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Vie de Jésus

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NOTES:

[1038] Luc, XIX, 11.

[1039] Luc, XXII, 24 et suiv.

[1040] Matth., XX, 20 et suiv.; Marc, X, 35 et suiv.

[1041] Luc, XIX, 12-27.

[1042] Matth., XVI, 21 et suiv.; Marc, VIII, 31 et suiv.

[1043] Matth., XX, 17 et suiv.; Marc, X, 31 et suiv.; Luc, XVIII, 31 et suiv.

[1044] Matth., XXIII, 39; Luc, XIII, 35.

[1045] Matth., XX, 28.

[1046] Jean, XI, 56.

[1047] La pâque se célébrait le 14 de nisan. Or l'an 33, le 1er nisan répondait à la journée du samedi, 21 mars.

[1048] Matth., XXVI, 6; Marc, XIV, 3. Cf. Luc, VII, 40, 43-44.

[1049] Il est très-ordinaire, en Orient, qu'une personne qui vous est attachée par un lien d'affection ou de domesticité aille vous servir quand vous mangez chez autrui.

[1050] J'ai vu cet usage se pratiquer encore à Sour.

[1051] Il faut se rappeler que les pieds des convives n'étaient point, comme chez nous, cachés sous la table, mais étendus à la hauteur du corps sur le divan ou triclinium.

[1052] Matth., XXIV, 6 et suiv.; Marc, XIV, 3 et suiv.; Jean, XI, 2; XII, 2 et suiv. Comparez Luc, VII, 36 et suiv.

[1053] Jean, XII, 12.

[1054] Luc, XIX, 41 et suiv.

[1055] Mischna, Menachoth, XI, 2; Talm. de Bab., Sanhédrin, 14 b; Pesachim, 63 b, 91 a; Sota, 45 a; Baba metsia, 85 a. Il résulte de ces passages que Bethphagé était une sorte de pomoerium, qui s'étendait au pied du soubassement oriental du temple, et qui avait lui-même son mur de clôture. Les passages Matth., XXI, 1, Marc, XI, 1, Luc, XIX, 29, n'impliquent pas nettement que Bethphagé fût un village, comme l'ont supposé Eusèbe et S. Jérôme.

[1056] Matth., XXI, 1 et suiv.; Marc, XI, 1 et suiv.; Luc, XIX, 29 et suiv.; Jean, XII, 12 et suiv.

[1057] Luc, XIX, 38; Jean, XII, 13.

[1058] Le chiffre de 120,000, donné par Hécatée (dans Josèphe. Contre Apion, I, 22), paraît exagéré. Cicéron parle de Jérusalem comme d'une bicoque (Ad Atticum, II, IX). Les anciennes enceintes, quelque système qu'on adopte, ne comportent pas une population quadruple de celle d'aujourd'hui, laquelle n'atteint pas 15,000 habitants. V. Robinson, Bibl. Res., I, 421-422 (2e édition); Fergusson, Topogr. of Jerus., p. 51; Forster, Syria and Palestine, p. 82.

[1059] Jos., B. J., II, XIV, 3; VI, IX, 3.

[1060] Jean, XII, 20 et suiv.

[1061] Matth., XXI, 17; Marc, XI, 11.

[1062] Matth., XXI, 17-18; Marc, XI, 11-12, 19; Luc, XXI, 37-38.

[1063] Jean, XII, 27 et suiv. On comprend que le ton exalté de Jean et sa préoccupation exclusive du rôle divin de Jésus aient effacé du récit les circonstances de faiblesse naturelle racontées par les synoptiques.

[1064] Luc, XXII, 43; Jean, XII, 28-29.

[1065] Matth., XVIII, 36 et suiv.; Marc, XIV, 32 et suiv.; Luc, XXII, 39 et suiv.

[1066] Cela se comprendrait d'autant moins que Jean met une sorte d'affectation à relever les circonstances qui lui sont personnelles ou dont il a été le seul témoin (XIII, 23 et suiv.; XVIII, 15 et suiv.; XIX, 26 et suiv., 35; XX, 2 et suiv.; XXI, 20 et suiv.).

[1067] Matth., XXVI, 1-5; Marc, XIV, 1-2; Luc, XXII, 1-2.

[1068] Matth., XXI, 46.

[1069] Matth., XXVI, 55.

[1070] Jean, XII, 6.

[1071] Jean ne parle même pas d'un salaire en argent.

[1072] Jean, VI, 65; XII, 6.

[1073] Jean, VI, 65, 71-72; XII, 6; XIII, 2, 27 et suiv.

[1074] Matth., XXVII, 3 et suiv.

[1075] Matth., XXVI, 4 et suiv.; Marc, XIV, 42; Luc, XXII, 7; Jean, XIII, 29.

[1076] C'est le système des synoptiques (Matth., XXVI, 47 et suiv.; Marc, XIV, 42 et suiv.; Luc, XXII, 7 et suiv., 45). Mais Jean, dont le récit a pour cette partie une autorité prépondérante, suppose formellement que Jésus mourut le jour même où l'on mangeait l'agneau (XIII, 1-2, 29; XVIII, 28; XIX, 14, 34). Le Talmud fait aussi mourir Jésus «la veille de Pâque» (Talm. de Bab., Sanhédrin, 43 a, 67 a).

[1077] Jean, XIII, 1 et suiv.

[1078] Matth., XXVI, 21 et suiv.; Marc, XIV, 18 et suiv.; Luc, XX, 24 et suiv.; Jean, XIII, 21 et suiv.; XXI, 20.

[1079] Jean, XIII, 24 et suiv., qui lève les invraisemblances du récit des synoptiques.

[1080] Luc, XXII., 20.

[1081] I Cor., XI, 26.

[1082] Matth., XXVI, 26-28; Marc, XIV, 22-24; Luc, XXII, 19-21; I Cor., XI, 23-25.

[1083] Ch. VI.

[1084] Ch. XIII-XVII.

[1085] Jean, XIII, 14-45. Cf. Matth., XX, 26 et suiv.; Luc, XXII, 26 et suiv.

[1086] Jean, XIII, 1 et suiv. Les discours placés par Jean à la suite du récit de la Cène ne peuvent être pris pour historiques. Ils sont pleins de tours et d'expressions qui ne sont pas dans le style des discours de Jésus, et qui, au contraire, rentrent très-bien dans le langage habituel de Jean. Ainsi l'expression «petits enfants» au vocatif (Jean, XIII, 33) est très-fréquente dans la première épître de Jean. Elle ne paraît pas avoir été familière à Jésus.

[1087] Jean, XIII, 33-35; XV, 12-17.

[1088] Luc, XXII, 24-27. Cf. Jean, XIII, 4 et suiv.

[1089] Matth., XXVI, 29; Marc, XIV, 25; Luc, XXII, 18.

[1090] Luc, XXII, 29-30.

[1091] Luc, XXII, 36-38.

[1092] Matth., XXVI, 31 et suiv.; Marc, XIV, 29 et suiv.; Luc, XXII, 33 et suiv.; Jean, XIII, 36 et suiv.


CHAPITRE XXIV.

ARRESTATION ET PROCÈS DE JÉSUS.

La nuit était complètement tombée[1093] quand on sortit de la salle[1094]. Jésus, selon son habitude, passa le val du Cédron, et se rendit, accompagné des disciples, dans le jardin de Gethsémani, au pied du mont des Oliviers[1095]. Il s'y assit. Dominant ses amis de son immense supériorité, il veillait et priait. Eux dormaient à côté de lui, quand tout à coup une troupe armée se présenta à la lueur des torches. C'étaient des sergents du temple, armés de bâtons, sorte de brigade de police qu'on avait laissée aux prêtres; ils étaient soutenus par un détachement de soldats romains avec leurs épées; le mandat d'arrestation émanait du grand-prêtre et du sanhédrin[1096]. Judas, connaissant les habitudes de Jésus, avait indiqué cet endroit comme celui où on pouvait le surprendre avec le plus de facilité. Judas, selon l'unanime tradition des premiers temps, accompagnait lui-même l'escouade[1097], et même, selon quelques-uns[1098], il aurait poussé l'odieux jusqu'à prendre pour signe de sa trahison un baiser. Quoi qu'il en soit de cette circonstance, il est certain qu'il y eut un commencement de résistance de la part des disciples[1099]. Un d'eux (Pierre, selon des témoins oculaires[1100]) tira l'épée et blessa à l'oreille un des serviteurs du grand-prêtre nommé Malek. Jésus arrêta ce premier mouvement. Il se livra lui-même aux soldats. Faibles et incapables d'agir avec suite, surtout contre des autorités qui avaient tant de prestige, les disciples prirent la fuite et se dispersèrent. Seuls, Pierre et Jean ne quittèrent pas de vue leur maître. Un autre jeune homme inconnu le suivait, couvert d'un vêtement léger. On voulut l'arrêter; mais le jeune homme s'enfuit, en laissant sa tunique entre les mains des agents[1101].

La marche que les prêtres avaient résolu de suivre contre Jésus était très-conforme au droit établi. La procédure contre le «séducteur» (mésith), qui cherche à porter atteinte à la pureté de la religion, est expliquée dans le Talmud avec des détails dont la naïve impudence fait sourire. Le guet-apens judiciaire y est érigé en partie essentielle de l'instruction criminelle. Quand un homme est accusé de «séduction,» on aposte deux témoins, que l'on cache derrière une cloison; on s'arrange pour attirer le prévenu dans une chambre contiguë, où il puisse être entendu des deux témoins sans que lui-même les aperçoive. On allume deux chandelles près de lui, pour qu'il soit bien constaté que les témoins «le voient[1102].» Alors on lui fait répéter son blasphème. On l'engage à se rétracter. S'il persiste, les témoins qui l'ont entendu l'amènent au tribunal, et on le lapide. Le Talmud ajoute que ce fut de la sorte qu'on se comporta envers Jésus, qu'il fut condamné sur la foi de deux témoins qu'on avait apostés, que le crime de «séduction» est, du reste, le seul pour lequel on prépare ainsi les témoins[1103].

Les disciples de Jésus nous apprennent, en effet, que le crime reproché à leur maître était la «séduction[1104],» et, à part quelques minuties, fruit de l'imagination rabbinique, le récit des évangiles répond trait pour trait à la procédure décrite par le Talmud. Le plan des ennemis de Jésus était de le convaincre, par enquête testimoniale et par ses propres aveux, de blasphème et d'attentat contre la religion mosaïque, de le condamner à mort selon la loi, puis de faire approuver la condamnation par Pilate. L'autorité sacerdotale, comme nous l'avons déjà vu, résidait tout entière de fait entre les mains de Hanan. L'ordre d'arrestation venait probablement de lui. Ce fut chez ce puissant personnage que l'on mena d'abord Jésus[1105]. Hanan l'interrogea sur sa doctrine et ses disciples. Jésus refusa avec une juste fierté d'entrer dans de longues explications. Il s'en référa à son enseignement, qui avait été public; il déclara n'avoir jamais eu de doctrine secrète; il engagea l'ex-grand-prêtre à interroger ceux qui l'avaient écouté. Cette réponse était parfaitement naturelle; mais le respect exagéré dont le vieux pontife était entouré la fit paraître audacieuse; un des assistants y répliqua, dit-on, par un soufflet.

Pierre et Jean avaient suivi leur maître jusqu'à la demeure de Hanan. Jean, qui était connu dans la maison, fut admis sans difficulté; mais Pierre fut arrêté à l'entrée, et Jean fut obligé de prier la portière de le laisser passer. La nuit était froide. Pierre resta dans l'antichambre et s'approcha d'un brasier autour duquel les domestiques se chauffaient. Il fut bientôt reconnu pour un disciple de l'accusé. Le malheureux, trahi par son accent galiléen, poursuivi de questions par les valets, dont l'un était parent de Malek et l'avait vu à Gethsémani, nia par trois fois qu'il eût jamais eu la moindre relation avec Jésus. Il pensait que Jésus ne pouvait l'entendre, et il ne songeait pas que cette lâcheté dissimulée renfermait une grande indélicatesse. Mais sa bonne nature lui révéla bientôt la faute qu'il venait de commettre. Une circonstance fortuite, le chant du coq, lui rappela un mot que Jésus lui avait dit. Touché au cœur, il sortit et se mit à pleurer amèrement[1106].

Hanan, bien qu'auteur véritable du meurtre juridique qui allait s'accomplir, n'avait pas de pouvoirs pour prononcer la sentence de Jésus; il le renvoya à son gendre Kaïapha, qui portait le titre officiel. Cet homme, instrument aveugle de son beau-père, devait naturellement tout ratifier. Le sanhédrin était rassemblé chez lui[1107]. L'enquête commença; plusieurs témoins, préparés d'avance selon le procédé inquisitorial exposé dans le Talmud, comparurent devant le tribunal. Le mot fatal, que Jésus avait réellement prononcé: «Je détruirai le temple de Dieu, et je le rebâtirai en trois jours,» fut cité par deux témoins. Blasphémer le temple de Dieu était, d'après la loi juive, blasphémer Dieu lui-même[1108]. Jésus garda le silence et refusa d'expliquer la parole incriminée. S'il faut en croire un récit, le grand-prêtre alors l'aurait adjuré de dire s'il était le Messie; Jésus l'aurait confessé et aurait proclamé devant l'assemblée la prochaine venue de son règne céleste[1109]. Le courage de Jésus, décidé à mourir, n'exige pas cela. Il est plus probable qu'ici, comme chez Hanan, il garda le silence. Ce fut en général, à ce dernier moment, sa règle de conduite. La sentence était arrêtée; on ne cherchait que des prétextes. Jésus le sentait, et n'entreprit pas une défense inutile. Au point de vue du judaïsme orthodoxe, il était bien vraiment un blasphémateur, un destructeur du culte établi; or ces crimes étaient punis de mort par la loi[1110]. D'une seule voix, l'assemblée le déclara coupable de crime capital. Les membres du conseil qui penchaient secrètement vers lui étaient absents ou ne votèrent pas[1111]. La frivolité ordinaire aux aristocraties depuis longtemps établies ne permit pas aux juges de réfléchir longuement sur les conséquences de la sentence qu'ils rendaient. La vie de l'homme était alors sacrifiée bien légèrement; sans doute les membres du sanhédrin ne songèrent pas que leurs fils rendraient compte à une postérité irritée de l'arrêt prononcé avec un si insouciant dédain.

Le sanhédrin n'avait pas le droit de faire exécuter une sentence de mort[1112]. Mais, dans la confusion de pouvoirs qui régnait alors en Judée, Jésus n'en était pas moins dès ce moment un condamné. Il demeura le reste de la nuit exposé aux mauvais traitements d'une valetaille infime, qui ne lui épargna aucun affront[1113].

Le matin, les chefs des prêtres et les anciens se trouvèrent de nouveau réunis[1114]. Il s'agissait de faire ratifier par Pilate la condamnation prononcée par le sanhédrin, et frappée d'insuffisance depuis l'occupation des Romains. Le procurateur n'était pas investi comme le légat impérial du droit de vie et de mort. Mais Jésus n'était pas citoyen romain; il suffisait de l'autorisation du gouverneur pour que l'arrêt prononcé contre lui eût son cours. Comme il arrive toutes les fois qu'un peuple politique soumet une nation où la loi civile et la loi religieuse se confondent, les Romains étaient amenés à prêter à la loi juive une sorte d'appui officiel. Le droit romain ne s'appliquait pas aux Juifs. Ceux-ci restaient sous le droit canonique que nous trouvons consigné dans le Talmud, de même que les Arabes d'Algérie sont encore régis par le code de l'islam. Quoique neutres en religion, les Romains sanctionnaient ainsi fort souvent des pénalités portées pour des délits religieux. La situation était à peu près celle des villes saintes de l'Inde sous la domination anglaise, ou bien encore ce que serait l'état de Damas, le lendemain du jour où la Syrie serait conquise par une nation européenne. Josèphe prétend (mais certes on en peut douter) que si un Romain franchissait les stèles qui portaient des inscriptions défendant aux païens d'avancer, les Romains eux-mêmes le livraient aux Juifs pour le mettre à mort[1115].

Les agents des prêtres lièrent donc Jésus et l'amenèrent au prétoire, qui était l'ancien palais d'Hérode[1116], joignant la tour Antonia[1117]. On était au matin du jour où l'on devait manger l'agneau pascal (vendredi, 14 de nisan = 3 avril). Les Juifs se seraient souillés en entrant dans le prétoire et n'auraient pu faire le festin sacré. Ils restèrent dehors[1118]. Pilate, averti de leur présence, monta au bima[1119] ou tribunal situé en plein air[1120], à l'endroit qu'on nommait Gabbatha ou en grec Lithostrotos, à cause du carrelage qui revêtait le sol.

A peine informé de l'accusation, il témoigna sa mauvaise humeur d'être mêlé à cette affaire[1121] Puis il s'enferma dans le prétoire avec Jésus. Là eut lieu un entretien dont les détails précis nous échappent, aucun témoin n'ayant pu le redire aux disciples, mais dont la couleur paraît avoir été bien devinée par Jean. Son récit, en effet, est en parfait accord avec ce que l'histoire nous apprend de la situation réciproque des deux interlocuteurs.

Le procurateur Pontius, surnommé Pilatus, sans doute à cause du pilum ou javelot d'honneur dont lui ou un de ses ancêtres fut décoré[1122], n'avait eu jusque-là aucune relation avec la secte naissante. Indifférent aux querelles intérieures des Juifs, il ne voyait dans tous ces mouvements de sectaires que les effets d'imaginations intempérantes et de cerveaux égarés. En général, il n'aimait pas les Juifs. Mais les Juifs le détestaient plus encore; ils le trouvaient dur, méprisant, emporté; ils l'accusaient de crimes invraisemblables[1123]. Centre d'une grande fermentation populaire, Jérusalem était une ville très-séditieuse et pour un étranger un insupportable séjour. Les exaltés prétendaient que c'était chez le nouveau procurateur un dessein arrêté d'abolir la loi juive[1124]. Leur fanatisme étroit, leurs haines religieuses révoltaient ce large sentiment de justice et de gouvernement civil, que le Romain le plus médiocre portait partout avec lui. Tous les actes de Pilate qui nous sont connus le montrent comme un bon administrateur[1125]. Dans les premiers temps de l'exercice de sa charge, il avait eu avec ses administrés des difficultés qu'il avait tranchées d'une manière très-brutale, mais où il semble que, pour le fond des choses, il avait raison. Les Juifs devaient lui paraître des gens arriérés; il les jugeait sans doute comme un préfet libéral jugeait autrefois les Bas-Bretons, se révoltant pour une nouvelle route ou pour l'établissement d'une école. Dans ses meilleurs projets pour le bien du pays, notamment en tout ce qui tenait aux travaux publics, il avait rencontré la Loi comme un obstacle infranchissable. La Loi enserrait la vie à tel point qu'elle s'opposait à tout changement et à toute amélioration. Les constructions romaines, même les plus utiles, étaient de la part des Juifs zélés l'objet d'une grande antipathie[1126]. Deux écussons votifs, avec des inscriptions qu'il avait fait apposer à sa résidence, laquelle était voisine de l'enceinte sacrée, provoquèrent un orage encore plus violent[1127]. Pilate tint d'abord peu de compte de ces susceptibilités; il se vit ainsi engagé dans des répressions sanglantes[1128], qui plus tard finirent par amener sa destitution[1129]. L'expérience de tant de conflits l'avait rendu fort prudent dans ses rapports avec un peuple intraitable, qui se vengeait de ses maîtres en les obligeant à user envers lui de rigueurs odieuses. Le procurateur se voyait avec un suprême déplaisir amené à jouer en cette nouvelle affaire un rôle de cruauté, pour une loi qu'il haïssait[1130]. Il savait que le fanatisme religieux, quand il a obtenu quelque violence des gouvernements civils, est ensuite le premier à en faire peser sur eux la responsabilité, presque à les en accuser. Suprême injustice; car le vrai coupable, en pareil cas, est l'instigateur!

Pilate eût donc désiré sauver Jésus. Peut-être l'attitude digne et calme de l'accusé fit-elle sur lui de l'impression. Selon une tradition[1131], Jésus aurait trouvé un appui dans la propre femme du procurateur. Celle-ci avait pu entrevoir le doux Galiléen de quelque fenêtre du palais, donnant sur les cours du temple. Peut-être le revit-elle en songe, et le sang de ce beau jeune homme, qui allait être versé, lui donna-t-il le cauchemar. Ce qu'il y a de certain, c'est que Jésus trouva Pilate prévenu en sa faveur. Le gouverneur l'interrogea avec bonté et avec l'intention de chercher tous les moyens de le renvoyer absous.

Le titre de «roi des Juifs,» que Jésus ne s'était jamais donné, mais que ses ennemis présentaient comme le résumé de son rôle et de ses prétentions, était naturellement celui par lequel on pouvait exciter les ombrages de l'autorité romaine. C'est par ce côté, comme séditieux et comme coupable de crime d'État, qu'on se mit à l'accuser. Rien n'était plus injuste; car Jésus avait toujours reconnu l'empire romain pour le pouvoir établi. Mais les partis religieux conservateurs n'ont pas coutume de reculer devant la calomnie. On tirait malgré lui toutes les conséquences de sa doctrine; on le transformait en disciple de Juda le Gaulonite; on prétendait qu'il défendait de payer le tribut à César[1132]. Pilate lui demanda s'il était réellement le roi des Juifs[1133]. Jésus ne dissimula rien de ce qu'il pensait. Mais la grande équivoque qui avait fait sa force, et qui après sa mort devait constituer sa royauté, le perdit cette fois. Idéaliste, c'est-à-dire ne distinguant pas l'esprit et la matière, Jésus, la bouche armée de son glaive à deux tranchants, selon l'image de l'Apocalypse, ne rassura jamais complètement les puissances de la terre. S'il faut en croire Jean, il aurait avoué sa royauté, mais prononcé en même temps cette profonde parole: «Mon royaume n'est pas de ce monde.» Puis il aurait expliqué la nature de sa royauté, se résumant tout entière dans la possession et la proclamation de la vérité. Pilate ne comprit rien à cet idéalisme supérieur[1134]. Jésus lui fit sans doute l'effet d'un rêveur inoffensif. Le manque, total de prosélytisme religieux et philosophique chez les Romains de cette époque leur faisait regarder le dévouement à la vérité comme une chimère. Ces débats les ennuyaient et leur paraissaient dénués de sens. Ne voyant pas quel levain dangereux pour l'empire se cachait dans les spéculations nouvelles, ils n'avaient aucune raison d'employer la violence contre elles. Tout leur mécontentement tombait sur ceux qui venaient leur demander des supplices pour de vaines subtilités. Vingt ans plus tard, Gallion suivait encore la même conduite avec les Juifs[1135]. Jusqu'à la ruine de Jérusalem, la règle administrative des Romains fut de rester complètement indifférents dans ces querelles de sectaires entre eux[1136].

Un expédient se présenta à l'esprit du gouverneur pour concilier ses propres sentiments avec les exigences du peuple fanatique dont il avait déjà tant de fois ressenti la pression. Il était d'usage à propos de la fête de Pâque de délivrer au peuple un prisonnier. Pilate, sachant que Jésus n'avait été arrêté que par suite de la jalousie des prêtres[1137], essaya de le faire bénéficier de cette coutume. Il parut de nouveau sur le bima, et proposa à la foule de relâcher «le roi des Juifs.» La proposition faite en ces termes avait un certain caractère de largeur en même temps que d'ironie. Les prêtres en virent le danger. Ils agirent promptement[1138], et pour combattre la proposition de Pilate, ils suggérèrent à la foule le nom d'un prisonnier qui jouissait dans Jérusalem d'une grande popularité. Par un singulier hasard, il s'appelait aussi Jésus[1139] et portait le surnom de Bar-Abba ou Bar-Rabban[1140]. C'était un personnage fort connu[1141]; il avait été arrêté à la suite d'une émeute accompagnée de meurtre[1142]. Une clameur générale s'éleva: «Non celui-là; mais Jésus Bar-Rabban.» Pilate fut obligé de délivrer Jésus Bar-Rabban.

Son embarras augmentait. Il craignait que trop d'indulgence pour un accusé auquel on donnait le titre de «roi des Juifs» ne le compromît. Le fanatisme, d'ailleurs, amène tous les pouvoirs à traiter avec lui. Pilate se crut obligé de faire quelque concession; mais hésitant encore à répandre le sang pour satisfaire des gens qu'il détestait, il voulut tourner la chose en comédie. Affectant de rire du titre pompeux que l'on donnait à Jésus, il le fit fouetter[1143]. La flagellation était le préliminaire ordinaire du supplice de la croix[1144]. Peut-être Pilate voulut-il laisser croire que cette condamnation était déjà prononcée, tout en espérant que le préliminaire, suffirait. Alors eut lieu, selon tous les récits, une scène révoltante. Des soldats lui mirent sur le dos une casaque rouge, sur la tête une couronne formée de branches épineuses, et un roseau à la main. On l'amena ainsi affublé sur la tribune, en face du peuple. Les soldats défilaient devant lui, le souffletaient tour à tour, et disaient en s'agenouillant: «Salut, roi des Juifs[1145].» D'autres, dit-on, crachaient sur lui et frappaient sa tête avec le roseau. On comprend difficilement que la gravité romaine se soit prêtée à des actes si honteux. Il est vrai que Pilate, en qualité de procurateur, n'avait guère sous ses ordres que des troupes auxiliaires[1146]. Des citoyens romains, comme étaient les légionnaires, ne fussent pas descendus à de telles indignités.

Pilate avait-il cru par cette parade mettre sa responsabilité à couvert? Espérait-il détourner le coup qui menaçait Jésus en accordant quelque chose à la haine des Juifs[1147], et en substituant au dénouement tragique une fin grotesque d'où il semblait résulter que l'affaire ne méritait pas une autre issue? Si telle fut sa pensée, elle n'eut aucun succès. Le tumulte grandissait et devenait une véritable sédition. Les cris: «Qu'il soit crucifié! qu'il soit crucifié!» retentissaient de tous côtés. Les prêtres, prenant un ton de plus en plus exigeant, déclaraient la Loi en péril, si le séducteur n'était puni de mort[1148]. Pilate vit clairement que, pour sauver Jésus, il faudrait réprimer une émeute sanglante. Il essaya cependant encore de gagner du temps. Il rentra dans le prétoire, s'informa de quel pays était Jésus, cherchant un prétexte pour décliner sa propre compétence[1149]. Selon une tradition, il aurait même renvoyé Jésus à Antipas, qui, dit-on, était alors à Jérusalem[1150]. Jésus se prêta peu à ces efforts bienveillants; il se renferma, comme chez Kaïapha, dans un silence digne et grave, qui étonna Pilate. Les cris du dehors devenaient de plus en plus menaçants. On dénonçait déjà le peu de zèle du fonctionnaire qui protégeait un ennemi de César. Les plus grands adversaires de la domination romaine se trouvèrent transformés en sujets loyaux de Tibère, pour avoir le droit d'accuser de lèse-majesté le procurateur trop tolérant. «Il n'y a ici, disaient-ils, d'autre roi que l'empereur; quiconque se fait roi se met en opposition avec l'empereur. Si le gouverneur acquitte cet homme, c'est qu'il n'aime pas l'empereur.[1151]» Le faible Pilate n'y tint pas; il lut d'avance le rapport que ses ennemis enverraient à Rome, et où on l'accuserait d'avoir soutenu un rival de Tibère. Déjà, dans l'affaire des écussons votifs[1152], les Juifs avaient écrit à l'empereur et avaient eu raison. Il craignit pour sa place. Par une condescendance qui devait livrer son nom aux fouets de l'histoire, il céda, rejetant, dit-on, sur les Juifs toute la responsabilité de ce qui allait arriver. Ceux-ci, au dire des chrétiens, l'auraient pleinement acceptée, en s'écriant: «Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants[1153]

Ces mots furent-ils réellement prononcés? On en peut douter. Mais ils sont l'expression d'une profonde vérité historique. Vu l'attitude que les Romains avaient prise en Judée, Pilate ne pouvait guère faire que ce qu'il fit. Combien de sentences de mort dictées par l'intolérance religieuse ont forcé la main au pouvoir civil! Le roi d'Espagne qui, pour complaire à un clergé fanatique, livrait au bûcher des centaines de ses sujets, était plus blâmable que Pilate; car il représentait un pouvoir plus complet que n'était encore à Jérusalem celui des Romains. Quand le pouvoir civil se fait persécuteur ou tracassier, à la sollicitation du prêtre, il fait preuve de faiblesse. Mais que le gouvernement qui à cet égard est sans péché jette à Pilate la première pierre. Le «bras séculier,» derrière lequel s'abrite la cruauté cléricale, n'est pas le coupable. Nul n'est admis à dire qu'il a horreur du sang, quand il le fait verser par ses valets.

Ce ne furent donc ni Tibère ni Pilate qui condamnèrent Jésus. Ce fut le vieux parti juif; ce fut la loi mosaïque. Selon nos idées modernes, il n'y a nulle transmission de démérite moral du père au fils; chacun ne doit compte à la justice humaine et à la justice divine que de ce qu'il a fait. Tout juif, par conséquent, qui souffre encore aujourd'hui pour le meurtre de Jésus a droit de se plaindre; car peut-être eût-il été Simon le Cyrénéen; peut-être au moins n'eût-il pas été avec ceux qui crièrent: «Crucifiez-le!» Mais les nations ont leur responsabilité comme les individus. Or si jamais crime fut le crime d'une nation, ce fut la mort de Jésus. Cette mort fut «légale,» en ce sens qu'elle eut pour cause première une loi qui était l'âme même de la nation. La loi mosaïque, dans sa forme moderne, il est vrai, mais acceptée, prononçait la peine de mort contre toute tentative pour changer le culte établi. Or, Jésus, sans nul doute, attaquait ce culte et aspirait à le détruire. Les Juifs le dirent à Pilate avec une franchise simple et vraie: «Nous avons une Loi, et selon cette Loi il doit mourir; car il s'est fait Fils de Dieu[1154].» La loi était détestable; mais c'était la loi de la férocité antique, et le héros qui s'offrait pour l'abroger devait avant tout la subir.

Hélas! il faudra plus de dix-huit cents ans pour que le sang qu'il va verser porte ses fruits. En son nom, durant des siècles, on infligera des tortures et la mort à des penseurs aussi nobles que lui. Aujourd'hui encore, dans des pays qui se disent chrétiens, des pénalités sont prononcées pour des délits religieux. Jésus n'est pas responsable de ces égarements. Il ne pouvait prévoir que tel peuple à l'imagination égarée le concevrait un jour comme un affreux Moloch, avide de chair brûlée. Le christianisme a été intolérant; mais l'intolérance n'est pas un fait essentiellement chrétien. C'est un fait juif, en ce sens que le judaïsme dressa pour la première fois la théorie de l'absolu en religion, et posa le principe que tout novateur, même quand il apporte des miracles à l'appui de sa doctrine, doit être reçu à coups de pierres, lapidé par tout le monde, sans jugement[1155]. Certes, le monde païen eut aussi ses violences religieuses. Mais s'il avait eu cette loi-là, comment fût-il devenu chrétien? Le Pentateuque a de la sorte été dans le monde le premier code de la terreur religieuse. Le judaïsme a donné l'exemple d'un dogme immuable, armé du glaive. Si, au lieu de poursuivre les Juifs d'une haine aveugle, le christianisme eût aboli le régime qui tua son fondateur, combien il eût été plus conséquent, combien il eût mieux mérité du genre humain!


NOTES:

[1093] Jean, XIII, 30.

[1094] La circonstance d'un chant religieux, rapportée par Matth., XXVI, 30, et Marc, XIV, 26, vient de l'opinion où sont ces deux évangélistes que le dernier repas de Jésus fut le festin pascal. Avant et après le festin pascal, on chantait des psaumes. Talm. de Bab., Pesachim, cap. IX, hal. 3 et fol. 118 a, etc.

[1095] Matth., XXVI, 36; Marc, XIV, 32; Luc, XXII, 39; Jean, XVIII, 1-2.

[1096] Matth., XXVI, 47; Marc, XIV, 43; Jean, XVIII, 3, 12.

[1097] Matth., XXVI, 47; Marc, XIV, 43; Luc, XXII, 47; Jean, XVIII, 3; Act., I, 16.

[1098] C'est la tradition des synoptiques. Dans le récit de Jean, Jésus se nomme lui-même.

[1099] Les deux traditions sont d'accord sur ce point.

[1100] Jean, XVIII, 10.

[1101] Marc, XIV, 51-52.

[1102] En matière criminelle, on n'admettait que des témoins oculaires. Mischna, Sanhédrin IV, 5.

[1103] Talm. de Jérus., Sanhédrin, XIV, 16; Talm. de Bab., même traité, 43 a, 67 a. Cf. Schabbath, 104 b.

[1104] Matth., XXVII, 63; Jean, VII, 12, 47.

[1105] Jean, XVIII, 13 et suiv. Cette circonstance, que l'on ne trouve que dans Jean, est la plus forte preuve de la valeur historique du quatrième évangile.

[1106] Matth., XXVI, 69 et suiv.; Marc, XIV, 66 et suiv.; Luc, XXII, 54 et suiv.; Jean, XVIII, 15 et suiv.; 25 et suiv.

[1107] Matth., XVI, 57; Marc, XIV, 53; Luc, XXII, 66.

[1108] Matth., XXIII, 16 et suiv.

[1109] Matth., XXVI, 64; Marc, XIV, 62; Luc, XXII, 69. Jean ne sait rien de cette scène.

[1110] Lévit., XXIV, 14 et suiv.; Deutér., XIII, 1 et suiv.

[1111] Luc, XXIII, 50-51.

[1112] Jean, XVIII, 31; Jos., Ant., XX, IX, 1.

[1113] Matth., XXVI, 67-68; Marc, XIV, 65; Luc, XXII, 63-65.

[1114] Matth., XXVII, 1; Marc, XV, 1; Luc, XXII, 66; XXIII, 1; Jean, XVIII, 28.

[1115] Jos., Ant., XV, XI, 5; B.J., VI, II, 4.

[1116] Philon, Legatio ad Caïum, §38. Jos., B.J., II, XIV, 8.

[1117] A l'endroit où est encore aujourd'hui le sérail du pacha de Jérusalem.

[1118] Jean, XVIII, 28.

[1119] Le mot grec βημα était passé en syro-chaldaïque.

[1120] Jos., B.J., II, IX, 3; XIV, 8; Matth., XXVII, 27; Jean, XVIII, 33.

[1121] Jean, XVIII, 29.

[1122] Virg., Æn., XII, 421; Martial, Épigr., I, XXXII; X, XLVIII; Plutarque, Vie de Romulus, 29. Comparez la hasta pura, décoration militaire. Orelli et Henzen, Inscr. lat., nos 3574, 6852, etc. Pilatus est, dans cette hypothèse, un mot de la même forme que Torquatus.

[1123] Philon, Leg. ad Caïum, § 38.

[1124] Jos., Ant., XVIII, iii, 1, init.

[1125] Jos., Ant., XVIII, ii-iv.

[1126] Talm. de Bab., Schabbalh, 33 b.

[1127] Philon, Leg. ad Caïum, § 38.

[1128] Jos., Ant, XVIII, iii, 1 et 2; Bell. Jud., II, ix, 2 et suiv.; Luc, XIII, 1.

[1129] Jos., Ant. XVIII, iv, 1-2.

[1130] Jean, XVIII, 35.

[1131] Matth., XXVII, 19.

[1132] Luc, XXIII, 2, 5.

[1133] Matth., XXVII, 11; Marc, XV, 2; Luc, XXIII, 3; Jean, XVIII, 33.

[1134] Jean, XVIII, 38.

[1135] Act., XVIII, 14-15.

[1136] Tacite (Ann., XV, 44) présente la mort de Jésus comme une exécution politique de Ponce Pilate. Mais, à l'époque où écrivai Tacite, la politique romaine envers les chrétiens était changée; on les tenait pour coupables de ligue secrète contre l'État. Il était naturel que l'historien latin crût que Pilate, en faisant mourir Jésus, avait obéi à des raisons de sûreté publique. Josèphe est bien plus exact (Ant., XVIII, iii, 3).

[1137] Marc, XV, 10.

[1138] Matth., XXVII, 20; Marc, XV, 11.

[1139] Le nom de Jésus a disparu dans la plupart des manuscrits. Cette leçon a néanmoins pour elle de très-fortes autorités.

[1140] Matth., XXVII, 16.

[1141] Cf. saint Jérôme, In Matth., XXVII, 16.

[1142] Marc, XV, 7; Luc, XXIII, 19. Jean (XVIII, 40), qui en fait un voleur, paraît ici beaucoup moins dans le vrai que Marc.

[1143] Matth., XXVII, 26; Marc, XV, 45; Jean, XIX, 1.

[1144] Jos., B. J., II, XIV, 9; V, XI, 4; VII, VI, 4; Tite-Live, XXXIII, 36; Quinte-Curce, VII, XI, 28.

[1145] Matth., XXVII, 27 et suiv.; Marc, XV, 16 et suiv.; Luc, XXIII, 11; Jean, XIX, 2 et suiv.

[1146] Voir Inscript, rom. de l'Algérie, n° 5, fragm. B.

[1147] Luc, XXIII, 16, 22.

[1148] Jean, XIX, 7.

[1149] Jean, XIX, 9. Cf. Luc, XXIII, 6 et suiv.

[1150] Il est probable que c'est là une première tentative d'«Harmonie des Évangiles.» Luc aura eu sous les yeux un récit où la mort de Jésus était attribuée par erreur à Hérode. Pour ne pas sacrifier entièrement cette version, il aura mis bout à bout les deux traditions, d'autant plus qu'il savait peut-être vaguement que Jésus (comme Jean nous l'apprend) comparut devant trois autorités. Dans beaucoup d'autres cas, Luc semble avoir un sentiment éloigné des faits qui sont propres à la narration de Jean. Du reste, le troisième évangile renferme, pour l'histoire du crucifiement, une série d'additions que l'auteur paraît avoir puisées dans un document plus récent, et où l'arrangement en vue d'un but d'édification était sensible.

[1151] Jean, XIX, 12, 15. Cf. Luc, XXIII, 2. Pour apprécier l'exactitude de la couleur de cette scène chez les évangélistes, voyez Philon, Leg. ad Caïum, § 38.

[1152] Voir ci-dessus, p. 402.

[1153] Matth., XXVII, 24-25.

[1154] Jean, XIX, 7.

[1155] Deutér., XIII, 1 et suiv.


CHAPITRE XXV.

MORT DE JÉSUS.

Bien que le motif réel de la mort de Jésus fût tout religieux, ses ennemis avaient réussi, au prétoire, à le présenter comme coupable de crime d'État; ils n'eussent pas obtenu du sceptique Pilate une condamnation pour cause d'hétérodoxie. Conséquents à cette idée, les prêtres firent demander pour Jésus, par la foule, le supplice de la croix. Ce supplice n'était pas juif d'origine; si la condamnation de Jésus eût été purement mosaïque, on lui eût appliqué la lapidation[1156]. La croix était un supplice romain, réservé pour les esclaves et pour les cas où l'on voulait ajouter à la mort l'aggravation de l'ignominie. En l'appliquant à Jésus, on le traitait comme les voleurs de grand chemin, les brigands, les bandits, ou comme ces ennemis de bas étage auxquels les Romains n'accordaient pas les honneurs de la mort par le glaive[1157]. C'était le chimérique «roi des Juifs,» non le dogmatiste hétérodoxe, que l'on punissait. Par suite de la même idée, l'exécution dut être abandonnée aux Romains. On sait que, chez les Romains, les soldats, comme ayant pour métier de tuer, faisaient l'office de bourreaux. Jésus fut donc livré à une cohorte de troupes auxiliaires, et tout l'odieux des supplices introduits par les mœurs cruelles des nouveaux conquérants se déroula pour lui. Il était environ midi[1158]. On le revêtit de ses habits qu'on lui avait ôtés pour la parade de la tribune, et comme la cohorte avait déjà en réserve deux voleurs qu'elle devait exécuter, on réunit les trois condamnés, et le cortège se mit en marche pour le lieu de l'exécution.

Ce lieu était un endroit nommé Golgotha, situé hors de Jérusalem, mais près des murs de la ville[1159]. Le nom de Golgotha signifie crâne; il correspond, ce semble, à notre mot Chaumont, et désignait probablement un tertre dénudé, ayant la forme d'un crâne chauve. On ne sait pas avec exactitude l'emplacement de ce tertre. Il était sûrement au nord ou au nord-ouest de la ville, dans la haute plaine inégale qui s'étend entre les murs et les deux vallées de Cédron et de Hinnom[1160], région assez vulgaire, attristée encore par les fâcheux détails du voisinage d'une grande cité. Il est difficile de placer le Golgotha à l'endroit précis où, depuis Constantin, la chrétienté tout entière l'a vénéré[1161]. Cet endroit est trop engagé dans l'intérieur de la ville, et on est porté à croire qu'à l'époque de Jésus il était compris dans l'enceinte des murs[1162].

Le condamné à la croix devait porter lui-même l'instrument de son supplice[1163]. Mais Jésus, plus faible de corps que ses deux compagnons, ne put porter la sienne. L'escouade rencontra un certain Simon de Cyrène, qui revenait de la campagne, et les soldats, avec les brusques procédés des garnisons étrangères, le forcèrent de porter l'arbre fatal. Peut-être usaient-ils en cela d'un droit de corvée reconnu, les Romains ne pouvant se charger eux-mêmes du bois infâme. Il semble que Simon fut plus tard de la communauté chrétienne. Ses deux fils, Alexandre et Rufus[1164], y étaient fort connus. Il raconta peut-être plus d'une circonstance dont il avait été témoin. Aucun disciple n'était à ce moment auprès de Jésus[1165].

On arriva enfin à la place des exécutions. Selon l'usage juif, on offrit à boire aux patients un vin fortement aromatisé, boisson enivrante, que par un sentiment de pitié on donnait au condamné pour l'étourdir[1166]. Il paraît que souvent les dames de Jérusalem apportaient elles-mêmes aux infortunés qu'on menait au supplice ce vin de la dernière heure; quand aucune d'elles ne se présentait, on l'achetait sur les fonds de la caisse publique[1167]. Jésus, après avoir effleuré le vase du bout des lèvres, refusa de boire[1168]. Ce triste soulagement des condamnés vulgaires n'allait pas à sa haute nature. Il préféra quitter la vie dans la parfaite clarté de son esprit, et attendre avec une pleine conscience la mort qu'il avait voulue et appelée. On le dépouilla alors de ses vêtements[1169], et on l'attacha à la croix. La croix se composait de deux poutres liées en forme de T[1170]. Elle était peu élevée, si bien que les pieds du condamné touchaient presque à terre. On commençait par la dresser[1171]; puis on y attachait le patient, en lui enfonçant des clous dans les mains; les pieds étaient souvent cloués, quelquefois seulement liés avec des cordes[1172]. Un billot de bois, sorte d'antenne, était attaché au fût de la croix, vers le milieu, et passait entre les jambes du condamné, qui s'appuyait dessus[1173]. Sans cela les mains se fussent déchirées et le corps se fût affaissé. D'autres fois, une tablette horizontale était fixée à la hauteur des pieds et les soutenait[1174].

Jésus savoura ces horreurs dans toute leur atrocité. Une soif brûlante, l'une des tortures du crucifiement[1175], le dévorait. Il demanda à boire. Il y avait près de là un vase plein de la boisson ordinaire des soldats romains, mélange de vinaigre et d'eau, appelé posca. Les soldats devaient porter avec eux leur posca dans toutes les expéditions[1176], au nombre desquelles une exécution était comptée. Un soldat trempa une éponge dans ce breuvage, la mit au bout d'un roseau, et la porta aux lèvres de Jésus, qui la suça[1177]. Les deux voleurs étaient crucifiés à ses côtés. Les exécuteurs, auxquels on abandonnait d'ordinaire les menues dépouilles (pannicularia) des suppliciés[1178], tirèrent au sort ses vêtements, et, assis au pied de la croix, le gardaient[1179]. Selon une tradition, Jésus aurait prononcé cette parole, qui fut dans son cœur, sinon sur ses lèvres: «Père, pardonne-leur; ils ne savent ce qu'ils font[1180]

Un écriteau, suivant la coutume romaine, était attaché au haut de la croix, portant en trois langues, en hébreu, en grec et en latin: LE ROI DES JUIFS. Il y avait dans cette rédaction quelque chose de pénible et d'injurieux pour la nation. Les nombreux passants qui la lurent en furent blessés. Les prêtres firent observer à Pilate qu'il eût fallu adopter une rédaction qui impliquât seulement que Jésus s'était dit roi des Juifs. Mais Pilate, déjà impatienté de cette affaire, refusa de rien changer à ce qui était écrit[1181].

Ses disciples avaient fui. Jean néanmoins déclare avoir été présent et être resté constamment debout au pied de la croix[1182]. On peut affirmer avec plus de certitude que les fidèles amies de Galilée, qui avaient suivi Jésus à Jérusalem, et continuaient à le servir, ne l'abandonnèrent pas. Marie Cléophas, Marie de Magdala, Jeanne, femme de Khouza, Salomé, d'autres encore, se tenaient à une certaine distance[1183] et ne le quittaient pas des yeux[1184]. S'il fallait en croire Jean[1185], Marie, mère de Jésus, eût été aussi au pied de la croix, et Jésus, voyant réunis sa mère et son disciple chéri, eût dit à l'un: «Voilà ta mère,» à l'autre: «Voilà ton fils.» Mais on ne comprendrait pas comment les évangélistes synoptiques, qui nomment les autres femmes, eussent omis celle dont la présence était un trait si frappant. Peut-être même la hauteur extrême du caractère de Jésus ne rend-elle pas un tel attendrissement personnel vraisemblable, au moment où, uniquement préoccupé de son œuvre, il n'existait plus que pour l'humanité[1186].

A part ce petit groupe de femmes, qui de loin consolaient ses regards, Jésus n'avait devant lui que le spectacle de la bassesse humaine ou de sa stupidité. Les passants l'insultaient. Il entendait autour de lui de sottes railleries et ses cris suprêmes de douleur tournés en odieux jeux de mots: «Ah! le voilà, disait-on, celui qui s'est appelé Fils de Dieu! Que son père, s'il veut, vienne maintenant le délivrer!—Il a sauvé les autres, murmurait-on encore, et il ne peut se sauver lui-même. S'il est roi d'Israël, qu'il descende de la croix, et nous croyons en lui!—Eh bien! disait un troisième, toi qui détruis le temple de Dieu, et le rebâtis en trois jours, sauve-toi, voyons[1187]!»—Quelques-uns, vaguement au courant de ses idées apocalyptiques, crurent l'entendre appeler Élie, et dirent: «Voyons si Élie viendra le délivrer.» Il paraît que les deux voleurs crucifiés à ses côtés l'insultaient aussi[1188]. Le ciel était sombre[1189]; la terre, comme dans tous les environs de Jérusalem, sèche et morne. Un moment, selon certains récits, le cœur lui défaillit; un nuage lui cacha la face de son Père; il eut une agonie de désespoir, plus cuisante mille fois que tous les tourments. Il ne vit que l'ingratitude des hommes; il se repentit peut-être de souffrir pour une race vile, et il s'écria: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?» Mais son instinct divin l'emporta encore. A mesure que la vie du corps s'éteignait, son âme se rassérénait et revenait peu à peu à sa céleste origine. Il retrouva le sentiment de sa mission; il vit dans sa mort le salut du monde; il perdit de vue le spectacle hideux qui se déroulait à ses pieds, et, profondément uni à son Père, il commença sur le gibet la vie divine qu'il allait mener dans le cœur de l'humanité pour des siècles infinis.

L'atrocité particulière du supplice de la croix était qu'on pouvait vivre trois et quatre jours dans cet horrible état sur l'escabeau de douleur[1190]. L'hémorrhagie des mains s'arrêtait vite et n'était pas mortelle. La vraie cause de la mort était la position contre nature du corps, laquelle entraînait un trouble affreux dans la circulation, de terribles maux de tête et de cœur, et enfin la rigidité des membres. Les crucifiés de forte complexion ne mouraient que de faim[1191]. L'idée mère de ce cruel supplice n'était pas de tuer directement le condamné par des lésions déterminées, mais d'exposer l'esclave, cloué par les mains dont il n'avait pas su faire bon usage, et de le laisser pourrir sur le bois. L'organisation délicate de Jésus le préserva de cette lente agonie. Tout porte à croire que la rupture instantanée d'un vaisseau au cœur amena pour lui, au bout de trois heures, une mort subite. Quelques moments avant de rendre l'âme, il avait encore la voix forte[1192]. Tout à coup, il poussa un cri terrible[1193], où les uns entendirent: «O Père, je remets mon esprit entre tes mains!» et que les autres, plus préoccupés de l'accomplissement des prophéties, rendirent par ces mots: «Tout est consommé!» Sa tête s'inclina sur sa poitrine, et il expira.

Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton œuvre est achevée; ta divinité est fondée. Ne crains plus de voir crouler par une faute l'édifice de tes efforts. Désormais hors des atteintes de la fragilité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques heures de souffrance, qui n'ont pas même atteint ta grande âme, tu as acheté la plus complète immortalité. Pour des milliers d'années, le monde va relever de toi! Drapeau de nos contradictions, tu seras le signe autour duquel se livrera la plus ardente bataille. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé depuis ta mort que durant les jours de ton passage ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l'humanité qu'arracher ton nom de ce monde serait l'ébranler jusqu'aux fondements. Entre toi et Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la mort, prends possession de ton royaume, où te suivront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles d'adorateurs.


NOTES:

[1156] Jos., Ant., XX, ix, 1. Le Talmud, qui présente la condamnation de Jésus comme toute religieuse, prétend, en effet, qu'il fut lapidé, ou du moins, qu'après avoir été pendu, il fut lapidé, comme cela arrivait souvent (Mischna, Sanhédrin, VI, 4). Talm. de Jérusalem, Sanhédrin, XIV, 16; Talm. de Bab., même traité, 43 a, 67 a.

[1157] Jos., Ant., XVII, x, 10; XX, vi, 2; B.J., V, xi, 1; Apulée, Métam., III, 9; Suétone, Galba, 9; Lampride, Alex. Sev., 23.

[1158] Jean, XIX, 14. D'après Marc, XV, 23, il n'eût guère été que huit heures du matin, puisque, selon cet évangéliste, Jésus fût crucifié à neuf heures.

[1159] Matth., XXVII, 33; Marc, XV, 22; Jean, XIX, 20; Epist. ad Hebr., XIII, 12

[1160] Golgotha, en effet, semble n'être pas sans rapport avec la colline de Gareb et la localité de Goath, mentionnées dans Jérémie, XXXI, 39. Or, ces deux endroits paraissent avoir été au nord-ouest de la ville. J'inclinerais à placer le lieu où Jésus fut crucifié près de l'angle extrême que fait le mur actuel vers l'ouest, ou bien sur les buttes qui dominent la vallée de Hinnom, au-dessus de Birket-Mamilla.

[1161] Les preuves par lesquelles on a essayé d'établir que le Saint Sépulcre a été déplacé depuis Constantin manquent de solidité.

[1162] M. de Vogüé a découvert, à 76 mètres à l'est de l'emplacement traditionnel du Calvaire, un pan de mur judaïque analogue à celui d'Hébron, qui, s'il appartient à l'enceinte du temps de Jésus, laisserait ledit emplacement traditionnel en dehors de la ville. L'existence d'un caveau sépulcral (celui qu'on appelle «Tombeau de Joseph d'Arimathie») sous le mur de la coupole du Saint-Sépulcre porterait aussi à supposer que cet endroit était hors des murs. Deux considérations historiques, dont l'une est assez forte, peuvent d'ailleurs être invoquées en faveur de la tradition. La première, c'est qu'il serait singulier que ceux qui cherchèrent à fixer sous Constantin la topographie évangélique, ne se fussent pas arrêtés devant l'objection qui résulte de Jean, XIX, 20, et de Hébr., XIII, 12. Comment, libres dans leur choix, se fussent-ils exposés de gaîté de cœur à une si grave difficulté? La seconde considération, c'est qu'on pouvait avoir, pour se guider, du temps de Constantin, les restes d'un édifice, le temple de Vénus sur le Golgotha, élevé par Adrien. On est donc par moments porté à croire que l'œuvre des topographes dévots du temps de Constantin eut quelque chose de sérieux, qu'ils cherchèrent des indices et que, bien qu'ils ne se refusassent pas certaines fraudes pieuses, ils se guidèrent par des analogies. S'ils n'eussent suivi qu'un vain caprice, ils eussent placé le Golgotha à un endroit plus apparent, au sommet de quelqu'un des mamelons voisins de Jérusalem, pour suivre l'imagination chrétienne, qui de très-bonne heure voulut que la mort du Christ eût eu lieu sur une montagne. Mais la difficulté des enceintes est très-grave. Ajoutons que l'érection du temple de Vénus sur le Golgotha prouve peu de chose. Eusèbe (Vita Const., III, 26), Socrate (H.E., I, 17), Sozomène (H.E., II, 1), S. Jérôme (Epist. XLIX, ad Paulin.), disent bien qu'il y avait un sanctuaire de Vénus sur l'emplacement qu'ils croient être celui du saint tombeau; mais il n'est pas sûr: 1° qu'Adrien l'ait élevé; 2° qu'il l'ait élevé sur un endroit qui s'appelait de son temps «Golgotha;» 3° qu'il ait eu l'intention de l'élever à la place où Jésus souffrit la mort.

[1163] Plutarque, De sera num. vind., 19; Artémidore, Onirocrit., II, 56.

[1164] Marc, XV, 21.

[1165] La circonstance Luc, XXIII, 27-31 est de celles où l'on sent le travail d'une imagination pieuse et attendrie. Les paroles qu'on y prête à Jésus n'ont pu être écrites qu'après le siège de Jérusalem.

[1166] Talm. de Bab., Sanhédrin, fol. 43 a. Comp. Prov., XXI, 6.

[1167] Talm. de Bab., Sanhédrin, 1. c.

[1168] Marc, XV, 23. Matth., XXVII, 34, fausse ce détail, pour obtenir une allusion messianique au PS. LXIX, 22.

[1169] Matth., XXVII, 35; Marc, XV, 24; Jean, XIX, 23. Cf, Artémidore, Onirocr., II, 53.

[1170] Lucien, Jud. voc., 12. Comparez le crucifix grotesque tracé à Rome sur un mur du mont Palatin. Civiltà cattolica, fasc. CLXI, p. 529 et suiv.

[1171] Jos., B. J., VII, VI, 4; Cic., In Verr., V, 66; Xénoph. Ephes., Ephesiaca, IV, 2.

[1172] Luc, XXIV, 39; Jean, XX, 25-27; Plaute, Mostellaria, II, I, 13; Lucain, Phars., VI, 543 et suiv., 547; Justin, Dial. cum Tryph., 97; Tertullien, Adv. Marcionem, III, 19.

[1173] Irénée, Adv. hær., II, 24; Justin, Dial. cum Tryphone, 91.

[1174] Voir le graffito précité.

[1175] Voir le texte arabe publié par Kosegarten, Chrest. arab., p. 64.

[1176] Spartien, Vie d'Adrien, 10; Vulcatius Gallicanus, Vie d'Avidius Cassius, 5.

[1177] Matth., XXVII, 48; Marc, XV, 36; Luc, XXIII, 36; Jean, XIX, 28-30.

[1178] Dig., XLVII, xx, De bonis damnat., 6. Adrien limita cet usage.

[1179] Matth., XXVII, 36. Cf. Pétrone, Satyr., CXI, CXII.

[1180] Luc, XXIII, 34. En général les dernières paroles prêtées à Jésus, surtout telles que Luc les rapporte, prêtent au doute. L'intention d'édifier ou de montrer l'accomplissement des prophéties s'y fait sentir. Dans ces cas d'ailleurs, chacun entend à sa guise. Les dernières paroles des condamnés célèbres sont toujours recueillies de deux ou trois façons complètement différentes par les témoins les plus rapprochés.

[1181] Jean, XIX, 19-22.

[1182] Jean, XIX, 25 et suiv.

[1183] Les synoptiques sont d'accord pour placer le groupe fidèle «loin» de la croix. Jean dit: «à côté,» dominé par le désir qu'il a de s'être approché très-près de la croix de Jésus.

[1184] Matth., XXVII, 55-56; Marc, XV, 40-41; Luc, XXIII, 49, 55; XXIV, 10; Jean, XIX, 25. Cf. Luc, XXIII, 27-31.

[1185] Jean, XIX, 25 et suiv. Luc, toujours intermédiaire entre les deux premiers synoptiques et Jean, place aussi, mais à distance, «tous ses amis.» (XXIII, 49.) L'expression γνωστοι peut, il est vrai, convenir aux «parents.» Luc cependant (II, 44) distingue les γνωστοι des συγγενεις. Ajoutons que les meilleurs manuscrits portent οι γνωστοι αυτω, et non οι γνωστοι αυτω αυτου. Dans les Actes (I, 14), Marie, mère de Jésus, est mise aussi en compagnie des femmes galiléennes; ailleurs (Évang., II, 35), Luc lui prédit qu'un glaive de douleur lui percera le cœur. Mais on s'explique d'autant moins qu'il l'omette à la croix.

[1186] C'est là, selon moi, un de ces traits où se trahissent la personnalité de Jean et le désir qu'il a de se donner de l'importance. Jean, après la mort de Jésus, paraît en effet avoir recueilli la mère de son maître, et l'avoir comme adoptée (Jean, XIX, 27). La grande considération dont jouit Marie dans l'église naissante le porta sans doute à prétendre que Jésus, dont il voulait se donner pour le disciple favori, lui avait recommandé en mourant ce qu'il avait de plus cher. La présence auprès de lui de ce précieux dépôt lui assurait sur les autres apôtres une sorte de préséance, et donnait à sa doctrine une haute autorité.

[1187] Matth., XXVII, 40 et suiv.; Marc, XV, 29 et suiv.

[1188] Matth., XXVII, 44; Marc, XV, 32. Luc, suivant son goût pour la conversion des pécheurs, a ici modifié la tradition.

[1189] Matth., XXVII, 43; Marc, XV, 33; Luc, XXIII, 44.

[1190] Pétrone, Sat., CXI et suiv.; Origène, In Matth. Comment. series, 140; texte arabe publié dans Kosegarten, op. cit., p. 63 et suiv.

[1191] Eusèbe, Hist. eccl., VIII, 8.

[1192] Matth., XXVII, 46; Marc, XV, 34.

[1193] Matth., XXVII, 50; Marc, XV, 37; Luc, XXIII, 46; Jean, XIX, 30.


CHAPITRE XXVI.

JÉSUS AU TOMBEAU.

Il était environ trois heures de l'après-midi, selon notre manière de compter[1194], quand Jésus expira. Une loi juive[1195] défendait de laisser un cadavre suspendu au gibet au delà de la soirée du jour de l'exécution. Il n'est pas probable que, dans les exécutions faites par les Romains, cette prescription fût observée. Mais comme le lendemain était le sabbat, et un sabbat d'une solennité particulière, les Juifs exprimèrent à l'autorité romaine[1196] le désir que ce saint jour ne fût pas souillé par un tel spectacle[1197]. On acquiesça à leur demande; des ordres furent donnés pour qu'on hâtât la mort des trois condamnés, et qu'on les détachât de la croix. Les soldats exécutèrent cette consigne en appliquant aux deux voleurs un second supplice, bien plus prompt que celui de la croix, le crurifragium, brisement des jambes[1198], supplice ordinaire des esclaves et des prisonniers de guerre. Quant à Jésus, ils le trouvèrent mort, et ne jugèrent pas à propos de lui casser les jambes. Un d'entre eux, seulement, pour enlever toute incertitude sur le décès réel de ce troisième crucifié, et l'achever s'il lui restait quelque souffle, lui perça le côté d'un coup de lance. On crut voir couler du sang et de l'eau, ce qu'on regarda comme un signe de la cessation de vie.

Jean, qui prétend l'avoir vu[1199], insiste beaucoup sur ce détail. Il est évident en effet que des doutes s'élevèrent sur la réalité de la mort de Jésus. Quelques heures de suspension à la croix paraissaient aux personnes habituées à voir des crucifiements tout à fait insuffisantes pour amener un tel résultat. On citait beaucoup de cas de crucifiés qui, détachés à temps, avaient été rappelés à la vie par des cures énergiques[1200]. Origène plus tard se crut obligé d'invoquer le miracle pour expliquer une fin si prompte[1201]. Le même étonnement se retrouve dans le récit de Marc[1202]. A vrai dire, la meilleure garantie que possède l'historien sur un point de cette nature, c'est la haine soupçonneuse des ennemis de Jésus. Il est douteux que les Juifs fussent dès lors préoccupés de la crainte que Jésus ne passât pour ressuscité; mais en tout cas ils devaient veiller à ce qu'il fût bien mort. Quelle qu'ait pu être à certaines époques la négligence des anciens en tout ce qui était constatation légale et conduite stricte des affaires, on ne peut croire que les intéressés n'aient pas pris à cet égard quelques précautions[1203].

Selon la coutume romaine, le cadavre de Jésus aurait dû rester suspendu pour devenir la proie des oiseaux[1204]. Selon la loi juive, enlevé le soir, il eût été déposé dans le lieu infâme destiné à la sépulture des suppliciés[1205]. Si Jésus n'avait eu pour disciples que ses pauvres Galiléens, timides et sans crédit, la chose se serait passée de cette seconde manière. Mais nous avons vu que, malgré son peu de succès à Jérusalem, Jésus avait gagné la sympathie de quelques personnes considérables, qui attendaient le royaume de Dieu, et qui, sans s'avouer ses disciples, avaient pour lui un profond attachement. Une de ces personnes, Joseph de la petite ville d'Arimathie (Ha-ramathaïm[1206]), alla le soir demander le corps au procurateur[1207]. Joseph était un homme riche et honorable, membre du sanhédrin. La loi romaine, à cette époque, ordonnait d'ailleurs de délivrer le cadavre du supplicié à qui le réclamait[1208]. Pilate, qui ignorait la circonstance du crurifragium, s'étonna que Jésus fût sitôt mort, et fit venir le centurion qui avait commandé l'exécution, pour savoir ce qu'il en était. Après avoir reçu les assurances du centurion, Pilate accorda à Joseph l'objet de sa demande. Le corps, probablement, était déjà descendu de la croix. On le livra à Joseph pour en faire selon son plaisir.

Un autre ami secret, Nicodème[1209], que déjà nous avons vu plus d'une fois employer son influence en faveur de Jésus, se retrouva à ce moment. Il arriva portant une ample provision des substances nécessaires à l'embaumement. Joseph et Nicodème ensevelirent Jésus selon la coutume juive, c'est-à-dire en l'enveloppant dans un linceul avec de la myrrhe et de l'aloès. Les femmes galiléennes étaient présentes[1210], et sans doute accompagnaient la scène de cris aigus et de pleurs.

Il était tard, et tout cela se fit fort à la hâte. On n'avait pas encore choisi le lieu où on déposerait le corps d'une manière définitive. Ce transport d'ailleurs eût pu se prolonger jusqu'à une heure avancée et entraîner une violation du sabbat; or les disciples observaient encore avec conscience les prescriptions de la loi juive. On se décida donc pour une sépulture provisoire[1211]. Il y avait près de là, dans un jardin, un tombeau récemment creusé dans le roc et qui n'avait jamais servi. Il appartenait probablement à quelque affilié[1212]. Les grottes funéraires, quand elles étaient destinées à un seul cadavre, se composaient d'une petite chambre, au fond de laquelle la place du corps était marquée par une auge ou couchette évidée dans la paroi et surmontée d'un arceau[1213]. Comme ces grottes étaient creusées dans le flanc de rochers inclinés, on y entrait de plain-pied; la porte était fermée par une pierre très-difficile à manier. On déposa Jésus dans le caveau; on roula la pierre à la porte, et l'on se promit de revenir pour lui donner une sépulture plus complète. Mais le lendemain étant un sabbat solennel, le travail fut remis au surlendemain[1214].

Les femmes se retirèrent après avoir soigneusement remarqué comment le corps était posé. Elles employèrent les heures de la soirée qui leur restaient à faire de nouveaux préparatifs pour l'embaumement. Le samedi, tout le monde se reposa[1215].

Le dimanche matin, les femmes, Marie de Magdala la première, vinrent de très-bonne heure au tombeau[1216]. La pierre était déplacée de l'ouverture, et le corps n'était plus à l'endroit où on l'avait mis. En même temps, les bruits les plus étranges se répandirent dans la communauté chrétienne. Le cri: «Il est ressuscité!» courut parmi les disciples comme un éclair. L'amour lui fit trouver partout une créance facile. Que s'était-il passé? C'est en traitant de l'histoire des apôtres que nous aurons à examiner ce point et à rechercher l'origine des légendes relatives à la résurrection. La vie de Jésus, pour l'historien, finit avec son dernier soupir. Mais telle était la trace qu'il avait laissée dans le cœur de ses disciples et de quelques amies dévouées que, durant des semaines encore, il fut pour eux vivant et consolateur. Son corps avait-il été enlevé[1217], ou bien l'enthousiasme, toujours crédule, fit-il éclore après coup l'ensemble de récits par lesquels on chercha à établir la foi à la résurrection? C'est ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais. Disons cependant que la forte imagination de Marie de Magdala[1218] joua dans cette circonstance un rôle capital[1219]. Pouvoir divin de l'amour! moments sacrés où la passion d'une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité!


NOTES:

[1194] Matth., XXVII, 46; Marc, XV, 37; Luc, XXIII, 44. Comp. Jean, XIX, 14.

[1195] Deutéron., XXI, 22-23; Josué, VIII, 29; X, 26 et suiv. Cf. Jos., B.J., IV, v, 2; Mischna, Sanhédrin, VI, 5.

[1196] Jean dit: «à Pilate»; mais cela ne se peut, car Marc (XV, 44-45) veut que le soir Pilate ignorât encore la mort de Jésus.

[1197] Comparez Philon, In Flaccum,§ 10.

[1198] Il n'y a pas d'autre exemple du crurifragium appliqué à la suite du crucifiement. Mais souvent, pour abréger les tortures du patient, on lui donnait un coup de grâce. Voir le passage d'Ibn-Hischâm, traduit dans la Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, I, p. 99-100.

[1199] Jean, XIX, 31-35.

[1200] Hérodote, VII, 194; Jos., Vila, 75.

[1201] In Matth. Comment. series, 140.

[1202] Marc, XV, 44-45.

[1203] Les besoins de l'argumentation chrétienne portèrent plus tard à exagérer ces précautions, surtout quand les Juifs eurent adopté pour système de soutenir que le corps de Jésus avait été volé. Matth., XXVII, 62 et suiv.; XXVIII, 11-15.

[1204] Horace, Epîtres, I, XVI, 48; Juvénal, XIV, 77; Lucain, VI, 544; Plaute, Miles glor., II, IV, 19; Artémidore, Onir., II, 53; Pline, XXXVI, 24; Plutarque, Vie de Cléomène, 39; Pétrone, Sat., CXI-CXII.

[1205] Mischna, Sanhédrin, VI, 5.

[1206] Probablement identique à l'antique Rama de Samuel, dans la tribu d'Ephraïm.

[1207] Matth., XXVII, 57 et suiv.; Marc, XV, 42 et suiv.; Luc, XXIII, 50 et suiv.; Jean, XIX, 38 et suiv.

[1208] Digeste, XLVIII, XXIV, De cadaveribus punitorum.

[1209] Jean, XIX, 39 et suiv.

[1210] Matth., XXVII, 61; Marc, XV, 47; Luc, XXIII, 55.

[1211] Jean, XIX, 41-42.

[1212] Une tradition (Matth., XXVII, 60) désigne comme propriétaire du caveau Joseph d'Arimathie lui-même.

[1213] Le caveau qui, à l'époque de Constantin, fut considéré comme le tombeau du Christ, offrait cette forme, ainsi qu'on peut le conclure de la description d'Arculfe (dans Mabillon, Acta SS. Ord. S. Bened., sect. III, pars II, p. 504) et des vagues traditions qui restent à Jérusalem dans le clergé grec sur l'état du rocher actuellement dissimulé par l'édicule du Saint-Sépulcre. Mais les indices sur lesquels on se fonda sous Constantin pour identifier ce tombeau avec celui du Christ furent faibles ou nuls (voir surtout Sozomène, H.E., II, 1). Lors même qu'on admettrait la position du Golgotha comme à peu près exacte, le Saint-Sépulcre n'aurait encore aucun caractère bien sérieux d'authenticité. En tout cas, l'aspect des lieux a été totalement modifié.

[1214] Luc, XXIII, 56.

[1215] Luc, XXIII, 54-56.

[1216] Matthieu, XXVIII, 1; Marc, XVI, 1; Luc, XXIV, 1; Jean, XX, 1.

[1217] Voir Matth., XXXVIII, 15; Jean, XX, 2.

[1218] Elle avait été possédée de sept démons (Marc, XVI, 9; Luc, VIII, 2).

[1219] Cela est sensible surtout dans les versets 9 et suivants du chapitre XVI de Marc. Ces versets forment une conclusion du second évangile, différente de la conclusion XVI, 1-8, après laquelle s'arrêtent beaucoup de manuscrits. Dans le quatrième évangile (XX, 1-2, 11 et suiv., 18), Marie de Magdala est aussi le seul témoin primitif de la résurrection.


CHAPITRE XXVII.

SORT DES ENNEMIS DE JÉSUS.

Selon le calcul que nous adoptons, la mort de Jésus tomba l'an 33 de notre ère[1220]. Elle ne peut en tout cas être ni antérieure à l'an 29, la prédication de Jean et de Jésus ayant commencé l'an 28[1221], ni postérieure à l'an 35, puisque l'an 36, et, ce semble, avant Pâque, Pilate et Kaïapha perdirent l'un et l'autre leurs fonctions[1222]. La mort de Jésus paraît du reste avoir été tout à fait étrangère à ces deux destitutions[1223]. Dans sa retraite, Pilate ne songea probablement pas un moment à l'épisode oublié qui devait transmettre sa triste renommée à la postérité la plus lointaine. Quant à Kaïapha, il eut pour successeur Jonathan, son beau-frère, fils de ce même Hanan qui avait joué dans le procès de Jésus le rôle principal. La famille sadducéenne de Hanan garda encore longtemps le pontificat, et, plus puissante que jamais, ne cessa de faire aux disciples et à la famille de Jésus la guerre acharnée qu'elle avait commencée contre le fondateur. Le christianisme, qui lui dut l'acte définitif de sa fondation, lui dut aussi ses premiers martyrs. Hanan passa pour un des hommes les plus heureux de son siècle[1224]. Le vrai coupable de la mort de Jésus finit sa vie au comble des honneurs et de la considération, sans avoir douté un instant qu'il eût rendu un grand service à la nation. Ses fils continuèrent de régner autour du temple, à grand'peine réprimés par les procurateurs[1225] et bien des fois se passant de leur consentement pour satisfaire leurs instincts violents et hautains.

Antipas et Hérodiade disparurent aussi bientôt de la scène politique. Hérode Agrippa ayant été élevé à la dignité de roi par Caligula, la jalouse Hérodiade jura, elle aussi, d'être reine. Sans cesse pressé par cette femme ambitieuse, qui le traitait de lâche parce qu'il souffrait un supérieur dans sa famille, Antipas surmonta son indolence naturelle et se rendit à Rome, afin de solliciter le titre que venait d'obtenir son neveu (39 de notre ère). Mais l'affaire tourna au plus mal. Desservi par Hérode Agrippa auprès de l'empereur, Antipas fut destitué, et traîna le reste de sa vie d'exil en exil, à Lyon, en Espagne. Hérodiade le suivit dans ses disgrâces[1226]. Cent ans au moins devaient encore s'écouler avant que le nom de leur obscur sujet, devenu dieu, revînt dans ces contrées éloignées rappeler sur leurs tombeaux le meurtre de Jean-Baptiste.

Quant au malheureux Juda de Kerioth, des légendes terribles coururent sur sa mort. On prétendit que du prix de sa perfidie il avait acheté un champ aux environs de Jérusalem. Il y avait justement, au sud du mont Sion, un endroit nommé Hakeldama (le champ du sang)[1227]. On supposa que c'était la propriété acquise par le traître[1228]. Selon une tradition, il se tua[1229]. Selon une autre, il fit dans son champ une chute, par suite de laquelle ses entrailles se répandirent à terre[1230]. Selon d'autres, il mourut d'une sorte d'hydropisie, accompagnée de circonstances repoussantes que l'on prit pour un châtiment du ciel[1231]. Le désir de montrer dans Judas l'accomplissement des menaces que le Psalmiste prononce contre l'ami perfide[1232] a pu donner lieu à ces légendes. Peut-être, retiré dans son champ de Hakeldama, Judas mena-t-il une vie douce et obscure, pendant que ses anciens amis conquéraient le monde et y semaient le bruit de son infamie. Peut-être aussi l'épouvantable haine qui pesait sur sa tête aboutit-elle à des actes violents, où l'on vit le doigt du ciel.

Le temps des grandes vengeances chrétiennes était, du reste, bien éloigné. La secte nouvelle ne fut pour rien dans la catastrophe que le judaïsme allait bientôt subir. La synagogue ne comprit que beaucoup plus tard à quoi l'on s'expose en appliquant des lois d'intolérance. L'empire était certes plus loin encore de soupçonner que son futur destructeur était né. Pendant près de trois cents ans, il suivra sa voie sans se douter qu'à côté de lui croissent des principes destinés à faire subir au monde une complète transformation. A la fois théocratique et démocratique, l'idée jetée par Jésus dans le monde fut, avec l'invasion des Germains, la cause de dissolution la plus active pour l'œuvre des Césars. D'une part, le droit de tous les hommes à participer au royaume de Dieu était proclamé. De l'autre, la religion était désormais en principe séparée de l'État. Les droits de la conscience, soustraits à la loi politique, arrivent à constituer un pouvoir nouveau, le «pouvoir spirituel.» Ce pouvoir a menti plus d'une fois à son origine; durant des siècles, les évêques ont été des princes et le pape a été un roi. L'empire prétendu des âmes s'est montré à diverses reprises comme une affreuse tyrannie, employant pour se maintenir la torture et le bûcher. Mais le jour viendra où la séparation portera ses fruits, où le domaine des choses de l'esprit cessera de s'appeler un «pouvoir» pour s'appeler une «liberté.» Sorti de la conscience d'un homme du peuple, éclos devant le peuple, aimé et admiré d'abord du peuple, le christianisme fut empreint d'un caractère originel qui ne s'effacera jamais. Il fut le premier triomphe de la révolution, la victoire du sentiment populaire, l'avènement des simples de cœur, l'inauguration du beau comme le peuple l'entend. Jésus ouvrit ainsi dans les sociétés aristocratiques de l'antiquité la brèche par laquelle tout passera.

Le pouvoir civil, en effet, bien qu'innocent de la mort de Jésus (il ne fit que contre-signer la sentence, et encore malgré lui), devait en porter lourdement la responsabilité. En présidant à la scène du Calvaire, l'État se porta le coup le plus grave. Une légende pleine d'irrévérences de toutes sortes prévalut et fit le tour du monde, légende où les autorités constituées jouent un rôle odieux, où c'est l'accusé qui a raison, où les juges et les gens de police se liguent contre la vérité. Séditieuse au plus haut degré, l'histoire de la Passion, répandue par des milliers d'images populaires, montra les aigles romaines sanctionnant le plus inique des supplices, des soldats l'exécutant, un préfet l'ordonnant. Quel coup pour toutes les puissances établies! Elles ne s'en sont jamais bien relevées. Comment prendre à l'égard des pauvres gens des airs d'infaillibilité, quand on a sur la conscience la grande méprise de Gethsémani[1233]?


NOTES:

[1220] L'an 33 répond bien à une des données du problème, savoir que le 14 de nisan ait été un vendredi. Si on rejette l'an 33, pour trouver une année qui remplisse ladite condition, il faut au moins remonter à l'an 29 ou descendre à l'an 36.

[1221] Luc, III, 1.

[1222] Jos., Ant., XVIII, IV, 2 et 3.

[1223] L'assertion contraire de Tertullien et d'Eusèbe découle d'un apocryphe sans valeur (V. Thilo, Cod. apocr., N.T., p. 813 et suiv.). Le suicide de Pilate (Eusèbe, H.E., II, 7; Chron., ad ann. 1 Caii) paraît aussi provenir d'actes légendaires.

[1224] Jos., Ant., XX, IV, 1.

[1225] Jos., l.c.

[1226] Jos., Ant., XVIII, vii, 1, 2; B.J., II, ix, 6.

[1227] S. Jérôme, De situ et nom. loc. hebr., au mot Acheldama. Eusèbe (ibid.) dit au nord. Mais les Itinéraires confirment la leçon de S. Jérôme. La tradition qui nomme Haceldama la nécropole située au bas de la vallée de Hinnom remonte au moins à l'époque de Constantin.

[1228] Act., I, 18-19. Matthieu, ou plutôt son interpolateur, a ici donné un tour moins satisfaisant à la tradition, afin d'y rattacher la circonstance d'un cimetière pour les étrangers, qui se trouvait près de là.

[1229] Matth., XXVII, 5.

[1230] Act., 1. c.; Papias, dans Oecumenius, Enarr. in Act. Apost., II, et dans Fr. Münter, Fragm. Patrum græc. (Hafniæ, 1788), fasc. I, p. 17 et suiv.; Théophylacte, In Matth., XXVII, 5.

[1231] Papias, dans Münter, l. c.; Théophylacte, l. c.

[1232] Psaumes LXIX et CIX.

[1233] Ce sentiment populaire vivait encore en Bretagne au temps de mon enfance. Le gendarme y était considéré, comme ailleurs le juif, avec une sorte de répulsion pieuse; car c'est lui qui arrêta Jésus!


CHAPITRE XXVIII.

CARACTÈRE ESSENTIEL DE L'ŒUVRE DE JÉSUS.

Jésus, on le voit, ne sortit jamais par son action du cercle juif. Quoique sa sympathie pour tous les dédaignés de l'orthodoxie le portât à admettre les païens dans le royaume de Dieu, quoiqu'il ait plus d'une fois résidé en terre païenne, et qu'une ou deux fois on le surprenne en rapports bienveillants avec des infidèles[1234], on peut dire que sa vie s'écoula tout entière dans le petit monde, très-fermé, où il était né. Les pays grecs et romains n'entendirent pas parler de lui; son nom ne figure dans les auteurs profanes que cent ans plus tard, et encore d'une façon indirecte, à propos des mouvements séditieux provoqués par sa doctrine ou des persécutions dont ses disciples étaient l'objet[1235]. Dans le sein même du judaïsme, Jésus ne fit pas une impression bien durable. Philon, mort vers l'an 50, n'a aucun soupçon de lui. Josèphe, né l'an 37 et écrivant dans les dernières années du siècle, mentionne son exécution en quelques lignes[1236], comme un événement d'importance secondaire; dans l'énumération des sectes de son temps, il omet les chrétiens[1237]. La Mischna, d'un autre côté, n'offre aucune trace de l'école nouvelle; les passages des deux Gémares où le fondateur du christianisme est nommé ne nous reportent pas au delà du IVe ou du Ve siècle[1238]. L'œuvre essentielle de Jésus fut de créer autour de lui un cercle de disciples auxquels il inspira un attachement sans bornes, et dans le sein desquels il déposa le germe de sa doctrine. S'être fait aimer, «à ce point qu'après sa mort on ne cessa pas de l'aimer,» voilà le chef-d'œuvre de Jésus et ce qui frappa le plus ses contemporains[1239]. Sa doctrine était quelque chose de si peu dogmatique qu'il ne songea jamais à l'écrire ni à la faire écrire. On était son disciple non pas en croyant ceci ou cela, mais en s'attachant à sa personne et en l'aimant. Quelques sentences bientôt recueillies de souvenir, et surtout son type moral et l'impression qu'il avait laissée, furent ce qui resta de lui. Jésus n'est pas un fondateur de dogmes, un faiseur de symboles; c'est l'initiateur du monde à un esprit nouveau. Les moins chrétiens des hommes furent, d'une part, les docteurs de l'Église grecque, qui, à partir du IVe siècle, engagèrent le christianisme dans une voie de puériles discussions métaphysiques, et, d'une autre part, les scolastiques du moyen âge latin, qui voulurent tirer de l'Évangile les milliers d'articles d'une «Somme» colossale. Adhérer à Jésus en vue du royaume de Dieu, voilà, ce qui s'appela d'abord être chrétien.

On comprend de la sorte comment, par une destinée exceptionnelle, le christianisme pur se présente encore, au bout de dix-huit siècles, avec le caractère d'une religion universelle et éternelle. C'est qu'en effet la religion de Jésus est à quelques égards la religion définitive. Fruit d'un mouvement des âmes parfaitement spontané, dégagé à sa naissance de toute étreinte dogmatique, ayant lutté trois cents ans pour la liberté de conscience, le christianisme, malgré les chutes qui ont suivi, recueille encore les fruits de cette excellente origine. Pour se renouveler, il n'a qu'à revenir à l'Évangile. Le royaume de Dieu, tel que nous le concevons, diffère notablement de l'apparition surnaturelle que les premiers chrétiens espéraient voir éclater dans les nues. Mais le sentiment que Jésus a introduit dans le monde est bien le nôtre. Son parfait idéalisme est la plus haute règle de la vie détachée et vertueuse. Il a créé le ciel des âmes pures, où se trouve ce qu'on demande en vain à la terre, la parfaite noblesse des enfants de Dieu, la pureté absolue, la totale abstraction des souillures du monde, la liberté enfin, que la société réelle exclut comme une impossibilité, et qui n'a toute son amplitude que dans le domaine de la pensée. Le grand maître de ceux qui se réfugient dans ce royaume de Dieu idéal est encore Jésus. Le premier, il a proclamé la royauté de l'esprit; le premier, il a dit, au moins par ses actes: «Mon royaume n'est pas de ce monde.» La fondation de la vraie religion est bien son œuvre. Après lui, il n'y a plus qu'à développer et à féconder.

«Christianisme» est ainsi devenu presque synonyme de «religion.» Tout ce qu'on fera en dehors de cette grande et bonne tradition chrétienne sera stérile. Jésus a fondé la religion dans l'humanité, comme Socrate y a fondé la philosophie, comme Aristote y a fondé la science. Il y a eu de la philosophie avant Socrate et de la science avant Aristote. Depuis Socrate et depuis Aristote, la philosophie et la science ont fait d'immenses progrès; mais tout a été bâti sur le fondement qu'ils ont posé. De même, avant Jésus, la pensée religieuse avait traversé bien des révolutions; depuis Jésus, elle a fait de grandes conquêtes: on n'est pas sorti, cependant, on ne sortira pas de la notion essentielle que Jésus a créée; il a fixé pour toujours l'idée du culte pur. La religion de Jésus, en ce sens, n'est pas limitée. L'Église a eu ses époques et ses phases; elle s'est renfermée dans des symboles qui n'ont eu ou qui n'auront qu'un temps: Jésus a fondé la religion absolue, n'excluant rien, ne déterminant rien, si ce n'est le sentiment. Ses symboles ne sont pas des dogmes arrêtés, mais des images susceptibles d'interprétations indéfinies. On chercherait vainement une proposition théologique dans l'Évangile Toutes les professions de foi sont des travestissements de l'idée de Jésus, à peu près comme la scolastique du moyen âge, en proclamant Aristote le maître unique d'une science achevée, faussait la pensée d'Aristote. Aristote, s'il eût assisté aux débats de l'école, eût répudié cette doctrine étroite; il eût été du parti de la science progressive contre la routine, qui se couvrait de son autorité; il eût applaudi à ses contradicteurs. De même, si Jésus revenait parmi nous, il reconnaîtrait pour disciples, non ceux qui prétendent le renfermer tout entier dans quelques phrases de catéchisme, mais ceux qui travaillent à le continuer. La gloire éternelle, dans tous les ordres de grandeurs, est d'avoir posé la première pierre. Il se peut que, dans la «Physique» et dans la «Météorologie» des temps modernes, il ne se retrouve pas un mot des traités d'Aristote qui portent ces titres; Aristote n'en reste pas moins le fondateur de la science de la nature. Quelles que puissent être les transformations du dogme, Jésus restera en religion le créateur du sentiment pur; le Sermon sur la montagne ne sera pas dépassé. Aucune révolution ne fera que nous ne nous rattachions en religion à la grande ligne intellectuelle et morale en tête de laquelle brille le nom de Jésus. En ce sens, nous sommes chrétiens, même quand nous nous séparons sur presque tous les points de la tradition chrétienne qui nous a précédés.

Et cette grande fondation fut bien l'œuvre personnelle de Jésus. Pour s'être fait adorer à ce point, il faut qu'il ait été adorable. L'amour ne va pas sans un objet digne de l'allumer, et nous ne saurions rien de Jésus si ce n'est la passion qu'il inspira à son entourage, que nous devrions affirmer encore qu'il fut grand et pur. La foi, l'enthousiasme, la constance de la première génération chrétienne ne s'expliquent qu'en supposant à l'origine de tout le mouvement un homme de proportions colossales. A la vue des merveilleuses créations des âges de foi, deux impressions également funestes à la bonne critique historique s'élèvent dans l'esprit. D'une part, on est porté à supposer ces créations trop impersonnelles; on attribue à une action collective ce qui souvent a été l'œuvre d'une volonté puissante et d'un esprit supérieur. D'un autre côté, on se refuse à voir des hommes comme nous dans les auteurs de ces mouvements extraordinaires qui ont décidé du sort de l'humanité. Prenons un sentiment plus large des pouvoirs que la nature recèle en son sein. Nos civilisations, régies par une police minutieuse, ne sauraient nous donner aucune idée de ce que valait l'homme à des époques où l'originalité de chacun avait pour se développer un champ plus libre. Supposons un solitaire demeurant dans les carrières voisines de nos capitales, sortant de là de temps en temps pour se présenter aux palais des souverains, forçant la consigne et, d'un ton impérieux, annonçant aux rois l'approche des révolutions dont il a été le promoteur. Cette idée seule nous fait sourire. Tel, cependant, fut Élie. Élie le Thesbite, de nos jours, ne franchirait pas le guichet des Tuileries. La prédication de Jésus, sa libre activité en Galilée ne sortent pas moins complètement des conditions sociales auxquelles nous sommes habitués. Dégagées de nos conventions polies, exemptes de l'éducation uniforme qui nous raffine, mais qui diminue si fort notre individualité, ces âmes entières portaient dans l'action une énergie surprenante. Elles nous apparaissent comme les géants d'un âge héroïque qui n'aurait pas eu de réalité. Erreur profonde! Ces hommes-là étaient nos frères; ils eurent notre taille, sentirent et pensèrent comme nous. Mais le souffle de Dieu était libre chez eux; chez nous, il est enchaîné par les liens de fer d'une société mesquine et condamnée à une irrémédiable médiocrité.

Plaçons donc au plus haut sommet de la grandeur humaine la personne de Jésus. Ne nous laissons pas égarer par des défiances exagérées en présence d'une légende qui nous tient toujours dans un monde surhumain. La vie de François d'Assise n'est aussi qu'un tissu de miracles. A-t-on jamais douté cependant de l'existence et du rôle de François d'Assise? Ne disons pas davantage que la gloire de la fondation du christianisme doit revenir à la foule des premiers chrétiens, et non à celui que la légende a déifié. L'inégalité des hommes est bien plus marquée en Orient, que chez nous. Il n'est pas rare de voir s'y élever, au milieu d'une atmosphère générale de méchanceté, des caractères dont la grandeur nous étonne. Bien loin que Jésus ait été créé par ses disciples, Jésus apparaît en tout comme supérieur à ses disciples. Ceux-ci, saint Paul et saint Jean exceptés, étaient des hommes sans invention ni génie. Saint Paul lui-même ne supporte aucune comparaison avec Jésus, et quant à saint Jean, je montrerai plus tard que son rôle, très-élève en un sens, fut loin d'être à tous égards irréprochable. De là l'immense supériorité des Évangiles au milieu des écrits du Nouveau Testament. De là cette chute pénible qu'on éprouve en passant de l'histoire de Jésus à celle des apôtres. Les évangélistes eux-mêmes, qui nous ont légué l'image de Jésus, sont si fort au-dessous de celui dont ils parlent que sans cesse ils le défigurent, faute d'atteindre à sa hauteur. Leurs écrits sont pleins d'erreurs et de contre-sens. On sent à chaque ligne un discours d'une beauté divine fixé par des rédacteurs qui ne le comprennent pas, et qui substituent leurs propres idées à celles qu'ils ne saisissent qu'à demi. En somme, le caractère de Jésus, loin d'avoir été embelli par ses biographes, a été diminué par eux. La critique, pour le retrouver tel qu'il fut, a besoin d'écarter une série de méprises, provenant de la médiocrité d'esprit des disciples. Ceux-ci l'ont peint comme ils le concevaient, et souvent, en croyant l'agrandir, l'ont en réalité amoindri.

Je sais que nos idées modernes sont plus d'une fois froissées dans cette légende, conçue par une autre race, sous un autre ciel, au milieu d'autres besoins sociaux. Il est des vertus qui, à quelques égards, sont plus conformes à notre goût. L'honnête et suave Marc-Aurèle, l'humble et doux Spinoza, n'ayant pas cru au miracle, ont été exempts de quelques erreurs que Jésus partagea. Le second, dans son obscurité profonde, eut un avantage que Jésus ne chercha pas. Par notre extrême délicatesse dans l'emploi des moyens de conviction, par notre sincérité absolue et notre amour désintéressé de l'idée pure, nous avons fondé, nous tous qui avons voué notre vie à la science, un nouvel idéal de moralité. Mais les appréciations de l'histoire générale ne doivent pas se renfermer dans des considérations de mérite personnel. Marc-Aurèle et ses nobles maîtres ont été sans action durable sur le monde. Marc-Aurèle laisse après lui des livres délicieux, un fils exécrable, un monde qui s'en va. Jésus reste pour l'humanité un principe inépuisable de renaissances morales. La philosophie ne suffit pas au grand nombre. Il lui faut la sainteté. Un Apollonius de Tyane, avec sa légende miraculeuse, devait avoir plus de succès qu'un Socrate, avec sa froide raison. «Socrate, disait-on, laisse les hommes sur la terre, Apollonius les transporte au ciel; Socrate n'est qu'un sage, Apollonius est un dieu[1240].» La religion, jusqu'à nos jours, n'a pas existé sans une part d'ascétisme, de piété, de merveilleux. Quand on voulut, après les Antonins, faire une religion de la philosophie, il fallut transformer les philosophes en saints, écrire la «Vie édifiante» de Pythagore et de Plotin, leur prêter une légende, des vertus d'abstinence et de contemplation, des pouvoirs surnaturels, sans lesquels on ne trouvait près du siècle ni créance ni autorité.

Gardons-nous donc de mutiler l'histoire pour satisfaire nos mesquines susceptibilités. Qui de nous, pygmées que nous sommes, pourrait faire ce qu'a fait l'extravagant François d'Assise, l'hystérique sainte Thérèse? Que la médecine ait des noms pour exprimer ces grands écarts de la nature humaine; qu'elle soutienne que le génie est une maladie du cerveau; qu'elle voie dans une certaine délicatesse de moralité un commencement d'étisie; qu'elle classe l'enthousiasme et l'amour parmi les accidents nerveux, peu importe. Les mots de sain et de malade sont tout relatifs. Qui n'aimerait mieux être malade comme Pascal que bien portant comme le vulgaire? Les idées étroites qui se sont répandues de nos jours sur la folie égarent de la façon la plus grave nos jugements historiques dans les questions de ce genre. Un état où l'on dit des choses dont on n'a pas conscience, où la pensée se produit sans que la volonté l'appelle et la règle, expose maintenant un homme à être séquestré comme halluciné. Autrefois, cela s'appelait prophétie et inspiration. Les plus belles choses du monde se sont faites à l'état de fièvre; toute création éminente entraîne une rupture d'équilibre, un état violent pour l'être qui la tire de lui.

Certes, nous reconnaissons que le christianisme est une œuvre trop complexe pour avoir été le fait d'un seul homme. En un sens, l'humanité entière y collabora. Il n'y a pas de monde si muré qui ne reçoive quelque vent du dehors. L'histoire de l'esprit humain est pleine de synchronismes étranges, qui font que, sans avoir communiqué entre elles, des fractions fort éloignées de l'espèce humaine arrivent en même temps à des idées et à des imaginations presque identiques. Au XIIIe siècle, les Latins, les Grecs, les Syriens, les Juifs, les Musulmans font de la scolastique, et à peu près la même scolastique, de York à Samarkand; au XIVe siècle, tout le monde se livre au goût de l'allégorie mystique, en Italie, en Perse, dans l'Inde; au XVIe, l'art se développe d'une façon toute semblable en Italie, au Mont-Athos, à la cour des grands Mogols, sans que saint Thomas, Barhébræus, les rabbins de Narbonne, les motécallémin de Bagdad se soient connus, sans que Dante et Pétrarque aient vu aucun soufi, sans qu'aucun élève des écoles de Pérouse ou de Florence ait passé à Dehli. On dirait de grandes influences morales courant le monde, à la manière des épidémies, sans distinction de frontière et de race. Le commerce des idées dans l'espèce humaine ne s'opère pas seulement par les livres ou l'enseignement direct. Jésus ignorait jusqu'au nom de Bouddha, de Zoroastre, de Platon; il n'avait lu aucun livre grec, aucun soutra bouddhique, et cependant il y a en lui plus d'un élément qui, sans qu'il s'en doutât, venait du bouddhisme, du parsisme, de la sagesse grecque. Tout cela se faisait par des canaux secrets et par cette espèce de sympathie qui existe entre les diverses portions de l'humanité. Le grand homme, par un côté, reçoit tout de son temps; par un autre, il domine son temps. Montrer que la religion fondée par Jésus a été la conséquence naturelle de ce qui avait précédé, ce n'est pas en diminuer l'excellence; c'est prouver qu'elle a eu sa raison d'être, qu'elle fut légitime, c'est-à-dire conforme aux instincts et aux besoins du cœur en un siècle donné.

Est-il plus juste de dire que Jésus doit tout au judaïsme et que sa grandeur n'est autre que celle du peuple juif? Personne plus que moi n'est disposé à placer haut ce peuple unique, dont le don particulier semble avoir été de contenir dans son sein les extrêmes du bien et du mal. Sans doute, Jésus sort du judaïsme; mais il en sort comme Socrate sortit des écoles de sophistes, comme Luther sortit du moyen âge, comme Lamennais du catholicisme, comme Rousseau du XVIIIe siècle. On est de son siècle et de sa race, même quand on réagit contre son siècle et sa race. Loin que Jésus soit le continuateur du judaïsme, il représente la rupture avec l'esprit juif. En supposant que sa pensée à cet égard puisse prêter à quelque équivoque, la direction générale du christianisme après lui n'en permet pas. La marche générale du christianisme a été de s'éloigner de plus en plus du judaïsme. Son perfectionnement consistera à revenir à Jésus, mais non certes à revenir au judaïsme. La grande originalité du fondateur reste donc entière; sa gloire n'admet aucun légitime partageant.

Sans contredit, les circonstances furent pour beaucoup dans le succès de cette révolution merveilleuse; mais les circonstances ne secondent que ce qui est juste et vrai. Chaque branche du développement de l'humanité a son époque privilégiée, où elle atteint la perfection par une sorte d'instinct spontané et sans effort. Aucun travail de réflexion ne réussit à produire ensuite les chefs-d'œuvre que la nature crée à ces moments-là par des génies inspirés. Ce que les beaux siècles de la Grèce furent pour les arts et les lettres profanes, le siècle de Jésus le fut pour la religion. La société juive offrait l'état intellectuel et moral le plus extraordinaire que l'espèce humaine ait jamais traversé. C'était vraiment une de ces heures divines où le grand se produit par la conspiration de mille forces cachées, où les belles âmes trouvent pour les soutenir un flot d'admiration et de sympathie. Le monde, délivré de la tyrannie fort étroite des petites républiques municipales, jouissait d'une grande liberté. Le despotisme romain ne se fit sentir d'une façon désastreuse que beaucoup plus tard, et d'ailleurs il fut toujours moins pesant dans ces provinces éloignées qu'au centre de l'empire. Nos petites tracasseries préventives (bien plus meurtrières que la mort pour les choses de l'esprit) n'existaient pas. Jésus, pendant trois ans, put mener une vie qui, dans nos sociétés, l'eût conduit vingt fois devant les tribunaux de police. Nos seules lois sur l'exercice illégal de la médecine eussent suffi pour couper court à sa carrière. La dynastie incrédule des Hérodes, d'un autre côté, s'occupait peu des mouvements religieux; sous les Asmonéens, Jésus eût été probablement arrêté dès ses premiers pas. Un novateur, dans un tel état de société, ne risquait que la mort, et la mort est bonne à ceux qui travaillent pour l'avenir. Qu'on se figure Jésus, réduit à porter jusqu'à soixante ou soixante-dix ans le fardeau de sa divinité, perdant sa flamme céleste, s'usant peu à peu sous les nécessités d'un rôle inouï! Tout favorise ceux qui sont marqués d'un signe; ils vont à la gloire par une sorte d'entraînement invincible et d'ordre fatal.

Cette sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde, il est permis de l'appeler divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout le divin, ou lui ait été adéquat (pour employer l'expression de la scolastique), mais en ce sens que Jésus est l'individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin. L'humanité dans son ensemble offre un assemblage d'êtres bas, égoïstes, supérieurs à l'animal en cela seul que leur égoïsme est plus réfléchi. Mais, au milieu de cette uniforme vulgarité, des colonnes s'élèvent vers le ciel et attestent une plus noble destinée. Jésus est la plus haute de ces colonnes qui montrent à l'homme d'où il vient et où il doit tendre. En lui s'est condensé tout ce qu'il y a de bon et d'élevé dans notre nature. Il n'a pas été impeccable; il a vaincu les mêmes passions que nous combattons; aucun ange de Dieu ne l'a conforté, si ce n'est sa bonne conscience; aucun Satan ne l'a tenté, si ce n'est celui que chacun porte en son cœur. De même que plusieurs de ses grands côtés sont perdus pour nous par la faute de ses disciples, il est probable aussi que beaucoup de ses fautes ont été dissimulées. Mais jamais personne autant que lui n'a fait prédominer dans sa vie l'intérêt de l'humanité sur les petitesses de l'amour-propre. Voué sans réserve à son idée, il y a subordonné toute chose à un tel degré que, vers la fin de sa vie, l'univers n'exista plus pour lui. C'est par cet accès de volonté héroïque qu'il a conquis le ciel. Il n'y a pas eu d'homme, Çakya-Mouni peut-être excepté, qui ait à ce point foulé aux pieds la famille, les joies de ce monde, tout soin temporel. Il ne vivait que de son Père et de la mission divine qu'il avait la conviction de remplir.

Pour nous, éternels enfants, condamnés à l'impuissance, nous qui travaillons sans moissonner, et ne verrons jamais le fruit de ce que nous avons semé, inclinons-nous devant ces demi-dieux. Ils surent ce que nous ignorons: créer, affirmer, agir. La grande originalité renaîtra-t-elle, ou le monde se contentera-t-il désormais de suivre les voies ouvertes par les hardis créateurs des vieux âges? Nous l'ignorons. Mais quels que puissent être les phénomènes inattendus de l'avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira sans cesse; sa légende provoquera des larmes sans fin; ses souffrances attendriront les meilleurs cœurs; tous les siècles proclameront qu'entre les fils des hommes, il n'en est pas né de plus grand que Jésus.

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