Visages
J'imagine que la mort du Révérend Père Didon éveilla dans l'esprit de ses supérieurs un sentiment complexe où se mêlait à un regret sincère une impression obscure de soulagement. C'est que ce beau moine représentait un peu, aux chefs responsables de l'honneur de la Communauté, ce qu'est, pour un époux, une femme brillante, d'imagination vive et d'âme romanesque, et dont la vertu est une victoire quotidienne. Ses succès dans le monde provoquaient à la fois de la fierté et de l'inquiétude. Il avait eu avec la popularité des flirts célèbres, dont il était sorti intact, pour la plus grande gloire de l'Église. Mais son charme, comme sa faiblesse, était de paraître sans cesse exposé à la chute. En le sentant si près du péché et cependant fidèle, on éprouvait pour lui une affection attendrie, reconnaissante et protectrice.
Quand il prit un soupçon de ventre, les dignitaires de saint Dominique connurent la joie trouble et secrète des maris dont la vigilance fut constamment harcelée et tenue en éveil, en découvrant le premier cheveu blanc sur le front d'une coquette séduisante. Cet avertissement est pour eux une première victoire, le présage d'une fin prochaine des hostilités. Ils se consolent de voir la séductrice moins belle en songeant qu'elle sera plus à eux. Ainsi, quand l'ancien orateur de Saint-Philippe du Roule, dont les phrases se heurtaient naguère, en des envolées superbes et imprévoyantes, à tous les arceaux du temple, se montra dans les rues, avec sa serviette d'hommes d'affaires à la main, sage et circonspect en son allure, sous la décence de sa lévite noire, comme un sociétaire de la Comédie qui se rend chez son agent de change, on crut que le Révérend Père Didon s'était résigné à vieillir. Ses cartes de visite portaient un titre rassurant: «Administrateur délégué de la Société anonyme des établissements d'Arcueil.» C'était presque un aveu d'abdication. Mais peut-on jamais s'estimer tranquille et garanti contre les personnes qui connurent les tourments de la passion et ont le goût de jouer avec le feu?
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A cinquante ans, après dix années de vie rangée en Corse, sous les tamaris et les orangers du couvent de Corbara, quand tout le monde le croyait assagi, le Père Didon risqua encore un coup de tête: il publia un roman sur «Jésus».
On raconte que Victor Cousin reçut un jour la visite d'un directeur d'encyclopédie qui venait lui demander un article sur le Christ. Le philosophe se récusa. Et l'imprésario évincé s'en allait, ennuyé, lorsque Cousin, se penchant sur la rampe de l'escalier, lui cria:
—Allez voir Lamartine; il brûle de se compromettre!
Le Père Didon, qui aima toujours le danger, était incapable d'un tel calcul. Il se compromit personnellement. Les neuf cents pages de ses deux in-octavo ne nous révèlent rien sur le Fils de Dieu; par contre, elles illuminent d'une lumière éclatante l'âme du prédicateur éloigné de la chaire. On y trouve, avec moins d'amertume et plus de candeur, les mélancolies passionnées et les nostalgies militantes que décèlent certains mémoires de M. Jules Simon sur d'anciens collègues de l'Institut. «Quand Jésus porta l'Évangile en Galilée,» écrit-il, «sa renommée était éclatante.» Ailleurs: «On propageait la «gloire» de Jésus, on préparait la «manifestation populaire qui allait éclater.» Et encore: «Jésus se laisse «acclamer» par la foule et ses partisans... aux applaudissements du peuple qui le traitait de Messie.» Puis, ce bouquet: «Jésus est un homme de génie!»
Singulières et troublantes obsessions chez un apôtre du verbe divin! Mais l'œuvre du Père Didon contient aussi des plaidoyers détournés pro domo: «Tout homme doué de quelque activité regarde le milieu humain où il doit agir avec l'ambition d'y établir sa règle. Contenue et ordonnée, une telle aspiration est légitime.» Et, à côté de cette revendication timide, une apostrophe orgueilleuse qui a une allure de défi: «Quand un homme, par l'initiative de son génie et de son aspiration, se conquiert une autorité morale prépondérante, il inquiète toujours le pouvoir.» Enfin, cette constatation désabusée: «Les hérodiens et les pharisiens s'unirent pour perdre Jésus: la politique est pleine de ces alliances criminelles...»
Quel commentaire atteindrait à l'éloquence de ces lambeaux de phrases rapprochés? Cette autobiographie à propos du Christ est proprement la confession d'un Père du siècle...
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Lui aussi, quand il planait, de la chaire de la Trinité, sur la foule de ses partisans, le Père Didon connut le succès. Il avait des coups de manche hardis; ses cheveux drus s'arrangeaient docilement en tempête sur son front, et son sourire d'apôtre applaudi négociait volontiers avec les Gentils. Dans le masque éveillé et mobile, dont la ressemblance avec celui de M. Coquelin aîné était frappante, son nez retroussé, qui devait bientôt inquiéter l'Église, reniflait la popularité avec une volupté suspecte.
On assistait là à une reprise bien moderne de la scène de la Tentation. Car, dans le public qui se pressait au-dessous de lui et commentait des potins de cercle ou des bruits de coulisses en épluchant des oranges, devant que les cierges ne fussent allumés, Satan prenait les travestissements les plus hypocrites: il se dissimulait sous une fourrure de grande dame ou derrière une voilette de demi-castor, prenait l'aspect d'un sénateur israélite, d'un dramaturge fameux ou d'un journaliste influent. Chacun le tentait avec un sourire, un compliment ou un compte rendu. Et dans l'empressement assidu de ces fidèles, on eût discerné la curiosité féroce de l'Anglais qui suivait partout un dompteur, afin de se trouver là le jour où il serait dévoré. Sombrerait-il, comme tel carme notoire, dans un pot-au-feu conjugal, ou succomberait-il aux ruses savantes d'une Américaine collectionneuse? Suivrait-il sans défiance un philosophe au fond de ses sophismes captieux, ou prêterait-il une oreille complaisante aux propos d'un reporter lui offrant les royaumes du monde?
Le Père Didon semblait d'autant plus désarmé contre la tentation qu'il aimait davantage la vie. Il ne goûtait pas seulement les agréments de la faveur populaire: il estimait aussi les Ponts et Chaussées, le Progrès, l'Athlétisme et les Pouvoirs établis. Il rêvait de faire sourire la «vallée de larmes», de rendre la terre habitable et hygiénique, de conduire vers Dieu, à la place des dévots ankylosés par de longs agenouillements dans la pénombre des chapelles, des promotions d'anges vigoureux et capables «d'abattre» leur paradis en trois coups d'ailes... Est-ce que, dans un banquet, il ne remercia point M. Casimir-Perier d'avoir apporté à la jeunesse contemporaine «l'autorité d'un haut exemple sportif»? Il lui paraissait anormal que, dans le perfectionnement de la voirie, la vieille voie du salut, semée par les anciens religieux d'embûches méritoires, demeurât seule négligée. C'est tout juste s'il ne réclamait point qu'on la «macadamisât». Et les scrupules de la respectabilité bourgeoise ne le laissaient pas froid. En sa déférence pour les hiérarchies humaines, il voulut assigner du moins à Marie-Madeleine une place distinguée dans la galanterie de son époque. La fille à soldats, qui débauchait les centurions de Pontius, devint ainsi, sous sa plume, une sorte de Dame aux Camélias avant la lettre: «Madeleine vivait mal dans sa condition, dit-il, et avait des privautés illicites, mais elle n'était pas publique... C'était une des plus signalées dames de la province.»
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Ce zèle temporel inspirait aux chrétiens le vague soupçon que le Père ne considérât point suffisamment le passage sur la terre comme un séjour d'épreuves. On se rappelle cet étonnant roi de Naples qui se résigna, vingt ans de suite, aux ennuis et à l'inconfort de la vie d'hôtel, à Paris, afin de rester, aux yeux de l'univers, un monarque en villégiature, ignorant les remaniements géographiques opérés par les soldats de Victor-Emmanuel. Le célèbre dominicain ne donnait pas assez l'impression de se considérer ici-bas comme un exilé dans «une autre patrie»...
La mort, qui clôt le long drame de conscience dont cette âme de moine fut le théâtre, restitue définitivement à l'Église la figure passionnée dont on ne put jamais dire avec sécurité si elle appartiendrait en fin de compte à Dieu ou au diable. Mais la gloire du Père Didon fut peut-être d'avoir été tenté plus fortement qu'aucun autre prêtre. Des femmes impeccables, et qu'on entoure d'une vénération légitime, emportent parfois dans la tombe le secret d'un adultère blanc. Et ce ne sont pas les moins méritantes.