Vie de Jésus
NOTES:
[676] Les hésitations des disciples immédiats de Jésus, dont une fraction considérable resta attachée au judaïsme, pourraient soulever ici quelques objections. Mais le procès de Jésus ne laisse place à aucun doute. Nous verrons qu'il y fut traité comme «séducteur.» Le Talmud donne la procédure suivie contre lui comme un exemple de celle qu'on doit suivre contre les «séducteurs,» qui cherchent à renverser la Loi de Moïse. (Talm. de Jérus., Sanhédrin, XIV, 16; Talm. de Bab., Sanhédrin, 43 a, 67 a).
[677] Matth., XI, 12; Luc, XVI, 16.
[678] Il est vrai que certains docteurs, tels que Hillel, Gamaliel, sont donnés comme étant de la race de David. Mais ce sont là des allégations très-douteuses. Si la famille de David formait encore un groupe distinct et ayant de la notoriété, comment se fait-il qu'on ne la voie jamais figurer, à côté des Sadokites, des Boëthuses, des Asmonéens, des Hérodes, dans les grandes luttes du temps?
[679] Matth., II, 5-6; XXII, 42; Luc, I, 32; Jean, VII, 41-42; Act., II, 30.
[680] Matth., IX, 27; XII, 23; XV, 22; XX, 30-31; Marc, X, 47, 52; Luc, XVIII, 38.
[681] Matth., I, 1 et suiv.; Luc, III, 23 et suiv.
[682] Matth., II, 1 et suiv.; Luc, II, 1 et suiv.
[683] Les deux généalogies sont tout à fait discordantes entre elles et peu conformes aux listes de l'Ancien Testament. Le récit de Luc sur le recensement de Quirinius implique un anachronisme. Voir ci-dessus, p. 19-20, note. Il est naturel, du reste, que la légende se soit emparée de cette circonstance. Les recensements frappaient beaucoup les Juifs, bouleversaient leurs idées étroites, et l'on s'en souvenait longtemps. Cf. Act., V, 37.
[684] Jules Africain (dans Eusèbe, H.E., I, 7) suppose que ce furent les parents de Jésus qui, réfugiés en Batanée, essayèrent de recomposer les généalogies.
[685] Les Ébionim, les «Hébreux,» les «Nazaréens,» Talien, Marcion. Cf. Épiph., Adv. hær., XXIX, 9; XXX, 3, 14; XLVI, 1; Théodoret, Hæret. fab., I, 20; Isidore de Péluse, Epist., I, 371, ad Pansophium.
[686] Matth., I, 22-23.
[687] Genèse, I, 2. Pour l'idée analogue chez les Égyptiens, voir Hérodote, III, 28; Pomp. Mela, I, 9; Plutarque, Quæst. symp., VIII, I, 3; De Isid. et Osir., 43.
[688] Matth., I, 15, 23; Is., VII, 14 et suiv.
[689] Matth., II, 1 et suiv.
[690] Luc, II, 25 et suiv.
[691] Ainsi la légende du Massacre des Innocents se rapporte probablement à quelque cruauté exercée par Hérode du côté de Bethléhem. Comp. Jos., Ant., XIV, ix, 4.
[692] Matth., I et II; Luc, I et II; S. Justin, Dial. cum Tryph., 78, 106; Protévang. de Jacques (apocr.), 18 et suiv.
[693] Certains passages, comme Act., II, 22, l'excluent formellement.
[694] Matth., XIX, 17; Marc, X, 18; Luc, XVIII, 19.
[695] Jean, V, 18 et suiv.; X, 33 et suiv.
[696] Jean, XIV, 28.
[697] Marc, XIII, 35.
[698] Matth., V, 9, 45; Luc, III, 38; VI, 35; XX, 36; Jean, I, 12-13; X, 34-35. Comp. Act., XVII, 28-29; Rom., VIII, 14, 19, 21; IX, 26; II Cor., VI, 18; Galat., III, 26, et dans l'Ancien Testament, Deutér., XIV, 1, et surtout Sagesse, II, 13, 18.
[699] Luc, XX, 36.
[700] Gen., VI, 2; Job, I, 6; II, 1; XXVIII, 7; Ps. II, 7; LXXXII, 6, II Sam., VII, 14.
[701] Le fils du diable (Matth., XIII, 38; Act., XIII, 10); les fils de ce monde (Marc, III, 17; Luc, XVI, 8; XX, 34); les fils de la lumière (Luc, XVI, 8; Jean, XII, 36); les fils de la résurrection (Luc, XX, 36); les fils du royaume (Matth., VIII, 12; XIII, 38); les fils de l'époux (Matth., IX, 15; Marc, II, 19; Luc, V, 34); les fils de la Géhenne (Matth., XXIII, 15); les fils de la paix (Luc, X, 6), etc. Rappelons que le Jupiter du paganisme est πατηρ ανδρων τε θεων τε.
[702] Comp. Act., XVII, 28.
[703] Matth., XVIII, 20; XXVIII, 20.
[704] Jean, X, 30; XVII, 21. Voir en général les derniers discours de Jean, surtout le ch. XVII, qui expriment bien un côté de l'état psychologique de Jésus, quoiqu'on ne puisse les envisager comme de vrais documents historiques.
[705] Les passages à l'appui de cela sont trop nombreux pour être rapportés ici.
[706] C'est seulement dans l'évangile de Jean que Jésus se sert de l'expression de «Fils de Dieu» ou de «Fils» comme synonyme du pronom je.
[707] Matth., XII, 8; Luc, VI, 5.
[708] Matth., XI, 27.
[709] Jean, V, 22.
[710] Matth., XVII, 18-19; Luc, XVII, 6.
[711] Matth., IX, 8.
[712] Matth., IX, 2 et suiv.; Marc, II, 5 et suiv.; Luc, V, 20; VII, 47-48.
[713] Matth., XII, 41-42; XXII, 43 et suiv.; Jean, VIII, 52 et suiv.
[714] Voir surtout Jean, XIV et suiv. Mais il est douteux que nous ayons là l'enseignement authentique de Jésus.
[715] Philon. cité dans Eusèbe, Proep. Evang., VII, 13.
[716] Philon, De migr. Abraham, § 1; Quod Deus immut., § 6; De confus, ling., §§ 14 et 28; De profugis § 20; De somniis, I, § 37; De agric. Noë, § 12; Quis rerum divin. hæres, § 25 et suiv., 48 et suiv., etc.
[717] Μεταθρονος, c'est-à-dire partageant le trône de Dieu; sorte de secrétaire divin, tenant le registre des mérites et des démérites: Bereschith Rabba, V, 6 c; Talm. de Bab., Sanhédr., 38 b; Chagiga, 15 a; Targum de Jonathan, Gen., V, 24.
[718] Cette théorie du Λογος ne renferme pas d'éléments grecs. Les rapprochements qu'on en a faits avec l'Honover des Parsis sont aussi sans fondement. Le Minokhired ou «Intelligence divine» a bien de l'analogie avec le Λογος juif. (Voir les fragments du livre intitulé Minokhired dans Spiegel, Parsi-Grammatik, p. 161-162.) Mais le développement qu'a pris la doctrine du Minokhired chez les Parsis est moderne et peut impliquer une influence étrangère. L'«Intelligence divine» (Mainyu-Khratú) figure dans les livres zends; mais elle n'y sert pas de base à une théorie; elle entre seulement dans quelques invocations. Les rapprochements que l'on a essayés entre la théorie alexandrine du Verbe et certains points de la théologie égyptienne peuvent n'être pas sans valeur. Mais rien n'indique que, dans les siècles qui précèdent l'ère chrétienne, le judaïsme palestinien ait fait aucun emprunt à l'Égypte.
[719] Act., VIII, 10.
[720] IX, 4-2; XVI, 12. Comp. VII, 12; VIII, 5 et suiv.; IX, et en général IX-XI. Ces prosopopées de la Sagesse personnifiée se trouvent dans des livres bien plus anciens. Prov., VIII, IX; Job, XXVIII.
[721] Jean, Évang., I, 1-14; I Épître, V, 7; Apoc., XIX, 13. On remarquera, du reste, que, dans l'évangile de Jean, l'expression de «Verbe» ne revient pas hors du prologue, et que jamais le narrateur ne la place dans la bouche de Jésus.
[722] Act., X, 42.
[723] Matth., XXVI, 64; Marc, XVI, 19; Luc, XXII, 69; Act., VII, 55; Rom., VIII, 34; Ephés., I, 20; Coloss., III, 4; Hébr., I, 3, 13; VIII, 1; X, 12; XII, 2; I de S. Pierre, in, 22. V. les passages précités sur le rôle du Métatrône juif.
[724] Matth., X, v, comparé à XXVIII, 19.
[725] Matth., XXVI, 39; Jean, XII, 27.
[726] Marc, XIII, 32.
[727] Matth., XII, 14-16; XIV, 13; Marc, III, 6-7; IX, 29-30; Jean, VII, 1 et suiv.
[728] Matth., II, 20.
[729] Matth., XVII, 20; Marc, IX, 25.
[730] Luc, 45-46; Jean, XI, 33, 38
[731] Act., II, 22.
[732] Matth., XIV, 2; XVI, 14; XVII, 3 et suiv.; Marc, VI, 14-15; VIII, 28; Luc, IX, 8 et suiv., 19.
CHAPITRE XVI.
MIRACLES.
Deux moyens de preuve, les miracles et l'accomplissement des prophéties, pouvaient seuls, d'après l'opinion des contemporains de Jésus, établir une mission surnaturelle. Jésus et surtout ses disciples employèrent ces deux procédés de démonstration avec une parfaite bonne foi. Depuis longtemps Jésus était convaincu que les prophètes n'avaient écrit qu'en vue de lui. Il se retrouvait dans leurs oracles sacrés; il s'envisageait comme le miroir où tout l'esprit prophétique d'Israël avait lu l'avenir. L'école chrétienne, peut-être du vivant même de son fondateur, chercha a prouver que Jésus répondait parfaitement à tout ce que les prophètes avaient prédit du Messie[733]. Dans beaucoup de cas, ces rapprochements étaient tout extérieurs et sont pour nous à peine saisissables. C'étaient le plus souvent des circonstances fortuites ou insignifiantes de la vie du maître qui rappelaient aux disciples certains passages des Psaumes et des prophètes, où, par suite de leur constante préoccupation, ils voyaient des images de lui[734]. L'exégèse du temps consistait ainsi presque toute en jeux de mots, en citations amenées d'une façon artificielle et arbitraire. La synagogue n'avait pas une liste officiellement arrêtée des passages qui se rapportaient au règne futur. Les applications messianiques étaient libres, et constituaient des artifices de style bien plutôt qu'une sérieuse argumentation.
Quant aux miracles, ils passaient, à cette époque, pour la marque indispensable du divin et pour le signe des vocations prophétiques. Les légendes d'Élie et d'Élisée en étaient pleines. Il était reçu que le Messie en ferait beaucoup[735]. A quelques lieues de Jésus, à Samarie, un magicien nommé Simon se créait par ses prestiges un rôle presque divin[736]. Plus tard, quand on voulut fonder la vogue d'Apollonius de Tyane et prouver que sa vie avait été le voyage d'un dieu sur la terre, on ne crut pouvoir y réussir qu'en inventant pour lui un vaste cycle de miracles[737]. Les philosophes alexandrins eux-mêmes, Plotin et les autres, sont censés en avoir fait[738]. Jésus dut donc choisir entre ces deux partis, ou renoncer à sa mission, ou devenir thaumaturge. Il faut se rappeler que toute l'antiquité, à l'exception des grandes écoles scientifiques de la Grèce et de leurs adeptes romains, admettait le miracle; que Jésus, non-seulement y croyait, mais n'avait pas la moindre idée d'un ordre naturel réglé par des lois. Ses connaissances sur ce point n'étaient nullement supérieures à celles de ses contemporains. Bien plus, une de ses opinions le plus profondément enracinées était qu'avec la foi et la prière l'homme a tout pouvoir sur la nature[739]. La faculté de faire des miracles passait pour une licence régulièrement départie par Dieu aux hommes[740], et n'avait rien qui surprît.
La différence des temps a changé en quelque chose de très-blessant pour nous ce qui fit la puissance du grand fondateur, et si jamais le culte de Jésus s'affaiblit dans l'humanité, ce sera justement à cause des actes qui ont fait croire en lui. La critique n'éprouve devant ces sortes de phénomènes historiques aucun embarras. Un thaumaturge de nos jours, à moins d'une naïveté extrême, comme cela a eu lieu chez certaines stigmatisées de l'Allemagne, est odieux; car il fait des miracles sans y croire; il est un charlatan. Mais prenons un François d'Assise, la question est déjà toute changée; le cycle miraculeux de la naissance de l'ordre de saint François, loin de nous choquer, nous cause un véritable plaisir. Les fondateurs du christianisme vivaient dans un état de poétique ignorance au moins aussi complet que sainte Claire et les tres socii. Ils trouvaient tout simple que leur maître eût des entrevues avec Moïse et Élie, qu'il commandât aux éléments, qu'il guérît les malades. Il faut se rappeler, d'ailleurs, que toute idée perd quelque chose de sa pureté dès qu'elle aspire à se réaliser. On ne réussit jamais sans que la délicatesse de l'âme éprouve quelques froissements. Telle est la faiblesse de l'esprit humain que les meilleures causes ne sont gagnées d'ordinaire que par de mauvaises raisons. Les démonstrations des apologistes primitifs du christianisme reposent sur de très-pauvres arguments. Moïse, Christophe Colomb, Mahomet, n'ont triomphé des obstacles qu'en tenant compte chaque jour de la faiblesse des hommes et en ne donnant pas toujours les vraies raisons de la vérité. Il est probable que l'entourage de Jésus était plus frappé de ses miracles que de ses prédications si profondément divines. Ajoutons que sans doute la renommée populaire, avant et après la mort de Jésus, exagéra énormément le nombre de faits de ce genre. Les types des miracles évangéliques, en effet, n'offrent pas beaucoup de variété; ils se répètent les uns les autres et semblent calqués sur un très-petit nombre de modèles, accommodés au goût du pays.
Il est impossible, parmi les récits miraculeux dont les évangiles renferment la fatigante énumération, de distinguer les miracles qui ont été prêtés à Jésus par l'opinion de ceux où il a consenti à jouer un rôle actif. Il est impossible surtout de savoir si les circonstances choquantes d'efforts, de frémissements, et autres traits sentant la jonglerie[741], sont bien historiques, ou s'ils sont le fruit de la croyance des rédacteurs, fortement préoccupés de théurgie, et vivant, sous ce rapport, dans un monde analogue à celui des «spirites» de nos jours[742]. Presque tous les miracles que Jésus crut exécuter paraissent avoir été des miracles de guérison. La médecine était a cette époque en Judée ce qu'elle est encore aujourd'hui en Orient, c'est-à-dire nullement scientifique, absolument livrée à l'inspiration individuelle. La médecine scientifique, fondée depuis cinq siècles par la Grèce, était, à l'époque de Jésus, inconnue des Juifs de Palestine. Dans un tel état de connaissances, la présence d'un homme supérieur, traitant le malade avec douceur, et lui donnant par quelques signes sensibles l'assurance de son rétablissement, est souvent un remède décisif. Qui oserait dire que dans beaucoup de cas, et en dehors des lésions tout a fait caractérisées, le contact d'une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie? Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu'elle peut, un sourire, une espérance, et cela n'est pas vain.
Jésus, pas plus que ses compatriotes, n'avait l'idée d'une science médicale rationnelle; il croyait avec tout le monde que la guérison devait s'opérer par des pratiques religieuses, et une telle croyance était parfaitement conséquente. Du moment qu'on regardait la maladie comme la punition d'un péché[743], ou comme le fait d'un démon[744], nullement comme le résultat de causes physiques, le meilleur médecin était le saint homme, qui avait du pouvoir dans l'ordre surnaturel. Guérir était considéré comme une chose morale; Jésus, qui sentait sa force morale, devait se croire spécialement doué pour guérir. Convaincu que l'attouchement de sa robe[745], l'imposition de ses mains[746], faisaient du bien aux malades, il aurait été dur, s'il avait refusé à ceux qui souffraient un soulagement qu'il était en son pouvoir de leur accorder. La guérison des malades était considérée comme un des signes du royaume de Dieu, et toujours associée à l'émancipation des pauvres[747]. L'une et l'autre étaient les signes de la grande révolution qui devait aboutir au redressement de toutes les infirmités.
Un des genres de guérison que Jésus opère le plus souvent est l'exorcisme, ou l'expulsion des démons. Une facilité étrange à croire aux démons régnait dans tous les esprits. C'était une opinion universelle, non-seulement en Judée, mais dans le monde entier, que les démons s'emparent du corps de certaines personnes et les font agir contrairement à leur volonté. Un div persan, plusieurs fois nommé dans l'Avesta[748], Aeschma-daëva, «le div de la concupiscence,» adopté par les Juifs sous le nom d'Asmodée[749], devint la cause de tous les troubles hystériques chez les femmes[750]. L'épilepsie, les maladies mentales et nerveuses[751], où le patient semble ne plus s'appartenir, les infirmités dont la cause n'est pas apparente, comme la surdité, le mutisme[752], étaient expliquées de la même manière. L'admirable traité «De la maladie sacrée» d'Hippocrate, qui posa, quatre siècles et demi avant Jésus, les vrais principes de la médecine sur ce sujet, n'avait point banni du monde une pareille erreur. On supposait qu'il y avait des procédés plus ou moins efficaces pour chasser les démons; l'état d'exorciste était une profession régulière comme celle de médecin[753]. Il n'est pas douteux que Jésus n'ait eu de son vivant la réputation de posséder les derniers secrets de cet art[754]. Il y avait alors beaucoup de fous en Judée, sans doute par suite de la grande exaltation des esprits. Ces fous, qu'on laissait errer, comme cela a lieu encore aujourd'hui dans les mêmes régions, habitaient les grottes sépulcrales abandonnées, retraite ordinaire des vagabonds. Jésus avait beaucoup de prise sur ces malheureux[755]. On racontait au sujet de ses cures mille histoires singulières, où toute la crédulité du temps se donnait carrière. Mais ici encore il ne faut pas s'exagérer les difficultés. Les désordres qu'on expliquait par des possessions étaient souvent fort légers. De nos jours, en Syrie, on regarde comme fous ou possédés d'un démon (ces deux idées n'en font qu'une, medjnoun[756]) des gens qui ont seulement quelque bizarrerie. Une douce parole suffit souvent dans ce cas pour chasser le démon. Tels étaient sans doute les moyens employés par Jésus. Qui sait si sa célébrité comme exorciste ne se répandit pas presque à son insu? Les personnes qui résident en Orient sont parfois surprises de se trouver, au bout de quelque temps, en possession d'une grande renommée de médecin, de sorcier, de découvreur de trésors, sans qu'elles puissent se rendre bien compte des faits qui ont donné lieu à ces bizarres imaginations.
Beaucoup de circonstances d'ailleurs semblent indiquer que Jésus ne fut thaumaturge que tard et à contre-cœur. Souvent il n'exécute ses miracles qu'après s'être fait prier, avec une sorte de mauvaise humeur et en reprochant à ceux qui les lui demandent la grossièreté de leur esprit[757]. Une bizarrerie, en apparence inexplicable, c'est l'attention qu'il met à faire ses miracles en cachette, et la recommandation qu'il adresse à ceux qu'il guérit de n'en rien dire à personne[758]. Quand les démons veulent le proclamer fils de Dieu, il leur défend d'ouvrir la bouche; c'est malgré lui qu'ils le reconnaissent[759]. Ces traits sont surtout caractéristiques dans Marc, qui est par excellence l'évangéliste des miracles et des exorcismes. Il semble que le disciple qui a fourni les renseignements fondamentaux de cet évangile importunait Jésus de son admiration pour les prodiges, et que le maître, ennuyé d'une réputation qui lui pesait, lui ait souvent dit: «N'en parle point.» Une fois, cette discordance aboutit à un éclat singulier[760], à un accès d'impatience, où perce la fatigue que causaient à Jésus ces perpétuelles demandes d'esprits faibles. On dirait, par moments, que le rôle de thaumaturge lui est désagréable, et qu'il cherche à donner aussi peu de publicité que possible aux merveilles qui naissent en quelque sorte sous ses pas. Quand ses ennemis lui demandent un miracle, surtout un miracle céleste, un météore, il refuse obstinément[761]. Il est donc permis de croire qu'on lui imposa sa réputation de thaumaturge, qu'il n'y résista pas beaucoup, mais qu'il ne fît rien non plus pour y aider, et qu'en tout cas, il sentait la vanité de l'opinion à cet égard.
Ce serait manquer à la bonne méthode historique que d'écouter trop ici nos répugnances, et, pour nous soustraire aux objections qu'on pourrait être tenté d'élever contre le caractère de Jésus, de supprimer des faits qui, aux yeux de ses contemporains, furent placés sur le premier plan[762]. Il serait commode de dire que ce sont là des additions de disciples bien inférieurs à leur maître, qui, ne pouvant concevoir sa vraie grandeur, ont cherché à le relever par des prestiges indignes de lui. Mais les quatre narrateurs de la vie de Jésus sont unanimes pour vanter ses miracles; l'un d'eux, Marc, interprète de l'apôtre Pierre[763], insiste tellement sur ce point que, si l'on traçait le caractère du Christ uniquement d'après son évangile, on se le représenterait comme un exorciste en possession de charmes d'une rare efficacité, comme un sorcier très-puissant, qui fait peur et dont on aime à se débarrasser[764]. Nous admettrons donc sans hésiter que des actes qui seraient maintenant considérés comme des traits d'illusion ou de folie ont tenu une grande place dans la vie de Jésus. Faut-il sacrifier à ce côté ingrat le côté sublime d'une telle vie? Gardons-nous-en. Un simple sorcier, à la manière de Simon le Magicien, n'eût pas amené une révolution morale comme celle que Jésus a faite. Si le thaumaturge eût effacé dans Jésus le moraliste et le réformateur religieux, il fût sorti de lui une école de théurgie, et non le christianisme.
Le problème, d'ailleurs, se pose de la même manière pour tous les saints et les fondateurs religieux. Des faits, aujourd'hui morbides, tels que l'épilepsie, les visions, ont été autrefois un principe de force et de grandeur. La médecine sait dire le nom de la maladie qui fit la fortune de Mahomet[765]. Presque jusqu'à nos jours, les hommes qui ont le plus fait pour le bien de leurs semblables (l'excellent Vincent de Paul lui-même!) ont été, qu'ils l'aient voulu ou non, thaumaturges. Si l'on part de ce principe que tout personnage historique à qui l'on attribue des actes que nous tenons au XIXe siècle pour peu sensés ou charlatanesques a été un fou ou un charlatan, toute critique est faussée. L'école d'Alexandrie fut une noble école, et cependant elle se livra aux pratiques d'une théurgie extravagante. Socrate et Pascal ne furent pas exempts d'hallucinations. Les faits doivent s'expliquer par des causes qui leur soient proportionnées. Les faiblesses de l'esprit humain n'engendrent que faiblesse; les grandes choses ont toujours de grandes causes dans la nature de l'homme, bien que souvent elles se produisent avec un cortège de petitesses qui pour les esprits superficiels en offusquent la grandeur.
Dans un sens général, il est donc vrai de dire que Jésus ne fut thaumaturge et exorciste que malgré lui. Le miracle est d'ordinaire l'œuvre du public bien plus que de celui à qui on l'attribue. Jésus se fût obstinément refusé à faire des prodiges que la foule en eût créé pour lui; le plus grand miracle eût été qu'il n'en fît pas; jamais les lois de l'histoire et de la psychologie populaire n'eussent subi une plus forte dérogation. Les miracles de Jésus furent une violence que lui fit son siècle, une concession que lui arracha la nécessité passagère. Aussi l'exorciste et le thaumaturge sont tombés; mais le réformateur religieux vivra éternellement.
Même ceux qui ne croyaient pas en lui étaient frappés de ces actes et cherchaient à en être témoins[766]. Les païens et les gens peu initiés éprouvaient un sentiment de crainte, et cherchaient à l'éconduire de leur canton[767]. Plusieurs songeaient peut-être à abuser de son nom pour des mouvements séditieux[768]. Mais la direction toute morale et nullement politique du caractère de Jésus le sauvait de ces entraînements. Son royaume à lui était dans le cercle d'enfants qu'une pareille jeunesse d'imagination et un même avant-goût du ciel avaient groupés et retenaient autour de lui.
FOOTNOTES:
[733] Par exemple, Matth., I, 22; II, 5-6, 15, 18; IV, 15.
[734] Matth., I, 23; IV, 6, 14; XXVI, 31, 54, 56; XXVII, 9, 35; Marc, XIV, 27; XV, 28; Jean, XII, 14-15; XVIII, 9; XIX, 19, 24, 28, 36.
[735] Jean, VII, 34; IV Esdras, XIII, 50.
[736] Act., VIII, 9 et suiv.
[737] Voir sa biographie par Philostrate.
[738] Voir les Vies des sophistes, par Eunape; la Vie de Plotin, par Porphyre; celle de Proclus, par Marinus; celle d'Isidore attribuée à Damascius.
[739] Matth., XVII, 19; XXI, 21-22; Marc, XI, 23-24.
[740] Matth., IX, 8.
[741] Luc, VIII, 48-46; Jean, XI, 33, 38.
[742] Act., II, 2 et suiv.; IV, 31; VIII, 15 et suiv.; X, 44 et suiv. Pendant près d'un siècle, les apôtres et leurs disciples ne rêvent que miracles. Voir les Actes, les écrits de S. Paul, les extraits de Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39, etc. Comp. Marc, III, 15; XVI, 17-18, 20.
[743] Jean, V, 14; IX; 1 et suiv., 34.
[744] Matth., IX, 32-33; XII, 22; Luc, XIII, 11, 16.
[745] Luc, VIII, 45-46.
[746] Luc, IV, 40.
[747] Matth., XI, 5; XV, 30-34; Luc, IX, 1-2, 6.
[748] Vendidad, XI, 26; Yaçna, X, 18.
[749] Tobie, III, 8; VI, 14; Talm. de Bab., Gittin, 68 a.
[750] Comp. Marc, XVI, 9; Luc, VIII, 2; Évangile de l'Enfance, 16, 33; Code syrien, publié dans les Anecdota syriaca de M. Land, I, p. 152.
[751] Jos., Bell. jud., VII, vi, 3; Lucien, Philopseud., 16; Philostrate, Vie d'Apoll., III, 38; IV, 20; Arétée, De causis morb. chron., I, 4.
[752] Matth., IX, 33; XII, 22; Marc, IX, 16, 24; Luc, XI, 14.
[753] Tobie, VIII, 2-3; Matth., XII, 27; Marc, IX, 38; Act., XIX, 33; Josèphe, Ant., VIII, II, 5; Justin, Dial. cum Tryphone, 85; Lucien, Épigr. XXIII (XVII Dindorf.)
[754] Matth., XVII, 20; Marc, IX, 24 et suiv.
[755] Matth., VIII, 28; IX, 34; XII, 43 et suiv.; XVII, 14 et suiv., 20; Marc, V, 1 et suiv.; Luc, VIII, 27 et suiv.
[756] Cette phrase, Dæmonium habes (Matth., XI, 18; Luc, VII, 33; Jean, VII, 20; VIII, 48 et suiv.; X, 20 et suiv.), doit se traduire par: «Tu es fou,» comme on dirait en arabe: Medjnoun enté. Le verbe δαιμοναν a aussi, dans toute l'antiquité classique, le sens de «être fou.»
[757] Matth., XII, 39; XVI, 4; XVII, 16; Marc, VIII, 17 et suiv., IX, 18; Luc, IX, 41.
[758] Matth., VIII, 4; IX, 30-31; XII, 16 et suiv.; Marc, I, 44; VII 24 et suiv.; VIII, 26.
[759] Marc, I, 24-25, 34; III, 12; Luc, IV, 41.
[760] Matth., XVII, 16; Marc, IX, 18; Luc, IX, 41.
[761] Matth., XII, 38 et suiv.; XVI, 1 et suiv.; Marc, VIII, 11.
[762] Josèphe, Ant., XVIII, iii, 3.
[763] Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.
[764] Marc, IV, 40; V, 15, 17, 33, 36; VI, 50; X, 32. Cf. Matth., VIII, 27, 34; IX, 8; XIV, 27; XVII, 6-7; XXXVIII, 5, 10; Luc, IV, 36; V, 17; VIII, 25, 35, 37; IX, 34. L'Évangile apocryphe dit de Thomas l'Israélite porte ce trait jusqu'à la plus choquante absurdité. Comparez les Miracles de l'enfance, dans Thilo, Cod. apocr. N. T., p. CX, note.
[765] Hysteria muscularis de Schoenlein.
[766] Matth., XIV, 1 et suiv.; Marc, VI, 14; Luc, IX, 7; XXIII, 8.
[767] Matth., VIII, 34; Marc, V, 17; VIII, 37.
[768] Jean, VI, 14-15.
CHAPITRE XVII
FORME DÉFINITIVE DES IDÉES DE JÉSUS SUR LE ROYAUME DE DIEU.
Nous supposons que cette dernière phase de l'activité de Jésus dura environ dix-huit mois, depuis son retour du pèlerinage pour la Pâque de l'an 31 jusqu'à son voyage pour la fête des Tabernacles de l'an 32[769]. Dans cet espace, la pensée de Jésus ne paraît s'être enrichie d'aucun élément nouveau; mais tout ce qui était en lui se développa et se produisit avec un degré toujours croissant de puissance et d'audace.
L'idée fondamentale de Jésus fut, dès son premier jour, l'établissement du royaume de Dieu. Mais ce royaume de Dieu, ainsi que nous l'avons déjà dit, Jésus paraît l'avoir entendu dans des sens très-divers. Par moments, on le prendrait pour un chef démocratique, voulant tout, simplement le règne des pauvres et des déshérités. D'autres fois, le royaume de Dieu est l'accomplissement littéral des visions apocalyptiques de Daniel et d'Hénoch. Souvent, enfin, le royaume de Dieu est le royaume des âmes, et la délivrance prochaine est la délivrance par l'esprit. La révolution voulue par Jésus est alors celle qui a eu lieu en réalité, l'établissement d'un culte nouveau, plus pur que celui de Moïse.—Toutes ces pensées paraissent avoir existé à la fois dans la conscience de Jésus. La première, toutefois, celle d'une révolution temporelle, ne paraît pas l'avoir beaucoup arrêté. Jésus ne regarda jamais la terre, ni les riches de la terre, ni le pouvoir matériel comme valant la peine qu'il s'en occupât. Il n'eut aucune ambition extérieure. Quelquefois, par une conséquence naturelle, sa grande importance religieuse était sur le point de se changer en importance sociale. Des gens venaient lui demander de se constituer juge et arbitre dans des questions d'intérêts. Jésus repoussait ces propositions avec fierté, presque comme des injures[770]. Plein de son idéal céleste, il ne sortit jamais de sa dédaigneuse pauvreté. Quant aux deux autres conceptions du royaume de Dieu, Jésus paraît toujours les avoir gardées simultanément. S'il n'eût été qu'un enthousiaste, égaré par les apocalypses dont se nourrissait l'imagination populaire, il fût resté un sectaire obscur, inférieur à ceux dont il suivait les idées. S'il n'eût été qu'un puritain, une sorte de Channing ou de «Vicaire Savoyard,» il n'eût obtenu sans contredit aucun succès. Les deux parties de son système, ou, pour mieux dire, ses deux conceptions du royaume de Dieu se sont appuyées l'une l'autre, et cet appui réciproque a fait son incomparable succès. Les premiers chrétiens sont des visionnaires, vivant dans un cercle d'idées que nous qualifierions de rêveries; mais en même temps ce sont les héros de la guerre sociale qui a abouti à l'affranchissement de la conscience et à l'établissement d'une religion d'où le culte pur, annoncé par le fondateur, finira à la longue par sortir.
Les idées apocalyptiques de Jésus, dans leur forme la plus complète, peuvent se résumer ainsi:
L'ordre actuel de l'humanité touche à son terme. Ce terme sera une immense révolution, «une angoisse» semblable aux douleurs de l'enfantement; une palingénésie ou «renaissance» (selon le mot de Jésus lui-même[771]), précédée de sombres calamités et annoncée par d'étranges phénomènes[772]. Au grand jour, éclatera dans le ciel le signe du Fils de l'homme; ce sera une vision bruyante et lumineuse comme celle du Sinaï, un grand orage déchirant la nue, un trait de feu jaillissant en un clin d'œil d'Orient en Occident. Le Messie apparaîtra dans les nuages, revêtu de gloire et de majesté, au son des trompettes, entouré d'anges. Ses disciples siégeront à côté de lui sur des trônes. Les morts alors ressusciteront, et le Messie procédera au jugement[773].
Dans ce jugement, les hommes seront partagés en deux catégories, selon leurs œuvres[774]. Les anges seront les exécuteurs de la sentence[775]. Les élus entreront dans un séjour délicieux, qui leur a été préparé depuis le commencement du monde[776]; là ils s'assoiront, vêtus de lumière, à un festin présidé par Abraham[777], les patriarches et les prophètes. Ce sera le petit nombre[778]. Les autres iront dans la Géhenne. La Géhenne était la vallée occidentale de Jérusalem. On y avait pratiqué à diverses époques le culte du feu, et l'endroit était devenu une sorte de cloaque. La Géhenne est donc dans la pensée de Jésus une vallée ténébreuse, obscène, pleine de feu. Les exclus du royaume y seront brûlés et rongés par les vers, en compagnie de Satan et de ses anges rebelles[779]. Là, il y aura des pleurs et des grincements de dents[780]. Le royaume de Dieu sera comme une salle fermée, lumineuse à l'intérieur, au milieu de ce monde de ténèbres et de tourments[781].
Ce nouvel ordre de choses sera éternel. Le paradis et la Géhenne n'auront pas de fin. Un abîme infranchissable les sépare l'un de l'autre[782]. Le Fils de l'homme, assis à la droite de Dieu, présidera à cet état définitif du monde et de l'humanité[783].
Que tout cela fût pris à la lettre par les disciples et par le maître lui-même à certains moments, c'est ce qui éclate dans les écrits du temps avec une évidence absolue. Si la première génération chrétienne a une croyance profonde et constante, c'est que le monde est sur le point de finir[784] et que la grande «révélation[785]» du Christ va bientôt avoir lieu. Cette vive proclamation: «Le temps est proche[786]!» qui ouvre et ferme l'Apocalypse, cet appel sans cesse répété: «Que celui qui a des oreilles entende[787]!» sont les cris d'espérance et de ralliement de tout l'âge apostolique. Une expression syriaque Maran atha, «Notre-Seigneur arrive[788]!» devint une sorte de mot de passe que les croyants se disaient entre eux pour se fortifier dans leur foi et leurs espérances. L'Apocalypse, écrite l'an 68 de notre ère[789], fixe le terme a trois ans et demi[790]. L' «Ascension d'Isaïe[791]» adopte un calcul fort approchant de celui-ci.
Jésus n'alla jamais à une telle précision. Quand on l'interrogeait sur le temps de son avénement, il refusait toujours de répondre; une fois même il déclare que la date de ce grand jour n'est connue que du Père, qui ne l'a révélée ni aux anges ni au Fils[792]. Il disait que le moment où l'on épiait le royaume de Dieu avec une curiosité inquiète était justement celui où il ne viendrait pas[793]. Il répétait sans cesse que ce serait une surprise comme du temps de Noé et de Lot; qu'il fallait se tenir sur ses gardes, toujours prêt à partir; que chacun devait veiller et tenir sa lampe allumée comme pour un cortège de noces, qui arrive à l'improviste[794]; que le Fils de l'homme viendrait de la même façon qu'un voleur, à l'heure où l'on ne s'y attendrait pas[795]; qu'il apparaîtrait comme un éclair, courant d'un bout à l'autre de l'horizon[796]. Mais ses déclarations sur la proximité de la catastrophe ne laissent lieu à aucune équivoque[797]. «La génération présente, disait-il, ne passera pas sans que tout cela s'accomplisse. Plusieurs de ceux qui sont ici présents ne goûteront pas la mort sans avoir vu le Fils de l'homme venir dans sa royauté[798].» Il reproche à ceux qui ne croient pas en lui de ne pas savoir lire les pronostics du règne futur. «Quand vous voyez le rouge du soir, disait-il, vous prévoyez qu'il fera beau; quand vous voyez le rouge du matin, vous annoncez la tempête. Comment, vous qui jugez la face du ciel, ne savez-vous pas reconnaître les signes du temps[799]?» Par une illusion commune à tous les grands réformateurs, Jésus se figurait le but beaucoup plus proche qu'il n'était; il ne tenait pas compte de la lenteur des mouvements de l'humanité; il s'imaginait réaliser en un jour ce qui, dix-huit cents ans plus tard, ne devait pas encore être achevé.
Ces déclarations si formelles préoccupèrent la famille chrétienne pendant près de soixante-dix ans. Il était admis que quelques-uns des disciples verraient le jour de la révélation finale sans mourir auparavant. Jean en particulier était considéré comme étant de ce nombre[800]. Plusieurs croyaient qu'il ne mourrait jamais. Peut-être était-ce là une opinion tardive, produite vers la fin du premier siècle par l'âge avancé où Jean semble être parvenu, cet âge ayant donné occasion de croire que Dieu voulait le garder indéfiniment jusqu'au grand jour, afin de réaliser la parole de Jésus. Quoi qu'il en soit, à sa mort, la foi de plusieurs fut ébranlée, et ses disciples donnèrent à la prédiction du Christ un sens plus adouci[801].
En même temps que Jésus admettait pleinement les croyances apocalyptiques, telles qu'on les trouve dans les livres juifs apocryphes, il admettait le dogme qui en est le complément, ou plutôt la condition, la résurrection des morts. Cette doctrine, comme nous l'avons déjà dit[802], était encore assez neuve en Israël; une foule de gens ne la connaissaient pas, ou n'y croyaient pas[803]. Elle était de foi pour les pharisiens et pour les adeptes fervents des croyances messianiques[804]. Jésus l'accepta sans réserve, mais toujours dans le sens le plus idéaliste. Plusieurs se figuraient que, dans le monde des ressuscites, on mangerait, on boirait, on se marierait. Jésus admet bien dans son royaume une pâque nouvelle, une table et un vin nouveau[805]; mais il en exclut formellement le mariage. Les Sadducéens avaient à ce sujet un argument grossier en apparence, mais dans le fond assez conforme à la vieille théologie. On se souvient que, selon les anciens sages, l'homme ne se survivait que dans ses enfants. Le code mosaïque avait consacré cette théorie patriarcale par une institution bizarre, le lévirat. Les Sadducéens tiraient de là des conséquences subtiles contre la résurrection. Jésus y échappait en déclarant formellement que dans la vie éternelle la différence de sexe n'existerait plus, et que l'homme serait semblable aux anges[806]. Quelquefois il semble ne promettre la résurrection qu'aux justes[807], le châtiment des impies consistant à mourir tout entiers et à rester dans le néant[808]. Plus souvent, cependant, Jésus veut que la résurrection s'applique aux méchants pour leur éternelle confusion[809].
Rien, on le voit, dans toutes ces théories, n'était absolument nouveau. Les évangiles et les écrits des apôtres ne contiennent guère, en fait de doctrines apocalyptiques, que ce qui se trouve déjà dans «Daniel[810],» «Hénoch[811],» les «Oracles Sibyllins[812]» d'origine juive. Jésus accepta ces idées, généralement répandues chez ses contemporains. Il en fit le point d'appui de son action, ou, pour mieux dire, l'un de ses points d'appui; car il avait un sentiment trop profond de son œuvre véritable pour l'établir uniquement sur des principes aussi fragiles, aussi exposés à recevoir des faits une foudroyante réfutation.
Il est évident, en effet, qu'une telle doctrine, prise en elle-même d'une façon littérale, n'avait aucun avenir. Le monde, s'obstinant à durer, la faisait crouler. Un âge d'homme tout au plus lui était réservé. La foi de la première génération chrétienne s'explique; mais la foi de la seconde génération ne s'explique plus. Après la mort de Jean, ou du dernier survivant quel qu'il fût du groupe qui avait vu le maître, la parole de celui-ci était convaincue de mensonge[813]. Si la doctrine de Jésus n'avait été que la croyance à une prochaine fin du monde, elle dormirait certainement aujourd'hui dans l'oubli. Qu'est-ce donc qui l'a sauvée? La grande largeur des conceptions évangéliques, laquelle a permis de trouver sous le même symbole des doctrines appropriées à des états intellectuels très-divers. Le monde n'a point fini, comme Jésus l'avait annoncé, comme ses disciples le croyaient. Mais il a été renouvelé, et en un sens renouvelé comme Jésus le voulait. C'est parce qu'elle était à double face que sa pensée a été féconde. Sa chimère n'a pas eu le sort de tant d'autres qui ont traversé l'esprit humain, parce qu'elle recelait un germe de vie qui, introduit, grâce à une enveloppe fabuleuse, dans le sein de l'humanité, y a porté des fruits éternels.
Et ne dites pas que c'est là une interprétation bienveillante, imaginée pour laver l'honneur de notre grand maître du cruel démenti infligé à ses rêves par la réalité. Non, non. Ce vrai royaume de Dieu, ce royaume de l'esprit, qui fait chacun roi et prêtre; ce royaume qui, comme le grain de sénevé, est devenu un arbre qui ombrage le monde, et sous les rameaux duquel les oiseaux ont leur nid, Jésus l'a compris, l'a voulu, l'a fondé. A côté de l'idée fausse, froide, impossible d'un avènement de parade, il a conçu la réelle cité de Dieu, la «palingénésie» véritable, le Sermon sur la montagne, l'apothéose du faible, l'amour du peuple, le goût du pauvre, la réhabilitation de tout ce qui est humble, vrai et naïf. Cette réhabilitation, il l'a rendue en artiste incomparable par des traits qui dureront éternellement. Chacun de nous lui doit ce qu'il y a de meilleur en lui. Pardonnons-lui son espérance d'une apocalypse vaine, d'une venue à grand triomphe sur les nuées du ciel. Peut-être était-ce là l'erreur des autres plutôt que la sienne, et s'il est vrai que lui-même ait partagé l'illusion de tous, qu'importe, puisque son rêve l'a rendu fort contre la mort, et l'a soutenu dans une lutte à laquelle sans cela peut-être il eût été inégal?
Il faut donc maintenir plusieurs sens à la cité divine conçue par Jésus. Si son unique pensée eût été que la fin des temps était proche et qu'il fallait s'y préparer, il n'eût pas dépassé Jean-Baptiste. Renoncer à un monde près de crouler, se détacher peu à peu de la vie présente, aspirer au règne qui allait venir, tel eût été le dernier mot de sa prédication. L'enseignement de Jésus eut toujours une bien plus large portée. Il se proposa de créer un état nouveau de l'humanité, et non pas seulement de préparer la fin de celui qui existe. Élie ou Jérémie, reparaissant pour disposer les hommes aux crises suprêmes, n'eussent point prêché comme lui. Cela est si vrai que cette morale prétendue des derniers jours s'est trouvée être la morale éternelle, celle qui a sauvé l'humanité. Jésus lui-même, dans beaucoup de cas, se sert de manières de parler qui ne rentrent pas du tout dans la théorie apocalyptique. Souvent il déclare que le royaume de Dieu est déjà commencé, que tout homme le porte en soi et peut, s'il en est digne, en jouir, que ce royaume chacun le crée sans bruit par la vraie conversion du cœur[814]. Le royaume de Dieu n'est alors que le bien[815], un ordre de choses meilleur que celui qui existe, le règne de la justice, que le fidèle, selon sa mesure, doit contribuer a fonder, ou encore la liberté de l'âme, quelque chose d'analogue à la «délivrance» bouddhique, fruit du détachement. Ces vérités, qui sont pour nous purement abstraites, étaient pour Jésus des réalités vivantes. Tout est dans sa pensée concret et substantiel: Jésus est l'homme qui a cru le plus énergiquement à la réalité de l'idéal.
En acceptant les utopies de son temps et de sa race, Jésus sut ainsi en faire de hautes vérités, grâce à de féconds malentendus. Son royaume de Dieu, c'était sans doute la prochaine apocalypse qui allait se dérouler dans le ciel. Mais c'était encore, et probablement c'était surtout le royaume de l'âme, créé par la liberté et par le sentiment filial que l'homme vertueux ressent sur le sein de son Père. C'était la religion pure, sans pratiques, sans temple, sans prêtre; c'était le jugement moral du monde décerné à la conscience de l'homme juste et au bras du peuple. Voilà ce qui était fait pour vivre, voilà ce qui a vécu. Quand, au bout d'un siècle de vaine attente, l'espérance matérialiste d'une prochaine fin du monde s'est épuisée, le vrai royaume de Dieu se dégage. De complaisantes explications jettent un voile sur le règne réel qui ne veut pas venir. L'Apocalypse de Jean, le premier livre canonique du Nouveau Testament[816], étant trop formellement entachée de l'idée d'une catastrophe immédiate, est rejetée sur un second plan, tenue pour inintelligible, torturée de mille manières et presque repoussée. Au moins, en ajourne-t-on l'accomplissement à un avenir indéfini. Quelques pauvres attardés qui gardent encore, en pleine époque réfléchie, les espérances des premiers disciples deviennent des hérétiques (Ébionites, Millénaires), perdus dans les bas-fonds du christianisme. L'humanité avait passé à un autre royaume de Dieu. La part de vérité contenue dans la pensée de Jésus l'avait emporté sur la chimère qui l'obscurcissait.
Ne méprisons pas cependant cette chimère, qui a été l'écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette poursuite sans fin d'une cité de Dieu, qui a toujours préoccupé le christianisme dans sa longue carrière, a été le principe du grand instinct d'avenir qui a animé tous les réformateurs, disciples obstinés de l'Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu'au sectaire protestant de nos jours. Cet effort impuissant pour fonder une société parfaite a été la source de la tension extraordinaire qui a toujours fait du vrai chrétien un athlète en lutte contre le présent. L'idée du «royaume de Dieu» et l'Apocalypse, qui en est la complète image, sont ainsi, en un sens, l'expression la plus élevée et la plus poétique du progrès humain. Certes, il devait aussi en sortir de grands égarements. Suspendue comme une menace permanente au-dessus de l'humanité, la fin du monde, par les effrois périodiques qu'elle causa durant des siècles, nuisit beaucoup à tout développement profane. La société n'étant plus sûre de son existence, en contracta une sorte de tremblement et ces habitudes de basse humilité, qui rendent le moyen âge si inférieur aux temps antiques et aux temps modernes[817]. Un profond changement s'était, d'ailleurs, opéré dans la manière d'envisager la venue du Christ. La première fois qu'on annonça à l'humanité que sa planète allait finir, comme l'enfant qui accueille la mort avec un sourire, elle éprouva le plus vif accès de joie qu'elle eût jamais ressenti. En vieillissant, le monde s'était attaché à la vie. Le jour de grâce, si longtemps attendu par les âmes pures de Galilée, était devenu pour ces siècles de fer un jour de colère: Dies iræ, dies illa! Mais, au sein même de la barbarie, l'idée du royaume de Dieu resta féconde. Malgré l'église féodale, des sectes, des ordres religieux, de saints personnages continuèrent de protester, au nom de l'Évangile, contre l'iniquité du monde. De nos jours même, jours troublés où Jésus n'a pas de plus authentiques continuateurs que ceux qui semblent le répudier, les rêves d'organisation idéale de la société, qui ont tant d'analogie avec les aspirations des sectes chrétiennes primitives, ne sont en un sens que l'épanouissement de la même idée, une des branches de cet arbre immense où germe toute pensée d'avenir, et dont le «royaume de Dieu» sera éternellement la tige et la racine. Toutes les révolutions sociales de l'humanité seront entées sur ce mot-là. Mais entachées d'un grossier matérialisme, aspirant à l'impossible, c'est-à-dire à fonder l'universel bonheur sur des mesures politiques et économiques, les tentatives «socialistes» de notre temps resteront infécondes, jusqu'à ce qu'elles prennent pour règle le véritable esprit de Jésus, je veux dire l'idéalisme absolu, ce principe que pour posséder la terre il faut y renoncer.
Le mot de «royaume de Dieu» exprime, d'un autre côté, avec un rare bonheur, le besoin qu'éprouve l'âme d'un supplément de destinée, d'une compensation à la vie actuelle. Ceux qui ne se plient pas à concevoir l'homme comme un composé de deux substances, et qui trouvent le dogme déiste de l'immortalité de l'âme en contradiction avec la physiologie, aiment à se reposer dans l'espérance d'une réparation finale, qui sous une forme inconnue satisfera aux besoins du cœur de l'homme. Qui sait si le dernier terme du progrès, dans des millions de siècles, n'amènera pas la conscience absolue de l'univers, et dans cette conscience le réveil de tout ce qui a vécu? Un sommeil d'un million d'années n'est pas plus long qu'un sommeil d'une heure. Saint Paul, en cette hypothèse, aurait encore eu raison de dire: In ictu oculi[818]! Il est sûr que l'humanité morale et vertueuse aura sa revanche, qu'un jour le sentiment de l'honnête pauvre homme jugera le monde, et que ce jour-là la figure idéale de Jésus sera la confusion de l'homme frivole qui n'a pas cru à la vertu, de l'homme égoïste qui n'a pas su y atteindre. Le mot favori de Jésus reste donc plein d'une éternelle beauté. Une sorte de divination grandiose semble l'avoir tenu dans un vague sublime embrassant à la fois divers ordres de vérités.
NOTES:
[769] Jean, V, 1; VII, 2. Nous suivons le système de Jean, d'après lequel la vie publique de Jésus dura trois ans. Les synoptiques, au contraire, groupent tous les faits dans un cadre d'un an.
[770] Luc, XII, 13-14.
[771] Matth., XIX, 28.
[772] Matth., XXIV, 3 et suiv.; Marc, XIII, 4 et suiv.; Luc, XVII, 22. et suiv.; XXI, 7 et suiv. Il faut remarquer que la peinture de la fin des temps prêtée ici à Jésus par les synoptiques renferme beaucoup de traits qui se rapportent au siège de Jérusalem. Luc écrivait quelque temps après ce siège (XXI, 9,20, 24). La rédaction de Matthieu au contraire (XXVI, 15, 16, 22, 29) nous reporte exactement au moment du siège ou très-peu après. Nul doute, cependant, que Jésus n'annonçât de grandes terreurs comme devant précéder sa réapparition. Ces terreurs étaient une partie intégrante de toutes les apocalypses juives. Hénoch, XCIX-C, CII, CIII (division de Dillmann); Carm. sibyll., III, 334 et suiv.; 633 et suiv.; IV, 168 et suiv.; V, 511 et suiv. Dans Daniel aussi, le règne des Saints ne viendra qu'après que la désolation aura été à son comble (VII, 25 et suiv.; VIII, 23 et suiv.; IX, 26-27; XII, 1).
[773] Matth., XVI, 27; XIX, 28; XX, 21; XXIV, 30 et suiv.; XXV, 31 et suiv.; XXVI, 64; Marc, XIV, 62; Luc, XXII, 30; I Cor., XV, 52; I Thess., IV, 45 et suiv.
[774] Matth., XIII, 38 et suiv.; XXV, 33.
[775] Matth., XIII, 39, 41, 49.
[776] Matth., XXV, 34. Comp. Jean, XIV, 2.
[777] Matth., VIII, 11; XIII, 43; XXVI, 29; Luc, XIII, 28; XVI, 22; XXII, 30.
[778] Luc, XIII, 23 et suiv.
[779] Matth., XXV, 41. L'idée de la chute des anges, si développée dans le Livre d'Hénoch, était universellement admise dans le cercle de Jésus. Épître de Jude, 6 et suiv.; IIe Ep. attribuée à saint Pierre, II, 4, 11; Apoc., XII, 9; Évang. de Jean, VIII, 44.
[780] Matth., V, 22; VIII, 12; X, 28; XIII, 40, 42, 50; XVIII, 8; XXIV, 51; XXV, 30; Marc, IX, 43, etc.
[781] Matth., VIII, 12; XXII, 13; XXV, 30. Comp. Jos., B.J., III, viii, 5.
[782] Luc, XVI, 28.
[783] Marc, III, 29; Luc, XXII, 69; Act., VII, 55.
[784] Act., II, 47; III, 49 et suiv.; I Cor., XV, 23-24, 52; I Thess., III, 13; IV, 14 et suiv.; V, 23; II Thess., II, 8; I Tim., VI, 14; II Tim., IV, 1; Tit., II, 13; Épître de Jacques, V, 3, 8; Épître de Jude, 18; IIe de Pierre, III entier; l'Apocalypse tout entière, et en particulier I, 1; II, 5, 16; III, 11; XI, 44; XXII, 6, 7,12, 20. Comp. IVe livre d'Esdras, IV, 26.
[785] Luc, XVII, 30; I Cor., I, 7-8; II Thess., I, 7; I de saint Pierre, I, 7, 13; Apoc., I, 1.
[786] Apoc., I, 3; XXII, 10.
[787] Matth., XI, 15; XIII, 9, 43; Marc, IV, 9, 23; VII, 16; Luc, VIII, 8; XIV, 35; Apoc., II, 7, 11, 27, 29; III, 6, 13, 22; XIII, 9.
[788] I Cor., XVI, 22.
[789] Apoc., XVII, 9 et suiv. Le sixième empereur que l'auteur donne comme régnant est Galba. L'empereur mort qui doit revenir est Néron, dont le nom est donné en chiffres (XIII, 18).
[790] Apoc., XI, 2, 3; XII, 14. Comp. Daniel, VII, 25; XII, 7.
[791] Chap. IV, v. 12 et 14. Comp. Cedrenus, p. 68 (Paris, 1647).
[792] Matth., XXIV, 36; Marc, XIII, 32.
[793] Luc, XVII, 20. Comp. Talmud de Babyl., Sanhédrin, 97 a.
[794] Matth., XXIV, 36 et suiv.; Marc, XIII, 32 et suiv.; Luc, XII, 35 et suiv.; XVII, 20 et suiv.
[795] Luc, XII, 40; II Petr., III, 10.
[796] Luc, XVII, 24.
[797] Matth., X, 23; XXIV-XXV entiers, et surtout XXIV, 29, 34; Marc, XIII, 30; Luc, XIII, 35; XXI, 28 et suiv.
[798] Matth., XVI, 28; XXIII, 36, 39; XXIV, 34; Marc, VIII, 39; Luc, IX, 27; XXI, 32.
[799] Matth., XVI, 2-4; Luc, XII, 54-56.
[800] Jean, XXI, 22-23.
[801] Jean, XXI, 22-23. Le chapitre XXI du quatrième évangile est une addition, comme le prouve la clausule finale de la rédaction primitive, qui est au verset 31 du chapitre XX. Mais l'addition est presque contemporaine de la publication même dudit évangile.
[803] Marc, IX, 9; Luc, XX, 27 et suiv.
[804] Dan., XII, 2 et suiv.; II Macch., chap. VII, entier; XII, 45-46; XIV, 46; Act., XXIII, 6, 8; Jos., Ant., XVIII, I, 3; B. J., II, VIII, 14; III, viii, 5.
[805] Matth., XXVI, 29; Luc, XXII, 30.
[806] Matth., XXII, 24 et suiv.; Luc, XX, 34-38; Évangile ébionite dit «des Égyptiens,» dans Clém. d'Alex., Strom., II, 9, 13; Clem. Rom., Epist. II, 12.
[807] Luc, XIV, 14; XX, 35-36. C'est aussi l'opinion de saint Paul: I Cor., XV, 23 et suiv.; I Thess., IV, 12 et suiv. V. ci-dessus, p. 55.
[808] Comp. IVe livre d'Esdras, IX, 22.
[809] Matth., XXV, 32 et suiv.
[810] Voir surtout les chapitres II, VI-VIII, X-XIII.
[811] Ch. I, XLV-LII, LXII, XCIII, 9 et suiv.
[812] Liv. III, 573 et suiv.; 652 et suiv.; 766 et suiv.; 795 et suiv.
[813] Ces angoisses de la conscience chrétienne se traduisent avec naïveté dans la IIe épître attribuée à saint Pierre III, 8 et suiv.
[814] Matth., VI, 40, 33; Marc, XII, 34; Luc, XI, 2; XII, 31; XVII, 20, 21 et suiv.
[815] Voir surtout Marc, XII, 34.
[816] Justin, Dial. cum Tryph., 81.
[817] Voir, pour exemples, le prologue de Grégoire de Tours à son Histoire ecclésiastique des Francs, et les nombreux actes de la première moitié du moyen âge commençant par la formule «A l'approche du soir du monde...»
[818] I Cor., XV, 52.
CHAPITRE XVIII.
INSTITUTIONS DE JÉSUS.
Ce qui prouve bien, du reste, que Jésus ne s'absorba jamais entièrement dans ses idées apocalyptiques, c'est qu'au temps même où il en était le plus préoccupé, il jette avec une rare sûreté de vues les bases d'une église destinée à durer. Il n'est guère possible de douter qu'il n'ait lui-même choisi parmi ses disciples ceux qu'on appelait par excellence les «apôtres» ou les «douze,» puisqu'au lendemain de sa mort on les trouve formant un corps et remplissant par élection les vides qui se produisaient dans leur sein[819]. C'étaient les deux fils de Jonas, les deux fils de Zébédée, Jacques, fils de Cléophas, Philippe, Nathanaël bar-Tolmaï, Thomas, Lévi, fils d'Alphée ou Matthieu, Simon le zélote, Thaddée ou Lebbée, Juda de Kerioth[820]. Il est probable que l'idée des douze tribus d'Israël ne fut pas étrangère au choix de ce nombre[821]. Les «douze,» en tout cas, formaient un groupe de disciples privilégiés, où Pierre gardait sa primauté toute fraternelle[822], et auquel Jésus confia le soin de propager son œuvre. Rien qui sentît le collège sacerdotal régulièrement organisé; les listes des «douze» qui nous ont été conservées présentent beaucoup d'incertitudes et de contradictions; deux ou trois de ceux qui y figurent restèrent complètement obscurs. Deux au moins, Pierre et Philippe[823], étaient mariés et avaient des enfants.
Jésus gardait évidemment pour les douze des secrets, qu'il leur défendait de communiquer à tous[824]. Il semble parfois que son plan était d'entourer sa personne de quelque mystère, de rejeter les grandes preuves après sa mort, de ne se révéler complètement qu'à ses disciples, confiant à ceux-ci le soin de le démontrer plus tard au monde[825]. «Ce que je vous dis dans l'ombre, prêchez-le au grand jour; ce que je vous dis à l'oreille, proclamez-le sur les toits.» Cela lui épargnait les déclarations trop précises et créait une sorte d'intermédiaire entre l'opinion et lui. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait pour les apôtres des enseignements réservés, et qu'il leur développait plusieurs paraboles, dont il laissait le sens indécis pour le vulgaire[826]. Un tour énigmatique et un peu de bizarrerie dans la liaison des idées étaient à la mode dans l'enseignement des docteurs, comme on le voit par les sentences du Pirké Aboth. Jésus expliquait à ses intimes ce que ses apophthegmes ou ses apologues avaient de singulier, et dégageait pour eux son enseignement du luxe de comparaisons qui parfois l'obscurcissait[827]. Beaucoup de ces explications paraissent avoir été soigneusement conservées[828].
Dès le vivant de Jésus, les apôtres prêchèrent[829], mais sans jamais beaucoup s'écarter de lui. Leur prédication, du reste, se bornait à annoncer la prochaine venue du royaume de Dieu[830]. Ils allaient de ville en ville, recevant l'hospitalité, ou pour mieux dire la prenant d'eux-mêmes selon l'usage. L'hôte, en Orient, a beaucoup d'autorité; il est supérieur au maître de la maison; celui-ci a en lui la plus grande confiance. Cette prédication du foyer est excellente pour la propagation des doctrines nouvelles. On communique le trésor caché; on paye ainsi ce que l'on reçoit; la politesse et les bons rapports y aidant, la maison est touchée, convertie. Otez l'hospitalité orientale, la propagation du christianisme serait impossible à expliquer. Jésus, qui tenait fort aux bonnes vieilles mœurs, engageait les disciples à ne se faire aucun scrupule de profiter de cet ancien droit public, probablement déjà aboli dans les grandes villes où il y avait des hôtelleries[831]. «L'ouvrier, disait-il, est digne de son salaire.» Une fois installés chez quelqu'un, ils devaient y rester, mangeant et buvant ce qu'on leur offrait, tant que durait leur mission.
Jésus désirait qu'à son exemple les messagers de la bonne nouvelle rendissent leur prédication aimable par des manières bienveillantes et polies. Il voulait qu'en entrant dans une maison, ils lui donnassent le selâm ou souhait de bonheur. Quelques-uns hésitaient, le selâm étant alors comme aujourd'hui, en Orient, un signe de communion religieuse, qu'on ne hasarde pas avec les personnes d'une foi douteuse. «Ne craignez rien, disait Jésus; si personne dans la maison n'est digne de votre selâm, il reviendra à vous[832].» Quelquefois, en effet, les apôtres du royaume de Dieu étaient mal reçus, et venaient se plaindre à Jésus, qui cherchait d'ordinaire à les calmer. Quelques-uns, persuadés de la toute-puissance de leur maître, étaient blessés de cette longanimité. Les fils de Zébédée voulaient qu'il appelât le feu du ciel sur les villes inhospitalières[833]. Jésus accueillait leurs emportements avec sa fine ironie, et les arrêtait par ce mot: «Je ne suis pas venu perdre les âmes, mais les sauver.»
Il cherchait de toute manière à établir en principe que ses apôtres c'était lui-même[834]. On croyait qu'il leur avait communiqué ses vertus merveilleuses. Ils chassaient les démons, prophétisaient, et formaient une école d'exorcistes renommés[835], bien que certains cas fussent au-dessus de leur force[836]. Ils faisaient aussi des guérisons, soit par l'imposition des mains, soit par l'onction de l'huile[837], l'un des procédés fondamentaux de la médecine orientale. Enfin, comme les psylles, ils pouvaient manier les serpents et boire impunément des breuvages mortels[838]. A mesure qu'on s'éloigne de Jésus, cette théurgie devient de plus en plus choquante. Mais il n'est pas douteux qu'elle ne fût de droit commun dans l'Église primitive, et qu'elle ne figurât en première ligne dans l'attention des contemporains[839]. Des charlatans, comme il arrive d'ordinaire, exploitèrent ce mouvement de crédulité populaire. Dès le vivant de Jésus, plusieurs, sans être ses disciples, chassaient les démons en son nom. Les vrais disciples en étaient fort blessés et cherchaient à les empêcher. Jésus, qui voyait en cela un hommage à sa renommée, ne se montrait pas pour eux bien sévère[840]. Il faut observer, du reste, que ces pouvoirs étaient en quelque sorte passés en métier. Poussant jusqu'au bout la logique de l'absurde, certaines gens chassaient les démons par Béelzébub[841], prince des démons. On se figurait que ce souverain des légions infernales devait avoir toute autorité sur ses subordonnés, et qu'en agissant par lui on était sûr de faire fuir l'esprit intrus[842]. Quelques-uns cherchaient même à acheter des disciples de Jésus le secret des pouvoirs miraculeux qui leur avaient été conférés[843].
Un germe d'église commençait dès lors à paraître. Cette idée féconde du pouvoir des hommes réunis (ecclesia) semble bien une idée de Jésus. Plein de sa doctrine tout idéaliste, que ce qui fait la présence des âmes, c'est l'union par l'amour, il déclarait que, toutes les fois que quelques hommes s'assembleraient en son nom, il serait au milieu d'eux. Il confie à l'Église le droit de lier et délier (c'est-à-dire de rendre certaines choses licites ou illicites), de remettre les péchés, de réprimander, d'avertir avec autorité, de prier avec certitude d'être exaucé[844]. Il est possible que beaucoup de ces paroles aient été prêtées au maître, afin de donner une base à l'autorité collective par laquelle on chercha plus tard à remplacer la sienne. En tout cas, ce ne fut qu'après sa mort que l'on vit se constituer des églises particulières, et encore cette première constitution se fit-elle purement et simplement sur le modèle des synagogues. Plusieurs personnages qui avaient beaucoup aimé Jésus et fondé sur lui de grandes espérances, comme Joseph d'Arimathie, Lazare, Marie de Magdala, Nicodème, n'entrèrent pas, ce semble, dans ces églises, et s'en tinrent au souvenir tendre ou respectueux qu'ils avaient gardé de lui.
Du reste, nulle trace, dans l'enseignement de Jésus, d'une morale appliquée ni d'un droit canonique tant soit peu défini. Une seule fois, sur le mariage, il se prononce avec netteté et défend le divorce[845]. Nulle théologie non plus, nul symbole. A peine quelques vues sur le Père, le Fils, l'Esprit[846], dont on tirera plus tard la Trinité et l'Incarnation, mais qui restaient encore à l'état d'images indéterminées. Les derniers livres du canon juif connaissent déjà le Saint-Esprit, sorte d'hypostase divine, quelquefois identifiée avec la Sagesse ou le Verbe[847]. Jésus insista sur ce point[848], et annonça à ses disciples un baptême par le feu et l'esprit[849], bien préférable à celui de Jean, baptême que ceux-ci crurent un jour recevoir, après la mort de Jésus, sous la forme d'un grand vent et de mèches de feu[850]. L'Esprit Saint ainsi envoyé par le Père leur enseignera toute vérité, et rendra témoignage à celles que Jésus lui-même a promulguées[851]. Jésus, pour désigner cet Esprit, se servait du mot Peraklit, que le syro-chaldaïque avait emprunté au grec (παραχλητος), et qui paraît avoir eu dans son esprit la nuance d' «avocat[852], conseiller[853],» et parfois celle d'«interprète des vérités célestes,» de «docteur chargé de révéler aux hommes les mystères encore cachés[854].» Lui-même s'envisage pour ses disciples comme un peraklit[855], et l'Esprit qui reviendra après sa mort ne fera que le remplacer. C'était ici une application du procédé que la théologie juive et la théologie chrétienne allaient suivre durant des siècles, et qui devait produire toute une série d'assesseurs divins, le Métatrône, le Synadelphe ou Sandalphon, et toutes les personnifications de la Cabbale. Seulement, dans le judaïsme, ces créations devaient rester des spéculations particulières et libres, tandis que dans le christianisme, à partir du IVe siècle, elles devaient former l'essence même de l'orthodoxie et du dogme universel.
Inutile de faire observer combien l'idée d'un livre religieux, renfermant un code et des articles de foi, était éloignée de la pensée de Jésus. Non-seulement il n'écrivit pas, mais il était contraire à l'esprit de la secte naissante de produire des livres sacrés. On se croyait à la veille de la grande catastrophe finale. Le Messie venait mettre le sceau sur la Loi et les prophètes, non promulguer des textes nouveaux. Aussi, à l'exception de l'Apocalypse, qui fut en un sens le seul livre révélé du christianisme naissant, tous les autres écrits de l'âge apostolique sont-ils des ouvrages de circonstance, n'ayant nullement la prétention de fournir un ensemble dogmatique complet. Les évangiles eurent d'abord un caractère tout privé et une autorité bien moindre que la tradition[856].
La secte, cependant, n'avait-elle pas quelque sacrement, quelque rite, quelque signe de ralliement? Elle en avait un, que toutes les traditions font remonter jusqu'à Jésus. Une des idées favorites du maître, c'est qu'il était le pain nouveau, pain très-supérieur à la manne et dont l'humanité allait vivre. Cette idée, germe de l'Eucharistie, prenait quelquefois dans sa bouche des formes singulièrement concrètes. Une fois surtout, il se laissa aller, dans la synagogue de Capharnahum, à un mouvement hardi, qui lui coûta plusieurs de ses disciples. «Oui, oui, je vous le dis, ce n'est pas Moïse, c'est mon Père qui vous a donné le pain du ciel[857].» Et il ajoutait: «C'est moi qui suis le pain de vie; celui qui vient a moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif[858].» Ces paroles excitèrent un vif murmure: «Qu'entend-il, se disait-on, par ces mots: Je suis le pain de vie? N'est-ce pas là Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère? Comment peut-il dire qu'il est descendu du ciel?» Et Jésus insistant avec plus de force encore: «Je suis le pain de vie; vos pères ont mangé la manne dans le désert et sont morts. C'est ici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. Je suis le pain vivant; si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai, c'est ma chair, pour la vie du monde[859].» Le scandale fut au comble: «Comment peut-il donner sa chair à manger?» Jésus renchérissant encore: «Oui, oui, dit-il, si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang est en possession de la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est véritablement une nourriture, et mon sang est véritablement un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. Comme je vis par le Père qui m'a envoyé, ainsi celui qui me mange vit par moi. C'est ici le pain qui est descendu du ciel. Ce pain n'est pas comme la manne, que vos pères ont mangée et qui ne les a pas empochés de mourir; celui qui mangera ce pain vivra éternellement.» Une telle obstination dans le paradoxe révolta plusieurs disciples, qui cessèrent de le fréquenter. Jésus ne se rétracta pas; il ajouta seulement: «C'est l'esprit qui vivifie. La chair ne sert de rien. Les paroles que je vous dis sont esprit et vie.» Les douze restèrent fidèles, malgré cette prédication bizarre. Ce fut pour Céphas en particulier l'occasion de montrer un absolu dévouement et de proclamer une fois de plus: «Tu es le Christ, fils de Dieu.»
Il est probable que dès lors, dans les repas communs de la secte, s'était établi quelque usage auquel se rapportait le discours si mal accueilli par les gens de Capharnahum. Mais les traditions apostoliques à ce sujet sont fort divergentes et probablement incomplètes à dessein. Les évangiles synoptiques supposent un acte sacramentel unique, ayant servi de base au rite mystérieux, et ils le placent à la dernière Cène. Jean, qui justement nous a conservé l'incident de la synagogue de Capharnahum, ne parle pas d'un tel acte, quoiqu'il raconte la dernière Cène fort au long. Ailleurs, nous voyons Jésus reconnu à la fraction du pain[860], comme si ce geste eût été pour ceux qui l'avaient fréquenté le plus caractéristique de sa personne. Quand il fut mort, la forme sous laquelle il apparaissait au pieux souvenir de ses disciples était celle de président d'un banquet mystique, tenant le pain, le bénissant, le rompant et le présentant aux assistants[861]. Il est probable que c'était là une de ses habitudes, et qu'à ce moment il était particulièrement aimable et attendri. Une circonstance matérielle, la présence du poisson sur la table (indice frappant qui prouve que le rite prit naissance sur le bord du lac de Tibériade[862]), fut elle-même presque sacramentelle et devint une partie nécessaire des images qu'on se fit du festin sacré[863].
Les repas étaient devenus dans la communauté naissante un des moments les plus doux. A ce moment, on se rencontrait; le maître parlait à chacun et entretenait une conversation pleine de gaieté et de charme. Jésus aimait cet instant et se plaisait à voir sa famille spirituelle ainsi groupée autour de lui[864]. La participation au même pain était considérée comme une sorte de communion, de lien réciproque. Le maître usait à cet égard de termes extrêmement énergiques, qui furent pris plus tard avec une littéralité effrénée. Jésus est à la fois très-idéaliste dans les conceptions et très-matérialiste dans l'expression. Voulant rendre cette pensée que le croyant ne vit que de lui, que tout entier (corps, sang et âme) il était la vie du vrai fidèle, il disait à ses disciples: «Je suis votre nourriture,» phrase qui, tournée en style figuré, devenait: «Ma chair est votre pain, mon sang est votre breuvage.» Puis, les habitudes de langage de Jésus, toujours fortement substantielles, l'emportaient plus loin encore. A table, montrant l'aliment, il disait: «Me voici;» tenant le pain: «Ceci est mon corps;» tenant le vin: «Ceci est mon sang;» toutes manières de parler qui étaient l'équivalent de: «Je suis votre nourriture.»
Ce rite mystérieux obtint du vivant de Jésus une grande importance. Il était probablement établi assez longtemps avant le dernier voyage à Jérusalem, et il fut le résultat d'une doctrine générale bien plus que d'un acte déterminé. Après la mort de Jésus, il devint le grand symbole de la communion chrétienne[865], et ce fut au moment le plus solennel de la vie du Sauveur qu'on en rapporta l'établissement. On voulut voir dans la consécration du pain et du vin un mémorial d'adieu que Jésus, au moment de quitter la vie, aurait laissé à ses disciples[866]. On retrouva Jésus lui-même dans ce sacrement. L'idée toute spirituelle de la présence des âmes, qui était l'une des plus familières au maître, qui lui faisait dire, par exemple, qu'il était de sa personne au milieu de ses disciples[867] quand ils étaient réunis en son nom, rendait cela facilement admissible. Jésus, nous l'avons déjà dit[868], n'eut jamais une notion bien arrêtée de ce qui fait l'individualité. Au degré d'exaltation où il était parvenu, l'idée chez lui primait tout à un tel point que le corps ne comptait plus. On est un quand on s'aime, quand on vit l'un de l'autre; comment lui et ses disciples n'eussent-ils pas été un[869]? Ses disciples adoptèrent le même langage. Ceux qui, durant des années, avaient vécu de lui le virent toujours tenant le pain, puis le calice «entre ses mains saintes et vénérables[870],» et s'offrant lui-même à eux. Ce fut lui que l'on mangea et que l'on but; il devint la vraie Pâque, l'ancienne ayant été abrogée par son sang. Impossible de traduire dans notre idiome essentiellement déterminé, où la distinction rigoureuse du sens propre et de la métaphore doit toujours être faite, des habitudes de style dont le caractère essentiel est de prêter à la métaphore, ou pour mieux dire à l'idée, une pleine réalité.
NOTES:
[819] Act., I, 15 et suiv.; I Cor., XV, 5; Gal., I, 10.
[820] Matth., X, 2 et suiv.; Marc, III, 16 et suiv.; Luc, VI, 14 et suiv.; Act., I, 13; Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.
[821] Matth., XIX, 28; Luc, XXII, 30.
[822] Act., I, 15; II, 14; V, 2-3, 29; VIII, 19; XV, 7; Gal., I, 18.
[823] Pour Pierre, voir ci-dessus, p. 150; pour Philippe, voir Papias, Polycrate et Clément d'Alexandrie, cités par Eusèbe, Hist. eccl., III, 30, 31, 39; V, 24.
[824] Matth., XVI, 20; XVII, 9; Marc, VIII, 30; IX, 8.
[825] Matth., X, 26, 27; Marc, IV, 21 et suiv.; Luc, VIII, 17; XII, 2 et suiv.; Jean, XIV, 22.
[826] Matth., XIII, 10 et suiv., 34 et suiv.; Marc, IV, 10 et suiv., 33 et suiv.; Luc, VIII, 9 et suiv.; XII, 41.
[827] Matth., XVI, 6 et suiv.; Marc, VII, 17-23.
[828] Matth., XIII, 18 et suiv.; Marc, VII, 18 et suiv.
[829] Luc, IX, 6.
[830] Luc, X, 11.
[831] Le mot grec πανδοκειον a passé dans toutes les langues de l'Orient sémitique pour désigner une hôtellerie.
[832] Matth., X, 11 et suiv.; Marc, VI, 10 et suiv.; Luc, X, 5 et suiv. Comp. IIe épître de Jean, 10-11.
[833] Luc, IX, 52 et suiv.
[834] Matth., X. 40-42; XXV, 35 et suiv.; Marc, IX, 40; Luc, X, 16; Jean, XIII, 20.
[835] Matth., VII, 22; X, 1; Marc, III, 15, VI, 13; Luc. X, 17.
[836] Matth., XVII, 18-19.
[837] Marc, VI, 13; XVI, 18; Epist. Jacobi, V, 14.
[838] Marc, XVI, 18; Luc, X, 19.
[839] Marc, XVI, 20.
[840] Marc, IX, 37-38; Luc, IX, 49-50.
[841] Ancien dieu des Philistins, transformé par les Juifs en démon.
[842] Matth., XII, 24 et suiv.
[843] Act., VIII, 18 et suiv.
[844] Matth., XVIII, 17 et suiv.; Jean, XX, 23.
[845] Matth., IX, 3 et suiv.
[846] Matth., XXVIII, 19. Comp. Matth., III, 16-17; Jean, XV, 26.
[847] Sapi., I, 7; VII, 7; IX, 17; XII, 1; Eccli., I, 9; XV, 5; XXIV, 27; XXXIX, 8; Judith, XVI, 17.
[848] Matth., X, 20; Luc, XII, 12; XXIV, 49; Jean, XIV, 26; XV, 26.
[849] Matth., III, 11; Marc, I, 8; Luc, III, 16; Jean, I, 26; III, 5; Act., I, 5, 8; X, 47.
[850] Act., II, 1-4; XI, 15; XIX, 6. Cf. Jean, VII, 39.
[851] Jean, XV, 26; XVI, 13.
[852] A peraklit on opposait katigor (χατηγορος), «l'accusateur.»
[853] Jean, XIV, 16; I épître de Jean, II, 1.
[854] Jean, XIV, 26; XV, 26; XVI, 7 et suiv. Comp. Philon, De Mundi opificio, § 6.
[855] Jean, XV, 16. Comp. l'épître précitée, l. c.
[856] Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.
[857] Jean, VI, 32 et suiv.
[858] On trouve un tour analogue, provoquant un malentendu semblable, dans Jean, IV, 10 et suiv.
[859] Tous ces discours portent trop fortement l'empreinte du style propre à Jean pour qu'il soit permis de les croire exacts. L'anecdote rapportée au chapitre VI du quatrième évangile ne saurait cependant être dénuée de réalité historique.
[860] Luc, XXIV, 30,35.
[861] Luc, l. c.; Jean, XXI, 13.
[862] Comp. Matth., VII, 10; XIV, 17 et suiv.; XV, 34 et suiv.; Marc, VI, 38 et suiv.; Luc, IX, 13 et suiv.; XI, 11; XXIV, 42; Jean, VI, 9 et suiv.; XXI, 9 et suiv. Le bassin du lac de Tibériade est le seul endroit de la Palestine où le poisson forme une partie considérable de l'alimentation.
[863] Jean, XXI, 13; Luc, XXIV, 42-43. Comparez les plus vieilles représentations de la Cène rapportées ou rectifiées par M. de Rossi dans sa dissertation sur l'ΙΧΘΥΣ (Spicilegium Solesmense de dom Pitra, t. III, p. 568 et suiv.). L'intention de l'anagramme que renferme le mot ΙΧΘΥΣ se combina probablement avec une tradition plus ancienne sur le rôle du poisson dans les repas évangéliques.
[864] Luc, XXII, 15.
[865] Act., II, 42, 46.
[866] I Cor., XI, 20 et suiv.
[867] Matth., XVIII, 20.
[869] Jean, XII entier.
[870] Canon des Messes grecques et de la Messe latine (fort ancien).
CHAPITRE XIX.
PROGRESSION CROISSANTE D'ENTHOUSIASME ET D'EXALTATION.
Il est clair qu'une telle société religieuse, fondée uniquement sur l'attente du royaume de Dieu, devait être en elle-même fort incomplète. La première génération chrétienne vécut tout entière d'attente et de rêve. A la veille de voir finir le monde, on regardait comme inutile tout ce qui ne sert qu'à continuer le monde. La propriété était interdite[871]. Tout ce qui attache l'homme à la terre, tout ce qui le détourne du ciel devait être fui. Quoique plusieurs disciples fussent mariés, on ne se mariait plus, ce semble, dès qu'on entrait dans la secte[872]. Le célibat était hautement préféré; dans le mariage même, la continence était recommandée[873]. Un moment, le maître semble approuver ceux qui se mutileraient en vue du royaume de Dieu[874]. Il était en cela conséquent avec son principe: «Si ta main ou ton pied t'est une occasion de péché, coupe-les, et jette-les loin de toi; car il vaut mieux que tu entres boiteux ou manchot dans la vie éternelle, que d'être jeté avec tes deux pieds et tes deux mains dans la géhenne. Si ton œil t'est une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi; car il vaut mieux entrer borgne dans la vie éternelle que d'avoir ses deux yeux, et d'être jeté dans la géhenne[875].» La cessation de la génération fut souvent considérée comme le signe et la condition du royaume de Dieu[876].
Jamais, on le voit, cette Église primitive n'eût formé une société durable, sans la grande variété des germes déposés par Jésus dans son enseignement. Il faudra plus d'un siècle encore pour que la vraie Église chrétienne, celle qui a converti le monde, se dégage de cette petite secte des «saints du dernier jour,» et devienne un cadre applicable à la société humaine tout entière. La même chose, du reste, eut lieu dans le bouddhisme, qui ne fut fondé d'abord que pour des moines. La même chose fût arrivée dans l'ordre de saint François, si cet ordre avait réussi dans sa prétention de devenir la règle de la société humaine tout entière. Nées à l'état d'utopies, réussissant par leur exagération même, les grandes fondations dont nous venons de parler ne remplirent le monde qu'à condition de se modifier profondément et de laisser tomber leurs excès. Jésus ne dépassa pas cette première période toute monacale, où l'on croit pouvoir impunément tenter l'impossible. Il ne fit aucune concession à la nécessité. Il prêcha hardiment la guerre à la nature, la totale rupture avec le sang. «En vérité, je vous le déclare, disait-il, quiconque aura quitté sa maison, sa femme, ses frères, ses parents, ses enfants, pour le royaume de Dieu, recevra le centuple en ce monde, et, dans le monde à venir, la vie éternelle[877].»
Les instructions que Jésus est censé avoir données à ses disciples respirent la même exaltation[878]. Lui, si facile pour ceux du dehors, lui qui se contente parfois de demi-adhésions[879], est pour les siens d'une rigueur extrême. Il ne voulait pas d'à-peu-près. On dirait un «Ordre» constitué par les règles les plus austères. Fidèle à sa pensée que les soucis de la vie troublent l'homme et l'abaissent, Jésus exige de ses associés un entier détachement de la terre, un dévouement absolu à son œuvre. Ils ne doivent porter avec eux ni argent, ni provisions de route, pas même une besace, ni un vêtement de rechange. Ils doivent pratiquer la pauvreté absolue, vivre d'aumônes et d'hospitalité. «Ce que vous avez reçu gratuitement, transmettez-le gratuitement[880],» disait-il en son beau langage. Arrêtés, traduits devant les juges, qu'ils ne préparent pas leur défense; l'avocat céleste, le Peraklit, leur inspirera ce qu'ils doivent dire. Le Père leur enverra d'en haut son Esprit, qui deviendra le principe de tous leurs actes, le directeur de leurs pensées, leur guide à travers le monde[881]. Chassés d'une ville, qu'ils secouent sur elle la poussière de leurs souliers, en lui donnant acte toutefois, pour qu'elle ne puisse alléguer son ignorance, de la proximité du royaume de Dieu. «Avant que vous ayez épuisé, ajoutait-il, les villes d'Israël, le Fils de l'homme apparaîtra.»
Une ardeur étrange anime tous ces discours, qui peuvent être en partie la création de l'enthousiasme des disciples[882], mais qui même en ce cas viennent indirectement de Jésus, puisqu'un tel enthousiasme était son œuvre. Jésus annonce à ceux qui veulent le suivre de grandes persécutions et la haine du genre humain. Il les envoie comme des agneaux au milieu des loups. Ils seront flagellés dans les synagogues, traînés en prison. Le frère sera livré par son frère, le fils par son père. Quand on les persécute dans un pays, qu'ils fuient dans un autre. «Le disciple, disait-il, n'est pas plus que son maître, ni le serviteur plus que son patron. Ne craignez point ceux qui ôtent la vie du corps, et qui ne peuvent rien sur l'âme. On a deux passereaux pour une obole, et cependant un de ces oiseaux ne tombe pas sans la permission de votre Père. Les cheveux de votre tête sont comptés. Ne craignez rien; vous valez beaucoup de passereaux[883].»—«Quiconque, disait-il encore, me confessera devant les hommes, je le reconnaîtrai devant mon Père; mais quiconque aura rougi de moi devant les hommes, je le renierai devant les anges, quand je viendrai entouré de la gloire de mon Père, qui est aux deux[884].»
Dans ces accès de rigueur, il allait jusqu'à supprimer la chair. Ses exigences n'avaient plus de bornes. Méprisant les saines limites de la nature de l'homme, il voulait qu'on n'existât que pour lui, qu'on n'aimât que lui seul. «Si quelqu'un vient à moi, disait-il, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple[885].»—«Si quelqu'un ne renonce pas à tout ce qu'il possède, il ne peut être mon disciple[886].» Quelque chose de plus qu'humain et d'étrange se mêlait alors a ses paroles; c'était comme un feu dévorant la vie à, sa racine, et réduisant tout à un affreux désert. Le sentiment âpre et triste de dégoût pour le monde, d'abnégation outrée, qui caractérise la perfection chrétienne, eut pour fondateur, non le fin et joyeux moraliste des premiers jours, mais le géant sombre qu'une sorte de pressentiment grandiose jetait de plus en plus hors de l'humanité. On dirait que, dans ces moments de guerre contre les besoins les plus légitimes du cœur, il avait oublié le plaisir de vivre, d'aimer, de voir, de sentir. Dépassant toute mesure, il osait dire: «Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il renonce à lui-même et me suive! Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi. Tenir à la vie, c'est se perdre; sacrifier sa vie pour moi et pour la bonne nouvelle, c'est se sauver. Que sert à un homme de gagner le monde entier et de se perdre lui-même[887]?» Deux anecdotes, du genre de celles qu'il ne faut pas accepter comme historiques, mais qui se proposent de rendre un trait de caractère en l'exagérant, peignaient bien ce défi jeté à la nature. Il dit à un homme: «Suis—moi!»—«Seigneur, lui répond cet homme, laisse-moi d'abord aller ensevelir mon père.» Jésus reprend: «Laisse les morts ensevelir leurs morts; toi, va et annonce le règne de Dieu.»—Un autre lui dit: «Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi auparavant d'aller mettre ordre aux affaires de ma maison.» Jésus lui répond: «Celui qui met la main à la charrue et regarde derrière lui, n'est pas fait pour le royaume de Dieu[888].» Une assurance extraordinaire, et parfois des accents de singulière douceur, renversant toutes nos idées, faisaient passer ces exagérations. «Venez à moi, criait-il, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vos épaules; apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes; car mon joug est doux, et mon fardeau léger[889].»
Un grand danger résultait pour l'avenir de cette morale exaltée, exprimée dans un langage hyperbolique et d'une effrayante énergie. A force de détacher l'homme de la terre, on brisait la vie. Le chrétien sera loué d'être mauvais fils, mauvais patriote, si c'est pour le Christ qu'il résiste à son père et combat sa patrie. La cité antique, la république, mère de tous, l'État, loi commune de tous, sont constitués en hostilité avec le royaume de Dieu. Un germe fatal de théocratie est introduit dans le monde.
Une autre conséquence se laisse dès à présent entrevoir. Transportée dans un état calme et au sein d'une société rassurée sur sa propre durée, cette morale, faite pour un moment de crise, devait sembler impossible. L'Évangile était ainsi destiné à devenir pour les chrétiens une utopie, que bien peu s'inquiéteraient de réaliser. Ces foudroyantes maximes devaient dormir pour le grand nombre dans un profond oubli, encouragé par le clergé lui-même; l'homme évangélique sera un homme dangereux. De tous les humains le plus intéressé, le plus orgueilleux, le plus dur, le plus attaché à la terre, un Louis XIV, par exemple, devait trouver des prêtres pour lui persuader, en dépit de l'Évangile, qu'il était chrétien. Mais toujours aussi des Saints devaient se rencontrer pour prendre à la lettre les sublimes paradoxes de Jésus. La perfection étant placée en dehors des conditions ordinaires de la société, la vie évangélique complète ne pouvant être menée que hors du monde, le principe de l'ascétisme et de l'état monacal était posé. Les sociétés chrétiennes auront deux règles morales, l'une médiocrement héroïque pour le commun des hommes, l'autre exaltée jusqu'à l'excès pour l'homme parfait; et l'homme parfait, ce sera le moine assujetti à des règles qui ont la prétention de réaliser l'idéal évangélique. Il est certain que cet idéal, ne fût-ce que par l'obligation du célibat et de la pauvreté, ne pouvait être de droit commun. Le moine est ainsi, en un sens, le seul vrai chrétien. Le bon sens vulgaire se révolte devant ces excès; à l'en croire, l'impossible est le signe de la faiblesse et de l'erreur. Mais le bon sens vulgaire est un mauvais juge quand il s'agit des grandes choses. Pour obtenir moins de l'humanité, il faut lui demander plus. L'immense progrès moral dû à l'Évangile vient de ses exagérations. C'est par là, qu'il a été, comme le stoïcisme, mais avec infiniment plus d'ampleur, un argument vivant des forces divines qui sont en l'homme, un monument élevé à la puissance de la volonté.
On imagine sans peine que pour Jésus, à l'heure où nous sommes arrivés, tout ce qui n'était pas le royaume de Dieu avait absolument disparu. Il était, si on peut le dire, totalement hors de la nature: la famille, l'amitié, la patrie, n'avaient plus aucun sens pour lui. Sans doute, il avait fait dès lors le sacrifice de sa vie. Parfois, on est tenté de croire que, voyant dans sa propre mort un moyen de fonder son royaume, il conçut de propos délibéré le dessein de se faire tuer[890]. D'autres fois (quoiqu'une telle pensée n'ait été érigée en dogme que plus tard), la mort se présente à lui comme un sacrifice, destiné à apaiser son Père et à sauver les hommes[891]. Un goût singulier de persécution et de supplices[892] le pénétrait. Son sang lui paraissait comme l'eau d'un second baptême dont il devait être baigné, et il semblait possédé d'une hâte étrange d'aller au-devant de ce baptême qui seul pouvait étancher sa soif[893].
La grandeur de ses vues sur l'avenir était par moments surprenante. Il ne se dissimulait pas l'épouvantable orage qu'il allait soulever dans le monde. «Vous croyez peut-être, disait-il avec hardiesse et beauté, que je suis venu apporter la paix sur la terre; non, je suis venu y jeter le glaive. Dans une maison de cinq personnes, trois seront contre deux, et deux contre trois. Je suis venu mettre la division entre le fils et le père, entre la fille et la mère, entre la bru et la belle-mère. Désormais les ennemis de chacun seront dans sa maison[894].»—«Je suis venu porter le feu sur la terre; tant mieux si elle brûle déjà[895]!»—«On vous chassera des synagogues, disait-il encore, et l'heure viendra où, en vous tuant, on croira rendre un culte à Dieu[896]. Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite: Le serviteur n'est pas plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront[897].»
Entraîné par cette effrayante progression d'enthousiasme, commandé par les nécessités d'une prédication de plus en plus exaltée, Jésus n'était plus libre; il appartenait à son rôle et en un sens à l'humanité. Parfois on eût dit que sa raison se troublait. Il avait comme des angoisses et des agitations intérieures[898]. La grande vision du royaume de Dieu, sans cesse flamboyant devant ses yeux, lui donnait le vertige. Ses disciples par moments le crurent fou[899]. Ses ennemis le déclarèrent possédé[900]. Son tempérament, excessivement passionné, le portait a chaque instant hors des bornes de la nature humaine. Son œuvre n'étant pas une œuvre de raison, et se jouant de toutes les classifications de l'esprit humain, ce qu'il exigeait le plus impérieusement, c'était la «foi[901].» Ce mot était celui qui se répétait le plus souvent dans le petit cénacle. C'est le mot de tous les mouvements populaires. Il est clair qu'aucun de ces mouvements ne se ferait, s'il fallait que celui qui les excite gagnât l'un après l'autre ses disciples par de bonnes preuves, logiquement déduites. La réflexion n'amène qu'au doute, et si les auteurs de la Révolution française, par exemple, eussent dû être préalablement convaincus par des méditations suffisamment longues, tous fussent arrivés à la vieillesse sans rien faire. Jésus, de même, visait moins à la conviction régulière qu'à l'entraînement. Pressant, impératif, il ne souffrait aucune opposition: il faut se convertir, il attend. Sa douceur naturelle semblait l'avoir abandonné; il était quelquefois rude et bizarre[902]. Ses disciples par moments ne le comprenaient plus, et éprouvaient devant lui une espèce de sentiment de crainte[903]. Quelquefois sa mauvaise humeur contre toute résistance l'entraînait jusqu'à des actes inexplicables et en apparence absurdes[904].
Ce n'est pas que sa vertu baissât; mais sa lutte au nom de l'idéal contre la réalité devenait insoutenable. Il se meurtrissait et se révoltait au contact de la terre. L'obstacle l'irritait. Sa notion de Fils de Dieu se troublait et s'exagérait. La loi fatale qui condamne l'idée à déchoir dès qu'elle cherche à convertir les hommes, s'appliquait à lui. Les hommes en le touchant l'abaissaient à leur niveau. Le ton qu'il avait pris ne pouvait être soutenu plus de quelques mois; il était temps que la mort vînt dénouer une situation tendue à l'excès, l'enlever aux impossibilités d'une voie sans issue, et, en le délivrant d'une épreuve trop prolongée, l'introduire désormais impeccable dans sa céleste sérénité.