Vie de Jésus
NOTES:
[871] Luc, XIV, 33; Act., IV, 32 et suiv.; V, 1-11.
[872] Matth., XIX, 10 et suiv.; Luc, XVIII, 29 et suiv.
[873] C'est la doctrine constante de Paul. Comp. Apoc., XIV, 4.
[874] Matth., XIX, 12.
[875] Matth., XVIII, 8-9. Cf. Talm. de Babyl., Niddah, 13 b.
[876] Matth., XXII, 30; Marc, XII, 25; Luc, XX, 35; Évangile ébionite dit «des Égyptiens,» dans Clém. d'Alex., Strom., III, 9, 13, et Clem. Rom., Epist. II, 12.
[877] Luc, XVIII, 29-30.
[878] Matth., X entier; XXIV, 9; Marc, VI, 8 et suiv.; IX, 40; XIII, 9-13; Luc, IX, 3 et suiv.; X, 1 et suiv.; XII, 4 et suiv.; XXI, 17; Jean, XV, 18 et suiv.; XVII, 14.
[879] Marc, IX, 38 et suiv.
[880] Matth., X, 8. Comp. Midrasch Ialkout, Deutéron., sect. 824.
[881] Matth., X, 20; Jean, XIV, 16 et suiv., 26; XV, 26; XVI, 7, 13.
[882] Les traits Matth., X, 38; XVI, 24; Marc, VIII, 34; Luc, XIV, 27, ne peuvent avoir été conçus qu'après la mort de Jésus.
[883] Matth., X, 24-31; Luc, XII, 4-7.
[884] Matth., X, 32-33; Marc, VIII, 38; Luc, IX, 26; XII, 8-9.
[885] Luc, XIV, 26. Il faut tenir compte ici de l'exagération du style de Luc.
[886] Luc, XIV, 33.
[887] Matth., X, 37-39; XVI, 24-25; Luc, IX, 23-25; XIV, 26-27; XVII, 33; Jean, XII, 25.
[888] Matth., VIII, 21-22; Luc, IX, 59-62.
[889] Matth., XI, 28-30.
[890] Matth., XVI, 24-23; XVII, 12, 21-22.
[891] Marc, X, 45.
[892] Luc, VI, 22 et suiv.
[893] Luc, XII, 50.
[894] Matth., X, 34-36; Luc, XII, 51-53. Comparez Michée, VII, 5-6.
[895] Luc, XII, 49. Voir le texte grec.
[896] Jean, XVI, 2.
[897] Jean, XV, 18-20.
[898] Jean, XII, 27.
[899] Marc, III, 21 et suiv.
[900] Marc, III, 22; Jean, VII, 20; C, 48 et suiv.; X, 20 et suiv.
[901] Matth., VIII, 10; IX, 2, 22, 28-29; XVII, 19; Jean, VI, 29, etc.
[902] Matth., XVII, 16; Marc, III, 5; IX, 18; Luc, VIII, 45; IX, 41.
[903] C'est surtout dans Marc que ce trait est sensible: IV, 40; V, 15; IX, 31; X, 32.
[904] Marc, XI, 12-14, 20 et suiv.
CHAPITRE XX
OPPOSITION CONTRE JÉSUS.
Durant la première période de sa carrière, il ne semble pas que Jésus eût rencontré d'opposition sérieuse. Sa prédication, grâce à l'extrême liberté dont on jouissait en Galilée et au nombre des maîtres qui s'élevaient de toutes parts, n'eut d'éclat que dans un cercle de personnes assez restreint. Mais depuis que Jésus était entré dans une voie brillante de prodiges et de succès publics, l'orage commença à gronder. Plus d'une fois il dut se cacher et fuir[905]. Antipas cependant ne le gêna jamais, quoique Jésus s'exprimât quelquefois fort sévèrement sur son compte[906]. A Tibériade, sa résidence ordinaire, le tétrarque n'était qu'à une ou deux lieues du canton choisi par Jésus pour le centre de son activité; il entendit parler de ses miracles, qu'il prenait sans doute pour des tours habiles, et il désira en voir[907]. Les incrédules étaient alors fort curieux de ces sortes de prestiges[908]. Avec son tact ordinaire, Jésus refusa. Il se garda bien de s'égarer en un monde irréligieux, qui voulait tirer de lui un vain amusement; il n'aspirait à gagner que le peuple; il garda pour les simples des moyens bons pour eux seuls.
Un moment, le bruit se répandit que Jésus n'était autre que Jean-Baptiste ressuscité d'entre les morts. Antipas fut soucieux et inquiet[909]; il employa la ruse pour écarter le nouveau prophète de ses domaines. Des pharisiens, sous apparence d'intérêt pour Jésus, vinrent lui dire qu'Antipas voulait le faire tuer. Jésus, malgré sa grande simplicité, vit le piège et ne partit pas[910]. Ses allures toutes pacifiques, son éloignement pour l'agitation populaire, finirent par rassurer le tétrarque et dissiper le danger.
Il s'en faut que dans toutes les villes de la Galilée l'accueil fait à la nouvelle doctrine fût également bienveillant. Non-seulement l'incrédule Nazareth continuait à repousser celui qui devait faire sa gloire; non-seulement ses frères persistaient à ne pas croire en lui[911]; les villes du lac elles-mêmes, en général bienveillantes, n'étaient pas toutes converties. Jésus se plaint souvent de l'incrédulité et de la dureté de cœur qu'il rencontre, et, quoiqu'il soit naturel de faire en de tels reproches la part de l'exagération du prédicateur, quoiqu'on y sente cette espèce de convicium seculi que Jésus affectionnait à l'imitation de Jean-Baptiste[912], il est clair que le pays était loin de convoler tout entier au royaume de Dieu. «Malheur à toi, Chorazin! malheur à toi, Bethsaïde! s'écriait-il; car si Tyr et Sidon eussent vu les miracles dont vous avez été témoins, il y a longtemps qu'elles feraient pénitence sous le cilice et sous la cendre. Aussi vous dis-je qu'au jour du jugement, Tyr et Sidon auront un sort plus supportable que le vôtre. Et toi, Capharnahum, qui crois t'élever jusqu'au ciel, tu seras abaissée jusqu'aux enfers; car si les miracles qui ont été faits en ton sein eussent été faits à Sodome, Sodome existerait encore aujourd'hui. C'est pourquoi je te dis qu'au jour du jugement la terre de Sodome sera traitée moins rigoureusement que toi[913].»—«La reine de Saba, ajoutait-il, se lèvera au jour du jugement contre les hommes de cette génération, et les condamnera, parce qu'elle est venue des extrémités du monde pour entendre la sagesse de Salomon; or il y a ici plus que Salomon. Les Ninivites s'élèveront au jour du jugement contre cette génération et la condamneront, parce qu'ils firent pénitence à la prédication de Jonas; or il y a ici plus que Jonas[914].» Sa vie vagabonde, d'abord pour lui pleine de charme, commençait aussi a lui peser. «Les renards, disait-il, ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête[915].» L'amertume et le reproche se faisaient de plus en plus jour en son cœur. Il accusait les incrédules de se refuser à l'évidence, et disait que, même à l'instant où le Fils de l'homme apparaîtrait dans sa pompe céleste, il y aurait encore des gens pour douter de lui[916].
Jésus, en effet, ne pouvait accueillir l'opposition avec la froideur du philosophe, qui, comprenant la raison des opinions diverses qui se partagent le monde, trouve tout simple qu'on ne soit pas de son avis. Un des principaux défauts de la race juive est son âpreté dans la controverse, et le ton injurieux qu'elle y mêle presque toujours. Il n'y eut jamais dans le monde de querelles aussi vives que celles des Juifs entre eux. C'est le sentiment de la nuance qui fait l'homme poli et modéré. Or le manque de nuances est un des traits les plus constants de l'esprit sémitique. Les œuvres fines, les dialogues de Platon, par exemple, sont tout à fait étrangères à ces peuples. Jésus, qui était exempt de presque tous les défauts de sa race, et dont la qualité dominante était justement une délicatesse infinie, fut amené malgré lui à se servir dans la polémique du style de tous[917]. Comme Jean-Baptiste[918], il employait contre ses adversaires des termes très-durs. D'une mansuétude exquise avec les simples, il s'aigrissait devant l'incrédulité, même la moins agressive[919]. Ce n'était plus ce doux maître du «Discours sur la montagne,» n'ayant encore rencontré ni résistance ni difficulté. La passion, qui était au fond de son caractère, l'entraînait aux plus vives invectives. Ce mélange singulier ne doit pas surprendre. Un homme de nos jours a présenté le même contraste avec une rare vigueur, c'est M. de Lamennais. Dans son beau livre des «Paroles d'un croyant,» la colère la plus effrénée et les retours les plus suaves alternent comme en un mirage. Cet homme, qui était, dans le commerce de la vie d'une grande bonté, devenait intraitable jusqu'à la folie pour ceux qui ne pensaient pas comme lui. Jésus, de même, s'appliquait non sans raison le passage du livre d'Isaïe[920]: «Il ne disputera pas, ne criera pas; on n'entendra point sa voix dans les places; il ne rompra pas tout à fait le roseau froissé, et il n'éteindra pas le lin qui fume encore[921].» Et pourtant plusieurs des recommandations qu'il adresse à ses disciples renferment les germes d'un vrai fanatisme[922], germes que le moyen âge devait développer d'une façon cruelle. Faut-il lui en faire un reproche? Aucune révolution ne s'accomplit sans un peu de rudesse. Si Luther, si les acteurs de la Révolution française eussent dû observer les règles de la politesse, la réforme et la révolution ne se seraient point faites. Félicitons-nous de même que Jésus n'ait rencontré aucune loi qui punît l'outrage envers une classe de citoyens. Les pharisiens eussent été inviolables. Toutes les grandes choses de l'humanité ont été accomplies au nom de principes absolus. Un philosophe critique eût dit à ses disciples: respectez l'opinion des autres, et croyez que personne n'a si complètement raison que son adversaire ait complètement tort. Mais l'action de Jésus n'a rien de commun avec la spéculation désintéressée du philosophe. Se dire qu'on a un moment touché l'idéal et qu'on a été arrêté par la méchanceté de quelques-uns, est une pensée insupportable pour une âme ardente. Que dut-elle être pour le fondateur d'un monde nouveau?
L'obstacle invincible aux idées de Jésus venait surtout du judaïsme orthodoxe, représenté par les pharisiens. Jésus s'éloignait de plus en plus de l'ancienne Loi. Or, les pharisiens étaient les vrais juifs, le nerf et la force du judaïsme. Quoique ce parti eût son centre à Jérusalem, il avait cependant des adeptes établis en Galilée, ou qui y venaient souvent[923]. C'étaient en général des hommes d'un esprit étroit, donnant beaucoup à l'extérieur, d'une dévotion dédaigneuse, officielle, satisfaite et assurée d'elle-même[924]. Leurs manières étaient ridicules et faisaient sourire même ceux qui les respectaient. Les sobriquets que leur donnait le peuple, et qui sentent la caricature, en sont la preuve. Il y avait le «pharisien bancroche» (Nikfi), qui marchait dans les rues en traînant les pieds et les heurtant contre les cailloux; le «pharisien front-sanglant» (Kisaï), qui allait les yeux fermés pour ne pas voir les femmes, et se choquait le front contre les murs, si bien qu'il l'avait toujours ensanglanté; le «pharisien pilon» (Medoukia), qui se tenait plié en deux comme le manche d'un pilon; le «pharisien fort d'épaules» (Schikmi), qui marchait le dos voûté comme s'il portait sur ses épaules le fardeau entier de la Loi; le «pharisien Qu'y a-t-il à faire? je le fais,» toujours à la piste d'un précepte à accomplir, et enfin le «pharisien teint,» pour lequel tout l'extérieur de la dévotion n'était qu'un vernis d'hypocrisie[925]. Ce rigorisme, en effet, n'était souvent qu'apparent et cachait en réalité un grand relâchement moral[926]. Le peuple néanmoins en était dupe. Le peuple, dont l'instinct est toujours droit, même quand il s'égare le plus fortement sur les questions de personnes, est très-facilement trompé par les faux dévots. Ce qu'il aime en eux est bon et digne d'être aimé; mais il n'a pas assez de pénétration pour discerner l'apparence de la réalité.
L'antipathie qui, dans un monde aussi passionné, dut éclater tout d'abord entre Jésus et des personnes de ce caractère, est facile à comprendre. Jésus ne voulait que la religion du cœur; celle des pharisiens consistait presque uniquement en observances. Jésus recherchait les humbles et les rebutés de toute sorte; les pharisiens voyaient en cela une insulte à leur religion d'hommes comme il faut. Un pharisien était un homme infaillible et impeccable, un pédant certain d'avoir raison, prenant la première place à la synagogue, priant dans les rues, faisant l'aumône à son de trompe, regardant si on le salue. Jésus soutenait que chacun doit attendre le jugement de Dieu avec crainte et humblement. Il s'en faut que la mauvaise direction religieuse représentée par le pharisaïsme régnât sans contrôle. Bien des hommes avant Jésus, ou de son temps, tels que Jésus, fils de Sirach, l'un des vrais ancêtres de Jésus de Nazareth, Gamaliel, Antigone de Soco, le doux et noble Hillel surtout, avaient enseigné des doctrines religieuses beaucoup plus élevées et déjà presque évangéliques. Mais ces bonnes semences avaient été étouffées. Les belles maximes de Hillel résumant toute la Loi en l'équité[927], celles de Jésus, fils de Sirach, faisant consister le culte dans la pratique du bien[928], étaient oubliées ou anathématisées[929]. Schammaï, avec son esprit étroit et exclusif, l'avait emporté. Une masse énorme de «traditions» avait étouffé la Loi[930], sous prétexte de la protéger et, de l'interpréter. Sans doute, ces mesures conservatrices avaient eu leur côté utile; il est bon que le peuple juif ait aimé sa Loi jusqu'à la folie, puisque c'est cet amour frénétique qui, en sauvant le mosaïsme sons Antiochus Épiphane et sous Hérode, a gardé le levain d'où devait sortir le christianisme. Mais prises en elles-mêmes, toutes ces vieilles précautions n'étaient que puériles. La synagogue, qui en avait le dépôt, n'était plus qu'une mère d'erreurs. Son règne était fini, et pourtant lui demander d'abdiquer, c'était lui demander l'impossible, ce qu'une puissance établie n'a jamais fait ni pu faire.
Les luttes de Jésus avec l'hypocrisie officielle étaient continues. La tactique ordinaire des réformateurs qui apparaissent dans l'état religieux que nous venons de décrire, et qu'on peut appeler «formalisme traditionnel,» est d'opposer le «texte» des livres sacrés aux «traditions.» Le zèle religieux est toujours novateur, même quand il prétend être conservateur au plus haut degré. De même que les néo-catholiques de nos jours s'éloignent sans cesse de l'Évangile, de même les pharisiens s'éloignaient à chaque pas de la Bible. Voilà pourquoi le réformateur puritain est d'ordinaire essentiellement «biblique,» partant du texte immuable pour critiquer la théologie courante, qui a marché de génération en génération. Ainsi firent plus tard, les karaïtes, les protestants. Jésus porta bien plus énergiquement la hache à la racine. On le voit parfois, il est vrai, invoquer le texte contre les fausses Masores ou traditions des pharisiens[931]. Mais, en général, il fait peu d'exégèse; c'est à la conscience qu'il en appelle. Du même coup il tranche le texte et les commentaires. Il montre bien aux pharisiens qu'avec leurs traditions ils altèrent gravement le mosaïsme; mais il ne prétend nullement lui-même revenir à Moïse. Son but était en avant, non en arrière. Jésus était plus que le réformateur d'une religion vieillie; c'était le créateur de la religion éternelle de l'humanité.
Les disputes éclataient surtout à propos d'une foule de pratiques extérieures introduites par la tradition, et que ni Jésus ni ses disciples n'observaient[932]. Les pharisiens lui en faisaient de vifs reproches. Quand il dînait chez eux, il les scandalisait fort en ne s'astreignant pas aux ablutions d'usage. «Donnez l'aumône, disait-il, et tout pour vous deviendra pur[933].» Ce qui blessait au plus haut degré son tact délicat, c'était l'air d'assurance que les pharisiens portaient dans les choses religieuses, leur dévotion mesquine, qui aboutissait à une vaine recherche de préséances et de titres, nullement à l'amélioration des cœurs. Une admirable parabole rendait cette pensée avec infiniment de charme et de justesse. «Un jour, disait-il, deux hommes montèrent au temple pour prier. L'un était pharisien, et l'autre publicain. Le pharisien debout disait en lui-même: «O Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes (par exemple comme ce publicain), voleur, injuste, adultère. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède.» Le publicain, au contraire, se tenant éloigné, n'osait lever les yeux au ciel; mais il se frappait la poitrine en disant: «O Dieu, sois indulgent pour moi, pauvre pécheur.» Je vous le déclare, celui-ci s'en retourna justifié dans sa maison, mais non l'autre[934].»
Une haine qui ne pouvait s'assouvir que par la mort fut la conséquence de ces luttes. Jean-Baptiste avait déjà provoqué des inimitiés du même genre[935]. Mais les aristocrates de Jérusalem, qui le dédaignaient, avaient laissé les simples gens le tenir pour un prophète[936]. Cette fois, la guerre était à mort. C'était un esprit nouveau qui apparaissait dans le monde et qui frappait de déchéance tout ce qui l'avait précédé. Jean-Baptiste était profondément juif; Jésus l'était à peine. Jésus s'adresse toujours à la finesse du sentiment moral. Il n'est disputeur que quand il argumente contre les pharisiens, l'adversaire le forçant, comme cela arrive presque toujours, à prendre son propre ton[937]. Ses exquises moqueries, ses malignes provocations frappaient toujours au cœur. Stigmates éternels, elles sont restées figées dans la plaie. Cette tunique de Nessus du ridicule, que le juif, fils des pharisiens, traîne en lambeaux après lui depuis dix-huit siècles, c'est Jésus qui l'a tissée avec un artifice divin. Chefs-d'œuvre de haute raillerie, ses traits se sont inscrits en lignes de feu sur la chair de l'hypocrite et du faux dévot. Traits incomparables, traits dignes d'un fils de Dieu! Un dieu seul sait tuer de la sorte. Socrate et Molière ne font qu'effleurer la peau. Celui-ci porte jusqu'au fond des os le feu et la rage.
Mais il était juste aussi que ce grand maître en ironie payât de la vie son triomphe. Dès la Galilée, les pharisiens cherchèrent à le perdre et employèrent contre lui la manœuvre qui devait leur réussir plus tard à Jérusalem. Ils essayèrent d'intéresser à leur querelle les partisans du nouvel ordre politique qui s'était établi[938]. Les facilités que Jésus trouvait en Galilée pour s'échapper et la faiblesse du gouvernement d'Antipas déjouèrent ces tentatives. Il alla lui-même s'offrir au danger. Il voyait bien que son action, s'il restait confiné en Galilée, était nécessairement bornée. La Judée l'attirait comme par un charme; il voulut tenter un dernier effort pour gagner la ville rebelle, et sembla prendre à tâche de justifier le proverbe qu'un prophète ne doit point mourir hors de Jérusalem[939].
NOTES:
[905] Matth., XII, 14-16; Marc, III, 7; IX, 29-30.
[906] Marc, VIII, 15; Luc, XIII, 32.
[907] Luc, IX, 9; XXIII, 8.
[908] Lucius, attribué à Lucien, 4.
[909] Matth., XIV, 1 et suiv.; Marc, VI, 14 et suiv.; Luc, IX, 7 et suiv.
[910] Luc, XIII, 31 et suiv.
[911] Jean, VII, 5.
[912] Matth., XII, 39, 45; XIII, 15; XVI, 4; Luc, XI, 29.
[913] Matth., XI, 21-24; Luc, X, 12-15.
[914] Matth., XII, 41-42; Luc, XI, 31-32.
[915] Matth., VIII, 20; Luc, IX, 58.
[916] Luc, XVIII, 8.
[917] Matth., XII, 34; XV, 14; XXIII, 33.
[918] Matth., III, 7.
[919] Matth., XII, 30; Luc, XXI, 23.
[920] XLII, 2-3.
[921] Matth., XII, 19-20.
[922] Matth., X, 14-15, 21 et suiv., 34 et suiv.; Luc, XIX, 27.
[923] Marc, VII, 1; Luc, V, 17 et suiv.; VII, 36
[924] Matth., VI, 2, 5, 16; IX, 11, 14; XII, 2; XXIII, 5, 15, 23; Luc, V, 30; VI, 2, 7; XI, 39 et suiv.; XVIII, 12; Jean, IX, 16; Pirké Aboth, I, 16; Jos., Ant., XVII, II, 4; XVIII, I, 3; Vita, 38; Talm. de Bab., Sota, 22 b.
[925] Talm. de Jérusalem, Berakoth, IX, sub fin.; Sota, V, 7; Talm. de Babylone, Sota 22 b. Les deux rédactions de ce curieux passage offrent de sensibles différences. Nous avons en général suivi la rédaction de Babylone, qui semble plus naturelle. Cf. Epiph., Adv. hær. XVI, 1. Les traits d'Épiphane et plusieurs de ceux du Talmud peuvent, du reste, se rapporter à une époque postérieure à Jésus, époque où «pharisien» était devenu synonyme de «dévot.»
[926] Matth., V, 20; XV, 4; XXIII, 3, 16 et suiv.; Jean, VIII, 7; Jos., Ant., XII, IX, 1; XIII, X, 5.
[927] Talm. de Bab., Schabbath, 31 a; Joma, 35 b.
[928] Eccli, XVII, 21 et suiv.; XXXV, 1 et suiv.
[929] Talm. de Jérus, Sanhédrin, XI, 1; Talm. de Bab., Sanhédrin, 100 b.
[930] Matth., XV, 2.
[931] Matth., XV, 2 et suiv.; Marc, VII, 2 et suiv.
[932] Matth., XV, 2 et suiv.; Marc, VII, 4, 8; Luc, V, sub fin., et VI, init.; XI, 38 et suiv.
[933] Luc, XI, 41.
[934] Luc, XVIII, 9-14; comp. ibid., XIV, 7-11.
[935] Matth., III, 7 et suiv.; XVII, 12-13.
[936] Matth., XIV, 5; XXI, 26; Marc, XI, 32; Luc, XX, 6.
[937] Matth., XII, 3-8; XXIII, 16 et suiv.
[938] Marc, III, 6.
[939] Luc, XIII, 33.
CHAPITRE XXI.
DERNIER VOYAGE DE JÉSUS A JÉRUSALEM.
Depuis longtemps Jésus avait le sentiment des dangers qui l'entouraient[940]. Pendant un espace de temps qu'on peut évaluer à dix-huit mois, il évita d'aller en pèlerinage à Jérusalem[941]. A la fête des Tabernacles de l'an 32 (selon l'hypothèse que nous avons adoptée), ses parents, toujours malveillants et incrédules[942], l'engagèrent à y venir. L'évangéliste Jean semble insinuer qu'il y avait dans cette invitation quelque projet caché pour le perdre. «Révèle-toi au monde, lui disaient-ils; on ne fait pas ces choses-là dans le secret. Va en Judée, pour qu'on voie ce que tu sais faire.» Jésus, se défiant de quelque trahison, refusa d'abord; puis, quand la caravane des pèlerins fut partie, il se mit en route de son côté, à l'insu de tous et presque seul[943]. Ce fut le dernier adieu qu'il dit à la Galilée. La fête des Tabernacles tombait à l'équinoxe d'automne. Six mois devaient encore s'écouler jusqu'au dénouement fatal. Mais durant cet intervalle, Jésus ne revit pas ses chères provinces du nord. Le temps des douceurs est passé; il faut maintenant parcourir pas à pas la voie douloureuse qui se terminera par les angoisses de la mort.
Ses disciples et les femmes pieuses qui le servaient le retrouvèrent en Judée[944]. Mais combien tout ici était changé pour lui! Jésus était un étranger à Jérusalem. Il sentait qu'il y avait là un mur de résistance qu'il ne pénétrerait pas. Entouré de pièges et d'objections, il était sans cesse poursuivi par le mauvais vouloir des pharisiens[945]. Au lieu de cette faculté illimitée de croire, heureux don des natures jeunes, qu'il trouvait en Galilée, au lieu de ces populations bonnes et douces chez lesquelles l'objection (qui est toujours le fruit d'un peu de malveillance et d'indocilité) n'avait point d'accès, il rencontrait ici à chaque pas une incrédulité obstinée, sur laquelle les moyens d'action qui lui avaient si bien réussi dans le nord avaient peu de prise. Ses disciples, en qualité de Galiléens, étaient méprisés. Nicodème, qui avait eu avec lui dans un de ses précédents voyages un entretien de nuit, faillit se compromettre au sanhédrin pour avoir voulu le défendre. «Eh quoi! toi aussi tu es Galiléen? lui dit-on; consulte les Écritures; est-ce qu'il peut venir un prophète de Galilée[946]?»
La ville, comme nous l'avons déjà dit, déplaisait à Jésus. Jusque-là, il avait toujours évité les grands centres, préférant pour son action les campagnes et les villes de médiocre importance. Plusieurs des préceptes qu'il donnait à ses apôtres étaient absolument inapplicables hors d'une simple société de petites gens[947]. N'ayant nulle idée du monde, accoutumé à son aimable communisme galiléen, il lui échappait sans cesse des naïvetés, qui à Jérusalem pouvaient paraître singulières[948]. Son imagination, son goût de la nature se trouvaient à l'étroit dans ces murailles. La vraie religion ne devait pas sortir du tumulte des villes, mais de la tranquille sérénité des champs.
L'arrogance des prêtres lui rendait les parvis du temple désagréables. Un jour, quelques-uns de ses disciples, qui connaissaient mieux que lui Jérusalem, voulurent lui faire remarquer la beauté des constructions du temple, l'admirable choix des matériaux, la richesse des offrandes votives qui couvraient les murs: «Vous voyez tous ces édifices, dit-il; eh bien! je vous le déclare, il n'en restera pas pierre sur pierre[949].» Il refusa de rien admirer, si ce n'est une pauvre veuve qui passait à ce moment-là, et jetait dans le tronc une petite obole: «Elle a donné plus que les autres, dit-il; les autres ont donné de leur superflu; elle, de son nécessaire[950].» Cette façon de regarder en critique tout ce qui se faisait à Jérusalem, de relever le pauvre qui donnait peu, de rabaisser le riche qui donnait beaucoup[951], de blâmer le clergé opulent qui ne faisait rien pour le bien du peuple, exaspéra naturellement la caste sacerdotale. Siège d'une aristocratie conservatrice, le temple, comme le haram musulman qui lui a succédé, était le dernier endroit du monde où la révolution pouvait réussir. Qu'on suppose un novateur allant de nos jours prêcher le renversement de l'islamisme autour de la mosquée d'Omar! C'était là pourtant le centre de la vie juive, le point où il fallait vaincre ou mourir. Sur ce calvaire, où certainement Jésus souffrit plus qu'au Golgotha, ses jours s'écoulaient dans la dispute et l'aigreur, au milieu d'ennuyeuses controverses de droit canon et d'exégèse, pour lesquelles sa grande élévation morale lui donnait peu d'avantage, que dis-je? lui créait une sorte d'infériorité.
Au sein de cette vie troublée, le cœur sensible et bon de Jésus réussit à se créer un asile où il jouit de beaucoup de douceur. Après avoir passé la journée aux disputes du temple, Jésus descendait le soir dans la vallée de Cédron, prenait un peu de repos dans le verger d'un établissement agricole (probablement une exploitation d'huile) nommé Gethsémani[952], qui servait de lieu de plaisance aux habitants, et allait passer la nuit sur le mont des Oliviers, qui borne au levant l'horizon de la ville[953]. Ce côté est le seul, aux environs de Jérusalem, qui offre un aspect quelque peu riant et vert. Les plantations d'oliviers, de figuiers, de palmiers y étaient nombreuses et donnaient leurs noms aux villages, fermes ou enclos de Bethphagé, Gethsémani, Béthanie[954]. Il y avait sur le mont des Oliviers deux grands cèdres, dont le souvenir se conserva longtemps chez les Juifs dispersés; leurs branches servaient d'asile à des nuées de colombes, et sous leur ombrage s'étaient établis de petits bazars[955]. Toute cette banlieue fut en quelque sorte le quartier de Jésus et de ses disciples; on voit qu'ils la connaissaient presque champ par champ et maison par maison.
Le village de Béthanie, en particulier[956], situé au sommet de la colline, sur le versant qui donne vers la mer Morte et le Jourdain, à une heure et demie de Jérusalem, était le lieu de prédilection de Jésus[957]. Il y fit la connaissance d'une famille composée de trois personnes, deux sœurs et un frère, dont l'amitié eut pour lui beaucoup de charme[958]. Des deux sœurs, l'une, nommée Marthe, était une personne obligeante, bonne, empressée[959]; l'autre, au contraire, nommée Marie, plaisait à Jésus par une sorte de langueur[960], et par ses instincts spéculatifs très-développés. Souvent, assise aux pieds de Jésus, elle oubliait à l'écouter les devoirs de la vie réelle. Sa sœur, alors, sur qui retombait tout le service, se plaignait doucement: «Marthe, Marthe, lui disait Jésus, tu te tourmentes et te soucies de beaucoup de choses; or, une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée[961].» Le frère, Eléazar, ou Lazare, était aussi fort aimé de Jésus[962]. Enfin, un certain Simon le Lépreux, qui était le propriétaire de la maison, faisait, ce semble, partie de la famille[963]. C'est là qu'au sein d'une pieuse amitié Jésus oubliait les dégoûts de la vie publique. Dans ce tranquille intérieur, il se consolait des tracasseries que les pharisiens et les scribes ne cessaient de lui susciter. Il s'asseyait souvent sur le mont des Oliviers, en face du mont Moria[964], ayant sous les yeux la splendide perspective des terrasses du temple et de ses toits couverts de lames étincelantes. Cette vue frappait d'admiration les étrangers; au lever du soleil surtout, la montagne sacrée éblouissait les yeux et paraissait comme une masse de neige et d'or[965]. Mais un profond sentiment de tristesse empoisonnait pour Jésus le spectacle qui remplissait tous les autres israélites de joie et de fierté. «Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, s'écriait-il dans ces moments d'amertume, combien de fois j'ai essayé de rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu n'as pas voulu[966]!»
Ce n'est pas que plusieurs bonnes âmes, ici comme en Galilée, ne se laissassent toucher. Mais tel était le poids de l'orthodoxie dominante que très-peu osaient l'avouer. On craignait de se décréditer aux yeux des Hiérosolymites en se mettant à l'école d'un galiléen. On eût risqué de se faire chasser de la synagogue, ce qui dans une société bigote et mesquine était le dernier affront[967]. L'excommunication d'ailleurs entraînait la confiscation de tous les biens[968]. Pour cesser d'être juif, on ne devenait pas romain; on restait sans défense sous le coup d'une législation théocratique de la plus atroce sévérité. Un jour, les bas officiers du temple, qui avaient assisté à un des discours de Jésus et en avaient été enchantés, vinrent confier leurs doutes aux prêtres: «Est-ce que quelqu'un des princes ou des pharisiens a cru en lui? leur fut-il répondu; toute cette foule, qui ne connaît pas la Loi, est une canaille maudite[969].» Jésus restait ainsi à Jérusalem un provincial admiré des provinciaux comme lui, mais repoussé par toute l'aristocratie de la nation. Les chefs d'écoles et de sectes étaient trop nombreux pour qu'on fût fort ému d'en voir paraître un de plus. Sa voix eut à Jérusalem peu d'éclat. Les préjugés de race et de secte, les ennemis directs de l'esprit de l'évangile, y étaient trop enracinés.
Son enseignement, dans ce monde nouveau, se modifia nécessairement beaucoup. Ses belles prédications, dont l'effet était toujours calculé sur la jeunesse de l'imagination et la pureté de la conscience morale des auditeurs, tombaient ici sur la pierre. Lui, si à l'aise au bord de son charmant petit lac, était gêné, dépaysé en face des pédants. Ses affirmations perpétuelles de lui-même prirent quelque chose de fastidieux[970]. Il dut se faire controversiste, juriste, exégète, théologien. Ses conversations, d'ordinaire pleines de grâce, deviennent un feu roulant de disputes[971], une suite interminable de batailles scolastiques. Son harmonieux génie s'exténue en des argumentations insipides sur la Loi et les prophètes[972], où nous aimerions mieux ne pas le voir quelquefois jouer le rôle d'agresseur[973]. Il se prête, avec une condescendance qui nous blesse, aux examens captieux que des ergoteurs sans tact lui font subir[974]. En général, il se tirait d'embarras avec beaucoup de finesse. Ses raisonnements, il est vrai, étaient souvent subtils (la simplicité d'esprit et la subtilité se touchent; quand le simple veut raisonner, il est toujours un peu sophiste); on peut trouver que quelquefois il recherche les malentendus et les prolonge à dessein[975]; son argumentation, jugée d'après les règles de la logique aristotélicienne, est très-faible. Mais quand le charme sans pareil de son esprit trouvait à, se montrer, c'étaient des triomphes. Un jour on crut l'embarrasser en lui présentant une femme adultère et en lui demandant comment il fallait la traiter. On sait l'admirable réponse de Jésus[976]. La fine raillerie de l'homme du monde, tempérée par une bonté divine, ne pouvait s'exprimer en un trait plus exquis. Mais l'esprit qui s'allie à la grandeur morale est celui que les sots pardonnent le moins. En prononçant ce mot d'un goût si juste et si pur: «Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre!» Jésus perça au cœur l'hypocrisie, et du même coup signa son arrêt de mort.
Il est probable, en effet, que sans l'exaspération causée par tant de traits amers, Jésus eût pu longtemps rester inaperçu et se perdre dans l'épouvantable orage qui allait bientôt emporter la nation juive tout entière. Le haut sacerdoce et les sadducéens avaient pour lui plutôt du dédain que de la haine. Les grandes familles sacerdotales, les Boëthusim, la famille de Hanan, ne se montraient guère fanatiques que de repos. Les sadducéens repoussaient comme Jésus les «traditions» des pharisiens[977]. Par une singularité fort étrange, c'étaient ces incrédules, niant la résurrection, la loi orale, l'existence des anges, qui étaient les vrais Juifs, ou pour mieux dire, la vieille loi dans sa simplicité ne satisfaisant plus aux besoins religieux du temps, ceux qui s'y tenaient strictement et repoussaient les inventions modernes faisaient aux dévots l'effet d'impies, à peu près comme un protestant évangélique paraît aujourd'hui un mécréant dans les pays orthodoxes. En tout cas, ce n'était pas d'un tel parti que pouvait venir une réaction bien vive contre Jésus. Le sacerdoce officiel, les yeux tournés vers le pouvoir politique et intimement lié avec lui, ne comprenait rien à ces mouvements enthousiastes. C'était la bourgeoisie pharisienne, c'étaient les innombrables soferim ou scribes, vivant de la science des «traditions,» qui prenaient l'alarme et qui étaient en réalité menacés dans leurs préjugés et leurs intérêts par la doctrine du maître nouveau.
Un des plus constants efforts des pharisiens était d'attirer Jésus sur le terrain des questions politiques et de le compromettre dans le parti de Judas le Gaulonite. La tactique était habile; car il fallait la profonde ingénuité de Jésus pour ne s'être point encore brouillé avec l'autorité romaine, nonobstant sa proclamation du royaume de Dieu. On voulut déchirer cette équivoque et le forcer à s'expliquer. Un jour, un groupe de pharisiens et de ces politiques qu'on nommait «Hérodiens» (probablement des Boëthusim), s'approcha de lui, et sous apparence de zèle pieux: «Maître, lui dirent-ils, nous savons que tu es véridique et que tu enseignes la voie de Dieu sans égard pour qui que ce soit. Dis-nous donc ce que tu penses: Est-il permis de payer le tribut à César?» Ils espéraient une réponse qui donnât un prétexte pour le livrer à Pilate. Celle de Jésus fut admirable. Il se fit montrer l'effigie de la monnaie: «Rendez, dit-il, à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu[978].» Mot profond qui a décidé de l'avenir du christianisme! Mot d'un spiritualisme accompli et d'une justesse merveilleuse, qui a fondé la séparation du spirituel et du temporel, et a posé la base du vrai libéralisme et de la vraie civilisation!
Son doux et pénétrant génie lui inspirait, quand il était seul avec ses disciples, des accents pleins de charme: «En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie est un voleur. Celui qui entre par la porte est le vrai berger. Les brebis entendent sa voix; il les appelle par leur nom et les mène aux pâturages; il marche devant elles, et les brebis le suivent, parce qu'elles connaissent sa voix. Le larron ne vient que pour dérober, pour tuer, pour détruire. Le mercenaire, à qui les brebis n'appartiennent pas, voit venir le loup, abandonne les brebis et s'enfuit. Mais moi, je suis le bon berger; je connais mes brebis; mes brebis me connaissent; et je donne ma vie pour elles[979].» L'idée d'une prochaine solution à la crise de l'humanité lui revenait fréquemment: «Quand le figuier, disait-il, se couvre de jeunes pousses et de feuilles tendres, vous savez que l'été approche. Levez les yeux, et voyez le monde; il est blanc pour la moisson[980].»
Sa forte éloquence se retrouvait toutes les fois qu'il s'agissait de combattre l'hypocrisie. «Sur la chaire de Moïse, sont assis les scribes et les pharisiens. Faites ce qu'ils vous disent; mais ne faites pas comme ils font; car ils disent et ne font pas. Ils composent des charges pesantes, impossibles à porter, et ils les mettent sur les épaules des autres; quant à eux, ils ne voudraient pas les remuer du bout du doigt.
«Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes: ils se promènent en longues robes; ils portent de larges phylactères[981]; ils ont de grandes bordures à leurs habits[982]; ils aiment à avoir les premières places dans les festins et les premiers sièges dans les synagogues, à être salués dans les rues et appelés «Maître.» Malheur à eux!...
«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui avez pris la clef de la science et ne vous en servez que pour fermer aux hommes le royaume des cieux[983]! Vous n'y entrez pas, et vous empêchez les autres d'y entrer. Malheur à vous, qui engloutissez les maisons des veuves, en simulant de longues prières! Votre jugement sera en proportion. Malheur à vous, qui parcourez les terres et les mers pour gagner un prosélyte, et qui ne savez en faire qu'un fils de la Géhenne! Malheur à vous, car vous êtes comme les tombeaux qui ne paraissent pas, et sur lesquels on marche sans le savoir[984]!
«Insensés et aveugles! qui payez la dîme pour un brin de menthe, d'anet, et de cumin, et qui négligez des commandements bien plus graves, la justice, la pitié, la bonne foi! Voilà les préceptes qu'il fallait observer; les autres, il était bien de ne pas les négliger. Guides aveugles, qui filtrez votre vin pour ne pas avaler un insecte, et qui engloutissez un chameau, malheur à vous!
«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! Car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat[985]; mais le dedans, qui est plein de rapine et de cupidité, vous n'y prenez point garde. Pharisien aveugle[986], lave d'abord le dedans; puis tu songeras à la propreté du dehors[987].
«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! Car vous ressemblez à des sépulcres blanchis[988], qui du dehors semblent beaux, mais qui au dedans sont pleins d'os de morts et de toute sorte de pourriture. En apparence, vous êtes justes; mais au fond vous êtes remplis de feinte et de péché.
«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui bâtissez les tombeaux des prophètes, et ornez les monuments des justes, et qui dites: Si nous eussions vécu du temps de nos pères, nous n'eussions pas trempé avec eux dans le meurtre des prophètes! Ah! vous convenez donc que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes. Eh bien! achevez de combler la mesure de vos pères. La Sagesse de Dieu a eu bien raison de dire[989]: «Je vous enverrai des prophètes, des sages, des savants; vous tuerez et crucifierez les uns, vous ferez fouetter les autres dans vos synagogues, vous les poursuivrez de ville en ville; afin qu'un jour retombe sur vous tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre, depuis le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacharie, fils de Barachie[990], que vous avez tué entre le temple et l'autel.» Je vous le dis, c'est à la génération présente que tout ce sang sera redemandé[991].»
Son dogme terrible de la substitution des gentils, cette idée que le royaume de Dieu allait être transféré à d'autres, ceux à qui il était destiné n'en ayant pas voulu[992], revenait comme une menace sanglante contre l'aristocratie, et son titre de Fils de Dieu qu'il avouait ouvertement dans de vives paraboles[993], où ses ennemis jouaient le rôle de meurtriers des envoyés célestes, était un défi au judaïsme légal. L'appel hardi qu'il adressait aux humbles était plus séditieux encore. Il déclarait qu'il était venu éclairer les aveugles et aveugler ceux qui croient voir[994]. Un jour, sa mauvaise humeur contre le temple lui arracha un mot imprudent: «Ce temple bâti de main d'homme, dit-il, je pourrais, si je voulais, le détruire, et en trois jours j'en rebâtirais un autre non construit de main d'homme[995].» On ne sait pas bien quel sens Jésus attachait à ce mot, où ses disciples cherchèrent des allégories forcées. Mais comme on ne voulait qu'un prétexte, le mot fut vivement relevé. Il figurera dans les considérants de l'arrêt de mort de Jésus, et retentira à son oreille parmi les angoisses dernières du Golgotha. Ces discussions irritantes finissaient toujours par des orages. Les pharisiens lui jetaient des pierres[996]; en quoi ils ne faisaient qu'exécuter un article de la Loi, ordonnant de lapider sans l'entendre tout prophète, même thaumaturge, qui détournerait le peuple du vieux culte[997]. D'autres fois, ils l'appelaient fou, possédé, samaritain[998], ou cherchaient même à le tuer[999]. On prenait note de ses paroles pour invoquer contre lui les lois d'une théocratie intolérante, que la domination romaine n'avait pas encore abrogées[1000].
NOTES:
[940] Matth., XVI, 20-21; Marc, VIII, 30-31.
[941] Jean, VII, 1.
[942] Jean, VII, 5.
[943] Jean, VII, 10.
[944] Matth., XXVII, 55; Marc, XV, 41; Luc, XXIII, 49, 55.
[945] Jean, VII, 20, 25, 30, 32.
[946] Jean, VII, 50 et suiv.
[947] Matth., X, 11-13; Marc, VI, 10; Luc, X, 5-8.
[948] Matth., XXI, 3; XXVI, 18; Marc, XI, 3; XIV, 13-14; Luc, XIX, 31; XXII, 10-12.
[949] Matth, XXIV, 1-2; Marc, XIII, 1-2; Luc, XIX, 44; XXI, 5-6. Cf Mare, XI, 11.
[950] Marc, XII, 41 et suiv.; Luc, XXI, 1 et suiv.
[951] Marc, XII, 41.
[952] Marc, XI, 19; Luc, XXII, 39; Jean, XVIII, 1-2. Ce verger ne pouvait être fort loin de l'endroit où la piété des catholiques a entouré d'un mur quelques vieux oliviers. Le mot Gethsémani semble signifier «pressoir à huile.»
[953] Luc, XXI, 37; XXII, 39; Jean, VIII, 1-2.
[954] Talm. de Bab., Pesachim, 53 a.
[955] Talm. de Jérus., Taanith, IV, 8.
[956] Aujourd'hui El-Azirié (de El-Azir, nom arabe de Lazare); dans des textes chrétiens du moyen âge, Lazarium.
[957] Matth., XXI, 17-18; Marc, XI, 11-12.
[958] Jean, XI, 5.
[959] Luc, 38-42; Jean, XII, 2.
[960] Jean, XI, 20.
[961] Luc, X, 38 et suiv.
[962] Jean, XI, 35-36.
[963] Matth., XXVI, 6; Marc, XIV, 3; Luc, VII, 40, 43; Jean, XII, 1 et suiv.
[964] Marc, XIII, 3.
[965] Josèphe, B.J., V, v, 6.
[966] Matth., XXIII, 37; Luc, XIII, 34.
[967] Jean, VII, 13; XII, 42-43; XIX, 38.
[968] I Esdr., X, 8; Épître aux Hébr., X, 34; Talm. de Jérus., Moëd katon, III, 1.
[969] Jean, VII, 45 et suiv.
[970] Jean, VIII, 13 et suiv.
[971] Matth., XXI, 23-37.
[972] Matth., XXII, 23 et suiv.
[973] Matth., XXII, 42 et suiv.
[974] Matth., XXII, 36 et suiv., 46.
[975] Voir surtout les discussions rapportées par Jean, chapitre VIII par exemple; il est vrai que l'authenticité de pareils morceaux n'est que relative.
[976] Jean, VIII, 3 et suiv. Ce passage ne faisait point d'abord partie de l'évangile de saint Jean; il manque dans les manuscrits les plus anciens, et le texte en est assez flottant. Néanmoins, il est de tradition évangélique primitive, comme le prouvent les particularités singulières des versets 6, 8, qui ne sont pas dans le goût de Luc et des compilateurs de seconde main, lesquels ne mettent rien qui ne s'explique de soi-même. Cette histoire se trouvait, à ce qu'il semble, dans l'évangile selon les Hébreux (Papias, cité par Eusèbe, Hist. eccl., III, 39).
[977] Jos., Ant., XIII, X, 6; XVIII, I, 4.
[978] Matth., XXII, 15 et suiv.; Marc, XII, 13 et suiv.; Luc, XX, 20 et suiv. Comp. Talm. de Jérus., Sanhédrin, II, 3.
[979] Jean, X, 1-16.
[980] Matth., XXIV, 32; Marc, XIII, 28; Luc, XXI, 30; Jean, IV, 35.
[981] Totafôth ou tefillîn, lames de métal ou bandes de parchemin, contenant des passages de la Loi, que les Juifs dévots portaient attachées au front et au bras gauche, en exécution littérale des passages Ex., XIII, 9; Deutéronome, VI, 8; XI, 18.
[982] Zizith, bordures ou franges rouges que les Juifs portaient au coin de leur manteau pour se distinguer des païens (Nombres, XV, 38-39; Deutér., XXII, 12).
[983] Les pharisiens excluent les hommes du royaume de Dieu par leur casuistique méticuleuse, qui en rend l'entrée trop difficile et qui décourage les simples.
[984] Le contact des tombeaux rendait impur. Aussi avait-on soin d'en marquer soigneusement la périphérie sur le sol. Talm. de Bab., Baba Bathra, 58 a; Baba Metsia, 45 b. Le reproche que Jésus adresse ici aux pharisiens est d'avoir inventé une foule de petits préceptes qu'on viole sans y penser et qui ne servent qu'à multiplier les contraventions à la Loi.
[985] La purification de la vaisselle était assujettie, chez les pharisiens, aux règles les plus compliquées (Marc, VII, 4).
[986] Cette épithète, souvent répétée (Matth., XXIII, 16, 17, 19, 24, 26), renferme peut-être une allusion à l'habitude qu'avaient certains pharisiens de marcher les yeux fermés par affectation de sainteté. Voir ci-dessus, p. 328.
[987] Luc (XI, 37 et suiv.) suppose, non peut-être sans raison, que ce verset fut prononcé dans un repas, en réponse à de vains scrupules des pharisiens.
[988] Les tombeaux étant impurs, on avait coutume de les blanchir à la chaux, pour avertir de ne pas s'en approcher. V. note 984, et Mischna, Maasar scheni, V, 1; Talm. de Jérus., Schekalim, I, 1; Maasar scheni, V, 1; Moëd katon, I, 2; Sota, IX, 1; Talm. de Bab., Moëd katon, 5 a. Peut-être y a-t-il dans la comparaison dont se sert Jésus une allusion aux «pharisiens teints.» (V. ci-dessus, p. 328.)
[989] On ignore à quel livre est empruntée cette citation.
[990] Il y a ici une légère confusion, qui se retrouve dans le targum dit de Jonathan (Lament., II, 20), entre Zacharie, fils de Joïada, et Zacharie, fils de Barachie, le prophète. C'est du premier qu'il s'agit (II Paral., XXIV, 21). Le livre des Paralipomènes, où l'assassinat de Zacharie, fils de Joïada, est raconté, ferme le canon hébreu. Ce meurtre est le dernier dans la liste des meurtres d'hommes justes, dressée selon l'ordre où ils se présentent dans la Bible. Celui d'Abel est au contraire le premier.
[991] Matth., XXIII, 2-36; Marc, XII, 38-40; Luc, XI, 39-52; XX, 46-47.
[992] Matth., VIII, 11-12; XX, 1 et suiv.; XXI, 28 et suiv., 33 et suiv., 43; XXII, 1 et suiv.; Marc, XII, 1 et suiv.; Luc, XX, 9 et suiv.
[993] Matth., XXI, 37 et suiv.; Jean, X, 36 et suiv.
[994] Jean, IX, 39.
[995] La forme la plus authentique de ce mot paraît être dans Marc, XIV, 38; XV, 29. Cf. Jean, II, 19; Matth., XXVI, 61; XXVII, 40.
[996] Jean, VIII, 39; X, 31; XI, 8.
[997] Deutér., XIII, 1 et suiv. Comp. Luc, XX, 6; Jean, X, 33; II Cor., XI, 25.
[998] Jean, X, 20.
[999] Jean, V, 18; VII, 1, 20, 25, 30; VIII, 37, 40.
[1000] Luc, XI, 53-54.
CHAPITRE XXII.
MACHINATIONS DES ENNEMIS DE JÉSUS.
Jésus passa l'automne et une partie de l'hiver à Jérusalem. Cette saison y est assez froide. Le portique de Salomon, avec ses allées couvertes, était le lieu où il se promenait habituellement[1001]. Ce portique se composait de deux galeries, formées par trois rangs de colonnes, et recouvertes d'un plafond en bois sculpté[1002]. Il dominait la vallée de Cédron, qui était sans doute moins encombrée de déblais qu'elle ne l'est aujourd'hui. L'œil, du haut du portique, ne mesurait pas le fond du ravin, et il semblait, par suite de l'inclinaison des talus, qu'un abîme s'ouvrît à pic sous le mur[1003]. L'autre côté de la vallée possédait déjà sa parure de somptueux tombeaux. Quelques-uns des monuments qu'on y voit aujourd'hui étaient peut-être ces cénotaphes en l'honneur des anciens prophètes[1004] que Jésus montrait du doigt, quand, assis sous le portique, il foudroyait les classes officielles, qui abritaient derrière ces masses colossales leur hypocrisie ou leur vanité[1005].
A la fin du mois de décembre, il célébra à Jérusalem la fête établie par Judas Macchabée en souvenir de la purification du temple après les sacrilèges d'Antiochus Épiphane[1006]. On l'appelait aussi la «Fête des lumières,» parce que durant les huit journées de la fête on tenait dans les maisons des lampes allumées[1007]. Jésus entreprit peu après un voyage en Pérée et sur les bords du Jourdain, c'est-à-dire dans les pays mêmes qu'il avait visités quelques années auparavant, lorsqu'il suivait l'école de Jean[1008], et où il avait lui-même administré le baptême. Il y recueillit, ce semble, quelques consolations, surtout à Jéricho. Cette ville, soit comme tête de route très-importante, soit à cause de ses jardins de parfums et de ses riches cultures[1009], avait un poste de douane assez considérable. Le receveur en chef, Zachée, homme riche, désira voir Jésus[1010]. Comme il était de petite taille, il monta sur un sycomore près de la route où devait passer le cortège. Jésus fut touché de cette naïveté d'un personnage considérable. Il voulut descendre chez Zachée, au risque de produire du scandale. On murmura beaucoup, en effet, de le voir honorer de sa visite la maison d'un pécheur. En partant, Jésus déclara son hôte bon fils d'Abraham, et comme pour ajouter au dépit des orthodoxes, Zachée devint un saint: il donna, dit-on, la moitié de ses biens aux pauvres et répara au double les torts qu'il pouvait avoir faits. Ce ne fut pas là du reste la seule joie de Jésus. Au sortir de la ville, le mendiant Bartimée[1011] lui fit beaucoup de plaisir en l'appelant obstinément «fils de David,» quoiqu'on lui enjoignit de se taire. Le cycle des miracles galiléens sembla un moment se rouvrir dans ce pays, que beaucoup d'analogies rattachaient aux provinces du Nord. La délicieuse oasis de Jéricho, alors bien arrosée, devait être un des endroits les plus beaux de la Syrie. Josèphe en parle avec la même admiration que de la Galilée, et l'appelle comme cette dernière province un «pays divin[1012].»
Jésus, après avoir accompli cette espèce de pèlerinage aux lieux de sa première activité prophétique, revint à son séjour chéri de Béthanie, où se passa un fait singulier qui semble avoir eu sur la fin de sa vie des conséquences décisives[1013]. Fatigués du mauvais accueil que le royaume de Dieu trouvait dans la capitale, les amis de Jésus désiraient un grand miracle qui frappât vivement l'incrédulité hiérosolymite. La résurrection d'un homme connu à Jérusalem dut paraître ce qu'il y avait de plus convaincant. Il faut se rappeler ici que la condition essentielle de la vraie critique est de comprendre la diversité des temps, et de se dépouiller des répugnances instinctives qui sont le fruit d'une éducation purement raisonnable. Il faut se rappeler aussi que dans cette ville impure et pesante de Jérusalem, Jésus n'était plus lui-même. Sa conscience, par la faute des hommes et non par la sienne, avait perdu quelque chose de sa limpidité primordiale. Désespéré, poussé à bout, il ne s'appartenait plus. Sa mission s'imposait à lui, et il obéissait au torrent. Comme cela arrive toujours dans les grandes carrières divines, il subissait les miracles que l'opinion exigeait de lui bien plus qu'il ne les faisait. A la distance où nous sommes, et en présence d'un seul texte, offrant des traces évidentes d'artifices de composition, il est impossible de décider si, dans le cas présent, tout est fiction ou si un fait réel arrivé à Béthanie servit de base aux bruits répandus. Il faut reconnaître cependant que le tour de la narration de Jean a quelque chose de profondément différent des récits de miracles, éclos de l'imagination populaire, qui remplissent les synoptiques. Ajoutons que Jean est le seul évangéliste qui ait une connaissance précise des relations de Jésus avec la famille de Béthanie, et qu'on ne comprendrait pas qu'une création populaire fût venue prendre sa place dans un cadre de souvenirs aussi personnels. Il est donc vraisemblable que le prodige dont il s'agit ne fut pas un de ces miracles complètement légendaires et dont personne n'est responsable. En d'autres termes, nous pensons qu'il se passa à Béthanie quelque chose qui fut regardé comme une résurrection.
La renommée attribuait déjà à Jésus deux ou trois faits de ce genre[1014]. La famille de Béthanie put être amenée presque sans s'en douter à l'acte important qu'on désirait. Jésus y était adoré. Il semble que Lazare était malade, et que ce fut même sur un message des sœurs alarmées que Jésus quitta la Pérée[1015]. La joie de son arrivée put ramener Lazare à la vie. Peut-être aussi l'ardent désir de fermer la bouche à ceux qui niaient outrageusement la mission divine de leur ami entraîna-t-elle ces personnes passionnées au delà de toutes les bornes. Peut-être Lazare, pâle encore de sa maladie, se fit-il entourer de bandelettes comme un mort et enfermer dans son tombeau de famille. Ces tombeaux étaient de grandes chambres taillées dans le roc, où l'on pénétrait par une ouverture carrée, que fermait une dalle énorme. Marthe et Marie vinrent au-devant de Jésus, et, sans le laisser entrer dans Béthanie, le conduisirent à la grotte. L'émotion qu'éprouva Jésus près du tombeau de son ami, qu'il croyait mort[1016], put être prise par les assistants pour ce trouble, ce frémissement[1017] qui accompagnaient les miracles; l'opinion populaire voulant que la vertu divine fût dans l'homme comme un principe épileptique et convulsif. Jésus (toujours dans l'hypothèse ci-dessus énoncée) désira voir encore une fois celui qu'il avait aimé, et, la pierre ayant été écartée, Lazare sortit avec ses bandelettes et la tête entourée d'un suaire. Cette apparition dut naturellement être regardée par tout le monde comme une résurrection. La foi ne connaît d'autre loi que l'intérêt de ce qu'elle croit le vrai. Le but qu'elle poursuit étant pour elle absolument saint, elle ne se fait aucun scrupule d'invoquer de mauvais arguments pour sa thèse, quand les bons ne réussissent pas. Si telle preuve n'est pas solide, tant d'autres le sont!... Si tel prodige n'est pas réel, tant d'autres l'ont été!... Intimement persuadés que Jésus était thaumaturge, Lazare et ses deux sœurs purent aider un de ses miracles à s'exécuter, comme tant d'hommes pieux qui, convaincus de la vérité de leur religion, ont cherché à triompher de l'obstination des hommes par des moyens dont ils voyaient bien la faiblesse. L'état de leur conscience était celui des stigmatisées, des convulsionnaires, des possédées de couvent, entraînées par l'influence du monde où elles vivent et par leur propre croyance a des actes feints. Quant à Jésus, il n'était pas plus maître que saint Bernard, que saint François d'Assise de modérer l'avidité de la foule et de ses propres disciples pour le merveilleux. La mort, d'ailleurs, allait dans quelques jours lui rendre sa liberté divine, et l'arracher aux fatales nécessités d'un rôle qui chaque jour devenait plus exigeant, plus difficile à soutenir.
Tout semble faire croire, en effet, que le miracle de Béthanie contribua sensiblement à avancer la fin de Jésus[1018]. Les personnes qui en avaient été témoins se répandirent dans la ville, et en parlèrent beaucoup. Les disciples racontèrent le fait avec des détails de mise en scène combinés en vue de l'argumentation. Les autres miracles de Jésus étaient des actes passagers, acceptés spontanément par la foi, grossis par la renommée populaire, et sur lesquels, une fois passés, on ne revenait plus. Celui-ci était un véritable événement, qu'on prétendait de notoriété publique, et avec lequel on espérait fermer la bouche aux pharisiens[1019]. Les ennemis de Jésus furent fort irrités de tout ce bruit. Ils essayèrent, dit-on, de tuer Lazare[1020]. Ce qu'il y a de certain, c'est que dès lors un conseil fut assemblé par les chefs des prêtres[1021], et que dans ce conseil la question fut nettement posée: «Jésus et le judaïsme pouvaient-ils vivre ensemble?» Poser la question, c'était la résoudre, et sans être prophète, comme le veut l'évangéliste, le grand-prêtre put très-bien prononcer son axiome sanglant: «Il est utile qu'un homme meure pour tout le peuple.»
«Le grand-prêtre de cette année,» pour prendre une expression du quatrième évangéliste, qui rend très-bien l'état d'abaissement où se trouvait réduit le souverain pontificat, était Joseph Kaïapha, nommé par Valérius Gratus et tout dévoué aux Romains. Depuis que Jérusalem dépendait des procurateurs, la charge de grand-prêtre était devenue une fonction amovible; les destitutions s'y succédaient presque chaque année[1022]. Kaïapha, cependant, se maintint plus longtemps que les autres. Il avait revêtu sa charge l'an 25, et il ne la perdit que l'an 36. On ne sait rien de son caractère. Beaucoup de circonstances portent à croire que son pouvoir n'était que nominal. A côté et au-dessus de lui, en effet, nous voyons toujours un autre personnage, qui paraît avoir exercé, au moment décisif qui nous occupe, un pouvoir prépondérant.
Ce personnage était le beau-père de Kaïapha, Hanan ou Annas[1023] fils de Seth, vieux grand-prêtre déposé, qui, au milieu de cette instabilité du pontificat, conserva au fond toute l'autorité. Hanan avait reçu le souverain sacerdoce du légat Quirinius, l'an 7 de notre ère. Il perdit ses fonctions l'an 14, à l'avènement de Tibère; mais il resta très-considéré. On continuait à l'appeler «grand-prêtre,» quoiqu'il fût hors de charge[1024], et à le consulter sur toutes les questions graves. Pendant cinquante ans, le pontificat demeura presque sans interruption dans sa famille; cinq de ses fils revêtirent successivement cette dignité[1025], sans compter Kaïapha, qui était son gendre. C'était ce qu'on appelait la «Famille sacerdotale,» comme si le sacerdoce y fût devenu héréditaire[1026]. Les grandes charges du temple leur étaient aussi presque toutes dévolues[1027]. Une autre famille, il est vrai, alternait avec celle de Hanan dans le pontificat; c'était celle de Boëthus[1028]. Mais les Boëlhusim, qui devaient l'origine de leur fortune à une cause assez peu honorable, étaient bien moins estimés de la bourgeoisie pieuse. Hanan était donc en réalité le chef du parti sacerdotal. Kaïapha ne faisait rien que par lui; on s'était habitué à associer leurs noms, et même celui de Hanan était toujours mis le premier[1029]. On comprend, en effet, que sous ce régime de pontificat annuel et transmis à tour de rôle selon le caprice des procurateurs, un vieux pontife, ayant gardé le secret des traditions, vu se succéder beaucoup de fortunes plus jeunes que la sienne, et conservé assez de crédit pour faire déléguer le pouvoir à des personnes qui, selon la famille, lui étaient subordonnées, devait être un très-important personnage. Comme toute l'aristocratie du temple[1030], il était sadducéen, «secte, dit Josèphe, particulièrement dure dans les jugements.» Tous ses fils furent aussi d'ardents persécuteurs[1031]. L'un d'eux, nommé comme son père Hanan, fit lapider Jacques, frère du Seigneur, dans des circonstances qui ne sont pas sans analogie avec la mort de Jésus. L'esprit de la famille était altier, audacieux, cruel[1032]; elle avait ce genre particulier de méchanceté dédaigneuse et sournoise qui caractérise la politique juive. Aussi est-ce sur Hanan et les siens que doit peser la responsabilité de tous les actes qui vont suivre. Ce fut Hanan (ou, si l'on veut, le parti qu'il représentait) qui tua Jésus. Hanan fut l'acteur principal dans ce drame terrible, et bien plus que Caïphe, bien plus que Pilate, il aurait dû porter le poids des malédictions de l'humanité.
C'est dans la bouche de Caïphe que l'évangéliste tient à placer le mot décisif qui amena la sentence de mort de Jésus[1033]. On supposait que le grand-prêtre possédait un certain don de prophétie; le mot devint ainsi pour la communauté chrétienne un oracle plein de sens profonds. Mais un tel mot, quel que soit celui qui l'ait prononcé, fut la pensée de tout le parti sacerdotal. Ce parti était fort opposé aux séditions populaires. Il cherchait à arrêter les enthousiastes religieux, prévoyant avec raison que, par leurs prédications exaltées, ils amèneraient la ruine totale de la nation. Bien que l'agitation provoquée par Jésus n'eût rien de temporel, les prêtres virent comme conséquence dernière de cette agitation une aggravation du joug romain et le renversement du temple, source de leurs richesses et de leurs honneurs[1034]. Certes, les causes qui devaient amener, trente-sept ans plus tard, la ruine de Jérusalem étaient ailleurs que dans le christianisme naissant. Elles étaient dans Jérusalem même, et non en Galilée. Cependant on ne peut dire que le motif allégué, en cette circonstance, par les prêtres fût tellement hors de la vraisemblance qu'il faille y voir de la mauvaise foi. En un sens général, Jésus, s'il réussissait, amenait bien réellement la ruine de la nation juive. Partant des principes admis d'emblée par toute l'ancienne politique, Hanan et Kaïapha étaient donc en droit de dire: «Mieux vaut la mort d'un homme que la ruine d'un peuple.» C'est là un raisonnement, selon nous, détestable. Mais ce raisonnement a été celui des partis conservateurs depuis l'origine des sociétés humaines. Le «parti de l'ordre» (je prends cette expression dans le sens étroit et mesquin) a toujours été le même. Pensant que le dernier mot du gouvernement est d'empêcher les émotions populaires, il croit faire acte de patriotisme en prévenant par le meurtre juridique l'effusion tumultueuse du sang. Peu soucieux de l'avenir, il ne songe pas qu'en déclarant la guerre à toute initiative, il court risque de froisser l'idée destinée à triompher un jour. La mort de Jésus fut une des mille applications de cette politique. Le mouvement qu'il dirigeait était tout spirituel; mais c'était un mouvement; dès lors les hommes d'ordre, persuadés que l'essentiel pour l'humanité est de ne point s'agiter, devaient empêcher l'esprit nouveau de s'étendre. Jamais on ne vit par un plus frappant exemple combien une telle conduite va contre son but. Laissé libre, Jésus se fût épuisé dans une lutte désespérée contre l'impossible. La haine inintelligente de ses ennemis décida du succès de son œuvre et mit le sceau à sa divinité.
La mort de Jésus fut ainsi résolue dès le mois de février ou le commencement de mars[1035]. Mais Jésus échappa encore pour quelque temps. Il se retira dans une ville peu connue, nommée Ephraïn ou Ephron, du côté de Béthel, à une petite journée de Jérusalem[1036]. Il y vécut quelques jours avec ses disciples, laissant passer l'orage. Mais les ordres pour l'arrêter, dès qu'on le reconnaîtrait à Jérusalem, étaient donnés. La solennité de Pâque approchait, et on pensait que Jésus, selon sa coutume, viendrait célébrer cette fête à Jérusalem[1037].
NOTES:
[1001] Jean, X, 23.
[1002] Jos., B.J., V, v, 2. Comp. Ant., XV, xi, 5; XX, ix, 7.
[1003] Jos., endroits cités.
[1004] Voir ci-dessus, p. 352. Je suis porté à supposer que les tombeaux dits de Zacharie et d'Absalom étaient des monuments de ce genre. Cf. Itin. a Bardig. Hierus., p. 153 (édit. Schott).
[1005] Matth., XXIII, 29; Luc, XI, 47.
[1006] Jean, X, 22. Comp. I Macch., IV, 52 et suiv.; II Macch., X, 6 et suiv.
[1007] Jos., Ant., XII, VII, 7.
[1008] Jean, X, 40. Cf. Matth., XIX, 1; Marc, X, 1. Ce voyage est connu des synoptiques. Mais ils semblent croire que Jésus le fit en venant de Galilée à Jérusalem par la Pérée.
[1009] Eccli., XXIV, 18; Strabon, XVI, ii, 41; Justin, XXXVI, 3; Jos., Ant., IV, vi, 1; XIV, iv, 1; XV, iv, 2.
[1010] Luc, XIX, 1 et suiv.
[1011] Matth., XX, 29; Marc, X, 46 et suiv.; Luc, XVIII, 35.
[1012] B.J., IV, viii, 3. Comp. ibid., I, vi, 6; I, XVIII, 5, et Antiq., XV, iv, 2.
[1013] Jean, XI, 1 et suiv.
[1014] Matth., IX, 18 et suiv.; Marc, V, 22 et suiv.; Luc, VII, 11 et suiv.; VIII, 41 et suiv.
[1015] Jean, XI, 3 et suiv.
[1016] Jean, XI, 35 et suiv.
[1017] Jean, XI, 33, 38.
[1018] Jean, XI, 46 et suiv.; XII, 2, 9 et suiv., 17 et suiv.
[1019] Jean, XII, 9-10,17-18.
[1020] Jean, XII, 10.
[1021] Jean, XI, 47 et suiv.
[1022] Jos., Ant., XV, iii, 1; XVIII, ii, 2; V, 3; XX, ix, 1, 4.
[1023] L'Ananus de Josèphe. C'est ainsi que le nom hébreu Johanan devenait en grec Joannes ou Joannas.
[1024] Jean, XVIII, 15-23; Act., IV, 6.
[1025] Jos., Ant., XX, IX, 1.
[1026] Jos., Ant., XV, III, 1; B.J., IV, V, 6 et 7; Act., IV, 6.
[1027] Jos., Ant., XX, IX, 3.
[1028] Jos., Ant., XV, IX, 3; XIX, VI, 2; VIII, 1.
[1029] Luc, III, 2.
[1030] Act., V, 17.
[1031] Jos., Ant., XX, IX, 1.
[1032] Jos., Ant., XX, IX, 1.
[1033] Jean, XI, 49-30. Cf. ibid., XVIII, 14.
[1034] Jean, XI, 48.
[1035] Jean, XI, 53.
[1036] Jean, XI, 54. Cf. II Chron., XIII, 19; Jos., B. J., IV, IX, 9; Eusèbe et S. Jérôme, De situ et nom. loc. hebr., aux mots Εφρων et Εφραιμ.
[1037] Jean, XI, 55-56. Pour l'ordre des faits, dans toute cette partie, nous suivons le système de Jean. Les synoptiques paraissent peu renseignés sur la période de la vie de Jésus qui précède la Passion.
CHAPITRE XXIII.
DERNIÈRE SEMAINE DE JÉSUS.
Il partit, en effet, avec ses disciples, pour revoir une dernière fois la ville incrédule. Les espérances de son entourage étaient de plus en plus exaltées. Tous croyaient, en montant à Jérusalem, que le royaume de Dieu allait s'y manifester[1038]. L'impiété des hommes étant à son comble, c'était un grand signe que la consommation était proche. La persuasion à cet égard était telle que l'on se disputait déjà la préséance dans le royaume[1039]. Ce fut, dit-on, le moment que Salomé choisit pour demander en faveur de ses fils les deux sièges à droite et à gauche du Fils de l'homme[1040]. Le maître, au contraire, était obsédé de graves pensées. Parfois, il laissait percer contre ses ennemis un ressentiment sombre; il racontait la parabole d'un homme noble, qui partit pour recueillir un royaume dans des pays éloignés; mais à peine est-il parti que ses concitoyens ne veulent plus de lui. Le roi revient, ordonne d'amener devant lui ceux qui n'ont pas voulu qu'il règne sur eux, et les fait mettre tous à mort[1041]. D'autres fois, il détruisait de front les illusions des disciples. Comme ils marchaient sur les routes pierreuses du nord de Jérusalem, Jésus pensif devançait le groupe de ses compagnons. Tous le regardaient en silence, éprouvant un sentiment de crainte et n'osant l'interroger. Déjà, à diverses reprises, il leur avait parlé de ses souffrances futures, et ils l'avaient écouté à contre-cœur[1042]. Jésus prit enfin la parole, et, ne leur cachant plus ses pressentiments, il les entretint de sa fin prochaine[1043]. Ce fut une grande tristesse dans toute la troupe. Les disciples s'attendaient à voir apparaître bientôt le signe dans les nues. Le cri inaugural du royaume de Dieu: «Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur[1044]» retentissait déjà dans la troupe en accents joyeux. Cette sanglante perspective les troubla. A chaque pas, de la route fatale, le royaume de Dieu s'approchait ou s'éloignait dans le mirage de leurs rêves. Pour lui, il se confirmait dans la pensée qu'il allait mourir, mais que sa mort sauverait le monde[1045]. Le malentendu entre lui et ses disciples devenait à chaque instant plus profond.
L'usage était de venir à Jérusalem plusieurs jours avant la Pâque, afin de s'y préparer. Jésus arriva après les autres, et un moment ses ennemis se crurent frustrés de l'espoir qu'ils avaient eu de le saisir[1046]. Le sixième jour avant la fête (samedi, 8 de nisan = 28 mars[1047]), il atteignit enfin Béthanie. Il descendit, selon son habitude, dans la maison de Lazare, Marthe et Marie, ou de Simon le Lépreux. On lui fit un grand accueil. Il y eut chez Simon le Lépreux[1048] un dîner où se réunirent beaucoup de personnes, attirées par le désir de le voir, et aussi de voir Lazare, dont on racontait tant de choses depuis quelques jours. Lazare était assis à table et semblait attirer les regards. Marthe servait, selon sa coutume[1049]. Il semble qu'on cherchât par un redoublement de respects extérieurs à vaincre la froideur du public et à marquer fortement la haute dignité de l'hôte qu'on recevait. Marie, pour donner au festin un plus grand air de fête, entra pendant le dîner, portant un vase de parfum qu'elle répandit sur les pieds de Jésus. Elle cassa ensuite le vase, selon un vieil usage qui consistait à briser la vaisselle dont on s'était servi pour traiter un étranger de distinction[1050]. Enfin, poussant les témoignages de son culte à des excès jusque-là inconnus, elle se prosterna et essuya avec ses longs cheveux les pieds de son maître[1051]. Toute la maison fut remplie de la bonne odeur du parfum, à la grande joie de tous, excepté de l'avare Juda de Kerioth. Eu égard aux habitudes économes de la communauté, c'était là une vraie prodigalité. Le trésorier avide calcula de suite combien le parfum aurait pu être vendu et ce qu'il eût rapporté à la caisse des pauvres. Ce sentiment peu affectueux, qui semblait mettre quelque chose au-dessus de lui, mécontenta Jésus. Il aimait les honneurs; car les honneurs servaient à son but et établissaient son titre de fils de David. Aussi quand on lui parla de pauvres, il répondit assez vivement: «Vous aurez toujours des pauvres avec vous; mais moi, vous ne m'aurez pas toujours.» Et s'exaltant, il promit l'immortalité à la femme qui, en ce moment critique, lui donnait un gage d'amour[1052].
Le lendemain (dimanche, 9 de nisan), Jésus descendit de Béthanie à Jérusalem[1053]. Quand, au détour de la route, sur le sommet du mont des Oliviers, il vit la cité se dérouler devant lui, il pleura, dit-on, sur elle, et lui adressa un dernier appel[1054]. Au bas de la montagne, à quelques pas de la porte, en entrant dans la zone voisine du mur oriental de la ville, qu'on appelait Bethphagé, sans doute à cause des figuiers dont elle était plantée[1055], il eut encore un moment de satisfaction humaine[1056]. Le bruit de son arrivée s'était répandu. Les Galiléens qui étaient venus à la fête en conçurent beaucoup de joie et lui préparèrent un petit triomphe. On lui amena une ânesse, suivie, selon l'usage, de son petit. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre monture, et le firent asseoir dessus. D'autres, cependant, déployaient leurs vêtements sur la route et la jonchaient de rameaux verts. La foule qui le précédait et le suivait, en portant des palmes, criait: «Hosanna au fils de David! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur!» Quelques personnes même lui donnaient le titre de roi d'Israël[1057]. «Rabbi, fais-les taire,» lui dirent les pharisiens.—«S'ils se taisent, les pierres crieront,» répondit Jésus, et il entra dans la ville. Les Hiérosolymites, qui le connaissaient à peine, demandaient qui il était: «C'est Jésus, le prophète de Nazareth en Galilée,» leur répondait-on. Jérusalem était une ville d'environ 50,000 âmes[1058]. Un petit événement, comme l'entrée d'un étranger quelque peu célèbre, ou l'arrivée d'une bande de provinciaux, ou un mouvement du peuple aux avenues de la ville, ne pouvait manquer, dans les circonstances ordinaires, d'être vite ébruité. Mais au temps des fêtes, la confusion était extrême[1059]. Jérusalem, ces jours-là, appartenait aux étrangers. Aussi est-ce parmi ces derniers que l'émotion paraît avoir été la plus vive. Des prosélytes parlant grec, qui étaient venus à la fête, furent piqués de curiosité, et voulurent voir Jésus. Ils s'adressèrent à ses disciples[1060]; on ne sait pas bien ce qui résulta de cette entrevue. Pour Jésus, selon sa coutume, il alla passer la nuit à son cher village de Béthanie[1061]. Les trois jours suivants (lundi, mardi, mercredi), il descendit pareillement à Jérusalem; après le coucher du soleil, il remontait soit à Béthanie, soit aux fermes du flanc occidental du mont des Oliviers, où il avait beaucoup d'amis[1062].
Une grande tristesse paraît, en ces dernières journées, avoir rempli l'âme, d'ordinaire si gaie et si sereine, de Jésus. Tous les récits sont d'accord pour lui prêter avant son arrestation un moment d'hésitation et de trouble, une sorte d'agonie anticipée. Selon les uns, il se serait tout à coup écrié: «Mon âme est troublée. O Père, sauve-moi de cette heure[1063].» On croyait qu'une voix du ciel à ce moment se fit entendre; d'autres disaient qu'un ange vint le consoler[1064]. Selon une version très-répandue, le fait aurait eu lieu au jardin de Gethsémani. Jésus, disait-on, s'éloigna à un jet de pierre de ses disciples endormis, ne prenant avec lui que Céphas et les deux fils Zébédée. Alors il pria la face contre terre. Son âme fut triste jusqu'à la mort; une angoisse terrible pesa sur lui; mais la résignation à la volonté divine l'emporta[1065]. Cette scène, par suite de l'art instinctif qui a présidé à la rédaction des synoptiques, et qui leur fait souvent obéir dans l'agencement du récit à des raisons de convenance ou d'effet, a été placée à la dernière nuit de Jésus, et au moment de son arrestation. Si cette version était la vraie, on ne comprendrait guère que Jean, qui aurait été le témoin intime d'un épisode si émouvant, n'en parlât pas dans le récit très-circonstancié qu'il fait de la soirée du jeudi[1066]. Tout ce qu'il est permis de dire c'est que, durant ses derniers jours, le poids énorme de la mission qu'il avait acceptée pesa cruellement sur Jésus. La nature humaine se réveilla un moment. Il se prit peut-être à douter de son œuvre. La terreur, l'hésitation s'emparèrent de lui et le jetèrent dans une défaillance pire que la mort. L'homme qui a sacrifié à une grande idée son repos et les récompenses légitimes de la vie éprouve toujours un moment de retour triste, quand l'image de la mort se présente à lui pour la première fois et cherche à lui persuader que tout est vain. Peut-être quelques-uns de ces touchants souvenirs que conservent les âmes les plus fortes, et qui par moments les percent comme un glaive, lui vinrent-ils à ce moment. Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir; la vigne et le figuier sous lesquels il avait pu s'asseoir; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l'aimer? Maudit-il son âpre destinée, qui lui avait interdit les joies concédées à tous les autres? Regretta-t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il de n'être pas resté un simple artisan de Nazareth? On l'ignore. Car tous ces troubles intérieurs restèrent évidemment lettre close pour ses disciples. Ils n'y comprirent rien, et suppléèrent par de naïves conjectures à ce qu'il y avait d'obscur pour eux dans la grande âme de leur maître. Il est sûr, au moins, que sa nature divine reprit bientôt le dessus. Il pouvait encore éviter la mort; il ne le voulut pas. L'amour de son œuvre l'emporta. Il accepta de boire le calice jusqu'à la lie. Désormais, en effet, Jésus se retrouve tout entier et sans nuage. Les subtilités du polémiste, la crédulité du thaumaturge et de l'exorciste sont oubliées. Il ne reste que le héros incomparable de la Passion, le fondateur des droits de la conscience libre, le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler.
Le triomphe de Bethphagé, cette audace de provinciaux, fêtant aux portes de Jérusalem l'avènement de leur roi-messie, acheva d'exaspérer les pharisiens et l'aristocratie du temple. Un nouveau conseil eut lieu le mercredi (12 de nisan), chez Joseph Kaïapha[1067]. L'arrestation immédiate de Jésus fut résolue. Un grand sentiment d'ordre et de police conservatrice présida à toutes les mesures. Il s'agissait d'éviter une esclandre. Comme la fête de Pâque, qui commençait cette année le vendredi soir, était un moment d'encombrement et d'exaltation, on résolut de devancer ces jours-là. Jésus était populaire[1068]; on craignait une émeute. L'arrestation fut donc fixée au lendemain jeudi. On résolut aussi de ne pas s'emparer de lui dans le temple, où il venait tous les jours[1069], mais d'épier ses habitudes, pour le saisir dans quelque endroit secret. Les agents des prêtres sondèrent les disciples, espérant obtenir des renseignements utiles de leur faiblesse ou de leur simplicité. Ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient dans Juda de Kerioth. Ce malheureux, par des motifs impossibles à expliquer, trahit son maître, donna toutes les indications nécessaires, et se chargea même (quoiqu'un tel excès de noirceur soit à peine croyable) de conduire la brigade qui devait opérer l'arrestation. Le souvenir d'horreur que la sottise ou la méchanceté de cet homme laissa dans la tradition chrétienne a dû introduire ici quelque exagération. Juda jusque-là avait été un disciple comme un autre; il avait même le titre d'apôtre; il avait fait des miracles et chassé les démons. La légende, qui ne veut que des couleurs tranchées, n'a pu admettre dans le cénacle que onze saints et un réprouvé. La réalité ne procède point par catégories si absolues. L'avarice, que les synoptiques donnent pour motif au crime dont il s'agit, ne suffit pas pour l'expliquer. Il serait singulier qu'un homme qui tenait la caisse et qui savait ce qu'il allait perdre par la mort du chef, eût échangé les profits de son emploi[1070] contre une très-petite somme d'argent[1071]. Juda avait-il été blessé dans son amour-propre par la semonce qu'il reçut au dîner de Béthanie? Cela ne suffit pas encore. Jean voudrait en faire un voleur, un incrédule depuis le commencement[1072], ce qui n'a aucune vraisemblance. On aime mieux croire à quelque sentiment de jalousie, a quelque dissension intestine. La haine particulière que Jean témoigne contre Juda[1073] confirme cette hypothèse. D'un cœur moins pur que les autres, Juda aura pris, sans s'en apercevoir, les sentiments étroits de sa charge. Par un travers fort ordinaire dans les fonctions actives, il en sera venu à mettre les intérêts de la caisse au-dessus de l'œuvre même à laquelle elle était destinée. L'administrateur aura tué l'apôtre. Le murmure qui lui échappe à Béthanie semble supposer que parfois il trouvait que le maître coûtait trop cher à sa famille spirituelle. Sans doute cette mesquine économie avait causé dans la petite société bien d'autres froissements.
Sans nier que Juda de Kerioth ait contribué à l'arrestation de son maître, nous croyons donc que les malédictions dont on le charge ont quelque chose d'injuste. Il y eut peut-être dans son fait plus de maladresse que de perversité. La conscience morale de l'homme du peuple est vive et juste, mais instable et inconséquente. Elle ne sait pas résister à un entraînement momentané. Les sociétés secrètes du parti républicain cachaient dans leur sein beaucoup de conviction et de sincérité, et cependant les dénonciateurs y étaient fort nombreux. Un léger dépit suffisait pour faire d'un sectaire un traître. Mais si la folle envie de quelques pièces d'argent fit tourner la tête au pauvre Juda, il ne semble pas qu'il eût complètement perdu le sentiment moral, puisque, voyant les conséquences de sa faute, il se repentit[1074], et, dit-on, se donna la mort.
Chaque minute, à ce moment, devient solennelle et a compté plus que des siècles entiers dans l'histoire de l'humanité. Nous sommes arrivés au jeudi, 13 de nisan (2 avril). C'était le lendemain soir que commençait la fête de Pâque, par le festin où l'on mangeait l'agneau. La fête se continuait les sept jours suivants, durant lesquels on mangeait les pains azymes. Le premier et le dernier de ces sept jours avaient un caractère particulier de solennité. Les disciples étaient déjà occupés des préparatifs pour la fête[1075]. Quant à Jésus, on est porté à croire qu'il connaissait la trahison de Juda, et qu'il se doutait du sort qui l'attendait. Le soir, il fit avec ses disciples son dernier repas. Ce n'était pas le festin rituel de la pâque, comme on l'a supposé plus tard, en commettant une erreur d'un jour[1076]; mais pour l'Église primitive, le souper du jeudi fut la vraie pâque, le sceau de l'alliance nouvelle. Chaque disciple y rapporta ses plus chers souvenirs, et une foule de traits touchants que chacun gardait du maître furent accumulés sur ce repas, qui devint la pierre angulaire de la piété chrétienne et le point de départ des plus fécondes institutions.
Nul doute, en effet, que l'amour tendre dont le cœur de Jésus était rempli pour la petite église qui l'entourait n'ait débordé à ce moment[1077]. Son âme sereine et forte se trouvait légère sous le poids des sombres préoccupations qui l'assiégeaient. Il eut un mot pour chacun de ses amis. Deux d'entre eux, Jean et Pierre, surtout, furent l'objet de tendres marques d'attachement. Jean (c'est lui du moins qui l'assure) était couché sur le divan, à côté de Jésus, et sa tête reposait sur la poitrine du maître. Vers la fin du repas, le secret qui pesait sur le cœur de Jésus faillit lui échapper: «En vérité, dit-il, je vous le dis, un de vous me trahira[1078].» Ce fut pour ces hommes naïfs un moment d'angoisse; ils se regardèrent les uns les autres, et chacun s'interrogea. Juda était présent; peut-être Jésus, qui avait depuis quelque temps des raisons de se défier de lui, chercha-t-il par ce mot à tirer de ses regards ou de son maintien embarrassé l'aveu de sa faute. Mais le disciple infidèle ne perdit pas contenance; il osa même, dit-on, demander comme les autres: «Serait-ce moi, rabbi?»
Cependant, l'âme droite et bonne de Pierre était à la torture. Il fit signe à Jean de tâcher de savoir de qui le maître parlait. Jean, qui pouvait converser avec Jésus sans être entendu, lui demanda le mot de cette énigme. Jésus n'ayant que des soupçons ne voulut prononcer aucun nom; il dit seulement à Jean de bien remarquer celui à qui il allait offrir du pain trempé. En même temps, il trempa le pain et l'offrit à Juda. Jean et Pierre seuls eurent connaissance du fait. Jésus adressa à Juda quelques paroles qui renfermaient un sanglant reproche, mais ne furent pas comprises des assistants. On crut que Jésus lui donnait des ordres pour la fête du lendemain, et il sortit[1079].
Sur le moment, ce repas ne frappa personne, et à part les appréhensions dont le maître fit la confidence à ses disciples, qui ne comprirent qu'à demi, il ne s'y passa rien d'extraordinaire. Mais après la mort de Jésus, on attacha à cette soirée un sens singulièrement solennel, et l'imagination des croyants y répandit une teinte de suave mysticité. Ce qu'on se rappelle le mieux d'une personne chère, ce sont ses derniers temps. Par une illusion inévitable, on prête aux entretiens qu'on a eus alors avec elle un sens qu'ils n'ont pris que par la mort; on rapproche en quelques heures les souvenirs de plusieurs années. La plupart des disciples ne virent plus leur maître après le souper dont nous venons de parler. Ce fut le banquet d'adieu. Dans ce repas, ainsi que dans beaucoup d'autres, Jésus pratiqua son rite mystérieux de la fraction du pain. Comme on crut de bonne heure que le repas en question eut lieu le jour de Pâque et fut le festin pascal, l'idée vint naturellement que l'institution eucharistique se fit à ce moment suprême. Partant de l'hypothèse que Jésus savait d'avance avec précision le moment de sa mort, les disciples devaient être amenés à supposer qu'il réserva pour ses dernières heures une foule d'actes importants. Comme, d'ailleurs, une des idées fondamentales des premiers chrétiens était que la mort de Jésus avait été un sacrifice, remplaçant tous ceux de l'ancienne Loi, la «Cène,» qu'on supposait s'être passée une fois pour toutes la veille de la Passion, devint le sacrifice par excellence, l'acte constitutif de la nouvelle alliance, le signe du sang répandu pour le salut de tous[1080]. Le pain et le vin, mis en rapport avec la mort elle-même, furent ainsi l'image du Testament nouveau que Jésus avait scellé de ses souffrances, la commémoration du sacrifice du Christ jusqu'à son avénement[1081].
De très-bonne heure, ce mystère se fixa en un petit récit sacramentel, que nous possédons sous quatre formes[1082] très-analogues entre elles. Jean, si préoccupé des idées eucharistiques[1083], qui raconte le dernier repas avec tant de prolixité, qui y rattache tant de circonstances et tant de discours[1084]; Jean qui, seul parmi les narrateurs évangéliques, a ici la valeur d'un témoin oculaire, ne connaît pas ce récit. C'est la preuve qu'il ne regardait pas l'institution de l'Eucharistie comme une particularité de la Cène. Pour lui, le rite de la Cène, c'est le lavement des pieds. Il est probable que dans certaines familles chrétiennes primitives, ce dernier rite obtint une importance qu'il perdit depuis[1085]. Sans doute Jésus, dans quelques circonstances, l'avait pratiqué pour donner à ses disciples une leçon d'humilité fraternelle. On le rapporta à la veille de sa mort, par suite de la tendance que l'on eut à grouper autour de la Cène toutes les grandes recommandations morales et rituelles de Jésus.
Un haut sentiment d'amour, de concorde, de charité, de déférence mutuelle animait du reste les souvenirs qu'on croyait garder des dernières heures de Jésus[1086]. C'est toujours l'unité de son Église, constituée par lui ou par son esprit, qui est l'âme des symboles et des discours que la tradition chrétienne fit remonter à ce moment sacré: «Je vous donne un commandement nouveau, disait-il: c'est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. Le signe auquel on connaîtra que vous êtes mes disciples, sera que vous vous aimiez. Je ne vous appelle plus des serviteurs, parce que le serviteur n'est pas dans la confidence de son maître; mais je vous appelle mes amis, parce que je vous ai communiqué tout ce que j'ai appris de mon Père. Ce que je vous ordonne, c'est de vous aimer les uns les autres[1087].» A ce dernier moment, quelques rivalités, quelques luttes de préséance se produisirent encore[1088]. Jésus fit remarquer que si lui, le maître, avait été au milieu de ses disciples comme leur serviteur, à plus forte raison devaient-ils se subordonner les uns aux autres. Selon quelques-uns, en buvant le vin, il aurait dit: «Je ne goûterai plus de ce fruit de la vigne jusqu'à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume de mon Père[1089].» Selon d'autres, il leur aurait promis bientôt un festin céleste, où ils seraient assis sur des trônes à ses côtés[1090].
Il semble que, vers la fin de la soirée, les pressentiments de Jésus gagnèrent les disciples. Tous sentirent qu'un grave danger menaçait le maître et qu'on touchait à une crise. Un moment Jésus songea à quelques précautions et parla d'épées. Il y en avait deux dans la compagnie. «C'est assez,» dit-il[1091]. Il ne donna aucune suite à cette idée; il vit bien que de timides provinciaux ne tiendraient pas devant la force armée des grands pouvoirs de Jérusalem. Céphas, plein de cœur et se croyant sûr de lui-même, jura qu'il irait avec lui en prison et à la mort. Jésus, avec sa finesse ordinaire, lui exprima quelques doutes. Selon une tradition, qui remontait probablement à Pierre lui-même, Jésus l'assigna au chant du coq[1092]. Tous, comme Céphas, jurèrent qu'ils ne faibliraient pas.