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Vie de Jésus

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NOTES:

[98] Matth., XIII, 54 et suiv.; Marc, VII, I et suiv.; Jean, I, 45-46.

[99] Elle n'est nommée ni dans les écrits de l'Ancien Testament, ni dans Josèphe, ni dans le Talmud.

[100] Marc, I, 24; Luc, XVIII, 37; Jean, XIX, 19; Act. II, 22; III, 6. De là le nom de Nazaréens, longtemps appliqué aux chrétiens, et qui les désigne encore dans tous les pays musulmans.

[101] Le recensement opéré par Quirinius, auquel la légende rattache le voyage de Bethléhem, est postérieur d'au moins dix ans à l'année où, selon Luc et Matthieu, Jésus serait né. Les deux évangélistes, en effet, font naître Jésus sous le règne d'Hérode (Matth., II, I, 49, 22; Luc, I, 5). Or, le recensement de Quirinius n'eut lieu qu'après la déposition d'Archélaüs, c'est-à-dire dix ans après la mort d'Hérode, l'an 37 de l'ère d'Actium (Josèphe, Ant., XVII, xiii, 5; XVIII, i, I; II, I). L'inscription par laquelle on prétendait autrefois établir que Quirinius fit deux recensements est reconnue pour fausse (V. Orelli, Inscr. lat., nº 623, et le supplément de Henzen, à ce numéro; Borghesi, Fastes consulaires [encore inédits], à année 742). Le recensement en tout cas ne se serait appliqué qu'aux parties réduites en province romaine, et non aux tétrarchies. Les textes par lesquels on cherche à prouver que quelques-unes des opérations de statistique et de cadastre ordonnées par Auguste durent s'étendre au domaine des Hérodes, ou n'impliquent pas ce qu'on leur fait dire, ou sont d'auteurs chrétiens, qui ont emprunté cette donnée à l'Évangile de Luc. Ce qui prouve bien, d'ailleurs, que le voyage de la famille de Jésus à Bethléhem n'a rien d'historique, c'est le motif qu'on lui attribue. Jésus n'était pas de la famille de David (v. ci-dessous, p. 237-238), et, en eût-il été, on ne concevrait pas encore que ses parents eussent été forcés, pour une opération purement cadastrale et financière, de venir s'inscrire au lieu d'où leurs ancêtres étaient sortis depuis mille ans. En leur imposant une telle obligation, l'autorité romaine aurait sanctionné des prétentions pour elle pleines de menaces.

[103] Matth., II, 1 et suiv.; Luc, II, 1 et suiv. L'omission de ce récit dans Marc, et les deux passages parallèles, Matth, XIII, 54, et Marc, VI, 1, où Nazareth figure comme «la patrie» de Jésus, prouvent qu'une telle légende manquait dans le texte primitif qui a fourni le canevas narratif des évangiles actuels de Matthieu et de Marc. C'est devant des objections souvent répétées qu'on aura ajouté, en tête de l'évangile de Matthieu, des réserves dont la contradiction avec le reste du texte n'était pas assez flagrante pour qu'on se soit cru obligé de corriger les endroits qui avaient d'abord été écrits à un tout autre point de vue. Luc, au contraire (IV, 16), écrivant avec réflexion, a employé, pour être conséquent, une expression plus adoucie. Quant à Jean, il ne sait rien du voyage de Bethléhem; pour lui, Jésus est simplement «de Nazareth» ou «Galiléen,» dans deux circonstances où il eût été de la plus haute importance de rappeler sa naissance à Bethléhem (I, 45-46; VII, 41-42).

[104] On sait que le calcul qui sert de base à l'ère vulgaire a été fait au VIe siècle par Denys le Petit. Ce calcul implique certaines données purement hypothétiques.

[105] Matth., I, 21; Luc, I, 31.

[106] Gelil haggoyim, «cercle des Gentils.»

[107] Strabon, XVI, II, 35; Jos., Vita, 12.

[108] On expliquera plus tard (ch. XIV), l'origine des généalogies destinées à le rattacher à la race de David. Les Ébionira les supprimaient (Epiph., Adv. hær., XXX, 14).

[109] Matth., XIII, 55; Marc, VI, 3; Jean, VI, 42.

[110] L'aspect grossier des ruines qui couvrent la Palestine prouve que les villes qui ne furent pas reconstruites à la manière romaine étaient fort mal bâties. Quant à la forme des maisons, elle est, en Syrie, si simple et si impérieusement commandée par le climat qu'elle n'a jamais dû changer.

[111] Matth., XII, 46 et suiv.; XIII, 55 et suiv.; Marc, III, 31 et suiv.; VI, 3; Luc, VIII, 19 et suiv.; Jean, II 42; VII, 3, 5, 40; Act. I, 14.

[112] Matth., I, 25.

[113] Ces deux sœurs portant le même nom sont un fait singulier. Il y a là probablement quelque inexactitude, venant de l'habitude de donner presque indistinctement aux Galiléénnes le nom de Marie.

[114] Ils ne sont pas étymologiquement identiques. Αλφαιος est la transcription du nom syro-chaldaïque Halphaï; Κλωπας ou Κλεοπας est une forme écourtée de Κλεοπατρος. Mais il pouvait y avoir substitution artificielle de l'un à l'autre, de même que les Joseph se faisaient appeler «Hégésippe», les Eliakim «Alcimus», etc.

[115] Jean, VII, 3 et suiv.

[116] En effet, les quatre personnages qui sont donnés (Matth., XIII, 55; Marc, VI, 3) comme fils de Marie, mère de Jésus: Jacob, Joseph ou José, Simon et Jude, se retrouvent ou à peu près comme fils de Marie et de Cléophas (Matth., XXVII, 56; Marc, XV, 40; Gal., I, 19; Epist. Jac., I, 1; Epist. Judæ, 4; Euseb., Chron. ad ann. R. DCCCX; Hist. eccl., III, 11, 32; Constit. Apost., VII, 46). L'hypothèse que nous proposons lève seule l'énorme difficulté que l'on trouve à supposer deux sœurs ayant chacune trois ou quatre fils portant les mêmes noms, et à admettre que Jacques et Simon, les deux premiers évoques de Jérusalem, qualifiés de «frères du Seigneur,» aient été de vrais frères de Jésus, qui auraient commencé par lui être hostiles, puis se seraient convertis. L'évangéliste, entendant appeler ces quatre fils de Cléophas «frères du Seigneur,» aura mis, par erreur, leur nom au passage Matth., XIII, 55—Marc, VI, 3, à la place des noms des vrais frères, restés toujours obscurs. On s'explique de la sorte comment le caractère des personnages appelés «frères du Seigneur,» de Jacques par exemple, est si différent de celui des vrais frères de Jésus, tel qu'on le voit se dessiner dans Jean, VII, 3 et suiv. L'expression de «frère du Seigneur» constitua évidemment, dans l'Église primitive, une espèce d'ordre parallèle à celui des apôtres. Voir surtout I Cor., IX, 5.

[117] Act., I, 45.

[118] Marc, VI, 3.

[119] Selon Josèphe (B. J. III, iii, 2), le plus petit bourg de Galilée avait plus de cinq mille habitants. Il y a là probablement de l'exagération.

[120] Itiner., § 5.

[121] Antonin Martyr, endroit cité.


CHAPITRE III

ÉDUCATION DE JÉSUS.

Cette nature à la fois riante et grandiose fut toute l'éducation de Jésus. Il apprit à lire et à écrire[122], sans doute selon la méthode de l'Orient, consistant à mettre entre les mains de l'enfant un livre qu'il répète en cadence avec ses petits camarades, jusqu'à ce qu'il le sache par cœur[123]. Il est douteux pourtant qu'il comprît bien les écrits hébreux dans leur langue originale. Les biographes les lui font citer d'après des traductions en langue araméenne[124]; ses principes d'exégèse, autant que nous pouvons nous les figurer par ceux de ses disciples, ressemblaient beaucoup à ceux qui avaient cours alors et qui font l'esprit des Targums et des Midraschim[125].

Le maître d'école dans les petites villes juives était le hazzan ou lecteur des synagogues[126]. Jésus fréquenta peu les écoles plus relevées des scribes ou soferim (Nazareth n'en avait peut-être pas), et il n'eut aucun de ces titres qui donnent aux yeux du vulgaire les droits du savoir[127]. Ce serait une grande erreur cependant de s'imaginer que Jésus fut ce que nous appelons un ignorant. L'éducation scolaire trace chez nous une distinction profonde, sous le rapport de la valeur personnelle, entre ceux qui l'ont reçue et ceux qui en sont dépourvus. Il n'en était pas de même en Orient ni en général dans la bonne antiquité. L'état de grossièreté où reste, chez nous, par suite de notre vie isolée et tout individuelle, celui qui n'a pas été aux écoles est inconnu dans ces sociétés, où la culture morale et surtout l'esprit général du temps se transmettent par le contact perpétuel des hommes. L'Arabe, qui n'a eu aucun maître, est souvent néanmoins très-distingué; car la tente est une sorte d'école toujours ouverte, où, de la rencontre des gens bien élevés, naît un grand mouvement intellectuel et même littéraire. La délicatesse des manières et la finesse de l'esprit n'ont rien de commun en Orient avec ce que nous appelons éducation. Ce sont les hommes d'école au contraire qui passent pour pédants et mal élevés. Dans cet état social, l'ignorance, qui chez nous condamne l'homme à un rang inférieur, est la condition des grandes choses et de la grande originalité.

Il n'est pas probable qu'il ait su le grec. Cette langue était peu répandue en Judée hors des classes qui participaient au gouvernement et des villes habitées par les païens, comme Césarée[128]. L'idiome propre de Jésus était le dialecte syriaque mêlé d'hébreu qu'on parlait alors en Palestine[129]. A plus forte raison n'eut-il aucune connaissance de la culture grecque. Cette culture était proscrite par les docteurs palestiniens, qui enveloppaient dans une même malédiction «celui qui élève des porcs et celui qui apprend à son fils la science grecque[130].» En tout cas elle n'avait pas pénétré dans les petites villes comme Nazareth. Nonobstant l'anathème des docteurs, il est vrai, quelques Juifs avaient déjà embrassé la culture hellénique. Sans parler de l'école juive d'Égypte, ou les tentatives pour amalgamer l'hellénisme et le judaïsme se continuaient depuis près de deux cents ans, un juif, Nicolas de Damas, était devenu, dans ce temps même, l'un des hommes les plus distingués, les plus instruits, les plus considérés de son siècle. Bientôt Josèphe devait fournir un autre exemple de juif complétement hellénisé. Mais Nicolas n'avait de juif que le sang; Josèphe déclare avoir été parmi ses contemporains une exception[131], et toute l'école schismatique d'Égypte s'était détachée de Jérusalem à tel point qu'on n'en trouve pas le moindre souvenir dans le Talmud ni dans la tradition juive. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à Jérusalem le grec était très-peu étudié, que les études grecques étaient considérées comme dangereuses et même serviles, qu'on les déclarait bonnes tout au plus pour les femmes en guise de parure[132]. L'étude seule de la Loi passait pour libérale et digne d'un homme sérieux[133]. Interrogé sur le moment où il convenait d'enseigner aux enfants «la sagesse grecque,» un savant rabbin avait répondu: «A l'heure qui n'est ni le jour ni la nuit, puisqu'il est écrit de la Loi: Tu l'étudieras jour et nuit[134]

Ni directement ni indirectement, aucun élément de culture hellénique ne parvint donc jusqu'à Jésus. Il ne connut rien hors du judaïsme, son esprit conserva cette franche naïveté qu'affaiblit toujours une culture étendue et variée. Dans le sein même du judaïsme, il resta étranger à beaucoup d'efforts souvent parallèles aux siens. D'une part, l'ascétisme des Esséniens ou Thérapeutes[135], de l'autre, les beaux essais de philosophie religieuse tentés par l'école juive d'Alexandrie, et dont Philon, son contemporain, était l'ingénieux interprète, lui furent inconnus. Les fréquentes ressemblances qu'on trouve entre lui et Philon, ces excellentes maximes d'amour de Dieu, de charité, de repos en Dieu[136], qui font comme un écho entre l'Évangile et les écrits de l'illustre penseur alexandrin, viennent des communes tendances que les besoins du temps inspiraient à tous les esprits élevés.

Heureusement pour lui, il ne connut pas davantage la scolastique bizarre qui s'enseignait à Jérusalem et qui devait bientôt constituer le Talmud. Si quelques pharisiens l'avaient déjà apportée en Galilée, il ne les fréquenta pas, et quand il toucha plus tard cette casuistique niaise, elle ne lui inspira que le dégoût. On peut supposer cependant que les principes de Hillel ne lui furent pas inconnus. Hillel, cinquante ans avant lui, avait prononcé des aphorismes qui avaient avec les siens beaucoup d'analogie. Par sa pauvreté humblement supportée, par la douceur de son caractère, par l'opposition qu'il faisait aux hypocrites et aux prêtres, Hillel fut le vrai maître de Jésus[137], s'il est permis de parler de maître, quand il s'agit d'une si haute originalité.

La lecture des livres de l'Ancien Testament fit sur lui beaucoup plus d'impression. Le Canon des livres saints se composait de deux parties principales, la Loi, c'est-à-dire le Pentateuque, et les Prophètes, tels que nous les possédons aujourd'hui. Une vaste exégèse allégorique s'appliquait à tous ces livres et cherchait à en tirer ce qui n'y est pas, mais ce qui répondait aux aspirations du temps. La Loi, qui représentait, non les anciennes lois du pays, mais bien les utopies, les lois factices et les fraudes pieuses du temps des rois piétistes, était devenue, depuis que la nation ne se gouvernait plus elle-même, un thème inépuisable de subtiles interprétations. Quant aux prophètes et aux psaumes, on était persuadé que presque tous les traits un peu mystérieux de ces livres se rapportaient au Messie, et l'on y cherchait d'avance le type de celui qui devait réaliser les espérances de la nation. Jésus partageait le goût de tout le monde pour ces interprétations allégoriques. Mais la vraie poésie de la Bible, qui échappait aux puérils exégètes de Jérusalem, se révélait pleinement à son beau génie. La Loi ne paraît pas avoir eu pour lui beaucoup de charme; il crut pouvoir mieux faire. Mais la poésie religieuse des psaumes se trouva dans un merveilleux accord avec son âme lyrique; ils restèrent toute sa vie son aliment et son soutien. Les prophètes, Isaïe en particulier et son continuateur du temps de la captivité, avec leurs brillants rêves d'avenir, leur impétueuse éloquence, leurs invectives entremêlées de tableaux enchanteurs, furent ses véritables maîtres. Il lut aussi sans doute plusieurs des ouvrages apocryphes, c'est-à-dire de ces écrits assez modernes, dont les auteurs, pour se donner une autorité qu'on n'accordait plus qu'aux écrits très-anciens, se couvraient du nom de prophètes et de patriarches. Un de ces livres surtout le frappa; c'est le livre de Daniel. Ce livre, composé par un Juif exalté du temps d'Antiochus Épiphane, et mis par lui sous le couvert d'un ancien sage[138], était le résumé de l'esprit des derniers temps. Son auteur, vrai créateur de la philosophie de l'histoire, avait pour la première fois osé ne voir dans le mouvement du monde et la succession des empires qu'une fonction subordonnée aux destinées du peuple juif. Jésus fut pénétré de bonne heure de ces hautes espérances. Peut-être lut-il aussi les livres d'Hénoch, alors révérés à l'égal des livres saints[139], et les autres écrits du même genre, qui entretenaient un si grand mouvement dans l'imagination populaire. L'avénement du Messie avec ses gloires et ses terreurs, les nations s'écroulant les unes sur les autres, le cataclysme du ciel et de la terre furent l'aliment familier de son imagination, et comme ces révolutions étaient censées prochaines, qu'une foule de personnes cherchaient à en supputer les temps, l'ordre surnaturel où nous transportent de telles visions lui parut tout d'abord parfaitement naturel et simple.

Qu'il n'eût aucune connaissance de l'état général du monde, c'est ce qui résulte de chaque trait de ses discours les plus authentiques. La terre lui paraît encore divisée en royaumes qui se font la guerre; il semble ignorer la «paix romaine,» et l'état nouveau de société qu'inaugurait son siècle. Il n'eut aucune idée précise de la puissance romaine; le nom de «César» seul parvint jusqu'à lui. Il vit bâtir, en Galilée ou aux environs, Tibériade, Juliade, Diocésarée, Gésarée, ouvrages pompeux des Hérodes, qui cherchaient, par ces constructions magnifiques, à prouver leur admiration pour la civilisation romaine et leur dévouement envers les membres de la famille d'Auguste, dont les noms, par un caprice du sort, servent aujourd'hui, bizarrement altérés, à désigner de misérables hameaux de Bédouins. Il vit aussi probablement Sébaste, œuvre d'Hérode le Grand, ville de parade, dont les ruines feraient croire qu'elle a été apportée là toute faite, comme une machine qu'il n'y avait plus qu'à monter sur place. Cette architecture d'ostentation, arrivée en Judée par chargements, ces centaines de colonnes, toutes du même diamètre, ornement de quelque insipide «rue de Rivoli,» voilà ce qu'il appelait «les royaumes du monde et toute leur gloire.» Mais ce luxe de commande, cet art administratif et officiel lui déplaisaient. Ce qu'il aimait, c'étaient ses villages galiléens, mélanges confus de cabanes, d'aires et de pressoirs taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers, d'oliviers. Il resta toujours près de la nature. La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits[140]. Les charmantes impossibilités dont fourmillent ses paraboles, quand il met en scène les rois et les puissants[141], prouvent qu'il ne conçut jamais la société aristocratique que comme un jeune villageois qui voit le monde à travers le prisme de sa naïveté.

Encore moins connut-il l'idée nouvelle, créée par la science grecque, base de toute philosophie et que la science moderne a hautement confirmée, l'exclusion des dieux capricieux auxquels la naïve croyance des vieux âges attribuait le gouvernement de l'univers. Près d'un siècle avant lui, Lucrèce avait exprimé d'une façon admirable l'inflexibilité du régime général de la nature. La négation du miracle, cette idée que tout se produit dans le monde par des lois où l'intervention personnelle d'êtres supérieurs n'a aucune part, était de droit commun dans les grandes écoles de tous les pays qui avaient reçu la science grecque. Peut-être même Babylone et la Perse n'y étaient-elles pas étrangères. Jésus ne sut rien de ce progrès. Quoique né à une époque où le principe de la science positive était déjà proclamé, il vécut en plein surnaturel. Jamais peut-être les Juifs n'avaient été plus possédés de la soif du merveilleux. Philon, qui vivait dans un grand centre intellectuel, et qui avait reçu une éducation très-complète, ne possède qu'une science chimérique et de mauvais aloi.

Jésus ne différait en rien sur ce point de ses compatriotes. Il croyait au diable, qu'il envisageait comme une sorte de génie du mal[142], et il s'imaginait, avec tout le monde, que les maladies nerveuses étaient l'effet de démons, qui s'emparaient du patient et l'agitaient. Le merveilleux n'était pas pour lui l'exceptionnel; c'était l'état normal. La notion du surnaturel, avec ses impossibilités, n'apparaît que le jour où naît la science expérimentale de la nature. L'homme étranger à toute idée de physique, qui croit qu'en priant il change la marche des nuages, arrête la maladie et la mort même, ne trouve dans le miracle rien d'extraordinaire, puisque le cours entier des choses est pour lui le résultat de volontés libres de la divinité. Cet état intellectuel fut toujours celui de Jésus. Mais dans sa grande âme, une telle croyance produisait des effets tout opposés à ceux où arrivait le vulgaire. Chez le vulgaire, la foi à l'action particulière de Dieu amenait une crédulité niaise et des duperies de charlatans. Chez lui, elle tenait à une notion profonde des rapports familiers de l'homme avec Dieu et à une croyance exagérée dans le pouvoir de l'homme; belles erreurs qui furent le principe de sa force; car si elles devaient un jour le mettre en défaut aux yeux du physicien et du chimiste, elles lui donnaient sur son temps une force dont aucun individu n'a disposé avant lui ni depuis.

De bonne heure, son caractère à part se révéla. La légende se plaît à le montrer dès son enfance en révolte contre l'autorité paternelle et sortant des voies communes pour suivre sa vocation[143]. Il est sûr, au moins, que les relations de parenté furent peu de chose pour lui. Sa famille ne semble pas l'avoir aimé[144], et, par moments, on le trouve dur pour elle[145]. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d'une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang. Le lien de l'idée est le seul que ces sortes de natures reconnaissent: «Voilà ma mère et mes frères, disait-il en étendant la main vers ses disciples; celui qui fait la volonté de mon Père, voilà mon frère et ma sœur.» Les simples gens ne l'entendaient pas ainsi, et un jour une femme, passant près de lui, s'écria, dit-on: «Heureux le ventre qui t'a porté et les seins que tu as sucés!»—«Heureux plutôt, répondit-il[146], celui qui écoute la parole de Dieu et qui la met en pratique!» Bientôt, dans sa hardie révolte contre la nature, il devait aller plus loin encore, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de l'homme, le sang, l'amour, la patrie, ne garder d'âme et de cœur que pour l'idée qui se présentait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai.


NOTES:

[122] Jean, VIII, 6.

[123] Testam. des douze Patr. Lévi, 6.

[124] Matth., XXVII, 46; Marc, XV, 34.

[125] Traductions et commentaires juifs, de l'époque talmudique.

[126] Mischna, Schabbath I, 3.

[127] Matth., XIII, 54 et suiv.; Jean, VII, 15.

[128] Mischna, Schekalim, III, 2; Talmud de Jérusalem, Megilla, halaca XI; Sota, VII, 1; Talmud de Babylone, Baba Kama, 83 a; Megilla, 8 b et suiv.

[129] Matth., XXVII, 46; Marc, III, 17; V, 41; VII, 34; XIV, 36; XV, 34. L'expression η πατριος φωνη, dans les écrivains de ce temps, désigne toujours le dialecte sémitique qu'on parlait en Palestine (II Macch., VII, 21, 27; XII, 37; Actes, XXI, 37, 40; XXII, 2; XXVI, 14; Josèphe, Ant., XVIII, VI, 10; XX, sub fin.; B. J. prooem. 1, V, VI, 3; V, IX, 2; VI, II, 1; Contre Apion, I, 9; De Macch., 12, 16). Nous montrerons plus tard que quelques-uns des documents qui servirent de base aux Évangiles synoptiques ont été écrits en ce dialecte sémitique. Il en fut de même pour plusieurs apocryphes (IVe livre des Macch., XVI, ad calcem, etc.). Enfin, la chrétienté directement issue du premier mouvement galiléen (Nazaréens, Ébionim, etc.), laquelle se continua longtemps dans la Batanée et le Hauran, parlait un dialecte sémitique (Eusèbe, De situ et nomin. loc. hebr., au mot Χωβα; Epiph., Adv. hær., XXIX, 7, 9; XXX, 3; S. Jérôme, In Matth., XII, 13; Dial. adv. Pelag., III, 2).

[130] Mischna, Sanhedrin, XI, 1; Talmud de Babylone, Baba Kama, 82 b et 83 a; Sota, 49, a et b; Menachoth, 64 b; Comp. II Macch., IV, 10 et suiv.

[131] Jos., Ant., XX, XI, 2.

[132] Talmud de Jérusalem, Péah, I, 1.

[133] Jos. Ant., loc. cit.; Orig., Contra Celsum, II, 34.

[134] Talmud de Jérusalem, Péah, I, 1; Talmud de Babylone, Menachoth, 99 b.

[135] Les Thérapeutes de Philon sont une branche d'Esséniens. Leur nom même paraît n'être qu'une traduction grecque de celui des Esséniens (Εσσαιοι, asaya, «médecins»). Cf. Philon, De Vila contempl., init.

[136] Voir surtout les traités Quis rerum divinarum hæres sit et De Philanthropia de Philon.

[137] Pirké Aboth, ch. I et II; Talm. de Jérus., Pesachim, VI, 1; Talm. de Bab., Pesachim, 66 a; Schabbath, 30 b et 31 a; Joma, 35 b.

[138] La légende de Daniel était déjà formée au VIIe siècle avant J.-C. (Ézéchiel, XIV, 14 et suiv.; XXVIII, 3). C'est pour les besoins de la légende qu'on l'a fait vivre au temps de la captivité de Babylone.

[139] Epist. Judæ, 14 et suiv.; II Petri, II, 4, 11; Testam. des douze Patr., Siméon, 5; Lévi, 14, 16; Juda, 18; Zab. 3; Dan, 5; Nephtali, 4. Le «Livre d'Hénoch» forme encore une partie intégrante de la Bible éthiopienne. Tel que nous le connaissons par la version éthiopienne, il est composé de pièces de différentes dates, dont les plus anciennes sont de l'an 130 ou 150 avant J.-C. Quelques-unes de ces pièces ont de l'analogie avec les discours de Jésus. Comparez les ch. XCVI-XCIX à Luc, VI, 24 et suiv.

[140] Matth., XI, 8.

[141] Voir, par exemple, Matth., XXII, 2 et suiv.

[142] Matth., VI, 13.

[143] Luc, II, 42 et suiv. Les évangiles apocryphes sont pleins de pareilles histoires poussées au grotesque.

[144] Matth., XIII, 57; Marc, VI, 4; Jean, VII, 3 et suiv. Voyez ci-dessous, p. 153, note 6.

[145] Matth., XII, 48; Marc, III, 33; Luc, VIII, 21; Jean, II, 4; Évang. selon les Hébreux, dans saint Jérôme, Dial. adv. Pelag., III, 2.

[146] Luc, XI, 27 et suiv.


CHAPITRE IV

ORDRE D'IDÉES AU SEIN DUQUEL SE DÉVELOPPA JÉSUS.

Comme la terre refroidie ne permet plus de comprendre les phénomènes de la création primitive, parce que le feu qui la pénétrait s'est éteint; ainsi les explications réfléchies ont toujours quelque chose d'insuffisant, quand il s'agit d'appliquer nos timides procédés d'induction aux révolutions des époques créatrices qui ont décidé du sort de l'humanité. Jésus vécut à un de ces moments où la partie de la vie publique se joue avec franchise, où l'enjeu de l'activité humaine est poussé au centuple. Tout grand rôle, alors, entraîne la mort; car de tels mouvements supposent une liberté et une absence de mesures préventives qui ne peuvent aller sans de terribles contre-poids. Maintenant, l'homme risque peu et gagne peu. Aux époques héroïques de l'activité humaine, l'homme risque tout et gagne tout. Les bons et les méchants, ou du moins ceux qui se croient et que l'on croit tels, forment des armées opposées. On arrive par l'échafaud à l'apothéose; les caractères ont des traits accusés, qui les gravent comme des types éternels dans la mémoire des hommes. En dehors de la Révolution française, aucun milieu historique ne fut aussi propre que celui où se forma Jésus à développer ces forces cachées que l'humanité tient comme en réserve, et qu'elle ne laisse voir qu'à ses jours de fièvre et de péril.

Si le gouvernement du monde était un problème spéculatif, et que le plus grand philosophe fût l'homme le mieux désigné pour dire à ses semblables ce qu'ils doivent croire, c'est du calme et de la réflexion que sortiraient ces grandes règles morales et dogmatiques qu'on appelle des religions. Mais il n'en est pas de la sorte. Si l'on excepte Çakya-Mouni, les grands fondateurs religieux n'ont pas été des métaphysiciens. Le bouddhisme lui-même, qui est bien sorti de la pensée pure, a conquis une moitié de l'Asie pour des motifs tout politiques et moraux. Quant aux religions sémitiques, elles sont aussi peu philosophiques qu'il est possible. Moïse et Mahomet n'ont pas été des spéculatifs: ce furent des hommes d'action. C'est en proposant l'action à leurs compatriotes, à leurs contemporains, qu'ils ont dominé l'humanité. Jésus, de même, ne fut pas un théologien, un philosophe ayant un système plus ou moins bien composé. Pour être disciple de Jésus, il ne fallait signer aucun formulaire, ni prononcer aucune profession de foi; il ne fallait qu'une seule chose, s'attacher à lui, l'aimer. Il ne disputa jamais sur Dieu, car il le sentait directement en lui. L'écueil des subtilités métaphysiques, contre lequel le christianisme alla heurter dès le IIIe siècle, ne fut nullement posé par le fondateur. Jésus n'eut ni dogmes, ni système, mais une résolution personnelle fixe, qui, ayant dépassé en intensité toute autre volonté créée, dirige encore à l'heure qu'il est les destinées de l'humanité.

Le peuple juif a eu l'avantage, depuis la captivité de Babylone jusqu'au moyen âge, d'être toujours dans une situation très-tendue. Voilà pourquoi les dépositaires de l'esprit de la nation, durant ce long période, semblent écrire sous l'action d'une fièvre intense, qui les met sans cesse au-dessus et au-dessous de la raison, rarement dans sa moyenne voie. Jamais l'homme n'avait saisi le problème de l'avenir et de sa destinée avec un courage plus désespéré, plus décidé à se porter aux extrêmes. Ne séparant pas le sort de l'humanité de celui de leur petite race, les penseurs juifs sont les premiers qui aient eu souci d'une théorie générale de la marche de notre espèce. La Grèce, toujours renfermée en elle-même, et uniquement attentive à ses querelles de petites villes, a eu des historiens admirables; mais avant l'époque romaine, on chercherait vainement chez elle un système général de philosophie de l'histoire, embrassant toute l'humanité. Le juif, au contraire, grâce à une espèce de sens prophétique qui rend par moments le sémite merveilleusement apte à voir les grandes lignes de l'avenir, a fait entrer l'histoire dans la religion. Peut-être doit-il un peu de cet esprit à la Perse. La Perse, depuis une époque ancienne, conçut l'histoire du monde comme une série d'évolutions, à chacune desquelles préside un prophète. Chaque prophète a son hazar, ou règne de mille ans (chiliasme), et de ces âges successifs, analogues aux millions de siècles dévolus à chaque bouddha de l'Inde, se compose la trame des événements qui préparent le règne d'Ormuzd. A la fin des temps, quand le cercle des chiliasmes sera épuisé, viendra le paradis définitif. Les hommes alors vivront heureux; la terre sera comme une plaine; il n'y aura qu'une langue, une loi et un gouvernement pour tous les hommes. Mais cet avénement sera précédé de terribles calamités. Dahak (le Satan de la Perse) rompra les fers qui l'enchaînent et s'abattra sur le monde. Deux prophètes viendront consoler les hommes et préparer le grand avénement[147]. Ces idées couraient le monde et pénétraient jusqu'à Rome, où elles inspiraient un cycle de poëmes prophétiques, dont les idées fondamentales étaient la division de l'histoire de l'humanité en périodes, la succession des dieux répondant à ces périodes, un complet renouvellement du monde, et l'avénement final d'un âge d'or[148]. Le livre de Daniel, le livre d'Hénoch, certaines parties des livres sibyllins[149], sont l'expression juive de la même théorie. Certes il s'en faut que ces pensées fussent celles de tous. Elles ne furent d'abord embrassées que par quelques personnes à l'imagination vive et portées vers les doctrines étrangères. L'auteur étroit et sec du livre d'Esther n'a jamais pensé au reste du monde que pour le dédaigner et lui vouloir du mal[150]. L'épicurien désabusé qui a écrit l'Ecclésiaste pense si peu à l'avenir qu'il trouve même inutile de travailler pour ses enfants; aux yeux de ce célibataire égoïste, le dernier mot de la sagesse est de placer son bien à fonds perdu[151]. Mais les grandes choses dans un peuple se font d'ordinaire par la minorité. Avec ses énormes défauts, dur, égoïste, moqueur, cruel, étroit, subtil, sophiste, le peuple juif est cependant Fauteur eu plus beau mouvement d'enthousiasme désintéressé dont parle l'histoire. L'opposition fait toujours la gloire d'un pays. Les plus grands hommes d'une nation sont ceux qu'elle met à mort. Socrate a fait la gloire d'Athènes, qui n'a pas jugé pouvoir vivre avec lui. Spinoza est le plus grand des juifs modernes, et la synagogue l'a exclu avec ignominie. Jésus a été la gloire du peuple d'Israël, qui l'a crucifié.

Un gigantesque rêve poursuivait depuis des siècles le peuple juif, et le rajeunissait sans cesse dans sa décrépitude. Étrangère à la théorie des récompenses individuelles, que la Grèce a répandue sous le nom d'immortalité de l'âme, la Judée avait concentré sur son avenir national toute sa puissance d'amour et de désir. Elle crut avoir les promesses divines d'un avenir sans bornes, et comme l'amère réalité qui, à partir du IXe siècle avant notre ère, donnait de plus en plus le royaume du monde à la force, refoulait brutalement ces aspirations, elle se rejeta sur les alliances d'idées les plus impossibles, essaya les volte-faces les plus étranges. Avant la captivité, quand tout l'avenir terrestre de la nation se fut évanoui par la séparation des tribus du nord, on rêva la restauration de la maison de David, la réconciliation des deux fractions du peuple, le triomphe de la théocratie et du culte de Jéhovah sur les cultes idolâtres. A l'époque de la captivité, un poëte plein d'harmonie vit la splendeur d'une Jérusalem future, dont les peuples et les îles lointaines seraient tributaires, sous des couleurs si douces, qu'on eût dit qu'un rayon des regards de Jésus l'eût pénétré à une distance de six siècles[152].

La victoire de Cyrus sembla quelque temps réaliser tout ce qu'on avait espéré. Les graves disciples de l'Avesta et les adorateurs de Jéhovah se crurent frères. La Perse était arrivée, en bannissant les dévas multiples et en les transformant en démons (divs), à tirer des vieilles imaginations ariennes, essentiellement naturalistes, une sorte de monothéisme. Le ton prophétique de plusieurs des enseignements de l'Iran avait beaucoup d'analogie avec certaines compositions d'Osée et d'Isaïe. Israël se reposa sous les Achéménides[153], et, sous Xerxès (Assuérus), se fit redouter des Iraniens eux-mêmes. Mais l'entrée triomphante et souvent brutale de la civilisation grecque et romaine en Asie le rejeta dans ses rêves. Plus que jamais, il invoqua le Messie comme juge et vengeur des peuples. Il lui fallut un renouvellement complet, une révolution prenant le globe à ses racines et l'ébranlant de fond en comble, pour satisfaire l'énorme besoin de vengeance qu'excitaient chez lui le sentiment de sa supériorité et la vue de ses humiliations[154].

Si Israël avait eu la doctrine, dite spiritualiste, qui coupe l'homme en deux parts, le corps et l'âme, et trouve tout naturel que, pendant que le corps pourrit, l'âme survive, cet accès de rage et d'énergique protestation n'aurait pas eu sa raison d'être. Mais une telle doctrine, sortie de la philosophie grecque, n'était pas dans les traditions de l'esprit juif. Les anciens écrits hébreux ne renferment aucune trace de rémunérations ou de peines futures. Tandis que l'idée de la solidarité de la tribu exista, il était naturel qu'on ne songeât pas à une stricte rétribution selon les mérites de chacun. Tant pis pour l'homme pieux qui tombait à une époque d'impiété; il subissait comme les autres les malheurs publics, suite de l'impiété générale. Cette doctrine, léguée par les sages de l'époque patriarcale, aboutissait chaque jour à d'insoutenables contradictions. Déjà du temps de Job, elle était fort ébranlée; les vieillards de Théman qui la professaient étaient des hommes arriérés, et le jeune Elihu, qui intervient pour les combattre, ose émettre dès son premier mot cette pensée essentiellement révolutionnaire: la sagesse n'est plus dans les vieillards[155]! Avec les complications que le monde avait prises depuis Alexandre, le vieux principe thémanite et mosaïste devenait plus intolérable encore[156]. Jamais Israël n'avait été plus fidèle à la Loi, et pourtant on avait subi l'atroce persécution d'Antiochus. Il n'y avait qu'un rhéteur, habitué à répéter de vieilles phrases dénuées de sens, pour oser prétendre que ces malheurs venaient des infidélités du peuple[157]. Quoi! ces victimes qui meurent pour leur foi, ces héroïques Macchabées, cette mère avec ses sept fils, Jéhovah les oubliera éternellement, les abandonnera à la pourriture de la fosse[158]? Un sadducéen incrédule et mondain pouvait bien ne pas reculer devant une telle conséquence; un sage consommé, tel qu'Antigone de Soco[159], pouvait bien soutenir qu'il ne faut pas pratiquer la vertu comme l'esclave en vue de la récompense, qu'il faut être vertueux sans espoir. Mais la masse de la nation ne pouvait se contenter de cela. Les uns, se rattachant au principe de l'immortalité philosophique, se représentèrent les justes vivant dans la mémoire de Dieu, glorieux à jamais dans le souvenir des hommes, jugeant l'impie qui les a persécutés[160]. «Ils vivent aux yeux de Dieu;... ils sont connus de Dieu[161],» voilà leur récompense. D'autres, les Pharisiens surtout, eurent recours au dogme de la résurrection[162]. Les justes revivront pour participer au règne messianique. Ils revivront dans leur chair, et pour un monde dont ils seront les rois et les juges; ils assisteront au triomphe de leurs idées et à l'humiliation de leurs ennemis.

On ne trouve chez l'ancien peuple d'Israël que des traces tout à fait indécises de ce dogme fondamental. Le Sadducéen, qui n'y croyait pas, était, en réalité, fidèle à la vieille doctrine juive; c'était le pharisien, partisan de la résurrection, qui était le novateur. Mais en religion, c'est toujours le parti ardent qui innove; c'est lui qui marche, c'est lui qui tire les conséquences. La résurrection, idée totalement différente de l'immortalité de l'âme, sortait d'ailleurs très-naturellement des doctrines antérieures et de la situation du peuple. Peut-être la Perse en fournit-elle aussi quelques éléments[163]. En tout cas, se combinant avec la croyance au Messie et avec la doctrine d'un prochain renouvellement de toute chose, elle forma ces théories apocalyptiques qui, sans être des articles de foi (le sanhédrin orthodoxe de Jérusalem ne semble pas les avoir adoptées), couraient dans toutes les imaginations et produisaient d'un bout à l'autre du monde juif une fermentation extrême. L'absence totale de rigueur dogmatique faisait que des notions fort contradictoires pouvaient être admises à la fois, même sur un point aussi capital. Tantôt le juste devait attendre la résurrection[164]; tantôt il était reçu dès le moment de sa mort dans le sein d'Abraham[165]. Tantôt la résurrection était générale[166], tantôt réservée aux seuls fidèles[167]. Tantôt elle supposait une terre renouvelée et une nouvelle Jérusalem; tantôt elle impliquait un anéantissement préalable de l'univers.

Jésus, dès qu'il eut une pensée, entra dans la brûlante atmosphère que créaient en Palestine les idées que nous venons d'exposer. Ces idées ne s'enseignaient à aucune école; mais elles étaient dans l'air, et son âme en fut de bonne heure pénétrée. Nos hésitations, nos doutes ne l'atteignirent jamais. Ce sommet de la montagne de Nazareth, où nul homme moderne ne peut s'asseoir sans un sentiment inquiet sur sa destinée, peut-être frivole, Jésus s'y est assis vingt fois sans un doute. Délivré de l'égoïsme, source de nos tristesses, qui nous fait rechercher avec âpreté un intérêt d'outre-tombe à la vertu, il ne pensa qu'à son œuvre, à sa race, a l'humanité. Ces montagnes, cette mer, ce ciel d'azur, ces hautes plaines à l'horizon, furent pour lui non la vision mélancolique d'une âme qui interroge la nature sur son sort, mais le symbole certain, l'ombre transparente d'un monde invisible et d'un ciel nouveau.

Il n'attacha jamais beaucoup d'importance aux événements politiques de son temps, et il en était probablement mal informé. La dynastie des Hérodes vivait dans un monde si différent du sien, qu'il ne la connut sans doute que de nom. Le grand Hérode mourut vers l'année même où il naquit, laissant des souvenirs impérissables, des monuments qui devaient forcer la postérité la plus malveillante d'associer son nom à celui de Salomon, et néanmoins une œuvre inachevée, impossible à continuer. Ambitieux profane, égaré dans un dédale de luttes religieuses, cet astucieux Iduméen eut l'avantage que donnent le sang-froid et la raison, dénués de moralité, au milieu de fanatiques passionnés. Mais son idée d'un royaume profane d'Israël, lors même qu'elle n'eût pas été un anachronisme dans l'état du monde où il la conçut, aurait échoué, comme le projet semblable que forma Salomon, contre les difficultés venant du caractère même de la nation. Ses trois fils ne furent que des lieutenants des Romains, analogues aux radjas de l'Inde sous la domination anglaise. Antipater ou Antipas, tétrarque de la Galilée et de la Pérée, dont Jésus fut le sujet durant toute sa vie, était un prince paresseux et nul[168], favori et adulateur de Tibère[169], trop souvent égaré par l'influence mauvaise de sa seconde femme Hérodiade[170]. Philippe, tétrarque de la Gaulonitide et de la Batanée, sur les terres duquel Jésus fit de fréquents voyages, était un beaucoup meilleur souverain[171]. Quant à Archélaüs, ethnarque de Jérusalem, Jésus ne put le connaître. Il avait environ dix ans quand cet homme faible et sans caractère, parfois violent, fut déposé par Auguste[172]. La dernière trace d'autonomie fut de la sorte perdue pour Jérusalem. Réunie à la Samarie et à l'Idumée, la Judée forma une sorte d'annexe de la province de Syrie, où le sénateur Publius Sulpicius Quirinius, personnage consulaire fort connu[173], était légat impérial. Une série de procurateurs romains, subordonnés pour les grandes questions au légat impérial de Syrie, Coponius, Marcus Ambivius, Annius Rufus, Valérius Gratus, et enfin (l'an 26 de notre ère), Pontius Pilatus, s'y succèdent[174], sans cesse occupés à éteindre le volcan qui faisait éruption sous leurs pieds.

De continuelles séditions excitées par les zélateurs du mosaïsme ne cessèrent en effet, durant tout ce temps, d'agiter Jérusalem[175]. La mort des séditieux était assurée; mais la mort, quand il s'agissait de l'intégrité de la Loi, était recherchée avec avidité. Renverser les aigles, détruire les ouvrages d'art élevés par les Hérodes, et où les règlements mosaïques n'étaient pas toujours respectés[176], s'insurger contre les écussons votifs dressés par les procurateurs, et dont les inscriptions paraissaient entachées d'idolâtrie[177], étaient de perpétuelles tentations pour des fanatiques parvenus à ce degré d'exaltation qui ôte tout soin de la vie. Juda, fils de Sariphée, Mathias, fils de Margaloth, deux docteurs de la loi fort célèbres, formèrent ainsi un parti d'agression hardie contre l'ordre établi, qui se continua après leur supplice[178]. Les Samaritains étaient agités de mouvements du même genre[179]. Il semble que la Loi n'eût jamais compté plus de sectateurs passionnés qu'au moment où vivait déjà celui qui, de la pleine autorité de son génie et de sa grande âme, allait l'abroger. Les «Zélotes» (Kenaïm) ou «Sicaires,» assassins pieux, qui s'imposaient pour tâche de tuer quiconque manquait devant eux à la Loi, commençaient à paraître[180]. Des représentants d'un tout autre esprit, des thaumaturges, considérés comme des espèces de personnes divines, trouvaient créance, par suite du besoin impérieux que le siècle éprouvait de surnaturel et de divin[181].

Un mouvement qui eut beaucoup plus d'influence sur Jésus fut celui de Juda le Gaulonite ou le Galiléen. De toutes les sujétions auxquelles étaient exposés les pays nouvellement conquis par Rome, le cens était la plus impopulaire[182]. Cette mesure, qui étonne toujours les peuples peu habitués aux charges des grandes administrations centrales, était particulièrement odieuse aux Juifs. Déjà, sous David, nous voyons un recensement provoquer de violentes récriminations et les menaces des prophètes[183]. Le cens, en effet, était la base de l'impôt; or l'impôt, dans les idées de la pure théocratie, était presque une impiété. Dieu étant le seul maître que l'homme doive reconnaître, payer la dîme à un souverain profane, c'est en quelque sorte le mettre à la place de Dieu. Complètement étrangère à l'idée de l'État, la théocratie juive ne faisait en cela que tirer sa dernière conséquence, la négation de la société civile et de tout gouvernement. L'argent des caisses publiques passait pour de l'argent volé[184]. Le recensement ordonné par Quirinius (an 6 de l'ère chrétienne) réveilla puissamment ces idées et causa une grande fermentation. Un mouvement éclata dans les provinces du nord. Un certain Juda, de la ville de Gamala, sur la rive orientale du lac de Tibériade, et un pharisien nommé Sadok se firent, en niant la légitimité de l'impôt, une école nombreuse, qui aboutit bientôt à une révolte ouverte[185]. Les maximes fondamentales de l'école étaient qu'on ne doit appeler personne «maître,» ce titre appartenant à Dieu seul, et que la liberté vaut mieux que la vie. Juda avait sans doute bien d'autres principes, que Josèphe, toujours attentif à ne pas compromettre ses coreligionnaires, passe à dessein sous silence; car on ne comprendrait pas que pour une idée aussi simple, l'historien juif lui donnât une place parmi les philosophes de sa nation et le regardât comme le fondateur d'une quatrième école, parallèle à celles des Pharisiens, des Sadducéens, des Esséniens. Juda fut évidemment le chef d'une secte galiléenne, préoccupée de messianisme, et qui aboutit à un mouvement politique. Le procurateur Coponius écrasa la sédition du Gaulonite; mais l'école subsista et conserva ses chefs. Sous la conduite de Menahem, fils du fondateur, et d'un certain Éléazar, son parent, on la retrouve fort active dans les dernières luttes des Juifs contre les Romains[186]. Jésus vit peut-être ce Juda, qui conçut la révolution juive d'une façon si différente de la sienne; il connut en tout cas son école, et ce fut probablement par réaction contre son erreur qu'il prononça l'axiome sur le denier de César. Le sage Jésus, éloigné de toute sédition, profita de la faute de son devancier, et rêva un autre royaume et une autre délivrance.

La Galilée était de la sorte une vaste fournaise, où s'agitaient en ébullition les éléments les plus divers[187]. Un mépris extraordinaire de la vie, ou pour mieux dire une sorte d'appétit de la mort fut la conséquence de ces agitations[188]. L'expérience ne compte pour rien dans les grands mouvements fanatiques. L'Algérie, aux premiers temps de l'occupation française, voyait se lever, chaque printemps, des inspirés, qui se déclaraient invulnérables et envoyés de Dieu pour chasser les infidèles; l'année suivante, leur mort était oubliée, et leur successeur ne trouvait pas une moindre foi. Très-dure par un côté, la domination romaine, peu tracassière encore, permettait beaucoup de liberté. Ces grandes dominations brutales, terribles dans la répression, n'étaient pas soupçonneuses comme le sont les puissances qui ont un dogme à garder. Elles laissaient tout faire jusqu'au jour où elles croyaient devoir sévir. Dans sa carrière vagabonde, on ne voit pas que Jésus ait été une seule fois gêné par la police. Une telle liberté, et par-dessus tout le bonheur qu'avait la Galilée d'être beaucoup moins resserrée dans les liens du pédantisme pharisaïque, donnaient à cette contrée une vraie supériorité sur Jérusalem. La révolution, ou en d'autres termes le messianisme, y faisait travailler toutes les têtes. On se croyait à la veille de voir apparaître la grande rénovation; l'Écriture torturée en des sens divers servait d'aliment aux plus colossales espérances. A chaque ligne des simples écrits de l'Ancien Testament, on voyait l'assurance et en quelque sorte le programme du règne futur qui devait apporter la paix aux justes et sceller à jamais l'œuvre de Dieu.

De tout temps, cette division en deux parties opposées d'intérêt et d'esprit avait été pour la nation hébraïque un principe de fécondité dans l'ordre moral. Tout peuple appelé à de hautes destinées doit être un petit monde complet, renfermant dans son sein les pôles opposés. La Grèce offrait à quelques lieues de distance Sparte et Athènes, les deux antipodes pour un observateur superficiel, en réalité sœurs rivales, nécessaires l'une à l'autre. Il en fut de même de la Judée. Moins brillant en un sens que le développement de Jérusalem, celui du nord fut en somme bien plus fécond; les œuvres les plus vivantes du peuple juif étaient toujours venues de là. Une absence complète du sentiment de la nature, aboutissant à quelque chose de sec, d'étroit, de farouche, a frappé toutes les œuvres purement hiérosolymites d'un caractère grandiose, mais triste, aride et repoussant. Avec ses docteurs solennels, ses insipides canonistes, ses dévots hypocrites et atrabilaires, Jérusalem n'eût pas conquis l'humanité. Le nord a donné au monde la naïve Sulamite, l'humble Chananéenne, la passionnée Madeleine, le bon nourricier Joseph, la Vierge Marie. Le nord seul a fait le christianisme; Jérusalem, au contraire, est la vraie patrie du judaïsme obstiné qui, fondé par les pharisiens, fixé par le Talmud, a traversé le moyen âge et est venu jusqu'à nous.

Une nature ravissante contribuait à former cet esprit beaucoup moins austère, moins âprement monothéiste, si j'ose le dire, qui imprimait à tous les rêves de la Galilée un tour idyllique et charmant. Le plus triste pays du monde est peut-être la région voisine de Jérusalem. La Galilée, au contraire, était un pays très-vert, très-ombragé, très-souriant, le vrai pays du Cantique des cantiques et des chansons du bien-aimé[189]. Pendant les deux mois de mars et d'avril, la campagne est un tapis de fleurs, d'une franchise de couleurs incomparable. Les animaux y sont petits, mais d'une douceur extrême. Des tourterelles sveltes et vives, des merles bleus si légers qu'ils posent sur une herbe sans la faire plier, des alouettes huppées, qui viennent presque se mettre sous les pieds du voyageur, de petites tortues de ruisseaux, dont l'œil est vif et doux, des cigognes à l'air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se laissent approcher de très-près par l'homme et semblent l'appeler. En aucun pays du monde, les montagnes ne se déploient avec plus d'harmonie et n'inspirent de plus hautes pensées. Jésus semble les avoir particulièrement aimées. Les actes les plus importants de sa carrière divine se passent sur les montagnes; c'est là qu'il était le mieux inspiré[190]; c'est là qu'il avait avec les anciens prophètes de secrets entretiens, et qu'il se montrait aux yeux de ses disciples déjà transfiguré[191].

Ce joli pays, devenu aujourd'hui, par suite de l'énorme appauvrissement que l'islamisme a opéré dans la vie humaine, si morne, si navrant, mais où tout ce que l'homme n'a pu détruire respire encore l'abandon, la douceur, la tendresse, surabondait, à l'époque de Jésus, de bien-être et de gaieté. Les Galiléens passaient pour énergiques, braves et laborieux[192]. Si l'on excepte Tibériade, bâtie par Antipas en l'honneur de Tibère (vers l'an 15) dans le style romain[193], la Galilée n'avait pas de grandes villes. Le pays était néanmoins fort peuplé, couvert de petites villes et de gros villages, cultivé avec art dans toutes ses parties[194]. Aux ruines qui restent de son ancienne splendeur, on sent un peuple agricole, nullement doué pour l'art, peu soucieux de luxe, indifférent aux beautés de la forme, exclusivement idéaliste. La campagne abondait en eaux fraîches et en fruits; les grosses fermes étaient ombragées de vignes et de figuiers; les jardins étaient des massifs de pommiers, de noyers, de grenadiers[195]. Le vin était excellent, s'il en faut juger par celui que les juifs recueillent encore à Safed, et on en buvait beaucoup[196]. Cette vie contente et facilement satisfaite n'aboutissait pas à l'épais matérialisme de notre paysan, à la grosse joie d'une Normandie plantureuse, à la pesante gaieté des Flamands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la terre. Laissez l'austère Jean-Baptiste dans son désert de Judée, prêcher la pénitence, tonner sans cesse, vivre de sauterelles en compagnie des chacals. Pourquoi les compagnons de l'époux jeûneraient-ils pendant que l'époux est avec eux? La joie fera partie du royaume de Dieu. N'est-elle pas la fille des humbles de cœur, des hommes de bonne volonté?

Toute l'histoire du christianisme naissant est devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du royaume du ciel comme un cortège de paranymphes: voilà ce que la Galilée a osé, ce qu'elle a fait accepter. La Grèce a tracé de la vie humaine par la sculpture et la poésie des tableaux charmants, mais toujours sans fonds fuyants ni horizons lointains. Ici manquent le marbre, les ouvriers excellents, la langue exquise et raffinée. Mais la Galilée a créé à l'état d'imagination populaire le plus sublime idéal; car derrière son idylle s'agite le sort de l'humanité, et la lumière qui éclaire son tableau est le soleil du royaume de Dieu.

Jésus vivait et grandissait dans ce milieu enivrant. Dès son enfance, il fit presque annuellement le voyage de Jérusalem pour les fêtes[197]. Le pèlerinage était pour les Juifs provinciaux une solennité pleine de douceur. Des séries entières de psaumes étaient consacrées à chanter le bonheur de cheminer ainsi en famille[198], durant plusieurs jours, au printemps, à travers les collines et les vallées, tous ayant en perspective les splendeurs de Jérusalem, les terreurs des parvis sacrés, la joie pour des frères de demeurer ensemble[199]. La route que Jésus suivait d'ordinaire dans ces voyages était celle que l'on suit aujourd'hui, par Ginsea et Sichem[200]. De Sichem à Jérusalem elle est fort sévère. Mais le voisinage des vieux sanctuaires de Silo, de Béthel, près desquels on passe, tient l'âme en éveil. Ain-el-Haramié, la dernière étape[201], est un lieu mélancolique et charmant, et peu d'impressions égalent celle qu'on éprouve en s'y établissant pour le campement du soir. La vallée est étroite et sombre; une eau noire sort des rochers percés de tombeaux, qui en forment les parois. C'est, je crois, la «Vallée des pleurs,» ou des eaux suintantes, chantée comme une des stations du chemin dans le délicieux psaume [202], et devenue, pour le mysticisme doux et triste du moyen âge, l'emblème de la vie. Le lendemain, de bonne heure, on sera à Jérusalem; une telle attente, aujourd'hui encore, soutient la caravane, rend la soirée courte et le sommeil léger.

Ces voyages, où la nation réunie se communiquait ses idées, et qui étaient presque toujours des foyers de grande agitation, mettaient Jésus en contact avec l'âme de son peuple, et sans doute lui inspiraient déjà une vive antipathie pour les défauts des représentants officiels du judaïsme. On veut que de bonne heure le désert ait été pour lui une autre école et qu'il y ait fait de longs séjours[203]. Mais le Dieu qu'il trouvait là n'était pas le sien. C'était tout au plus le Dieu de Job, sévère et terrible, qui ne rend raison a personne. Parfois c'était Satan qui venait le tenter. Il retournait alors dans sa chère Galilée, et retrouvait son Père céleste, au milieu des vertes collines et des claires fontaines, parmi les troupes d'enfants et de femmes qui, l'âme joyeuse et le cantique des anges dans le cœur, attendaient le salut d'Israël.


NOTES:

[147] Yaçna, XIII, 24; Théopompe, dans Plut., De Iside et Osiride, § 47; Minokhired, passage publié dans la Zeitschrift der deutschen morgenlændischen Gesellschaft, I, p. 263.

[148] Virg., Égl. IV; Servius, sur le v. 4 de cette églogue; Nigidius, cité par Servius, sur le v. 10.

[149] Livre III, 97-817.

[150] VI, 13; VII, 10; VIII, 7, 11-17; IX, 1-22; et dans les parties apocryphes: IX, 10-11; XIV, 13 et suiv.; XVI, 20, 24.

[151] Eccl., I, 11; II, 16, 18-24; III, 19-22; IV, 8, 15-16; V, 17-18; VI, 3, 6; VIII, 15; IX, 9, 10.

[152] Isaïe, LX, etc.

[153] Tout le livre d'Esther respire un grand attachement à cette dynastie.

[154] Lettre apocryphe de Baruch, dans Fabricius, Cod. pseud. V.T., II, p. 147 et suiv.

[155] Job, XXXIII, 9.

[156] Il est cependant remarquable que Jésus, fils de Sirach, s'y tient strictement (XVII, 26-28; XXII, 10-11; XXX, 4 et suiv.; XLI, 1-2; XLIV, 9). L'auteur de la Sagesse est d'un sentiment tout opposé (IV, I, texte grec).

[157] Esth. XIV, 6-7 (apocr.); Épître apocryphe de Baruch (Fabricius, Cod. pseud. V.T. II, p. 147 et suiv.).

[158] II Macch., VII.

[159] Pirké Aboth, I, 3.

[160] Sagesse, ch. II-VI; De rationis imperio, attribué à Josèphe, 8, 13, 16, 18. Encore faut-il remarquer que l'auteur de ce dernier traité ne fait valoir qu'en seconde ligne le motif de rémunération personnelle. Le principal mobile des martyrs est l'amour pur de la Loi, l'avantage que leur mort procurera au peuple et la gloire qui s'attachera à leur nom. Comp. Sagesse, IV, 4 et suiv.; Eccli., ch. XLIV et suiv.; Jos. B.J., II, VIII, 10; III, VIII, 5.

[161] Sagesse, IV, I; De rat. imp., 16, 18.

[162] Il Macch., VII, 9, 14; XII, 43-44.

[163] Théopompe, dans Diog. Laert., Prooem., 9.—Boundehesch, C. XXXI. Les traces du dogme de la résurrection dans l'Avesta sont fort douteuses.

[164] Jean, XI, 24.

[165] Luc, XVI, 22. Cf. De rationis imp., 13, 16, 18.

[166] Dan., XII, 2.

[167] Il Macch. VII, 14.

[168] Jos., Ant., XVIII, V, I; VII, 4 et 2; Luc, III, 19.

[169] Jos., Ant., XVIII, II, 3; IV, 5; V, 4.

[170] Ibid., XVIII, VII, 2.

[171] Ibid., XVIII, IV, 6.

[172] Ibid., XVII, XII, 2, et B.J., II, VII, 3.

[173] Orelli, Inscr. lat., n° 3693; Henzen, Suppl., n° 7041; Fasti prænestini, au 6 mars et au 28 avril (dans le Corpus inscr, lat., I, 314, 317); Borghesi, Fastes consulaires [encore inédits], à l'année 742; R. Bergmann, De inscr. lat. ad P.S. Quirinium, ut videtur, referenda (Berlin, 1851). Cf. Tac., Ann., II, 30; III, 48; Strabon, XII, vi, 5.

[174] Jos., Ant., XVIII.

[175] Jos., Ant. les livres XVII et XVIII entiers, et B. J., liv. I et II.

[176] Jos., Ant., XV, x, 4. Comp. Livre d'Hénoch, XCVII, 13-14.

[177] Philon, Leg. ad Caïum, § 38.

[178] Jos., Ant., XVII, vi, 2 et suiv. B. J., I, xxxiii, 3 et suiv.

[179] Jos., Ant., XVIII, IV, 1 et suiv.

[180] Mischna, Sanhédrin, IX, 6; Jean, XVI, 2; Jos., B. J., livre IV et suiv.

[181] Act., VIII, 9. Le verset 11 laisse supposer que Simon le Magicien était déjà célèbre au temps de Jésus.

[182] Discours de Claude, à Lyon, tab. II, sub fin. De Boissieu, Inscr. ant. de Lyon, p. 136.

[183] II Sam., XXIV.

[184] Talmud de Babylone, Baba Kama, 113 a; Schabbath, 33 b.

[185] Jos., Ant., XVIII, i, I et 6; B. J., II, vii, I; Act., V, 37. Avant Juda le Gaulonite, les Actes placent un autre agitateur, Theudas; mais c'est là un anachronisme: le mouvement de Theudas eut lieu l'an 44 de l'ère chrétienne (Jos., Ant., XX, v, 4).

[186] Jos., B.J., II, xvii, 8 et suiv.

[187] Luc, XIII, 4. Le mouvement galiléen de Juda, fils d'Ézéchias, ne paraît pas avoir eu un caractère religieux; peut-être, cependant, ce caractère a-t-il été dissimulé par Josèphe (Ant., XVII, x, 3).

[188] Jos., Ant., XVI, vi, 2, 3; XVIII, i, 4.

[189] Jos. R.J. III, iii, 1. L'horrible état où le pays est réduit, surtout près du lac de Tibériade, ne doit pas faire illusion. Ces pays, maintenant brûlés, ont été autrefois des paradis terrestres. Les bains de Tibériade, qui sont aujourd'hui un affreux séjour, ont été autrefois le plus bel endroit de la Galilée (Jos., Ant., XVIII, ii, 3). Josèphe (Bell. Jud., III, x, 8) vante les beaux arbres de la plaine de Génésareth, où il n'y en a plus un seul. Antonin Martyr, vers l'an 600, cinquante ans par conséquent avant l'invasion musulmane, trouve encore la Galilée couverte de plantations délicieuses, et compare sa fertilité à celle de l'Égypte (Itin., § 5).

[190] Matth., V, 4; XIV, 23; Luc, VI, 12.

[191] Matth., XVII,1 et suiv.; Marc, IXX, 4 et suiv.; Luc, IX, 28 et suiv.

[192] Jos., B.J., III, iii, 2.

[193] Jos., Ant., XVIII, ii, 2; B.J., II, ix, I; Vita, 12, 13, 64.

[194] Jos., B. J., III, iii, 2.

[195] On peut se les figurer d'après quelques enclos des environs de Nazareth. Cf. Cant. Cant., II, 3, 5, 13; IV, 13; VI, 6, 10; VII, 8, 12; VIII, 2, 5; Anton. Martyr, b.c. L'aspect des grandes métairies s'est encore bien conservé dans le sud du pays de Tyr (ancienne tribu d'Aser). La trace de la vieille agriculture palestinienne, avec ses ustensiles taillés dans le roc (aires, pressoirs, silos, auges, meules, etc.), se retrouve du reste à chaque pas.

[196] Matth., IX, 17; xi, 19; Marc, II, 22; Luc, V, 37; vu, 34, Jean, II, 3 et suiv.

[197] Luc, II, 41.

[198] Luc, II, 42-44.

[199] Voir surtout ps. LXXXIV, CXXII, CXXXIII (Vulg. LXXXIII, CXXI, CXXXII).

[200] Luc, IX, 51-53; XVII, 41; Jean, IV, 4; Jos., Ant., XX, vi, 4; B.J. II, xii, 3; Vita 52. Souvent, cependant, les pèlerins venaient par la Pérée pour éviter la Samarie, où ils couraient des dangers. Matth., XIX, 4; Marc, X, 1.

[201] Selon Josèphe (Vita, 82), la route était de trois jours. Mais l'étape de Sichem à Jérusalem devait d'ordinaire être coupée en deux.

[202] LXXXIII selon la Vulgate, v. 7.

[203] Luc, IV, 42; V, 16.


CHAPITRE V.

PREMIERS APHORISMES DE JÉSUS.—SES IDÉES D'UN DIEU PÉRE ET D'UNE RELIGION PURE.—PREMIERS DISCIPLES.

Joseph mourut avant que son fils fût arrivé à aucun rôle public. Marie resta de la sorte le chef de la famille, et c'est ce qui explique pourquoi son fils, quand on voulait le distinguer de ses nombreux homonymes, était le plus souvent appelé «fils de Marie[204].» Il semble que, devenue par la mort de son mari étrangère à Nazareth, elle se retira à Cana[205], dont elle pouvait être originaire. Cana[206] était une petite ville à deux heures ou deux heures et demie de Nazareth, au pied des montagnes qui bornent au nord la plaine d'Asochis[207]. La vue, moins grandiose qu'à Nazareth, s'étend sur toute la plaine et est bornée de la manière la plus pittoresque par les montagnes de Nazareth et les collines de Séphoris.

Jésus paraît avoir fait quelque temps sa résidence en ce lieu. Là se passa probablement une partie de sa jeunesse et eurent lieu ses premiers éclats[208].

Il exerçait le métier de son père, qui était celui de charpentier[209]. Ce n'était pas là une circonstance humiliante ou fâcheuse. La coutume juive exigeait que l'homme voué aux travaux intellectuels apprît un état. Les docteurs les plus célèbres avaient des métiers[210]; c'est ainsi que saint Paul, dont l'éducation avait été si soignée, était fabricant de tentes[211]. Jésus ne se maria point. Toute sa puissance d'aimer se porta sur ce qu'il considérait comme sa vocation céleste. Le sentiment extrêmement délicat qu'on remarque en lui pour les femmes[212] ne se sépara point du dévouement exclusif qu'il avait pour son idée. Il traita en sœurs, comme François d'Assise et François de Sales, les femmes qui s'éprenaient de la même œuvre que lui; il eut ses sainte Claire, ses Françoise de Chantal. Seulement il est probable que celles-ci aimaient plus lui que l'œuvre; il fut sans doute plus aimé qu'il n'aima. Ainsi qu'il arrive souvent dans les natures très-élevées, la tendresse du cœur se transforma chez lui en douceur infinie, en vague poésie, en charme universel. Ses relations intimes et libres, mais d'un ordre tout moral, avec des femmes d'une conduite équivoque s'expliquent de même par la passion qui l'attachait à la gloire de son Père, et lui inspirait une sorte de jalousie pour toutes les belles créatures qui pouvaient y servir.[213] Quelle fut la marche de la pensée de Jésus durant cette période obscure de sa vie? Par quelles méditations débuta-t-il dans la carrière prophétique? On l'ignore, son histoire nous étant parvenue à l'état de récits épars et sans chronologie exacte. Mais le développement des produits vivants est partout le même, et il n'est pas douteux que la croissance d'une personnalité aussi puissante que celle de Jésus n'ait obéi à des lois très-rigoureuses. Une haute notion de la divinité, qu'il ne dut pas au judaïsme, et qui semble avoir été de toutes pièces la création de sa grande âme, fut en quelque sorte le principe de toute sa force. C'est ici qu'il faut le plus renoncer aux idées qui nous sont familières et à ces discussions où s'usent les petits esprits. Pour bien comprendre la nuance de la piété de Jésus, il faut faire abstraction de ce qui s'est placé entre l'Évangile et nous. Déisme et panthéisme sont devenus les deux pôles de la théologie. Les chétives discussions de la scolastique, la sécheresse d'esprit de Descartes, l'irréligion profonde du XVIIIe siècle, en rapetissant Dieu, et en le limitant en quelque sorte par l'exclusion de tout ce qui n'est pas lui, ont étouffé au sein du rationalisme moderne tout sentiment fécond de la divinité. Si Dieu, en effet, est un être déterminé hors de nous, la personne qui croit avoir des rapports particuliers avec Dieu est un «visionnaire,» et comme les sciences physiques et physiologiques nous ont montré que toute vision surnaturelle est une illusion, le déiste un peu conséquent se trouve dans l'impossibilité de comprendre les grandes croyances du passé. Le panthéisme, d'un autre côté, en supprimant la personnalité divine, est aussi loin qu'il se peut du Dieu vivant des religions anciennes. Les hommes qui ont le plus hautement compris Dieu, Çakya-Mouni, Platon, saint Paul, saint François d'Assise, saint Augustin, à quelques heures de sa mobile vie, étaient-ils déistes ou panthéistes? Une telle question n'a pas de sens. Les preuves physiques et métaphysiques de l'existence de Dieu les eussent laissés indifférents. Ils sentaient le divin en eux-mêmes. Au premier rang de cette grande famille des vrais fils de Dieu, il faut placer Jésus. Jésus n'a pas de visions; Dieu ne lui parle pas comme à quelqu'un hors de lui; Dieu est en lui; il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu'il dit de son Père. Il vit au sein de Dieu par une communication de tous les instants; il ne le voit pas, mais il l'entend, sans qu'il ait besoin de tonnerre et de buisson ardent comme Moïse, de tempête révélatrice comme Job, d'oracle comme les vieux sages grecs, de génie familier comme Socrate, d'ange Gabriel comme Mahomet. L'imagination et l'hallucination d'une sainte Thérèse, par exemple, ne sont ici pour rien. L'ivresse du soufi se proclamant identique à Dieu est aussi tout autre chose. Jésus n'énonce pas un moment l'idée sacrilège qu'il soit Dieu. Il se croit en rapport direct avec Dieu, il se croit fils de Dieu. La plus haute conscience de Dieu qui ait existé au sein de l'humanité a été celle de Jésus.

On comprend, d'un autre côté, que Jésus, partant d'une telle disposition d'âme, ne sera nullement un philosophe spéculatif comme Çakya-Mouni. Rien n'est plus loin de la théologie scolastique que l'Évangile.[214] Les spéculations des Pères grecs sur l'essence divine viennent d'un tout autre esprit. Dieu conçu immédiatement comme Père, voilà toute la théologie de Jésus. Et cela n'était pas chez lui un principe théorique, une doctrine plus ou moins prouvée et qu'il cherchait à inculquer aux autres. Il ne faisait à ses disciples aucun raisonnement;[215] il n'exigeait d'eux aucun effort d'attention. Il ne prêchait pas ses opinions, il se prêchait lui-même. Souvent des âmes très-grandes et très-désintéressées présentent, associé à beaucoup d'élévation, ce caractère de perpétuelle attention à elles-mêmes et d'extrême susceptibilité personnelle, qui en général est le propre des femmes.[216] Leur persuasion que Dieu est en elles et s'occupe perpétuellement d'elles est si forte qu'elles ne craignent nullement de s'imposer aux autres; notre réserve, notre respect de l'opinion d'autrui, qui est une partie de notre impuissance, ne saurait être leur fait. Cette personnalité exaltée n'est pas l'égoïsme; car de tels hommes, possédés de leur idée, donnent leur vie de grand cœur pour sceller leur œuvre: c'est l'identification du moi avec l'objet qu'il a embrassé, poussée à sa dernière limite. C'est l'orgueil pour ceux qui ne voient dans l'apparition nouvelle que la fantaisie personnelle du fondateur; c'est le doigt de Dieu pour ceux qui voient le résultat. Le fou côtoie ici l'homme inspiré; seulement le fou ne réussit jamais. Il n'a pas été donné jusqu'ici à l'égarement d'esprit d'agir d'une façon sérieuse sur la marche de l'humanité. Jésus n'arriva pas sans doute du premier coup à cette haute affirmation de lui-même. Mais il est probable que, dès ses premiers pas, il s'envisagea avec Dieu dans la relation d'un fils avec son père. Là est son grand acte d'originalité; en cela il n'est nullement de sa race[217]. Ni le juif, ni le musulman n'ont compris cette délicieuse théologie d'amour. Le Dieu de Jésus n'est pas ce maître fatal qui nous tue quand il lui plaît, nous damne quand il lui plaît, nous sauve quand il lui plaît. Le Dieu de Jésus est Notre Père. On l'entend en écoutant un souffle léger qui crie en nous, «Père.[218]» Le Dieu de Jésus n'est pas le despote partial qui a choisi Israël pour son peuple et le protège envers et contre tous. C'est le Dieu de l'humanité. Jésus ne sera pas un patriote comme les Macchabées, un théocrate comme Juda le Gaulonite. S'élevant hardiment au-dessus des préjugés de sa nation, il établira l'universelle paternité de Dieu. Le Gaulonite soutenait qu'il faut mourir plutôt que de donner à un autre qu'à Dieu le nom de «maître;» Jésus laisse ce nom à qui veut le prendre, et réserve pour Dieu un titre plus doux. Accordant aux puissants de la terre, pour lui représentants de la force, un respect plein d'ironie, il fonde la consolation suprême, le recours au Père que chacun a dans le ciel, le vrai royaume de Dieu que chacun porte en son cœur.

Ce nom de «royaume de Dieu» ou de «royaume du ciel[219]» fut le terme favori de Jésus pour exprimer la révolution qu'il apportait en ce monde.[220] Comme presque tous les termes messianiques, il venait du Livre de Daniel. Selon l'auteur de ce livre extraordinaire, aux quatre empires profanes, destinés à crouler, succédera un cinquième empire, qui sera celui des Saints et qui durera éternellement.[221] Ce règne de Dieu sur la terre prêtait naturellement aux interprétations les plus diverses. Pour la théologie juive, le «royaume de Dieu» n'est le plus souvent que le judaïsme lui-même, la vraie religion, le culte monothéiste, la piété.[222] Dans les derniers temps de sa vie, Jésus crut que ce règne allait se réaliser matériellement par un brusque renouvellement du monde. Mais sans doute ce ne fut pas là sa première pensée.[223] La morale admirable qu'il tire de la notion du Dieu père n'est pas celle d'enthousiastes qui croient le monde près de finir et qui se préparent par l'ascétisme à une catastrophe chimérique; c'est celle d'un monde qui veut vivre et qui a vécu. «Le royaume de Dieu est au dedans de vous,» disait-il à ceux qui cherchaient avec subtilité des signes extérieurs.[224] La conception réaliste de l'avènement divin n'a été qu'un nuage, une erreur passagère que la mort a fait oublier. Le Jésus qui a fondé le vrai royaume de Dieu, le royaume des doux et des humbles, voilà le Jésus des premiers jours,[225] jours chastes et sans mélange où la voix de son Père retentissait en son sein avec un timbre plus pur. Il y eut alors quelques mois, une année peut-être, où Dieu habita vraiment sur la terre. La voix du jeune charpentier prit tout à coup une douceur extraordinaire. Un charme infini s'exhalait de sa personne, et ceux qui l'avaient vu jusque-là ne le reconnaissaient plus.[226] Il n'avait pas encore de disciples, et le groupe qui se pressait autour de lui n'était ni une secte, ni une école; mais on y sentait déjà un esprit commun, quelque chose de pénétrant et de doux. Son caractère aimable, et sans doute une de ces ravissantes figures[227] qui apparaissent quelquefois dans la race juive, faisaient autour de lui comme un cercle de fascination auquel presque personne, au milieu de ces populations bienveillantes et naïves, ne savait échapper.

Le paradis eût été, en effet, transporté sur la terre, si les idées du jeune maître n'eussent dépassé de beaucoup ce niveau de médiocre bonté au delà duquel on n'a pu jusqu'ici élever l'espèce humaine. La fraternité des hommes, fils de Dieu, et les conséquences morales qui en résultent étaient déduites avec un sentiment exquis. Comme tous les rabbis du temps, Jésus, peu porté vers les raisonnements suivis, renfermait sa doctrine dans des aphorismes concis et d'une forme expressive, parfois énigmatique et bizarre.[228] Quelques-unes de ces maximes venaient des livres de l'Ancien Testament. D'autres étaient des pensées de sages plus modernes, surtout d'Antigone de Soco, de Jésus fils de Sirach, et de Hillel, qui étaient arrivées jusqu'à lui, non par suite d'études savantes, mais comme des proverbes souvent répétés. La synagogue était riche en maximes très-heureusement exprimées, qui formaient une sorte de littérature proverbiale courante.[229] Jésus adopta presque tout cet enseignement oral, mais en le pénétrant d'un esprit supérieur.[230] Enchérissant d'ordinaire sur les devoirs tracés par la Loi et les anciens, il voulait la perfection. Toutes les vertus d'humilité, de pardon, de charité, d'abnégation, de dureté pour soi-même, vertus qu'on a nommées à bon droit chrétiennes, si l'on veut dire par là qu'elles ont été vraiment prêchées par le Christ, étaient en germe dans ce premier enseignement. Pour la justice, il se contentait de répéter l'axiome répandu: «Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît à toi-même.[231]» Mais cette vieille sagesse, encore assez égoïste, ne lui suffisait pas. Il allait aux excès:

«Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui l'autre. Si quelqu'un te fait un procès pour ta tunique, abandonne-lui ton manteau.[232]»

«Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi.[233]»

«Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent; priez pour ceux qui vous persécutent.[234]»

«Ne jugez pas, et vous ne serez point jugé.[235] Pardonnez, et on vous pardonnera.[236] Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux.[237] Donner vaut mieux que recevoir.[238]»

«Celui qui s'humilie sera élevé; celui qui s'élève sera humilié.[239]»

Sur l'aumône, la pitié, les bonnes œuvres, la douceur, le goût de la paix, le complet désintéressement du cœur, il avait peu de chose à ajouter à la doctrine de la synagogue.[240] Mais il y mettait un accent plein d'onction, qui rendait nouveaux des aphorismes trouvés depuis longtemps. La morale ne se compose pas de principes plus ou moins bien exprimés. La poésie du précepte, qui le fait aimer, est plus que le précepte lui-même, pris comme une vérité abstraite. Or, on ne peut nier que ces maximes empruntées par Jésus à ses devanciers ne fassent dans l'Évangile un tout autre effet que dans l'ancienne Loi, dans le Pirké Aboth ou dans le Talmud. Ce n'est pas l'ancienne Loi, ce n'est pas le Talmud qui ont conquis et changé le monde. Peu originale en elle-même, si l'on veut dire par là qu'on pourrait avec des maximes plus anciennes la recomposer presque tout entière, la morale évangélique n'en reste pas moins la plus haute création qui soit sortie de la conscience humaine, le plus beau code de la vie parfaite qu'aucun moraliste ait tracé.

Il ne parlait pas contre la loi mosaïque, mais il est clair qu'il en voyait l'insuffisance, et il le laissait entendre. Il répétait sans cesse qu'il faut faire plus que les anciens sages n'avaient dit.[241] Il défendait la moindre parole dure,[242] il interdisait le divorce[243] et tout serment,[244] il blâmait le talion,[245] il condamnait l'usure,[246] il trouvait le désir voluptueux aussi criminel que l'adultère.[247] Il voulait un pardon universel des injures.[248] Le motif dont il appuyait ces maximes de haute charité était toujours le même: «... Pour que vous soyez les fils de votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Si vous n'aimez, ajoutait-il, que ceux qui vous aiment, quel mérite avez-vous? Les publicains le font bien. Si vous ne saluez que vos frères, qu'est-ce que cela? Les païens le font bien. Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait.[249]»

Un culte pur, une religion sans prêtres et sans pratiques extérieures, reposant toute sur les sentiments du cœur, sur l'imitation de Dieu,[250] sur le rapport immédiat de la conscience avec le Père céleste, étaient la suite de ces principes. Jésus ne recula jamais devant cette hardie conséquence, qui faisait de lui, dans le sein du judaïsme, un révolutionnaire au premier chef. Pourquoi des intermédiaires entre l'homme et son Père? Dieu ne voyant que le cœur, à quoi bon ces purifications, ces pratiques qui n'atteignent que le corps?[251] La tradition même, chose si sainte pour le juif, n'est rien, comparée au sentiment pur.[252] L'hypocrisie des pharisiens, qui en priant tournaient la tête pour voir si on les regardait, qui faisaient leurs aumônes avec fracas, et mettaient sur leurs habits des signes qui les faisaient reconnaître pour personnes pieuses, toutes ces simagrées de la fausse dévotion le révoltaient. «Ils ont reçu leur récompense, disait-il; pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, afin que ton aumône reste dans le secret, et alors ton Père, qui voit dans le secret, te la rendra.[253] Et quand tu pries, n'imite pas les hypocrites, qui aiment à faire leur oraison debout dans les synagogues et au coin des places, afin d'être vus des hommes. Je dis en vérité qu'ils reçoivent leur récompense. Pour toi, si tu veux prier, entre dans ton cabinet, et ayant fermé la porte, prie ton Père, qui est dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, t'exaucera. Et, quand tu pries, ne fais pas de longs discours comme les païens, qui s'imaginent devoir être exaucés à force de paroles. Dieu ton Père sait de quoi tu as besoin, avant que tu le lui demandes.[254]»

Il n'affectait nul signe extérieur d'ascétisme, se contentant de prier ou plutôt de méditer sur les montagnes et dans les lieux solitaires, où toujours l'homme a cherché Dieu.[255] Cette haute notion des rapports de l'homme avec Dieu, dont si peu d'âmes, même après lui, devaient être capables, se résumait en une prière, qu'il enseignait dès lors à ses disciples:[256]

«Notre Père qui es au ciel, que ton nom soit sanctifié; que ton règne arrive; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Épargne-nous les épreuves; délivre-nous du Méchant.[257]» Il insistait particulièrement sur cette pensée que le Père céleste sait mieux que nous ce qu'il nous faut, et qu'on lui fait presque injure en lui demandant telle ou telle chose déterminée.[258]

Jésus ne faisait en ceci que tirer les conséquences des grands principes que le judaïsme avait posés, mais que les classes officielles de la nation tendaient de plus en plus à méconnaître. La prière grecque et romaine fut presque toujours un verbiage plein d'égoïsme. Jamais prêtre païen n'avait dit au fidèle: «Si, en apportant ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton offrande devant l'autel, et va premièrement te réconcilier avec ton frère; après cela viens et fais ton offrande.[259]» Seuls dans l'antiquité, les prophètes juifs, Isaïe surtout, dans leur antipathie contre le sacerdoce, avaient entrevu la vraie nature du culte que l'homme doit à Dieu. «Que m'importe la multitude de vos victimes? J'en suis rassasié; la graisse de vos béliers me soulève le cœur; votre encens m'importune; car vos mains sont pleines de sang. Purifiez vos pensées; cessez de mal faire, apprenez le bien, cherchez la justice, et venez alors.[260]» Dans les derniers temps, quelques docteurs, Siméon le Juste,[261] Jésus, fils de Sirach,[262] Hillel,[263] touchèrent presque le but, et déclarèrent que l'abrégé de la Loi était la justice. Philon, dans le monde judéo-égyptien, arrivait en même temps que Jésus à des idées d'une haute sainteté morale, dont la conséquence était le peu de souci des pratiques légales.[264] Schemaïa et Abtalion, plus d'une fois, se montrèrent aussi des casuistes fort libéraux.[265] Rabbi Iohanan allait bientôt mettre les œuvres de miséricorde au-dessus de l'étude même de la Loi![266] Jésus seul, néanmoins, dit la chose d'une manière efficace. Jamais on n'a été moins prêtre que ne le fut Jésus, jamais plus ennemi des formes qui étouffent la religion sous prétexte de la protéger. Par là, nous sommes tous ses disciples et ses continuateurs; par là, il a posé une pierre éternelle, fondement de la vraie religion, et, si la religion est la chose essentielle de l'humanité, par là il a mérité le rang divin qu'on lui a décerné. Une idée absolument neuve, l'idée d'un culte fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine, faisait par lui son entrée dans le monde, idée tellement élevée que l'église chrétienne devait sur ce point trahir complètement ses intentions, et que, de nos jours, quelques âmes seulement sont capables de s'y prêter.

Un sentiment exquis de la nature lui fournissait à chaque instant des images expressives. Quelquefois une finesse remarquable, ce que nous appelons de l'esprit, relevait ses aphorismes; d'autres fois, leur forme vive tenait à l'heureux emploi de proverbes populaires. «Comment peux-tu dire à ton frère: Permets que j'ôte cette paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien? Hypocrite! ôté d'abord la poutre de ton œil, et alors tu penseras à ôter la paille de l'œil de ton frère.[267]»

Ces leçons, longtemps renfermées dans le cœur du jeune maître, groupaient déjà quelques initiés. L'esprit du temps était aux petites églises; c'était le moment des Esséniens ou Thérapeutes. Des rabbis ayant chacun leur enseignement, Schemaïa, Abtalion, Hillel, Schammaï, Juda le Gaulonite, Gamaliel, tant d'autres dont les maximes ont composé le Talmud[268], apparaissaient de toutes parts. On écrivait très-peu; les docteurs juifs de ce temps ne faisaient pas de livres: tout se passait en conversations et en leçons publiques, auxquelles on cherchait à donner un tour facile à retenir[269]. Le jour où le jeune charpentier de Nazareth commença à produire au dehors ces maximes, pour la plupart déjà répandues, mais qui, grâce à lui, devaient régénérer le monde, ce ne fut donc pas un événement. C'était un rabbi de plus (il est vrai, le plus charmant de tous), et autour de lui quelques jeunes gens avides de l'entendre et cherchant l'inconnu. L'inattention des hommes veut du temps pour être forcée. Il n'y avait pas encore de chrétiens; le vrai christianisme cependant était fondé, et jamais sans doute il ne fut plus parfait qu'à ce premier moment. Jésus n'y ajoutera plus rien de durable. Que dis-je? En un sens, il le compromettra; car toute idée pour réussir a besoin de faire des sacrifices; on ne sort jamais immaculé de la lutte de la vie.

Concevoir le bien, en effet, ne suffit pas; il faut le faire réussir parmi les hommes. Pour cela des voies moins pures sont nécessaires. Certes, si l'Évangile se bornait à quelques chapitres de Matthieu et de Luc, il serait plus parfait et ne prêterait pas maintenant à tant d'objections; mais sans miracles eût-il converti le monde? Si Jésus fût mort au moment où nous sommes arrivés de sa carrière, il n'y aurait pas dans sa vie telle page qui nous blesse; mais, plus grand aux yeux de Dieu, il fût resté ignoré des hommes; il serait perdu dans la foule des grandes âmes inconnues, les meilleures de toutes; la vérité n'eût pas été promulguée, et le monde n'eût pas profité de l'immense supériorité morale que son Père lui avait départie. Jésus, fils de Sirach, et Hillel avaient émis des aphorismes presque aussi élevés que ceux de Jésus. Hillel cependant ne passera jamais pour le vrai fondateur du christianisme. Dans la morale, comme dans l'art, dire n'est rien, faire est tout. L'idée qui se cache sous un tableau de Raphaël est peu de chose; c'est le tableau seul qui compte. De même, en morale, la vérité ne prend quelque valeur que si elle passe à l'état de sentiment, et elle n'atteint tout son prix que quand elle se réalise dans le monde à l'état de fait. Des hommes d'une médiocre moralité ont écrit de fort bonnes maximes. Des hommes très-vertueux, d'un autre côté, n'ont rien fait pour continuer dans le monde la tradition de la vertu. La palme est à celui qui a été puissant en paroles et en œuvres, qui a senti le bien, et au prix de son sang l'a fait triompher. Jésus, à ce double point de vue, est sans égal; sa gloire reste entière et sera toujours renouvelée.


NOTES:

[204] C'est l'expression de Marc, VI, 3. Cf. Matth., XIII, 85. Marc ne connaît pas Joseph; Jean et Luc, au contraire, préfèrent l'expression «fils de Joseph.» Luc, III, 23; IV, 22; Jean, I, 45; IV, 42.

[205] Jean, II, 1; IV, 46. Jean seul est renseigné sur ce point.

[206] J'admets comme probable le sentiment qui identifie Cana de Galilée avec Kana el-Djélil. On peut cependant faire valoir des arguments pour Kefr-Kenna, à une heure ou une heure et demie N.-N.-E. de Nazareth.

[207] Maintenant el-Buttauf.

[208] Jean, II, 11; IV, 46. Un ou deux disciples étaient de Cana. Jean, XXI, 2; Matth., X, 4; Marc, III, 18.

[209] Marc, VI, 3; Justin, Dial. cum Tryph., 88.

[210] Par exemple, «Rabbi Iohanan le Cordonnier, Rabbi Isaac le Forgeron.»

[211] Act., XVIII, 3.

[212] Voir ci-dessous, p. 151-152.

[213] Luc, VII, 37 et suiv.; Jean, IV, 7 et suiv.; VIII, 3 et suiv.

[214] Les discours que le quatrième évangile prête à Jésus renferment déjà un germe de théologie. Mais ces discours étant en contradiction absolue avec ceux des évangiles synoptiques, lesquels représentent sans aucun doute les Logia primitifs, ils doivent compter pour des documents de l'histoire apostolique, et non pour des éléments de la vie de Jésus.

[215] Voir Matth., IX, 9, et les autres récits analogues.

[216] Voir, par exemple, Jean, XXI, 15 et suiv.

[217] La belle âme de Philon se rencontra ici, comme sur tant d'autres points, avec celle de Jésus. De confus. ling., § 14; De migr. Abr., § I; De somniis, II, § 41; De agric. Noë, § 12; De mutatione nominum, § 4. Mais Philon est à peine juif d'esprit.

[218] Saint Paul, ad Galatas, IV, 6.

[219] Le mot «ciel,» dans la langue rabbinique de ce temps, est synonyme du nom de «Dieu,» qu'on évitait de prononcer. Comp. Matth., XXI, 25; Luc, XV, 18; XX, 4.

[220] Cette expression revient à chaque page des évangiles synoptiques, des Actes des Apôtres, de saint Paul. Si elle ne paraît qu'une fois en saint Jean (III, 3 et 5), c'est que les discours rapportés par le quatrième évangile sont loin de représenter la parole vraie de Jésus.

[221] Dan., II, 44; VII, 43, 14, 22, 27.

[222] Mischna, Berakoth, II, 1, 3; Talmud de Jérusalem, Berakoth, II, 2; Kidduschin, I, 2; Talm. de Bab., Berakoth, 15 a; Mekilta, 42 b; Siphra, 170 b. L'expression revient souvent dans les Midraschim.

[223] Matth., VI, 33; XII, 28; XIX, 12; Marc, XII, 34; Luc, XII, 31.

[224] Luc, XVII, 20-21.

[225] La grande théorie de l'apocalypse du Fils de l'homme est en effet réservée, dans les synoptiques, pour les chapitres qui précèdent le récit de la passion. Les premières prédications, surtout dans Matthieu, sont toutes morales.

[226] Matth., XIII, 54 et suiv.; Marc, VI, 2 et suiv.; Jean, VI, 42.

[227] La tradition sur la laideur de Jésus (Justin, Dial. cum Tryph., 85, 88, 100) vient du désir de voir réalisé en lui un trait prétendu messianique (Is.., LIII, 2).

[228] Les Logia de saint Matthieu réunissent plusieurs de ces axiomes ensemble, pour en former de grands discours. Mais la forme fragmentaire se fait sentir à travers les sutures.

[229] Les sentences des docteurs juifs du temps sont recueillies dans le petit livre intitulé: Pirké Aboth.

[230] Les rapprochements seront faits ci-dessous, au fur et à mesure qu'ils se présenteront. On a parfois supposé que, la rédaction du Talmud étant postérieure à celle des Évangiles, des emprunts ont pu être faits par les compilateurs juifs à la morale chrétienne. Mais cela est inadmissible; un mur de séparation existait entre l'église et la synagogue. La littérature chrétienne et la littérature juive n'ont eu avant le XIIIe siècle presque aucune influence l'une sur l'autre.

[231] Matth., VII, 12; Luc, VI, 31. Cet axiome est déjà dans le livre de Tobie, IV, 16. Hillel s'en servait habituellement (Talm. de Bab., Schabbath, 31 a), et déclarait comme Jésus que c'était là l'abrégé de la Loi.

[232] Matth., V, 39 et suiv.; Luc, VI, 29. Comparez Jérémie, Lament., III, 30.

[233] Matth., V, 29-30; XVIII, 9; Marc, IX, 46.

[234] Matth., V, 44; Luc, VI, 27. Comparez Talmud de Babylone, Schabbath, 88 b; Joma, 23 a.

[235] Matth., VII, 1; Luc, VI, 37. Comparez Talmud de Babylone, Kethuboth, 105 b.

[236] Luc, VI, 37. Comparez Lévit., XIX, 18; Prov., XX, 22; Ecclésiastique, XXVIII, 1 et suiv.

[237] Luc, VI, 36; Siphré, 54 b (Sultzbach, 1802).

[238] Parole rapportée dans les Actes, XX, 33.

[239] Matth., XXIII, 12; Luc, XIV, 11; XVIII, 14. Les sentences rapportées par saint Jérôme d'après l' «Évangile selon les Hébreux» (Comment, in Epist. ad Ephes., V, 4; in Ezech., XVIII; Dial. adv. Pelag., III, 2), sont empreintes du même esprit.

[240] Deutér., XXIV, XXV, XXVI, etc.; Is., LVIII, 7; Prov., XIX, 17; Pirké Aboth, i; Talmud de Jérusalem, Peah, I, 1; Talmud de Babylone, Schabbath, 63 a.

[241] Matth., V, 20 et suiv.

[242] Matth., V, 22.

[243] Matth., V, 31 et suiv. Comparez Talmud de Babylone, Sanhédrin, 22 a.

[244] Matth., V, 33 et suiv.

[245] Matth., V, 38 et suiv.

[246] Matth., V, 42. La Loi l'interdisait aussi (Deutér., XV, 7-8), mais moins formellement, et l'usage l'autorisait (Luc, VII, 41 et suiv.).

[247] Matth., XXVII, 28. Comparez Talmud, Masseket Kalla (édit. Fürth, 1793), fol. 34 b.

[248] Matth., V, 23 et suiv.

[249] Matth., V, 45 et suiv. Comparez Lévit., xi, 44; XIX, 2.

[250] Comparez Philon, De migr. Abr., § 23 et 24; De vita contemplativa, en entier.

[251] Matth., XV, 11 et suiv.; Marc, VII, 6 et suiv.

[252] Marc, VII, 6 et suiv.

[253] Matth., VI, 4 et suiv. Comparez Ecclésiastique XVII, 18; XXIX, 15; Talm. de Bab., Chagiga, 5 a; Baba Bathra, 9 b.

[254] Matth., VI, 5-8.

[255] Matth., XIV, 23; Luc, IV, 42; V, 16; VI, 12.

[256] Matth., VI, 9 et suiv; Luc, XI, 2 et suiv.

[257] C'est-à-dire du démon.

[258] Luc, XI, 5 et suiv.

[259] Matth., V, 23-24.

[260] Isaïe, I, 11 et suiv. Comparez ibid., LVIII entier; Osée, VI, 6; Malachie, I, 40 et suiv.

[261] Pirké Aboth, I, 2.

[262] Ecclésiastique, XXXV, 1 et suiv.

[263] Talm. de Jérus., Pesachim, VI, I; Talm. de Bab., même traité, 66 a; Schabbath, 34 a.

[264] Quod Deus immut., § 1 et 2; De Abrahamo, § 22; Quis rerum divin. hæres, § 13 et suiv., 55, 58 et suiv.; De profugis, 7 et 8; Quod omnis probus liber, en entier; De vita contemplativa, en entier.

[265] Talm. de Bab., Pesachim, 67 b.

[266] Talmud de Jérusalem, Peah, I, 1.

[267] Matth., VII, 4-5. Comparez Talmud de Babylone, Baba Bathra, 15 b; Erachin, 16 b.

[268] Voir surtout Pirké Aboth, ch. 1.

[269] Le Talmud, résumé de ce vaste mouvement d'écoles, ne commença guère à être écrit qu'au deuxième siècle de notre ère.


CHAPITRE VI

JEAN-BAPTISTE.—VOYAGE DE JÉSUS VERS JEAN ET SON SEJOUR AU DÉSERT DE JUDÉE.—IL ADOPTE LE BAPTÊME DE JEAN.

Un homme extraordinaire, dont le rôle, faute de documents, reste pour nous en partie énigmatique, apparut vers ce temps et eut certainement des relations avec Jésus. Ces relations tendirent plutôt à faire dévier de sa voie le jeune prophète de Nazareth; mais elles lui suggérèrent plusieurs accessoires importants de son institution religieuse, et en tout cas elles fournirent a ses disciples une très-forte autorité pour recommander leur maître aux yeux d'une certaine classe de Juifs.

Vers l'an 28 de notre ère (quinzième année du règne de Tibère), se répandit dans toute la Palestine la réputation d'un certain Iohanan ou Jean, jeune ascète plein de fougue et de passion. Jean était de race sacerdotale[270] et né, ce semble, à Jutta près d'Hébron ou à Hébron même[271]. Hébron, la ville patriarcale par excellence, située à deux pas du désert de Judée et à quelques heures du grand désert d'Arabie, était dès cette époque ce qu'elle est encore aujourd'hui, un des boulevards de l'esprit sémitique dans sa forme la plus austère. Dès son enfance, Jean fut Nazir, c'est-à-dire assujetti par vœu à certaines abstinences[272]. Le désert dont il était pour ainsi dire environné l'attira de bonne heure[273]. Il y menait la vie d'un yogui de l'Inde, vêtu de peaux ou d'étoffes de poil de chameau, n'ayant pour aliments que des sauterelles et du miel sauvage[274]. Un certain nombre de disciples s'étaient groupés autour de lui, partageant sa vie et méditant sa sévère parole. On se serait cru transporté aux bords du Gange, si des traits particuliers n'eussent révélé en ce solitaire le dernier descendant des grands prophètes d'Israël.

Depuis que la nation juive s'était prise avec une sorte de désespoir à réfléchir sur sa destinée, l'imagination du peuple s'était reportée avec beaucoup de complaisance vers les anciens prophètes. Or, de tous les personnages du passé, dont le souvenir venait comme les songes d'une nuit troublée réveiller et agiter le peuple, le plus grand était Élie. Ce géant des prophètes, en son âpre solitude du Carmel, partageant la vie des bêtes sauvages, demeurant dans le creux des rochers, d'où il sortait comme un foudre pour faire et défaire les rois, était devenu, par des transformations successives, une sorte d'être surhumain, tantôt visible, tantôt invisible, et qui n'avait pas goûté la mort. On croyait généralement qu'Élie allait revenir et restaurer Israël[275]. La vie austère qu'il avait menée, les souvenirs terribles qu'il avait laissés, et sous l'impression desquels l'Orient vit encore[276], cette sombre image qui, jusqu'à nos jours, fait trembler et tue, toute cette mythologie, pleine de vengeance et de terreurs, frappaient vivement les esprits et marquaient, en quelque sorte, d'un signe de naissance tous les enfantements populaires. Quiconque aspirait à une grande action sur le peuple devait imiter Élie, et comme la vie solitaire avait été le trait essentiel de ce prophète, on s'habitua à envisager «l'homme de Dieu» comme un ermite. On s'imagina que tous les saints personnages avaient eu leurs jours de pénitence, de vie agreste, d'austérités[277]. La retraite au désert devint ainsi la condition et le prélude des hautes destinées.

Nul doute que cette pensée d'imitation n'ait beaucoup préoccupé Jean[278]. La vie anachorétique, si opposée à l'esprit de l'ancien peuple juif, et avec laquelle les vœux dans le genre de ceux des Nazirs et des Réchabites n'avaient aucun rapport, faisait de toutes parts invasion en Judée. Les Esséniens ou Thérapeutes étaient groupés près du pays de Jean, sur les bords orientaux de la mer Morte[279]. On s'imaginait que les chefs de sectes devaient être des solitaires, ayant leurs règles et leurs instituts propres, comme des fondateurs d'ordres religieux. Les maîtres des jeunes gens étaient aussi parfois des espèces d'anachorètes[280] assez ressemblants aux gourous[281] du brahmanisme. De fait, n'y avait-il point en cela une influence éloignée des mounis de l'Inde? Quelques-uns de ces moines bouddhistes vagabonds, qui couraient le monde, comme plus tard les premiers Franciscains, prêchant de leur extérieur édifiant et convertissant des gens qui ne savaient pas leur langue, n'avaient-ils point tourné leurs pas du côté de la Judée, de même que certainement ils l'avaient fait du côté de la Syrie et de Babylone[282]? C'est ce que l'on ignore. Babylone était devenue depuis quelque temps un vrai foyer de bouddhisme; Boudasp (Bodhisattva) était réputé un sage Chaldéen et le fondateur du sabisme. Le sabisme lui-même, qu'était-il? Ce que son étymologie indique[283]: le baptisme lui-même, c'est-à-dire la religion des baptêmes multipliés, la souche de la secte encore existante qu'on appelle «chrétiens de Saint-Jean» ou Mendaïtes, et que les Arabes appellent el-Mogtasila, «les baptistes[284].» Il est fort difficile de démêler ces vagues analogies. Les sectes flottantes entre le judaïsme, le christianisme, le baptisme et le sabisme, que l'on trouve dans la région au delà du Jourdain durant les premiers siècles de notre ère[285], présentent à la critique, par suite de la confusion des notices qui nous en sont parvenues, le problème le plus singulier. On peut croire, en tout cas, que plusieurs des pratiques extérieures de Jean, des Esséniens[286] et des précepteurs spirituels juifs de ce temps venaient d'une influence récente du haut Orient. La pratique fondamentale qui donnait à la secte de Jean son caractère, et qui lui a valu son nom, a toujours eu son centre dans la basse Chaldée et y constitue une religion qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours.

Cette pratique était le baptême ou la totale immersion. Les ablutions étaient déjà familières aux Juifs, comme à toutes les religions de l'Orient[287]. Les Esséniens leur avaient donné une extension particulière[288]. Le baptême était devenu une cérémonie ordinaire de l'introduction des prosélytes dans le sein de la religion juive, une sorte d'initiation[289]. Jamais pourtant, avant notre baptiste, on n'avait donné à l'immersion cette importance ni cette forme. Jean avait fixé le théâtre de son activité dans la partie du désert de Judée qui avoisine la mer Morte[290]. Aux époques où il administrait le baptême, il se transportait aux bords du Jourdain[291], soit à Béthanie ou Béthabara[292], sur la rive orientale, probablement vis-à-vis de Jéricho, soit à l'endroit nommé Ænon ou «les Fontaines[293],» près de Salim, où il y avait beaucoup d'eau[294]. Là des foules considérables, surtout de la tribu de Juda, accouraient vers lui et se faisaient baptiser[295]. En quelques mois, il devint ainsi un des hommes les plus influents de la Judée, et tout le monde dut compter avec lui.

Le peuple le tenait pour un prophète[296], et plusieurs s'imaginaient que c'était Élie ressuscité[297]. La croyance à ces résurrections était fort répandue[298]; on pensait que Dieu allait susciter de leurs tombeaux quelques-uns des anciens prophètes pour servir de guides à Israël vers sa destinée finale[299]. D'autres tenaient Jean pour le Messie lui-même, quoiqu'il n'élevât pas une telle prétention[300]. Les prêtres et les scribes, opposés à cette renaissance du prophétisme, et toujours ennemis des enthousiastes, le méprisaient. Mais la popularité du baptiste s'imposait à eux, et ils n'osaient parler contre lui[301]. C'était une victoire que le sentiment de la foule remportait sur l'aristocratie sacerdotale. Quand on obligeait les chefs des prêtres à s'expliquer nettement sur ce point, on les embarrassait fort[302].

Le baptême n'était du reste pour Jean qu'un signe destiné à faire impression et à préparer les esprits à quelque grand mouvement. Nul doute qu'il ne fût possédé au plus haut degré de l'espérance messianique, et que son action principale ne fût en ce sens. «Faites pénitence, disait-il, car le royaume de Dieu approche[303].» Il annonçait une «grande colère,» c'est-à-dire de terribles catastrophes qui allaient venir[304], et déclarait que la cognée était déjà à la racine de l'arbre, que l'arbre serait bientôt jeté au feu. Il représentait son Messie un van à la main, recueillant le bon grain, et brûlant la paille. La pénitence, dont le baptême était la figure, l'aumône, l'amendement des mœurs[305], étaient pour Jean les grands moyens de préparation aux événements prochains. On ne sait pas exactement sous quel jour il concevait ces événements. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il prêchait avec beaucoup de force contre les mêmes adversaires que Jésus, contre les prêtres riches, les pharisiens, les docteurs, le judaïsme officiel en un mot, et que, comme Jésus, il était surtout accueilli par les classes méprisées[306]. Il réduisait à rien le titre de fils d'Abraham, et disait que Dieu pourrait faire des fils d'Abraham avec les pierres du chemin[307]. Il ne semble pas qu'il possédât même en germe la grande idée qui a fait le triomphe de Jésus, l'idée d'une religion pure; mais il servait puissamment cette idée en substituant un rite privé aux cérémonies légales, pour lesquelles il fallait des prêtres, à peu près comme les Flagellants du moyen âge ont été des précurseurs de la Réforme, en enlevant le monopole des sacrements et de l'absolution au clergé officiel. Le ton général de ses sermons était sévère et dur. Les expressions dont il se servait contre ses adversaires paraissent avoir été des plus violentes[308]. C'était une rude et continuelle invective. Il est probable qu'il ne resta pas étranger à la politique. Josèphe, qui le toucha presque par son maître Banou, le laisse entendre à mots couverts[309], et la catastrophe qui mit fin à ses jours semble le supposer. Ses disciples menaient une vie fort austère[310], jeûnaient fréquemment et affectaient un air triste et soucieux. On voit poindre par moments la communauté des biens et cette pensée que le riche est obligé de partager ce qu'il a[311]. Le pauvre apparaît déjà comme celui qui doit bénéficier en première ligne du royaume de Dieu.

Quoique le centre d'action de Jean fût la Judée, sa renommée pénétra vite en Galilée et arriva jusqu'à Jésus, qui avait déjà formé autour de lui par ses premiers discours un petit cercle d'auditeurs. Jouissant encore de peu d'autorité, et sans doute aussi poussé par le désir de voir un maître dont les enseignements avaient beaucoup de rapports avec ses propres idées, Jésus quitta la Galilée et se rendit avec sa petite école auprès de Jean[312]. Les nouveaux venus se firent baptiser comme tout le monde. Jean accueillit très-bien cet essaim de disciples galiléens, et ne trouva pas mauvais qu'ils restassent distincts des siens. Les deux maîtres étaient jeunes; ils avaient beaucoup d'idées communes; ils s'aimèrent et luttèrent devant le public de prévenances réciproques. Un tel fait surprend au premier coup d'œil dans Jean-Baptiste, et on est porté à le révoquer en doute. L'humilité n'a jamais été le trait des fortes âmes juives. Il semble qu'un caractère aussi roide, une sorte de Lamennais toujours irrité, devait être fort colère et ne souffrir ni rivalité ni demi-adhésion. Mais cette manière de concevoir les choses repose sur une fausse conception de la personne de Jean. On se le représente comme un vieillard; il était au contraire de même âge que Jésus[313], et très-jeune selon les idées du temps. Il ne fut pas, dans l'ordre de l'esprit, le père de Jésus, mais bien son frère. Les deux jeunes enthousiastes, pleins des mêmes espérances et des mêmes haines, ont bien pu faire cause commune et s'appuyer réciproquement. Certes un vieux maître voyant un homme sans célébrité venir vers lui et garder à son égard des allures d'indépendance, se fût révolté; on n'a guère d'exemples d'un chef d'école accueillant avec empressement celui qui va lui succéder. Mais la jeunesse est capable de toutes les abnégations, et il est permis d'admettre que Jean, ayant reconnu dans Jésus un esprit analogue au sien, l'accepta sans arrière-pensée personnelle. Ces bonnes relations devinrent ensuite le point de départ de tout un système développé parles évangélistes, et qui consista à donner pour première base à la mission divine de Jésus l'attestation de Jean. Tel était le degré d'autorité conquis par le baptiste qu'on ne croyait pouvoir trouver au monde un meilleur garant. Mais, loin que le baptiste ait abdiqué devant Jésus, Jésus, pendant tout le temps qu'il passa près de lui, le reconnut pour supérieur et ne développa son propre génie que timidement.

Il semble en effet que, malgré sa profonde originalité, Jésus, durant quelques semaines au moins, fut l'imitateur de Jean. Sa voie était encore obscure devant lui. A toutes les époques, d'ailleurs, Jésus céda beaucoup à l'opinion, et adopta bien des choses qui n'étaient pas dans sa direction, ou dont il se souciait assez peu, par l'unique raison qu'elles étaient populaires; seulement, ces accessoires ne nuisirent jamais à sa pensée principale et y furent toujours subordonnés. Le baptême avait été mis par Jean en très-grande faveur; il se crut obligé de faire comme lui: il baptisa, et ses disciples baptisèrent aussi[314]. Sans doute ils accompagnaient le baptême de prédications analogues à celles de Jean. Le Jourdain se couvrit ainsi de tous les côtés de baptistes, dont les discours avaient plus ou moins de succès. L'élève égala bientôt le maître, et son baptême fut fort recherché. Il y eut à ce sujet quelque jalousie entre les disciples[315]; les élèves de Jean vinrent se plaindre à lui des succès croissants du jeune galiléen, dont le baptême allait bientôt, selon eux, supplanter le sien. Mais les deux maîtres restèrent supérieurs à ces petitesses. La supériorité de Jean était d'ailleurs trop incontestée pour que Jésus, encore peu connu, songeât à la combattre. Il voulait seulement grandir à son ombre, et se croyait obligé, pour gagner la foule, d'employer les moyens extérieurs qui avaient valu à Jean de si étonnants succès. Quand il recommença à prêcher après l'arrestation de Jean, les premiers mots qu'on lui met à la bouche ne sont que la répétition d'une des phrases familières au baptiste[316]. Plusieurs autres expressions de Jean se retrouvent textuellement dans ses discours[317]. Les deux écoles paraissent avoir vécu longtemps en bonne intelligence[318], et après la mort de Jean, Jésus, comme confrère affidé, fut un des premiers averti de cet événement[319].

Jean, en effet, fut bientôt arrêté dans sa carrière prophétique. Comme les anciens prophètes juifs, il était, au plus haut degré, frondeur des puissances établies[320]. La vivacité extrême avec laquelle il s'exprimait sur leur compte ne pouvait manquer de lui susciter des embarras. En Judée, Jean ne paraît pas avoir été inquiété par Pilate; mais dans la Pérée, au delà du Jourdain, il tombait sur les terres d'Antipas. Ce tyran s'inquiéta du levain politique mal dissimulé dans les prédications de Jean. Les grandes réunions d'hommes formées par l'enthousiasme religieux et patriotique autour du baptiste avaient quelque chose de suspect[321]. Un grief tout personnel vint, d'ailleurs, s'ajouter à ces motifs d'État et rendit inévitable la perte de l'austère censeur.

Un des caractères le plus fortement marqués de cette tragique famille des Hérodes, était Hérodiade, petite-fille d'Hérode le Grand. Violente, ambitieuse, passionnée, elle détestait le judaïsme et méprisait ses lois[322]. Elle avait été mariée, probablement malgré elle, à son oncle Hérode, fils de Mariamne[323], qu'Hérode le Grand avait déshérité[324] et qui n'eut jamais de rôle public. La position inférieure de son mari, à l'égard des autres personnes de sa famille, ne lui laissait aucun repos; elle voulait être souveraine à tout prix[325]. Antipas fut l'instrument dont elle se servit. Cet homme faible étant devenu éperdument amoureux d'elle, lui promit de l'épouser et de répudier sa première femme, fille de Hâreth, roi de Petra et émir des tribus voisines de la Pérée. La princesse arabe ayant eu vent de ce projet, résolut de fuir. Dissimulant son dessein, elle feignit de vouloir faire un voyage à Machéro, sur les terres de son père, et s'y fit conduire par les officiers d'Antipas[326].

Makaur[327] ou Machéro était une forteresse colossale bâtie par Alexandre Jannée, puis relevée par Hérode, dans un des ouadis les plus abrupts à l'orient de la mer Morte[328]. C'était un pays sauvage, étrange, rempli de légendes bizarres et qu'on croyait hanté des démons[329]. La forteresse était juste à la limite des états de Hâreth et d'Antipas. A ce moment-là, elle était en la possession de Hâreth[330]. Celui-ci averti avait tout fait préparer pour la fuite de sa fille, qui de tribu en tribu fut reconduite à Pétra.

L'union presque incestueuse[331] d'Antipas et d'Hérodiade s'accomplit alors. Les lois juives sur le mariage étaient sans cesse une pierre de scandale entre l'irréligieuse famille des Hérodes et les Juifs sévères[332]. Les membres de cette dynastie nombreuse et assez isolée étant réduits à se marier entre eux, il en résultait de fréquentes violations des empêchements établis par la Loi. Jean fut l'écho du sentiment général en blâmant énergiquement Antipas[333]. C'était plus qu'il n'en fallait pour décider celui-ci à donner suite à ses soupçons. Il fit arrêter le baptiste et donna ordre de l'enfermer dans la forteresse de Machéro, dont il s'était probablement emparé après le départ de la fille de Hâreth[334].

Plus timide que cruel, Antipas ne désirait pas le mettre à mort. Selon certains bruits, il craignait une sédition populaire[335]. Selon une autre version[336], il aurait pris plaisir à écouter le prisonnier, et ces entretiens l'auraient jeté dans de grandes perplexités. Ce qu'il y a de certain, c'est que la détention se prolongea et que Jean conserva du fond de sa prison une action étendue. Il correspondait avec ses disciples, et nous le retrouverons encore en rapport avec Jésus. Sa foi dans la prochaine venue du Messie ne fit que s'affermir; il suivait avec attention les mouvements du dehors, et cherchait à y découvrir les signes favorables à l'accomplissement des espérances dont il se nourrissait.

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