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Vie de Jésus

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NOTES:

[478] Matth., XIV, 26; Marc, VI, 49; Luc, XXIV, 39; Jean, VI, 19.

[479] Jean, I, 51.

[480] Matth., XIII, 1-2; Marc, III, 9; IV, 1; Luc, V, 3.

[481] Matth., V, 3-10; Luc, VI, 20-25.

[482] C'est ce qu'on appelait les Λογια κυριακα. Papias, dans Eusèbe, H.E., III, 39.

[483] L'apologue, tel que nous le trouvons Juges, IX, 8 et suiv., II Sam., XII, 4 et suiv., n'a qu'une ressemblance de forme avec la parabole évangélique. La profonde originalité de celle-ci est dans le sentiment qui la remplit.

[484] Voir surtout le Lotus de la bonne loi, ch. III et IV.

[485] Comparez Talm. de Bab., Baba Bathra, 11 a.

[486] Dieu des richesses et des trésors cachés, sorte de Plutus dans la mythologie phénicienne et syrienne.

[487] J'adopte ici la leçon de Lachmann et Tischendorf.

[488] Matth., VI, 19-21, 24-34. Luc, XII, 22-34, 33-34; XVI, 13. Comparez les préceptes Luc, X, 7-8, pleins du même sentiment naïf, et Talmud de Babylone, Sota, 48 b.

[489] Matth., XIII, 22; Marc, IV, 19; Luc, VIII, 14.

[490] Matth., VI, 11; Luc, XI, 3. C'est le sens du mot επιουσιος.

[491] Luc, XII, 33-34.

[492] Luc, XII, 20.

[493] Luc, XII, 16 et suiv.

[494] Jos, Ant., XVII, x, 4 et suiv.; Vita, 11, etc.

[495] Act., IV, 32, 34-37; V, 1 et suiv.

[496] Matth., XIII, 22; Luc, XII, 15 et suiv.

[497] Matth., XIX, 21; Marc, X, 21 et suiv., 29-30; Luc, XVIII, 22-23, 28.

[498] Matth., XIII, 44-46.

[499] Jean, XII, 6.

[500] Luc, XVI, 1-14.

[501] Voir le texte grec.

[502] Luc, XVI, 19-25. Luc, je le sais, a une tendance communiste très-prononcée (comparez VI, 20-21, 23-26), et je pense qu'il a exagéré celle nuance de l'enseignement de Jésus. Mais les traits des Λογια de Matthieu sont suffisamment significatifs.

[503] Matth., XIX, 24; Marc, X, 25; Luc, XVIII, 23. Cette locution proverbiale se retrouve dans le Talmud (Bab., Berakoth, 55 b, Baba metsia, 38 b) et dans le Coran (Sur., VII, 38). Origène et les interprètes grecs, ignorant le proverbe sémitique, ont cru qu'il s'agissait d'un câble (καμιλος).

[504] Matth., XIII, 22.

[505] Ps. CXXXIII, 3.


CHAPITRE XI.

LE ROYAUME DE DIEU CONÇU COMME L'AVÈNEMENT DES PAUVRES.

Ces maximes, bonnes pour un pays où la vie se nourrit d'air et de jour, ce communisme délicat d'une troupe d'enfants de Dieu, vivant en confiance sur le sein de leur père, pouvaient convenir à une secte naïve, persuadée à chaque instant que son utopie allait se réaliser. Mais il est clair qu'elles ne pouvaient rallier l'ensemble de la société. Jésus comprit bien vite, en effet, que le monde officiel de son temps ne se prêterait nullement à son royaume. Il en prit son parti avec une hardiesse extrême. Laissant là tout ce monde au cœur sec et aux étroits préjugés, il se tourna vers les simples. Une vaste substitution de race aura lieu. Le royaume de Dieu est fait: 1° pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent; 2° pour les rebutés de ce monde, victimes de la morgue sociale, qui repousse l'homme bon, mais humble; 3° pour les hérétiques et schismatiques, publicains, samaritains, païens de Tyr et de Sidon. Une parabole énergique expliquait cet appel au peuple et le légitimait[506]: Un roi a préparé un festin de noces et envoie ses serviteurs chercher les invités. Chacun s'excuse; quelques-uns maltraitent les messagers. Le roi alors prend un grand parti. Les gens comme il faut n'ont pas voulu se rendre à son appel; eh bien! ce seront les premiers venus, des gens recueillis sur les places et les carrefours, des pauvres, des mendiants, des boiteux, n'importe; il faut remplir la salle, «et je vous le jure, dit le roi, aucun de ceux qui étaient invités ne goûtera mon festin.»

Le pur ébionisme, c'est-à-dire la doctrine que les pauvres (ébionim) seuls seront sauvés, que le règne des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus. «Malheur à vous, riches, disait-il, car vous avez votre consolation! Malheur à vous qui êtes maintenant rassasiés, car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant, car vous gémirez et vous pleurerez[507].» «Quand tu fais un festin, disait-il encore, n'invite pas tes amis, tes parents, tes voisins riches; ils te réinviteraient, et tu aurais ta récompense. Mais quand tu fais un repas, invite les pauvres, les infirmes, les boiteux, les aveugles; et tant mieux pour toi s'ils n'ont rien à te rendre, car le tout te sera rendu dans la résurrection des justes[508].» C'est peut-être dans un sens analogue qu'il répétait souvent: «Soyez de bons banquiers[509],» c'est-à-dire: Faites de bons placements pour le royaume de Dieu, en donnant vos biens aux pauvres, conformément au vieux proverbe: «Donner au pauvre, c'est prêter à Dieu[510]

Ce n'était pas là, du reste, un fait nouveau. Le mouvement démocratique le plus exalté dont l'humanité ait gardé le souvenir (le seul aussi qui ait réussi, car seul il s'est tenu dans le domaine de l'idée pure), agitait depuis longtemps la race juive. La pensée que Dieu est le vengeur du pauvre et du faible contre le riche et le puissant se retrouve à chaque page des écrits de l'Ancien Testament. L'histoire d'Israël est de toutes les histoires celle où l'esprit populaire a le plus constamment dominé. Les prophètes, vrais tribuns et en un sens les plus hardis tribuns, avaient tonné sans cesse contre les grands et établi une étroite relation d'une part entre les mots de «riche, impie, violent, méchant,» de l'autre entre les mots de «pauvre, doux, humble, pieux[511].» Sous les Séleucides, les aristocrates ayant presque tous apostasié et passé à l'hellénisme, ces associations d'idées ne firent que se fortifier. Le Livre d'Hénoch contient des malédictions plus violentes encore que celles de l'Évangile contre le monde, les riches, les puissants[512]. Le luxe y est présenté comme un crime. Le «Fils de l'homme,» dans cette Apocalypse bizarre, détrône les rois, les arrache à leur vie voluptueuse, les précipite dans l'enfer[513]. L'initiation de la Judée à la vie profane, l'introduction récente d'un élément tout mondain de luxe et de bien-être, provoquaient une furieuse réaction en faveur de la simplicité patriarcale. «Malheur à vous qui méprisez la masure et l'héritage de vos pères! Malheur à vous qui bâtissez vos palais avec la sueur des autres! Chacune des pierres, chacune des briques qui les composent est un péché[514].» Le nom de «pauvre» (ébion) était devenu synonyme de «saint,» d'«ami de Dieu.» C'était le nom que les disciples galiléens de Jésus aimaient à se donner; ce fut longtemps le nom des chrétiens judaïsants de la Batanée et du Hauran (Nazaréens, Hébreux), restés fidèles à la langue comme aux enseignements primitifs de Jésus, et qui se vantaient de posséder parmi eux les descendants de sa famille[515]. A la fin du IIe siècle, ces bons sectaires, demeurés en dehors du grand courant qui avait emporté les autres églises, sont traités d'hérétiques (Ébionîtes), et on invente pour expliquer leur nom un prétendu hérésiarque Ébion[516].

On entrevoit sans peine, en effet, que ce goût exagéré de pauvreté ne pouvait être bien durable. C'était là un de ces éléments d'utopie comme il s'en mêle toujours aux grandes fondations, et dont le temps fait justice. Transporté dans le large milieu de la société humaine, le christianisme devait un jour très-facilement consentir à posséder des riches dans son sein, de même que le bouddhisme, exclusivement monacal à son origine, en vint très-vite, dès que les conversions se multiplièrent, à admettre des laïques. Mais on garde toujours la marque de ses origines. Bien que vite dépassé et oublié, l'ébionisme laissa dans toute l'histoire des institutions chrétiennes un levain qui ne se perdit pas. La collection des Logia ou discours de Jésus se forma dans le milieu ébionite de la Batanée[517]. La «pauvreté» resta un idéal dont la vraie lignée de Jésus ne se détacha plus. Ne rien posséder fut le véritable état évangélique; la mendicité devint une vertu, un état saint. Le grand mouvement ombrien du XIIIe siècle, qui est, entre tous les essais de fondation religieuse, celui qui ressemble le plus au mouvement galiléen, se passa tout entier au nom de la pauvreté. François d'Assise, l'homme du monde qui, par son exquise bonté, sa communion délicate, fine et tendre avec la vie universelle, a le plus ressemblé à Jésus, fut un pauvre. Les ordres mendiants, les innombrables sectes communistes du moyen âge (Pauvres de Lyon, Bégards, Bons-Hommes, Fratricelles, Humiliés, Pauvres évangéliques, etc.), groupés sous la bannière de «l'Évangile Éternel,» prétendirent être et furent en effet les vrais disciples de Jésus. Mais cette fois encore les plus impossibles rêves de la religion nouvelle furent féconds. La mendicité pieuse, qui cause à nos sociétés industrielles et administratives de si fortes impatiences, fut, à son jour et sous le ciel qui lui convenait, pleine de charme. Elle offrit à une foule d'âmes contemplatives et douces le seul état qui leur convienne. Avoir fait de la pauvreté un objet d'amour et de désir, avoir élevé le mendiant sur l'autel et sanctifié l'habit de l'homme du peuple, est un coup de maître dont l'économie politique peut n'être pas fort touchée, mais devant lequel le vrai moraliste ne peut rester indifférent. L'humanité, pour porter son fardeau, a besoin de croire qu'elle n'est pas complètement payée par son salaire. Le plus grand service qu'on puisse lui rendre est de lui répéter souvent qu'elle ne vit pas seulement de pain.

Comme tous les grands hommes, Jésus avait du goût pour le peuple et se sentait à l'aise avec lui. L'évangile dans sa pensée est fait pour les pauvres; c'est à eux qu'il apporte la bonne nouvelle du salut[518]. Tous les dédaignés du judaïsme orthodoxe étaient ses préférés. L'amour du peuple, la pitié pour son impuissance, le sentiment du chef démocratique, qui sent vivre en lui l'esprit de la foule et se reconnaît pour son interprète naturel, éclatent à chaque instant dans ses actes et ses discours[519].

La troupe élue offrait en effet un caractère fort mêlé et dont les rigoristes devaient être très-surpris. Elle comptait dans son sein des gens qu'un juif qui se respectait n'eût pas fréquentés[520]. Peut-être Jésus trouvait-il dans cette société en dehors des règles communes plus de distinction et de cœur que dans une bourgeoisie pédante, formaliste, orgueilleuse de son apparente moralité. Les pharisiens, exagérant les prescriptions mosaïques, en étaient venus à se croire souillés par le contact des gens moins sévères qu'eux; on touchait presque pour les repas aux puériles distinctions des castes de l'Inde. Méprisant ces misérables aberrations du sentiment religieux, Jésus aimait à dîner chez ceux qui en étaient les victimes[521]; on voyait à table à côté de lui des personnes que l'on disait de mauvaise vie, peut-être pour cela seul, il est vrai, qu'elles ne partageaient pas les ridicules des faux dévots. Les pharisiens et les docteurs criaient au scandale. «Voyez, disaient-ils, avec quelles gens il mange!» Jésus avait alors de fines réponses, qui exaspéraient les hypocrites: «Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin[522];» ou bien: «Le berger qui a perdu une brebis sur cent laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres pour courir après la perdue, et, quand il l'a trouvée, il la rapporte avec joie sur ses épaules[523];» ou bien: «Le fils de l'homme est venu sauver ce qui était perdu[524];» ou encore: «Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs[525];» enfin cette délicieuse parabole du fils prodigue, où celui qui a failli est présenté comme ayant une sorte de privilège d'amour sur celui qui a toujours été juste. Des femmes faibles ou coupables, surprises de tant de charme, et goûtant pour la première fois le contact plein d'attrait de la vertu, s'approchaient librement de lui. On s'étonnait qu'il ne les repoussât pas. «Oh! se disaient les puritains, cet homme n'est point un prophète; car, s'il l'était, il s'apercevrait bien que la femme qui le touche est une pécheresse.» Jésus répondait par la parabole d'un créancier qui remit à ses débiteurs des dettes inégales, et il ne craignait pas de préférer le sort de celui à qui fut remise la dette la plus forte[526]. Il n'appréciait les états de l'âme qu'en proportion de l'amour qui s'y mêle. Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées par leurs fautes aux sentiments d'humilité, étaient plus près de son royaume que les natures médiocres, lesquelles ont souvent peu de mérite à n'avoir point failli. On conçoit, d'un autre côté, que ces âmes tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un moyen de réhabilitation facile, s'attachaient à lui avec passion.

Loin qu'il cherchât à adoucir les murmures que soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter. Jamais on n'avoua plus hautement ce mépris du «monde,» qui est la condition des grandes choses et de la grande originalité. Il ne pardonnait au riche que quand le riche, par suite de quelque préjugé, était mal vu de là société[527] Il préférait hautement les gens de vie équivoque et de peu de considération aux notables orthodoxes. «Des publicains et des courtisanes, leur disait-il, vous précéderont dans le royaume de Dieu. Jean est venu; des publicains et des courtisanes ont cru en lui, et malgré cela vous ne vous êtes pas convertis[528].» On comprend combien le reproche de n'avoir pas suivi le bon exemple que leur donnaient des filles de joie, devait être sanglant pour des gens faisant profession de gravité et d'une morale rigide.

Il n'avait aucune affectation extérieure, ni montre d'austérité. Il ne fuyait pas la joie, il allait volontiers aux divertissements des mariages. Un de ses miracles fut fait pour égayer une noce de petite ville. Les noces en Orient ont lieu le soir. Chacun porte une lampe; les lumières qui vont et viennent font un effet fort agréable. Jésus aimait cet aspect gai et animé, et tirait de là des paraboles[529]. Quand on comparait une telle conduite à celle de Jean Baptiste, on était scandalisé[530]. Un jour que les disciples de Jean et les Pharisiens observaient le jeûne: «Comment se fait-il, lui dit-on, que tandis que les disciples de Jean et des Pharisiens jeûnent et prient, les tiens mangent et boivent?»—«Laissez-les, dit Jésus; voulez-vous faire jeûner les paranymphes de l'époux, pendant que l'époux est avec eux. Des jours viendront où l'époux leur sera enlevé; ils jeûneront alors[531].» Sa douce gaieté s'exprimait sans cesse par des réflexions vives, d'aimables plaisanteries. «A qui, disait-il, sont semblables les hommes de cette génération, et à qui les comparerai-je? Ils sont semblables aux enfants assis sur les places, qui disent à leurs camarades:

Voici que nous chantons,
Et vous ne dansez pas.
Voici que nous pleurons,
Et vous ne pleurez pas[532].

Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et vous dites: C'est un fou. Le Fils de l'homme est venu, vivant comme tout le monde, et vous dites: C'est un mangeur, un buveur de vin, l'ami des douaniers et des pécheurs. Vraiment, je vous l'assure, la sagesse n'est justifiée que par ses œuvres[533]

Il parcourait ainsi la Galilée au milieu d'une fête perpétuelle. Il se servait d'une mule, monture en Orient si bonne et si sûre, et dont le grand œil noir, ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur. Ses disciples déployaient quelquefois autour de lui une pompe rustique, dont leurs vêtements, tenant lieu de tapis, faisaient les frais. Ils les mettaient sur la mule qui le portait, ou les étendaient à terre sur son passage[534]. Quand il descendait dans une maison, c'était une joie et une bénédiction. Il s'arrêtait dans les bourgs et les grosses fermes, où il recevait une hospitalité empressée. En Orient, la maison où descend un étranger devient de suite un lieu public. Tout le village s'y rassemble; les enfants y font invasion; les valets les écartent; ils reviennent toujours. Jésus ne pouvait souffrir qu'on rudoyât ces naïfs auditeurs; il les faisait approcher de lui et les embrassait[535]. Les mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient leurs nourrissons pour qu'il les touchât[536]. Des femmes venaient verser de l'huile sur sa tête et des parfums sur ses pieds. Ses disciples les repoussaient parfois comme importunes; mais Jésus, qui aimait les usages antiques et tout ce qui indique la simplicité du cœur, réparait le mal fait par ses amis trop zélés. Il protégeait ceux qui voulaient l'honorer[537]. Aussi les enfants et les femmes l'adoraient. Le reproche d'aliéner de leur famille ces êtres délicats, toujours prompts à être séduits, était un de ceux que lui adressaient le plus souvent ses ennemis[538].

La religion naissante fut ainsi à beaucoup d'égards un mouvement de femmes et d'enfants. Ces derniers faisaient autour de Jésus comme une jeune garde pour l'inauguration de son innocente royauté, et lui décernaient de petites ovations auxquelles il se plaisait fort, l'appelant «fils de David,» criant Hosanna[539], et portant des palmes autour de lui. Jésus, comme Savonarole, les faisait peut-être servir d'instruments à des missions pieuses; il était bien aise de voir ces jeunes apôtres, qui ne le compromettaient pas, se lancer en avant et lui décerner des titres qu'il n'osait prendre lui-même. Il les laissait dire, et quand on lui demandait s'il entendait, il répondait d'une façon évasive que la louange qui sort de jeunes lèvres est la plus agréable à Dieu[540].

Il ne perdait aucune occasion de répéter que les petits sont des êtres sacrés[541], que le royaume de Dieu appartient aux enfants[542], qu'il faut devenir enfant pour y entrer[543], qu'on doit le recevoir en enfant[544], que le Père céleste cache ses secrets aux sages et les révèle aux petits[545]. L'idée de ses disciples se confond presque pour lui avec celle d'enfants[546]. Un jour qu'ils avaient entre eux une de ces querelles de préséance qui n'étaient point rares, Jésus prit un enfant, le mit au milieu d'eux, et leur dit: "Voilà le plus grand; celui qui est humble comme ce petit est le plus grand dans le royaume du ciel[547]."

C'était l'enfance, en effet, dans sa divine spontanéité, dans ses naïfs éblouissements de joie, qui prenait possession de la terre. Tous croyaient à chaque instant que le royaume tant désiré allait poindre. Chacun s'y voyait déjà assis sur un trône[548] à côté du maître. On s'y partageait les places[549]; on cherchait à supputer les jours. Cela s'appelait la «Bonne Nouvelle;» la doctrine n'avait pas d'autre nom. Un vieux mot, «paradis,» que l'hébreu, comme toutes les langues de l'Orient, avait emprunté à la Perse, et qui désigna d'abord les parcs des rois achéménides, résumait le rêve de tous: un jardin délicieux où l'on continuerait à jamais la vie charmante que l'on menait ici-bas[550]. Combien dura cet enivrement? On l'ignore. Nul, pendant le cours de cette magique apparition, ne mesura plus le temps qu'on ne mesure un rêve. La durée fut suspendue; une semaine fut comme un siècle. Mais qu'il ait rempli des années, ou des mois, le rêve fut si beau que l'humanité en a vécu depuis, et que notre consolation est encore d'en recueillir le parfum affaibli. Jamais tant de joie ne souleva la poitrine de l'homme. Un moment, dans cet effort, le plus vigoureux qu'elle ait fait pour s'élever au-dessus de sa planète, l'humanité oublia le poids de plomb qui l'attache à la terre, et les tristesses de la vie d'ici-bas. Heureux qui a pu voir de ses yeux cette éclosion divine, et partager, ne fût-ce qu'un jour, cette illusion sans pareille! Mais plus heureux encore, nous dirait Jésus, celui qui, dégagé de toute illusion, reproduirait en lui-même l'apparition céleste, et, sans rêve millénaire, sans paradis chimérique, sans signes dans le ciel, par la droiture de sa volonté et la poésie de son âme, saurait de nouveau créer en son cœur le vrai royaume de Dieu!


NOTES:

[506] Matth., XXII, 2 et suiv.; Luc, XIV, 16 et suiv. Comp. Matth.. VIII, 11-12; XXI, 33 et suiv.

[507] Luc, VI, 24-25.

[508] Luc, XIV, 12-14.

[509] Mot conservé par une tradition fort ancienne et fort suivie. Clément d'Alex., Strom., I, 28. On le retrouve dans Origène, dans saint Jérôme, et dans un grand nombre de Pères de l'Église.

[510] Prov., XIX, 17.

[511] Voir en particulier Amos, II, 6; Is., LXIII, 9; Ps. XXV, 9; XXXVII, 11; LXIX, 33, et en général les dictionnaires hébreux, aux mots:

Hebrew
.

[512] Ch. LXII, LXIII, XCVII, C, CIV.

[513] Hénoch, ch. XLVI, 4-8.

[514] Hénoch, XCIX, 13, 14.

[515] Jules Africain dans Eusèbe, H.E. I, 7; Eus., De situ et nom. loc. hebr., au mot Χωβα; Orig., Contre Celse, II, i; V, 61; Epiph., Adv. hær., XXIX, 7, 9; XXX, 2, 18.

[516] Voir surtout Origène, Contre Celse, II, i; De principiis, IV, 22. Comparez Épiph., Adv. hær., XXX, 17. Irénée, Origène, Eusèbe, les Constitutions apostoliques, ignorent l'existence d'un tel personnage. L'auteur des Philosophumena semble hésiter (VII, 34 et 35; X, 22 et 23). C'est par Tertullien et surtout par Épiphane qu'a été répandue la fable d'un Ébion. Du reste, tous les Pères sont d'accord sur l'étymologie Εβιων = πτωγος.

[517] Épiph., Adv. hær., XIX, XXIX et XXX, surtout XXIX, 9.

[518] Matth., XI, 5; Luc, VI, 20-21.

[519] Matth., IX, 36; Marc, VI, 34.

[520] Matth., IX, 10 et suiv.; Luc, XV entier.

[521] Matth., IX, 11; Marc, II, 16; Luc, V, 30.

[522] Matth., IX, 12.

[523] Luc, XV, 4 et suiv.

[524] Matth., XVIII, 11; Luc, XIX, 10.

[525] Matth., IX, 13.

[526] Luc, VII, 36 et suiv. Luc, qui aime à relever tout ce qui se rapporte au pardon des pécheurs (comp. X, 30 et suiv.; XV entier; XVII, 16 et suiv.; XIX, 2 et suiv.; XXIII, 39-43), a composé ce récit avec les traits d'une autre histoire, celle de l'onction des pieds, qui eut lieu à Béthanie quelques jours avant la mort de Jésus. Mais le pardon de la pécheresse était, sans contredit, un des traits essentiels de la vie anecdotique de Jésus. Cf. Jean, VIII, 3 et suiv.; Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.

[527] Luc, XIX; 2 et suiv.

[528] Matth., XXI, 31-32.

[529] Matth., XXV, 1 et suiv.

[530] Marc, II, 48; Luc, V, 33.

[531] Matth., IX, 14 et suiv.; Marc, II, 18 et suiv.; Luc, V, 33 et suiv.

[532] Allusion à quelque jeu d'enfant.

[533] Matth., XI, 16 et suiv.; Luc, VII, 34 et suiv. Proverbe qui veut dire: «L'opinion des hommes est aveugle. La sagesse des œuvres de Dieu n'est proclamée que par ses œuvres elles-mêmes.» Je lis εργων, avec le manuscrit B du Vatican, et non τεκνων.

[534] Matth., XXI, 7-8.

[535] Matth., XIX, 13 et suiv.; Marc, IX, 35; X, 13 et suiv.; Luc, XVIII, 15-16.

[536] Ibid.

[537] Matth., XXVI, 7 et suiv.; Marc, XIV, 3 et suiv.; Luc, VII, 37 et suiv.

[538] Évangile de Marcion, addition au v. 2 du ch. XXIII de Luc (Épiph., Adv. hær., XLII, 11). Si les retranchements de Marcion sont sans valeur critique, il n'en est pas de même de ses additions quand elles peuvent provenir, non d'un parti pris, mais de l'état des manuscrits dont il se servait.

[539] Cri qu'on poussait à la procession de la fête des Tabernacles, en agitant les palmes. Misclma, Sukka, III, 9. Cet usage existe encore chez les Israélites.

[540] Matth., XXI, 15-16.

[541] Matth., XVIII, 5, 40, 14; Luc, XVII, 2.

[542] Matth., XIX, 14; Marc, X, 14; Luc, XVIII, 16.

[543] Matth., XVIII, 4 et suiv.; Marc, IX, 33 et suiv.; Luc, IX, 40.

[544] Marc, X, 43.

[545] Matth., XI, 25; Luc, X, 21.

[546] Matth., X, 42; XVIII, 5, 44; Marc, IX, 36; Luc, XVII, 2.

[547] Matth, XVIII, 4; Marc, IX, 33-36; Luc, IX, 46-48.

[548] Luc, XXII, 30.

[549] Marc, X, 37,40-41.

[550] Luc, XXIII, 43; II Cor., XII, 4. Comp. Carm. sibyll., prooem., 86; Talm. de Bab., Chagiga, 14 b.


CHAPITRE XII.

AMBASSADE DE JEAN PRISONNIER VERS JÉSUS.—MORT DE JEAN.—RAPPORTS DE SON ÉCOLE AVEC CELLE DE JÉSUS.

Pendant que la joyeuse Galilée célébrait dans les fêtes la venue du bien-aimé, le triste Jean, dans sa prison de Machéro, s'exténuait d'attente et de désirs. Les succès du jeune maître qu'il avait vu quelques mois auparavant à son école arrivèrent jusqu'à lui. On disait que le Messie prédit par les prophètes, celui qui devait rétablir le royaume d'Israël, était venu et démontrait sa présence en Galilée par des œuvres merveilleuses. Jean voulut s'enquérir de la vérité de ce bruit, et comme il communiquait librement avec ses disciples, il en choisit deux pour aller vers Jésus en Galilée[551].

Les deux disciples trouvèrent Jésus au comble de sa réputation. L'air de fête qui régnait autour de lui les surprit. Accoutumés aux jeûnes, à la prière obstinée, à une vie toute d'aspirations, ils s'étonnèrent de se voir tout à coup transportés au milieu des joies de la bienvenue[552]. Ils firent part à Jésus de leur message: «Es-tu celui qui doit venir? Devons-nous en attendre un autre?» Jésus, qui dès lors n'hésitait plus guère sur son propre rôle de messie, leur énuméra les œuvres qui devaient caractériser la venue du royaume de Dieu, la guérison des malades, la bonne nouvelle du salut prochain annoncée aux pauvres. Il faisait toutes ces œuvres. «Heureux donc, ajouta-t-il, celui qui ne doutera pas de moi!» On ignore si cette réponse trouva Jean-Baptiste vivant, ou dans quelle disposition elle mit l'austère ascète. Mourut-il consolé et sûr que celui qu'il avait annoncé vivait déjà, ou bien conserva-t-il des doutes sur la mission de Jésus? Rien ne nous l'apprend. En voyant cependant son école se continuer assez longtemps encore parallèlement aux églises chrétiennes, on est porté à croire que, malgré sa considération pour Jésus, Jean ne l'envisagea pas comme devant réaliser les promesses divines. La mort vint du reste trancher ses perplexités. L'indomptable liberté du solitaire devait couronner sa carrière inquiète et tourmentée par la seule fin qui fût digne d'elle.

Les dispositions indulgentes qu'Antipas avait d'abord montrées pour Jean ne purent être de longue durée. Dans les entretiens que, selon la tradition chrétienne, Jean aurait eus avec le tétrarque, il ne cessait de lui répéter que son mariage était illicite et qu'il devait renvoyer Hérodiade[553]. On s'imagine facilement la haine que la petite-fille d'Hérode le Grand dut concevoir contre ce conseiller importun. Elle n'attendait plus qu'une occasion pour le perdre.

Sa fille Salomé, née de son premier mariage, et comme elle ambitieuse et dissolue, entra dans ses desseins. Cette année (probablement l'an 30), Antipas se trouva, le jour anniversaire de sa naissance, à Machéro. Hérode le Grand avait fait construire dans l'intérieur de la forteresse un palais magnifique[554], où le tétrarque résidait fréquemment. Il y donna un grand festin, durant lequel Salomé exécuta une de ces danses de caractère qu'on ne considère pas en Syrie comme messéantes à une personne distinguée. Antipas charmé ayant demandé à la danseuse ce qu'elle désirait, celle-ci répondit, à l'instigation de sa mère: «La tête de Jean sur ce plateau[555].» Antipas fut mécontent; mais il ne voulut pas refuser. Un garde prit le plateau, alla couper la tête du prisonnier, et l'apporta[556].

Les disciples du baptiste obtinrent son corps et le mirent dans un tombeau. Le peuple fut très-mécontent. Six ans après, Hâreth ayant attaqué Antipas, pour reprendre Machéro et venger le déshonneur de sa fille, Antipas fut complétement battu, et l'on regarda généralement sa défaite comme une punition du meurtre de Jean[557].

La nouvelle de cette mort fut portée à Jésus par des disciples mêmes du baptiste[558]. La dernière démarche que Jean avait faite auprès de Jésus avait achevé d'établir entre les deux écoles des liens étroits. Jésus, craignant de la part d'Antipas un surcroît de mauvais vouloir, prit quelques précautions et se retira au désert[559]. Beaucoup de monde l'y suivit. Grâce à une extrême frugalité, la troupe sainte y vécut; on crut naturellement voir en cela un miracle[560]. A partir de ce moment, Jésus ne parla plus de Jean qu'avec un redoublement d'admiration. Il déclarait sans hésiter[561] qu'il était plus qu'un prophète, que la Loi et les prophètes anciens n'avaient eu de force que jusqu'à lui[562], qu'il les avait abrogés, mais que le royaume du ciel l'abrogerait à son tour. Enfin, il lui prêtait dans l'économie du mystère chrétien une place à part, qui faisait de lui le trait d'union entre le vieux Testament et l'avènement du règne nouveau.

Le prophète Malachie, dont l'opinion en ceci fut vivement relevée[563], avait annoncé avec beaucoup de force un précurseur du Messie, qui devait préparer les hommes au renouvellement final, un messager qui viendrait aplanir les voies devant l'élu de Dieu. Ce messager n'était autre que le prophète Élie, lequel, selon une croyance fort répandue, allait bientôt descendre du ciel, où il avait été enlevé, pour disposer les hommes par la pénitence au grand avènement et réconcilier Dieu avec son peuple[564]. Quelquefois, à Élie on associait, soit le patriarche Hénoch, auquel, depuis un ou deux siècles, on s'était pris à attribuer une haute sainteté[565], soit Jérémie[566], qu'on envisageait comme une sorte de génie protecteur du peuple, toujours occupé à prier pour lui devant le trône de Dieu[567]. Cette idée de deux anciens prophètes devant ressusciter pour servir de précurseurs au Messie se retrouve d'une manière si frappante dans la doctrine des Parsis qu'on est très-porté à croire qu'elle venait de ce côté[568]. Quoi qu'il en soit, elle faisait, à l'époque de Jésus, partie intégrante des théories juives sur le Messie. Il était admis que l'apparition de «deux témoins fidèles,» vêtus d'habits de pénitence, serait le préambule du grand drame qui allait se dérouler, à la stupéfaction de l'univers[569].

On comprend qu'avec ces idées, Jésus et ses disciples ne pouvaient hésiter sur la mission de Jean-Baptiste. Quand les scribes leur faisaient cette objection qu'il ne pouvait encore être question du Messie, puisque Élie n'était pas venu[570], ils répondaient qu'Élie était venu, que Jean était Élie ressuscité[571]. Par son genre de vie, par son opposition aux pouvoirs politiques établis, Jean rappelait en effet cette figure étrange de la vieille histoire d'Israël[572]. Jésus ne tarissait pas sur les mérites et l'excellence de son précurseur. Il disait que parmi les enfants des hommes il n'en, était pas né de plus grand. Il blâmait énergiquement les pharisiens et les docteurs de ne pas avoir accepté son baptême, et de ne pas s'être convertis à sa voix[573].

Les disciples de Jésus furent fidèles à ces principes du maître. Le respect de Jean fut une tradition constante dans la première génération chrétienne[574]. On le supposa parent de Jésus[575]. Pour fonder la mission de celui-ci sur un témoignage admis de tous, on raconta que Jean, dès la première vue de Jésus, le proclama Messie; qu'il se reconnut son inférieur, indigne de délier les cordons de ses souliers; qu'il se refusa d'abord à le baptiser et soutint que c'était lui qui devait l'être par Jésus[576]. C'étaient là des exagérations, que réfutait suffisamment la forme dubitative du dernier message de Jean[577]. Mais, en un sens plus général, Jean resta dans la légende chrétienne ce qu'il fut en réalité, l'austère préparateur, le triste prédicateur de pénitence avant les joies de l'arrivée de l'époux, le prophète qui annonce le royaume de Dieu et meurt avant de le voir. Géant des origines chrétiennes, ce mangeur de sauterelles et de miel sauvage, cet âpre redresseur de torts, fut l'absinthe qui prépara les lèvres à la douceur du royaume de Dieu. Le décollé d'Hérodiade ouvrit l'ère des martyrs chrétiens; il fut le premier témoin de la conscience nouvelle. Les mondains, qui reconnurent en lui leur véritable ennemi, ne purent permettre qu'il vécût; son cadavre mutilé, étendu sur le seuil du christianisme, traça la voie sanglante où tant d'autres devaient passer après lui.

L'école de Jean ne mourut pas avec son fondateur. Elle vécut quelque temps, distincte de celle de Jésus, et d'abord en bonne intelligence avec elle. Plusieurs années après la mort des deux maîtres, on se faisait encore baptiser du baptême de Jean. Certaines personnes étaient à la fois des deux écoles; par exemple, le célèbre Apollos, le rival de saint Paul (vers l'an 50), et un bon nombre de chrétiens d'Éphèse[578]. Josèphe se mit (l'an 53) à l'école d'un ascète nommé Banou[579], qui offre avec Jean-Baptiste la plus grande ressemblance, et qui était peut-être de son école. Ce Banou[580] vivait dans le désert, vêtu de feuilles d'arbres; il ne se nourrissait que de plantes ou de fruits sauvages, et prenait fréquemment pendant le jour et pendant la nuit des baptêmes d'eau froide pour se purifier. Jacques, celui qu'on appelait le «frère du Seigneur» (il y a peut-être ici quelque confusion d'homonymes), observait un ascétisme analogue[581]. Plus tard, vers l'an 80, le baptisme fut en lutte avec le christianisme, surtout en Asie-Mineure. Jean l'Évangéliste paraît le combattre d'une façon détournée[582]. Un des poèmes sibyllins[583] semble provenir de cette école. Quant aux sectes d'Hémérobaptistes, de Baptistes, d'Elchasaïtes (Sabiens, Mogtasila des écrivains arabes[584]), qui remplissent au second siècle la Syrie, la Palestine, la Babylonie, et dont les restes subsistent encore de nos jours chez les Mendaïtes, dits «chrétiens de Saint-Jean,» elles ont la même origine que le mouvement de Jean-Baptiste, plutôt qu'elles ne sont la descendance authentique de Jean. La vraie école de celui-ci, à demi fondue avec le christianisme, passa à l'état de petite hérésie chrétienne et s'éteignit obscurément. Jean avait bien vu de quel côté était l'avenir. S'il eût cédé à une rivalité mesquine, il serait aujourd'hui oublié dans la foule des sectaires de son temps. Par l'abnégation, il est arrivé à la gloire et à une position unique dans le panthéon religieux de l'humanité.


NOTES:

[551] Matth., XI 2 et suiv.; Luc, VII, 18 et suiv.

[552] Matth., IX, 14 et suiv.

[553] Matth., XIV, 4 et suiv.; Marc, VI, 18 et suiv.; Luc, III, 49.

[554] Jos., De Belle jud., VII, vi, 2.

[555] Plateaux portatifs sur lesquels, en Orient, on sert les liqueurs et les mets.

[556] Matth., XIV, 3 et suiv.; Marc, VI, 14-29; Jos., Ant., XVIII, V, 2.

[557] Josèphe, Ant., XVIII, V, 1 et 2.

[558] Matth., XIV, 12.

[559] Matth., XIV, 13.

[560] Matth., XIV, 15 et suiv.; Marc, VI, 35 et suiv.; Luc, IX, 41 et suiv.; Jean, VI, 2 et suiv.

[561] Matth., XI, 7 et suiv.; Luc, VII, 24 et suiv.

[562] Matth., XI, 12-13; Luc, XVI, 16.

[563] Malachie, III et IV; Ecclésiast., XLVIII, 10. V. ci-dessus, ch. VI.

[564] Matth., XI, 14; XVII, 10; Marc, VI, 15; VIII, 28; IX, 40 et suiv.; Luc, IX, 8, 19.

[565] Ecclésiastique, XLIV, 16.

[566] Matth., XVI, 14.

[567] II Macch., XV, 13 et suiv.

[568] Textes cités par Anquetil-Duperron, Zend-Avesta, I, 2e part., p. 46, rectifiés par Spiegel, dans la Zeitschrift der deutschen morgenlændischen Gesellschaft, I, 261 et suiv.; extraits du Jamasp-Nameh, dans l'Avesta de Spiegel, I, p. 34. Aucun des textes parsis qui impliquent vraiment l'idée de prophètes ressuscités et précurseurs n'est ancien; mais les idées contenues dans ces textes paraissent bien antérieures à l'époque de la rédaction desdits textes.

[569] Apoc., XI, 3 et suiv.

[570] Marc, IX, 10.

[571] Matth., XI, 14; XVII, 10-13; Marc, VI, 15; IX, 10-12; Luc, IX, 8; Jean, I, 21-25.

[572] Luc, I, 17.

[573] Matth., XXI, 32; Luc, VII, 29-30.

[574] Act., XIX, 4.

[575] Luc, I.

[576] Matth., III, 14 et suiv.; Luc, III, 16; Jean, I, 15 et suiv.; V, 2-33.

[577] Matth., XI, 2 et suiv.; Luc, VII, 18 et suiv.

[578] Act., XVIII, 28; XIX, 1-5. Cf. Épiph., Adv. hær., XXX, 16.

[579] Vita, 2.

[580] Serait-ce le Bounaï qui est compté par le Talmud (Bab., Sanhédrin, 43 a) au nombre des disciples de Jésus?

[581] Ilégésippe, dans Eusèbe, H.E., II, 23.

[582] Évang., I, 26,33; IV, 2; I Épître, V, 6. Cf. Act., X, 47.

[583] Livre IV. Voir surtout v. 157 et suiv.

[584] Je rappelle que Sabiens est l'équivalent araméen du mot «Baptistes.» Mogtasila a le même sens en arabe.


CHAPITRE XIII.

PREMIÈRES TENTATIVES SUR JÉRUSALEM.

Jésus, presque tous les ans, allait à Jérusalem pour la fête de Pâques. Le détail de chacun de ces voyages est peu connu; car les synoptiques n'en parlent pas[585], et les notes du quatrième évangile sont ici très-confuses[586]. C'est, à ce qu'il semble, l'an 31, et certainement après la mort de Jean, qu'eut lieu le plus important des séjours de Jésus dans la capitale. Plusieurs des disciples le suivaient. Quoique Jésus attachât dès lors peu de valeur au pèlerinage, il s'y prêtait pour ne pas blesser l'opinion juive, avec laquelle il n'avait pas encore rompu. Ces voyages, d'ailleurs, étaient essentiels à son dessein; car il sentait déjà que, pour jouer un rôle de premier ordre, il fallait sortir de Galilée, et attaquer le judaïsme dans sa place forte, qui était Jérusalem.

La petite communauté galiléenne était ici fort dépaysée. Jérusalem était alors à peu près ce qu'elle est aujourd'hui, une ville de pédantisme, d'acrimonie, de disputes, de haines, de petitesse d'esprit. Le fanatisme y était extrême et les séditions religieuses très-fréquentes. Les pharisiens y dominaient; l'étude de la Loi, poussée aux plus insignifiantes minuties, réduite à des questions de casuiste, était l'unique étude. Cette culture exclusivement théologique et canonique ne contribuait en rien à polir les esprits. C'était quelque chose d'analogue à la doctrine stérile du faquih musulman, à cette science creuse qui s'agite autour d'une mosquée, grande dépense de temps et de dialectique faite en pure perte, et sans que la bonne discipline de l'esprit en profite. L'éducation théologique du clergé moderne, quoique très-sèche, ne peut donner aucune idée de cela; car la Renaissance a introduit dans tous nos enseignements, même les plus rebelles, une part de belles-lettres et de bonne méthode, qui fait que la scolastique a pris plus ou moins une teinte d'humanités. La science du docteur juif, du sofer ou scribe, était purement barbare, absurde sans compensation, dénuée de tout élément moral[587]. Pour comble de malheur, elle remplissait celui qui s'était fatigué à l'acquérir d'un ridicule orgueil. Fier du prétendu savoir qui lui avait coûté tant de peine, le scribe juif avait pour la culture grecque le même dédain que le savant musulman a de nos jours pour la civilisation européenne, et que le vieux théologien catholique avait pour le savoir des gens du monde. Le propre de ces cultures scolastiques est de fermer l'esprit à tout ce qui est délicat, de ne laisser d'estime que pour les difficiles enfantillages où l'on a usé sa vie, et qu'on envisage comme l'occupation naturelle des personnes faisant profession de gravité[588].

Ce monde odieux ne pouvait manquer de peser fort lourdement sur les âmes tendres et délicates du nord. Le mépris des Hiérosolymites pour les Galiléens rendait la séparation encore plus profonde. Dans ce beau temple, objet de tous leurs désirs, ils ne trouvaient souvent que l'avanie. Un verset du psaume des pèlerins[589], «J'ai choisi de me tenir à la porte dans la maison de mon Dieu,» semblait fait exprès pour eux. Un sacerdoce dédaigneux souriait de leur naïve dévotion, à peu près comme autrefois en Italie le clergé, familiarisé avec les sanctuaires, assistait froid et presque railleur à la ferveur du pèlerin venu de loin. Les Galiléens parlaient un patois assez corrompu; leur prononciation était vicieuse; ils confondaient les diverses aspirations, ce qui amenait des quiproquo dont on riait beaucoup[590]. En religion, on les tenait pour ignorants et peu orthodoxes[591]; l'expression «sot Galiléen» était devenue proverbiale[592]. On croyait (non sans raison) que le sang juif était chez eux très-mélangé, et il passait pour constant que la Galilée ne pouvait produire un prophète[593]. Placés ainsi aux confins du judaïsme et presque en dehors, les pauvres Galiléens n'avaient pour relever leurs espérances qu'un passage d'Isaïe assez mal interprété[594]: «Terre de Zabulon et terre de Nephtali, Voie de la mer[595], Galilée des gentils! Le peuple qui marchait dans l'ombre a vu une grande lumière; le soleil s'est levé pour ceux qui étaient assis dans les ténèbres.» La renommée de la ville natale de Jésus était particulièrement mauvaise. C'était un proverbe populaire: «Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth[596]

La profonde sécheresse de la nature aux environs de Jérusalem devait ajouter au déplaisir de Jésus. Les vallées y sont sans eau; le sol, aride et pierreux. Quand l'œil plonge dans la dépression de la mer Morte, la vue a quelque chose de saisissant; ailleurs elle est monotone. Seule, la colline de Mizpa, avec ses souvenirs de la plus vieille histoire d'Israël, soutient le regard. La ville présentait, du temps de Jésus, à peu près la même assise qu'aujourd'hui. Elle n'avait guère de monuments anciens, car jusqu'aux Asmonéens, les Juifs étaient restés étrangers à tous les arts; Jean Hyrcan avait commencé à l'embellir, et Hérode le Grand en avait fait une des plus superbes villes de l'Orient. Les constructions hérodiennes le disputent aux plus achevées de l'antiquité par leur caractère grandiose la perfection de l'exécution, la beauté des matériaux[597]. Une foule de superbes tombeaux, d'un goût original, s'élevaient vers le même temps aux environs de Jérusalem[598]. Le style de ces monuments était le style grec, mais approprié aux usages des Juifs, et considérablement modifié selon leurs principes. Les ornements de sculpture vivante, que les Hérodes se permettaient, au grand mécontentement des rigoristes, en étaient bannis et remplacés par une décoration végétale. Le goût des anciens habitants de la Phénicie et de la Palestine pour les monuments monolithes taillés sur la roche vive, semblait revivre en ces singuliers tombeaux découpés dans le rocher, et où les ordres grecs sont si bizarrement appliqués à une architecture de troglodytes. Jésus, qui envisageait les ouvrages d'art comme un pompeux étalage de vanité, voyait tous ces monuments de mauvais œil.[599] Son spiritualisme absolu et son opinion arrêtée que la figure du vieux monde allait passer ne lui laissaient de goût que pour les choses du cœur.

Le temple, à l'époque de Jésus, était tout neuf, et les ouvrages extérieurs n'en étaient pas complètement terminés. Hérode en avait fait commencer la reconstruction l'an 20 ou 21 avant l'ère chrétienne, pour le mettre à l'unisson de ses autres édifices. Le vaisseau du temple fut achevé en dix-huit mois, les portiques en huit ans;[600] mais les parties accessoires se continuèrent lentement et ne furent terminées que peu de temps avant la prise de Jérusalem[601]. Jésus y vit probablement travailler, non sans quelque humeur secrète. Ces espérances d'un long avenir étaient comme une insulte à son prochain avènement. Plus clairvoyant que les incrédules et les fanatiques, il devinait que ces superbes constructions étaient appelées à une courte durée[602].

Le temple, du reste, formait un ensemble merveilleusement imposant, dont le haram actuel[603], malgré sa beauté, peut à peine donner une idée. Les cours et les portiques environnants servaient journellement de rendez-vous à une foule considérable, si bien que ce grand espace était à la fois le temple, le forum, le tribunal, l'université. Toutes les discussions religieuses des écoles juives, tout l'enseignement canonique, les procès même et les causes civiles, toute l'activité de la nation, en un mot, était concentrée là[604]. C'était un perpétuel cliquetis d'arguments, un champ clos de disputes, retentissant de sophismes et de questions subtiles. Le temple avait ainsi beaucoup d'analogie avec une mosquée musulmane. Pleins d'égards à cette époque pour les religions étrangères, quand elles restaient sur leur propre territoire[605], les Romains s'interdirent l'entrée du sanctuaire; des inscriptions grecques et latines marquaient le point jusqu'où il était permis aux non-Juifs de s'avancer[606]. Mais la tour Antonia, quartier général de la force romaine, dominait toute l'enceinte et permettait de voir ce qui s'y passait[607]. La police du temple appartenait aux Juifs; un capitaine du temple en avait l'intendance, faisait ouvrir et fermer les portes, empêchait qu'on ne traversât l'enceinte avec un bâton à la main, avec des chaussures poudreuses, en portant des paquets ou pour abréger le chemin[608]. On veillait surtout scrupuleusement à ce que personne n'entrât à l'état d'impureté légale dans les portiques intérieurs. Les femmes avaient une loge absolument séparée.

C'est là que Jésus passait ses journées, durant le temps qu'il restait à Jérusalem. L'époque des fêtes amenait dans cette ville une affluence extraordinaire. Réunis en chambrées de dix et vingt personnes, les pèlerins envahissaient tout et vivaient dans cet entassement désordonné où se plaît l'Orient[609]. Jésus se perdait dans la foule, et ses pauvres Galiléens groupés autour de lui faisaient peu d'effet. Il sentait probablement qu'il était ici dans un monde hostile et qui ne l'accueillerait qu'avec dédain. Tout ce qu'il voyait l'indisposait. Le temple, comme en général les lieux de dévotion très-fréquentés, offrait un aspect peu édifiant. Le service du culte entraînait une foule de détails assez repoussants, surtout des opérations mercantiles, par suite desquelles de vraies boutiques s'étaient établies dans l'enceinte sacrée. On y vendait des bêtes pour les sacrifices; il s'y trouvait des tables pour l'échange de la monnaie; par moments, on se serait cru dans un bazar. Les bas officiers du temple remplissaient sans doute leurs fonctions avec la vulgarité irréligieuse des sacristains de tous les temps. Cet air profane et distrait dans le maniement des choses saintes blessait le sentiment religieux de Jésus, parfois porté jusqu'au scrupule[610]. Il disait qu'on avait fait de la maison de prière une caverne de voleurs. Un jour même, dit-on, la colère l'emporta; il frappa à coups de fouet ces ignobles vendeurs et renversa leurs tables[611]. En général, il aimait peu le temple. Le culte qu'il avait conçu pour son Père, n'avait rien à faire avec des scènes de boucherie. Toutes ces vieilles institutions juives lui déplaisaient, et il souffrait d'être obligé de s'y conformer. Aussi le temple ou son emplacement n'inspirèrent-ils de sentiments pieux, dans le sein du christianisme, qu'aux chrétiens judaïsants. Les vrais hommes nouveaux eurent en aversion cet antique lieu sacré. Constantin et les premiers empereurs chrétiens y laissèrent subsister les constructions païennes d'Adrien[612]. Ce furent les ennemis du christianisme, comme Julien, qui pensèrent à cet endroit[613]. Quand Omar entra dans Jérusalem, l'emplacement du temple était à dessein pollué en haine des Juifs[614]. Ce fut l'islam, c'est-à-dire une sorte de résurrection du judaïsme dans sa forme exclusivement sémitique, qui lui rendit ses honneurs. Ce lieu a toujours été antichrétien.

L'orgueil des Juifs achevait de mécontenter Jésus, et de lui rendre le séjour de Jérusalem pénible. A mesure que les grandes idées d'Israël mûrissaient, le sacerdoce s'abaissait. L'institution des synagogues avait donné à l'interprète de la Loi, au docteur, une grande supériorité sur le prêtre. Il n'y avait de prêtres qu'à Jérusalem, et là même, réduits à des fonctions toutes rituelles, à peu près comme nos prêtres de paroisse exclus de la prédication, ils étaient primés par l'orateur de la synagogue, le casuiste, le sofer ou scribe, tout laïque qu'était ce dernier. Les hommes célèbres du Talmud ne sont pas des prêtres; ce sont des savants selon les idées du temps. Le haut sacerdoce de Jérusalem tenait, il est vrai, un rang fort élevé dans la nation; mais il n'était nullement à la tête du mouvement religieux. Le souverain pontife, dont la dignité avait déjà été avilie par Hérode[615], devenait de plus en plus un fonctionnaire romain[616], qu'on révoquait fréquemment pour rendre la charge profitable à plusieurs. Opposés aux pharisiens, zélateurs laïques très-exaltés, les prêtres étaient presque tous des sadducéens, c'est-à-dire des membres de cette aristocratie incrédule qui s'était formée autour du temple, vivait de l'autel, mais en voyait la vanité[617]. La caste sacerdotale s'était séparée à tel point du sentiment national et de la grande direction religieuse qui entraînait le peuple, que le nom de «sadducéen» (sadoki), qui désigna d'abord simplement un membre de la famille sacerdotale de Sadok, était devenu synonyme de «matérialiste» et d' «épicurien.»

Un élément plus mauvais encore était venu, depuis le règne d'Hérode le Grand, corrompre le haut sacerdoce. Hérode s'étant pris d'amour pour Mariamne, fille d'un certain Simon, fils lui-même de Boëthus d'Alexandrie, et ayant voulu l'épouser (vers l'an 28 avant J.-C.), ne vit d'autre moyen, pour anoblir son beau-père et l'élever jusqu'à lui, que de le faire grand-prêtre. Cette famille intrigante resta maîtresse, presque sans interruption, du souverain pontificat pendant trente-cinq ans[618]. Étroitement alliée à la famille régnante, elle ne le perdit qu'après la déposition d'Archélaüs, et elle le recouvra (l'an 42 de notre ère) après qu'Hérode Agrippa eut refait pour quelque temps l'œuvre d'Hérode le Grand. Sous le nom de Boëthusim[619], se forma ainsi une nouvelle noblesse sacerdotale, très-mondaine, très-peu dévote, qui se fondit à peu près avec les Sadokites. Les Boëthusim, dans le Talmud et les écrits rabbiniques, sont présentés comme des espèces de mécréants et toujours rapprochés des Sadducéens[620]. De tout cela résulta autour du temple une sorte de cour de Rome, vivant de politique, peu portée aux excès de zèle, les redoutant même, ne voulant pas entendre parler de saints personnages ni de novateurs, car elle profitait de la routine établie. Ces prêtres épicuriens n'avaient pas la violence des Pharisiens; ils ne voulaient que le repos; c'étaient leur insouciance morale, leur froide irréligion qui révoltaient Jésus. Bien que très-différents, les prêtres et les Pharisiens se confondirent ainsi dans ses antipathies. Mais étranger et sans crédit, il dut longtemps renfermer son mécontentement en lui-même et ne communiquer ses sentiments qu'a la société intime qui l'accompagnait.

Avant le dernier séjour, de beaucoup le plus long de tous qu'il fit à Jérusalem et qui se termina par sa mort, Jésus essaya cependant de se faire écouter. Il prêcha; on parla de lui; on s'entretint de certains actes que l'on considérait comme miraculeux. Mais de tout cela ne résulta ni une église établie a Jérusalem, ni un groupe de disciples hiérosolymites. Le charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu qu'on l'aimât, ne pouvait trouver beaucoup d'écho dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacrifices vieillis. Il en résulta seulement pour lui quelques bonnes relations, dont plus tard il recueillit les fruits. Il ne semble pas que dès lors il ait fait la connaissance de la famille de Béthanie qui lui apporta, au milieu des épreuves de ses derniers mois, tant de consolations. Mais de bonne heure il attira l'attention d'un certain Nicodème, riche pharisien, membre du sanhédrin et fort considéré à Jérusalem[621]. Cet homme, qui paraît avoir été honnête et de bonne foi, se sentit attiré vers le jeune Galiléen. Ne voulant pas se compromettre, il vint le voir de nuit et eut avec lui une longue conversation[622]. Il en garda sans doute une impression favorable, car plus tard il défendit Jésus contre les préventions de ses confrères[623], et, à la mort de Jésus, nous le trouverons entourant de soins pieux le cadavre du maître[624]. Nicodème ne se fit pas chrétien; il crut devoir à sa position de ne pas entrer dans un mouvement révolutionnaire, qui ne comptait pas encore de notables adhérents. Mais il porta évidemment beaucoup d'amitié à Jésus et lui rendit des services, sans pouvoir l'arracher à une mort dont l'arrêt, à l'époque où nous sommes arrivés, était déjà comme écrit.

Quant aux docteurs célèbres du temps, Jésus ne paraît avoir eu de rapports avec eux. Hillel et Schammaï étaient morts; la plus grande autorité du temps était Gamaliel, petit-fils de Hillel. C'était un esprit libéral et un homme du monde, ouvert aux études profanes, formé à la tolérance par son commerce avec la haute société[625]. A l'encontre des Pharisiens très-sévères, qui marchaient voilés ou les yeux fermés, il regardait les femmes, même les païennes[626]. La tradition le lui pardonna, comme d'avoir su le grec, parce qu'il approchait de la cour[627]. Après la mort de Jésus, il exprima sur la secte nouvelle des vues très-modérées[628]. Saint Paul sortit de son école[629]. Mais il est bien probable que Jésus n'y entra jamais.

Une pensée du moins que Jésus emporta de Jérusalem, et qui dès à présent paraît chez lui enracinée, c'est qu'il n'y a pas de pacte possible avec l'ancien culte juif. L'abolition des sacrifices qui lui avaient causé tant de dégoût, la suppression d'un sacerdoce impie et hautain, et dans un sens général l'abrogation de la Loi lui parurent d'une absolue nécessité. A partir de ce moment, ce n'est plus en réformateur juif, c'est en destructeur du judaïsme qu'il se pose. Quelques partisans des idées messianiques avaient déjà admis que le Messie apporterait une loi nouvelle, qui serait commune à toute la terre[630]. Les Esséniens, qui étaient à peine des juifs, paraissent aussi avoir été indifférents au temple et aux observances mosaïques. Mais ce n'étaient là que des hardiesses isolées ou non avouées. Jésus le premier osa dire qu'à partir de lui, ou plutôt à partir de Jean[631], la Loi n'existait plus. Si quelquefois il usait de termes plus discrets[632], c'était pour ne pas choquer trop violemment les préjugés reçus. Quand on le poussait à bout, il levait tous les voiles, et déclarait que la Loi n'avait plus aucune force. Il usait à ce sujet de comparaisons énergiques: «On ne raccommode pas, disait-il, du vieux avec du neuf. On ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres[633].» Voilà, dans la pratique, son acte de maître et de créateur. Ce temple exclut les non-Juifs de son enceinte par des affiches dédaigneuses. Jésus n'en veut pas. Cette Loi étroite, dure, sans charité, n'est faite que pour les enfants d'Abraham. Jésus prétend que tout homme de bonne volonté, tout homme qui l'accueille et l'aime, est fils d'Abraham[634]. L'orgueil du sang lui paraît l'ennemi capital qu'il faut combattre. Jésus, en d'autres termes, n'est plus juif. Il est révolutionnaire au plus haut degré; il appelle tous les hommes à un culte fondé sur leur seule qualité d'enfants de Dieu. Il proclame les droits de l'homme, non les droits du juif; la religion de l'homme, non la religion du juif; la délivrance de l'homme, non la délivrance du juif[635]. Ah! que nous sommes loin d'un Judas Gaulonite, d'un Mathias Margaloth, prêchant la révolution au nom de la Loi! La religion de l'humanité, établie non sur le sang, mais sur le cœur, est fondée. Moïse est dépassé; le temple n'a plus de raison d'être et est irrévocablement condamné.


NOTES:

[585] Ils les supposent cependant obscurément (Matth., XXIII, 37; Luc, XIII, 34). Ils connaissent aussi bien que Jean la relation de Jésus avec Joseph d'Arimathie. Luc même (X, 38-42) connaît la famille de Béthanie. Luc (IX, 51-54) a un sentiment vague du système du quatrième évangile sur les voyages de Jésus. Plusieurs discours contre les Pharisiens et les Sadducéens, placés par les synoptiques en Galilée, n'ont guère de sens qu'à Jérusalem. Enfin, le laps de huit jours est beaucoup trop court pour expliquer tout ce qui dut se passer entre l'arrivée de Jésus dans cette ville et sa mort.

[586] Deux pèlerinages sont clairement indiqués (Jean, II, 13, et V, 1), sans parler du dernier voyage (VII, 10), après lequel Jésus ne retourna plus en Galilée. Le premier avait eu lieu pendant que Jean baptisait encore. Il appartiendrait, par conséquent, à la pâque de l'an 29. Mais les circonstances données comme appartenant à ce voyage sont d'une époque plus avancée (comp. surtout Jean, II, 14 et suiv., et Matth., XXI, 12-13; Marc, 15-17; Luc, XIX, 45-46). Il y a évidemment des transpositions de date dans ces chapitres de Jean, ou plutôt il a mêlé les circonstances de divers voyages.

[587] On en peut juger par le Talmud, écho de la scolastique juive de ce temps.

[588] Jos., Ant., XX, xi, 2.

[589] Ps. LXXXIV (Vulg. LXXXIII), 11.

[590] Matth., XXVI, 73; Marc, XIV, 70; Act., II, 7; Talm. de Bab., Erubin, 53 a et suiv.; Bereschith rabba, 26 c.

[591] Passage du traité Erubin, précité.

[592] Erubin, loc. cit., 53 b.

[593] Jean, VII, 52.

[594] IX, 1-2; Matth., IV, 13 et suiv.

[595] Voir ci-dessus, note 468.

[596] Jean I, 46.

[597] Jos., Ant., XV, viii-xi; B.J., V, v, 6; Marc, XIII, 1-2.

[598] Tombeaux dits des Juges, des Rois, d'Absalom, de Zacharie, de Josaphat, de saint Jacques. Comparez la description du tombeau des Macchabées à Modin (I Macch., XIII, 27 et suiv.).

[599] Matth., XXIII, 27,29; XXIV, 4 et suiv.; Marc, XIII, 4 et suiv.; Luc, XIX, 44; XXI, 5 et suiv. Comparez Livre d'Hénoch, XCVII, 43-14; Talmud de Babylone, Schabbath, 33 b.

[600] Jos., Ant., XV, XL 5, 6.

[601] Ibid., XX, IX, 7; Jean, II 20.

[602] Matth., XXIV, 2; XXVI, 61; XXVII, 40; Marc, XIII, 2; XIV, 58; XV, 29; Luc, XXI, 6; Jean, II, 19-20.

[603] Nul doute que le temple et son enceinte n'occupassent l'emplacement de la mosquée d'Omar et du haram, ou Cour Sacrée, qui environne la mosquée. Le terre-plein du haram est, dans quelques parties, notamment à l'endroit où les Juifs vont pleurer, le soubassement même du temple d'Hérode.

[604] Luc, II, 46 et suiv.; Mischna, Sanhédrin, X, 2.

[605] Suet., Aug., 93.

[606] Philo, Legatio ad Caïum, § 31; Jos., B.J., V, v, 2; VI, II, 4; Act., XXI, 28.

[607] Des traces considérables de la tour Antonia se voient encore dans la partie septentrionale du haram.

[608] Mischna, Berakoth, IX, 5; Talm. de Babyl., Jebamoth, 6 b; Marc, XI, 16.

[609] Jos., B.J., II, xiv, 3; VI, IX, 3. Comp. PS. CXXXIII (Vulg. CXXXII).

[610] Marc, XI, 16.

[611] Matth., XXI, 12 et suiv.; Marc, XI, 15 et suiv.; Luc, XIX, 45 et suiv.; Jean, II, 14 et suiv.

[612] Itin. a Burdig. Hierus., p. 152 (édit. Schott); S. Jérôme, In Is., II, 8, et in Matth., XXIV, 15.

[613] Ammien Marcellin, XXIII, 1.

[614] Eutychius, Ann., II, 286 et suiv. (Oxford, 1659).

[615] Jos., Ant., XI, iii, 1, 3.

[616] Jos., Ant., XVIII, ii.

[617] Act., IV, 1 et suiv.; V, 17; Jos., Ant., XX, ix, 1; Pirké Aboth, I, 10.

[618] Jos., Ant., XV, ix, 3; XVII, vi, 4; XIII, 1; XVIII, I, 1; II, 1; XIX, vi, 2; VIII, 1.

[619] Ce nom ne se trouve que dans les documents juifs. Je pense que les «Hérodiens» de l'Évangile sont les Boëthusim.

[620] Traité Aboth Nathan, 5; Soferim, III, hal. 5; Mischna, Menachoth, X, 3; Talmud de Babylone, Schabbath, 118 a. Le nom des Boëthusim s'échange souvent dans les livres talmudiques avec celui des Sadducéens ou avec le mot Minim (hérétiques). Comparez Thosiphta Joma, I, à Talm. de Jérus., même traité, I, 5, et Talm. de Bab., même traité, 19 b; Thos. Sukka, III, à Talm. de Bab., même traité, 43 b; Thos. ibid., plus loin, à Talm. de Bab., même traité, 48 b; Thos. Rosch hasschana, I, à Mischna, même traité, II, 1, Talm. de Jérus., même traité, II, 1, et Talm. de Bab., même, traité, 22 b; Thos. Menachoth, X, à Mischna, même traité, X, 3, Talm. de Bab., même traité, 65 a, Mischna, Chagiga, II, 4, et Megillath Taanith, I; Thos. Iadaïm, II, à Talm. de Jérus., Baba Bathra, VIII, 1, Talm. de Bab., même traité, 115 b, et Megillath Taanith, V.

[621] Il semble qu'il est question de lui dans le Talmud. Talm. de Bab., Taanith., 20 a; Gittin., 56 a; Ketuboth, 66 b; traité Aboth Nathan, VII; Midrasch rabba, Eka, 64 a. Le passage Taanith l'identifie avec Bounaï, lequel, d'après Sanhédrin (v. ci-dessus, p. 203, note 3), était disciple de Jésus. Mais si Bounaï est le Banou de Josèphe, ce rapprochement est sans force.

[622] Jean, III, 1 et suiv.; VII, 50. On est certes libre de croire que le texte même de la conversation n'est qu'une création de Jean.

[623] Jean, VII, 50 et suiv.

[624] Jean, XIX, 39.

[625] Mischna, Baba metsia, V, 8; Talm. de Bab., Sota, 49 b.

[626] Talm. de Jérus., Berakoth, IX, 2.

[627] Passage Sota, précité, et Baba Kama, 83 a.

[628] Act., V, 34 et suiv.

[629] Act., XXII, 3.

[630] Orac. sib., 1. III, 573 et suiv.; 715 et suiv.; 756-58. Comparez le Targum de Jonathan, Is., XII, 3.

[631] Luc, XVI, 16. Le passage de Matthieu, XXI, 12-13, est moins clair, mais ne peut avoir d'autre sens.

[632] Matth., V, 17-18 (Cf. Talm. de Bab., Schabbath, l. 16 b). Ce passage n'est pas en contradiction avec ceux où l'abolition de la Loi est impliquée. Il signifie seulement qu'en Jésus toutes les figures de l'Ancien Testament sont accomplies. Cf. Luc, XVI, 17.

[633] Matth., IX, 16-17; Luc, V, 36 et suiv.

[634] Luc, XIX, 9.

[635] Matth., XXIV, 14; XXVIII, 19; Marc, XIII, 10; XVI, 15; Luc, XXIV, 47.


CHAPITRE XIV.

RAPPORTS DE JÉSUS AVEC LES PAÏENS ET LES SAMARITAINS.

Conséquent à ces principes, il dédaignait tout ce qui n'était pas la religion du cœur. Les vaines pratiques des dévots[636], le rigorisme extérieur, qui se fie pour le salut à des simagrées, l'avaient pour mortel ennemi. Il se souciait peu du jeûne[637]. Il préférait le pardon d'une injure au sacrifice[638]. L'amour de Dieu, la charité, le pardon réciproque, voilà toute sa loi[639]. Rien de moins sacerdotal. Le prêtre, par état, pousse toujours au sacrifice public, dont il est le ministre obligé; il détourne de la prière privée, qui est un moyen de se passer de lui. On chercherait vainement dans l'Évangile une pratique religieuse recommandée par Jésus. Le baptême n'a pour lui qu'une importance secondaire[640]; et quant à la prière, il ne règle rien, sinon qu'elle se fasse du cœur. Plusieurs, comme il arrive toujours, croyaient remplacer par la bonne volonté des âmes faibles le vrai amour du bien, et s'imaginaient conquérir le royaume du ciel en lui disant: «Rabbi, rabbi;» il les repoussait, et proclamait que sa religion, c'est de bien faire[641]. Souvent il citait le passage d'Isaïe: «Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi[642]

Le sabbat était le point capital sur lequel s'élevait l'édifice des scrupules et des subtilités pharisaïques. Cette institution antique et excellente était devenue un prétexte pour de misérables disputes de casuistes et une source de croyances superstitieuses[643]. On croyait que la nature l'observait; toutes les sources intermittentes passaient pour «sabbatiques[644].» C'était aussi le point sur lequel Jésus se plaisait le plus à défier ses adversaires[645]. Il violait ouvertement le sabbat, et ne répondait aux reproches qu'on lui en faisait que par de fines railleries. A plus forte raison dédaignait-il une foule d'observances modernes, que la tradition avait ajoutées à la Loi, et qui, par cela même, étaient les plus chères aux dévots. Les ablutions, les distinctions trop subtiles des choses pures et impures le trouvaient sans pitié: «Pouvez-vous aussi, leur disait-il, laver votre âme? Ce n'est pas ce que l'homme mange qui le souille, mais ce qui sort de son cœur.» Les pharisiens, propagateurs de ces momeries, étaient le point de mire de tous ses coups. Il les accusait d'enchérir sur la Loi, d'inventer des préceptes impossibles pour créer aux hommes des occasions de péché: «Aveugles, conducteurs d'aveugles, disait-il, prenez garde de tomber dans la fosse.»—«Race de vipères, ajoutait-il en secret, ils ne parlent que du bien, mais au dedans ils sont mauvais; ils font mentir le proverbe: «La bouche ne verse que le trop-plein du cœur[646]

Il ne connaissait pas assez les gentils pour songer à fonder sur leur conversion quelque chose de solide. La Galilée contenait un grand nombre de païens, mais non à ce qu'il semble, un culte des faux dieux public et organisé[647]. Jésus put voir ce culte se déployer avec toute sa splendeur dans le pays de Tyr et de Sidon, à Césarée de Philippe, et dans la Décapole[648]. Il y fit peu d'attention. Jamais on ne trouve chez lui ce pédantisme fatigant des Juifs de son temps, ces déclamations contre l'idolâtrie, si familières à ses coreligionnaires depuis Alexandre, et qui remplissent par exemple le livre de la «Sagesse[649].» Ce qui le frappe dans les païens, ce n'est pas leur idolâtrie, c'est leur servilité[650]. Le jeune démocrate juif, frère en ceci de Judas le Gaulonite, n'admettant de maître que Dieu, était très-blessé des honneurs dont on entourait la personne des souverains et des titres souvent mensongers qu'on leur donnait. A cela près, dans la plupart des cas où il rencontre des païens, il montre pour eux une grande indulgence; parfois il affecte de concevoir sur eux plus d'espoir que sur les Juifs[651]. Le royaume de Dieu leur sera transféré. «Quand un propriétaire est mécontent de ceux à qui il a loué sa vigne, que fait-il? Il la loue à d'autres, qui lui rapportent de bons fruits[652].» Jésus devait tenir d'autant plus à cette idée que la conversion des gentils était, selon les idées juives, un des signes les plus certains de la venue du Messie[653]. Dans son royaume de Dieu, il fait asseoir au festin, à côté d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, des hommes venus des quatre vents du ciel, tandis que les héritiers légitimes du royaume sont repoussés[654]. Souvent, il est vrai, on croit trouver dans les ordres qu'il donne à ses disciples une tendance toute contraire: il semble leur recommander de ne prêcher le salut qu'aux seuls Juifs orthodoxes[655]; il parle des païens d'une manière conforme aux préjugés des Juifs[656]. Mais il faut se rappeler que les disciples, dont l'esprit étroit ne se prêtait pas à cette haute indifférence pour la qualité de fils d'Abraham, ont bien pu faire fléchir dans le sens de leurs propres idées les instructions de leur maître. En outre, il est fort possible que Jésus ait varié sur ce point, de même que Mahomet parle des Juifs, dans le Coran, tantôt de la façon la plus honorable, tantôt avec une extrême dureté, selon qu'il espère ou non les attirer à lui. La tradition, en effet, prête à Jésus deux règles de prosélytisme tout à fait opposées et qu'il a pu pratiquer tour à tour: «Celui qui n'est pas contre vous est pour vous;»—«Celui qui n'est pas avec moi est contre moi[657].» Une lutte passionnée entraîne presque nécessairement ces sortes de contradictions.

Ce qui est certain, c'est qu'il compta parmi ses disciples plusieurs des gens que les Juifs appelaient «Hellènes[658].» Ce mot avait, en Palestine, des sens fort divers. Il désignait tantôt des païens, tantôt des Juifs parlant grec et habitant parmi les païens[659], tantôt des gens d'origine païenne convertis au judaïsme[660]. C'est probablement dans cette dernière catégorie d'Hellènes que Jésus trouva de la sympathie[661]. L'affiliation au judaïsme avait beaucoup de degrés; mais les prosélytes restaient toujours dans un état d'infériorité à l'égard du juif de naissance. Ceux dont il s'agit ici étaient appelés «prosélytes de la porte» ou «gens craignant Dieu,» et assujettis aux préceptes de Noë, non aux préceptes mosaïques[662]. Cette infériorité même était sans doute la cause qui les rapprochait de Jésus et leur valait sa faveur.

Il en usait de même avec les Samaritains. Serrée comme un îlot entre les deux grandes provinces du judaïsme (la Judée et la Galilée), la Samarie formait en Palestine une espèce d'enclave, où se conservait le vieux culte du Garizim, frère et rival de celui de Jérusalem. Cette pauvre secte, qui n'avait ni le génie ni la savante organisation du judaïsme proprement dit, était traitée par les Hiérosolymites avec une extrême dureté[663]. On la mettait sur la même ligne que les païens, avec un degré de haine de plus[664]. Jésus, par une sorte d'opposition, était bien disposé pour elle. Souvent il préfère les Samaritains aux Juifs orthodoxes. Si, dans d'autres cas, il semble défendre à ses disciples d'aller les prêcher, réservant son Évangile pour les Israélites purs[665], c'est là encore, sans doute, un précepte de circonstance, auquel les apôtres auront donné un sens trop absolu. Quelquefois, en effet, les Samaritains le recevaient mal, parce qu'ils le supposaient imbu des préjugés de ses coreligionnaires[666]; de la même façon que de nos jours l'Européen libre penseur est envisagé comme un ennemi par le musulman, qui le croit toujours un chrétien fanatique. Jésus savait se mettre au-dessus de ces malentendus[667]. Il eut plusieurs disciples à Sichem, et il y passa au moins deux jours[668]. Dans une circonstance, il ne rencontre de gratitude et de vraie piété que chez un samaritain[669]. Une de ses plus belles paraboles est celle de l'homme blessé sur la route de Jéricho. Un prêtre passe, le voit et continue son chemin. Un lévite passe et ne s'arrête pas. Un samaritain a pitié de lui, s'approche, verse de l'huile dans ses plaies et les bande[670]. Jésus conclut de là que la vraie fraternité s'établit entre les hommes par la charité, non par la foi religieuse. Le «prochain,» qui dans le judaïsme était surtout le coreligionnaire, est pour lui l'homme qui a pitié de son semblable sans distinction de secte. La fraternité humaine dans le sens le plus large sortait à pleins bords de tous ses enseignements.

Ces pensées, qui assiégeaient Jésus à sa sortie de Jérusalem, trouvèrent leur vive expression dans une anecdote qui a été conservée sur son retour. La route de Jérusalem en Galilée passe à une demi-heure de Sichem[671], devant l'ouverture de la vallée dominée par les monts Ebal et Garizim. Cette route était en général évitée par les pèlerins juifs, qui aimaient mieux dans leurs voyages faire le long détour de la Pérée que de s'exposer aux avanies des Samaritains ou de leur demander quelque chose. Il était défendu de manger et de boire avec eux[672]; c'était un axiome de certains casuistes qu' «un morceau de pain des Samaritains est de la chair de porc[673].» Quand on suivait cette route, on faisait donc ses provisions d'avance; encore évitait-on rarement les rixes et les mauvais traitements[674]. Jésus ne partageait ni ces scrupules ni ces craintes. Arrivé dans la route, au point où s'ouvre sur la gauche la vallée de Sichem, il se trouva fatigué, et s'arrêta près d'un puits. Les Samaritains avaient, alors comme aujourd'hui, l'habitude de donner à toutes les localités de leur vallée des noms tirés des souvenirs patriarcaux; ils regardaient ce puits comme ayant été donné par Jacob à Joseph; c'était probablement celui-là même qui s'appelle encore maintenant Bir-Iakoub. Les disciples entrèrent dans la vallée et allèrent à la ville acheter des provisions; Jésus s'assit sur le bord du puits, ayant en face de lui le Garizim.

Il était environ midi. Une femme de Sichem vint puiser de l'eau. Jésus lui demanda à boire, ce qui excita chez cette femme un grand étonnement, les Juifs s'interdisant d'ordinaire tout commerce avec les Samaritains. Gagnée par l'entretien de Jésus, la femme reconnut en lui un prophète, et, s'attendant à des reproches sur son culte, elle prit les devants: «Seigneur, dit-elle, nos pères ont adoré sur cette montagne, tandis que vous autres, vous dites que c'est à Jérusalem qu'il faut adorer.—Femme, crois-moi, lui répondit Jésus, l'heure est venue où l'on n'adorera plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité[675].» Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l'édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu'à la fin des temps. Non-seulement sa religion, ce jour-là, fut la bonne religion de l'humanité, ce fut la religion absolue; et si d'autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob. L'homme n'a pu s'y tenir; car on n'atteint l'idéal qu'un moment. Le mot de Jésus a été un éclair dans une nuit obscure; il a fallu dix-huit cents ans pour que les yeux de l'humanité (que dis-je! d'une portion infiniment petite de l'humanité) s'y soient habitués. Mais l'éclair deviendra le plein jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d'erreurs, l'humanité reviendra à ce mot-là, comme à l'expression immortelle de sa foi et de ses espérances.


NOTES:

[636] Matth., XV, 9.

[637] Matth., IX, 14; XI, 19.

[638] Matth., V, 23 et suiv.; IX, 13; XII, 7.

[639] Matth., XXII, 37 et suiv.; Marc, XII, 28 et suiv.; Luc, X, 25 et suiv.

[640] Matth., III, 15; I Cor., I, 17.

[641] Matth., VII, 21; Luc, VI, 46.

[642] Matth., XV, 8; Marc, VII, 6. Cf. Isaïe, XXIX, 13.

[643] Voir surtout le traité Schabbath de la Mischna, et le Livre des Jubilés (traduit de l'éthiopien dans les Jahrbücher d'Ewald, années 2 et 3), c. L.

[644] Jos., B.J., VII, v, 4; Pline, H.N., XXXI, 18. Cf. Thomson, The Land and the Book, I, 406 et suiv.

[645] Matth., XII, 1-14; Marc, II, 23-28; Luc, VI, 1-5; XIII, 14 et suiv.; XIV, 1 et suiv.

[646] Matth., XII, 34; XV, 1 et suiv., 12 et suiv.; XXIII entier; Marc, VII, 1 et suiv., 15 et suiv.; Luc, VI, 43; XI, 39 et suiv.

[647] Je crois que les païens de Galilée se trouvaient surtout aux frontières, à Kadès, par exemple, mais que le cœur même du pays, la ville de Tibériade exceptée, était tout juif. La ligne où finissent les ruines de temples et où commencent les ruines de synagogues est aujourd'hui nettement marquée à la hauteur du lac Huleh (Samachonitis). Les traces de sculpture païenne qu'on a cru trouver à Tell-Hum sont douteuses. La côte, en particulier la ville d'Acre, ne faisaient point partie de la Galilée.

[648] Voir ci-dessus, p. 146-147.

[649] Chap. XIII et suiv.

[650] Matth., XX, 25; Marc, X, 42; Luc, XXII, 25.

[651] Matth., VIII, 5 et suiv.; XV, 22 et suiv.; Marc, VII, 25 et suiv.; Luc, IV, 25 et suiv.

[652] Matth., XXI, 41; Marc, XII, 9; Luc, XX, 16.

[653] Is., II, 2 et suiv.; LX; Amos, IX, 11 et suiv.; Jérém., III, 17; Malach., I, 11; Tobie, XIII, 13 et suiv.; Orac. sibyl., III, 715 et suiv. Comp. Matth., XXIV, 14; Act., XV, 13 et suiv.

[654] Matth., VIII, 11-12; XXI, 33 et suiv.; XXII, 1 et suiv.

[655] Matth., VII, 6; X, 5-6; XV, 24; XXI, 43.

[656] Matth., V, 46 et suiv.; VI, 7, 32; XVIII, 17; Luc, VI, 32 et suiv.; XII, 30.

[657] Matth., XII, 30; Marc, IX, 39; Luc, IX, 50; XI, 23.

[658] Josèphe le dit formellement (Ant., XVIII, iii, 3). Comp. Jean, VII, 35; XII, 20-21.

[659] Talm. de Jérus., Sota, VII, 1.

[660] Voir, en particulier, Jean, VII, 35; XII, 20; Act., XIV, l; XVII, 4; XVIII, 4; XXI, 28.

[661] Jean, XII, 20; Act., VIII, 27.

[662] Mischna, Baba metsia, IX, 12; Talm. de Bab., Sanh., 56 b; Act., VIII, 27; X, 2, 22, 35; XIII, 16, 26, 43, 50; XVI, 14; XVII, 4, 17; XVIII, 7; Galat., II, 3; Jos., Ant., XIV, vii, 2.

[663] Ecclésiastique, L, 27-28; Jean, VIII, 48; Jos., Ant., IX, xiv, 3; XI, viii, 6; XII, v, 5; Talm. de Jérus., Aboda zara, V, 4; Pesachim I, 1.

[664] Matth., X, 5; Luc, XVII, 18. Comp. Talm. de Bab., Cholin, 6 a.

[665] Matth., X, 5-6.

[666] Luc, IX, 53.

[667] Luc, IX, 56.

[668] Jean, IV, 39-43.

[669] Luc, XVII, 16 et suiv.

[670] Luc, X, 30 et suiv.

[671] Aujourd'hui Naplouse.

[672] Luc, IX, 53; Jean, IV, 9.

[673] Mischna, Schebiit, VIII, 10.

[674] Jos., Ant., XX, v, 1; B.J., II, xii, 3, Vita, 52.

[675] Jean, IV, 21-23. Le V. 22, au moins le dernier membre, qui exprime une pensée opposée à celle des versets 21 et 23, paraît avoir été interpolé. Il ne faut pas trop insister sur la réalité historique d'une telle conversation, puisque Jésus ou son interlocutrice auraient, seuls pu la raconter. Mais l'anecdote du chapitre IV de Jean représente certainement une des pensées les plus intimes de Jésus, et la plupart des circonstances du récit ont un cachet frappant de vérité.


CHAPITRE XV.

COMMENCEMENT DE LA LÉGENDE DE JÉSUS.—IDÉE QU'IL A LUI-MÊME DE SON RÔLE SURNATUREL.

Jésus rentra en Galilée ayant complètement perdu sa foi juive, et en pleine ardeur révolutionnaire. Ses idées maintenant s'expriment avec une netteté parfaite. Les innocents aphorismes de son premier âge prophétique, en partie empruntés aux rabbis antérieurs, les belles prédications morales de sa seconde période aboutissent à une politique décidée. La Loi sera abolie; c'est lui qui l'abolira[676]. Le Messie est venu; c'est lui qui l'est. Le royaume de Dieu va bientôt se révéler; c'est par lui qu'il se révélera. Il sait bien qu'il sera victime de sa hardiesse; mais le royaume de Dieu ne peut être conquis sans violence; c'est par des crises et des déchirements qu'il doit s'établir[677]. Le Fils de l'homme, après sa mort, viendra avec gloire, accompagné de légions d'anges, et ceux qui l'auront repoussé seront confondus.

L'audace d'une telle conception ne doit pas nous surprendre. Jésus s'envisageait depuis longtemps avec Dieu sur le pied d'un fils avec son père. Ce qui chez d'autres serait un orgueil insupportable, ne doit pas chez lui être traité d'attentat.

Le titre de «fils de David» fut le premier qu'il accepta, probablement sans tremper dans les fraudes innocentes par lesquelles on chercha à le lui assurer. La famille de David était, a ce qu'il semble, éteinte depuis longtemps[678]; les Asmonéens, d'origine sacerdotale, ne pouvaient chercher à s'attribuer une telle descendance; ni Hérode, ni les Romains ne songent un moment qu'il existe autour d'eux un représentant quelconque des droits de l'antique dynastie. Mais depuis la fin des Asmonéens, le rêve d'un descendant inconnu des anciens rois, qui vengerait la nation de ses ennemis, travaillait toutes les têtes. La croyance universelle était que le Messie serait fils de David et naîtrait comme lui à Bethléhem[679]. Le sentiment premier de Jésus n'était pas précisément cela. Le souvenir de David, qui préoccupait la masse des Juifs, n'avait rien de commun avec son règne céleste. Il se croyait fils de Dieu, et non pas fils de David. Son royaume et la délivrance qu'il méditait étaient d'un tout autre ordre. Mais l'opinion ici lui fit une sorte de violence. La conséquence immédiate de cette proposition: «Jésus est le Messie,» était cette autre proposition: «Jésus est fils de David.» Il se laissa donner un titre sans lequel il ne pouvait espérer aucun succès. Il finit, ce semble, par y prendre plaisir, car il faisait de la meilleure grâce les miracles qu'on lui demandait en l'interpellant ainsi[680]. Ici, comme dans plusieurs autres circonstances de sa vie, Jésus se plia aux idées qui avaient cours de son temps, bien qu'elles ne fussent pas précisément les siennes. Il associait à son dogme du «royaume de Dieu,» tout ce qui échauffait les cœurs et les imaginations. C'est ainsi que nous l'avons vu adopter le baptême de Jean, qui pourtant ne devait pas lui importer beaucoup.

Une grave difficulté se présentait: c'était sa naissance à Nazareth, qui était de notoriété publique. On ne sait si Jésus lutta contre cette objection. Peut-être ne se présenta-t-elle pas en Galilée, où l'idée que le fils de David devait être un bethléhémite était moins répandue. Pour le galiléen idéaliste, d'ailleurs, le titre de «fils de David» était suffisamment justifié, si celui à qui on le décernait relevait la gloire de sa race et ramenait les beaux jours d'Israël. Autorisa-t-il par son silence les généalogies fictives que ses partisans imaginèrent pour prouver sa descendance royale[681]? Sut-il quelque chose des légendes inventées pour le faire naître à Bethléhem, et en particulier du tour par lequel on rattacha son origine bethléhémite au recensement qui eut lieu par l'ordre du légat impérial, Quirinius[682]? On l'ignore. L'inexactitude et les contradictions des généalogies[683] portent à croire qu'elles furent le résultat d'un travail populaire s'opérant sur divers points, et qu'aucune d'elles ne fut sanctionnée par Jésus[684]. Jamais il ne se désigne de sa propre bouche comme fils de David. Ses disciples, bien moins éclairés que lui, enchérissaient parfois sur ce qu'il disait de lui-même; le plus souvent il n'avait pas connaissance de ces exagérations. Ajoutons que, durant les trois premiers siècles, des fractions considérables du christianisme[685] nièrent obstinément la descendance royale de Jésus et l'authenticité des généalogies.

Sa légende était ainsi le fruit d'une grande conspiration toute spontanée et s'élaborait autour de lui de son vivant. Aucun grand événement de l'histoire ne s'est passé sans donner lieu à un cycle de fables, et Jésus n'eût pu, quand il l'eût voulu, couper court à ces créations populaires. Peut-être un œil sagace eût-il su reconnaître dès lors le germe des récits qui devaient lui attribuer une naissance surnaturelle, soit en vertu de cette idée, fort répandue dans l'antiquité, que l'homme hors ligne ne peut être né des relations ordinaires des deux sexes; soit pour répondre à un chapitre mal entendu d'Isaïe[686], où l'on croyait lire que le Messie naîtrait d'une vierge; soit enfin par suite de l'idée que le «Souffle de Dieu,» déjà érigé en hypostase divine, est un principe de fécondité[687]. Déjà peut-être couraient sur son enfance plus d'une anecdote conçue en vue de montrer dans sa biographie l'accomplissement de l'idéal messianique[688], ou, pour mieux dire, des prophéties que l'exégèse allégorique du temps rapportait au Messie. D'autres fois, on lui créait dès le berceau des relations avec les hommes célèbres, Jean-Baptiste, Hérode le Grand, des astrologues chaldéens qui, dit-on, firent vers ce temps-là un voyage à Jérusalem[689], deux vieillards, Siméon et Anne, qui avaient laissé des souvenirs de haute sainteté[690]. Une chronologie assez lâche présidait à ces combinaisons, fondées pour la plupart sur des faits réels travestis[691]. Mais un singulier esprit de douceur et de bonté, un sentiment profondément populaire, pénétraient toutes ces fables, et en faisaient un supplément de la prédication[692]. C'est surtout après la mort de Jésus que de tels récits prirent de grands développements; on peut croire cependant qu'ils circulaient déjà de son vivant, sans rencontrer autre chose qu'une pieuse crédulité et une naïve admiration.

Que jamais Jésus n'ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c'est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était profondément étrangère à l'esprit juif; il n'y en a nulle trace dans les évangiles synoptiques[693]; on ne la trouve indiquée que dans des parties de l'évangile de Jean qui ne peuvent être acceptées comme un écho de la pensée de Jésus. Parfois même Jésus semble prendre des précautions pour repousser une telle doctrine[694]. L'accusation de se faire Dieu ou l'égal de Dieu est présentée, même dans l'évangile de Jean, comme une calomnie des Juifs[695]. Dans ce dernier évangile, il se déclare moindre que son Père[696]. Ailleurs, il avoue que le Père ne lui a pas tout révélé[697]. Il se croit plus qu'un homme ordinaire, mais séparé de Dieu par une distance infinie. Il est fils de Dieu; mais tous les hommes le sont ou peuvent le devenir à des degrés divers[698]. Tous, chaque jour, doivent appeler Dieu leur père; tous les ressuscités seront fils de Dieu[699]. La filiation divine était attribuée dans l'Ancien Testament à des êtres qu'on ne prétendait nullement égaler à Dieu[700]. Le mot «fils» a, dans les langues sémitiques et dans la langue du Nouveau Testament, les sens les plus larges[701]. D'ailleurs, l'idée que Jésus se fait de l'homme n'est pas cette idée humble, qu'un froid déisme a introduite. Dans sa poétique conception de la nature, un seul souffle pénètre l'univers: le souffle de l'homme est celui de Dieu; Dieu habite en l'homme, vit par l'homme, de même que l'homme habite en Dieu, vit par Dieu[702]. L'idéalisme transcendant de Jésus ne lui permit jamais d'avoir une notion bien claire de sa propre personnalité. Il est son Père, son Père est lui. Il vit dans ses disciples; il est partout avec eux[703]; ses disciples sont un, comme lui et son Père sont un[704]. L'idée pour lui est tout; le corps, qui fait la distinction des personnes, n'est rien.

Le titre de «Fils de Dieu,» ou simplement de «Fils[705],» devint ainsi pour Jésus un titre analogue à «Fils de l'homme» et, comme celui-ci, synonyme de «Messie,» à la seule différence qu'il s'appelait lui-même «Fils de l'homme» et qu'il ne semble pas avoir fait le même usage du mot «Fils de Dieu[706].» Le titre de Fils de l'homme exprimait sa qualité de juge; celui de Fils de Dieu sa participation aux desseins suprêmes et sa puissance. Cette puissance n'a pas de limites. Son Père lui a donné tout pouvoir. Il a le droit de changer même le sabbat[707]. Nul ne connaît le Père que par lui[708]. Le Père lui a exclusivement transmis le droit de juger[709]. La nature lui obéit; mais elle obéit aussi à quiconque croit et prie; la foi peut tout[710]. Il faut se rappeler que nulle idée des lois de la nature ne venait, dans son esprit, ni dans celui de ses auditeurs, marquer la limite de l'impossible. Les témoins de ses miracles remercient Dieu «d'avoir donné de tels pouvoirs aux hommes[711].» Il remet les péchés[712]; il est supérieur à David, à Abraham, à Salomon, aux prophètes[713]. Nous ne savons sous quelle forme ni dans quelle mesure ces affirmations se produisaient. Jésus ne doit pas être jugé sur la règle de nos petites convenances. L'admiration de ses disciples le débordait et l'entraînait. Il est évident que le titre de Rabbi, dont il s'était d'abord contenté, ne lui suffisait plus; le titre même de prophète ou d'envoyé de Dieu ne répondait plus à sa pensée. La position qu'il s'attribuait était celle d'un être surhumain, et il voulait qu'on le regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres hommes. Mais il faut remarquer que ces mots de «surhumain» et de «surnaturel,» empruntés à notre théologie mesquine, n'avaient pas de sens dans la haute conscience religieuse de Jésus. Pour lui, la nature et le développement de l'humanité n'étaient pas des règnes limités hors de Dieu, de chétives réalités, assujetties aux lois d'un empirisme désespérant. Il n'y avait pas pour lui de surnaturel, car il n'y avait pas de nature. Ivre de l'amour infini, il oubliait la lourde chaîne qui tient l'esprit captif; il franchissait d'un bond l'abîme, infranchissable pour la plupart, que la médiocrité des facultés humaines trace entre l'homme et Dieu.

On ne saurait méconnaître dans ces affirmations de Jésus le germe de la doctrine qui devait plus tard faire de lui une hypostase divine[714], en l'identifiant avec le Verbe, ou «Dieu second[715],» ou fils aîné de Dieu[716], ou Ange métatrône[717], que la théologie juive créait d'un autre côté[718]. Une sorte de besoin amenait cette théologie, pour corriger l'extrême rigueur du vieux monothéisme, à placer auprès de Dieu un assesseur, auquel le Père éternel est censé déléguer le gouvernement de l'univers. La croyance que certains hommes sont des incarnations de facultés ou de «puissances» divines, était répandue; les Samaritains possédaient vers le même temps un thaumaturge nommé Simon, qu'on identifiait avec «la grande vertu de Dieu[719].» Depuis près de deux siècles, les esprits spéculatifs du judaïsme se laissaient aller au penchant de faire des personnes distinctes avec les attributs divins ou avec certaines expressions qu'on rapportait à la divinité. Ainsi le «Souffle de Dieu,» dont il est souvent question dans l'Ancien Testament, est considéré comme un être à part, l'«Esprit-Saint.» De même, la «Sagesse de Dieu,» la «Parole de Dieu» deviennent des personnes existantes par elles-mêmes. C'était le germe du procédé qui a engendré les Sephiroth de la Cabbale, les Æons du gnosticisme, les hypostases chrétiennes, toute cette mythologie sèche, consistant en abstractions personnifiées, à laquelle le monothéisme est obligé de recourir, quand il veut introduire en Dieu la multiplicité.

Jésus paraît être resté étranger à ces raffinements de théologie, qui devaient bientôt remplir le monde de disputes stériles. La théorie métaphysique du Verbe, telle qu'on la trouve dans les écrits de son contemporain Philon, dans les Targums chaldéens, et déjà dans le livre de la «Sagesse[720],» ne se laisse entrevoir ni dans les Logia de Matthieu, ni en général dans les synoptiques, interprètes si authentiques des paroles de Jésus. La doctrine du Verbe, en effet, n'avait rien de commun avec le messianisme. Le Verbe de Philon et des Targums n'est nullement le Messie. C'est Jean l'évangéliste ou son école qui plus tard cherchèrent à prouver que Jésus est le Verbe, et qui créèrent dans ce sens toute une nouvelle théologie, fort différente de celle du royaume de Dieu[721]. Le rôle essentiel du Verbe est celui de créateur et de providence; or Jésus ne prétendit jamais avoir créé le monde, ni le gouverner. Son rôle sera de le juger, de le renouveler. La qualité de président des assises finales de l'humanité, tel est l'attribut essentiel que Jésus s'attribue, le rôle que tous les premiers chrétiens lui prêtèrent[722]. Jusqu'au grand jour, il siège à la droite de Dieu comme son Métatrône, son premier ministre et son futur vengeur[723]. Le Christ surhumain des absides byzantines, assis en juge du monde, au milieu des apôtres, analogues à lui et supérieurs aux anges qui ne font qu'assister et servir, est la très-exacte représentation figurée de cette conception du «Fils de l'homme,» dont nous trouvons les premiers traits déjà si fortement indiqués dans le Livre de Daniel.

En tout cas, la rigueur d'une scolastique réfléchie n'était nullement d'un tel monde. Tout l'ensemble d'idées que nous venons d'exposer formait dans l'esprit des disciples un système théologique si peu arrêté que le Fils de Dieu, cette espèce de dédoublement de la divinité, ils le font agir purement en homme. Il est tenté; il ignore bien des choses; il se corrige[724]; il est abattu, découragé, il demande à son Père de lui épargner des épreuves; il est soumis à Dieu, comme un fils[725]. Lui qui doit juger le monde, il ne connaît pas le jour du jugement[726]. Il prend des précautions pour sa sûreté[727]. Peu après sa naissance, on est obligé de le faire disparaître pour éviter des hommes puissants qui voulaient le tuer[728]. Dans les exorcismes, le diable le chicane et ne sort pas du premier coup[729]. Dans ses miracles, on sent un effort pénible, une fatigue comme si quelque chose sortait de lui[730]. Tout cela est simplement le fait d'un envoyé de Dieu, d'un homme protégé et favorisé de Dieu[731]. Il ne faut demander ici ni logique, ni conséquence. Le besoin que Jésus avait de se donner du crédit et l'enthousiasme de ses disciples entassaient les notions contradictoires. Pour les messianistes de l'école millénaire, pour les lecteurs acharnés des livres de Daniel et d'Hénoch, il était le Fils de l'homme; pour les juifs de la croyance commune, pour les lecteurs d'Isaïe et de Michée, il était le Fils de David; pour les affiliés, il était le Fils de Dieu, ou simplement le Fils. D'autres, sans que les disciples les en blâmassent, le prenaient pour Jean-Baptiste ressuscité, pour Élie, pour Jérémie, conformément à la croyance populaire que les anciens prophètes allaient se réveiller pour préparer les temps du Messie[732].

Une conviction absolue, ou, pour mieux dire, l'enthousiasme, qui lui ôtait jusqu'à la possibilité d'un doute, couvrait toutes ces hardiesses. Nous comprenons peu, avec nos natures froides et timorées, une telle façon d'être possédé par l'idée dont on se fait l'apôtre. Pour nous, races profondément sérieuses, la conviction signifie la sincérité avec soi-même. Mais la sincérité avec soi-même n'a pas beaucoup de sens chez les peuples orientaux, peu habitués aux délicatesses de l'esprit critique. Bonne foi et imposture sont des mots qui, dans notre conscience rigide, s'opposent comme deux termes inconciliables. En Orient, il y a de l'un à l'autre mille fuites et mille détours. Les auteurs de livres apocryphes (de «Daniel», d'«Hénoch,» par exemple), hommes si exaltés, commettaient pour leur cause, et bien certainement sans ombre de scrupule, un acte que nous appellerions un faux. La vérité matérielle a très-peu de prix pour l'oriental; il voit tout à travers ses idées, ses intérêts, ses passions.

L'histoire est impossible, si l'on n'admet hautement qu'il y a pour la sincérité plusieurs mesures. Toutes les grandes choses se font par le peuple; or on ne conduit le peuple qu'en se prêtant à ses idées. Le philosophe qui, sachant cela, s'isole et se retranche dans sa noblesse, est hautement louable. Mais celui qui prend l'humanité avec ses illusions et cherche à agir sur elle et avec elle, ne saurait être blâmé. César savait fort bien qu'il n'était pas fils de Vénus; la France ne serait pas ce qu'elle est si l'on n'avait cru mille ans à la sainte ampoule de Reims. Il nous est facile à nous autres, impuissants que nous sommes, d'appeler cela mensonge, et, fiers de notre timide honnêteté, de traiter avec dédain les héros qui ont accepté dans d'autres conditions la lutte de la vie. Quand nous aurons fait avec nos scrupules ce qu'ils firent avec leurs mensonges, nous aurons le droit d'être pour eux sévères. Au moins faut-il distinguer profondément les sociétés comme la nôtre, où tout se passe au plein jour de la réflexion, des sociétés naïves et crédules, où sont nées les croyances qui ont dominé les siècles. Il n'est pas de grande fondation qui ne repose sur une légende. Le seul coupable en pareil cas, c'est l'humanité qui veut être trompée.

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