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Visages

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Monsieur Paul Déroulède a été l'objet des égards particuliers de la démocratie française. Celle-ci lui réserva une faveur qu'elle accorde d'ordinaire aux seuls membres des familles régnantes: elle l'exila. Et ainsi elle le montre, isolé comme un prétendant, aux trente-six millions de citoyens qui sont libres de circuler dans les limites des frontières nationales.

On se rappelle l'équipée qui valut à M. Paul Déroulède cet hommage exceptionnel. Un jour il arrêta dans la rue un cheval par la bride. Malheureusement il y avait un général dessus. Et ce fut un grand désarroi dans le monde parlementaire...

Ce geste provoqua naturellement, entre le tribun et le général, quelques paroles d'explication auxquelles d'aucuns entendirent attribuer un sens criminel. A l'inverse de la Grande-Duchesse, les politiques n'aiment point les militaires; ils les couvrent d'or, de passementeries et de croix; ils ne réclament d'eux que le silence. L'appareil pompeux et le caractère entier de ces fonctionnaires leur inspirent à la fois du respect et de la défiance.

Quand la République était mineure, elle eut un flirt avec un soldat de fortune; Boulanger lui avait murmuré à l'oreille les paroles qu'on dit en dansant. Elle sembla prendre plaisir à ces déclarations. Aussi bien, dès qu'elle devint une grande personne, ses tuteurs usufruitiers employèrent-ils leurs talents à la convaincre que les meilleurs mariages sont les mariages de raison. Seul Félix Faure lui permit d'accrocher sa robe de mousseline à des éperons d'officier, dans les sauteries officielles. Et entre ces vieillards jaloux, la petite songeait, comme les héroïnes de la fantaisie de Musset: A quoi rêvent les jeunes filles.

Elle lut, dit-on, en cachette, le récit d'une belle aventure appelée l'Histoire de France, puis s'exalta, pendant des nuits, aux péripéties d'un feuilleton mal écrit, comme sont d'ordinaire les feuilletons, mais palpitant, et qui a pour titre: l'Histoire du Consulat et de l'Empire... Les bibliothèques des hommes publics sont pleines de mauvais livres.

C'est sans doute pour avoir remarqué sa mélancolie, ses facultés romanesques et son goût de la lecture que M. Paul Déroulède lui proposa de l'enlever.

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Le geste était chevaleresque, charitable et imprudent. Quand on examine l'homme et non le politique, avec la seule curiosité de décrire une physionomie autour de laquelle s'agitent des passions, il est permis de prêter un sens arbitraire aux gestes. Et le geste de M. Paul Déroulède était esthétique. L'amoureux ne se proposait point d'enlever Marianne pour faire d'elle une gourgandine. Après lui avoir donné son bras, il lui eût offert sa main.

M. Déroulède n'est pas, à proprement parler, un soldat. On ne distingue sur sa personne aucun des brandebourgs qui sont les signes manifestes d'une âme héroïque. Nul de ces artifices extérieurs ne fortifie sa séduction. Cependant les larges plis de sa redingote flottent au vent comme des drapeaux. Il porte à la boutonnière de son habit un énorme ruban rouge, à la façon des officiers en demi-solde. Il est le seul Français, enfin, qui puisse laisser tomber sur la nappe, à la fin d'un dîner intime, de grands mots solennels sans provoquer le sourire. Il est à l'aise dans la magnificence. M. le général Hervé a très justement marqué sa place dans nos effectifs de réserve: comme La Tour d'Auvergne était le premier grenadier de France, il en est le premier clairon. Et tout cela lui donnait, aux yeux de la pupille des Bartholos constitutionnels, la grâce martiale d'un jeune premier de Brumaire, dont les intentions seraient honnêtes.

Le sympathique exilé me disait un jour: «Henri Martin aima la France comme un mari, mais Michelet l'aima comme un amant.» Parole profonde et charmante qui révèle tout de suite dans quelle catégorie il convient de ranger son auteur! Oui, M. Paul Déroulède apporta dans l'amour de la patrie des nuances de sensibilité que nous réservons d'ordinaire à l'amour tout court. Il ne se contenta point d'avoir pour la France une affection conjugale. Comme Michelet, il est un amant (non d'ailleurs dans le sens où l'on prend vulgairement ce titre, car il est des maris qui sont des amants et, d'autre part, des amants qui ne seront jamais que des maris): je veux dire que sa passion demeura toujours à l'état de crise et ne s'apaisa point dans l'accoutumance...

Et c'est pour cette raison qu'il est téméraire et casse-cou. Peut-on demander à un amant de témoigner dans ses hommages la déférence conjugale que place dans les siens M. Wallon? Le poète dont les premiers vers à Ninon sont adressés à l'Alsace-Lorraine ne peut respecter comme une œuvre définitive les proses d'une Constitution.

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Fort heureusement, ces nuances de sentiment ne furent point comprises—le jour de la Folle Journée—par le général Roget lui-même. Quand le barde, en proie au lyrisme, se précipita au-devant du brigadier, celui-ci se contenta d'indiquer au caporal-sapeur, avec son sabre, le chemin de la caserne de Reuilly. Et l'impassibilité superbe du général assura, sinon le salut de la République, du moins l'acquittement de M. Paul Déroulède.

Le jury avait traité le séducteur avec l'indulgence d'un bon oncle; les Pères conscrits, assemblés en conseil de famille, voulurent donner à son coup de tête la gravité d'un coup d'État. Ils l'expulsèrent de la maison. Et la rigueur de l'ostracisme prolongé dont on l'honore incline les sceptiques eux-mêmes à admettre que l'auteur des Chants du soldat pourrait bien être un homme dangereux...

Que faut-il croire? M. Déroulède est-il un charmant et éloquent toqué capable de belles imprudences, un Don Quichotte fonçant au hasard sur les moulins à vent parlementaires, ou un citoyen en même temps généreux et adroit, enthousiaste et habile à diriger ses emballements? Qui le saurait, et le sait-il? En somme, Corneille lui-même a un fond de basoche... M. Paul Déroulède a l'œil bleu et aigu, il est poète et son père était avoué.


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