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Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental

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The Project Gutenberg eBook of Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental

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Title: Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental

Author: Marie de Ujfalvy-Bourdon

Release date: September 27, 2023 [eBook #71737]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1887

Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UNE PARISIENNE DANS L'HIMALAYA OCCIDENTAL ***
 
 

VOYAGE
D’UNE PARISIENNE
DANS
L’HIMALAYA OCCIDENTAL

Table des matières
Au lecteur

 
Portrait de l’auteur
MADAME DE UJFALVY-BOURDON.
 

VOYAGE
D’UNE PARISIENNE
DANS
L’HIMALAYA OCCIDENTAL

PAR
MME DE UJFALVY-BOURDON
Officier d’Académie.


OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 64 GRAVURES SUR BOIS


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79


1887
Droits de propriété et de traduction réservés

 

A
MA CHÈRE AMIE
Émilienne GIRARD DE RIALLE

HOMMAGE
D’UNE SINCÈRE AFFECTION

L’AUTEUR

 

VOYAGE
DANS
L’HIMALAYA OCCIDENTAL
JUSQU’AUX MONTS KARAKOROUM


CHAPITRE PREMIER
DE TRIESTE A BOMBAY

Départ.—Aventure en chemin de fer.—Trieste.—Nous nous embarquons.—L’Adriatique et la Méditerranée.—Port-Saïd.—Le canal de Suez.—Orgueil justifié.—La mer Rouge et ses dangers.—Les rochers d’Aden.—L’océan Indien.—Enfin Bombay.

Après avoir accompagné mon mari deux fois en Asie centrale, dans l’espace de quatre ans, je l’ai également suivi lors de son voyage aux Indes, au Cachemire et au petit Tibet. Quant à la rapidité avec laquelle nous avons exécuté nos deux derniers voyages, quelques dates en diront plus long qu’une description. En décembre 1880 nous étions à Tachkent; en janvier 1881, sur les bords de la mer d’Aral; en avril 1881, en Égypte; en juin de la même année, au cœur de l’Himalaya.

Le 18 avril 1881, nous partions le soir de Gratz en nous dirigeant vers Trieste. Grâce à quelques largesses, nous obtenons un bon coupé. Dormons... Ah!... très bien... La respiration devient régulière, et les reins sont bien appuyés. Un bon sommeil nous donnera des forces... Oui!... Comptons là-dessus. Des cris de détresse partent du compartiment voisin: «Au secours! Au nom du ciel, au secours!» Le train s’arrête à Laibach et les cris redoublent de plus belle. Une voyageuse éperdue paraît à la portière et crie aux employés: «Mon mari se meurt, il est empoisonné! Du lait! au nom du ciel, du lait!»

Les employés se précipitent, entrent, descendent, emportent une masse grise: ce doit être le mari; suivie d’une ombre qui gesticule et crie: ce doit être la femme. Puis on n’entend plus rien. L’employé qui vient nous demander nos billets répond avec un calme parfait à nos questions: Il aura mangé trop de cochonnaille au buffet de Gratz, il se trouve mal, et sa femme croit qu’il a été empoisonné par la strychnine. Je plains ce pauvre homme, et je plains aussi la femme, malgré le côté comique de l’accident, car je ne puis m’empêcher de me reporter à mon dernier voyage dans les steppes de la mer d’Aral, où, par un froid de 37°, M. de Ujfalvy tomba à mes pieds, frappé d’une congestion. Mais enfin cette femme était en pays civilisé, à portée d’un médecin, tandis que moi j’étais au milieu du désert, sans autre secours que celui du chef de la misérable station et de sa femme, seuls habitants de ces terres émaillées çà et là de pauvres kirghises. Pour trouver un médecin, il m’aurait fallu retourner sur mes pas à Kazalinsk, soit à 150 kilomètres en arrière, et cela, pour tout moyen de locomotion, avec des chameaux, utiles animaux, sans doute, mais qui font tout tranquillement au plus leurs 40 kilomètres en dix à douze heures. On conviendra que la différence des situations était grande. Aussi, tout en plaignant la femme, je m’endormis pourtant et ne me réveillai qu’à six heures du matin, c’est-à-dire à une heure à peu près de Trieste.

Carte d’ensemble du voyage
Carte d’ensemble du voyage de Mme de Ujfalvy.

A quelque distance de cette ville, le chemin de fer côtoie la mer, et le château de Miramar, autrefois propriété de l’empereur Maximilien, apparaît à nos yeux. Les vagues battent ses pieds et son profil se détache nettement au milieu de la sombre verdure qui l’entoure.

Trieste est bien située sur le bord de l’Adriatique, entourée de montagnes sur lesquelles sont juchées de jolies maisons de campagne. Son effet est tout riant. La mer est si tranquille qu’on dirait un beau lac; le flux et le reflux sont presque imperceptibles.

Nous nous faisons conduire au bateau qui doit nous emporter demain et nous y déposons nos bagages. Nous choisissons une cabine sur le pont, à côté de celle du capitaine, et de là nous nous rendons à l’Hôtel de la ville. Cet hôtel est sur le port, il est au complet; on nous fait grimper au troisième étage soi-disant, mais c’est bien au sixième!

Le garçon nous console; nous aurons une vue superbe pour voir l’entrée du prince Rodolphe, qu’on attend pour le lendemain, revenant de son voyage en Orient.

En effet, la vue est splendide: la mer s’étend au loin devant nous, à peine arrêtée par les deux jetées qui servent de port.

Nous passons cette journée à nous promener et à faire nos dernières emplettes, mais il pleut, il pleut!

Le lendemain, 20 avril, tous les bâtiments ont hissé leurs pavillons et sont pavoisés.

A onze heures, le canon se fait entendre; c’est le yacht du prince qui est en vue, mais bien loin encore; à midi, les bateaux voguent à sa rencontre, et les vaisseaux de guerre alignés dans la rade font entendre leurs canons, et les détonations, répercutées par les montagnes, sont d’un effet saisissant.

Le yacht arrive, la musique joue, le prince descend de son canot sur la jetée, salue les fonctionnaires venus à sa rencontre; les troupes se mettent en marche et lui-même se rend à pied, accompagné de son entourage et de toutes les autorités, jusqu’à l’hôtel de ville, pavoisé pour le recevoir. La foule se disperse, et, après quelques heures, tout est rentré dans l’ordre.

Quant à nous, à quatre heures nous nous rendions modestement à notre navire, qui porte le nom de Polluce (Pollux) et doit nous emporter à travers les mers à Bombay.

A cinq heures et demie nous levons l’ancre. Il faut rendre justice à la compagnie du Lloyd: les bâtiments sont excellents et les aménagements sont bien compris; les cabines sur le pont sont relativement vastes, je les préfère à celles qui sont en bas; la nourriture est très abondante, et la liberté dont on jouit à bord est beaucoup plus grande que sur les navires anglais.

C’est vingt-cinq jours que nous devons passer sur cet élément mobile, mais toujours si beau et si divers, dans son uniformité, qu’on ne se lasse jamais de l’admirer. Moi qui n’ai pas le mal de mer, je n’étais pas effrayée de ce long espace de temps, mais pour M. de Ujfalvy, qui souffre continuellement de ce mal, la perspective était cruelle, et il fallait la véritable passion des voyages lointains pour s’y soumettre volontairement.

Le 22, nous voyons les côtes de l’Italie et admirons la blanche Brindisi, dont le port m’a paru plus grand que celui de Trieste, puis la verte Corfou, et enfin nous entrons dans la Méditerranée. Il faut convenir que la différence des deux mers ne m’a pas semblé perceptible.

Le 24, nous longeons l’île de Candie, l’ancienne Crète, qui montre ses flancs arides. Le nom du Minotaure vient sur mes lèvres. Que de temps s’est écoulé depuis cette époque mythologique! Le Minotaure ne dévore plus ni jeunes gens ni jeunes filles, et l’île antique et dénudée dont les montagnes dentelées défilent à nos yeux nous reporte par la pensée vers ces époques disparues.

La rencontre de goélettes, de bricks et de vapeurs nous ramène à l’actualité, qu’en dignes enfants du siècle nous préférons à ces temps fabuleux.

Soudain la petite île de Gazza surgit à notre droite, puis elle aussi s’évanouit, et notre bateau s’avance majestueusement en pleine mer, et jusqu’à Port-Saïd aucune terre n’apparaît plus à nos yeux.

Dans la journée du 20, la terre d’Égypte, toute blanche de vieillesse et toute pleine de souvenirs, se déroule à nos regards. A six heures, le phare de Port-Saïd apparaît à l’horizon. Un pilote monte à notre bord et dirige notre entrée. Les digues qu’on a posées semblent mettre la mer en fureur; elle se débat en vains efforts contre les prodiges de la volonté humaine. Le phare fiché sur ces digues a quelque chose d’impérieux; il est ferme et fier comme la volonté, et sa lumière jaillissante éclaire au loin cette belle Méditerranée.

Le 27 nous voit levés de bonne heure; nous voulons aller à la ville avant la grande chaleur, mais, malgré les assurances d’un ciel toujours bleu à Port-Saïd, cet astre, fatigué sans doute de son propre éclat, se voile la face et semble disposé à protester contre sa réputation.

Il paraît que ce qui le contrarie n’est ni plus ni moins que le canal de Suez. Le percement de l’isthme a, semble-t-il, modifié les conditions climatologiques, et les pluies, autrefois inconnues dans ces parages, sont devenues aujourd’hui, sinon fréquentes, du moins possibles. Le capitaine de notre navire m’a raconté qu’une fois, étant dans un café à Port-Saïd, la pluie était venue avec tant d’abondance qu’il avait été obligé, ainsi que tous les officiers, de monter sur des tables. Ce déluge, il est vrai, n’a pas duré longtemps. Et la neige, dont les indigènes ne soupçonnaient même pas l’existence, la neige, ce vaporeux souvenir hivernal, a voulu montrer à ces chaudes contrées sa grâce et sa beauté. Il est vrai qu’elle était si petite, si timide. Mais aussi elle pouvait bien avoir peur, la pauvrette, dans ces parages si peu accoutumés à son aspect. Qu’aurait dit Hérodote, qui prenait des flocons de neige pour des duvets apportés par le vent? Port-Saïd a été tant de fois décrit que je n’en dirai que quelques mots. La ville européenne est toute moderne, et les enseignes des marchands français frappent les yeux. L’ancien village arabe, pauvre et sale comme tous ceux de l’Orient, fait suite à la ville européenne, qui est d’une création toute nouvelle. A dix heures, la chaleur est déjà excessive, et il nous faut rentrer à bord du Polluce.

[Le canal de Suez]
Le canal de Suez.

Les bateaux font leur réapprovisionnement de charbon dans cette ville; lorsque le nôtre est terminé, à deux heures nous levons l’ancre et nous entrons dans le canal.

En ce moment mon cœur bondit d’orgueil à la vue de cette œuvre, due au génie français. Témoins ineffaçables de notre intelligence nationale, vous apprendrez aux peuples à venir ce dont le travail et l’initiative français étaient capables.

Le canal traverse presque en ligne droite ces déserts de sable; les lacs salés et amers sont bordés de petits navires pêcheurs.

Les stations sont bâties à l’européenne, et chacune d’elles possède un mât de signal pour avertir si le canal est libre, celui-ci n’étant pas assez large pour permettre durant tout son cours le passage de deux navires de conserve; le premier arrivé passe donc avant l’autre, qui doit se garer.

Plus nous avançons, plus les stations sont riantes; tout entourées d’arbres naissants, elles semblent des oasis au milieu de ces brûlants déserts. Chaque station est habitée par un chef, qui ne doit pas quitter son poste un seul instant. Tous les trois ans on lui accorde un congé de deux à trois mois. Ses appointements s’élèvent de 3600 à 4800 francs par an, le logement en plus. Il en est de même pour les employés du télégraphe, dont les fils nous rappellent incessamment les progrès de la civilisation moderne dans ces pays lointains.

Ismaïlia, ville microscopique et toute verdoyante, marque le milieu du canal.

C’est là que l’ouverture de ce grand travail humain eut lieu sous les yeux des représentants de toutes les nations. La villa que M. de Lesseps y possède est, dit-on, très jolie. Le khédive, quand il y vient, réside dans une grande maison carrée. En cet endroit du canal, le lac salé est d’une si vaste étendue qu’on dirait une petite mer.

Qui pourrait croire qu’autrefois toute cette immense nappe d’eau était remplie par des bancs de sel qu’il a fallu faire sauter en les minant?

Le spectacle a dû être grandiose lorsque les eaux de la mer Méditerranée et celles de la mer Rouge, retenues toutes deux par une digue, ont eu leur libre cours et se sont réunies après un choc furibond. Certes, la rencontre des deux mers ne fut pas favorable aux malheureux poissons, précipités avec fureur dans un bassin qu’ils ne connaissaient pas et où les attendait une mort prématurée. Les eaux de la mer Rouge, étant plus salées que celles de la Méditerranée, leur devinrent funestes. La quantité de ces pauvres victimes de la volonté humaine était, paraît-il, pendant un certain laps de temps, prodigieuse.

En ce moment, pour augmenter la facilité de transport dans ces contrées, on fait un chemin de fer d’Ismaïlia à Port-Saïd et de cette dernière ville à Damiette. De loin en loin nous voyons la fumée de la locomotive qui se rendait d’Ismaïlia à Suez, où nous sommes arrivés le 29, à onze heures du matin.

Nous ne relâchâmes à Suez que quelques heures et le soir nous partîmes voir les illuminations de la ville, dans laquelle le khédive était arrivé le matin pour s’engager dans le canal et visiter cette merveille des temps modernes. Depuis son ouverture, vous m’avouerez qu’il y avait mis le temps.

Nous voguons maintenant sur la mer Rouge. Cette mer, la première dont le nom ait frappé mes oreilles enfantines et que j’entrevoyais comme une curiosité incompréhensible, cette mer reculant pour laisser passer les Hébreux, je la voyais, et elle était comme les autres, ce que je n’aurais jamais osé penser. A minuit nous passerons sous les tropiques et nous entrerons dans la zone torride, à droite l’Afrique, à gauche l’Arabie.

Nous avons 26° à l’ombre à sept heures du matin. Nous en avons eu jusqu’à 32. Il paraît qu’aux mois de juillet et d’août la traversée de cette mer est terrible, et il n’est pas rare que quelques personnes meurent d’insolation, tant la chaleur du soleil y est intense. Il y a jusqu’à 45° à l’ombre et pas un souffle d’air.

Notre traversée fut vraiment belle: la mer scintillait au soleil comme des myriades de diamants; des poissons volants s’ébattaient dans les airs, des dauphins bondissaient hors des vagues en suivant notre bateau, et un énorme requin nageait entre deux eaux.

C’est après l’île de Périm que nous entrons dans l’océan Indien, plutôt appelé dans cette partie le golfe d’Aden. Douze heures après, cette ville apparut à nos yeux.

Le marché d’Aden
Le marché d’Aden. (Voyez p. 13.)

Pittoresquement construite sur ces flancs de roches dénudées, sans un arbre pour l’abriter, battue par cette mer grandiose, Aden produit un merveilleux effet; elle s’enorgueillit de son aridité comme une autre se parerait de sa verdure, et semble dire: J’existe par ma volonté. Cette ville, la plus chaude, dit-on, de la terre, ou peu s’en faut, est très saine; elle doit cette salubrité extraordinaire à son manque de végétation. L’eau douce y est inconnue; on distille l’eau de mer.

Deux personnes dépensent de 60 à 70 francs par mois pour avoir de l’eau potable. Les fameux réservoirs d’eau douce, construits depuis des siècles, sont toujours vides, car il y pleut tous les trois ans au plus. Le marché, malgré cela, est bien approvisionné; il ne manque pas d’un certain caractère local.

Les Somâlis, qui constituent le fond de la population, sont de grands beaux hommes, dont le nez aquilin accuse une origine sémitique; la couleur jaune dont ils teignent leurs cheveux leur donne un aspect étrange.

Le 10 mai nous repartons encore, et nous naviguons sans escale jusqu’à Bombay. Devant nous l’océan Indien ouvrait sa large voie, et, pendant dix jours, aucune trace de terre ne se fit voir à l’horizon. Quoique onctueuse comme de l’huile, la mer soulève quelquefois fortement le bateau, et l’on voit ses grandes lames passer sous la surface huileuse; ce sont déjà les avant-coureurs des moussons qui se font sentir. Dans un mois d’ici, cette mer paisible se soulèvera furieuse; ses vagues en colère atteindront jusqu’à la hauteur de 9 à 10 mètres et se briseront avec une violence inouïe contre les navires qui la traversent.

Enfin le 14 mai nous étions devant Bombay; la première étape de notre voyage était faite.

A beaucoup de Parisiens, qui voyagent peu ou point, qui sont «casaniers», comme on dit familièrement, cette première étape peut sembler un voyage entier à elle seule. Eh bien, je leur assure qu’avec un peu d’habitude rien ne se fait plus agréablement qu’un long voyage. On finit par voyager comme on passe sa vie: sans s’en apercevoir. On compte par lieues marines au lieu de compter par kilomètres; et d’ailleurs «l’esprit des navigateurs, qui s’élance en avant et qui flotte comme les banderoles et les drapeaux sur les vergues»,—ce sont deux vers de Gœthe qui me reviennent à la mémoire,—l’esprit des navigateurs, dis-je, a bientôt supprimé les distances.—Voyagez, mesdames, voyagez! Vous verrez que rien au monde n’est plus charmant que d’avoir visité les plages lointaines et surtout d’en revenir.

CHAPITRE II
DE BOMBAY A SIMLA

Arrivée à Bombay.—Watson’s Esplanade Hotel.—Les Parsis.—Les tours du silence.—Mariage parsi.—Types de Bombay.—École de dessin.—Départ.—Allahabad.—Bénarès.—Oumballah.—Nature de l’Himalaya.—Simla.

Nous sommes à Bombay. Que cette rade est belle! ayant pour cadre, d’un côté cet immense océan Indien, de l’autre les Ghats occidentaux, dont les cimes blanches s’estompaient dans le lointain. Il nous fallut encore dîner à bord, en attendant la douane anglaise. La visite terminée, nous fîmes prix avec un petit bateau à voile pour nous conduire à terre. Au débarcadère nous vîmes quantité de voitures de maîtres, stationnant et attendant. Les propriétaires, nonchalamment assis, regardaient les débarquants. Cette promenade est le rendez-vous ordinaire des élégantes de Bombay. Nous nous fîmes conduire à Watson’s Esplanade Hotel, le premier de la ville, et là, moyennant 10 roupies (22 fr.) pour deux par jour, on nous donna une chambre au second étage, ayant vue sur la mer, nourriture, éclairage et bains à volonté. Nous donnons ces sèches et prosaïques indications, qui peuvent, par la comparaison avec les prix d’Europe, intéresser les lecteurs. Nous faisons un voyage pratique bien plus qu’une excursion poétique, et le lecteur sera certes bien aise de savoir, à côté de ce qu’on voit, ce qu’on paye.

Je ne décrirai pas Bombay, car ses magnificences sont connues, et, quoique ces grands monuments gothiques aux couleurs sombres que les Anglais ont construits ne soient pas en rapport avec ce beau ciel, la ville est imposante. Ce n’est pas la capitale des Indes, mais c’en est une des villes principales.

Quelle différence avec Tachkent, capitale du Turkestan (Asie centrale russe)!

A Bombay, tout le confort de la civilisation est réuni: de belles rues bien macadamisées avec des trottoirs bordés de grands arbres ombreux, parterres, fontaines, becs de gaz, beaux magasins. Les halles ou marchés sont entourés de jardins soignés à donner des regrets à nos halles parisiennes. La ville indigène aussi est parfaitement entretenue. Des tramways la sillonnent en tous sens, tout comme dans la ville anglaise; les voitures sont jolies et appropriées au climat des tropiques. Le chemin de fer qui longe le bord de la mer rappelle les merveilles de la civilisation moderne, tandis que Tachkent, malgré ses belles avenues et ses beaux arbres, n’est qu’un grand village. Il est vrai que les Russes ne font presque rien pour le confort; ce qui frappe l’œil, tout est là pour eux. Les rues, les trottoirs sont à peine entretenus; l’été, passe encore! mais l’hiver il est impossible de s’y promener sans être chaussé de bottes, car on enfonce dans ces rues jusqu’à mi-jambe; la boue est quelquefois si délayée, que, même en voiture, vous êtes tout éclaboussé. Quant aux voitures de Tachkent, on n’a pas idée d’une telle malpropreté; hormis les attelages de maîtres, les autres sont indescriptibles; l’incommodité de la forme ne le cède en rien à la vétusté. Ce n’est qu’à Moscou, la seconde capitale de la Russie, qu’on peut avoir une idée de la décrépitude de ces voitures de place. Quant à la partie indigène de Tachkent, les Russes n’ont rien fait pour y faire sentir leur présence; en été même, on ne peut la parcourir à pied.

Ici, aux portes d’une ville habitée par les Anglais, les abords s’améliorent à vue d’œil; là-bas, c’est tout le contraire. D’où vient donc cette différence, si ce n’est du caractère du peuple même? Les Russes ne manquent pas de pierres pour macadamiser leurs routes; les fonds des rivières du Tchirtchik à Tachkent, du Zérafchân près de Samarkand et le Talas près d’Aoulié-Ata pourraient leur en fournir autant qu’il leur en faudrait.

A notre second passage dans cette capitale du Turkestan, des essais de nettoyage avaient lieu. Seront-ils continués? Et combien de temps? Il faut bien le dire, les Russes, comme les Orientaux, laissent volontiers les choses se nettoyer elles-mêmes, comme elles peuvent et si elles peuvent. Il ne faut pas alléguer les distances; les Russes y sont habitués; leur empire est si vaste et en comparaison si peu peuplé que 200 kilomètres n’ont pas plus de valeur à leurs yeux que chez nous 50. D’ailleurs, comme je l’ai dit, le Tchirtchik arrose Tachkent, et ce que le général Abramof a commencé de faire à Samarkand, le général Kaufmann pouvait le faire exécuter depuis longtemps dans sa capitale. Mais, tout homme charmant et grand général qu’il est[1], il a ses défauts comme un simple mortel, et le principal est une grande faiblesse. Le général Kaufmann se laisse dominer par la personne qui, à tort ou à raison, a su s’emparer de sa confiance.

[1] A cette époque le général Kaufmann n’était pas mort.

Il est extraordinaire à remarquer comme les Russes se décrient entre eux vis-à-vis même des étrangers. Ainsi un homme du monde nous faisait, à propos du gouverneur général du Turkestan, une excellente comparaison.

«Il y a, disait-il, deux catégories d’hommes: les uns, qui naissent avec une selle; les autres, avec des éperons. Eh bien, le général Kaufmann est de la première; il faut toujours qu’il y ait quelqu’un qui le monte.»

Il est vrai que les Anglais ont les Indes depuis deux siècles, et Tachkent appartient aux Russes depuis quinze ans seulement. Mais Moscou appartient aux Russes depuis que ceux-ci sont Russes, et pourtant si par malheur vous vous trouvez dans cette ancienne capitale des tsars, en septembre par exemple, comme cela nous est arrivé à notre second passage en Russie, demandez aux dieux un temps sec, car, lorsqu’il pleut dans cette ville, les rues sont métamorphosées en lacs, et si vous n’avez de hautes bottes, il vous est impossible de les traverser.

Outre les beautés de la nature et celles dues au génie humain, on peut admirer à Bombay presque tous les types des Indes. Celui qui frappe plus particulièrement est celui des Parsis, ou adorateurs du feu. Chassés de la Perse depuis de longs siècles par l’intolérance des vainqueurs mahométans qui envahissaient leur pays, ils abordèrent aux côtes du Goudjerat et furent bien accueillis par les princes qui régnaient dans cette presqu’île.

Parsi de Bombay.
Parsi de Bombay.

Commerçants et industrieux de nature, ils fondèrent quelques établissements et s’adonnèrent au négoce, dans lequel ils acquirent une grande réputation de bonne foi et de probité; néanmoins ils étaient peu estimés des Mahométans et des Hindous, auprès desquels ils ne constituaient qu’une minime fraction de la population des Indes. Ce n’est que depuis l’envahissement des Anglais qu’ils ont acquis une certaine prépondérance. Ces derniers les emploient beaucoup dans leurs établissements, et même comme fonctionnaires publics. Ces Parsis attirent l’attention par leur costume, composé d’une longue redingote blanche serrée à la taille et ornée quelquefois d’une large ceinture dont ils s’entourent plusieurs fois le corps; leur pantalon, en soie rouge ou verte, est d’un effet pittoresque. Leur coiffure ressemble à une mitre d’évêque et est généralement noire et peu utile contre les ardeurs du soleil. Celle qui est blanche est portée par des prêtres; quelques-uns en ont aussi de rouge, mais c’est le plus petit nombre. La figure du Parsi, avec ses grands yeux intelligents, un nez légèrement recourbé, est régulière; son expression est avenante. Le crâne des Parsis se distingue assez de celui des Hindous; il est beaucoup moins allongé, mais en revanche beaucoup plus élevé. J’ai été frappée de la ressemblance caractéristique entre tous les Parsis qu’on rencontre dans les rues de Bombay ou ailleurs. Il y a là une espèce d’air de famille très prononcé; qui en a vu un les a vus tous. Au moral, le Parsi a un esprit vif et délié; il est naturellement aimable, prévenant pour l’étranger; ses manières sont d’une urbanité parfaite. De tous les Orientaux, je crois que c’est le seul qui éprouve une sympathie sincère pour les Européens. Il est vrai que c’est la domination anglaise qui a socialement relevé les Parsis entre les indigènes des Indes. Ils sont divisés en deux partis: ceux qui ont adopté les idées européennes, et ceux qui sont restés dans leurs vieux usages. Ces derniers se reconnaissent principalement au manque de chaussure; hommes et femmes vont encore pieds nus. En général, ils parlent tous l’anglais, quelques-uns même le français, les deux langues avec une rare pureté. Ils sont instruits et très propres. Ils se soutiennent entre eux avec un merveilleux esprit de corps. Il n’y a point de mendiants, point de mauvaises femmes.

Le costume des femmes parsis est très séduisant. Les jeunes mariées retiennent leurs cheveux dans un mouchoir blanc qu’elles nouent par derrière. Un long morceau d’étoffe qu’elles arrangent à leur taille en jupe courte plissée et qu’elles tournent autour du corps de façon à le ramener sur leur tête leur donne à toutes un air de prêtresse. Ce morceau d’étoffe, en soie de différentes couleurs, selon le goût de la personne, est toujours bordé d’un large galon d’or, d’argent ou de soie. On les rencontre partout, à pied, en voiture, causant, parlant, bien différentes en cela des autres femmes orientales.

Nous avons assisté à un mariage parsi.

Dans un magnifique jardin, tous les hommes étaient assis rangés sur des chaises, tous vêtus de blanc. Aux deux extrémités du jardin s’élevaient deux bâtiments où mille et mille lumières scintillaient, éclairant de leurs lueurs riantes la mariée, les parents et les amies. A notre entrée, on nous offrit à chacun un petit bouquet et du bétel enveloppé dans des feuilles d’or. A peine étions-nous assis qu’un Parsi tenant dans sa main un flacon en argent ciselé s’approcha de nous et aspergea nos bouquets avec de la délicieuse essence de rose. La musique mêlait ses accents joyeux à cette fête de famille. Bientôt après, la mariée, suivie de tout son cortège, sortit du bâtiment de gauche, traversa le jardin et se rendit à celui de droite.

En ce moment, le marié se présenta aussi à la porte du bâtiment, et la sœur de la mariée, debout sur le seuil, le reçut et lui fit des cérémonies sur la tête d’une manière noble et digne. Après qu’elles furent terminées, elle entra dans la pièce, suivie du marié. Aussitôt la musique interrompue éclata de nouveau; des hommes s’empressèrent d’allumer toutes les lumières du jardin, qui devront brûler jusqu’à extinction, car un Parsi n’éteint jamais une lumière; l’effet en fut ravissant. Nous eûmes la permission de suivre les mariés dans le sanctuaire; en ce moment on leur liait déjà les mains, on les attacha ensuite par le corps afin de leur dire qu’ils étaient liés à tout jamais l’un à l’autre, un Parsi ne prenant qu’une femme; le prêtre jeta des grains sur eux en signe de bénédiction. Pendant cette cérémonie on m’avait fait asseoir, et toutes les parentes de la mariée étaient venues me serrer la main et me souhaiter la bienvenue avec une grâce parfaite. Trois prêtres étaient debout devant les conjoints, et, avec de grands gestes, avaient l’air de prononcer un discours. Comme il m’était impossible de comprendre les choses très intéressantes sans doute qu’ils leur disaient, j’examinai cette réunion de femmes. L’effet magique que produisaient ces différentes robes aux couleurs éclatantes et rehaussées encore par le scintillement des lumières ne saurait se décrire. Elles n’étaient pourtant pas belles, en général du moins, mais leur tournure était élégante et majestueuse. Quelques-unes autour de moi avaient de superbes bijoux, et tout cela était arrangé avec goût. Plusieurs d’entre elles avaient poussé la coquetterie jusqu’à orner le nœud de leurs souliers d’un délicieux bouton de rose naturelle. Au milieu de cette atmosphère asiatique et doucement rafraîchie par les éventails de ces jeunes femmes, le temps s’écoulait malheureusement trop vite, et il nous fallait retourner à l’hôtel. Je quittai donc ma place à regret, ne pouvant rester jusqu’à minuit, heure à laquelle la cérémonie devait recommencer jusqu’à l’accomplissement du mariage, qui a lieu lorsque le grand destour, leur prêtre, les a couverts sous un châle de cachemire et dérobés pendant vingt minutes à tous les regards. Après cette cérémonie, les jeunes gens sont unis pour la vie.

Le 20 mai nous allions, en compagnie du consul de France, M. Drouin, voir la tour du silence. Il avait obtenu pour nous une permission, et, comme il parle très bien les langues du pays, nous n’avions pas besoin d’autre guide. On doit lui en savoir gré, car c’est peut-être un des rares consuls français qui connaissent si à fond les idiomes de la contrée où ils sont appelés à représenter les intérêts de leur pays. M. Drouin s’intéresse à tout ce qui a rapport aux Indes, il est très instruit en même temps qu’homme de bonne compagnie, il sait apprécier toute chose, et, comme il joint à un savoir consommé une grande distinction, il est accueilli par les autorités aussi bien anglaises qu’indigènes. Cette tour du silence est le cimetière des Parsis. Au milieu d’un magnifique jardin, qui jouit de la plus belle vue de Bombay, s’élèvent cinq tours, dont une, la principale, est plus grande que les autres. Ces tours possèdent une seule petite porte, par laquelle on introduit les cadavres. Dans l’intérieur de cette tour, dont les murs sont très élevés, se trouvent trois rangs circulaires de niches horizontales: le premier pour les hommes, le deuxième pour les femmes, et le troisième pour les enfants. Chaque rangée est divisée par compartiments ou plutôt par cases. Au milieu de la tour se trouve un trou très profond. Un passage est réservé pour aller à ces rangées.

Une ou plusieurs heures après la mort du Parsi, on porte le corps à la tour du silence; ses parents et ses amis l’accompagnent. A l’approche de la tour, le corps est remis entre les mains des hommes qu’on pourrait appeler chez nous des fossoyeurs. Ces hommes prennent le corps, le dépouillent de ses vêtements et l’introduisent par cette petite porte dans une de ces cases. En moins d’une heure, il est dévoré par les vautours, qui, sachant qu’on leur apporte leur nourriture, ne quittent jamais le jardin. On laisse sécher le squelette au soleil, puis on jette les ossements dans le grand trou du milieu. Ainsi sont réunis le riche et le pauvre, comme le veut leur religion.

Dans la tour il y a de l’eau qui s’écoule par des conduits après avoir été filtrée sur du charbon «afin que ce qui sort de la terre soit toujours pur».

Les hommes qui prennent les corps sont au nombre de douze; c’est à peine si on les connaît, on ne leur parle jamais et on ne mange jamais avec eux. Ils n’ont enfin aucun commerce avec les autres hommes. Comme je demandais ce qu’il arriverait si l’on introduisait dans la tour une personne qui ne serait pas morte, on me répondit que cela ne s’était jamais vu. Cependant voici une histoire qui m’a été racontée à Bombay même. Il paraîtrait qu’à Kourratchi, ville commerçante située à l’embouchure de l’Indus, un Parsi avait été introduit dans la tour du silence en état de léthargie. Les vautours, qui ne se trompent jamais, en dépit même des docteurs, m’a assuré le médecin de notre bord, ne touchèrent pas au corps. Le soir, cet homme se réveilla, et, après mille difficultés pour arriver à sortir de ces murs très élevés, parvint à s’échapper la nuit de ce terrible lieu. Mais il a dû s’enfuir de Kourratchi et se cacher, dans la crainte d’être reconnu et, dit-on, tué par les Parsis, qui le recherchent à Bombay, où l’on sait qu’il s’est réfugié, car celui qui est une fois entré dans la tour du silence n’en doit plus sortir. Ce qui prouve qu’en certains cas il vaut mieux rencontrer un vautour qu’un concitoyen.

Je visitai la demeure d’un riche Parsi à Bombay, mais tout y était devenu si européen, qu’à peine y remarquai-je une immense chambre à coucher meublée de grands lits. Au centre était une petite pièce carrée dont les murs percés à jour constituaient une retraite assurée contre les moustiques. Un tourniquet à air remplaçait le panka ou éventail mobile suspendu au plafond. Quant au somptueux salon de cette habitation, il était meublé avec un mauvais goût parfait; des meubles Empire, d’immenses glaces à biseaux et des lustres invraisemblables se trouvaient là entassés pêle-mêle avec de médiocres tableaux, des cabinets italiens et des torchères de l’époque de la Renaissance.

Nous visitâmes aussi l’école de dessin que les Anglais ont établie à Bombay. Je me suis laissé dire que, par la création de cette école, le niveau de l’originalité de l’art hindou avait baissé. En leur faisant copier les modèles européens, ils ont perdu leur personnalité. Le modèle, quoique bien fait, n’est toujours qu’une mauvaise imitation de notre style. Quand un Hindou commence un ouvrage, il ne sait jamais ce qu’il va faire; l’idée lui vient en travaillant. Son inspiration est instantanée et très peu régulière; comme il possède une patience énorme et qu’il se complaît à son œuvre, le travail est toujours finement exécuté.

Les Hindous, qui forment la majeure partie de la population de Bombay, ont d’élégantes voitures à bœufs; mais la possibilité de s’asseoir dans ces sortes de véhicules est une énigme pour nous autres Européens. Aussi j’aime bien mieux les voir marcher; les femmes surtout sont si gracieuses avec leur sari de couleurs éclatantes dont elles s’enveloppent le corps à la manière grecque. Avec leurs jambes nues et leurs beaux bras qui s’élèvent gracieusement pour retenir le pot de grès ou de cuivre qu’elles portent sur leur épaule, elles ressemblent à de belles statues antiques, marchant fièrement sous un ciel pur et sans nuages.

Les Musulmanes sont moins élégantes, et cela tient sans doute au pantalon qu’elles portent, ornement des plus disgracieux, surtout pour une femme.

On rencontre aussi à Bombay maints types, tels que les Maharis, les Mahrattes, etc., etc. Les femmes brahmines ne sortent jamais qu’en voiture, et encore très rarement. Il est impossible de les voir, ainsi qu’en général les femmes des riches Hindous. On dit que parmi elles il y en a de très blanches et de fort belles.

Durant notre séjour à Bombay, nous fûmes obligés, malgré la grande chaleur, de nous occuper de nos préparatifs de voyage et de trouver un domestique qui parlât la langue des indigènes et le français. Hormis Bombay et Calcutta, il vous est plus facile, pour voyager dans l’Inde, de savoir l’hindoustani que l’anglais; les conquérants parlent la langue du pays, mais les indigènes qui savent l’anglais sont rares.

Ce sont les vaincus qui ont imposé leur langue aux vainqueurs. Enfin, nous trouvons cette perle presque unique qui répond au nom de François, et qui est Français, puisqu’il est de Pondichéry.

Aussi, le dimanche 10 mai, nous partions pour Simla par le chemin de fer.

Nous avions reçu du gouverneur du Pendjab, sir Robert Egerton, une invitation pour habiter chez lui pendant notre séjour dans ce sanatorium britannique.

Aux Indes les chemins de fer sont relativement à bon marché et parfaitement appropriés à la température du pays. On peut très bien y dormir; chaque voiture est munie d’un cabinet de toilette et, en plus, d’un ventilateur à eau; grâce à ce système, le voyage est rendu moins fatigant. Sur tout le parcours, les stations sont propres et bien tenues et possèdent toutes des buffets. La quantité d’indigènes de toutes nations qui voyagent en troisième est quelque chose de remarquable et de pittoresque.

Ces peuples orientaux acceptent les progrès de la civilisation moderne avec une superbe indifférence, dont le flegme britannique n’est qu’une pâle imitation; c’est comme une pierre fine et une pierre fausse. Ils se servent de nos progrès, quitte à reprendre l’instant d’après leurs anciennes habitudes, sans regrets, comme sans désirs; leur indifférence égale leur indolence.

De Bombay à Allahabad, où il faut nous arrêter du matin jusqu’au soir pour reprendre notre route, la distance est de trente-six heures.

Allahabad est un lieu de pèlerinage renommé.

Lorsqu’un Hindou part pour un pèlerinage, il se fait d’abord raser la tête, jeûne et offre aux morts un sacrifice qu’on appelle chraddhar; généralement le pèlerin fait le voyage à pied, car s’il le fait soit sur un bateau, soit dans un palanquin, le pèlerinage est réduit à moitié. Pendant le voyage il ne doit manger qu’un peu de riz et doit s’abstenir de ses ablutions. Le jour de son arrivée, il jeûne et, après quelque temps de repos, se rase le corps de la tête aux pieds, prend un bain et offre un second sacrifice aux morts. Le temps de son séjour dans le lieu du pèlerinage est fixé à sept jours. Puis, à son départ, les brahmines lui donnent, en échange de ses dons, des fleurs, des feuilles de toulasi et des cendres de bouse de vache qui sont restées dans le sanctuaire et ont été sanctifiées par cela même: en résumé, des cadeaux qui ne les ruinent pas. Si c’est une femme qui accomplit le pèlerinage, alors on ne lui coupe pas tous les cheveux, mais seulement une petite tresse par derrière.

Il faisait dans ce lieu réputé saint une chaleur épouvantable; nous eûmes le soir, avant le départ du train, un ouragan de sable très violent, assez fréquent ici; c’est, du reste, le seul rafraîchissement dans ces climats, chauds à plus de 45° à l’ombre.

Gaya et Bénarès sont aussi fameux pour leur sainteté. A Bénarès même, les heureux pèlerins qui meurent sans avoir fait pénitence de leur péché font malgré cela leur salut.

En faisant ces pèlerinages, l’Hindou est persuadé qu’il obtient la protection du dieu qu’il honore et que, par elle, il sera reçu au ciel (ne nous moquons pas de sa pieuse croyance), où trône le dieu qu’il a honoré.

L’Inde est fameuse pour la fabrication de ses cuivres, mais nulle part cette fabrication n’est aussi considérable qu’à Bénarès. Dans cet endroit on confectionne un alliage composé de huit métaux: or, argent, fer, étain, plomb, mercure, cuivre et zinc. Cet alliage est parfait, et les objets qu’on en fabrique ont une valeur incontestable. Outre les idoles qui garnissent la plupart des temples, on fabrique à Bénarès des vases, des coupes, des plats, etc., etc. Ces derniers objets sont exportés jusqu’en Europe, et l’on en trouve dans nos grands magasins de nouveautés.

A sept heures du soir nous partions d’Allahabad, et le lendemain à cinq heures du soir nous arrivions à Oumbala. A cet endroit nous disions adieu pour longtemps au chemin de fer et faisions prix avec le chef de la poste pour nous conduire à Simla. Notre départ est fixé au lendemain, sept heures du soir. Il fait très chaud; la route dans la plaine n’a rien de curieux; profitons de la nuit pour voyager dans ces grandes voitures qu’on appelle des dak, bien préférables aux horribles tarantass russes. Les chevaux vont très vite, les relais sont très courts; la poste est payée d’avance, ce qui évite l’ennuyeux inconvénient des voyages en Sibérie et dans le Turkestan russe, de payer presque à chaque station, ce qui met le voyageur sous la dépendance du starosta ou chef de poste, lequel rançonne les voyageurs, soit en les forçant de prendre plus de chevaux malgré le règlement, alléguant le mauvais état de la route, soit en les lui refusant, sous prétexte qu’ils sont tous partis. Impatienté d’attendre, le malheureux voyageur met la main à la poche. O pouvoir magique de l’argent! le rouble a déjà fait revenir les chevaux.

Ici tout est arrangé en vue de la commodité de celui qui voyage. La voiture vous est aussi fournie par l’administration, et vous la gardez jusqu’à destination. Chez les Russes, au contraire, il vous faut songer à votre véhicule, qui est une affaire de quelques centaines de roubles. Sinon, la poste vous en fournit bien un, mais il vous faut le changer à toutes les stations; passe encore quand on est seul, on saute d’une voiture dans l’autre; mais dans un long voyage où, n’ayant même que le strict nécessaire, on est cependant encombré de bagages, de vêtements pour le chaud, pour le froid, d’oreillers, de provisions, etc., etc., vous voyez d’ici l’agrément, sans compter la perte de temps. Puis vous étiez bien dans cette voiture, vous voilà mal dans l’autre, et cela devra se renouveler toutes les deux ou trois heures pendant au moins douze grandes journées et plus.

La poste elle-même n’est pas exempte de cette formalité; à chaque station, les lettres, les paquets sont jetés d’une voiture dans une autre, sans respect pour les pauvres colis, et cela sur un trajet de 2000 kilomètres. C’est à se demander par quel miracle les objets parviennent à destination.

Si, pour obvier à tous ces inconvénients, vous achetez une voiture, la défaite de celle-ci est bien aléatoire et dépend beaucoup de la variété des saisons.

Si par malheur vous partez d’Orenbourg pour Tachkent avec un traîneau, vous arrivez souvent à Tachkent en plein dégel; votre traîneau n’a plus de valeur, vous le vendez à vil prix, quand vous n’êtes pas obligé de le laisser en route, et la réciproque est aussi vraie, c’est-à-dire aussi désagréable. A ce sujet, il nous est arrivé une bonne histoire lors de notre voyage en Russie. Nous revenions de Tachkent avec deux tarantass, et, selon son habitude, l’hiver commençait à poindre en novembre dans cette gentille ville d’Orenbourg. Tous les marchands faisaient donc fi de nos pauvres véhicules et nous en offraient un prix dérisoire. Un charmant officier anglais, M. Shepherd, que nous avions rencontré dans le pays des Bachkirs, et qui nous avait devancés dans cette ville, avait pourtant réussi à vendre la sienne assez bien. Quant aux nôtres, impossible d’en trouver un prix raisonnable. Au moment de partir et étant à déjeuner tous les trois, le général G..., gouverneur du Tourgaï, vint nous rendre visite. Pendant la conversation, M. de Ujfalvy lui parla de sa mauvaise fortune. «N’est-ce que cela? dit-il, laissez-moi les voitures, cher monsieur, je vous les vendrai parfaitement bien au printemps et je vous enverrai l’argent.» M. de Ujfalvy crut pouvoir se fier à la parole d’un général, et les voitures lui furent laissées. Le printemps arriva, pas de nouvelles; le printemps se passa, rien; mon mari écrivit, pas de réponse; enfin l’été survint, rien encore.

Sur ces entrefaites, un monsieur dont nous avions fait la connaissance à Tachkent vint nous voir. C’était l’Exposition à Paris, il passa donc quelque temps dans cette ville. Au moment de son départ, M. de Ujfalvy lui dit: «Vous aurez probablement besoin d’une voiture pour retourner à Tachkent. Allez donc chez le général G..., demandez-lui de ma part un de mes tarantass, je vous le céderai à bon compte.» Le monsieur accepta avec empressement l’offre et partit muni d’une lettre pour le gouverneur du Tourgaï. Le général n’était pas chez lui. Ce monsieur remit pourtant la lettre, mais il fut fort mal reçu et éconduit comme un fâcheux. Depuis ce temps, nous n’avons jamais entendu parler de nos tarantass.

Mais s’il est en Russie des hauts fonctionnaires qui agissent ainsi, il en est de plus délicats, qui vous prêtent les leurs, et nous devons bien remercier le sous-préfet d’Orsk, qui, à notre second voyage en Asie centrale, nous tira d’un grand et pénible embarras en nous prêtant son traîneau jusqu’à Orenbourg. Sans lui, faute de trouver à acheter un moyen de locomotion, je ne sais quand nous serions partis. Il est vrai que nous nous empressâmes de le lui renvoyer.

Donc ici, privés de tous ces ennuis, nous arrivâmes vite à Kalka, au pied de l’Himalaya; il était deux heures du matin.

Nous y attendons le lever du soleil pour ne rien perdre des points de vue de cette première partie de notre escalade de l’Himalaya, représenté ici par de très modestes contreforts. A six heures nous montons dans une petite voiture à quatre personnes, y compris le cocher. On est placé dos à dos, et celle-ci n’a que deux roues; ce véhicule spécial pour les montagnes s’appelle tonga. Nos bagages nous suivront dans une voiture à bœufs et arriveront le lendemain.

Je ne décrirai pas les beautés de l’Himalaya, qui sont si renommées. Cependant l’impression en est saisissante. Ces gigantesques montagnes, qui s’élèvent tout d’un coup de cette immense plaine des Indes, vous imposent au delà de toute expression.

La route qui nous conduit à Simla, creusée et entretenue par les Anglais, est admirable; elle contourne des points de vue de toute beauté. Les merveilles de la végétation s’étalent sous vos yeux éblouis, depuis les plantes tropicales jusqu’aux plantes plus modestes de nos contrées tempérées. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est de rencontrer sur un espace relativement peu étendu une flore si diverse. Au pied des montagnes, le palmier se détache sur un fond poudreux; plus loin, des bambous gigantesques forment des taillis impénétrables, et, plus loin encore, des cactus aux contours bizarres se découpent à l’horizon. On monte! Le palmier disparaît! Le rhododendron atteint les dimensions d’un grand arbre; et ses fleurs rouges, qui parsèment son feuillage sombre, font un effet ravissant! Les bambous se rapetissent et rappellent vaguement les tiges élégantes que les artistes japonais peignent sur leur porcelaine. Le cactus sort maintenant par touffes des parties rocheuses! Bientôt ce dernier disparaît aussi, le bambou n’est plus qu’un frêle arbuste, et, à côté de lui, nous voyons apparaître les premiers conifères. Le pin excelsa nous fait admirer son tronc svelte et élancé, et le majestueux cèdre deodar, le chêne de la flore himalayenne, se dresse devant nos regards ravis! Qui n’a pas vu dans la même journée—que dis-je? en quelques heures—cette nature unique de l’Himalaya passer devant ses yeux, ne peut se faire une idée de ce que le voyageur éprouve.

«La plume la plus éloquente (dit le botaniste Hooker), le pinceau le plus habile sont également impuissants à placer sous les yeux les formes et les couleurs de ces monts neigeux ou à réveiller dans l’imagination les sensations et les pensées qui l’enchaînent tout entière à ces sublimes phénomènes, quand ils se développent dans leur réalité. Rien ne peut rendre la netteté de leurs lignes et encore moins les merveilleux effets de couleurs jouant sur les pentes des neiges, les faisceaux lumineux formés par les combinaisons de l’orange, de l’or et de l’incarnat, les nuages illuminés par le lever du soleil, et enfin la teinte fantastique que revêt le tout au moment du crépuscule...» Certes nous possédons dans nos Alpes une nature merveilleuse. Mais en Asie tout a un autre caractère.

Tandis que chez nous la nature alpestre peut se comparer à une douce jeune fille dont les charmes à demi voilés nous font l’effet le plus agréable, la nature de l’Himalaya est semblable à une belle femme qui, dans toute la maturité de sa beauté, étale ses charmes au grand jour et vous subjugue par sa grandeur et sa majesté. Pardonnez-moi, chère lectrice, cette digression, et si vous songez à une Parisienne qui se trouve soudain transportée au fin fond de l’Himalaya, vous concevrez aisément que tout ce qui apparaissait à mes yeux me faisait l’effet d’un conte de fées et que j’éprouvais l’envie, certes bien excusable, d’essayer de parler le langage de ces vieux contes.

Les maisons montrent leurs toits foncés, toutes fières de se trouver sur ces hauteurs! Les villages superposés apaisent le vertige qui pourrait s’emparer de vous à cette élévation! Enfin le blé doré nous ramène en pensée aux plaines immenses de nos basses contrées.

Et l’on monte, on monte toujours. Les montagnes se croisent, s’entre-croisent! On les croit finies, elles recommencent.

Malgré le soleil splendide se détachant sur un ciel d’un bleu inimitable qui éclaire ce tableau fantastique, l’air frais vous pénètre. Il faut se couvrir. Un petit frisson parcourt votre être, et l’on doute si ce n’est de plaisir.

Tout se réunit pour nous apprendre que la nature est un maître qui n’a point son égal. Au milieu de l’émotion qui s’empare de vous devant cette écrasante beauté, on se demande comment l’homme a été assez téméraire ou assez audacieux pour s’élever jusqu’à ces hauteurs.

Quelle volonté, quelle dépense d’énergie n’a-t-il pas fallu pour soumettre ces géants! Et l’on ne sait vraiment ce qu’on doit admirer le plus, ou de la beauté de la nature, qui étale sans effort sa puissance, ou de la merveilleuse intelligence humaine, qui a su l’assouplir à sa volonté.

Au milieu de notre route nous nous arrêtons à Solen pour prendre quelque nourriture. L’air vif nous a ranimés, et l’estomac réclame ses droits avec énergie. Notre repas vite fait, nous repartons pour admirer de nouveau. Deux heures de ravissement, et Simla nous apparaît toute perchée sur une haute montagne et comme enfouie sous la verdure.

Les routes, comme de jolis rubans blancs, unissent les unes aux autres les maisons isolées.

A l’entrée de Simla il nous faut dire adieu à nos voitures, qui n’ont pas droit de cité. On me fait monter dans un tchampang, espèce de chaise à porteurs découverte, et quatre indigènes me portent chez lady Egerton, femme du lieutenant-gouverneur du Pendjab. M. de Ujfalvy me suivait à pied. Nous montions encore parmi ces détours semés de tchampang et de cavaliers, jusqu’à un gracieux perron, sous lequel je descendis, et plus gracieux encore était l’accueil de la maîtresse de la maison.

Comme elle avait dû être jolie, cette aimable femme qui nous attendait et nous reçut avec sa distinction britannique! Elle avait su le français autrefois, mais trente ans de séjour dans les Indes lui avaient fait perdre l’habitude de manier cette langue. Elle comprenait cependant ce que je lui disais, et son neveu, aimable garçon qu’elle me présenta, nous servit d’interprète. Elle nous conduisit à nos chambres et nous laissa libres. Au dîner, qui eut lieu à huit heures, sir Robert Egerton me conduisit à table. Le mari était digne de la femme, et je n’ai jamais vu figure anglaise plus sympathique et plus belle. Il était universellement aimé dans son gouvernement.

A une grande distinction il unissait une instruction qui le faisait s’intéresser à toute chose. Il ne parlait pas le français; mais son secrétaire, M. Dane, spirituel Irlandais, nous servit d’interprète; son amabilité naturelle lui tint lieu de professeur, et le dîner fut très animé.

Je n’ai pas besoin de m’étendre sur l’hospitalité anglaise, les façons de nos voisins d’outre-Manche sont connues. Aussi froids qu’ils peuvent être envers des étrangers, aussi aimables et naturels ils deviennent envers les personnes qui leur sont recommandées. Plus on reste chez eux, plus on leur fait plaisir; moins on reste chez les Russes, plus ils sont contents: voilà la différence des deux hospitalités.

Cette façon habituelle des Anglais s’est encore, je crois, développée aux Indes, où la vie est large, où le personnel des domestiques est nombreux. C’est assez dire de quelles prévenances discrètes et courtoises nous fûmes l’objet. Nous eûmes non seulement les splendeurs diverses de la nature, mais les distractions les plus agréables de la société. C’est tout ce que nous pouvions attendre de mieux: c’est plus que je n’osais espérer. Jusqu’ici nous avions voyagé sans accident d’aucune sorte: un bon vent nous avait poussés sur mer, un bon accueil nous recevait à terre, et, comme les débuts d’un voyage, comme ceux d’une campagne, influencent fortement le courage et l’humeur, je me vis dans les meilleures dispositions d’esprit pour continuer l’entreprise. Tout semble nous sourire, pensais-je; et, souhaitant, comme le dit le poète, «que l’attelage puisse durer aussi longtemps que la voiture», je me couchai en remerciant la Providence et en la priant de daigner rendre la suite de notre voyage aussi facile, aussi agréable.

CHAPITRE III
SIMLA

Simla.—Le docteur Leitner.—Mensurations anthropologiques.—Étoffes.—Bijoux, émaux.—Traitements des fonctionnaires aux Indes.—Le mont Djako et son saint.—Quelques mots sur les différents degrés de sainteté des fakirs.—Réflexions philosophiques.—Une fête dans un couvent de jeunes filles.—Départ.—Environs de Simla.—Fagou.—Mandian.—Komarsîn.

On me permettra ici quelques réflexions sur les goûts et les modes des Européens habitant le pays. Les gens grincheux contestent aux femmes bien des talents, mais du moins admettent-ils qu’elles peuvent décider en matière de chiffons et de tentures. L’habitation de sir Robert Egerton était bien la plus commode, la plus confortable et en même temps la plus élégante de Simla, n’en déplaise au vice-roi des Indes, chez lequel nous avons dîné quelques jours après; sa villa est certes plus spacieuse, mais, en voulant trop bien faire et trop imiter l’Occident, on n’a réussi qu’à élever une construction d’assez mauvais goût. Ah! que les couleurs orientales ressortent sous ce beau soleil, et que les demi-teintes de nos pays sont pâles à côté d’elles! Quelle détestable habitude avons-nous donc de vouloir tout reporter à notre civilisation et à notre goût!

Les Russes en Asie centrale et les Anglais aux Indes en font autant. Passe pour les maisons et les appartements, mais pour les ornements! Laissez ces étoffes aux couleurs franches et hardies qui supportent le soleil et la poussière de ces chaudes contrées et qui garnissent si bien ces murs où viennent se jouer les rayons du jour. Ces étoffes s’assortiraient merveilleusement aux beaux tapis orientaux; les tentures, les décorations indigènes, avec leurs vives couleurs, seraient en harmonie avec l’entourage. Les nôtres y paraissent pâles et mesquines, et la cretonne européenne, qui fait le bonheur des Occidentaux, doit donner aux indigènes une médiocre idée de notre goût.—Enfin, mesdames, soutenez-moi! N’est-il pas vrai que toute chose n’est jolie qu’à sa place? que la cacophonie des sons n’est pas plus odieuse que la cacophonie des couleurs? et qu’en entrant dans certains intérieurs, même riches et somptueux, on pense involontairement à ces nourrices qui tiennent dans chaque bras un enfant allochrome, le petit négrillon camus qu’elles doivent à leur époux, et le petit blanc, fils du maître?

A Simla, M. de Ujfalvy trouva en villégiature M. Leitner, le célèbre linguiste.

Cette ville, située sur le sommet d’une montagne, est un sanatorium anglais très fréquenté. On y vient respirer l’air pur et réparer sa santé altérée par les chaleurs de la plaine. La saison pluvieuse y est moins désagréable, les terrains en pente favorisant l’écoulement des eaux. M. Leitner s’empressa de se mettre à la disposition de mon mari; grâce à lui, M. de Ujfalvy put faire de nombreuses mensurations anthropologiques. Mon mari mensura surtout un grand nombre de Baltis (des Petits-Thibétains que la science anglaise avait jusqu’alors proclamés Mongols et qui, d’après les mensurations de M. de Ujfalvy, ne nous le paraissaient pas du tout). Tout en aidant mon mari à les mensurer, je me demandais comment le type primitif mongolique avait pu disparaître à ce point qu’on n’en retrouvait aucune trace. L’image de mes bons Kirghises ne se retrouvait pas dans ces faces brunes et ovales; leurs yeux en amande ne me rappelaient aucunement l’œil vif, pétillant, rond et légèrement bridé du Kirghise. Mais la science avait parlé, et, jusqu’à preuve du contraire, je devais me taire et jurer tous mes grands dieux qu’ils étaient Mongols. Donc Mongols je les regardais.

Chez lady Egerton je pus admirer les plus belles étoffes et les plus beaux bijoux des Indes, car tous les marchands lui offraient ce qu’ils avaient de mieux. Ils venaient sous la véranda, s’asseyaient, étalant par terre toute leur marchandise, absolument comme en Asie centrale. Mais quelle différence de richesse et de travail! leurs bijoux en or et en argent sont vraiment très remarquables.

Quant à ceux qui sont enrichis de pierreries, il faut se méfier de leur réputation.

Je ne doute pas un instant que les grands seigneurs n’aient de belles pierres, mais la plupart de leurs bijoux brillent surtout par l’arrangement et la disposition des couleurs. Les pierres ne sont d’abord pas taillées; le plus souvent, elles sont défectueuses, quand elles ne sont pas coloriées en dessous. Tel saphir, qui paraît d’un bleu merveilleux, sorti de sa case n’est plus qu’un mauvais caillou valant à peine quelques francs. Un Oriental est assez indifférent devant l’authenticité d’une pierre ou sa pureté. Tous ces trésors orientaux, examinés à la loupe, auraient peut-être à peine la moitié de la valeur qu’on leur suppose, et leurs pierres ne peuvent entrer en comparaison avec les nôtres, qui viennent presque toutes pourtant des Indes. Si nos bijoutiers sont plus soigneux dans leurs travaux et surtout plus honnêtes dans le choix des pierres fines que leurs confrères des Indes, ceux-ci possèdent, en revanche, les secrets d’un art merveilleux et supérieur.

C’est dans le Radjpoutana qu’on fabrique les plus beaux émaux. La peinture en émail et l’émail en relief, dont la Russie fournit de si beaux échantillons, sont des procédés relativement modernes, tandis que le cloisonné et le champlevé sont des procédés très anciens. Les émaux de Jaïpour sont des champlevés. On fait des émaux à Lahore, à Bénarès, à Luknor, à Moultan, à Kangra, et même au Cachemire, comme nous le verrons plus tard. A Tchamba on fabriquait aussi autrefois des émaux en champlevé d’une grande richesse de couleurs. Mais nulle part ils n’ont atteint une si grande perfection qu’à Jaïpour.

On ne peut se faire une idée, si l’on n’en a pas vu d’échantillons, de l’effet merveilleux produit par la richesse et la délicatesse des couleurs. Le rouge de rubis ou de corail, le vert d’émeraude, le bleu turquoise ou de saphir disposés sur un fond d’or mat sont d’un éclat et d’une transparence remarquables.

A Partabghar, dans le Radjpoutana, on fabrique des émaux tout particuliers. Une couche d’émail vert émeraude est étendue sur une plaque d’or brunie et recouverte de dessins divers découpés sur la surface émaillée aussi longtemps que celle-ci est encore molle au moyen du martelage.

A Routan, dans l’Inde centrale, sur les confins du Radjpoutana, on fait un travail semblable; souvent le fond en émail est bleu au lieu d’être vert comme à Partabghar.

Le vice-roi nous invita à un dîner officiel. Lui et sa femme parlaient très couramment le français. Il me parut que l’étiquette était plus sévère qu’à Tachkent. Était-ce parce que lady Ripon recevait avec son mari, puisqu’elle habite près de lui, tandis que lorsque nous étions à Tachkent, le général Kaufmann recevait seul et un peu en garçon, sa femme étant presque toujours absente de Tachkent. Cette différence peut peindre les mœurs des deux pays sans autre commentaire. Tout le monde fut excessivement aimable pour nous. M. et Mme Bering, qui avaient longtemps habité le Caire, parlaient admirablement le français (M. Bering avait été contrôleur des finances égyptiennes).

M. Lyal, secrétaire d’État au département des affaires étrangères des Indes britanniques, qui eut une longue conversation avec mon mari, lui expliqua la raison pour laquelle l’administration anglaise aux Indes jouissait d’une réputation d’honnêteté si bien établie. D’abord aucun fonctionnaire, aucun officier anglais ne peuvent recevoir de cadeaux des indigènes; s’ils en reçoivent, ils sont obligés de les déposer à l’administration centrale, qui les transporte à Calcutta, où ils sont vendus au profit des pauvres. Si quelques-uns d’entre eux violaient la loi, ils seraient aussitôt renvoyés. Ensuite le gouvernement anglais paye excessivement bien ses fonctionnaires, afin d’engager l’élite de la jeunesse anglaise à solliciter des fonctions dans le Civil service des Indes. Le traitement est si élevé que les places vacantes sont très recherchées. Ainsi, par exemple, le gouverneur du Pendjab touche un traitement de 9500 roupies, presque 20 000 francs par mois, et il n’est que lieutenant-gouverneur.

Les gouverneurs de Madras et Bombay touchent 12 000 roupies par mois, et le vice-roi des Indes 25 000 roupies, tandis que le général Kaufmann, gouverneur général du Turkestan, n’avait que 40 000 roubles par an, toutes les indemnités comprises.

La retraite des fonctionnaires du Civil service est très belle; tous, sans exception de grade, ont 1000 livres sterling, soit 25 000 francs par an. De cette manière on n’a pas le fond du panier, hommes qui, ayant peine à vivre dans leur pays en raison d’indélicatesses plus ou moins graves, acceptent avec empressement un traitement qui leur permet de végéter dans un pays où ils ne seront pas connus. Ils y apportent alors leurs habitudes relâchées et ne se font aucun scrupule de voler les indigènes. L’administration en souffre et se trouve déconsidérée. C’est ainsi que le Turkestan est peuplé de tchinovnik ou employés d’une délicatesse douteuse, et que le service civil est assez déconsidéré, car les plus hauts fonctionnaires, comme les plus modestes, ne sont pas exempts de blâme.

Les mœurs des Anglais sont aussi plus correctes que celles des Russes; en général du moins, les femmes vivent toutes avec leur mari. Au Turkestan il n’est pas rare de voir des fonctionnaires vivre maritalement avec une femme séparée d’avec son mari, et, s’il finit par pouvoir l’épouser (le divorce étant pratiqué), l’ancien époux devient très bien l’ami du nouveau. Ils vivent alors à trois dans la plus parfaite intimité, sans que personne y trouve rien à redire.

Les promenades à Simla sont superbes. La plus renommée est celle du Glane; nous nous y sommes rendus en tchampang pour y prendre le thé; le paysage est enchanteur. Le vice-roi, le gouverneur du Pendjab et le commandant des troupes ont seuls le droit d’aller en voitures attelées. Les autres personnes vont en tchampang ou à cheval; quelques petites voitures roulantes font innovation. Lorsqu’il pleut, les cavaliers ont un costume très curieux: en dehors du manteau qui les couvre, ils ont un immense tablier de même étoffe, qui, en s’attachant à la taille, leur préserve parfaitement les jambes. Quand ils n’ont pas de capuchon, ils tiennent dans leur main droite un parapluie et se rendent ainsi préservés aux plus grands dîners.

Simla, vue prise du mont Djako.
Simla, vue prise du mont Djako.

La curiosité de Simla est un saint qui habite un des plus hauts sommets dominant la ville. Ce saint, qu’on appelle fakir chez les Musulmans et goussaïn chez les Hindous, vit sur cette hauteur appelée Djako, au milieu d’une grande troupe de singes, qu’il nourrit et qui le connaissent aussi bien que les poules connaissent la fermière. Lorsqu’il les appelle, rien n’est curieux comme de voir ces animaux sauter d’arbre en arbre, gambader, se bousculer même pour arriver plus vite. Ce saint homme s’est construit une maison assez propre (lui-même l’est également sur ses vêtements), dans laquelle il demeure été et hiver, vivant du produit de la charité de ses coreligionnaires et des étrangers qui viennent le visiter. La récolte étant nombreuse l’été, il conserve pour l’hiver, lorsque la neige couvre ces lieux charmants et empêche toute communication. Que l’homme résiste à ce climat, rien d’étonnant; mais que les singes le supportent, voilà ce que je n’ai pu m’expliquer. A moins qu’ils ne fassent pénitence aussi: ces bêtes-là sont vicieuses et ne disent pas le fond de leur pensée. Nous avons questionné le fakir à ce sujet, mais il n’a répondu qu’une chose: «Quand Dieu m’envoie de la nourriture, je partage avec eux».

J’ai dit qu’il était propre, ce qui est assez rare chez les saints hindous. Il appartenait peut-être à la classe des brahmines, qui veulent arriver au degré le plus parfait de la sainteté. Cet état de perfection s’appelle Achrama ou Tchar-Acheroum. Il y a quatre degrés. Le premier est le brahmtchari; le deuxième, gerischtz; le troisième, bamperitz. Le quatrième, appelé bramognani, renferme à lui seul deux degrés: le saniassi et le yogi. Dans ce haut degré de perfection, ces saints sont entièrement dépourvus de vêtements. Le premier couvre cependant quelques parties de son corps; mais le yogi, trop saint pour s’occuper des bienséances et des préjugés humains, va parcourant le monde, choisissant les endroits les plus fréquentés, dans un état de nudité complet. Ce sans-gêne n’est, du reste, aucunement choquant pour les Hindous, aux yeux desquels rien de naturel ne peut être obscène, et c’est en présence des hommes, des femmes et des enfants qu’il s’inflige les plus douloureuses tortures. Quelques-unes de ces tortures sont très originales, à tel point même que je n’en puis donner une description, même vague. Je renvoie le lecteur curieux à une jolie histoire de Voltaire, le Fakir.

Le saniassi, au contraire, s’enfonce dans les forêts, un bâton à la main; il se nourrit de ce qu’il trouve. On le reconnaît à une ceinture de toile jaune dont il s’entoure les reins. Je crois que la couleur ne restera pas longtemps jaune, car il portera cette ceinture jusqu’à ce qu’elle tombe en lambeaux. Il ne parle jamais; un seul mot sort de sa bouche: ôm, mot sacré, vénéré entre tous et écrit le premier dans les Védas, le livre par excellence des Hindous.

On ne saurait s’imaginer à quel degré d’insensibilité ces hommes parviennent. Rien ne peut les distraire de leur état contemplatif; les plus grands déchaînements de la nature ne peuvent les tirer de leurs méditations. Leur ascétisme est brutal. Il y en a qui portent d’énormes colliers de fer; d’autres se chaussent avec des sabots garnis en dedans de pointes et marchent ainsi; d’autres encore s’enferment dans des cages en fer qui les entourent depuis les épaules jusqu’aux chevilles; ils ne peuvent alors ni se coucher ni s’asseoir, et, dans cette position, ils se font suspendre à un arbre.

Un auteur raconte ainsi les souffrances d’un yogi: «Un yogi se tenait debout, ses yeux constamment fixés sur le soleil et aussi immobile qu’un buisson, son corps à moitié couvert de la terre qui s’est amoncelée autour de lui et qui sert de retraite à d’innombrables fourmis; cette peau de serpent qui a pris la place du zennar et retombe par un bout sur ses reins, ces plantes noueuses qui entourent et pressent son cou; ces nids d’oiseaux qui couvrent ses épaules.» Notre fakir de Simla était loin de cet état de sainteté, et je doute qu’il eût envie d’y parvenir, mais cependant les pratiques auxquelles ces fanatiques se livrent sont assez rigoureuses. Ainsi, dans le second degré de sainteté, ils se lèvent une heure avant le jour, font leurs ablutions par n’importe quel froid, puis leurs prières. Ils se nourrissent de ce qu’ils glanent ou de la générosité des personnes, et ils passent leurs nuits à contempler les astres; plus tard, parvenus au troisième degré, ils doublent leurs ablutions, ne se couvrent que de feuilles et d’écorces d’arbre, ne se coupent ni les cheveux ni les ongles et se soumettent à un jeûne perpétuel. Ce jeûne, appelé chanderayan, est ainsi réglé: le premier jour du mois, une bouchée; le second, deux, et ainsi de suite jusqu’à trente; ce nombre est la plus grande bombance à laquelle on puisse se livrer; il faut ensuite que le pauvre fakir aille en décroissant pour revenir au nombre primitif. De plus, il ne doit pas même faire cuire son riz. En ce troisième état de sainteté, le bamperitz peut, si l’âge ou la maladie lui ôte la force de pouvoir vaquer à ses occupations quotidiennes, il peut, dis-je, se donner la mort. Sous certaine condition, cette mort volontaire le conduit directement au ciel. Il doit, par exemple, ou se noyer, ou se livrer aux flammes, ou se précipiter du haut d’un rocher, ou bien encore il se retire vers l’est ou vers le nord, sur une terre nue et inconnue, et là, dans une contemplation devant Dieu, il attend la mort, qui ne peut tarder à le surprendre, au milieu des souffrances de la faim.

Lorsqu’à table, le soir, je racontai ma visite au fakir, un des nôtres me dit: «Dieu, ou Brahma, ou Jehovah, ou Jupiter aurait là l’occasion de faire le plus utile des miracles: de faire entrer dans la cervelle abrutie de ces gens-là cette idée bien simple, qu’on ne se rapproche pas de la divinité en s’éloignant de l’humanité. Il est sans doute très indifférent à Dieu le Père ou à Dieu le Fils qu’un gars crépu se coupe ou ne se coupe pas les cheveux, tandis qu’il aurait certainement plaisir à le voir vivre proprement et honnêtement.... Mais Dieu ne fera pas ce miracle; il sait que si sa propre bonté est infinie, la bêtise humaine est bien plus infinie encore et que ses miracles même ne la guériraient point.»

Et comme j’écoutais avec sympathie mon aimable voisin, dont le visage exprimait beaucoup de douceur naturelle et de philanthropie chrétienne, il ajouta: «N’est-il pas affligeant de voir, chez un peuple très bien doué, la superstition brutale exercer ses ravages? combattue sous une forme, et renaissant sous une autre. Mais, hélas! nous n’avons, ni vous ni moi, le droit de nous indigner contre les fakirs; ils nous renverraient à notre histoire d’Occident, aussi peu édifiante, en somme, que celle d’Orient.»

Je ne sais quelle sera la fin du fakir que nous visitions; pour le moment, au milieu de ses singes, il paraissait enchanté de sa situation et de la générosité de sir Robert Egerton, et, avec les plus grands salam, il accompagna notre départ.

Le lundi 6 juin, nous assistions à une fête donnée à l’occasion des pensionnaires du couvent des Capucines. Ces sœurs de charité s’occupent de l’éducation des jeunes filles et recueillent avec une touchante bonté toutes les orphelines. J’y vis là une sœur française de Lyon, qui, depuis trente-trois ans, habitait les Indes, sans que son état de santé s’en soit affaibli, au contraire; toujours malade à Paris, elle se portait dans ce climat mortel beaucoup mieux que partout ailleurs. Le vice-roi, qui est catholique, et lady Ripon assistaient à cette solennité. Ces belles jeunes filles et ces jeunes gens dansant ou jouant à colin-maillard sur ces pelouses au milieu de ces superbes montagnes formaient un tableau qui ne manquait pas de charme, et j’eus occasion de voir combien les Anglais, même de la plus haute condition, aiment en général les exercices de corps, car bientôt il y eut autant d’assistants et d’assistantes que de pensionnaires. Chose touchante, que nous ne pûmes nous empêcher de constater, les jeunes gens les plus valeureux se mêlaient à ces divertissements avec un entrain remarquable. Il y avait entre autres lord Charles Beresford, renommé pour sa bravoure; il s’était battu avec un courage sans égal contre les Zoulous, et il tournait et se retournait au milieu de ces danses et de ces rondes presque enfantines et s’en donnait à cœur joie. Et pourtant ce même lord ira sur le Condor en Égypte soutenir les droits de sa patrie au péril de sa vie, prendra part au bombardement d’Alexandrie, et il fera, comme commandant d’une petite canonnière, des prouesses de valeur.

Barne’s Court, habitation du gouverneur du Pendjab à Simla.
Barne’s Court, habitation du gouverneur du Pendjab à Simla.

Le 7 juin, à sept heures et demie du matin, nous quittons Simla.

Après bien des démarches, le vice-roi avait accordé à M. de Ujfalvy ce que d’abord sir Robert Egerton lui avait refusé (vu les difficultés et les périls de la route), la permission de nous rendre à Srinagar, capitale du Cachemire, par le haut Tchamba et la route de Badravar. Nous allions donc voir un pays à peu près inconnu des voyageurs et remplacer pour longtemps le chemin de fer par le cheval.

M. Clarke, chargé par le musée de South Kensington de faire des acquisitions pour cet établissement, avait obtenu des autorités britanniques de suivre la même route.

Notre dernier déjeuner pris dans la jolie habitation du gouverneur du Pendjab appelée Barne’s Court, nous montions à cheval. Le capitaine Egerton, neveu du gouverneur, et M. Dane devaient nous faire la conduite jusqu’à la sortie de la ville.

Vingt coulis portaient nos bagages, que nous avions, il est vrai, réduits à la plus simple expression possible, mais il nous fallait cependant emporter une tente, une table, des chaises, deux lits, des ustensiles de cuisine, etc. Nos domestiques suivaient à pied, ainsi que les saïs, chargés de s’occuper des chevaux.

Dans un pays où chacun a sa caste, qu’il ne peut enfreindre sous peine de la perdre, le service devient, par cela même, très compliqué. Par exemple, le bisti, qui porte de l’eau, ne pourra pas faire autre chose, car, quoique les Hindous soient divisés en quatre grandes castes principales, ils ont une telle infinité d’autres castes que chaque métier, chaque fonction presque fait partie d’une autre caste. On conçoit aisément ce que cette diversité peut entraîner de désagréments.

La route était superbe, longeant tout le temps les montagnes; les vallées se déroulaient dans le fond et formaient des gorges étroites. Des cèdres deodar d’une hauteur prodigieuse couvraient les flancs de ces élévations terrestres. Au sortir de Simla, nous passons sous un tunnel creusé de main d’homme. La route devenant vraiment de plus en plus belle, nous descendons de cheval, et, tout en marchant, nous cueillons des fleurs pour un herbier. Nous nous croyons dans le plus beau jardin du monde, tant la route est bien entretenue. Il ne faisait pas trop chaud; le soleil était couvert de temps en temps par des nuages précurseurs de la saison des pluies, qui allaient nous atteindre pendant notre voyage. Mais, bah! son sourire était si beau lorsqu’il éclairait le fond de la gorge dans laquelle notre regard plongeait d’une hauteur vertigineuse! pourquoi nous attrister d’avance à cette pensée? Les maisons apparaissaient de temps à autre, juchées au milieu de cette verdure; le blé doré formait de beaux tapis; la terre labourable, disposée de gradin en gradin, descendait doucement jusqu’à ce qu’elle fût arrêtée par un autre mamelon. De petits sentiers serpentaient sur ces montagnes, attestant partout la présence de l’homme. Des vaches, des chèvres paissaient sur ces pentes élevées. Des mulets, des coulis nous croisaient, portant à dos, les uns comme les autres, de lourds fardeaux; les pieds des hommes, comme ceux des animaux, étaient d’une grande sûreté.

Près de Fagou, le paysage devint splendide. Mais, hélas! on voyait que la convoitise de l’homme avait passé par là. Les flancs des montagnes étaient déboisés; des troncs d’arbres brûlés montraient de quelle beauté ils avaient dû être lorsqu’ils étaient vivants. Leur ombrage avait dû autrefois abriter cette belle route, et ceux qui restaient semblaient protester contre cette dévastation. Les torrents, que les pluies grossiront bientôt et dont les lits sont encombrés de pierres et de rocs épars, achèveront l’œuvre de l’homme. Qu’ils devaient être beaux autrefois, ces fiers mamelons arrosés par cette rivière tortueuse qu’on aperçoit au fond de la gorge!

Et je me sentis une violente colère contre ces petits radjahs, qui, pour se procurer de l’argent, ont vendu ces bois aux Anglais. Encore si l’on voyait trace de reboisement, mais non. L’indifférence orientale se montre bien dans cette circonstance; l’avenir de leur pays, de leurs sujets leur est bien égal; pourvu qu’ils jouissent, après eux le déluge.

Un petit garçon nous offre des fraises qu’il vient de cueillir sur la montagne; elles n’ont aucun goût.

Fagou est un petit village hindou, bâti sur le sommet de la montagne. Les maisonnettes sont construites en pierres et en ardoises. Les indigènes ne connaissent pas le ciment, quoiqu’il y ait beaucoup de chaux dans ces montagnes, et ils retiennent les pierres en les encadrant de bois de distance en distance.

Le bungalow dans lequel nous entrons est une maison construite par le gouvernement anglais pour la commodité des voyageurs. Ces maisons sont toujours très propres et possèdent plusieurs chambres, grandes et spacieuses, avec des cabinets de toilette. Les chambres s’ouvrent toutes sous la véranda qui entoure la maison afin de les préserver de l’ardeur du soleil.

Cuisine convenable et prix réglés et tarifés officiellement, double commodité pour le voyageur. La chambre coûte une roupie par personne, pour douze heures; les autres douze heures sont comptées double, et ainsi de suite; mais il ne vous est pas permis de rester plus de trois jours, et, quoique le kansama, chef du bungalow, ne vous mette pas à la porte, il ne vous donne aucune nourriture.

Le 8, orage et pluie torrentielle jusqu’à dix heures. C’est long. Mais tant pis! La pluie n’arrête pas les braves; nous faisons charger les mulets. En route!

Le soleil a reparu; le chemin sera plus frais et les arbres de la forêt embaumeront les airs de leur parfum printanier.

Indigènes des environs de Simla.
Indigènes des environs de Simla.

Quelle délicieuse route, toute boisée au nord! Aussitôt qu’un aplatissement le permettait, la terre, labourée en gradins, laissait sortir de son sein de beaux épis de blé qui s’épanouissaient et se doraient sous les rayons ardents du soleil. Dans le fond, à peine voyait-on le torrent qui, comme un mince filet d’argent, arrosait capricieusement ces gorges dérobées. Que de quartiers de roche on avait dû faire sauter pour construire cette route et la conduire au milieu de ces dédales montagneux! Des sinuosités rocheuses nous frôlaient à chaque instant et risquaient d’emporter nos chapeaux, perte irréparable pour nous.

A midi, le temps avait gardé, malgré le soleil, un peu de sa fraîcheur du matin; aussi, mis en belle humeur et après nous être reposés, nous faisons une autre étape, qui nous mènera à Mandian. C’est au milieu d’un parc anglais que nous croyons marcher, tant ces montagnes qui s’entre-croisent sont belles! Quelques fermiers anglais, dont on aperçoit les maisons aux murs blancs, sont venus s’établir dans ces sites enchanteurs.

Le soleil a vaincu pourtant. Si nous ne marchions pas sous ces épais ombrages, nous serions bien incommodés par lui. Nous le sentons lorsque nous nous trouvons sur ces corniches et sur ces balcons dénudés, surplombant le précipice à des hauteurs vertigineuses. Au milieu du chemin heureusement, après un passage des plus étroits, je ne sais quelle mouche piqua le cheval que montait le domestique de M. Clarke, mais, au moment où ce dernier ayant ordonné au premier de passer en avant pour aller au bungalow prochain commander notre dîner, au moment où nous nous garions, l’animal hennit et se rua sur le cheval que montait M. Clarke; celui-ci, pris à l’improviste, tomba et roula sur le flanc de la montagne; par bonheur, il fut arrêté par un buisson.

Ses blessures n’étaient pas graves; il avait eu le front labouré par les sabots du cheval, nous le pansâmes à une belle source voisine. Il fut obligé, malgré un grand mal de tête, de marcher jusqu’à la station prochaine, car sa bête avait eu la jambe écorchée et était tout en sang. M. de Ujfalvy lui persuada de renvoyer le cheval avec l’indigène; cette bête, n’étant pas habituée aux montagnes, pourrait nous causer des accidents encore plus graves.

Mandian est admirablement situé sur un plateau entouré de belles montagnes.

En arrivant au bungalow, nous ne trouvons pas notre dîner prêt. Aussi le kansana ou cuisinier nous proposa-t-il, en attendant, d’aller chasser une tigresse et ses petits, qui mettaient en émoi tout le village. Ces messieurs, mal armés pour cette chasse, au fond du cœur peut-être mal disposés, déclinèrent cet honneur, et M. Clarke, la tête emmaillotée, s’allongea. Mon mari s’occupa de ses chevaux, qu’on nourrit ici avec une espèce de pois chiche appelé grâm, qui remplace très bien l’avoine.

A partir de cette station il faut laisser les mulets et reprendre les coulis; ceux-ci se payent à raison de 4 annas[2] par station, tandis que les mulets coûtent 8 et 10 annas.

[2] La roupie, environ 2 francs, renferme 16 annas.

De Mandian à Narkanda, la route est ravissante. Nous nous arrêtons à cette station quelques heures seulement pour y déjeuner et faire reposer nos bêtes. Puis nous repartons pour Komarsîn. Quelle superbe et magnifique forêt de cèdres deodar! Ils sont si hauts que le regard a peine à suivre leurs pointes élancées. Combien de siècles ont passé et passeront encore avant que la hache des indigènes mette un terme à leur longue existence? Nous sommes vraiment émerveillés. Mais notre enthousiasme est bientôt refroidi; le chemin devient abominable: on voit que les Anglais ne s’en sont pas occupés et qu’ils ont laissé le soin de l’entretenir au radjah qui, sous le protectorat des Anglais, administre ce pays. Hélas! nos pauvres bêtes et nos pauvres corps s’en ressentent; ce n’est pas un chemin, c’est le fond d’un torrent à sec que nous traversons. C’est plus commode et moins coûteux.

Au bas de cette exécrable route nous rencontrons M. Anderson, fonctionnaire anglais des plus aimables. Nous nous arrêtons pour causer ensemble, et, comme il a été longtemps résident anglais à Srinagar, il nous donne d’utiles renseignements.

Il regrette ce beau pays, et peut-être aussi sa situation. A présent, il est chef de tous les malfaiteurs des Indes, qui, dans ce pays, forment une caste qui est non pas protégée, mais acceptée et tolérée par les indigènes. Dès leur enfance on leur apprend à dérober, et leur plus ou moins grande adresse est récompensée par les anciens.

Il n’y a pas de sot métier!

Le gouvernement britannique, ne pouvant faire cesser cet état de choses, a cru faire pour le mieux en les enrégimentant, si je puis m’exprimer ainsi, et en les mettant sous la haute surveillance de M. Anderson, fonctionnaire des plus recommandables et des plus énergiques. Je ne sais si ce poste excite beaucoup de convoitises....

S’il est un reproche à faire aux Anglais, qui sont maîtres des Indes, c’est certainement leur condescendance envers les indigènes. Mais ce respect qu’ils professent envers les usages, les coutumes, les mœurs et la religion des vaincus est d’une bonne politique.

L’Hindou, tolérant et tranquille par nature, se soumet plus volontiers à celui qui lui laisse le libre exercice de sa conscience et de ses habitudes. Du reste, envers deux cent cinquante millions d’individus, il serait bien difficile aux vainqueurs d’agir autrement, et les Anglais, hommes pratiques par excellence, se sont pliés tout de suite aux exigences de la situation.

A Komarsîn, hélas! nous ne trouvons point de bungalow, mais il y a une place superbe, sur laquelle nous allons dresser nos tentes.

Au lever de l’aurore nous sommes réveillés par les sons d’une musique criarde et discordante. On dirait plutôt un charivari. Qui pourrait croire que de tels accords sont adressés au dieu? C’est pour le réveiller.

De fait, cette sauvage musique ne peut manquer son effet. Pendant un quart d’heure on se livre à ce bruyant exercice. Enfin, quand le dieu est réveillé et mis sans doute en bonne humeur, en meilleure que la nôtre, par cette joyeuse aubade, les indigènes lui adressent leurs prières.

Au moment de partir, nous nous aperçûmes que les indigènes cassaient les pots dans lesquels ils nous avaient apporté de l’eau. Tout ce que touche un Européen est souillé, à leurs yeux, et s’ils s’en servaient ils seraient souillés eux-mêmes. Mais ils n’oublièrent pas de nous les faire payer; il paraît que l’argent a la vertu de se préserver de toute souillure, puisqu’ils le prirent avec beaucoup d’empressement.

Le souverain de ce petit pays souffre, dit-on, d’une maladie cérébrale, et l’administration de ses États s’en ressent énormément.

Tout est dans un désarroi complet; aussi nous nous félicitions, car le lendemain nous devions entrer de nouveau sur le territoire britannique.

Nous devions visiter le ravissant pays du Koulou, et nous avions hâte de sortir de celui-ci, gouverné par un indigène.

Mais cependant nous nous demandions avec effroi quelles routes s’offriraient à nous avant de quitter ces parages.

CHAPITRE IV
LE KOULOU

Doulârch.—Pays du Koulou.—Mariages précoces.—Du plaisir d’être veuve dans l’Inde.—Incinération des veuves.—Beauté et grâces des femmes hindoues.—Étrange manière de refuser un pourboire.—Traversée d’une passe.—Fanatisme hindou.—Sikhs.—Bijoux.—Habillements.—Polyandrie.—Étrange édit.—Soultanpour.—Oracle.—Mensurations.—Description du palais.—Curieux accidents.—Passage des rivières au moyen d’outres.

De Komarsîn à Doulârch le chemin devient fantastique et d’une beauté sauvage.

Çà et là des maisonnettes bien situées, un temple hindou dont les clochetons aigus rappellent l’architecture chinoise. Puis jusqu’à la rivière une descente horrible. Pauvres chevaux! Et le garde-fou qu’on avait mis jadis à l’endroit le plus périlleux était détruit. Heureusement nous arrivions au pont tout frais, tout pimpant, avec un bois tout neuf. Il paraît que dans le temps un gouverneur du Pendjab a péri en franchissant un de ces ponts invraisemblables. Aussi on s’était empressé d’en faire un plus solide. La même chose arrive dans le Turkestan: il faut qu’un haut personnage soit sacrifié pour qu’on pense aux simples mortels. C’est à souhaiter un trépas tragique au plus grand nombre de gouverneurs possible.

Ce pont est construit sur le Satledj, un des plus grands affluents de l’Indus, qui traverse l’Himalaya dans une vallée profondément encaissée et d’une grandeur sauvage. Cette rivière, assez considérable, coule avec une grande rapidité; elle est cependant navigable à deux cents milles au-dessus de son affluent, le Bias. La vallée n’est qu’à mille pieds anglais d’altitude.

Le Satledj, que nous voyons mugir à nos pieds, est l’Hyphasis d’Alexandre; c’est elle qui arrose ces déserts qui épouvantèrent les Grecs et les arrêtèrent dans leur marche triomphante. Ici il n’y a pas de déserts, au contraire; de hautes et gigantesques montagnes l’enferment dans un cours, et la montée que nous faisons après la traversée du pont se continue quatre heures; les chemins étaient horribles, les corniches vertigineuses se succédaient, et, à mesure que nous montions, le Satledj et le mugissement de ses eaux s’éloignaient et disparaissaient à nos yeux.

Enfin nous arrivons, exténués de fatigue, à la station de Doulârch, la première dans le pays du Koulou.

Dans ce district il n’y a pas de bungalow proprement dit, les stations s’appellent rest houses (maisons de repos).

L’arrangement de ces maisons est le même que celui des dak-bungalow, seulement on n’y trouve point de nourriture; il faut se la procurer soi-même. Le rest house est toujours situé à une certaine distance du village, les Anglais n’aimant pas le voisinage des indigènes.

Quant aux habitations de ceux-ci, parsemées sur des pentes d’une élévation extraordinaire, elles ressemblent de loin à des chalets suisses, mais de près ces misérables maisons couvertes d’ardoises, avec un balcon privé de garde-fou, ressemblent à des pigeonniers gigantesques. Les plus élégantes ont des balcons fermés, avec de petites ouvertures. Des têtes de femmes apparaissent et regardent curieusement les étrangers.

Il est souvent bien difficile de reconnaître les femmes, tant elles ressemblent aux hommes, ce qui n’est flatteur pour aucun des deux sexes. Sans les anneaux qu’elles portent au nez, je crois que cela serait impossible.

Les paysans du Koulou portent pour tout vêtement une pièce de coton roulée autour du corps; une des extrémités est passée entre les jambes et remonte par-dessus les épaules. Ils ont la tête nue, mais quand ils veulent se garantir du soleil ou du froid ils se la couvrent d’un morceau de toile formant capuchon. Ceux qui sont employés au service des Européens se mettent un turban et s’habillent un peu comme les Musulmans. Les femmes portent une draperie qui forme jupe autour de la taille. Les plus pauvres, comme les plus riches, ont des pendants d’oreilles, des bracelets même aux jambes; les riches les garnissent de pierreries. Les pauvres vont pieds nus, et les riches ôtent leurs souliers dans les appartements.

En arrivant à Doulârch, nous eûmes toutes les peines du monde à nous procurer des vivres. Sans l’énergie de ces deux messieurs, nous n’aurions rien obtenu.

Les Hindous sont très grands marcheurs, malgré leur faible complexion; ainsi, le saïs de mon mari, véritable Hindou et, de plus, faible et maladif, suivait cependant son cheval à pied et le rejoignait facilement au galop. A Bombay par exemple, lorsqu’il s’agit d’une descente, le domestique saute du siège sur lequel il est assis à côté du cocher, et, saisissant le cheval par le mors, court avec lui et le modère.

Jamais aucun accident n’est encore survenu. Ils sont très sobres, se contentent de riz, de légumes et d’eau pure. Ce régime n’est pas fait pour relever leur constitution. Le lait dont ils se servent se met dans des ustensiles de cuivre appelés lota, de sorte que cet aliment prend le goût du métal, ce que je trouvai très désagréable.

Nous étions à Doulârch, dans le pays du Koulou, si vanté pour la beauté de ses sites et de ses femmes; j’admirais les uns avant de connaître les autres. Dieu! le ravissant pays avec ces forêts, ces fermes et ce sol si admirablement cultivé. Cette culture si ancienne dans l’Inde est toujours la même depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. D’ailleurs le climat constant de cette partie du monde simplifie beaucoup la culture; les saisons, qui sont constantes, ne renversent pas les espérances du cultivateur. L’hiver, ou la saison des pluies, commence en juin et finit en septembre; c’est l’époque des moussons.

Village dans le Koulou.
Village dans le Koulou.

On appelle ainsi des vents réguliers qui soufflent toujours dans la même direction, du nord-est au sud-ouest, d’octobre en mars, et en sens inverse tout le reste de l’année. Les Hindous emploient les canaux d’irrigation pour arroser leurs champs pendant les huit mois secs de l’année; la terre fournit ordinairement trois récoltes par an.

La charrue qu’ils emploient est un présent de leur dieu; le soc est long d’un pied et demi et affecte la forme d’une pyramide; au bout de la charrue se trouve un cercle armé de pointes de fer; ces pointes brisent les mottes que le soc a soulevées. Ces charrues sont toujours tirées par des bœufs.

Après Doulârch, nous rencontrâmes sur un pont deux moulins primitifs: un axe avec quatre ailes; beaucoup de force motrice était perdue, mais les moulins tournaient malgré cela, au grand contentement de leurs propriétaires, assis tranquillement à la porte de leur maisonnette.

Le pont passé, le chemin, qui côtoie des montagnes vertigineuses, est splendide; on y peut admirer de ravissantes cascades, et la quantité de sources qui vont alimenter la rivière est considérable.

A chaque moment le cri pâni, pâni (eau) retentit à nos oreilles, et vite nos coulis se débarrassent de leur fardeau et accourent se réconforter à cette eau pure.

Le tchokidar ou chef de la station où nous arrivons était un ancien voleur de caste, à qui les Anglais, ne sachant qu’en faire et ne pouvant ni l’arrêter ni le laisser voler, avaient donné cette position, pour le punir sans doute, puisque, tout étant réglé d’avance par le gouvernement britannique, il ne pouvait même plus légalement détrousser les pauvres voyageurs, et que, comme agent anglais, il est au contraire obligé de leur prêter aide et protection.

Le dimanche 12, en sortant de Djovaï, on annonçait un mariage; trois hommes marchaient à la file: le premier portait une grosse caisse sur laquelle de temps en temps il frappait avec un bâton recourbé; le second tenait un tambourin sur lequel il jouait avec deux baguettes; le troisième, un jeune garçon, frappait sur une grande cymbale de cuivre avec un bâton pareil au premier. Ils allaient par tout le village, et même quelquefois dans plusieurs, annoncer les fiançailles.

Le jour du mariage, on place dans la cour de la maison l’idole de Kamadéva, le dieu de l’amour et de l’hyménée chez les Hindous. On lui offre des fleurs, des fruits; les bayadères dansent et chantent, puis on fait des processions dans la ville ou dans la campagne.

En revenant à la maison, nouvelles offrandes à l’idole, puis diverses cérémonies. Après que le mari a passé au cou de sa fiancée, chez les riches une chaîne d’or, et d’autre métal chez les pauvres, le mariage est terminé, et on laisse les fiancés libres de se retirer. Ces fêtes durent quelquefois plusieurs jours, et les Hindous font de folles dépenses pour satisfaire cette vanité.

Les Hindous se marient en général de très bonne heure, les hommes à quatorze ou quinze ans, les femmes entre dix ou douze. Il y a des filles qu’on marie même à trois ans, mais alors, jusqu’à un certain âge, elles restent dans la maison de leurs parents.

C’est à la suite de cette coutume qu’il y a tant de veuves aux Indes; un vieillard pouvant épouser une enfant, il n’est pas rare alors que l’enfant devienne veuve même avant d’être femme, et, quoique le mariage ne soit pas toujours consommé, elle ne peut pourtant jamais se remarier. Le sort d’une veuve aux Indes est très misérable; réduite à la servitude, à la misère, au mépris public et aux reproches de sa famille et même de ses fils, il n’est pas étonnant qu’elle préfère la mort, d’autant plus que par là elle doit sauver elle et son mari de l’enfer et attirer à ses enfants et à toute sa famille une grande considération. Aussi, dès qu’une fille naissait, on lui mettait sous les yeux le tableau du sort qui l’attendait si son mari venait à mourir avant elle, on lui faisait un éloge pompeux de tous les avantages qu’elle retirerait de son sacrifice dans l’autre monde et de la considération qui entourerait sa famille ici-bas. Qui sait si cette dernière considération surtout n’était pas propre à rendre éloquents ceux qui n’étaient pas les acteurs de ce supplice? Il est vrai que, sans son approbation, on ne pouvait la conduire au sacrifice, mais on l’entourait de tant d’obsessions, et la puissance des préjugés du monde est si grande, que la plupart s’y soumettaient. Aussitôt on lui témoignait les plus grands honneurs; on lui mettait une branche de manguier dans la main, on lui teignait en rouge le bord des pieds, elle prenait un bain et on la couvrait de vêtements neufs. Un tambour battait sans interruption et annonçait la triste cérémonie, puis on la conduisait devant le bûcher, on lui faisait réciter les prières d’usage, elle se dépouillait ensuite de ses ornements, qu’elle offrait à ses amis, et, après avoir attaché des tresses rouges à ses bras, relevé ses cheveux avec un peigne neuf, elle faisait sur son front les marques de la caste à laquelle elle appartenait, et, tournant sept fois autour du bûcher, elle y montait ensuite et s’étendait sur le corps de son mari. Alors on relevait sur elle les pièces d’étoffe qu’on avait placées sur le plancher, et avec des cordes on attachait les deux corps ensemble. Aussitôt le fils du défunt mettait le feu avec une torche au bûcher, et, aidé d’autres personnes, le feu s’allumait de toutes parts. Pour l’alimenter, on jetait dessus du beurre clarifié et des fagots jusqu’à ce que le corps fût entièrement consumé, ce qui était l’affaire de deux heures. Il y avait, certes, des femmes qui montraient un grand courage, mais il y en avait d’autres, m’a-t-on dit, qui, vaincues par la peur, refusaient même au dernier moment, se traînaient à genoux et s’échappaient en poussant de grands cris; alors on les poursuivait et on les forçait à ce sacrifice en les accablant de mauvais traitements, et, quant aux concubines des grands personnages, on les saisissait de force pour rendre la cérémonie plus émouvante.

Heureusement que les Anglais sont parvenus à faire cesser cette coutume barbare, mais le sort des veuves ne s’en est pas amélioré, et telle est la force des usages qu’il y en a qui le regrettent.

Dans quelques parties de l’Hindoustan on enterrait les morts; alors les femmes étaient enterrées vivantes, mais on avait soin de les étrangler quand la terre était sur le point de les couvrir.

Les femmes hindoues sont généralement bien faites. Elles ont les traits fins, mais le teint jaune, plutôt de la couleur olive; elles se fanent vite; les plus estimées ont un teint clair. On les dit spirituelles et aimant à causer; du reste, celles qu’on entend parler ont un organe très agréable et elles sont excessivement gracieuses dans leur démarche et dans leurs manières. Elles adorent la parure et surtout le corail, probablement parce que le rouge relève leur teint; c’est la couleur des brunes, dit-on, ce doit être la leur.

A notre arrivée à Kôt, il y a encore une noce dans ce délicieux petit village, situé sur les flancs de l’Himalaya. M. de Ujfalvy paya les coulis et leur donna un bakchich ou pourboire; mais au moment du partage ils murmurèrent et enfin vinrent réclamer; mon mari alors se fit rendre l’argent et leur donna le prix juste qu’il leur devait; le partage se fit alors sans murmures et ils s’éloignèrent enchantés. Il n’y avait pas de quoi. Mais j’imagine que le bakchich avait été pour eux un sujet de contestation et qu’ils étaient heureux de s’en débarrasser.

Village de Kôt, dans le Koulou.
Village de Kôt, dans le Koulou.

De Kôt pour aller à Djibi, il nous fallut franchir une passe de 3000 mètres. A cette hauteur, la végétation est encore splendide et aucune trace de neige ne se fait pressentir. Les bambous des pays chauds s’étalent de place en place sur notre route; ils se mêlent à de beaux conifères et à de magnifiques châtaigniers, dont les troncs creusés par le temps ont servi de cheminée aux indigènes. Quels barbares! Plus nous montons, plus le spectacle est enchanteur: les vallons, les montagnes s’ouvrent devant nous, les nuages sont au-dessous de nos pieds, et un champ immense de fraisiers en fleur s’offre à nos regards. Bientôt nous sommes au sommet de la passe. Un bloc gigantesque accusant une autre chaîne de montagnes se dresse fièrement à notre droite; sa pointe est garnie de cèdres deodar; ils croissent droits et fiers comme la nature qui les entoure.

Nous laissons souffler nos montures, puis nous redescendons au milieu d’un dédale de roches. La mousse tombe des arbres en jolies grappes; le torrent nous rencontre et nous conduit au rest house. Là l’assistant commissary du Koulou avait envoyé à notre rencontre deux hommes pour nous accompagner; ils nous présentèrent leurs lettres de créance, écrites en anglais, et se mirent à notre disposition. L’un d’eux avait un beau turban rouge et à son côté un couteau gourka. Les Gourkas sont des habitants du Népaul qui ont pris service dans l’armée anglaise; ce sont les plus braves soldats indigènes. Au commencement du combat, ils jettent, de préférence, leurs autres armes et se servent de leurs sabres. Ce sont eux qui font la police des Anglais. L’autre envoyé était un tchouprassi, espèce de sous-officier de police. Mais nous ne fûmes pas mieux servis pour cela. Il faut dire à la louange des Russes qu’ils savent bien mieux se faire obéir des indigènes dans le Turkestan, que les Anglais des Hindous.

Il est vrai que, à part la caste des kchatriyas, les Hindous sont en général doux, indolents, timides et efféminés. La chaleur du climat, cette abstinence de viande et de liqueur doivent contribuer beaucoup à développer cette indolence naturelle, et le repos est leur plus grand bonheur.

Cet officier de police indigène qui nous était envoyé ne savait pas un mot d’anglais. Les Anglais parlent la langue des indigènes, et les Russes, au contraire, forcent les indigènes qu’ils emploient à parler leur langue. Pourtant les Russes ne sont pas plus détestés des peuples du Turkestan que les Anglais ne le sont des peuples de l’Inde. Cela prouve encore une fois que les peuples de l’Orient ne reconnaissent que la force brutale. Soyez doux avec eux, ils vous méprisent.

Les temples que nous rencontrons sur notre passage sont pauvres et misérables. Le dieu ne fait pas ses frais.

Malgré nos deux envoyés, nous éprouvons quelques difficultés à avoir des vivres; pourtant, à la station, le tchouprassi est parvenu à nous faire avoir du beurre fondu, qu’on appelle ghî: c’est celui qu’on emploie généralement aux Indes. Les œufs qu’on nous apporte sont excessivement petits, mais il ne faut pas nous plaindre, car dans l’Inde il y a des parties où l’on ne peut se procurer même ce régal, tant les Hindous ont horreur de détruire toute créature vivante; l’œuf qui deviendra un poulet est déjà, à leurs yeux, un être vivant. De cela il faudrait conclure que l’Hindou ne doit pas pouvoir répandre le sang, et pourtant sa religion lui ordonne des sacrifices, non seulement d’animaux, mais d’hommes; cependant ceux-ci sont plus rares.

Les animaux en honneur autrefois pour ces sacrifices étaient surtout le taureau et le cheval, mais, il faut bien le dire, depuis longtemps cette coutume a disparu.

Du reste, les Hindous ne craignent pas la mort; ils la considèrent comme le terme de leurs misères, et la récompense qu’ils attendent dans l’autre vie est capable de leur faire accomplir les plus grands sacrifices.

Le suicide, par exemple, est regardé comme devant leur procurer les félicités éternelles, et l’on m’a raconté qu’il y avait des fanatiques qui se tranchaient eux-mêmes la tête au moyen d’une mécanique. J’aime à croire que les Anglais, qui ont empêché déjà bien de sanglants sacrifices, ont mis un terme à ceux-ci. Mais il est bien difficile de réduire les fanatiques; on guérit quelquefois la folie, mais jamais la bêtise.

On nous amena un chevreau. Pauvre petite bête, toute blanche, toute tremblante, comme si elle se doutait du sort qui l’attend. J’avoue que je sacrifierais bien mon dîner et que le cœur me bat. Le prix arrêté (une roupie), on l’emmène; un jeune Sikh à turban rouge tire son grand sabre, et à peine me suis-je détournée, que, d’un seul coup, la tête du pauvre petit animal est tranchée. L’homme, avec un grand calme, essuie alors l’instrument et s’empare de la tête, qu’il a eu soin de réclamer comme salaire. Je ne pus m’empêcher d’admirer son adresse, et si j’avais à me faire couper la tête, j’aimerais autant lui qu’un autre comme opérateur.

Cet homme est de la tribu sikh; cette secte a eu pour maître un philosophe appelé Nanek. Les Sikhs habitent dans la province de Lahore et dans le pays compris entre le Cachemire et Tutta, une partie du Moultan et du Sindy, et vont jusqu’aux environs de Delhi. Ils forment des cantons indépendants, mais, dès qu’ils sont menacés, tous les chefs des cantons sont convoqués afin d’élire un dictateur, qui abdique le pouvoir lorsque l’ordre est rétabli. Ce sont les Cincinnatus de là-bas. Leur principal temple se trouve à Amritsir; on l’appelle le Temple d’or. Ils forment d’assez bons soldats au service des Anglais.

Dans l’enclos de la station il y a une pierre qui ressemble à une tombe. M. de Ujfalvy demande l’explication; nous n’obtenons que cette obscure réponse: Un homme s’est promené par toute la montagne en disant et criant que tout était sale et mauvais ici. En l’honneur de cet événement, tout à fait extraordinaire aux yeux des Orientaux en raison, sans doute, de son obscurité, on a élevé à cet homme une pierre sur laquelle on dit des prières.

M. de Ujfalvy acheta en cet endroit des bijoux en argent fort originaux, ce qui nous fit passer quelques agréables instants. En outre, un riche fonctionnaire indigène en villégiature dans ce charmant endroit, ayant appris notre arrivée, vint, par curiosité sans doute, nous rendre visite. Il nous fut très utile pour nos achats de bijoux, et il consulta M. de Ujfalvy au sujet de sa maladie: il pouvait à peine marcher et souffrait de forts aphtes dans la bouche. Une pierre infernale lui fut donnée, avec les explications nécessaires pour s’en servir. Il m’offrit alors une peau de panthère, puis une ravissante petite gazelle toute jeune, et, en souvenir du lieu où je la reçus, je l’appelai Djebi. Après quoi, suivi de tous ses serviteurs, il se retira sous sa tente, dressée à quelques pas du bungalow.

Le 14 nous partions pour Manglaor, accompagnés par le chant du maïna, charmant oiseau fort commun dans l’Inde.

Il fera beau, car la cicade fait entendre un bruit qui ressemble un peu à celui d’une scierie à vapeur. Cicade est le nom latin de la cigale, mais celle de l’Inde est beaucoup plus grande que sa sœur d’Europe.

Nous côtoyons le Tirtan-Nadi, et, à la station de Plass, près de Radjaori, nous achetons de beaux bijoux du Koulou, que nous payons au poids de l’argent; néanmoins, pour forcer les indigènes à s’en dessaisir, M. de Ujfalvy leur offre un joli bénéfice. Exaspération de M. Clarke, notre compagnon de voyage, qui prétend que nous gâtons les prix. Nous ne pouvions cependant pas prendre les gens à la gorge et les forcer à nous vendre leurs bijoux. Qu’aurait dit le gouvernement anglais? Et notre conscience? On prétend, il est vrai, que les collectionneurs en ont une très large.

Le chemin de Plass à Lardji, qui côtoie le Tirtan-Nadi, est invraisemblable; les pluies précédentes l’ont défoncé en maints endroits. La route est jonchée de lauriers-roses en fleur qui poussent au milieu des roches; c’est d’un effet ravissant.

A Lardji, le Tirtan-Nadi se réunit à une autre rivière aussi grise que sa voisine était blanche.

Les goitres sont fréquents chez les habitants de ce pays; la coutume qu’ils ont d’orner de bijoux cette difformité la rend encore plus apparente. Nous rencontrons des indigènes en villégiature sans doute, car ils se tiennent groupés près de la station. C’est toute une famille. La femme filait avec son pied; une autre coiffait son mari; un homme dévidait du fil, se servant aussi de son pied, et un autre sciait du bois, se servant du pied comme d’un étau. La flexibilité de ces basses extrémités est extraordinaire chez ces peuples; cela tient sans doute à la liberté qu’ils leur donnent.

Le 16 nous partons pour Ourli en traversant le (Biasse?). La corniche qui longe cette rivière est un des plus dangereux chemins que nous ayons suivis, car la route s’élève à pic à une hauteur vertigineuse, et la voie est juste assez large pour laisser passer nos bêtes. S’il survenait une rencontre, je ne sais comment nous ferions. Après deux heures nous quittons cependant cette dangereuse corniche et nous campons à Ourli; il n’y a ni bungalow ni rest house, et nous dressons nos tentes.

Vallée du Tirtan-Nadi.
Vallée du Tirtan-Nadi.

En arrivant au village, nous rencontrons la poste, qui est vraiment très bien organisée. Ce sont des hommes qui se succèdent d’étape en étape; celle-ci est presque toujours de douze milles anglais. Le messager court en portant un bâton à la main garni de petites clochettes, lesquelles, par leur bruit, avertissent les piétons d’avoir à se ranger.

Le 17 nous atteignons Soultanpour, capitale du Koulou. Nous nous sommes levés de bonne heure afin d’arriver avant la trop grande ardeur du soleil; mais malgré cela il fait déjà bien chaud avant que nous soyons parvenus à cette ville.

Soultanpour, capitale du Koulou.
Soultanpour, capitale du Koulou.

Nous rencontrons des femmes surchargées de bijoux; je me demande comment leur pauvre tête peut porter tout cela. Le nez se voit à peine, et les oreilles sont recourbées par le poids dont elles sont ornées. Il paraît, du reste, que c’est tout à fait joli de l’avoir grande et garnie de ces pendants. On appelle cela avoir une oreille «de lis». Voilà comment, dans tous les pays du monde, la manière de considérer le beau n’est pas la même, et comme les femmes se donnent beaucoup de peine pour se rendre plus laides qu’elles ne sont; en outre, elles sont couvertes de beaux vêtements en laine. Les Hindous de la plaine ont du coton. La façon dont elles mettent leur vêtement n’est plus la même: il forme jupe autour de la taille et se remet autour du cou en laissant celui-ci à découvert. Ces ajustements tiennent sans cordons, sans épingles chez les hommes. Les femmes se servent seulement de deux grosses épingles avec lesquelles elles retiennent leur vêtement sur la poitrine. Quelques-unes portent une jupe et un corsage à taille très courte. Nous les arrêtons pour voir de près comment sont posés leurs vêtements, car elles reviennent d’une fête et sont dans leurs plus beaux atours; elles sont enchantées d’attirer notre attention, et les maris aussi. Quelle profusion de bijoux! Le mari doit se ruiner? Non, car dans cet heureux et beau pays du Koulou, qu’on pourrait peut-être appeler le paradis des femmes, ces dernières ont plusieurs maris, quelquefois six ou sept, qui sont presque toujours frères. On pourrait croire que la jalousie et la discorde tourmentent les habitants; il n’en est rien cependant: la plus parfaite harmonie règne dans ces ménages, où tout est réglé d’avance.

La polyandrie est, du reste, une des coutumes les plus curieuses des populations de l’Himalaya occidental, et, comme ces questions ne sont pas de ma compétence, je me bornerai à citer l’opinion de quelques-uns des voyageurs qui m’ont précédée et qui ont traité cette grave matière.

«La polyandrie, dit M. Louis Rousselet dans son Ethnographie de l’Himalaya occidental, c’est-à-dire la pluralité des époux pour une seule femme, est probablement le type de la plus ancienne organisation sociale des peuplades primitives de l’Inde et de l’Himalaya. Ce qui tendrait à prouver son antiquité, c’est que nous la trouvons encore aujourd’hui en usage chez des tribus séparées les unes des autres par de vastes espaces peuplés d’adeptes de la polygamie. Ainsi nous trouvons des pratiques polyandriques chez les Naïrs, à l’extrémité méridionale de l’Inde; chez les Baïgas, dans le Gondvana; chez les Garros, aux confins de l’Indo-Chine, et enfin, dans l’Himalaya occidental, au Ladak, au Rouptchou, au Spiti et au Koulou...

«Dans le Koulou, la polyandrie n’est plus que le souvenir d’une ancienne coutume. Elle tend à disparaître, et une grande partie de la population est polygame.

«Généralement, lorsque le frère aîné se marie, tous ses frères deviennent les époux de sa femme. Les enfants nés de cette union donnent le titre de pères à tous les conjointement-époux. Une femme a ainsi jusqu’à quatre maris à la fois, mais le nombre n’est pas limité. En dehors de cette forme régulière de la polyandrie, la femme a le droit de se choisir un ou plusieurs maris (et non amants) en dehors d’un groupe de frères. Le résultat de ces pratiques est que la population reste stationnaire; cependant elle ne diminue pas. Un autre résultat est que la pudeur féminine est inconnue et que la femme se livre sans résistance au premier étranger qui la sollicite.

«La femme, chez les Koulous polyandres, est le chef de la communauté. C’est elle qui administre les biens que les époux cultivent et dont ils lui remettent les fruits. C’est elle seule aussi qui dote les enfants et leur transmet ses biens par héritage; et, dans le cas où elle meurt avant ses conjoints, c’est sa fille aînée qui prend le rang de chef de la communauté.»

Dans la suite de notre voyage, lorsque nous atteindrons la haute vallée de l’Indus, nous rencontrerons des populations chez lesquelles la polyandrie s’est conservée avec bien plus de pureté que dans le Koulou, et j’aurai l’occasion de revenir sur ces si curieuses coutumes.

Chaque mari a son mois. S’il survient des enfants, le premier appartient à l’aîné des frères, le second au deuxième, et ainsi de suite. Quant aux filles qui naissaient en trop, on s’en débarrassait dès leur naissance. J’aime à croire qu’il n’en est plus ainsi et que les Anglais y auront mis bon ordre.

Les hommes travaillent sous les ordres de la femme et, sans doute pour avoir ses bonnes grâces, l’enrichissent de bijoux. Aussi les femmes ont-elles, dans cette partie des Indes, un air d’autorité et de commandement qu’on n’est pas habitué à leur voir.

On dit qu’elles sont plus jolies que partout ailleurs; cette particularité ne nous a pas frappés.

Mais, quoique ayant plusieurs maris, leurs mœurs n’en sont que plus faciles, et les jeunes Anglais en gardaient de doux souvenirs. On raconte que la femme d’un Anglais chef de district, très rigide, dit-on, pour faire cesser ces dérèglements, imagina un moyen des plus radicaux. Elle avait fait rendre par son mari une ordonnance qui enjoignait, sous les peines les plus sévères, aux maris frustrés dans leur bonheur conjugal, de ne donner aucune nourriture aux malheureux voyageurs assez imprudents pour se laisser aller aux charmes de ces séduisantes sirènes.

Les maris, enchantés, s’étaient empressés d’obtempérer à cet édit, et les pauvres malheureux s’éloignaient au plus vite pour satisfaire leur estomac trop à jeun.

A Soultanpour il y a un bungalow très bien tenu; le chef de district, qui s’y trouvait momentanément, nous reçut avec cordialité; sa femme était à quelques milles de Soultanpour, dans les montagnes, afin d’y passer la saison chaude, et, lui, devait se rendre pour quelque temps en tournée d’inspection dans son district.

A peine sommes-nous arrivés dans ce pays séducteur qu’une musique retentissante éclate à nos oreilles. Quelle musique, grands dieux! Deux immenses trompettes en forme de crosse épiscopale mêlaient leurs sons à celui des grosses caisses, des tambours, des cris et des hurlements. Telle est la musique religieuse des Hindous, car c’était un dieu qu’on promenait en notre honneur. Ce dieu consistait en une quantité de têtes posées sur un palanquin orné de vieux châles de Cachemire et porté par deux hommes; deux autres, privilégiés entre tous, précédaient le palanquin: l’un portait un panier chargé de fruits, et l’autre un masque. Le grand prêtre, appelé phourita, drapé dans une couverture de laine blanche et le front marqué d’un signe rouge qui désignait sa caste, portait sur son épaule une cuiller et une sonnette en cuivre. Avec le premier instrument il emplit d’huile les lampes qui servent au culte.

Notre compagnon de voyage ayant voulu acquérir pour le musée de Kensington un poignard qui appartenait au dieu, il fallut consulter ce dernier. Le charivari redoubla et on fit faire volte-face au dieu. Puis le grand prêtre, après avoir pendant quelques instants, paraît-il, consulté le dieu, balbutia quelques paroles et répondit que le dieu voulait dix roupies au lieu de trois proposées par M. Clarke. Celui-ci n’en voulut pas démordre, ni le dieu non plus. Il entendait le commerce. M. Anderson, le chef du district qui nous accompagnait, marchanda et offrit cinq roupies. Alors le grand prêtre consulta encore une fois le dieu; celui-ci fut mécontent sans doute, car le grand prêtre parut tomber dans des convulsions; sa figure se contracta, ses membres s’agitèrent, son corps tremblait, et sa conversation avec le dieu paraissait des plus agitées. Son dieu le traitait vraisemblablement de gâte-métier, ne comprenant rien ni à la religion ni au commerce.

Hé quoi! il hésite! il se laisse dauber par un client! Au lieu de jurer avec aplomb qu’il ne peut céder à meilleur marché, de jurer qu’il perd même sur le prix de vente! Au lieu de mentir à propos et avec grandeur d’âme!... Cinq roupies seulement ce poignard! Mais ce serait donner, ce ne serait pas vendre! Un tel troc le dégraderait. Non, mille fois non! Qui donc alors continuerait à honorer sa divinité et s’approcherait de son autel en suppliant? Un étranger marchander son couteau, ce couteau qui allait être souillé par ce contact! Pour un pareil sacrilège il fallait demander plutôt le double à cet étranger! ce pingre! ce rat!... Et, dans sa langue hindoustani, cette apostrophe devait être bien plus jolie. Et la musique s’exhalait en hurlements plaintifs, et les instruments de cuivre lançaient des sons à faire frémir les plus braves; tous les assistants paraissaient consternés et attendaient la réponse du dieu avec terreur.

Enfin le dieu daigna pourtant se calmer. Le grand prêtre, interprète du dieu puissant, répondit que celui-ci y consentait, et que même, si on le contraignait, il le donnerait pour trois roupies, mais que c’était bien dix qu’il voulait. Alors M. Clarke, impatienté comme tout bon Anglais, remercia et laissa le poignard. Qui fut attrapé? Ce fut le grand prêtre, sans doute, qui croyait bien mettre les cinq roupies dans sa poche. Le poignard alla sans doute retrouver sa place au temple, où, avec de petits tridents en fer, ils garnissent les autels.

Ces tridents en fer sont tout ce qu’il y a de plus sacré pour les Hindous. Jamais, à quelque prix que ce soit, nous n’avions pu nous en procurer un, et notre compagnon de voyage était persuadé que, si nous venions à nous en emparer d’un pauvre petit, le village s’en apercevrait et nous ferait pour le moins un mauvais parti. Mais dans le Chamba, par une circonstance tout exceptionnelle, M. de Ujfalvy put s’en procurer un; il profita de l’occasion et laissa à la place une roupie, malgré les supplications de notre compagnon, qui voyait tout le village à nos trousses. Il n’en fut rien, heureusement.

Nous rentrons vite au bungalow; M. de Ujfalvy doit procéder aux mensurations anthropologiques de vingt hommes et femmes du Koulou, vingt hommes et femmes de Mandi, et quelques gens du Lahouli.

La chose alla bien pour les hommes, et le bakchich qu’on leur donna parut les satisfaire. Mais, lorsque je voulus mesurer les femmes, elles pleurèrent et tremblèrent tellement que je dus y renoncer; après trois ou quatre essais, voyant que les pleurs de ces femmes mécontentaient les hommes, je cessai mon opération, dans la crainte d’entraver les travaux de mon mari. Les tresses qu’elles font avec leurs cheveux étaient aussi une grande difficulté et ralentissaient encore le travail de la mensuration; je le regrettai doublement, car quelques-unes d’entre elles étaient fort jolies, surtout celles de Mandi.

Montagnards du Koulou.
Montagnards du Koulou.

Les Koulous sont généralement d’une taille au-dessous de la moyenne; ils ont le front moyen et droit; les bosses sourcilières sont nulles, le nez long, droit et courbé. La bouche est assez grande; leurs lèvres sont grosses et généralement renversées en dehors. Leurs cheveux sont noirs et frisés, et la barbe est abondante. Ils ont, en général, le cou fort, mais cependant leur taille est assez fine, et ils ont peu d’embonpoint; cela vient, je pense, de la grande habitude qu’ils ont de faire de longues marches pour se rendre d’un village à un autre. Les Lahoulis sont plus grands que leurs voisins, mais le type est à peu près le même; leurs yeux sont plus droits et leurs dents souvent usées; les mains sont grandes, mais leurs pieds sont petits.

Le travail fini, vite il nous faut aller examiner le jeune fils de l’ancien radjah dépossédé. Il est en visite chez le chef de district anglais. Au milieu de la conversation il nous fit voir ses bijoux, consistant en chaînes d’argent, en colliers, en bracelets, en bagues et en bijoux de jade incrusté de pierres fines, travail qu’on fait seulement aux Indes et en Chine, car le jade est très dur à travailler. Voulait-il nous les vendre? Peut-être. Il ne lui restait de son ancienne splendeur qu’un bonnet garni de plumes de lophophore. Il avait une jolie tête, mais le corps était épais et petit.

Il portait des souliers vernis, témoignage de sa servitude et des efforts qu’il faisait sans doute pour s’europaniser.

Soultanpour est la résidence d’un commissaire britannique. Comme toujours, il y a la ville indigène et quelques habitations anglaises; ces dernières, tout nouvellement bâties, sont très éloignées l’une de l’autre.

Pour nous rendre du bungalow à la première, nous suivons un chemin ombragé, le long duquel les indigènes ont construit quelques misérables échoppes, nous traversons un torrent sur un pont très rustique, nous montons une pente assez rapide et nous arrivons à la porte de la ville; celle-ci a dû être fortifiée autrefois, car on n’y peut entrer que par des portes hautes et étroites.

Jadis, au temps des radjahs, ces portes étaient soigneusement fermées la nuit, à cause des voleurs de grands chemins qui avaient l’habitude de rôder autour.

Mais, depuis que les Anglais ont eu l’excellente idée de pensionner le dernier de ces principicules, la sécurité est revenue et les portes restent grandes ouvertes.

La principale rue de Soultanpour, que les indigènes appellent plus volontiers Koulou, est étroite, sale et tortueuse; elle représente en même temps le bazar de la ville.

Les boutiques y sont maigrement achalandées; la plupart sont fermées et n’ouvrent que pour la grande fête annuelle du mois de septembre. On nous offre des lotas en cuivre de formes différentes; quelques-uns sont grossièrement travaillés, mais la forme en est toujours jolie, de grosse toile, du fil, de la poterie, etc., qui ne nous donnèrent certes pas l’idée de la perfection à laquelle les Hindous s’élevèrent dans la fabrication de la porcelaine, puisque, à ce que prétendent quelques archéologues, ce sont eux qui l’apprirent dans les temps les plus reculés aux Chinois. Ils fabriquèrent autrefois ces beaux vases jaspés de bleu et de rouge sur un fond blanc, qu’on appelait murrhins et dont les Romains faisaient grand cas. Ils durent, en effet, être des premiers à fabriquer la porcelaine, car ils trouvèrent dans leur pays une grande quantité de terre argileuse.

Un bania nous présente de très beaux vases en cuivre, et, malgré le prix assez élevé qu’il en demandait, mon mari finit pourtant par s’arranger avec lui.

Les banias sont des marchands hindous qui font le commerce; ils prêtent aussi de l’argent sur les bijoux, donc ils sont un peu usuriers.

Nous quittons la ville par une autre porte, et nous arrivons sur un terre-plein sur lequel s’élève le palais du raï: c’est le titre que portaient les rois du Koulou. Ce palais, dont l’extérieur n’a rien de frappant, est composé d’un grand nombre de constructions plus ou moins dans le style du pays. Nous entrons dans une première cour, puis on nous conduit, par un escalier dont les degrés paraissent être taillés pour des géants, à une espèce de salle d’attente où l’on a disposé trois fauteuils pour nous recevoir. Un secrétaire du raï s’est élancé pour transmettre à son maître notre désir de visiter son palais. Quinze minutes après il revient avec une réponse affirmative.

Il est probable qu’il a fallu du temps pour faire rentrer ces dames dans leur harem; nous pénétrons dans une seconde cour, à la porte de laquelle tous les indigènes ont soin de déposer leurs chaussures, et nous arrivons par un second escalier, qui, cette fois, est excessivement étroit et bas, à plusieurs salles carrées superposées, ouvertes, et dont les murs sont revêtus d’un stuc splendide. Ce revêtement ainsi que les peintures murales, en partie effacées, sont les seuls ornements de ce palais qui méritent d’être mentionnés.

Ce sont les derniers vestiges d’une ancienne magnificence au milieu de murs crevassés, d’escaliers caducs et de cours remplies d’herbe. Les peintures murales représentent des scènes du bouddhisme ou des chasses de radjahs. Quelques-unes sont assez jolies. La salle du second étage est ébréchée d’un côté: ce sont les traces qu’un boulet sikh y a laissées il y a près de quarante ans. Rien n’a été fait pour les réparer. Nous visitons encore quelques autres cours; partout la même vétusté, la même malpropreté, la même indolence. Ici un vieux palanquin éventré pourrit aux rayons du soleil; là des excréments de vache s’étalent sur des balustrades de fenêtre finement sculptées.

Le jeune raï dont j’ai parlé hier reçoit, dit-on, 25 000 fr. par an du gouvernement anglais. Vous me direz que c’est une somme plus que suffisante pour vivre dans un pays perdu au milieu de l’Himalaya? Eh bien, vous vous trompez; ce prince a perdu son royaume, mais en revanche tous les parasites qui se trouvent à une cour asiatique lui sont restés; il a des centaines de gens à nourrir qui encombrent son palais et qui ne lui savent aucun gré pour une chose qu’ils considèrent comme absolument naturelle. Il lui reste à peine de quoi entretenir son bonnet en plumes de lophophore, ses colliers, ses bracelets en argent massif, et les quelques ornements en or que son père lui a laissés. Pauvre jeune prince! Doit-il s’ennuyer au milieu de son palais délabré, entouré d’une multitude abjecte! Il est vrai qu’il lui reste ses femmes, et ce n’est pas peu dire, car les femmes de Koulou sont vantées pour leur beauté, mais leur caractère infidèle doit donner du fil à retordre au jeune raï.

Il est vrai aussi que les maris ne sont guère tendres pour leurs femmes, si l’on en juge par une aventure assez drôle arrivée à un ancien commissaire du district. Ce fonctionnaire anglais était un jour en inspection, et, dans le moment où il se trouvait sur le bord de la rivière, plusieurs maris avec leur femme sans doute la traversaient sur des outres, lorsqu’un remous fit chavirer les outres, et la femme disparut sous les flots écumeux; les maris s’empressèrent de ne pas porter secours à leur femme: ce que voyant, le fonctionnaire se jeta à l’eau et, au péril de sa vie, ramena la femme sur la berge. Celle-ci revenue à la vie, les maris vinrent remercier le commissaire et lui demandèrent un bakchich pour avoir sauvé leur femme. «Comment! un bakchich? dit celui-ci étonné, car chez nous c’est ordinairement celui qui a sauvé, non qui est sauvé, qu’on récompense.—Sans doute, lui repartirent les maris avec calme, si tu as sauvé notre femme, c’est que tu y voyais intérêt; il faut donc que tu lui fasses une pension pendant le reste de sa vie.» Cette manière d’envisager la chose n’étant pas du goût du fonctionnaire, il renvoya les maris sans bakchich.

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