Il résolut de soumettre Martin à un examen complet et lui prescrivit tout d'abord de demander de sa part à l'inconnu comment il se nommait, qui il était et qui l'envoyait.

Mais le messager à la redingote blonde, s'étant manifesté de nouveau, déclara que son nom resterait inconnu.

—Je viens, ajouta-t-il de la part de celui qui m'a envoyé, et celui qui m'a envoyé est au-dessus de moi.

S'il ne voulait pas se nommer, il faisait connaître du moins ses sentiments, et le chagrin qu'il témoigna de l'évasion de La Valette prouvait qu'il était, en politique, un ultra de l'espèce la plus féroce.

Cependant, le comte de Breteuil, préfet d'Eure-et-Loir, prévenu en même temps que l'évêque, interrogea de son côté Martin. Il s'attendait à voir un agité, et quand il trouva devant lui un homme tranquille, parlant avec simplicité, mettant de la suite et de l'exactitude dans ses propos, sa surprise fut grande.

Il jugea, comme M. l'abbé La Perruque, qu'il y avait lieu d'en référer aux autorités supérieures, et il envoya Martin au ministre de la police générale, sous la conduite d'un lieutenant de gendarmerie.

Arrivé à Paris le 8 mars, Martin logea avec le gendarme à l'hôtel de Calais, dans la rue Montmartre. Ils y occupaient une chambre à deux lits. Un matin, Martin, étant couché, eut une apparition dont il prévint le lieutenant André, qui ne put rien voir, bien qu'il fît grand jour. Au reste, Martin avait des visions si fréquentes qu'il n'en concevait plus ni surprise ni trouble. Il n'y avait que la disparition subite de l'inconnu à laquelle il ne pouvait s'habituer. La voix donnait constamment les mêmes ordres. Un jour elle dit que, si les commandements qu'elle portait n'étaient point entendus, la France n'aurait plus de paix jusqu'à l'année 1840.

Le ministre de la police générale était, en 1816, le comte Decazes (qui fut fait duc un peu plus tard). Il avait la confiance du roi; mais il savait que les ultras ourdissaient contre lui des complots. Il voulut voir le bonhomme de Gallardon, dans le soupçon, sans doute, que cet innocent était aux mains de royalistes fanatiques. Il le fit venir, l'interrogea et vit tout de suite que le pauvre homme n'était pas dangereux. Il lui parla comme on doit parler aux fous, en entrant dans leur manie:

—Soyez tranquille, lui dit-il, l'homme qui vous tourmentait est arrêté et vous n'avez plus rien à craindre.

Mais ces paroles ne produisirent pas l'effet qu'on en pouvait attendre. Trois ou quatre heures après cette entrevue, Martin revit l'inconnu, qui, après avoir parlé comme de coutume, ajouta:

—C'est à tort qu'on vous a dit qu'on m'avait arrêté: celui qui vous a parlé n'a aucun pouvoir sur moi.

Il revint le dimanche 10 mars et fit ce jour-là une des communications que l'évêque de Versailles avait demandées et qu'il avait d'abord déclaré ne devoir jamais faire:

—Je suis, dit-il, l'archange Raphaël, ange très célèbre auprès de Dieu, et j'ai reçu le pouvoir de frapper la France de toutes sortes de plaies.

Trois jours après, Martin était enfermé à Charenton, sur le certificat du docteur Pinel, qui le reconnut atteint de manie intermittente avec aliénations des sens.

Il y fut traité de la manière la plus douce et put même y jouir des apparences de la liberté. C'est Pinel lui-même qui avait introduit ces habitudes d'humanité dans le traitement des fous. Le bienheureux Raphaël n'abandonna pas Martin à l'hôpital; le vendredi 15, comme le paysan nouait les cordons de ses souliers, l'archange en redingote blonde lui adressa ces paroles:

—Place ta confiance en Dieu. Si la France persiste dans son incrédulité, les malheurs prédits arriveront. Au reste, si l'on doute de la vérité de tes visions, on n'a qu'à te faire examiner par des docteurs en théologie.

Martin rapporta ce discours à M. Legros, surveillant de la maison royale de Charenton, et lui demanda ce que c'était qu'un docteur en théologie. Il ignorait la signification de ce terme. Il avait de même, étant encore à Gallardon, demandé à M. le curé La Perruque le sens de certaines expressions que la voix employait. Il ne comprenait pas, par exemple, «le délire de la France» ni les maux auxquels elle serait «en proie». Mais cette inintelligence, à la croire véritable, n'est pas pour nous troubler: Martin pouvait fort bien avoir retenu des mots qu'il n'entendait pas et qu'il prêtait ensuite à son archange sans les entendre davantage. Les visions se succédaient à courts intervalles. Le dimanche 31 mars, l'archange lui apparut dans le jardin, lui prit la main, qu'il serra affectueusement, entr'ouvrit son vêtement et montra une poitrine d'une blancheur si éclatante qu'on n'en pouvait soutenir la vue; puis il ôta son chapeau:

—Vois mon front, dit-il, et fais attention qu'il ne porte pas le sceau de la réprobation dont les mauvais anges ont été marqués.

Louis XVIII, pensant comme, son ministre favori, que le laboureur de Gallardon était un instrument aux mains des partis violents, voulut le voir et l'interroger.

Le mardi 2 avril, Martin fut conduit aux Tuileries et introduit dans le cabinet du roi, où se trouvait M. Decazes. Dès que le roi vit le laboureur, il lui dit:

—Martin, je vous salue.

Puis il fit signe au ministre de se retirer. Martin répéta alors tout ce que l'archange lui avait révélé, puis, à l'en croire, il découvrit à Louis XVIII plusieurs circonstances secrètes des années d'exil et révéla des complots formés contre sa personne. Alors le roi, vivement ému, leva en pleurant les yeux et les mains vers le ciel et dit à Martin:

—Martin, voilà des choses qui ne doivent être connues que de vous et de moi.

Le visionnaire lui promit le secret le plus absolu.

Telle est, sur l'entrevue du 2 avril, la première version de Martin qui était alors un royaliste exalté par les prônes de M. La Perruque. Il faudrait mieux connaître ce curé, dont on sent l'inspiration dans toute cette affaire. Louis XVIII jugea comme M. Decazes que le pauvre homme était inoffensif et le renvoya à sa charrue.

Plus tard, les agents d'un de ces faux dauphins qui pullulaient sous la Restauration s'emparèrent de Martin et le firent divaguer à leur profit. Après la mort de Louis XVIII, sous l'influence de ces aventuriers, le pauvre homme, refaisant le récit de son entrevue avec le feu roi, y introduisit de prétendues révélations qui en changeaient absolument le caractère et qui transformaient le royaliste exalté de 1816 en un prophète accusateur, venant traiter le prince, dans son château, d'usurpateur et de régicide, lui défendant, au nom de Dieu, de se faire sacrer à Reims.

Je ne rapporterai pas ici de telles divagations. On les trouvera tout au long dans le livre de M. Paul Marin. J'aurais voulu qu'on y indiquât que ces inepties étaient soufflées au malheureux insensé par des partisans de Naundorf qui se faisait passer pour le duc de Normandie, échappé du Temple.

Thomas-Ignace Martin mourut à Chartres en 1834. On a prétendu, sans pouvoir l'établir, qu'il avait été empoisonné[1131].

APPENDICE IV
NOTE ICONOGRAPHIQUE

On ne trouve nulle part une image authentique de Jeanne. Nous tenons d'elle qu'elle vit à Arras, dans la main d'un Écossais, une peinture où elle était figurée un genou à terre et présentant une lettre à son roi, et que jamais elle ne fit faire ni ne connut autre image ou peinture à sa ressemblance. Ce portrait, sans doute fort petit, est malheureusement perdu et l'on n'en connaît point de réplique[1132]. La figure exiguë tracée à la plume, sur un registre, le 10 mai 1429, par un greffier au parlement de Paris, qui n'avait jamais vu la Pucelle, doit être regardée comme l'innocent griffonnage d'un scribe inhabile à dessiner une lettrine[1133]. Je me dispenserai de refaire l'iconographie de la Pucelle[1134]. La statuette équestre, en bronze, du musée de Cluny, offre un effet si grotesque, qu'on le croirait produit à dessein, si l'on pouvait prêter une pareille intention à un vieil imagier. Elle date du règne de Charles VIII; c'est un Saint-Georges ou un Saint-Maurice que, à une époque sans doute récente, on fit prendre pour ce qu'il n'était pas, en inscrivant au burin, entre les jambes de la malheureuse haridelle qui le porte, cette inscription: La pucelle dorlians, désignation inusitée au XVe siècle[1135]. Le musée de Cluny exposait, vers 1875, une autre statuette, un peu plus grande, de bois peint, qu'on croyait être aussi du XVe siècle et représenter Jeanne d'Arc. On la cacha dans les magasins quand on sut que c'était un mauvais Saint-Maurice du XVIIe siècle, provenant d'une église de Montargis[1136]. Il arrive souvent qu'on fasse d'un saint en armes une Jeanne d'Arc. C'est le cas encore pour une petite tête casquée du XVe siècle, qu'on trouva, dans la terre, à Orléans, détachée d'une statue et portant encore des traces de peinture, œuvre d'un bon style et d'une expression charmante[1137]. Je n'ai pas le courage de signaler toutes les lettrines d'antiphonaires, toutes les miniatures du XVIe siècle, du XVIIe, du XVIIIe, altérées et repeintes, qu'on donne pour d'authentiques et anciennes effigies de Jeanne. J'ai eu l'occasion d'en voir beaucoup[1138]. J'aurais plaisir au contraire à rappeler, s'ils n'étaient si connus, quelques manuscrits du XVe siècle, qui, comme Le Champion des dames et les Vigiles de Charles VII, contiennent des miniatures où la Pucelle est figurée selon la fantaisie de l'enlumineur, et qui nous intéressent en ce qu'elles expriment la vision de ces hommes qui vécurent en même temps qu'elle, ou peu de temps après. Ce n'est pas leur talent qui nous touche; ils n'en ont pas et ne font point songer à Jean Foucquet[1139].

Du vivant de la Pucelle, et surtout pendant sa captivité, les Français suspendaient son image dans les églises[1140]. On voudrait reconnaître un de ces tableaux votifs dans la petite peinture sur bois, du musée de Versailles, qui représente la Vierge avec l'enfant Jésus, ayant Saint-Michel à sa droite et Jeanne d'Arc à sa gauche[1141]. C'est un ouvrage italien d'une extrême grossièreté. La tête de Jeanne, qui a disparu sous les coups d'un instrument dur et pointu, était d'un dessin exécrable à juger par les autres qui subsistent sur ce panneau. Les personnages portent tous quatre le nimbe orlé et perlé. À quoi certes les clercs de Paris et de Rouen eussent trouvé à redire; et, sans trop de sévérité, on pouvait accuser d'idolâtrie le peintre qui érigeait, à la gauche de la Vierge, en égale du prince des milices célestes, une créature appartenant à l'Église militante.

Debout, le chef, le cou et les épaules couverts d'une sorte de capeline fourrée à frange noires, gantée et chaussée de fer, ceinte, par-dessus sa huque rouge d'un ceinturon d'or, Jeanne est reconnaissable à son nom inscrit sur sa tête et aussi à la bannière blanche, semée de fleurs de lis, qu'elle élève de sa main droite, et à sa targe d'argent, découpée à l'allemande, où l'on voit une épée dont la pointe porte une couronne. Une inscription de trois lignes en français couvre les marches du trône sur lequel la vierge Marie est assise. Bien qu'elle soit aux trois quarts effacée et presque inintelligible, j'ai pu, avec l'aide de mon savant ami, M. Pierre de Nolhac, conservateur du musée de Versailles, en déchiffrer quelques mots qui donneraient à croire qu'il s'agit ici de prières et de vœux pour le salut de Jeanne, tombée aux mains de ses ennemis. Nous aurions donc sous les yeux un de ces ex-voto qui furent suspendus dans des églises de France pendant la captivité de la Pucelle. Ce nimbe au front d'une créature vivante et la place insolite occupée par Jeanne s'expliqueraient en ce cas assez facilement; on pourrait croire que de bons Français approprièrent à leur dessein, sans y penser à mal, un tableau représentant originairement la vierge entre deux personnages de l'Église triomphante, et, au moyen de quelques retouches, firent de l'un de ces personnages la Pucelle de Dieu, faute de lui trouver, dans un si petit panneau, une place plus convenable à sa condition mortelle, comme, par exemple, celle que tenaient d'ordinaire, aux pieds de la vierge et des saints, les donateurs agenouillés; cela expliquerait peut-être encore que Saint-Michel, la Vierge et la Pucelle portent leurs noms inscrits au-dessus d'eux. Sur la tête de la Pucelle on lit ane darc. Cette forme Darc, en 1430, est possible[1142]. Dans la légende, au bas du trône, je discerne Jehane dArc, avec un d minuscule et un A majuscule à dArc, ce qui est bien étrange. Cette pièce m'en devient très suspecte.

La petite tapisserie à bestions du musée d'Orléans[1143], qui représente la venue de Jeanne à Chinon au-devant du roi, provient d'un atelier allemand du XV{e} siècle. Grossière de tissu, barbare de dessin et peu variée de couleurs, elle témoigne d'un certain goût pour les ornements somptueux et aussi d'une grande indifférence pour la vérité littérale.

C'était aussi une œuvre allemande que cette peinture qu'on montrait à Ratisbonne en 1429 et sur laquelle était figurée la Pucelle combattant en France. Cette peinture est perdue[1144].

FIN

TABLE DU TOME SECOND

  • —L'ARMÉE ROYALE DE SOISSONS À COMPIÈGNE. — POÈME ET PROPHÉTIE. 1
  • —PREMIER SÉJOUR DE LA PUCELLE À COMPIÈGNE. — LES TROIS PAPES. — SAINT-DENYS. — LES TRÊVES. 38
  • —L'ATTAQUE DE PARIS. 61
  • —PRISE DE SAINT-PIERRE-LE-MOUSTIER. — LES FILLES SPIRITUELLES DE FRÈRE RICHARD. — LE SIÈGE DE LA CHARITÉ. 87
  • —LES LETTRES AUX HABITANTS DE REIMS. — LA LETTRE AUX HUSSITES. — LE DÉPART DE SULLY. 116
  • —LA PUCELLE AUX FOSSÉS DE MELUN. — LE SEIGNEUR DE L'OURS. — L'ENFANT DE LAGNY. 138
  • —SOISSONS ET COMPIÈGNE. — PRISE DE LA PUCELLE. 157
  • —LA PUCELLE À BEAULIEU. — LE BERGER DU GÉVAUDAN. 177
  • —LA PUCELLE À BEAUREVOIR. — CATHERINE DE LA ROCHELLE À PARIS. — SUPPLICE DE LA PIERRONNE. 193
  • —BEAUREVOIR. — ARRAS. — ROUEN — LA CAUSE DE LAPSE. 214
  • —LA CAUSE DE LAPSE (Suite). 258
  • —LA CAUSE DE LAPSE (Suite). 303
  • —L'ABJURATION. — LA PREMIÈRE SENTENCE. 345
  • —LA CAUSE DE RELAPSE. — SECONDE SENTENCE. — MORT DE LA PUCELLE. 374
  • —APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE. — LA FIN DU BERGER. — LA DAME DES ARMOISES. 397
  • —APRÈS LA MORT DE LA PUCELLE (Suite). — LES JUGES DE ROUEN AU CONCILE DE BÂLE ET LA PRAGMATIQUE SANCTION. — LE PROCÈS DE RÉHABILITATION. — LA PUCELLE DE SARMAIZE. — LA PUCELLE DU MANS. 436
  • APPENDICES:
    1. —LETTRE DU DOCTEUR G. DUMAS. 459
    2. —LE MARÉCHAL DE SALON. 466
    3. —MARTIN DE GALLARDON. 472
    4. —NOTE ICONOGRAPHIQUE. 479

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  • LE LIVRE DE MON AMI. 1 —
  • LE LYS ROUGE. 1 —
  • LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD. 1 —
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  • LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE. 1 —
  • SUR LA PIERRE BLANCHE. 1 —
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Notes

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