Visages
Les personnes âgées parlent encore, non sans égards, du Scholl turbulent et agressif qui, aux alentours de 1850, sautait dans la vie privée de ses contemporains avec une espièglerie de page effronté et affichait insolemment ses épigrammes sur le mur Guilloutet. Néanmoins le journaliste que connut la génération actuelle, le Scholl apaisé de la cinquantaine, devenu le prince de l'Écho, le maréchal de la Babiole, le connétable de la Baliverne, offrait également une figure bien caractéristique. La majesté ajoutait une ironie paradoxale et piquante au personnage qui avait haussé la frivolité jusqu'à la maîtrise.
On l'appelait le roi du Boulevard. Et cette royauté n'était point illusoire. Elle comportait un territoire, un idiome et des sujets, venus pour la plupart de Marseille, de Bordeaux ou de... Cologne, mais offrant ces traits de nationalité communs: de la légèreté, du chic, des loisirs, une gentille bravoure de luxe et des affaires d'argent embarrassées. La poussière de Paris, qui flotte autour des maigres platanes accoutumés à vivre sans humus, cette poussière illustre chargée de musc et de nicotine et où traîne toujours un peu de vieille poudre, entretient chez les boulevardiers une griserie légère. Dans ce pays chimérique, chacun vit sur l'esprit comme sur la table des autres. Peut-être au vingt-deuxième siècle un membre de l'Académie des sciences morales et politiques, penché sur ce type disparu, n'examinera-t-il pas sans quelque inquiétude le personnage satanique et puéril qui fut honoré d'une malédiction de Dostoïewski.
Cependant, au second examen, les boulevardiers confessent un autre caractère. Ces bohèmes sont des hommes rangés, ces fantaisistes sont ponctuels; ces libertins sont respectueux de la hiérarchie. Leur existence, réglée avec méthode et dénuée d'imprévu, tourne autour d'habitudes et de potins familiers,—comme celle de bureaucrates ou de bourgeois de petite ville. S'ils ignorent où ils vont dans la vie, ils savent où ils se rendent chaque jour. Ils sont exacts à leurs plaisirs, tels des administrateurs à leurs affaires. On en vit qui grossirent, maigrirent, grisonnèrent, blanchirent et noircirent de nouveau à la même terrasse de restaurant, comme des factionnaires oubliés. Leur loyalisme ferait l'admiration des familles régnantes et l'étonnement des philosophes...
Scholl était leur souverain: il conférait l'investiture aux hommes spirituels, signait le passeport des bons mots qui courent la ville et fixait les droits de propriété en matière de «nouvelles à la main».
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Chaque soir, à six heures, il arrivait à Tortoni, bourru et cordial, l'œil embusqué sous le monocle, distribuant les poignées de main comme des encouragements ou des récompenses. M. Percheron, le patron de l'établissement, le saluait avec la gravité discrète d'un chef de protocole. Et ne fut-il point le maître des cérémonies de l'ancien Boulevard, ce liquoriste aristocrate et autoritaire dont on aperçoit la silhouette derrière Aurélien Scholl, comme on distingue celle de Sancho derrière don Quichotte ou celle de Coquelin cadet derrière le marquis de Priola? M. Percheron avait, d'une certaine manière, une âme de croyant. Il aimait mieux servir un verre de bière à un gentleman authentique qu'une série de breuvages coûteux à des consommateurs sans mandat. Il écoutait même avec un secret orgueil les récits du grand chroniqueur racontant les dépenses qu'il avait faites la veille dans un autre cabaret à la mode. Pour lui, la République incarnait le triomphe du personnel des brasseries usurpant le pouvoir sur les maîtres légitimes du pays: les clients qui savent payer un louis deux œufs, une côtelette et une vieille bouteille transportée avec précaution, comme une convalescente, dans un panier d'osier.
La foi de Scholl affichait moins de dogmatisme; elle n'était pas moins sincère. Pendant dix ans il ne put prendre un rhume que ce ne fût en se promenant avec le marquis de Massa ou avec le comte de Dion. Et ses moindres gastralgies étaient signées Verdier.
On ne découvrait pas sans surprise un brin de conscience et en quelque sorte de probité scrupuleuse dans le souci qu'apportait le roi du Boulevard à déjeuner chaque jour en compagnie de barons de la finance et de princes exotiques. Mais la dissipation lui était une sorte de devoir professionnel, comme l'impertinence et «l'affaire d'honneur». Le cabaret à la mode n'était pas seulement son salon; c'était encore son cabinet de travail. La chronique de Scholl, ça ne se fait pas à domicile, et l'on en chercherait vainement la recette dans la Cuisinière bourgeoise: c'est un petit plat de l'ancien Bignon. On ignore avec quoi c'est fait: un rien d'aliment solide dissimulé en de mystérieux coulis, parmi des sauces violentes et subtiles; mets épicé, pour des gens qui n'ont pas faim. Les modes d'accommoder l'esprit purent changer; dédaigneux des copieux ragoûts de la presse démocratique, le fondateur du Nain Jaune demeura le chroniqueur de Bignon. Ainsi l'illustre Joseph préféra manger ses économies en préparant pour de rares connaisseurs une cuisine artistique plutôt que d'écumer sans entrain, même au prix de cinquante mille francs d'appointements, les pot-au-feu de M. Vanderbilt.
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En contemplant le maître des jolies frivolités qui portait sur un corps robuste son nom pimpant et coquet, comme une aigrette, des gens non avertis connurent parfois la surprise des admirateurs de Mme Alboni, à l'égard de «l'éléphant qui avala un rossignol». La mise en mouvement d'une machine énorme pour produire les délicieux riens de l'article-Paris les étonnait comme s'ils eussent vu chauffer un train pour porter un carton à chapeau. Ils ne se rendaient pas compte que la parisine distillée par Scholl était le résidu de laborieuses combustions; les étincelantes boutades qu'il laissait tomber sur la nappe étaient secrètement préparées par des mets émoustillants et par des crus vénérables.
Chez Scholl, l'écrivain était, pour ainsi dire, le secrétaire du viveur. Il se souvenait des improvisations du boulevardier et il les notait posément, appuyé sur son bureau Louis-Philippe. C'est dans sa garçonnière, ornée de meubles sages, qu'on pouvait entrevoir le fond de sa sincérité lorsque, penché sur l'honnête acajou, après avoir remplacé par des bésicles son sourd monocle, il limait ses jolies boutades.
Peut-être, un de ces jours, dressera-t-on le bilan des mousquetaires de la chronique qui, durant un quart de siècle, firent la parade pour les Parisiens. Braves et étourdis, ils payaient esprit comptant; et leur épée, comme leur plume, était toujours prête à la riposte. Cependant, si l'on examine de près ces petits maîtres de la presse, on admire les trésors de prudence que dissimulait leur désinvolture. En dépit de leurs airs turbulents, ils étaient excellemment mesurés. C'est Auguste Villemot, garde national déguisé en voltigeur, avec ses malices prudentes de Censitaire, gardien jovial de la colonne de Juillet; c'est Henri de Pène, homme du monde discret qui chiffonne des idées légères sur un lieu commun, avec une grâce de modiste; c'est Léon Chapron, moraliste dyspeptique expert à pomponner des truismes; c'est Claudin surtout, le serf de la bohème dorée, qui, par déférence pour un idéal, habita cinquante ans la même chambre d'hôtel garni... Tous ils expriment avec crânerie des opinions reçues. Ces brillants cavaliers de guérillas constituent la colonne volante des gens de bon sens, infanterie massive qui monte la garde autour des préjugés.
Scholl respecta la noblesse, les pouvoirs publics, l'argent et le succès. Il ne se rallia à la République qu'après la chute du Maréchal, et au naturalisme que le jour où le suffrage universel parut favorable à cette découverte. L'oreille tendue aux bruits de la ville, il communiait d'instinct avec les majorités. Mais Voltaire lui-même ne s'appuyait-il pas sur le sens commun quand il égaya aux dépens de Leibnitz les bourgeois éclairés qu'avait divertis Candide?
L'esprit est conservateur: un rapide éclair dans un joyeux cliquetis de lames suffit à sa brillante escrime. C'est l'ironie qui est anarchiste, dont les virtuoses manient, avec des gestes soigneux, les stylets à manches de velours... Scholl pose l'épigramme comme un coup de bouton; et sa flamberge garde une pointe d'arrêt.
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La vieillesse lui réserva des amertumes.
Sur le domaine où naguère son peuple défilait, il vit des passants au visage anxieux se hâter comme s'ils avaient un but. Dans les journaux, de jeunes hommes continuaient de réfléchir après qu'il eut enlevé quelque position difficile avec une maëstria étincelante, par quelque jolie boutade, à la française. Enfin Tortoni, à son tour, fut emporté. Dès le lendemain de cet événement, l'état-major boulevardier, obéissant à un secret mot d'ordre, se retrouva, fidèle à son poste, au café dit: napolitain. Mais ce n'était plus le glorieux établissement dont, l'été, s'écartaient avec défiance, en traversant la chaussée, les Parisiens inquiets, et où M. Percheron lui-même inspectait d'un œil sévère l'intrus dénué de parrains ou de références. Dans le nouveau cénacle, des profanes pénétraient ingénument, pour boire. Et parmi ce désordre et cette confusion, les vieux Tortonistes ressemblaient à des émigrés.
Un jour du printemps 1903, je rencontrai, opulente et radieuse sous son ombrelle claire, Hélène, l'honnête et dévouée gouvernante du brillant écrivain.
—Nous voulions nous installer chez nous, me dit-elle, mais monsieur Scholl veut nous garder. Du reste, je suis très heureuse: il vient de faire donner les palmes académiques à mon mari...
Hélène et M. Midelair étaient depuis longtemps associés à la vie du maître. Elle connaissait sa cave, sa bibliothèque, ses manies et ses dossiers. Il lui donnait, chaque matin, la leçon d'épée. Scholl les maria ensemble. Aucun spectacle ne fut plus poignant que l'effort obscur, mais obstiné, du vieux chroniqueur vers la famille; une existence de représentation n'était point parvenue à combler la solitude morale de sa vie, organisée par un égoïsme sévère en vue des joies positives de l'amour-propre et de la gastronomie. Du moins il entendit «plastronner» jusqu'au bout. Il accueillit la rencontre avec la mort comme son dernier duel, ornant son esprit pour l'aventure suprême: après avoir rédigé son testament, il s'installa devant l'ancien guéridon de Tortoni, dont M. Percheron lui avait fait présent (quelle relique pour Carnavalet!),—et il prit son absinthe...
Les épicuriens de la décadence romaine montrent souvent cette qualité de bravoure galante. Mais je trouve une beauté particulièrement émouvante au trait noté par les reporters: «C'est M. Midelair, le maître d'armes du Cercle de l'escrime, qui plaça sur la poitrine de M. Scholl un crucifix et sur sa table de nuit de l'eau bénite et une branche de buis.»