Visages
Ferdinand Brunetière revint, un jour, de Rome avec une bénédiction du Pape et la cravate de Commandeur de Saint-Grégoire le Grand dans sa valise. Il avait prêché sur Bossuet, au Vatican, devant une assemblée de princes de l'Église, comme Talma interprétait Corneille à la Comédie, devant un parterre de rois. Ce fut peut-être la minute suprême de sa carrière. Le succès qu'obtint dans la Ville Éternelle notre compatriote n'est point pour surprendre. Rome, la Rome moderne, avec ses cathédrales, ses palais et ses maisons de rapport, et où les tramways électriques balaient de la poussière d'histoire, est bien le cadre d'un théoricien qui aime à envisager les choses sous l'aspect de l'éternité et sous l'angle de la polémique.
Sa phrase se pare naturellement du vertugadin et porte sans faiblir la gloire de la papillote; elle se trouve à l'aise dans les berlines de gala, munies de valets poudrés. C'est pour cette raison que, le rencontrant vers le pont des Arts—à l'époque où il fréquentait dans le quartier,—le romancier de Pot-Bouille, dont la Muse traîna toujours un peu la savate, comme ce «torchon d'Adèle», l'interpella en l'appelant chienlit de la langue.
Cependant, M. F. Brunetière n'est point un doctrinaire apaisé que la majesté du cortège assoupit dans les doux cahots d'une allure solennelle. De même que M. de Vogüé, il se plaît aux «regards historiques». Mais il ne se contente pas d'observer le monde à travers la buée d'un songe mélancolique et lointain, derrière les vitres relevées d'une portière. Il abaisse le carreau afin d'apercevoir plus exactement le remous et le tumulte de la rue: au besoin, il descendrait sur le trottoir.
M. Brunetière est un homme étonnant. Il évoque assez l'image d'un de ces gardes nobles, immobiles dans la pompe archaïque du costume dessiné par Michel-Ange, qui serait armé d'une carabine Lebel. D'ailleurs, pour être informé sur les progrès de la balistique, l'écrivain de «Science et Religion» n'en demeure pas moins attaché aux vieilles disputes d'école, qui offrent un vaste champ de bataille: la science est-elle en faillite? la chimie organique se suffit-elle à elle-même? la mécanique céleste ou la géométrie transcendante sont-elles capables d'élucider le mystère dont nous sommes entourés? voilà les problèmes qui éveillent sa passion et stimulent les merveilleuses ressources de sa stratégie.
Les beaux travaux d'approche, les rares mouvements tournants, les rudes assauts, les vigoureux appels de triomphe!
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On comprend que la curie romaine ait accueilli M. Brunetière avec des égards singuliers. De toutes les recrues qui lui viennent des chefs de la pensée contemporaine, celle-là est sans doute la plus précieuse. Mgr Dupanloup disait un jour de M. Jules Simon, en souriant: «Il sera cardinal avant moi!» M. Brunetière n'est pas de ces hommes égarés sur leur véritable vocation qui forcent un prêtre à reconnaître, dans l'enveloppement d'un geste, dans la caresse d'un accent, dans l'hésitation d'un regard, la complicité secrète d'un allié, un frère qui s'ignore ou qui se réserve. J'imagine, au contraire, qu'à la fin des dîners romains où l'on honore le Seigneur au moyen de rares volailles et de subtils coulis, ses signes de croix énergiques surprirent d'abord les monsignori qui escamotent un bénédicité distrait en glissant une main molle sur des surplis soyeux. Sa voix, qui déjà éclate dans un fumoir, déconcerta peut-être les familiers de la Cour pontificale, la cour du monde où l'on parle le plus bas et où, pour cette raison, le gouvernement de la République envoya un ambassadeur très remarquable et, dit-on, atteint de surdité.
M. Brunetière n'est pas né «d'Église»: c'est visible. La perspective d'une belle direction d'âmes, une imposante armée de consciences à guider peuvent séduire un esprit comme le sien, né pour le commandement. Mais il ne montre ni l'humilité du curé de campagne qui poursuit sans bruit le train-train de son sacerdoce, ni la sérénité du chanoine qui accomplit paisiblement sa besogne de propagande, garanti par des douillettes ouatées contre les courants d'air du siècle. On ne lui découvre pas davantage cette patience, admirable de sécurité, du dignitaire ecclésiastique qui manie la faiblesse humaine comme un virtuose, en pressant d'un doigt discret un ressort subtil de vanité ou d'orgueil, et dont les sages lenteurs sont un si bel acte de foi dans l'avenir. Ces grands prélats opportunistes, qui se parent de nos misères comme les missionnaires de Chine s'habillent en mandarins, excellent dans l'art de différer les solutions avec grâce. L'évêque de Pékin, interviewé par un journaliste, déclarait: «Croiriez-vous, monsieur, que, sur les cinq mille élèves formés par nos Pères, nous n'avons pas eu, en dix ans, une seule conversion. Est-ce beau?» Cette diplomatie à longue échéance qui, d'aventure, s'attarde dans les sentiers de traverse en savourant des foies gras, comme l'armée de Grouchy, le jour de Waterloo, mangeait des fraises, cette manœuvre de temporisateurs qui laisse à la Providence tout le travail, ne nourrit point la combativité de M. Brunetière. Il est pressé d'agir par lui-même, de donner son coup de pouce personnel aux événements... Ainsi que les médailles, les événements ont une valeur propre, mais ils portent toujours l'effigie d'un maître. M. Brunetière ambitionnerait de les frapper à son image. Pour le surplus, son génie ambitieux nous garantit qu'il s'arrangera ensuite à les faire cadrer avec les desseins du Très-Haut.
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On a dit: «Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.» M. Brunetière fit mieux: il rajeunit la Providence. Il s'institua son confident, son tuteur, son directeur de conscience—j'allais écrire: son imprésario—grâce au crédit exceptionnel dont jouissent toujours les conseillers auprès des souverains en exil. Avant que l'éminent doctrinaire ne prît en mains ses intérêts, celle-ci semblait se résigner à l'effacement. En l'amenant à douter de soi, Renan avait énervé sa puissance. M. Janvier de la Motte m'a raconté la jolie distraction de son doyen de Normandie qui, sur les instances d'ouailles alarmées par cinquante jours de sécheresse, avait organisé une procession afin d'attirer l'eau du ciel. Comme on rentrait au presbytère, des gouttes commencèrent à tomber. Le digne prêtre considérait les nuages avec extase: «Il pleut! fit-il; quelle heureuse coïncidence!» Avec la collaboration de M. Brunetière, la Providence est encore capable d'accomplir de grandes choses. Il lui donnera de l'esprit de suite, de l'ingéniosité, la foi en soi-même, le sentiment de son rôle, mais surtout la notion de l'ordre et le goût de la volonté. N'est-ce point par ces vertus que le célèbre académicien s'impose d'abord à l'admiration?
Ce critique césarien, réduit par les circonstances à gouverner des ombres, a le tempérament d'un homme d'État. Dans l'idéologie, il n'est pas seulement un maître, il est un monarque. De même que Louis XIV, il dirait volontiers: «Mes belles lettres.» Notez aussi bien comme, sous sa discipline, les créateurs, qui ne sont pas toujours dans le secret de leur fécondité, viennent se ranger docilement à la place qu'il leur assigna! Ils font presque figure de fonctionnaires: préfets corrects, ou somptueux ambassadeurs du génie français, illustrant, à leur date et dans leur ordre, les systèmes de M. Brunetière. Molière paraît-il? Il l'attendait. Lesage sort-il du néant? Sa place était prête. Beaumarchais éclate-t-il? Sa venue était inévitable. M. Brunetière examine le défilé de ces illustres «témoins» d'un regard paternel, mais sans tendresse. Seules les incartades de l'individualisme ne trouvent point grâce à ses yeux. Malheur à l'imprudent que l'esprit de révolte ou le goût de l'indépendance poussent à s'évader de la règle ou à rompre la solidité de l'armature sociale! Tel que Gœthe, à des désordres il préférerait un crime.
C'est ainsi qu'il fit comparaître devant son tribunal, en qualité de schismatiques, doña Sol et Marie de Neubourg, et qu'il requit contre Pauline, l'admirable Pauline de Polyeucte, comme entachée de romantisme. Que les rigueurs de cette juridiction impitoyable nous semblèrent tristes, parfois! A l'égard de Baudelaire, encore, notre pitié ne s'émeut pas trop: il commit, d'autre part, assez de péchés pour mériter de menus désagréments. Mais l'abbé Jérôme Coignard poursuivi pour vagabondage, voilà qui alarme notre sentiment de la gratitude! Tenez pour certain que nous apercevrons sur le banc, un de ces jours, M. J.-K. Huysmans, prévenu d'avoir cherché, aux matines du cloître, des jouissances équivoques. Et ce moine étrange, qui laisse émerger des poches de sa robe de bure des épreuves d'imprimerie, ne sera pas épargné...
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On peut détester M. Brunetière,—la haine d'ailleurs n'est point un si banal hommage!—trouver son joug insupportable, sa tyrannie impertinente: il ne saurait laisser indifférent. Il est une force, et la force aussi est une grâce chez un homme. Néanmoins ce virtuose qui soulève, sans apparent effort, des paradoxes considérables, laisse au lecteur subjugué une sorte d'inquiétude. Son prosélytisme est-il l'acte de foi d'un croyant ou le scrupule d'un directeur de conscience soucieux de ses responsabilités, qui se propose d'assurer, par une obligeante tutelle, notre bonheur, sans nous mettre dans la confidence de sa politique?
On conçoit que sa nature l'ait porté spontanément vers l'aigle de Meaux. Comme Bossuet avait offert le concours de Dieu à la monarchie absolue, son historiographe apporta l'appoint de la critique évolutive à la Providence. En cette conjoncture, M. Ferdinand Brunetière fut mieux qu'un éloquent moraliste: un habile tacticien. J'imagine toutefois que les succès d'Académie ne doivent pas apaiser sa fougue. C'est dans les luttes violentes du Parlement qu'on souhaiterait le voir dépenser son exubérance oratoire, ses vigoureux syllogismes et sa dialectique impérieuse. Si ceux de ses pairs qui tournent aujourd'hui leurs curiosités vers la chose publique semblent avoir des tempéraments de sénateurs, c'est à la chambre des députés qu'on aperçoit d'abord M. Ferdinand Brunetière, comme à sa vraie position de combat.