Visages
Les personnages illustres offrent rarement une agréable surprise et un motif nouveau d'enthousiasme au curieux qui les observe dans le particulier. Pour ces êtres d'exception, l'homme privé ajoute peu à l'homme public. Les uns ont une âme trop inégale à leur génie: ils portent gauchement, comme une parure étrangère, une renommée dont le sort, dirait-on, les gratifia par mégarde. L'indigence de leur caractère les réduit au rôle d'éminents spécialistes. Les autres ne disposent pas des ressources intellectuelles qui suffiraient à leurs aspirations morales. Ces désaccords, choquants ou douloureux, n'apparaissent pas en M. Émile Ollivier. Personne ne remplit avec tant d'aisance l'idée qu'on se fait du grand homme. Chez lui, l'abondance du cœur et la générosité du talent s'alimentent évidemment à la même source.
Les invités de M. Pingard n'ont pas perdu le souvenir de la séance où, pour la première fois depuis 1870, M. Émile Ollivier parla dans une cérémonie officielle. Son éloquence, contenue par trente-six ans de silence, n'eut à s'élancer que vers la louange de la vertu. Et le spectacle était poignant, de ce tribun enchaîné offrant à la clientèle élégante de l'endroit, avec des gestes de sommation, les beautés oratoires dont il se libérait. Mais, dans l'hôtel de la rue Desbordes-Valmore, sa parole ample et mesurée au cadre d'une assemblée inspire une admiration à laquelle s'ajoute un peu d'angoisse.
C'est dans la petite maison de Passy, calme et garantie contre les bruits du siècle, comme la retraite du sage, qu'il me fut permis d'admirer de près l'ancien ministre de Napoléon III. Il avait réuni quelques amis à déjeuner: un homme d'État considérable dans la République et le chantre inspiré de Joyeuse et de Durandal, le vicomte Henri de Bornier. A cette table il y avait un grand poète: M. Émile Ollivier. Alors que le bon lyrique de la Fille de Roland suivait sa Muse vers les cimes, en soufflant un peu, et semblait goûter à terre une quiétude d'alpiniste au repos, M. Émile Ollivier, magnifique sans effort, trouvait sur les sommets son atmosphère naturelle.
Il nous entretint, ce jour-là, de Guizot, dont il venait de découvrir la correspondance adressée à Victor de Broglie. En une lettre mélancolique, le philosophe confesse ses doléances d'homme d'action. «Il faut, dit-il, que nous fassions, afin d'arriver jusqu'au public, comme le chat pour passer sous les portes: se baisser et s'amincir, c'est la condition sine qua non...» Cette pensée désolante exaltait M. Émile Ollivier d'une généreuse indignation. Il voulut chercher le livre dans sa bibliothèque et vérifier la phrase de «l'austère intrigant».
Cette hauteur familière, cette sorte de candeur virile qui ne consent point à composer avec la bassesse, montrent excellemment, sous son aspect essentiel, l'historien de l'Empire libéral. Je le vois encore qui, dans la pénombre de l'antichambre, encore obsédé par le souvenir de Guizot, me contait que Lamartine, dont il était alors le secrétaire, le présenta en 1845 au célèbre doctrinaire, comme un jeune homme ardent et «très optimiste». M. Guizot l'accueillit avec bienveillance et laissa tomber de sa triple cravate ces mots remarquables:
—Vous avez raison, monsieur, d'être optimiste: les pessimistes sont des spectateurs!
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Pensée profonde, que la vie de M. Émile Ollivier illustre pathétiquement. Il ne faut pas médire de l'optimisme, sous le prétexte que parfois il se donne les airs modestes d'un sentiment qui se contente à peu de frais. Il est l'heureux mensonge qui secrètement conseille l'audace aux gens d'action; il reste, en somme, le principal facteur des conquêtes de l'humanité. Pour avoir négligé, penché sur les manuscrits des Archives, le coup de soleil qui illumine les pages de Michelet, M. Taine, incomparable essayiste, ne fut pas un historien complet. C'est un phénomène notable que les grands mouvements populaires ont eu lieu l'été. Ces belles imprudences que sont les révolutions réclament, en effet, de leurs entrepreneurs une intrépidité d'esprit dont la nature en fête cautionne et avalise, en quelque sorte, les promesses, avec la bienveillance d'une complice. C'est en agitant une cocarde de feuillage prise aux arbres du jardin que Camille Desmoulins, monté sur une table du Palais-Royal, entraîne les citoyens à la Bastille. Et nous avons entendu le vénérable M. Gallichet—l'un des héros des Trois Glorieuses—rapporter de quelle façon, le 27 juillet 1830, ayant entendu le roulement du tambour, il prit son fusil et, comme il faisait beau, s'en alla gaillardement renverser une monarchie vieille de dix siècles.
M. Émile Ollivier possède cette faculté merveilleuse qui, d'aventure, soulève les montagnes. Et par sa confiance dans l'idée il paraît plus proche, intellectuellement, de nos théoriciens d'avant-garde que des hommes dont le hasard le fit le contemporain. Son père, Démosthène Ollivier, était l'ami de Pierre Leroux; il prêcha comme une sorte de croisade l'évangile socialiste; enfin il donna à son fils aîné le prénom d'Aristide. M. Émile Ollivier, lui non plus, ne désespéra jamais de la justice immanente. Parmi les portraits du maître, il en est un que je trouve singulièrement révélateur: c'est la toile où Lévy-Dhurmer a représenté l'homme d'État vieilli. La figure garde la même expression inspirée et réfléchie qu'on remarque aux portraits du quadragénaire; les favoris sages encadrent un visage passionné: cependant une mèche rebelle, un peu chimérique peut-être, échappant enfin à une longue discipline, se dresse au sommet du front dégarni. Et ce double aspect d'un visionnaire et d'un juriste symbolise précisément le caractère du fondateur de l'Empire libéral.
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On prétend d'ordinaire ne connaître que le premier: c'est juger imparfaitement M. Émile Ollivier. Le politique qui tenta de réaliser l'idéal avec prudence reste un peu l'apôtre qu'était son père,—mais un apôtre surveillé et guidé par un homme d'affaires. Comme tous les Méridionaux et comme presque tous les poètes, cet orateur à la parole chantante possède un sens très fin de la réalité.
Les gens du Midi jouissent d'un charmant privilège: même quand ils sont transplantés, la chaleur emmagasinée en leurs veines par des générations d'ancêtres et qui pour eux colore les choses ne les empêche pas de mesurer avec exactitude le mirage. L'illusion est une force qu'ils emploient avec adresse, comme les ingénieurs utilisent en énergie motrice les beautés inutiles de la nature. Ils n'en sont jamais dupes. N'est-il pas curieux qu'en 1863, lorsque les Comités polonais de Paris se rendent auprès de M. Émile Ollivier afin de protester contre son attitude, le chef de la délégation soit un honorable bijoutier, M. Tirard, le futur président du Conseil de 1889? Ainsi l'utopie se trouva incarnée en un négociant, tandis que le réalisme avait pour interprète un poète...
Au vrai, le sentimentalisme politique de M. Tirard n'était point personnel à cet excellent homme; depuis la Restauration, il soutenait les sympathies militantes des libéraux pour les peuples qu'opprimait la Sainte-Alliance: l'Italie, la Pologne, l'Allemagne. L'Empereur lui-même ne fut pas insensible à la suggestion. Et il n'est point téméraire de prétendre que cet état d'esprit, en empêchant une entente avec le Tsar, permit la guerre des duchés et, par voie de conséquence, la campagne de 1870.
Mais en 1870 même, quand le ministre des Affaires étrangères déclare l'incident prussien clos par la renonciation formelle du prince Charles de Hohenzollern au trône d'Espagne, quel est le député qui s'institue le porte-parole de l'opinion publique, déchaînée pour la guerre, et déclare la dignité nationale mal défendue par le gouvernement? C'est M. Adolphe Cochery...
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M. Émile Ollivier a évoqué, à propos de son accession au pouvoir, l'entrée des musiciens de Roméo qui, conviés au festin nuptial, arrivent pour chanter les complaintes funèbres. Son existence, où la tragédie a le premier rôle, est dominée par une fatalité ironique. Pacifiste, il représente la guerre; la foule, qui a des nerfs et des caprices de femme, trouva plus commode de se décharger de ses responsabilités sur une victime expiatoire. Démocrate, il fait figure de réactionnaire. Après avoir introduit la République dans l'Empire, il vit les républicains qui le honnissaient en 1869 s'installer confortablement dans son programme, puis les jacobins restaurer les méthodes du bas Empire.
Malgré les trahisons de la fortune et des hommes, la foi robuste de M. Émile Ollivier ne fut pas entamée.
Il ne consentit jamais à admettre que les belles idées pussent être grosses de faits médiocres,—semblables à la princesse du conte oriental, dont la bouche délicieuse vomit des bêtes dégoûtantes. A quatre-vingts ans il est le même qui, jeune homme, jaloux de concilier l'ordre avec la liberté, affrontait les démagogues des Bouches-du-Rhône,—les Marseillais, sensibles à la caresse des phrases harmonieuses et sentant leur vertu civique mal assurée devant tant d'éloquence, lui criaient: «Taisez-vous!»—le même qui plus tard entreprit de féconder par des rêves généreux les combinaisons politiques du duc de Morny...
Cet optimisme impénitent est un spectacle qui émeut: il faut qu'un cœur soit d'une grande pureté pour qu'à cet âge, et après de telles épreuves, l'illusion ne s'y fane point. Peut-être, d'ailleurs, M. Émile Ollivier dut-il à l'injuste disgrâce qui l'écarta de la vie active, autant qu'à sa grandeur d'âme, de conserver entières ses espérances.
Quand il accepta des mains de l'Empereur le gouvernement, on appela d'abord le cabinet du 2 janvier le «ministère des honnêtes gens». Et sans doute le baptême n'impliquait aucune intention injurieuse à l'adresse de M. Rouher dont la probité fut inattaquable, pas plus que l'étiquette de «révolution du mépris» donnée au mouvement de 48 ne marchandait l'estime due au roi Louis-Philippe. Mais le séduisant paradoxe de l'Empire libéral donnait à la France un visage qui paraissait convenir davantage à «la plus grande personne morale du monde». Et elle ressemblait à la jeune Marianne comme une sœur, cette étrangère, noblement parée d'idéologies, qui fit son entrée dans les salons officiels en même temps que sainte Mousseline...
Nous avons vu la divorcée de César, libérée de son idéal, épaissie dans les soins du ménage; et sa maturité sans grâce, égoïstement utilitaire, semble digne encore de recueillir des hommages de jeunes ambitieux. Nous ne concevons plus guère, toutefois, qu'elle puisse tourner les têtes...
La République, hélas! devrait-elle rester une fiancée? M. Émile Ollivier conserve l'avantage de la voir toujours à vingt ans. Il croit à la fraternité, à la liberté, à l'égalité, de la façon qu'on y pouvait croire quand on ignorait tout ce que contiennent ces mots magiques. Et ainsi, d'une certaine manière, le premier ministre de 1870 apparaît comme l'un de nos derniers républicains.