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Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental

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Soldats baltis. (Voy.
Soldats baltis. (Voy. p. 274.)

Il y a deux forteresses: l’une, ancienne, bâtie sur une haute montagne qui tombe à pic sur la rive droite de l’Indus et dont il ne reste que la moitié; l’autre, sur un énorme quartier de roc, domine l’entrée de la vallée. Cette nouvelle forteresse est grande, garnie de tours; elle paraît assez bien fortifiée et convenablement bien entretenue.

Une des principales constructions est un bâtiment carré que nous voyons en passant et qui nous semble être une mosquée. C’est dans un bagh ou jardin qu’on dresse nos tentes; les pommiers et les abricotiers qui nous ombragent laissent tomber leurs fruits sur nos têtes; de belles pommes jonchent la terre, et celles que l’on nous offre quelques instants après notre arrivée sont encore meilleures. Des raisins noirs et blancs, des melons garnissent notre table; nous nous en régalons, car ils sont délicieux et ne font pas mentir leur renommée.

Skardo, avec sa ceinture rocheuse haute de 4000 à 5000 mètres, est un séjour très chaud malgré son élévation. Ce pittoresque, cette sauvagerie, cette nudité belle pour l’œil du peintre a pour moi peu d’attrait, et je préfère la belle et ravissante Simla à cette autre rude fille de l’Himalaya. Les pics neigeux qui forment une couronne à cette ville resplendissent sous ce beau soleil. Aujourd’hui, par bonheur, ce maître du ciel se cache de temps en temps; les montagnes se couvrent d’un léger voile de brume; le vent fraîchit; les abricots, les pommes tombent de plus belle à nos pieds.

Dans l’après-midi, le colonel dogra paye les maîtres des tatous et les coulis qui ont porté nos bagages. Après avoir reçu leur argent, ils essayent chaque pièce sur la pierre.

Pour faire la traversée de ce plateau du Diable, il nous avait fallu quatorze tatous et six coulis. Pourtant nous n’avions gardé que le strict nécessaire, à tel point que nous avions presque manqué de bois pour faire bouillir notre eau, qui, sur ces hauteurs, avait eu grand’peine à y parvenir; à peine était-elle retirée du feu qu’elle se refroidissait tout de suite.

Citadelle de Skardo.
Citadelle de Skardo.

Skardo, capitale du Baltistan, est situé sur la rive droite de l’Indus. Sous les ordres d’un radjah, elle fut prise en 1848 par les troupes de Goulab-Singh, commandées par le général Surawar, et tomba alors sous la domination du maharadjah du Cachemire.

En voyant cette vieille forteresse qui semble faire partie de cette gigantesque montagne à laquelle elle est accolée comme aux parois d’un vieux mur, on se demande comment elle fut prise par escalade; mais, par cela même qu’elle était la plus inaccessible, elle était la moins surveillée; les soldats dogras en tentèrent l’escalade et la nuit s’emparèrent du donjon. De ce point dominant ils bombardèrent la forteresse, et les soldats du radjah furent tous tués ou à peu près. Quelques-uns se sauvèrent à la nage.

Ce donjon est élevé de 300 mètres au-dessus de la plaine; la vue y est splendide; l’Indus se déroule entre des montagnes escarpées dont les hautes cimes sont couvertes de neiges éternelles; la vallée de Chigar s’entr’ouvre dans le lointain, et les monts géants du Karakoroum dessinent leurs glaciers gigantesques.

Autrefois, paraît-il, Skardo était privé de verdure: à peine quelques arbres fruitiers, tels que les abricotiers, s’y faisaient voir. Aujourd’hui, grâce à l’intelligence de Méta-Manghel, gouverneur actuel du Baltistan, des arbres ombragent cette capitale; des jardins ont été plantés, des aqueducs amènent l’eau où elle est nécessaire, et, pour mêler l’agréable à l’utile, elles retombent en jolies cascades savamment calculées. Partout où il a pu faire des plantations, cet homme intelligent, distingué par le maharadjah, en a fait exécuter, même sur les bords de l’Indus, que ce fleuve encombre de sable et de pierres; il a établi des digues et a essayé des plantations. Faibles et chétives, elles sont pourtant les témoignages de la volonté humaine luttant contre les envahissements de la nature.

Montagnes de Skardo.
Montagnes de Skardo.

Méta-Manghel, comme le nom Méta l’indique, est d’une humble caste et pourrait faire partie de la compagnie Richer, si utile dans notre pays civilisé. Hélas! elle ne l’est pas moins aux Indes! Mais elle est si méprisée que les Anglais, après la révolte des Hindous en 1856, pour châtier les brahmines, les condamnèrent à faire pendant un mois le métier de suipper. Suipper est le terme anglais; le mot indigène est méta. Ce fut un châtiment terrible, car ils perdirent leurs castes, ainsi que tous leurs descendants. Or ce châtiment est un des plus atroces qu’on puisse infliger à un Hindou, car, en perdant sa caste, cet homme devient un objet d’horreur et d’exécration pour tous; homme méprisé et fui de tous ses compatriotes, son existence est pire que la mort; il tombe dans un état d’abjection dont on n’a aucune idée; les secours de la religion lui sont refusés; chacun s’éloigne de lui, et son supplice ne s’éteint qu’avec sa mort. Il est vrai qu’à présent, par la communication fréquente avec les Anglais, cet état de choses a un peu changé, et, quoique l’exclusion de la caste soit toujours un châtiment très grand, les cas de contravention sont maintenant si nombreux que chacun ferme les yeux et cherche autant que possible à être indulgent l’un envers l’autre.

Si quelqu’un cependant a fait une dénonciation, tous les hommes qui appartiennent à la même caste se réunissent, entendent l’accusation et la défense, jugent selon leur conscience. Si la majorité des votants se trouve favorable à l’accusé, on se réunit et mange avec lui, sinon il est déclaré indigne d’être admis à table, et nul de sa caste ne le recevra plus chez lui. Dès cette heure, le malheureux, privé de ses liens de famille, terminera une vie misérable et abjecte. Pour parvenir à le réhabiliter, il en coûtait quelquefois des sommes énormes à sa famille; ce n’était qu’au poids de l’or qu’on pouvait autrefois arriver à ce résultat. Maintenant c’est plus facile, et c’est sans doute à celle facilité qu’il faut attribuer l’élévation de Méta-Manghel, appelé aujourd’hui Manghel-Djou.

Comment a-t-il pu arriver à ce résultat? Personne n’a pu me l’expliquer, mais ce fait existe, pour le bonheur du Baltistan et de ses administrés. Je m’empresse d’ajouter que je ne le répète que sous toutes réserves.

Cette division des castes des Indes, bonne dans son essence, est quelquefois injuste, mais elle subsiste et a des racines tellement profondes qu’elle sera peut-être bien difficile à extirper. Ces castes sont au nombre de quatre principales: celle des brahmines, sortis de la bouche de Brahma, qui sont les prêtres et qui font les lois; celle des kchatriya, nés des bras de ce dieu, qui font exécuter les lois et dont les guerriers sortent généralement; celle des vaïchya, qui font le commerce, et celle des soudra, sortis des pieds de Brahma, qui sont chargés de tous les travaux pénibles et doivent servir les autres.

Cette dernière est composée d’un grand nombre de classes, qui gardent entre elles leur hiérarchie et ne se fréquentent pas: ils croiraient déroger si, par exemple, la famille d’un forgeron s’alliait avec celle d’un blanchisseur.

Les brahmines et surtout les Pandits du Cachemire ont un orgueil poussé jusqu’au plus profond mépris les uns des autres; ils l’étendent non seulement à ceux de leur race, mais aussi aux Européens. Si un Pandit rencontre un de ces derniers qu’il connaisse, s’il lui touche la main, il couvrira la sienne de sa manche, surtout si c’est avant son repas, car il ne saurait manger après avoir touché la main d’un étranger: il serait souillé et obligé d’aller se purifier.

Pour le soudra, le brahmine est une espèce de divinité; le servir est pour lui un acte méritoire, et, s’il mange ses restes, il est persuadé qu’il obtiendra la rémission de ses péchés, de même qu’il se croit purifié s’il peut boire de l’eau dans laquelle un brahmine aura plongé son pied; aussi suit-il le brahmine, et, s’il obtient cette faveur, il boit cette eau avec délices. Il croit également que la poussière des pieds du brahmine guérit des maladies incurables; aussi s’empressera-t-il de la ramasser en étendant un morceau d’étoffe devant le seuil d’une porte où il sait que les brahmines doivent passer. S’il veut rendre son serment plus fort, il jurera en touchant le corps de cette espèce de demi-dieu; son serment est aussi inviolable que celui du musulman qui a juré sur le Koran.

Autrefois les brahmines étaient généralement riches et jouissaient d’une grande considération; ils ont encore conservé celle-ci, mais la fortune capricieuse s’en est allée ailleurs. Si bien qu’il y a des brahmines qui sont pauvres comme Job, si pauvres qu’ils sont quelquefois obligés de se faire le cuisinier des autres; mais telle est encore leur fierté, qu’ils ne mangeront jamais d’aucun mets de ceux qu’ils préparent pour leur maître, qu’ils évitent avec soin de toucher. On trouve des brahmines partout, dans les administrations, et même chez les Européens. Ils se sont même adonnés au commerce, et tel qui frémira à la pensée de tuer un bœuf et qui vous tuera le cas échéant sert très bien de comptable à un boucher qui trafique de cette viande pour les Européens. Nécessité fait loi, dit le proverbe. C’est ici qu’on en pourrait avoir une preuve dans sa plus large étendue.

Les Baltis sont musulmans et devraient être régis par un des leurs, mais telle est la répulsion dans laquelle Sa Hautesse de Cachemire les tient, que même dans ce petit pays il leur a imposé un prince de sa religion.

Nous ne pouvons malheureusement pas voir cet homme intelligent, car il est à Srinagar, et son fils, un jeune enfant à peine âgé de dix à douze ans, est sous la garde d’un des parents du radjah qui le remplace en ce moment.

Le 24, dès cinq heures du matin, nous sommes éveillés par une musique militaire: c’est celle des soldats du radjah qui vont faire l’exercice; tous les matins, dès que paraît l’aurore, ils exercent leur brillante ardeur guerrière.

Notre premier soin est de faire réparer nos affaires; nos malles, nos bottes, nos selles, nos ustensiles de cuisine le demandent à hauts cris. D’honnêtes raccommodeurs arrivent avec leurs outils et, s’asseyant par terre, se mettent en devoir de restaurer les objets qu’on leur confie. Le travail est bien grossier, mais, pourvu qu’il soit solide, c’est tout ce que nous désirons. Il n’en est pas de même de notre dobi ou blanchisseur, qui blanchit et repasse très bien; il est vrai qu’il a pris les habitudes européennes, car, contre toutes les règles de blanchissage hindou, qui veut qu’on n’emploie que de l’eau et une massue, il se sert de savon. Le dobi est, comme le suipper, un être indispensable qu’il faut prendre avec soi en voyage; dans ces petits villages il n’y a pas de blanchisseurs attitrés, et pour rien au monde on ne vous rendrait ce service. Un village doit être assez considérable pour avoir son dobi. Or le nôtre, que nous payons au mois, était un brave et honnête homme musulman, sachant très bien son métier, mais ayant pris des Hindous l’idée de castes, de même que les Hindous ont pris des musulmans cet usage de cacher les femmes qui n’existait pas autrefois, du moins à ce que l’on prétend. Il est vrai que ce trait de mœurs n’est en usage que parmi les hautes castes ou chez les gens très riches.

Nous entendons dans la journée un musicien fort renommé, qui joue sur une espèce de flûte et qui possède, dit-on, un des plus jolis talents de Skardo. Il doit appartenir à la classe des doums, une des nombreuses divisions de la caste des soudras. Que de fois nous en avions rencontré de ces joueurs d’instruments, auxquels nous faisions l’aumône; en voyant la pièce blanche tomber à leurs pieds, leur physionomie s’éclairait de joie; ils gagnaient plus, en une fois, qu’ils n’avaient ramassé en travaillant des mois entiers. Pourtant les objets qu’ils fabriquent sont d’un usage très répandu et doivent se renouveler souvent. Ils font des nattes avec toutes sortes d’herbes, telles que le jonc, la paille et les fibres de plusieurs plantes.

Il faut qu’une famille soit excessivement pauvre pour ne pas avoir des nattes étendues sur son plancher. En tout cas elle en a toujours quelques morceaux qui lui tiennent lieu de lit et de chaise, surtout dans les Indes. Je ne sais si notre musicien fabriquait des nattes à ses moments perdus, mais il jouait vraiment mieux que ses collègues que nous avions entendus jusqu’ici.

Après avoir satisfait nos oreilles de ce concert assez harmonieux, pendant lequel il nous avait même régalés d’un air européen qui, si je ne me trompe, était français, un de ces airs populaires qui sont parvenus jusqu’à Bombay, nous nous empressons d’aller recevoir la visite du représentant du radjah, qui arrivait en grande pompe, accompagné du jeune fils de son maître, tchota-radjah, comme on dit en hindoustani, ce qui veut dire «petit radjah». Ils étaient escortés d’une nombreuse suite et montaient des chevaux luxueusement harnachés.

Après les salutations d’usage, il nous offrit un chien qu’on tenait en laisse. Ce chien, remarquablement beau par sa laideur, avait été convoité par M. de Ujfalvy, qui avait voulu l’acheter, ou tout au moins son pareil. Mais il lui avait été répondu que cette bête était unique dans le pays et qu’elle appartenait au radjah.

Ne voulant pas être en reste de cadeau, j’offris en échange au représentant du prince deux très jolies bagues, une turquoise et un saphir d’un très beau bleu; ces deux bijoux furent très bien accueillis. Le tchota-radjah, âgé de huit années à peine, était charmant, avec des yeux noirs superbes, bordés de longs cils; son nez fin était malheureusement percé, et un anneau d’or lui servait d’ornement; son collier d’argent était de bon goût, et les plaques étaient belles. Son tuteur momentané était aussi un beau garçon, à la figure intelligente et distinguée; il pouvait avoir vingt-cinq à trente ans au plus. Il nous offrit en outre toute espèce de fruits, de légumes, et nous invita à voir un jeu de polo.

Notre salle de réception était sur terre pleine, entourée d’arbres, et cette salle en plein air ne manquait pas d’originalité; en tout cas elle était toute d’actualité, et nos tentes dressées non loin de là complétaient le tableau.

Après quelque temps employé à se faire des compliments de part et d’autre, nous nous levâmes, afin de donner congé à nos visiteurs orientaux.

Quand ils furent partis, nous examinâmes à loisir le chien qu’il nous avait offert: c’était un étrange animal au poil fauve, de la race des lévriers. Il chasse l’ours et se trouve dans les environs du Tchitral; cette espèce est très rare et n’est pas encore parvenue en Europe; le seul qui soit arrivé jusqu’au Cachemire avait été ramené par Hayward, officier anglais qui fut assassiné à Yassin par le neveu du radjah actuel de cette ville. Nous serions donc les premiers à faire connaître cette espèce en Europe, et mon mari destinait ce curieux spécimen au Jardin d’Acclimatation; mais, pour qu’il eût de la valeur, il nous fallait une femelle de la même espèce; malgré les promesses de mon mari, on ne pouvait nous en trouver une, et nous étions désespérés, lorsque, le surlendemain, un chien, attiré sans doute par la faim, vint rôder autour de notre tente; je n’eus pas plus tôt jeté les yeux dessus que je l’indiquai à mon mari, qui reconnut que c’était une chienne de la même espèce que le chien que nous avions, mais un peu plus petite. Nous lui jetâmes à manger; sans doute notre mouvement lui fit peur, car elle s’enfuit au plus vite. Mon mari fit appeler les coulis et, la désignant de loin, promit une roupie à qui la ramènerait; ce fut une chasse générale. Pourtant ce ne fut qu’au bout de quatre heures qu’un couli[3], plus heureux ou plus adroit que les autres, put la saisir et, avec une corde au cou, la traîner vers notre quartier. M. de Ujfalvy donna la roupie promise et davantage, et fit dire au propriétaire qu’il voulait lui acheter sa chienne et qu’il eût à venir s’entendre avec lui. Le maître était un pauvre malheureux d’un petit village voisin situé dans les montagnes. Il vint tout tremblant, pensant peut-être recevoir des coups au lieu d’argent. Il fut donc assez surpris quand mon mari lui demanda quel prix il voulait de sa chienne. Il n’hésita pas à en demander cinq roupies, qui lui furent données sur-le-champ. Le pauvre homme, tout heureux, tournait et retournait les pièces dans sa main, n’en pouvant croire ses yeux; enfin, persuadé qu’il ne s’était pas trompé, il s’éloigna le plus rapidement possible, après nous avoir salués et resalués.

[3] Ce chien se trouve actuellement au Jardin d’Acclimatation du bois de Boulogne.

Chien de Ghilghit.
Chien de Ghilghit.

La chienne était moins belle que le chien; elle devait être un peu mâtinée, mais cela valait mieux que rien.

On ne saurait croire comme il est difficile, chez ces peuples asiatiques, de se procurer des femelles; ils les gardent avec un soin extrême pour la reproduction. A ce sujet on m’a assuré que jamais un Arabe ne vend une jument de pure race. Jamais, quel que soit le prix que vous leur en offrez, ils ne se rendent à votre désir, jaloux qu’ils sont de conserver leur belle race de chevaux.

Il en est de même des tazis ou lévriers, les seuls chiens estimés par les Musulmans ou les Hindous.

Les Hindous sont moins dégoûtés des chiens que les croyants, mais ils ne les soignent pas beaucoup non plus et ne s’occupent jamais de leur nourriture; aussi ces pauvres animaux sont-ils obligés de la chercher eux-mêmes sur la voirie; ils attendent avec impatience le moment où ils peuvent le faire.

La chienne fut trois jours avant de s’habituer à nous, mais, voyant enfin qu’elle était bien nourrie et qu’elle n’était plus battue, surtout par les coulis, elle se résigna à son sort; cependant elle devint méchante envers ses anciens ennemis; se sentant protégée, elle leur courait dessus, et, d’aussi loin qu’elle en flairait un, elle entrait en fureur. Nous étions vraiment bien gardés. Pauvre petite bête! je l’avais appelée Skardo, et, à peine arrivée à Paris et remise au Jardin d’Acclimatation avec son compagnon, le beau Ghilghit, elle y mourut d’un étranglement des intestins.

On nous avait dit que la pluie était fort rare à Skardo; nous en eûmes pourtant tous les jours, mais elle ne durait pas longtemps.

En général, les orages sont assez violents dans cette ville; le vent s’élève régulièrement tous les jours à partir de cinq heures jusqu’à minuit. Il y a au milieu des montagnes qui enclavent Skardo une ouverture d’où s’échappe le vent du sud; le soir, quand le vent chaud a monté, le vent glacial du Déosaï se fraye un passage à son tour et produit un courant d’air violent. Cette variation atmosphérique est un bienfait pour la ville. Ces vents rafraîchissent l’air embrasé et refroidissent les parois brûlantes des montagnes, qui produisent l’effet d’un four.

Le 26 nous assistons à un jeu de polo.

Ce jeu de paume à cheval a pris naissance chez ce peuple, et leur passion pour cet exercice égale leur dextérité. Aussi chaque village un peu considérable a son jeu de polo, c’est-à-dire un emplacement sur une certaine étendue de terrain réservée à cet effet. Le plus beau et le plus commode est certainement celui qui affecte la forme d’un rectangle. Mais le sol ne se prête pas toujours à cette disposition, et souvent la bande de terre est si étroite qu’il est difficile d’y faire manœuvrer les poneys; il faut une habileté à toute épreuve pour éviter les rochers à pic ou les précipices qui entourent parfois ces terrains.

Pour jouer à ce jeu, qui consiste à lancer une boule de bois et à la faire rouler avec un bâton que chaque joueur tient à la main, il faut être cavalier émérite, le cheval doit être bien dressé et avoir de bonnes jambes. La bête est lancée ventre à terre et instantanément elle doit s’arrêter, pivoter sur elle-même, se garer des autres et de la boule. Il arrive parfois que des cavaliers sont tués et que des chevaux ont les jambes cassées, mais ces accidents sont rares. Les chevaux qu’on emploie pour cet exercice sont de petite taille, trapus et forts; quelques-uns ont la crinière et la queue très abondantes et très longues, d’autres ont ces appendices coupés ras; cette différence, paraît-il, dépend beaucoup de la structure de l’animal. C’est au cavalier à savoir lui faire faire la toilette qui convient à son genre de beauté.

La boule, une fois lancée, doit passer entre deux bornes placées aux deux extrémités de l’enceinte. Un petit garçon réunit les fouets de tous les joueurs et, après les avoir mêlés, les divise au hasard pour séparer leurs propriétaires en deux camps. Les combattants, partagés en deux parties, doivent, autant que possible, empêcher la boule de leur adversaire de pouvoir franchir cet obstacle, tandis que les autres cherchent au contraire à la faire parvenir au but.

L’emplacement de Skardo est moins grand que celui de Tchamba, mais la situation du premier est bien plus pittoresque.

Types tchitralis.
Types tchitralis.

Au pied de l’Indus, entre les deux forteresses et enfermé entre de gigantesques chaînes de granit, on croit être aux temps préhistoriques décrits par les paléontologues. Dans le fond, de l’autre côté de l’Indus, se dresse un rocher immense, dont la base est entourée d’un sable blanc de rivière se détachant sur ces sombres masses qui ferment l’horizon. Tout autour de vous des blocs, rien que des blocs; les uns émergent de la chaîne, noirs et sombres comme l’enfer: on se représente Prométhée attaché par le milieu du corps et dévoré par les vautours, habitants de ces inaccessibles hauteurs; les autres, éclairés des rayons d’un soleil couchant, montrent leurs aspérités rougeâtres, pierreuses et sablonneuses. Quelle quantité de pierres se sont détachées de ces géants aux flancs rocailleux! la terre en est jonchée. C’est comme si une mer avait autrefois pris possession de ces contrées et qu’elle se soit retirée avec regret en laissant l’empreinte de son passage. C’est bien le cadre d’une mer orageuse en courroux dont les vagues viennent battre ces géants immobiles, ou caresser de son écume les pieds de ces rocs.

C’est sur un terre-plein qu’on avait taillé dans la montagne que nous étions assis, dominant l’emplacement du polo dans toute son étendue; ces masses écrasantes qui se dressaient devant moi me faisaient frissonner. Mon cœur se serrait à la pensée que, dans quelques jours, nous allions parcourir ces monts, d’une beauté préhistorique. Quelques gouttes de pluie, le grondement lointain du tonnerre, des nuages noirs qui s’avançaient au-dessus de nos têtes nous firent craindre pour notre divertissement, mais ils s’éloignèrent en enveloppant dans leur course les pics les plus élevés.

Cependant le jeu de polo était commencé; les cavaliers s’animaient, et plusieurs vainqueurs avaient forcé la boule; la musique célébrait la victoire de ces heureux, tandis que les autres étaient reçus par un charivari. Le signal d’une halte fut donné par cette étrange musique, bien en rapport avec la sauvagerie du lieu. Cet orchestre, qu’on n’emploie que dans les grandes occasions, se compose de deux tambours, d’un fifre et d’une longue trompette. Ces instruments primitifs s’accordent avec difficulté entre eux; les cris des combattants se mêlant à ces accords sont d’un effet peu ordinaire et qu’il serait difficile de reproduire.

Le remplaçant du radjah, qui avait pour titre le nom de difteri, ainsi que le tchota-radjah, petit radjah, goûtaient fort ce divertissement; l’enfant surtout, le fils du prince absent, malgré son sérieux précoce, s’animait, ses yeux brillaient, et l’on sentait qu’il attendait avec impatience l’époque à laquelle il pourrait se mêler aux combattants. Après une halte, les cavaliers, étant descendus de leurs montures, s’assirent en cercle près des musiciens.

La musique s’exhalait, plaintive et sauvage. Un homme avec une blouse et un pantalon, couvert d’un manteau à larges manches, se mit à danser. La danse consistait en pas, en gestes, en contorsions qui devaient être, je suppose, l’explication de cette symphonie hurlante. Un autre lui succéda sans être plus récréatif. Cependant les spectateurs indigènes, parmi lesquels je remarquai quelques figures hâlées venues du Tchitral, semblaient goûter une des plus grandes jouissances de leur vie. Habitués à cette danse, ils en possédaient la clef et s’identifiaient alors avec le danseur; cette pantomime, muette pour moi, était pour eux la plus haute expression du langage.

Un troisième succéda au second; la musique, plus vive et plus légère, emporta le danseur; son allure plus rapide se modela sur la musique; les spectateurs l’accueillirent à la fin avec de vifs applaudissements, et leurs cris témoignèrent de la joie générale.

A un signal donné, les cavaliers sautèrent de nouveau en selle, et, courant ventre à terre, ils lancèrent la boule, mais pas à temps, car un homme placé au dehors de l’enceinte fit entendre un coup de sifflet qui arrêta les joueurs.

La boule fut lancée de nouveau, cette fois avec l’exactitude exigée. Le fils de Méta-Manghel ou Manghel-Djou envoya son gouverneur, beau jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, se mêler au jeu; il parut dans l’arène et fit voler la boule de main de maître, mais cependant, malgré son habileté, qui était évidente, il ne put être vainqueur; son cheval, une mauvaise bête, fut toujours devancé par les autres. La cour réunie de Méta-Manghel, avec ses costumes pittoresques, me rappela vivement les peintures indiennes que j’avais vues et admirées à Tchamba. Des siècles ont passé sur ces contrées, et pourtant la couleur locale, les mœurs et les usages sont toujours restés les mêmes.

Ce divertissement dura assez longtemps; cependant, les chevaux commençant à se lasser, les cavaliers durent mettre un terme à leur ardeur.

Les vainqueurs vinrent se présenter devant la plate-forme; ils furent acclamés, on se moqua des vaincus. Pour nous, nous retournâmes à notre tente comme nous étions venus.

Aiguière de Tchamba.
Aiguière de Tchamba.

Le bazar de Skardo se compose d’une longue rue; il est assez pauvre en belles choses, cependant M. de Ujfalvy fit l’acquisition de certains cuivres anciens très curieux et très beaux.

La forme des aiguières baltistanes se rapproche beaucoup de la forme chinoise; elle est moins élancée que les aiguières du Cachemire, beaucoup plus massive, et les anses sont loin d’être comparables aux autres.

Les bijoux anciens que M. de Ujfalvy a rapportés sont très bien travaillés et ressemblent beaucoup aux dessins arabes; on prétend que ce sont des ouvriers de cette nation que les anciens radjahs baltis ont fait venir pour mettre leur industrie et leur talent au service de leurs désirs luxueux. En tout cas, on ne fait plus ce travail maintenant dans le Baltistan; ces bijoux en argent, incrustés d’or et de turquoises, sont d’une beauté remarquable. Nous nous procurons aussi des cuivres d’une rare distinction de forme et d’un travail fini qui nous rappellent vivement les aiguières de Kangra et de Tchamba.

Les Baltis font aussi du pachemina, qui, dit-on, est meilleur marché qu’à Srinagar, mais il n’est pas lavé et il faut lui faire subir cette préparation pour qu’il acquière cette douceur, cette souplesse qui font sa véritable beauté. C’est dans la capitale du Cachemire qu’on fait le mieux ce travail; la manière dont ils le battent, le rebattent et le lavent avec une sorte de petite noisette qu’ils mêlent à l’eau est la spécialité des Cachemiris, spécialité qui n’a pu être égalée par aucun autre peuple de l’Inde.

M. de Ujfalvy mensura nombre de Baltis au cœur de la population; il lui fut démontré mathématiquement que ces pauvres Baltis, qu’on avait confondus avec les Mongols, ou tout au moins avec les Ladakis, avaient été fortement calomniés. Ils sont bel et bien aryens, tout autant que les Brokhpa-Dardou. Comme eux, ils ont les cheveux bouclés, ondés et soyeux; la barbe est généralement fournie, ce qui n’est pas chez les Mongols. La peau, au lieu d’être glabre, est velue, et leurs yeux sont droits. Les pommettes sont loin d’être saillantes; leurs dents sont belles et leur physionomie est douce.

Ils ont souvent une cicatrice provenant d’une brûlure, de la grandeur d’une pièce de 50 centimes, sur le sommet du crâne. Quand on leur en demanda l’explication, ils répondirent qu’on leur avait fait cette opération lorsqu’ils étaient enfants, afin de les guérir ou de les préserver de maladies de la tête.

Bijoux baltis.
Bijoux baltis.

Quelques-uns d’entre eux se brûlent certaines parties du corps pour le même motif.

Du reste, les Hindous prétendent, dans leurs livres de médecine, que, pour apaiser les coliques les plus violentes, il suffit d’appliquer sous la plante des pieds des plaques de fer brûlantes: les douleurs se calment tout de suite; je le crois sans peine, car le remède doit être pire que le mal.

Les Baltis, depuis qu’ils sont devenus mahométans, et cela depuis une époque très reculée, ne pratiquent plus la polyandrie, comme les Ladakis; ils ne sont pourtant pas polygames, ils n’ont qu’une femme, et, quoi qu’en dise l’éminent géographe M. Reclus, elles ne se voilent jamais le visage, si ce n’est peut-être les femmes de haute distinction, qui doivent être rares dans ce pays pauvre et dont les habitants laborieux et doux auraient peine à vivre, surtout dans les hautes régions, si leurs délicieux abricots leur faisaient défaut. Ils les font sécher au soleil, et cette exportation est pour eux une grande ressource et les aide à payer les impôts qu’ils doivent au maharadjah du Cachemire.

L’été est ici très chaud, mais il est court; le bétail y est rare, à cause du peu de fourrage qu’il peut trouver dans les prairies, couvertes de neige pendant une grande partie de l’année. Ils passent leurs longs hivers à tisser des étoffes en poil de chèvre, dont le plus beau vient du Ladak. Ils sont musulmans chiites et en partie nourbakchis, secte musulmane intermédiaire entre la secte des sunnites, dont les Dardous font partie, et celle des chiites. Ils travaillent aussi des objets en pierre tendre, qu’on appelle «jade de Caboul»; elle vient des montagnes de Chigar, et cette fabrication baltistane est assez bonne.

Leurs pipes ont une tout autre forme que celles de l’Inde et du Cachemire; c’est la reproduction d’un fragment de corne de yack. M. de Ujfalvy a acheté à Skardo une pipe de cette forme, ornée d’un travail arabe en cuivre découpé de toute beauté; elle appartenait à l’ancien radjah dépossédé du Baltistan. Nous avons pu acquérir cette pipe en l’échangeant contre un objet d’une grande valeur pour ces pays-là.

Est-ce cette pipe très ancienne dans la famille qui a donné la forme aux autres, ou sont-ce les autres qui ont été le modèle? nous n’avons jamais pu le savoir, mais cette forme est particulière au Baltistan.

CHAPITRE XI
LE BALTISTAN (SUITE)

L’antique Indus.—Passage taillé dans le roc.—Chigar.—De superbes montagnes.—Tchoutroun.—Pakhpous et Chakchous.—Askolé.—Le Moustagh Pass, le plus vaste glacier du monde, et le Dapsang.—Retour à Skardo.—Nous augmentons notre collection ethnographique.—La danseuse désolée.—Où il est démontré que la plus généreuse hospitalité revient parfois cher.—Les travaux exécutés par Manghel-Djou, gouverneur du pays.—Parkouta.—Tolti.—Karmagne.—Un site merveilleux.—Un pont de corde d’un passage peu agréable.—Altintang.—Karkitchou et la vallée du Sourou.—Les Baltis, leurs caractères et leurs qualités.—Dras.—Les Ladakis, leur type et leurs mœurs.—Le Zodjila.—Sonmarg.—Retour à Srinagar.

Après quelques jours passés à ces occupations si intéressantes, M. de Ujfalvy se décida à aller mensurer des Baltis à Chigar, où on lui assurait qu’il trouverait le type balti le plus pur. En effet, dans cette vallée retirée que dominent des montagnes qui ne sont inférieures en altitude qu’au seul Gaorisankar et des glaciers que l’on ne peut comparer qu’à ceux du Grœnland, les Baltis semblent s’être conservés purs de tout mélange.

Nous nous décidons à partir sans nos compagnons, M. de F... étant souffrant. De grand matin nous sommes en route, avec nos domestiques, nos coulis et notre fidèle mounchi comme chef, pour cette nouvelle expédition.

La route qui va de Skardo jusqu’à l’Indus est plantée d’arbres; on y arrive par une descente en large escalier, dont les deux côtés sont bordés par des canaux d’irrigation disposés de manière à former des cascades. Pour pénétrer dans cette haute vallée, il nous faut traverser l’Indus.

Ce fleuve prend ses sources dans le Thibet proprement dit. Le haut bassin de l’Indus présente un intérêt particulier pour quelqu’un qui, comme mon mari, s’occupe spécialement d’anthropologie et d’ethnographie. Les habitants de ces régions paraissent être les descendants les plus directs des anciens Aryens qui, à une époque des plus reculées, vinrent de l’Asie Centrale et s’emparèrent des contrées baignées par le haut Indus et ses affluents. Il est certain que les Aryens chasseurs et pasteurs avaient résidé dans ces régions avant de s’étendre dans les plaines brûlantes au sud de l’Himalaya et avant de faire la conquête des riches contrées gangétiques. Je ne prétends nullement que les misérables Dardous soient les descendants directs de ces Aryens, mais il est certain que les aïeux de notre race ont laissé des vestiges dans ces régions montagneuses.

C’est la recherche de ces vestiges qui nous préoccupe et nous intéresse.

Le fleuve, majestueux, a déjà en ce moment une largeur imposante, mais ses eaux tumultueuses sont sans profondeur, et un peu plus loin que Skardo elles bondissent parmi les rochers. L’Indus, que nous traversons en bac en nous laissant aller au courant, car s’y opposer serait folie, est un de ceux dont le nom a le plus retenti à mes oreilles enfantines. Qui donc m’aurait dit, quand j’apprenais les exploits d’Alexandre, que je le traverserais un jour? Enfermées dans ce rempart de pierres, ces eaux jaunâtres, qui, à la fonte des neiges, font six milles à l’heure, sont telles que se les représente l’imagination. Ses bords, où toute culture est impossible à cause de l’accumulation des sables qu’il charrie, sont tristes et lugubres. De l’autre côté du fleuve s’étend une chaîne de montagnes abruptes et rocailleuses, sans aucune végétation, mais qui forme un fond de panorama des plus pittoresques. C’est une sorte de monde préhistorique reconstitué par un paléontologue quelconque. A chaque instant on s’attend à voir surgir un ichtyosaure gigantesque battant ses flancs de sa queue écailleuse. Un mastodonte broutant les herbes marines le long des côtes sablonneuses de l’Indus serait aussi parfaitement à sa place au milieu de cette étrange nature, belle dans son horrible nudité.

Un glacier dans le Baltistan.
Un glacier dans le Baltistan.

Nous franchissons ensuite une route taillée dans le roc, œuvre du gouverneur actuel du Baltistan, Manghel-Djou, un Hindou de génie, et nous descendons de l’autre côté dans la magnifique vallée de Chigar, plus grandiose encore que celle de Skardo, surtout plus naturelle, plus à portée de notre conception actuelle, n’ayant rien de préhistorique. A droite et à gauche, d’immenses montagnes rocheuses, dont les flancs dorés par le soleil reflètent mille couleurs différentes; à nos pieds, une large rivière, le Chigar, et sur sa rive une délicieuse oasis de verdure, d’une étendue de dix kilomètres; des champs de millet et de sarrasin bien cultivés, des vergers dont les arbres ploient sous le poids de beaux fruits savoureux, des potagers plantés de diverses espèces de légumes, surtout de courges, et, au milieu de cette luxuriante végétation, des mosquées, des tombes et des habitations musulmanes émergent agréablement.

Au fond de ce beau et unique paysage se dressent d’immenses glaciers dont les cimes saupoudrées dominent le tout dans leur tranquille majesté. Ce spectacle est sans pareil, et jamais nous ne l’oublierons.

Le chemin dans la vallée est encore planté d’arbres et parfaitement entretenu; on marche une heure et demie au pas du cheval avant d’arriver au village. La vallée est sillonnée de canaux d’irrigation, qu’on franchit grâce à de petits ponts en pierre qui supportent même le poids d’un cheval avec son cavalier.

Chigar possède aussi son champ de polo, plus grand et plus uni que celui de la capitale et couvert d’un magnifique gazon; aussi, lorsque mon cheval le sentit sous ses pieds, il se rappela sans doute ses récents exploits et partit ventre à terre, pour ne s’arrêter que dans un beau champ de millet, dont il saisit en passant quelques épis, qu’il se mit à dévorer à belles dents pour se récompenser sans doute de sa course folâtre.

Les autorités de Chigar, prévenues de notre arrivée, vinrent nous offrir sous un bel arbre des fruits délicieux. Nous faisons une petite halte en ce lieu. Les melons sont exquis, et c’est l’endroit par excellence de la culture des abricots; nous comprenons, en les savourant, que les voyageurs chinois aient appelé ce pays le «Thibet des abricots». Notre viande froide nous paraît bien meilleure avec ces savoureux desserts. On dit que les fraises de Chigar sont préférables à celles de l’Himalaya. Quel malheur que nous ne puissions nous en assurer nous-mêmes!

Les puits qui fournissent de l’eau pour les habitants sont très curieux; ils consistent en petits trous à hauteur du sol, fermés par un couvercle. On y puise l’eau au moyen d’un petit seau en bois attaché à un long bâton. Je crois que ces puits ne sont pas de véritables puits, mais simplement des réservoirs qui permettent à l’eau qui s’échappe des irrigations de se reposer et de déposer la terre dont elle s’est chargée.

Vue des monts Karakoroum, près de Skardo.
Vue des monts Karakoroum, près de Skardo.

Au village où nous arrivons, la maison qu’on nous offre est propre; l’escalier qui conduit au premier est raide et ressemble plutôt à une échelle. Les chambres sont assez spacieuses, mais la hauteur laisse à désirer. Si mon mari était plus grand, il n’y pourrait tenir debout. C’est juste sa grandeur, on croirait avoir pris sa mesure.

Nous avons deux chambres; les autres sont habitées par le propriétaire. Il est bien entendu qu’elles sont vierges de meubles et que la terre battue qui forme le plancher n’est recouverte par aucun tapis. Mais nous avons des portes et des fenêtres en bois plein percées d’un trou, nous ne sommes pas à plaindre.

Nous parcourons le village, dont les rues n’ont pas été tirées au cordeau. Les maisons de Chigar sont, comme celles de Skardo, bâties en cailloux et en torchis; les fenêtres manquent fréquemment au rez-de-chaussée; la porte paraît suffisante aux habitants, qui restent cependant enfermés dans ces demeures durant un long hiver. Peut-être faut-il attribuer cet usage à la pénurie du combustible, car le bois est rare dans cette contrée, et l’usage du poêle y est inconnu; les cheminées sont si mal construites que la fumée remplit plutôt la chambre qu’elle ne s’échappe par le trou qu’on y a fait. L’été, les habitants montent sur le toit du rez-de-chaussée et y construisent un abri en claies d’osier. Leur maison d’été est vite confectionnée; elle n’aurait pas, je crois, une bien grande vogue dans nos endroits le villégiature à la mode.

La vallée de Chigar, que nous visitons, est bien une des plus belles que nous ayons vues. Sans être d’une beauté de mon goût, elle est plus riante que celle de Skardo; mais les montagnes de quinze mille pieds dans lesquelles elle est enfermée et derrière lesquelles on en aperçoit de plus hautes encore toutes couvertes de neiges éternelles vous font désirer un endroit mieux proportionné et moins écrasant.

La vallée est très étroite pour sa longueur, car elle a seulement trois milles de large sur vingt-quatre de long. Elle se trouve à une altitude de huit mille pieds; à une telle hauteur, on se demande comment ce pays peut produire encore tout ce qu’on y admire.

Les platanes de Chigar ne le cèdent en rien à ceux de Srinagar; les noyers sont de toute beauté, et toutes les céréales mûrissent dans ce riche terrain d’alluvion.

La ville de Chigar est beaucoup plus étendue que celle de Skardo; on y remarque deux prairies destinées spécialement au polo, mais depuis la prise du pays par les dogras on ne se livre que rarement à ce jeu.

Lorsque le défilé de Moustagh servait encore de route aux caravanes, l’importance commerciale de Chigar devait être alors bien plus considérable qu’actuellement, mais depuis quelque temps ce col n’est plus guère fréquenté. On attribue cet abandon aux grandes masses de neiges éternelles qui y sont entassées et au peu de sécurité qu’offre le chemin au delà de Moustagh. Les caravanes y sont attaquées et pillées par les sauvages montagnards de ces contrées. Le jésuite portugais d’Espinha a été le dernier Européen qui ait pu franchir, en 1760, ce redoutable passage.

Nous n’avions ni l’intention ni les moyens de marcher sur ses brisées. Il faut un nombre considérable de chevaux, de mules, de porteurs, il faut des vivres, du fourrage, si on veut songer à passer un de ces défilés des monts Karakoroum, et le voyageur est obligé de chevaucher, pendant des semaines entières, dans des régions absolument incultes et désertes, souvent couvertes de neige et de glace; il souffre beaucoup du froid rigoureux et de l’extrême raréfaction de l’air.

A la seconde expédition de sir Douglas Forsyth en Kachgarie, expédition pour laquelle il était amplement pourvu de tout ce que le confort européen peut offrir au voyageur, le géologue autrichien Stoliczka, qui en faisait partie, mourut littéralement épuisé à la suite des privations et des fatigues qu’il avait endurées sur le plateau du Pamir et dans les passes du Karakoroum. Peut-être aurions-nous songé cependant à affronter ces périls; mais, hélas! réduits à nos propres ressources, notre bourse était déjà bien plate, et, sans la gracieuse hospitalité du maharadjah du Cachemire, je ne sais comment nous aurions fait pour arriver jusque sur les versants méridionaux du Karakoroum.

Le lendemain, nous quittâmes Chigar de grand matin; après avoir côtoyé la rivière en amont par une route qui malgré sa nudité ne manquait point de pittoresque, nous arrivâmes le soir à Kachoumal, où nous attendaient nos tentes dressées grâce à la prévoyante sollicitude de notre ami le colonel Gân-Patra.

Là mon mari eut la bonne chance de rencontrer quelques familles de montagnards nomades appelées Pakhpous et Chakchous, qui font paître leurs troupeaux dans les hautes vallées du Yarkand-daria et de ses affluents, sur les versants opposés des monts Karakoroum, qu’ils franchissent de temps en temps pour s’assurer peut-être par eux-mêmes des raisons qui empêchent les marchands baltis et cachemiris de ne plus venir se faire dépouiller chez eux.

Ces redoutables montagnards, qui jouissent d’une si mauvaise réputation, me parurent d’ailleurs très pacifiques. Leur type se rapproche absolument de celui des Dardous que nous avions vus à Gouraiz. C’est le même front fuyant, le même éclat dans le regard, la même physionomie d’oiseau de proie qui caractérisent les Dardous en général. Peut-être étaient-ils moins malpropres et plus soigneux dans leur mise. Le produit de leurs rapines leur permet une certaine aisance. M. de Ujfalvy en mensura quelques-uns et demanda aux autres des renseignements ethnographiques. Comme à l’ordinaire, je servis de secrétaire à mon mari, et vous ne vous étonnerez plus, chère lectrice, de ma connaissance des termes techniques si je vous apprends que le cher et regretté docteur Broca m’avait initiée autrefois aux études anthropologiques.

Le jour suivant, nous poussâmes jusqu’à l’endroit où se rencontrent les deux sources du Chigar, le Bâcha et le Braldou. M. de Ujfalvy fit le jour même une excursion jusqu’aux environs de Tchoutroun, où se trouvent des sources chaudes et où il rencontra d’autres familles de Pakhpous et de Chakchous.

La vue du grand glacier du Tchogo-Gansé (ce dernier mot signifie «glacier») est, paraît-il, très belle. Nous passâmes la nuit à une altitude de 2500 mètres.

Le lendemain nous fîmes une marche forcée pour arriver à Askolé, le point le plus avancé que nous devions atteindre dans notre voyage d’exploration.

La marche fut très longue et très fatigante; on franchit d’abord le Braldou sur un pont de bois très mal entretenu; puis on suit son cours, et l’on aperçoit une infinité de glaciers sur la gauche. Mais rien ne saurait décrire le spectacle qui s’offrit à nos regards en arrivant au fort d’Askolé, tout près du gigantesque glacier de Biafo-Gansé. Au nord-est on aperçoit le Moustagh et plus à l’est le superbe glacier du Baltoro (tous ces glaciers constituent une ligne non interrompue d’au moins 150 kilom.). On est entouré d’immenses cimes de montagnes que les rayons du soleil couchant éclairent comme autant de phares embrasés. Au nord-est, le mont Gantchen (6467 m.); au sud, le Mango-Gousor (6293 m.); à l’est, le Macherbroum (7831 m.); plus à l’est, le Goncherbroum (8045 m.), et enfin, tout au fond, le mont Dapsang (8620 m.), la montagne la plus élevée du globe après le mont Everest ou Gaorisankar dans le Népaul, qui ne la dépasse que d’environ 120 mètres.

Si l’Himalaya possède une montagne plus élevée que le Karakoroum, assertion qui sera peut-être démentie demain, il est certain que le Karakoroum dans son ensemble présente une ligne de faîte plus élevée que l’Himalaya, qui forme le plus considérable renflement de notre planète.

Vue des montagnes du Karakoroum, dans la vallée de Chigar.
Vue des montagnes du Karakoroum, dans la vallée de Chigar.

Il serait puéril de vouloir vous entretenir des impressions diverses dont je fus assaillie par ce grandiose spectacle; je vous dirai cependant que rien ne saurait dépeindre la magnificence de l’embrasement de ces glaciers au coucher du soleil indien. J’avais vu pareille chose dans les Alpes, en Styrie, au Tyrol, mais quelle différence! ce qui dans les Alpes est un spectacle charmant, gracieux, prend dans l’Himalaya des proportions tellement gigantesques que l’homme en est littéralement anéanti. On se figure être au centre d’un effroyable incendie qui a gagné jusqu’aux voûtes du ciel, et l’on croit à chaque instant que les flammes se réuniront au-dessus de votre tête pour vous faire rentrer dans le néant.

A la vue d’un pareil spectacle, on comprend les pratiques puériles du brahmanisme ainsi que la religion toute d’abnégation de Bouddha. En face d’une nature aussi terrifiante, l’homme devait se sentir si peu de chose qu’il se jetait avec enthousiasme dans les bras d’une religion qui, à force de recueillement inerte, lui promettait l’oubli et l’anéantissement de soi-même.

Ne jugeons donc pas trop sévèrement les Hindous et soyons indulgents pour des aberrations qui n’ont, hélas! rien que d’humain.

Je suis la seule femme européenne qui ait foulé de son pied cette terre éloignée. Les Anglaises mêmes ne s’y sont pas senties attirées par cette nature sauvage et grandiose.

Trois jours de pénibles chevauchées nous ramènent à Skardo par un temps splendide, et ces montagnes qui nous avaient d’abord étonnés nous parurent presque ordinaires quand nous les comparâmes aux géants du Karakoroum.

Nous retrouvons M. et Mme de F...; le premier est déjà beaucoup mieux et peut enfin dessiner des vues de cette agreste capitale.

Le difteri, appelé Méta-Soun-Sahib, nous envoyait tous les deux jours des melons, des légumes, du raisin de toute sorte. Une espèce notamment était si petite que je n’avais jamais rien vu de pareil, même dans le Turkestan, où l’on appelle cette espèce de raisin kichmich.

Le 29, dans la journée, nous entendons tirer des coups de canon. Ils annoncent la grande fête musulmane qui va avoir lieu le lendemain. Les Hindous aussi se livrent aux réjouissances; le premier quartier de la lune vient d’apparaître et ils pourront manger toute la journée; notre colonel lui-même en est très satisfait, car, lorsque cet astre nocturne disparaît du firmament, ces pieux Hindous ne peuvent contenter leur appétit qu’une fois par jour. Aussi, le soir du premier quartier, grande musique par tout Skardo.

Les feux sont allumés dans le petit carré de terre que l’Hindou a tracé, marquant ainsi l’emplacement de sa cuisine. Ils tremblent quand nous en approchons, car, si par malheur notre pied venait à frôler ce carré, ils seraient obligés d’en faire un autre, et, comme leur eau se serait arrêtée de bouillir, ils devraient la jeter et recommencer la cuisine.

Telle est la loi imposée par la religion; aussi faisions-nous bien attention de ne pas déranger nos serviteurs hindous quand leurs feux étaient allumés, car cela leur aurait causé une terrible angoisse. Il faut penser que l’Hindou n’a jamais d’heure réglée pour sa nourriture; il mange quand il en sent le besoin; mais sa religion lui commande de rester sur sa faim, et, comme les jeûnes sont très rigoureux et très fréquents, il s’ensuit que sa faim est toujours un peu aiguisée. Cependant leur estomac s’habitue à ces rigueurs, et l’on ne saurait croire combien un Hindou peut rester de temps sans prendre de nourriture. Par exemple, nos saïs et même le colonel et notre tchouprassi, lorsqu’ils atteignaient la station, fatigués et affamés, restaient très bien jusqu’au lendemain sans manger si le couli qui portait leurs ustensiles de cuisine n’était pas arrivé.

Faire leur cuisine dans d’autres ustensiles que dans les leurs est un acte que la loi réprouve; la manière dont ils sont obligés de les nettoyer, lorsqu’ils sont en cuivre jaune, leur est encore dictée par celle-ci. Ils doivent toujours employer de la terre et les frotter deux fois de suite, et, chaque fois qu’ils s’en sont servis, ce nettoyage doit être rigoureusement accompli. Cette sévère obligation est fidèlement remplie par eux, et rien n’est plus propre et plus appétissant que leur lota en cuivre jaune.

Le 30, dès l’aurore, nouvelle musique; on appelle à grands cris nos domestiques. Tous au tamacha, c’est-à-dire à la fête. Il faut la peur qu’ils ont de M. de Ujfalvy pour n’y pas rester toute la journée.

Cette matinée fut égayée par un incident qui dépeint bien les mœurs du pays. M. de Ujfalvy avait dit au colonel qu’il voulait acheter un costume complet de femme baltie. Notre brave traducteur, François, fit sans doute une confusion, car vers midi, au moment où nous achevions de déjeuner, on vint chercher M. de Ujfalvy, lui disant que la femme était arrivée. Mon mari se rendit près d’elle. C’était une jeune bayadère du pays parée de son plus beau costume.

La pauvre enfant était toute tremblante, et, lorsque M. de Ujfalvy demanda le costume, on lui répondit qu’il fallait prendre la femme avec.

Refus de M. de Ujfalvy. Refus de celle-ci de donner son costume. Enfin il fallut toute une nouvelle explication pour faire comprendre à ces braves gens que c’était seulement un costume qu’on désirait. Ils avaient trouvé beaucoup plus naturel le désir d’avoir la femme avec le costume, que d’avoir le costume sans la femme.

Les bayadères, ou danseuses publiques, sont chez les Hindous une caste à part et parfaitement reconnue. Il en est de même chez les musulmans des Indes, qui ont conservé les mœurs de leurs concitoyens. On les élève pour cette vie et, contrairement aux autres femmes, on cultive leur esprit; on leur apprend à chanter et à danser; il n’y a aucune fête religieuse sans elles, et quelques-unes sont attachées régulièrement au service d’un temple.

Le code même des Indes contient à leur égard une loi très curieuse: il est défendu de prendre à une danseuse ses parures et ses ornements, et la chambre qu’elle occupe est sacrée aux yeux de la loi. Les bayadères du maharadjah du Cachemire sont renommées pour leur beauté et leurs riches ornements.

La jeune fille partie, il fallait pourtant s’occuper du costume. Le propriétaire du terrain sur lequel nous étions campés, honnête agriculteur, possesseur d’une femme assez gentille, trouvant que le gain valait la peine, proposa à mon mari de lui vendre le costume de sa femme. On fit venir celle-ci tout ornée de beaux vêtements et on lui en fit la proposition. Elle la reçut avec une mine assez triste; mais, sur l’ordre de son mari, elle rentra dans sa demeure et reparut quelques moments après tenant son costume et ses ornements à la main.

Sa figure était encore plus triste et de grosses larmes roulaient le long de ses joues; mais, aussitôt qu’elle eut reçu l’argent, prix de son sacrifice, elle s’empara vite des roupies et s’enfuit tout heureuse dans sa demeure.

Le vêtement des femmes balties n’a rien d’extraordinaire; il consiste en une longue robe de laine, un pantalon, une chemise de toile, des bas et de petites bottes en cuir brodé, qu’on met pour les grandes circonstances, car elles vont généralement nu-pieds. Le bonnet qu’elles portent sur la tête est charmant; c’est une petite calotte en laine grossière: le devant est orné de plaques d’argent très artistement disposées. Elles jettent sur leur tête un voile blanc qui les encadre comme une madone; les ornements de la calotte se dessinent alors d’autant mieux. Quant aux bijoux, ils consistent en bracelet d’argent pour les riches ou en plomb pour les pauvres, en boucles d’oreilles et en collier. Les musulmanes ne portent pas d’ornements au nez.

Ce brave et pratique agriculteur, alléché par les bénéfices, nous céda aussi, moyennant finance, son costume d’homme. Il était beaucoup plus simple que celui de la femme. Une longue robe, un pantalon, une couverture dont ils font une ceinture et dans laquelle ils s’enveloppent quand il pleut ou qu’il fait froid, une espèce de botte bien en rapport avec les routes rocailleuses du pays: tels étaient les objets dont il se départit à notre satisfaction et surtout à la sienne. Ces vêtements sont tous retenus par de petites fibules en cuivre, dont quelques-unes sont finement travaillées et présentent des dessins curieux.

Nous donnâmes tous ces habillements à notre dobi, afin qu’il les nettoyât, car ils en avaient grand besoin.

Tous ces événements se passaient le 31 août dans la matinée, et l’après-midi il y avait une grande fête musulmane dans le bagh ou jardin du radjah. Nous étions priés d’y assister, et nous ne voulions pas y manquer.

L’après-midi, à l’heure indiquée, nous nous rendions à ce parc, situé à un mille de Skardo, au pied d’un magnifique rocher dont Manghel-Djou a fait surgir quinze cascades. La dernière sort de quatre côtés d’un bassin plus long que large et se répand en canaux d’irrigation dans le parc. Ce jardin hindou manquait d’originalité; l’arrangement consistait en grandes allées plantées d’arbres, de fleurs, de fruits et de légumes. Nous étions assis sur une terrasse recouverte de tapis. Le petit radjah était à côté de mon mari, et le difteri venait après; les autres seigneurs de la cour étaient assis par terre sur les tapis. Les chaises que nous avions avaient été apportées de nos tentes, et il aurait été impossible dans tout Skardo d’en trouver davantage.

Les danses commencèrent, et les deux danseuses, dont l’une avait été offerte la veille à M. de Ujfalvy, exécutèrent chacune à leur tour des pas qui consistaient à piétiner d’une certaine façon sur le gazon, à faire quelques gestes avec les bras et à incliner le corps. Pour terminer leur danse, elles font tourner une assiette sur un bâton. La seconde danseuse fut cependant un peu plus expressive; elle croisa ses mains comme si elle portait un enfant et se pencha vers la terre; ensuite elle cacha ses mains sous ses longues manches; ce geste, qui doit sans doute vouloir dire quelque chose, n’est pas gracieux à mon goût; si elles y renonçaient, leur danse en vaudrait mieux. La troisième fut, à peu de chose près, la répétition de la première danse.

Ces femmes, avec leurs pantalons serrés à la cheville, leur grande robe sale et leur voile blanc plus sale et plus déchiré encore, les pieds couverts de poussière, et des mains noires qui s’agitent dans l’air, ne donnent qu’une médiocre idée de la danse des bayadères décrite avec tant de charme par les poètes de l’Orient. Je suis encore à chercher et à trouver toutes ces merveilles.

Est-ce donc pour moi seule que tout prend couleur si noire, ou la réalité qui s’étale à mes yeux est-elle si visible qu’elle m’en cache la poésie? Le costume des danseuses de l’Inde est loin d’avoir le décolleté si prisé chez les nôtres. Leurs épaules sont au contraire entièrement couvertes. La perfection de la danseuse n’est ni dans sa légèreté, ni dans la gracieuseté: elle consiste, paraît-il, dans une parfaite indépendance et une parfaite flexibilité des doigts de pieds, qu’elles ont toujours en liberté. Je me suis laissé dire que, dans l’Inde, à Bombay surtout, plus ces danseuses étaient vieilles, plus elles étaient prisées.

Aux bayadères succédèrent des hommes, qui remuèrent longtemps les jambes, les mains, en s’enroulant dans des couvertures aussi sales que le voile des danseuses. Ils s’éloignèrent comme ils étaient venus, acclamés par les spectateurs, qui prennent un tel plaisir à ce divertissement qu’ils y assistent quelquefois jusque vers le milieu de la nuit. Les Hindous, de même que les musulmans riches, sont propres; mais les pauvres laissent sous ce rapport bien à désirer dans leur costume. Ils ne les changent jamais, même quand ils tombent en haillons, et, s’ils les lavent, ce n’est que rarement.

Danseuses cachemiriennes.
Danseuses cachemiriennes.

M. de Ujfalvy demanda s’il n’y avait pas moyen de visiter la forteresse; mais, le radjah n’étant pas là, Méta-Soun-Sahib, le difteri, ne put prendre sur lui de nous en donner l’autorisation; les ordres sous ce rapport sont d’autant plus sévères, qu’on prétend que l’on y détient un prisonnier enfermé dans une cage. Est-ce vrai ou est-ce faux? Il nous serait impossible de l’affirmer. Toujours est-il que, malgré nos instances, nous ne pûmes rien obtenir.

Il y avait déjà plus de dix jours que nous étions à Skardo; M. de Ujfalvy ayant terminé ses mensurations ainsi que ses observations anthropologiques et ethnographiques, et après avoir constaté encore à Chigar que les Baltis n’étaient pas des Thibétains, nous nous décidâmes à retourner à Srinagar par un autre chemin, beaucoup plus long que le premier et qui côtoyait sur un long espace les bords escarpés de l’Indus.

Nous annonçâmes notre départ à Méta-Soun-Sahib, qui vint alors nous rendre sa dernière visite la veille de notre départ. Nous le remerciâmes de toutes les amabilités qu’il avait eues pour nous, et des provisions qu’il nous offrait encore pour notre voyage. Deux grandes hottes étaient remplies de melons, de légumes, de raisin, d’abricots et de pommes.

Au moment où il terminait sa visite, Méta-Soun-Sahib parla à voix basse à notre mounchi, et nous entendîmes le mot bakchich (gratification). J’étais déjà fort inquiète du cadeau que nous devions lui donner, car nous étions, comme la cigale de la fable, un peu dépourvus.

La petite conversation terminée, le mounchi sollicita un entretien particulier de M. de Ujfalvy et lui déclara que le difteri réclamait un bakchich pour toutes ses amabilités, se fondant sur le peu de rétribution que comportaient ses hautes fonctions. Cette demande directe fit sourire mon mari, qui s’informa de quelle nature pourrait être le cadeau, tout en restant inquiet sur le résultat de cette réponse. Lorsque le mounchi, après bien des réticences, finit par lui dire: «Mais ce n’est pas un cadeau qu’il veut, c’est de l’argent.—Ah! ah! j’aime mieux cela, dit mon mari, soulagé d’un grand embarras. Quelle somme pourrait-on offrir?—Vingt à vingt-cinq roupies seraient plus que suffisantes, répondit le colonel.—Donnez-lui vingt-cinq roupies», repartit mon mari à Gân-Patra, auquel nous avions remis tout notre argent et qui payait tous nos achats pour nous, car un homme de condition de ces pays ne s’abaisse jamais à toucher ce métal; il dit tout simplement: «payez ou donnez». Sous peine d’être méprisé, on ne peut soi-même avoir la bourse à la main; aussi l’argent file avec une rapidité extraordinaire. Le difteri reçut ses vingt-cinq roupies avec une grande satisfaction, et voilà comme, en général, les Orientaux de ce beau pays se font payer en bon argent comptant les libéralités qu’ils ont eu soin de prendre sur leurs administrés. Pour un cadeau, rien n’est plus naturel, mais pour de l’argent!

Qui donc aurait pu croire qu’un homme suivi de tant de domestiques tendrait la main pour recevoir l’argent qu’il n’ose toucher?

Il s’éloigna enfin après maintes salutations; mais, au lieu de se rendre à la maison, il s’assit près de nos serviteurs, ainsi que tous ceux qui l’accompagnaient, et ils se mirent tous à discuter à haute voix. Nos gens de l’écurie s’en mêlèrent à leur tour; ce fut une discussion sans fin.

Cette familiarité orientale entre maître et domestiques est bien peu compatible avec ce déploiement de décors, de luxe et de semblant de dignité. Ils frayent avec leurs gens et au besoin les font pendre ou les dépouillent de force pour satisfaire quelquefois leur simple caprice. La force, la brutalité sont les seuls moyens d’action dans ces contrées; l’appât immédiat du gain est le seul point de vue; l’économie politique est au-dessus de leur conception journalière et fantaisiste.

On ne saurait s’imaginer jusqu’où va la familiarité de ces gens-là. Ayant un jour fait l’acquisition d’un vieil objet et ayant accepté le prix du marchand, j’en donnai le montant à notre valet de chambre afin qu’il le payât, lorsque, quelques instants après, je le vis reparaître et me remettre l’argent, m’assurant que le marchand ne voulait pas conclure le marché.

Ne comprenant rien à ce refus, je fis venir notre traducteur, qui m’expliqua que c’était mon valet de chambre qui ne voulait pas payer le marchand, attendu que celui-ci ne voulait pas lui donner de bakchich et qu’il avait trouvé tout naturel de rompre l’affaire dont il ne tirait aucun profit. Je fis aussitôt chercher le marchand, et, prenant de nouveau l’objet, je lui fis donner l’argent devant moi, et je prévins mon valet de chambre que, si une autre fois il se permettait de faire pareille chose, je le chasserais incontinent. Ce musulman, tout penaud, honteux et confus, jura un peu tard qu’il recommencerait encore, mais en y mettant plus d’adresse. Voilà une variante à laquelle notre bon La Fontaine n’avait certes pas pensé dans sa vieille honnêteté.

Décidément Méta-Manghel, le gouverneur du Baltistan, est un homme de haute intelligence. De ces parages dénudés il y a cinq ans, il a fait un pays verdoyant qui encadre gracieusement ces gigantesques montagnes, en adoucit la sécheresse et la désolation; c’est comme un ruban de verdure entre l’Indus et son énorme rempart. On dit qu’il va devenir le gouverneur du Ladak; tant mieux pour celui-ci, tant pis pour les pauvres Baltis, car qui sait si son œuvre sera continuée par ses successeurs, gens souvent cruels, égoïstes et âpres au gain?

Le 2 septembre nous sommes debout à quatre heures et demie du matin; nous quittons le séjour à la fois enchanteur et sévère de Skardo.

Ce n’est pas une petite affaire que le premier jour de voyage après une si longue halte. Nouveaux coulis, tatous frais, etc., etc., tous doivent s’essayer et s’habituer à leur fardeau.

Les tatous sont renommés dans le Baltistan, et leur prix est relativement très minime. Pour cent francs au plus vous avez une excellente bête au pied sûr et exercé. Pour cinquante francs, vous en avez une convenable en tout point.

A cinq heures et demie nous sommes en marche.

Le soleil s’est caché; s’il pouvait rester ainsi!

Mais il a bientôt dissipé les nuages, et sa chaleur brûlante nous poursuit partout; nous l’avons en face; malheureusement il en sera ainsi pendant six jours.

Nous côtoyons des montagnes au pied desquelles Méta-Manghel continue ses plantations, qui sont envahies souvent par le sable que charrie l’Indus.

Nous prenons à droite, sur une corniche étroite taillée dans le roc, toujours par les ordres de Méta-Manghel, mais nous sommes forcés de quitter nos montures. Sur le milieu de la corniche adossée à la montagne se dresse une petite construction qui nous barre le passage. Halte-là si vous voulez passer, voyageurs hasardeux, courbez vos fronts. Nous nous courbons et traversons cette demeure primitive qui s’est nichée si insolemment sur le chemin.

Était-ce nécessité? était-ce fantaisie?

Impossible d’obtenir aucun renseignement.

Après ce passage, Targen déploie devant nous sa verdure, étale ses champs de millet et de sarrasin; des vaches, des chèvres bondissent sur les prairies; les canaux d’irrigation forment sur le sable autant de ruisseaux à l’ombre des eucalyptus encore jeunes. Joli et riant village au bord de ce fleuve impétueux, qui m’aurait dit que je dresserais ma tente au milieu d’une population douce et laborieuse? Il est de bonne heure quand nous arrivons, et nous avons fait à peine six milles, mais nous devons nous arrêter aux stations que nous rencontrons, de telle sorte que nos étapes sont plus ou moins longues suivant que les stations sont plus ou moins rapprochées. Le chemin tout nouveau par lequel nous passons, dû aux généreux efforts de Méta-Manghel, n’est ni assez bon ni assez large surtout pour nous y permettre du repos. Il faudra marcher sous le soleil ardent si les bras de Morphée nous ont retenus trop longtemps. Nous nous promettons bien résistance, mais qui peut jamais être certain de soi? Pour réparer nos forces, nous dormons deux heures dans la grande chaleur, et cela compense celle de la nuit. L’après-midi nous avons un violent orage, qui malheureusement finit bientôt par du vent.

Les maisons du village ressemblent à celles de Skardo et de Chigar. Elles sont en pierres et torchis avec couverture d’osier pour servir de maison d’été. Cependant ces misérables constructions ont un aspect plus propre que celles des Dardous.

Le 3 nous partons vite; il est cinq heures un quart quand nous sommes à cheval sur la route qui va de Targout à Gôl. Nous suivons toujours l’Indus, qui, par un caprice involontaire, s’enferme dans ces géants de granit. La route est quelquefois si belle qu’on se croirait dans une avenue. Des pierres en marquent de chaque côté la limite, quand le sable par trop envahisseur de ce grand fleuve ne permet pas d’y mettre des arbres.

Où est la route? Méta-Manghel en a fait une dans le flanc même de ce massif rocailleux. Il faut y aller à pied. Elle est effrayante avec ces étroites corniches, ces balcons dont nous apercevons les supports en bois au-dessus de nos têtes, tandis que le fleuve rugissant semble se ruer avec fureur contre sa prison. Nous admirons l’intelligence et la persévérance de cet homme, qui avec si peu de moyens a pu braver de telles difficultés. Une fois en sûreté sur le chemin, nous regardons descendre nos pauvres bêtes; elles sautent de roc en roc sur cet étroit escalier, cheminent sur ces balcons et parviennent au bout de ce périlleux passage, toutes joyeuses de sentir sous leurs pieds ce sable fin et doux qu’elles foulent de leurs sabots.

Jusqu’à Gôl, la rive droite de l’Indus est plus habitée que la rive gauche. Tandis que nous ne voyons autour de nous que des rochers monstrueux et des pierres écartées du chemin, autant qu’il était possible, nous admirons de l’autre côté de la rive, de distance en distance, des nichées de feuillages qui se cachent du soleil à l’ombre de ces puissantes montagnes. Le soleil viendra pourtant les y surprendre, mais plus tard; il faut qu’il coure encore deux heures, et alors, ô pauvres habitations, malgré votre cachette verdoyante, vous et les champs qui vous entourent serez pris par cet astre brûlant qui dévore ou vivifie tout ce qu’il peut saisir.

Ces villages microscopiques sont reliés les uns aux autres par un sentier qui suit tantôt le bord du fleuve, tantôt les flancs vertigineux de la montagne; il est si petit qu’il est à peine visible à nos yeux. Quelle habitude il faut à ces hardis montagnards pour parcourir d’un pas sûr ces fragiles chemins!

Il pleut et soudain la montagne, friable à certains endroits, fait écrouler la minuscule corniche sur laquelle ils passaient gaiement.

Pourtant le besoin de communications fait réparer cette fragile passe.

En comparaison de ce sentier, notre chemin est superbe.

Gôl nous apparaît au milieu de ce grisâtre montagnard, toute tapissée de blanches maisons. De vertes plantations se mêlent aux arbres séculaires que recèlent les flancs de ces montagnes.

De ce côté, les villages du bord de l’Indus sont un peu plus grands, mais moins rapprochés que sur l’autre rive; mais plus nous allons remonter, plus ils vont s’éloigner. Cependant partout où l’homme a pu trouver un endroit propice au milieu de ces enchaînements de montagnes, partout il s’y est fixé, tâchant de soumettre à sa volonté cette nature toujours rebelle. Ces villages sont comme les aires des aigles; leurs hauteurs semblent quelquefois inaccessibles.

Nos tentes sont placées sous de beaux arbres; nous sommes entourés de quantité d’arriques.

Au moment de signer le compte des coulis que le mounchi présente à mon mari, il se trouve que nous en avons trente-neuf. Trente-neuf coulis. Mais c’est impossible! On compte! on recompte, on n’en trouve que vingt-neuf. Enfin ils sont là, il faut les payer. Le payement une fois fait, M. de Ujfalvy demande à voir les paquets; notre cuisinier a cinq coulis pour lui tout seul.

Il faut examiner les bagages de ce dernier et tâcher de diminuer ce nombre. On avise une hotte remplie d’oignons et d’une telle lourdeur que je ne m’étais jamais imaginé que ce bulbifère fût si pesant. «Cette fois, dis-je à Mme de F..., je crains qu’il n’y en ait au delà de vos désirs.»

Nous faisons vider cette hotte d’oignons ainsi que toutes les autres qui formaient ce prodigieux supplément de provisions culinaires, et nous constatons, à notre grande stupéfaction, que ces légers légumes cachaient, sous un air innocent, des quantités d’abricots secs, que le cansamar ou cuisinier s’était fait adjuger pour lui seul.

Cette supercherie découverte, pour donner un exemple à toute notre suite, nous le renvoyons, enchantés d’être débarrassés de ce Cachemiri qui battait les coulis et terrorisait les autres domestiques. Cette correction immédiate fit une impression favorable sur nos autres serviteurs et sur les Cachemiriens en particulier, qui volent avec une rare impudence les malheureux étrangers.

Nous comptons avec soin nos coulis, que nous réduisons à vingt-neuf, et donnons ordre au mounchi de ne pas en prendre davantage.

Cette petite exécution nous a fait perdre notre heure de repos, et notre sieste habituelle a été empêchée.

Le 4 nous nous levons cependant à quatre heures, et nous continuons notre route. Mais, hélas! elle est encore plus mauvaise que la veille.

Un bloc encore plus puissant que celui d’hier nous offre seul son passage; ce n’est plus un balcon. Ils sont plusieurs superposés les uns au-dessus des autres. Du haut du dernier balcon, nous voyons avec un frémissement involontaire le Chayok qui se jette avec fureur dans l’Indus.

Nous franchissons aussi vite que possible ce vertigineux passage, et ce n’est que parvenus de l’autre côté de la descente que nous regardons ce spectacle grandiose.

Sur cet étroit passage, hommes et chevaux semblaient être suspendus au-dessus de l’abîme.

Cependant notre saïs flatte et caresse le cheval de mon mari, qui refuse d’avancer, et, lui prenant doucement le sabot, il le lui pose sur une pierre à peu près ferme; la bête, sentant un terrain dur, se rassure et, guidée dans la bonne voie par son conducteur, se met doucement à descendre, sautant de pierre en pierre, et franchit heureusement ce redoutable passage.

Nos bêtes une fois en sûreté, nous poussons un soupir de soulagement et nous pouvons enfin regarder à notre aise le spectacle imposant que nous offre la réunion de ces deux immenses cours d’eau. Le Chayok, qui emmène les eaux des lacs Pankong, se jette à cet endroit avec une impétuosité extrême dans l’Indus. Certes c’est bien le véritable point pour servir à cette jonction furibonde. Aussi puissant et peut-être plus considérable que le fleuve lui-même, le Chayok est considéré par les géographes comme la tête septentrionale de l’Indus. Les indigènes l’appellent l’«Indus femelle».

Quel autre terrain que ces immenses granits aux gibbosités rugueuses pourrait résister aux fureurs de ces eaux? Ces lieux arides et sauvages peuvent seuls en être les témoins. Quel spectacle pour un peintre! Je ne l’ai vu qu’une fois et j’en garde le tableau vivant devant mes yeux. Nous nous détachons tout émus de ce splendide coup d’œil et nous reprenons le chemin, qui passe au milieu de petits villages, de champs et de jeunes plantations. Notre cœur en est fortement soulagé. Nous admirons une vieille mosquée qui répond au nom de Sobzar. Ce bâtiment en bois sculpté, ombragé d’arbres, est la maison de prière des habitants d’un petit hameau appelé Sarmiki, nid tout vert enfoui dans le creux d’une immense montagne.

Plus loin, au milieu d’un dédale de pierres, de canaux d’irrigation, de jeunes arbres, de vieux noyers plusieurs fois centenaires, la ville de Parkouta se dresse devant nous sur un énorme bloc de rocher qui lui sert de piédestal. En face, sur l’autre rive, des maisons couvrent la pente de la montagne; les plantations sont dispersées en gradins, retenues par une maçonnerie assez bien faite, et des arbres grimpent jusqu’à des hauteurs inaccessibles.

A Parkouta, sur une magnifique pelouse, M. de Ujfalvy fait des mensurations sur les Baltis, et M. de F... prend des types à la chambre claire. Nous achetons à de pauvres gens des briquets avec lesquels ils allument leur feu. Ils les suspendent à leur ceinture; ces briquets sont toujours accompagnés d’un couteau, d’une petite cuillère et d’une grosse aiguille en cuivre percée à l’une des extrémités.

A partir de Parkouta, l’Indus est resserré dans de hautes montagnes, et le milieu de la route est obstrué par des rochers d’un brun superbe. Lorsque le fleuve est haut, ils sont couverts par les eaux; les cavaliers doivent alors prendre la route qui passe sur la crête et qui est beaucoup plus longue. Car, pour suivre cette voie basse dans laquelle nous nous sommes engagés, les piétons sont obligés de s’arc-bouter sur les pierres glissantes de ces blocs. En ce moment, malgré la baisse relative des eaux, c’est à peine si nous pouvons trouver un passage, en empiétant sur le lit du fleuve et en nous courbant pour éviter le heurt des roches. La route continue en un long ruban se modelant sur la crête de la montagne.

Nous arrivons à Tolti, ancienne capitale du Baltistan; elle est plus grande que Skardo et pourrait être facilement défendue. Ses plantations sont préservées des inondations de la rivière par des gradins soutenus par des murs de pierres en très bon état. Tous ces travaux ont été exécutés par Méta-Manghel.

Depuis Gôl jusqu’ici, des eaux ont été conduites par un aqueduc qui les amène à des hauteurs très élevées. Indépendamment de l’Indus qui la baigne, Tolti est traversée par une jolie et bruyante rivière, le Cassaro, dont les eaux limpides fournissent une boisson délicieuse aux indigènes. Les montagnes qui enferment ce fleuve sont effritées par le temps, et les différentes couleurs qu’elles prennent aux reflets du soleil font leur principal attrait. Mais cette nature, belle pour les autres, n’a pour moi aucun charme; elle est trop raide, trop nue, trop aride! Si quelques jolis et riants villages ne venaient de temps à autre jeter une note gaie et souriante, ce serait, malgré ces grandioses beautés, le pays le plus désolé que j’aie jamais vu. C’est comme une prison perpétuelle, une volonté immuable qui vous dit: Vous n’irez pas plus loin!

Le 6 nous partons à six heures du matin seulement, mais septembre est venu, et la température s’est sensiblement rafraîchie. Nous sommes à 2750 mètres, cependant on nous apporte, à toutes les stations, du raisin, des poires, des pommes, voire même des pêches et des abricots; c’est à n’y rien comprendre, et notre bonne et vieille Europe serait bien étonnée, elle qui à ces hauteurs n’a plus que de la neige et de la glace à offrir à ses visiteurs. A peine en avons-nous vu hier sur le haut d’un pic qui semblait vouloir se perdre dans le ciel.

En partant le 7, nous montons à cheval, selon notre habitude. Nous faisons quelques pas; nos montures fraîchement reposées hennissent de plaisir; nous croyons traverser un joli endroit tout vert... Tout à coup un amas de pierres sur lequel se dessine vaguement un escalier apparaît comme notre chemin. Les coulis qui conduisent nos chiens sont déjà sur les premiers gradins de ce sentier à peine ébauché dans le roc et nous regardent d’un air narquois.

Adieu nos montures, il faut mettre pied à terre et grimper. Plus nous montons, plus la montagne est haute et présente ses flancs dénudés, sur lesquels on cherche la route. Nos chiens sautent gaiement; nous montons péniblement, et nos chevaux semblent nous suivre à regret.

Les aspérités se dressent toujours plus élevées devant nous. Nos regards se lèvent anxieux vers ces hauteurs impitoyables; nos poumons et nos jambes demandent grâce, mais c’est en vain.

Enfin nous sommes sur le faîte. Gens et bêtes, tout le monde souffle. Nous remontons sur nos chevaux et nous suivons péniblement des corniches qui montent et qui descendent à chaque instant. Quelle route longue et pénible!... Va-t-elle donc finir? nous apercevons de loin la descente. Quelle joie!...

Mais celle-ci, de près, est horrible. Impossible de penser à la faire à cheval. C’est à pied qu’il faut aller. Nos pauvres chaussures: comme les cordonniers seraient contents si l’on avait toujours de pareilles routes.

Deux heures durant, nous descendons sur du sable, sur des pierres, sur des rocs, sautant, glissant, enjambant des marches d’une hauteur à laquelle nos architectes n’auraient jamais songé.

Cependant les balcons sont solides, mais les corniches tournent un peu trop. Heureusement cet escalier vertigineux touche à sa fin.

De loin nous voyons la station. Mais nous devons nous arrêter à Do, car à Karmagne il n’y a pas de place pour nos tentes, et nous en sommes encore à trois milles. D’ailleurs nous sommes si fatigués que nous ne demandons pas mieux que de nous reposer.

J’ai toutes les peines du monde à trouver un cordonnier pour réparer mes bottes toutes déchirées. Enfin nous en rencontrons un, qui me remet une pièce grossière. C’est toujours mieux qu’un trou. Ici les indigènes vont pieds nus: c’est moins coûteux et les réparations ne se font pas sentir. Les élégants, car il y a toujours des élégants, même dans les cités les plus sauvages, les élégants, dis-je, portent des espèces de sandales en cuir. Sur les chemins pierreux et sablonneux, c’est la meilleure des chaussures: seulement il ne faut pas qu’elles soient mouillées. Celles que les Baltis confectionnent pour leur usage particulier sont grossièrement travaillées; mais à Srinagar il s’en fait de très jolies et de fort commodes. Il y a non seulement une chaussette de cuir, mais il y a en plus une semelle très forte, qu’on met à volonté et qui s’attache au pied par des courroies élégamment agencées. L’après-midi le radjah de Karmagne est venu nous donner le salam. Il nous fait apporter des melons, des raisins et de superbes abricots; ils sont loin cependant d’être aussi bons que ceux de Chigar.

Décidément les Baltis aiment les fleurs; ils s’en mettent sur la tête, à défaut d’autre parure. Cela fait un curieux effet de voir des jeunes garçons entièrement nus, la tête lourdement chargée, suivant la saison, de fleurs blanches ou rouges.

Cette population laborieuse possède une civilisation relative, car ils ont dans tous les villages des waterclosets placés de distance en distance. Ce sont de petites constructions en terre et en pierres en forme d’escargots.

Eux aussi, pour se guérir, se brûlent le corps. M. de Ujfalvy en a vu qui avaient le ventre couvert de cicatrices.

La récolte des moissons est faite; tous les épis, arrachés de terre, sont mis en tas semblables à nos meules, affectant néanmoins la forme carrée.

Le 7 septembre nous voit en selle à six heures. Entre Do et Karmagne, on dirait un pays détruit par le feu, tant les pierres, effritées par le temps, sont remarquablement belles. On croit voir à chaque pas les ruines de palais en cendres. Les montagnes elles-mêmes sont quelquefois en marbre.

Le pont en corde qui traverse l’Indus et sur lequel on se rend à Karmagne est bien plus imposant que celui du Tchinab. Il est plus élevé, plus long et, par cela même, plus secoué par le vent; cette réunion de brindilles de bois dont on fait des cordes a quelque chose de vertigineux.

Nous descendons de nos montures, et, guidés par des coulis, nous nous avançons jusqu’au milieu du pont. Ce pont pourrait plutôt s’appeler une échelle, car c’est sur chaque échelon qu’il faut poser le pied. L’Indus, roulant ses eaux impétueuses, paraît, entre chaque échelon, prêt à vous engloutir au moindre faux pas. La tête vous tourne si vous n’en avez l’habitude, et, sans l’aide de vos coulis, le passage serait d’une extrême difficulté. Quant aux chevaux, il leur est impraticable; aussi traversent-ils l’Indus à la nage, soutenus par des cordes qu’on tire de l’autre côté de la rive. Bon nombre de bêtes se noient à ces terribles passages, ou sont entraînées par le courant. On m’avait fait un tel tableau de ces ponts, que je m’étais imaginée ne jamais pouvoir en franchir.

Certes se voir suspendu au-dessus d’un fleuve immense qui roule ses eaux grisâtres sous un plancher balancé au gré du vent n’a rien de bien rassurant, mais avec du courage et de la bonne volonté on vient à bout de tout, et il faut en faire provision en voyage.

Karmagne, situé sur la rive droite de l’Indus, est un des plus beaux sites du Baltistan riverain. Le vieux palais du radjah est construit sur le haut d’une montagne; il semble être soudé dans le roc; les fenêtres en bois qui s’en détachent font un effet superbe. Il est très grand et devait autrefois servir de château fort, car sa position est formidable. Le nouveau palais, tout neuf, tout coquet, avec ses fenêtres en forme de tourelles et ses boiseries jaunes toutes reluisantes de vernis, ressemble à un joli chalet, dont le pied est caché par un jardin où les fleurs se mêlent agréablement aux arbres. Il s’élève à quelques pas seulement du vieux château.

L’habitation du frère du radjah, pour être plus petite, n’en est pas moins séduisante et paraît surgir complètement d’une touffe de verdure du plus beau vert qui domine le fleuve.

Plus on remonte l’Indus, plus les villages se rapprochent les uns des autres. Les chemins qui courent sur la rive droite du fleuve sont tellement effrayants, les escaliers qui le surplombent pour joindre un sentier à un autre sont tellement exigus qu’ils nous font trouver notre chemin superbe. Ce sentier, du reste, n’est praticable que pour les piétons.

A quelque distance de Do se trouve le cimetière des Baltis; leurs tombes rappellent un peu le rez-de-chaussée de leurs maisons. Ce sont de petits édicules en maçonnerie de gros cailloux, de forme carrée et peu élevés au-dessus du sol. La tombe de leurs saints se trouve toujours dans un endroit assez isolé; elle est entourée de longs bâtons au haut desquels flottent de petits morceaux d’étoffe rouge et blanche.

Les Baltis de la secte nourbakchis se rasent le milieu de la tête et laissent le reste de leurs cheveux bouclés, ainsi que le font leurs frères; leurs femmes, que nous rencontrons, ne sont certes pas jolies, et la propreté n’est pas leur côté faible.

La route est toujours la même: décombres, rocs et pierres; quelques-unes gardent l’empreinte de dessins curieux, que M. de Ujfalvy s’empresse de reproduire sur du papier. Ce sont surtout des scènes de chasse. Il y a bien longtemps que ces dessins ont été faits. Les Baltis d’aujourd’hui n’en seraient pas capables.

Encore un bien mauvais passage, grand Dieu! et nous serons à Baïtan.

L’étape est courte, six cosses ou dix milles. Une cosse baltistane vaut un mille et demi et un peu plus. Mais les Baltis ne sont pas toujours très sûrs eux-mêmes de leurs distances.

Les Baltis portent quelquefois sur leur grosse chemise de patou (lainage grossier) un bracelet ou plutôt un bourrelet d’étoffe, qu’ils fixent à leur bras avec une petite broche en cuivre; ils enferment dans ce bourrelet un talisman. Ils portent aussi des amulettes au cou, et, quand on les mensure, il faut bien se garder de toucher à ces objets, car ils perdraient alors leur privilège sacré. Aussi les protègent-ils avec leurs mains.

Inscriptions et dessins sur les rochers (vallée du haut Indus).
Inscriptions et dessins sur les rochers (vallée du haut Indus).

Décidément je deviens médecin. J’ai fait à Skardo une cure merveilleuse en guérissant le fils du djemel-dar, qui, depuis trois ans, avait un point de côté. Deux rigollots ont opéré ce miracle. Depuis ce temps, le père, qu’on a adjoint à notre suite pour nous guider dans notre chemin jusqu’à Srinagar, me présente toutes les personnes qui sont malades. On amène aussi à mon mari jusqu’aux aveugles, auxquels, hélas! il ne peut rendre la vue. Il leur conseille d’aller à Srinagar se faire faire l’opération ou se laisser soigner, car il n’a pas, dit-il, les instruments nécessaires ni les remèdes suffisants à sa portée. A ceux qui ont la fièvre, M. de Ujfalvy leur donne de la quinine, et moi je mets des cataplasmes et du cérat sur les plaies de ces malheureux. Ces médicaments les guérissent, et ils ont une foi aveugle en nous. Le jeune tchouprassi a eu les amygdales gonflées par le froid; je lui ai mis une cravate au cou, et, ô merveille! le lendemain son mal avait disparu.

Qui m’aurait jamais dit que, mon mari et moi, nous exercerions la médecine dans le gouvernement du Baltistan? Heureusement ce n’est pas comme en France, car, n’ayant pas de diplôme, on nous enfermerait pour exercice illégal de cette profession.

Dans ces montagnes si près du ciel, les maladies sont assez rares. Les hommes, toujours au grand air, aguerris dès leur plus tendre enfance à toutes les intempéries des saisons, vivant sobrement, donnent peu de prise aux maladies passagères; seules les maladies héréditaires peuvent vicier leur sang, et la malpropreté est leur plus grande ennemie.

Le soir, à Baïtan, notre mounchi, escorté du djemel-dar, nous demande si demain nous voulons prendre par le haut de la montagne ou suivre le bord de la rivière; nous nous décidons pour le fleuve, et, le 8 au matin, nous sommes sur ses bords par un chemin exécrable. Nous avons mal fait; cette route est horrible, même pour les piétons. Impossible de passer à cheval entre le bord de la rivière et le roc. Les corniches, sur lesquelles j’avance en frissonnant, me font recommander mon âme à Dieu; les balcons me donnent le vertige. Nous sommes plus souvent à pied que sur nos bêtes. Plus nous allons, plus le chemin devient mauvais (crabe, comme on dit dans le Baltistan), et nous arrivons exténués à Tarkouti, après avoir remarqué un petit village si haut perché que nous avons demandé son nom: il s’appelle Tchirchiki.

Tarkouti est réputé pour son manque d’herbe absolu. Cet endroit est aussi un de ceux où l’Indus est le plus mauvais; c’est presque un torrent mugissant.

Les montagnes changent cependant d’aspect et de hauteur.

Le 9, après quelques milles toujours en montagnes, nous quittons les bords de l’Indus et nous sommes sur ceux du Sourou, qui se jette à cet endroit dans ce fleuve, dont il va grossir les eaux.

Adieu donc, puissant torrent dont le nom a résonné à mes oreilles d’enfant; femme, je te quitte sans regret, car tes bords arides sont d’une beauté trop sauvage pour moi. Quelle habitude de ces âpres paysages doit avoir l’homme qui s’enferme dans ces rudes contrées qu’il aime et dont il fait ses délices! Dans notre imagination civilisée, nous ne pouvons nous faire une idée de ces pays dans lesquels notre semblable vit au milieu d’une monotonie perpétuelle. Vie tranquille, sans animation, au milieu de cette nature dévastatrice. Tandis que nous, enfermés dans une nature qui se plie à tous nos besoins, à toutes nos exigences, nous sommes remuants, agiles et en proie à toutes les convoitises de la civilisation.

Types brokpas.
Types brokpas.

Le Sourou a les eaux plus vertes; la nouvelle vallée est plus encaissée. La rive droite est élevée et ardue, on sent encore les confins de l’Indus. La rive gauche présente toujours l’aspect d’un lieu de démolition, mais les aspérités sont plus arrondies. De Tarkouti à Altintang il y a 14 milles, c’est une longue étape. La station est habitée par des Baltis et des Brokpas. Les plantations sont toujours en gradins, et l’on voit qu’il ne doit pas pleuvoir beaucoup, car les canaux d’irrigation sont bien aménagés; l’aqueduc qui les fournit retombe en cascade.

Les Brokpas habitent encore plus haut dans la montagne; on les fait descendre pour que M. de Ujfalvy puisse les mensurer; aussi leur donnons-nous un bon bakchich, et ils ne regrettent pas leur course.

Ce sont les individus les plus sales et les plus déguenillés que nous ayons encore rencontrés. Leur type est, à peu de chose près, le même que celui de leurs voisins. Ils nous observent très étonnés, mais cependant ils restent excessivement tranquilles lorsqu’il s’agit de les dessiner. En partant le 10 au matin, nous voyons le sommet neigeux d’un géant himalayen éclairé par les rayons du soleil naissant; il est dans toute sa beauté. Mais le chemin est si difficile qu’il nous faut y reporter toute notre attention. Nous passons heureusement un balcon en saillie sur la rivière; mais à peine le cheval qui fermait notre caravane l’a-t-il laissé derrière lui que nous entendons un grand bruit, répercuté par toutes les montagnes environnantes. Nous sommes glacés d’effroi et regardons nos guides, qui s’écrient: Sahar! sahar! (montagnes). C’est en effet un morceau de ce bloc qui s’est détaché, entraînant dans sa chute le balcon sur lequel nous venons de passer. Nous devenons plus pâles encore à la pensée du danger auquel nous avons échappé. Heureusement nos coulis sont en avant. Les Baltis sont les porteurs les plus exacts que nous ayons eus jusqu’à présent.

Au hameau voisin, si on peut appeler ainsi ces nids de verdure qu’on rencontre à d’assez longues distances sur la route, tous les hommes sont en émoi pour aller réparer le passage, qu’il faut vite refaire avant la saison rigoureuse.

Sur la rive droite du Sourou, dont la vallée continue à être toujours resserrée, surgit un village d’une grandeur remarquable, et les arbres qui abritent les êtres humains vivant dans cette solitude font l’effet d’une oasis dans le désert. N’en est-ce donc pas un que ces monstruosités terrestres?

A Gangani nous nous remettons de notre effroi et nous achetons à très bon compte des tiges d’églantiers d’une grosseur remarquable. Toute la route en est garnie et leurs boutons rouges me remettent en mémoire une très bonne sauce qu’on fait avec ces fruits en Autriche pour manger le gibier.

A Tarkouti j’avais pris comme saïs un Balti âgé de dix-huit ans, à la figure intelligente; nous l’avions fait habiller proprement, car il était à peine vêtu, et nous avions entouré sa tête d’un turban. Cet ornement, l’orgueil de tout bon musulman, le plongea dans le plus profond enchantement. Il ne se sentait pas d’aise.

Le couli de Mme de F..., brave Cachemirien égaré à Skardo, où elle l’avait engagé, s’imagina immédiatement que, faisant l’office de saïs, il devait aussi porter un turban. Il osa formuler sa demande à sa maîtresse, qui, tout en riant à l’idée de ce garçon à peine vêtu, refusa bel et bien de lui couvrir la tête. La figure de ce pauvre garçon prit un tel air de tristesse qu’il faisait pitié; pour eux, un turban c’est la beauté poussée au plus haut point, l’idéal de tout désir.

Pourtant l’appétit vient en mangeant, et mon saïs Mahomet, satisfait et déjà habitué à son turban, ne pensait plus qu’à une chose: à avoir une position sociale plus élevée; déjà de couli il était devenu saïs: qui donc l’empêcherait de devenir valet de chambre, bera, position qu’il nous déclara être beaucoup plus de son goût? Soigner les chevaux, fi donc! Après huit jours d’élévation, déjà si ambitieux! Mais nous fîmes la sourde oreille, et saïs il restera, à moins toutefois qu’il ne devienne maçon, terrassier ou manœuvre, comme ceux qui sont à Simla. Les Baltis, étant très laborieux, sont employés en grand nombre par les Anglais pour leurs travaux. Aussi s’expatrient-ils volontiers, sachant qu’ils seront bien rétribués. Mais ils reviennent cependant avec bonheur dans leurs hautes contrées, lorsqu’ils ont amassé quelque argent. Ils imitent en cela les Italiens qui accourent dans le Tyrol et remplacent volontiers comme manœuvres les laborieux Tyroliens, trop orgueilleux pour se prêter à de pareils travaux.

Le soir, le brave Mahomet-Djan, que le radjah de Karmagne nous avait donné pour nous accompagner, nous a quittés; c’était dommage, car il était bien amusant. Chaque fois qu’il nous parlait, il croisait toujours ses mains, et, quand il nous disait: Rasta khrab (mauvais chemin), il nous le disait d’un air si triste, si humilié, qu’on aurait pu croire que c’était sa faute; M. de Ujfalvy lui a acheté pour huit roupies un talisman en argent qui en avait coûté quatre. Malgré ce beau bénéfice, il a eu bien de la peine à se décider, bien que nous lui laissâmes le morceau de papier sur lequel est écrit le verset du Coran qui doit le protéger et dans lequel les Baltis ont une foi aveugle.

Aussi le médecin anglais de l’hôpital du Cachemire exige-t-il de tous les porteurs de talismans hindous ou musulmans qu’ils s’en dessaisissent. «Donnez le talisman, ou je ne vous soigne pas.» Malgré leur confiance en cet objet, ils finissent toujours par le lui remettre, en voyant la maladie s’aggraver. Alors seulement le médecin les soigne. La précaution est bonne, car ces malheureux, malgré les soins, malgré les médicaments, diraient toujours, si on leur laissait ce fétiche, qu’ils lui doivent leur guérison.

A propos de cette foi aveugle, M. Halévy, célèbre voyageur en Arabie, nous a raconté un fait très curieux qui lui est arrivé. Il passait dans ce pays pour un saint, et, un jour, un homme lui demande un talisman. Le voyageur était bien embarrassé. Enfin il lui vint une idée: il écrivit quelques lettres sur un morceau de papier devant son interlocuteur, et, adroitement en le roulant et en l’enfermant dans la petite amulette, il l’escamota et mit un papier vierge à la place. Puis, le remettant à celui qui lui avait donné l’hospitalité, il lui dit: «Je te donne ce talisman, mais garde-toi de l’ouvrir, car, si tu l’ouvrais, ce qui est écrit dedans disparaîtrait à l’instant même, et le talisman perdrait sa vertu». L’homme reçut ce don avec une reconnaissance sans égale et le suspendit à son cou. Mais la curiosité fut plus forte que la foi, et, après quelques jours, notre homme, tourmenté du désir de savoir ce qu’il y avait sur cette feuille, ne put résister à l’envie de l’ouvrir. Hélas! tout avait disparu, et le papier était vierge de toute trace d’écriture. Le malheureux vint trouver M. Halévy et lui avoua qu’il n’avait jamais vu de sorcier comme lui.

Nous mangeâmes à notre dîner des canards tués par M. de F... sur les bords escarpés du Sourou et qui sont véritablement délicieux. Le régal est grand pour nous, qui depuis notre entrée dans le Cachemire ne mangeons pas autre chose que du poulet (mourghi) ou du mouton en ragoût (gebab). Dans la région que nous venons de parcourir, le grand gibier, tel que l’ovis ammon, le cerf à grandes cornes, et tous les beaux animaux aux pieds agiles qui font l’orgueil du chasseur, est nombreux sur ces montagnes escarpées; aussi ces régions sont-elles parcourues surtout par des chasseurs, qui montent à des hauteurs presque inaccessibles.

Il faut rendre justice aux canards sauvages qui visitent les bords du Sourou et qui y sont en grand nombre: leur chair est excellente.

Nous sommes partis le 11, avec la promesse que nous aurons enfin une bonne route. Hélas! nous en avions perdu l’habitude depuis longtemps.

A part quelques montées et quelques corniches écroulées que l’on réparait, le chemin, depuis Gangani jusqu’à Karkitchou, est en effet relativement assez bon. Au sortir de Gangani nous rencontrâmes une pierre couverte d’inscriptions, que M. de Ujfalvy s’empressa de copier. Le chemin est bordé de distance en distance de trous larges et profonds, faits, paraît-il, par les chercheurs d’or.

Le Sourou charrie-t-il donc de l’or? Dans tous les cas, il ne doit pas y en avoir beaucoup, car les habitants qui s’occupent à ce travail ne sont pas plus riches que les autres.

Depuis quelques jours déjà j’avais vu de grands trous creusés le long du chemin, dont je ne m’expliquais pas l’origine; le mounchi Gân-Patra, notre mounchi, me dit que des chercheurs d’or étaient venus autrefois dans la contrée, mais qu’ils avaient dû abandonner leurs recherches, car ce qu’ils avaient trouvé d’or était si peu de chose que c’était inférieur en valeur aux déboursés qu’ils devaient faire pour leurs travaux, On nous avait déjà raconté à Skardo que les orpailleurs qui exploraient les sables de l’Indus et ses affluents ne faisaient que de très maigres affaires.

Mon mari me raconta à ce sujet qu’autrefois le sol de ces contrées devait renfermer des quantités considérables d’or, car Hérodote en parle, et même d’une façon très curieuse.

Le soir, en rentrant sous notre tente, nous sortîmes de notre petite bibliothèque de voyage l’édition d’Hérodote que nous avions emportée, et voilà ce que nous trouvâmes au second chapitre, paragraphe 102:

«D’autres peuplades indiennes sont limitrophes du territoire de Caspatyre et de celui des Pactyices; elles demeurent au nord des autres Indiens et ont à peu près le même genre de vie que les Bactriens. Plus belliqueuses que tout le reste de ces peuples, ce sont elles qui vont à la recherche de l’or, car elles touchent à ce sol qui est désert à cause des sables. Dans le désert et dans le sable vivent des fourmis grosses presque comme des chiens, un peu plus que des renards.

«Le roi des Perses en a quelques-unes, qu’il fait prendre en ce lieu. Ces fourmis donc, faisant leur gîte sous terre, amoncellent le sable comme le font les fourmis en Grèce, auxquelles d’ailleurs elles ressemblent beaucoup. Mais dans l’Inde les amas de sable sont mêlés d’or... Les Indiens emploient donc cette méthode et cet attelage pour aller chercher de l’or, s’arrangeant de manière à faire leur provision pendant la chaleur la plus ardente. Car alors les fourmis se cachent en terre. En ces contrées, le soleil est dans sa plus grande ardeur après l’aurore et non, comme ailleurs, à midi. Son extrême force dure jusqu’au moment où chez nous finit le marché. Pendant tout ce temps il a beaucoup plus d’ardeur qu’en Grèce à midi; on est obligé, dit-on, de s’arroser alors à flots d’eau fraîche. La chaleur du milieu du jour est à peu près la même pour les Indiens que pour les autres hommes. Lorsque le soleil décline, il devient chez eux ce qu’ailleurs il est le matin. Plus il s’abaisse, plus il se refroidit, jusqu’au moment où, près de se coucher, il est tout à fait froid.

«Arrivés à leur but avec des sacs, les Indiens les remplissent de sable; après quoi le plus rapidement possible ils s’en retournent. Car, disent les Perses, les fourmis à l’odeur retrouvent leurs traces, et elles les poursuivent. Leur rapidité est sans pareille, de telle sorte que si les Indiens, pendant qu’elles se rassemblent, n’avaient point pris une grande avance, aucun d’eux ne pourrait échapper.

«Cependant les chameaux, inférieurs à la course aux femelles et plus vite fatigués, ne marchent point d’un pas égal; mais les chamelles, se souvenant de leurs petits qu’elles ont abandonnés, ne se ralentissent pas un instant. C’est ainsi que les Indiens se procurent la plus grande partie de l’or qu’ils possèdent, à ce que disent les Perses. Celui qu’ils obtiennent en creusant dans la contrée est moins abondant.»

Il s’est trouvé des personnes pour se moquer des récits fantastiques du grand historien grec.

Les fourmis fouisseuses du nord-ouest des Indes leur paraissaient aussi ridicules que l’air rempli de plumes dans les plaines de la Scythie; mais, depuis, Hérodote a été réhabilité. L’image des plumes remplissant l’air pour indiquer les flocons de neige qui tombent est très belle, surtout dans la bouche d’un Grec, qui ne savait pas ce que c’était que la neige et n’en parlait que par ouï-dire. Le fait des fourmis fouisseuses a mis plus longtemps avant d’être éclairci. Des auteurs croyaient que c’était une espèce d’hyène; aujourd’hui tout s’explique, depuis que nous avons fait de si rapides progrès dans la connaissance du sanscrit: dans cette langue on emploie le même mot pour désigner la fourmi et la marmotte.

Ce sont donc ces dernières bêtes au poil fauve, à la course rapide, dont nous avons entendu si souvent les sifflements aigus sur les hauteurs glacées du Déosaï, qui, en creusant leurs profonds terriers, font venir des parcelles d’or à la surface du sol. Ces trous, dans le Baltistan, n’étaient pas cousus d’or, et la journée de ces travailleurs ne leur rapportait guère plus de six anas.

Relativement c’était encore un beau gain, surtout quand on songe qu’au Cachemire un ouvrier qui gagne trois roupies par mois peut nourrir trois femmes, et que le salaire des plus habiles ouvriers de la capitale cachemirienne ne s’élève pas à plus de six ou huit anas par jour.

C’est qu’avec deux ou trois anas ces Cachemiriens vivent très bien, eux et toute leur famille; le riz cuit à l’eau et assaisonné de poivre rouge ou de piment leur suffit et même au delà. Dans le Baltistan, la nourriture est encore à meilleur marché.

De Gangani à Karkitchou nous suivons pendant quelque temps encore les bords du Sourou, qui dans ces parages est beaucoup plus large et beaucoup plus rapide qu’à son embouchure; puis, après avoir tourné à droite, nous retrouvons le Chigar, qui, venant du Déosaï, se jette dans le Sourou.

Deux larges torrents qui se précipitent au printemps dans cette rivière sont maintenant à sec; ils doivent être assez difficiles à traverser en cette saison.

M. de F... essaye encore de tirer des canards, mais, hélas pour notre pauvre table, il est beaucoup moins heureux cette fois, et les volatiles s’enfuient sans nous laisser un des leurs.

Les montagnes des bords du Chigar sont moins hautes et moins rocheuses que celles du Sourou et surtout de l’Indus, mais elles ne sont pas plus habitées, à part quelques frais villages qui viennent rompre de temps en temps l’aridité de cette grandiose nature; les rives ont un air morne et triste.

Les animaux eux-mêmes en ont peur, car, hormis quelques pies plus belles que les nôtres et quelques rares oiseaux, aucun gazouillement ne vient distraire les échos d’alentour. Les chiens n’égayent plus de leurs aboiements les hameaux que nous traversons et où nous nous arrêtons.

La rive droite du Chigar paraît assez bien faite; elle est aussi beaucoup plus fréquentée que la nôtre, car elle mène à Leh, capitale du Ladak; du reste nous la retrouverons.

La route que nous avons suivie depuis Skardo est toute nouvelle et n’a été encore parcourue que par quelques rares personnes étrangères ou indigènes.

Les indigènes que nous rencontrons font d’ailleurs de grands détours pour nous éviter, ou plutôt pour éviter nos chiens, dont ils ont une peur horrible. Ces chiens, que nous nous sommes procurés à Skardo, sont d’une race toute particulière et viennent du Ghilghit.

Nous arrivons à Karkitchou, village situé au pied du Chigar et entouré de nombreuses plantations de millet et de tabac. Les églantiers y atteignent une grosseur inconnue en Europe, et leurs tiges pourraient faire les cannes les plus originales qui se soient vues. Cette gorge est magnifique; on voit, à plusieurs milles de distance, une double rangée de montagnes, dont les pics aigus et dentelés s’élèvent menaçants vers le ciel. Ces sommets sont hauts de plus de 5200 mètres et atteignent jusqu’à 5500 mètres. Le torrent qui s’échappe de la terre en bouillonnant semble sortir des entrailles de ces monstres gigantesques. Sur les pentes douces le cèdre deodar a fait place à des genévriers arborescents, le cèdre, cet arbre si original, a dit de Kirman, «qu’il offre l’aspect d’une pyramide compacte et régulière surmontée d’une flèche effilée d’un vert pâle et blanchâtre. Le tout fait penser aux formes sveltes et délicates de nos clochetons gothiques.» Nous revoyons le rhododendron, que nous avons tant admiré à Simla, mais il est plus petit et forme avec le myricanos (tamaris) de ravissants buissons.

A Karkitchou, M. de Ujfalvy mensura des Ladakis; ceux-ci ont le type mongol, il n’y a pas à s’y méprendre. Ils ont les pommettes saillantes et le crâne beaucoup plus volumineux que celui des Baltis; les sourcils, qui chez ce dernier peuple sont arqués et même croisés, deviennent chez les Ladakis très peu fournis et arqués vers les extrémités seulement; ils ont les yeux obliques et le nez gros et court, tandis que celui des Baltis est long et étroit vers la base et d’une belle forme. Les Baltis ont la bouche petite, les lèvres fines et moqueuses, tandis que les Ladakis ont la bouche grande et les lèvres grosses et renversées en dehors. Ils ont en outre de grandes oreilles, et la figure affecte la forme du losange. Enfin les Ladakis, au lieu d’avoir les cheveux bouclés comme leurs voisins, les ont raides, épais et droits; leur barbe, loin d’être abondante, est rare, et leur peau est glabre. Ils sont de taille trapue et moyenne; leur charpente est osseuse et massive; les extrémités sont très grandes, et leurs jambes sont beaucoup plus courtes que celles des Baltis.

Pour quiconque a vu des hommes de ces deux races, il ne peut plus les confondre. M. de F..., qui les esquisse et qui, comme peintre, doit avoir le coup d’œil juste, les reconnaît tout de suite. Et, fait caractéristique, le Ladaki a surtout les paupières bridées près des tempes, détail qui n’existe pas chez le Balti.

Groupe de Ladakis.
Groupe de Ladakis.

Nous achetons le costume d’un Ladaki, que, entre parenthèses, nous payons assez cher. Cet habillement doit son caractère au bonnet dont ils se couvrent le chef, bonnet qui est en velours sombre garni d’une bordure éclatante et qui ressemble à celui des Napolitains; mais il est moins pointu, beaucoup plus large et beaucoup plus volumineux. Les Ladakis portent une longue robe en laine blanche serrée à la taille par une ceinture, un pantalon, des bottes en grosse laine et peu montantes. Leur jambe est entourée d’une bande de coton sur laquelle court un ruban de couleur qui sert à la maintenir. Une boucle d’oreille à l’oreille droite et un bracelet. Un briquet pend à leur ceinture. Ils ont en plus une seconde écharpe dans laquelle ils se drapent.

Le costume des femmes est à peu près pareil à celui des hommes, moins le bonnet. La robe est garnie d’un gros effilé de laine imitant la fourrure. Leur coiffure consiste en une longue bande d’étoffe, toute garnie de grosses turquoises percées aux deux extrémités afin de pouvoir les fixer sur l’étoffe. Cette longue bande rappelle un peu la coiffure des femmes bakchirs qui habitent les montagnes de l’Oural. Mais chez ces dernières les cheveux sont enveloppés par un bonnet tout couvert de perles d’où s’échappe par derrière cette longue bande qui chez les Bakchirs est garnie de coquillages et de broderies. Chez les Ladakies, les cheveux embrouillés et tressés se mêlent à cette étrange coiffure, qui se vend un prix excessif. Lorsque nous voulûmes en acheter une, on nous demanda de 250 à 300 roupies. Nous dûmes y renoncer, tant le prix était élevé.

A Srinagar, chez la femme du gouverneur anglais de Leh, j’ai vu une jeune femme ladakie, sa servante, qui avait un très riche costume; elle portait en outre à ses poignets des cercles en porcelaine qu’elle avait eu toutes les peines du monde à faire entrer; ses mains avaient été meurtries pendant plus de huit jours, et les cicatrices étaient restées assez longtemps. Aussi ces bracelets, une fois mis, ne quittent plus les poignets.

La polyandrie est en usage chez les Ladakis, et, comme dans le Koulou, les frères ont souvent la même femme, ce qui n’empêche pas que la femme prend quelquefois en outre pour époux un étranger qui s’introduit dans la famille sans que personne y trouve à redire.

La jeune servante que nous avons vue à Srinagar, chez la femme du fonctionnaire anglais attaché au service du maharadjah, avait déjà changé trois fois de mari, alléguant toujours qu’il ne lui plaisait plus. Cet usage de la polyandrie est une raison économique au suprême degré et qu’il est impossible de détruire; il empêche l’augmentation par trop nombreuse de la famille. Les biens ne sont pas divisés, et c’est une cause vitale dans un pays si pauvre, paraît-il, et où toutes les terres qui peuvent être cultivées sont défrichées depuis longtemps.

Ils ne peuvent pas non plus se livrer à un grand commerce, à cause de la difficulté des communications. Le riz, par exemple, est chez eux un objet de luxe. Le bois est rare dans ce pays, où pourtant on en a grand besoin. Dans les montagnes il y a des conifères, mais la difficulté du transport rend l’exploitation impossible; aussi le plus généralement on brûle ou de la fiente des animaux, ou des arbustes dont on fait des fagots.

Riche ladaki (Karghil).
Riche ladaki (Karghil).

Toutes les maisons sont construites en pierres, et, au milieu de la salle où on se réunit, se trouve le foyer avec une ouverture au-dessus, pour laisser passer la fumée. Voilà qui rappelle les kibitkas kirghises, où l’on se brûle par devant, tandis qu’on gèle derrière. Les Ladakis que M. de Ujfalvy mensurait étaient bien sales et ils me paraissaient en cela dépasser les Dardous. Comme leur religion ne les oblige pas aux ablutions, ils ne se lavent jamais le corps, et, pour ce qui est de leurs vêtements, ils trouvent que les rapproprier est chose superflue; ils attendent qu’ils tombent en lambeaux pour en changer. C’est une race robuste; les femmes travaillent autant que les hommes. Ils sont généralement très doux et très pacifiques; ils aiment beaucoup les fêtes. Quoiqu’ils n’aient pas de vigne, ils se grisent très bien avec une bière qu’ils appellent chang. Nous voulions acheter à de ces bons Ladakis un moulin à prières, mais ils n’en avaient pas, et il nous fut impossible de nous en procurer; nous le regrettâmes vivement, car c’est un objet très curieux.

Les lamas ou prêtres portent toujours entre leurs doigts ce petit objet cylindrique, qu’ils font tourner et qui débite leurs prières pour eux; ils peuvent alors s’occuper d’autres choses.

Lama de l’Hassa (Thibet).
Lama de l’Hassa (Thibet).

Les Ladakis ont une instruction relative. Les enfants sont confiés aux prêtres, et, comme l’hiver est très long dans leur pays, ils peuvent donner une grande partie de leur temps à cette occupation.

Ils cultivent le froment et l’orge et se servent des vaches et des yacks pour le labour. La boisson générale est le thé. Chez eux la division des castes n’existe pas, et, comme ils sont éloignés des Hindous, ils n’en ont pas autant subi l’influence; au lieu de laisser leurs morts exposés sur des rochers pour devenir la proie des animaux sauvages, ils les brûlent, comme ils le faisaient autrefois, après les avoir gardés quelques jours chez eux. Plus ils sont de haute condition, plus on les garde de temps.

Les musiciens et les forgerons sont méprisés par eux et forment une caste tout à fait à part, avec laquelle les autres agriculteurs ne s’allient jamais. Ils avaient l’air très étonnés de l’opération que M. de Ujfalvy faisait sur eux; mais, comme les costumes qu’on leur acheta furent très bien payés et que le bakchich qu’on leur donna leur paraissait une grosse somme, ils se laissèrent non seulement mensurer, mais ils se prêtèrent de bonne grâce et sans remuer aux exigences nécessaires pour la reproduction de leurs traits sur le papier.

Cette journée fut très amusante pour nous, et j’avoue qu’elle donna bien envie à M. de Ujfalvy de pousser un peu avant dans leur pays; mais la question d’argent, qui nous avait déjà arrêtés pour franchir le Karakoroum, se présenta, quoique de beaucoup amoindrie cependant, et nous fit grandement réfléchir.

Il fallut pourtant nous résigner, et ce fut avec un grand soupir de tristesse que, le lendemain, 11, nous franchîmes un pont branlant sur le Chigar pour atteindre sa rive gauche, où nous retrouvâmes la route qui devait ou nous conduire à Leh ou nous ramener à Srinagar. Devant nous c’est Srinagar, derrière c’est la capitale du Ladak!... Quel dommage!... Nouveau soupir!... Le chemin est large, et l’on voit qu’il est fréquenté; nous rencontrons quelques rares voyageurs, plus heureux que nous, qui suivent le Chigar sur sa droite et se dirigent vers cette capitale.

Jusqu’à l’endroit où le Dras se jette dans le Chigar, la route que nous suivons est bien monotone, mais, quand nous arrivons au contour de la montagne qui suit la première rivière, elle devient plus belle et le défilé est plus pittoresque.

Quelques vestiges de végétation. Des saules, des genévriers bordent le cours d’eau, et les églantiers vous éraflent le visage en passant.

Le village de Karghil, que nous traversons, possède aussi un emplacement pour le jeu de polo. Du reste, ainsi que je l’ai déjà dit, tous les villages, tels que Tolti, Karmagne, Parkouta, avaient aussi le leur. L’amusement favori de ces peuples doit avoir partout sa place.

Près d’arriver à Tachgan, nous traversons le Dras sur un pont de bois beaucoup plus branlant que le précédent, et nous voilà sur la rive gauche, sans arbres, par conséquent sans ombre au milieu d’un terrain pierreux et sablonneux, sur lequel il pleut rarement. Tachgan est composé de quelques pauvres maisons en plein soleil et en plein vent. On a planté, grâce à des irrigations, un petit bois de saules, mais ils sont si jeunes encore, que leur ombre ne se fait pas sentir. Les nuits sont très froides; les soirées et les matinées sont très fraîches. L’après-midi, le soleil est brûlant.

Nous voyons à gauche la cime du Naktoul toute couverte de neige, car elle a 5475 mètres. Il y a d’autres pics, mais ceux-ci sont moins élevés; aussi de rares fils d’argent et quelques places blanches seulement se laissent voir sur leurs crêtes dénudées.

Le 13, François, notre brave traducteur, nous réveille à quatre heures moins un quart; il s’est trompé, le pauvre garçon, il a pris le clair de lune pour le lever de l’aurore, et, lorsque nous regardons à notre montre, nous voyons cette heure matinale. Inutile de nous rendormir pour une heure, nous prenons notre parti en braves et nous nous jetons en bas du lit. Nous tremblons bien un peu, car il ne fait pas chaud sous la tente. A cinq heures, le vrai jour apparaît et nous voit à cheval.

La route qui conduit à la ville de Dras passe, en longeant de temps à autre la rivière, par une large vallée traversée par de nombreux petits cours d’eau qui se jettent dans la rivière de Dras. Le terrain est cultivé partout et nous sommes à l’époque de la moisson.

Les moissonneurs arrachent le blé; d’autres ont déjà mis les épis sous le pied des chevaux pour être battus.

On voit que les bêtes ont l’habitude de faire ce travail; elles tournent sans se tromper, sans changer d’allure et avec un ensemble admirable. Quatre chevaux sont attachés très légèrement l’un à l’autre. Quelquefois aussi ce sont des yacks qui travaillent avec un cheval. Ici ces animaux ne sont pas de race pure, mais toujours mélangés.

La ville de Dras est une réunion de petits villages situés à quelque distance les uns des autres, et, comme pour les protéger, au centre et dans le fond de la vallée se dresse une forteresse, la plus importante en grandeur de tout le Baltistan. Mais avec les armes de guerre actuelles son importance est illusoire, et il suffirait de couronner les hauteurs, facilement accessibles, qui la dominent, pour la réduire à néant.

Les montagnes qui encaissent la vallée de Dras sont généralement herbeuses et sont de loin en loin dominées par des pics neigeux. On élève beaucoup de bestiaux et on a fait des commencements de plantations; le dattier sauvage et le saule viennent très bien.

Dras est à 3033 mètres d’altitude; malgré cette élévation, le blé y mûrit en assez grande quantité. Le soleil est si chaud pendant le jour, qu’il doit réparer avec usure les fraîcheurs des nuits et des soirées. Le ciel est d’un bleu sans nuages et me rappelle celui du Turkestan.

Cette réunion de petits villages appelés Dras est un rendez-vous de tous les peuples, tels que les Ladakis, les Dardes et les Baltis; ces peuples s’y confondent, s’y croisent, ce qui fait que leur type n’est pas aussi bien défini que lorsqu’on les examine dans leurs propres pays. C’est sans doute ce qui a fait dire que les Baltis étaient des Mongols.

Pour qui va chez ces derniers, la différence saute aux yeux. Il est clair que M. Drew, grand géologue, a regardé bien plus attentivement les pierres et les montagnes que les peuples qui les habitaient.

Les peuplades des environs de Dras sont si mélangées par cette cohabitation, que nous y avons vu des Ladakis à nez crochu, des Baltis à face épatée et des Dardous à pommettes saillantes.

Dras possède deux places pour le polo, une tout près de la station et l’autre plus éloignée.

C’est à la première que nous nous rendîmes le lendemain, après que mon mari eut mensuré d’autres Ladakis. Mais cette population si mélangée n’a que peu d’intérêt pour lui.

Au moment où, montés sur nos coursiers, nous nous mettons en marche pour nous rendre au polo, la musique, pour nous faire honneur, se met à éclater. Aux sons si bizarres de ces instruments, nos chevaux prirent une telle peur qu’ils partirent au galop, emportés au milieu de cette large vallée par une course folle à laquelle les indigènes se mêlèrent pour les arrêter. Mais ils n’y purent parvenir; nos bêtes lancées, après une bonne nuit de repos, aspiraient, les naseaux au vent, le bonheur de se croire libres. Enfin, à force de leur parler, de les retenir, et lassées peut-être elles-mêmes de cette course échevelée, elles se calmèrent et, toutes frémissantes encore, entrèrent dans l’enceinte du polo.

Nous prîmes place sur une petite élévation de terrain dominant l’emplacement, qui est magnifique et pourrait contenir un grand nombre de cavaliers.

Les Dardous sont beaucoup moins habiles à ce jeu que les Baltis; la façon dont ils lancent la boule est moins élégante: celle-ci est du reste plus petite et le bâton est aussi d’une forme différente.

Les chevaux dardous sont moins bien dressés à ce jeu que ceux de Skardo, et presque toujours ils dépassent l’enceinte. Ils n’étaient qu’une quinzaine de cavaliers dans ce grand espace; aussi l’animation était moins grande et le coup d’œil s’en ressentait. Leurs chevaux, étant plus élevés, sont aussi plus disgracieux: un cheval efflanqué qui caracole, tourne et retourne, s’arrête, s’élance, n’a rien de gracieux pour l’œil, et c’est l’effet que nous produisit un grand Dardou monté sur un pareil coursier, aussi maigre que sa bête et qui faisait revivre en nous le souvenir de don Quichotte.

A Dras il y a un grand nombre de tatous, ou chevaux de montagne, et mon mari fit l’acquisition d’une de ces bonnes bêtes, assez forte pour pouvoir le porter; pour soixante roupies le marché fut conclu. Son pauvre cheval, qui s’était déferré sur ces horribles routes, avait le pied tellement gonflé qu’il fallait le laisser à Dras au soin du saïs, avec ordre de venir nous rejoindre lorsque la bête pourrait marcher. Nous pouvons avoir confiance en cet homme: un bon saïs n’abandonne jamais son cheval, et il fait quelquefois de deux à trois cents milles tout seul avec lui et le ramène toujours en bon état à son propriétaire, quelle que soit la distance. Si, par hasard, il arrive un accident, il se fait donner un certificat par les autorités de l’endroit où cet accident est survenu. Mais c’est un fait qui est excessivement rare.

Dras possède un misérable bungalow que le maharadjah a fait construire pour les étrangers. C’est un simple meza nino composé de plusieurs pièces qui sont assez propres et en assez bon état; il est situé près du bagh ou jardin.

Le caravansérail pour les indigènes est un bâtiment carré composé de chambres ouvrant sur une véranda, donnant elle-même sur une cour. Des hangars sont destinés à protéger les chevaux. Près des écuries il y avait un immense chaudron d’une forme tout à fait étrange. Cet ustensile sert-il aux hommes ou aux animaux?

Il y a à Dras un radjah, qui est le vassal du maharadjah du Cachemire; on y trouve aussi un maître de poste.

La poste de Dras à Skardo est très bien organisée, et, quoiqu’il y ait près de dix stations jusqu’à la capitale du Baltistan, les hommes, se relayant nuit et jour, ne mettent que deux fois vingt-quatre heures à les franchir.

Le 15 au matin nous quittons cette cité, arrosée par la rivière qui lui donne son nom et qui coule avec une grande rapidité; nous admirons, en passant, la forteresse placée sur les bords et très belle avec les quatre tours dont elle est flanquée.

Le chemin que nous parcourons est relativement assez plat; la montée est très douce, puisque Dras est déjà à une assez haute altitude.

La station de Matayan n’est pas un village, mais une étape, où nous ne nous arrêtons pas; c’est à deux milles plus loin que nous campons. Déjà les montagnes se couvrent d’arbustes et prennent un aspect tout à fait alpestre; de beaux pâturages nourrissent des chèvres, des bœufs et cette espèce de yack mélangé qu’on appelle sou. Les chevaux sont plus grands que les tatous des montagnes du haut Indus et ne pourraient pas passer sur les étroites corniches, sur les frêles balcons de la nouvelle route de Méta-Manghel.

C’est par troupes que nous les rencontrons paissant sur ces hauts vallons. La nuit est glaciale; à six heures, sous la tente, nous n’avons que trois degrés; aussi nous prenons notre chocolat à la hâte et nous montons à cheval tout transis; nos gens grelottent.

La route est superbe et les ruisseaux gardent des traces de la gelée de la nuit; nos chevaux hennissent et enflent leurs naseaux; nous commençons à gravir la passe la plus douce que nous ayons encore rencontrée et par laquelle nous entrerons dans la vallée du Sind.

Les cours d’eau que nous traversons proviennent tous de la fonte des neiges, dont les pics sont couverts; l’eau est glaciale, et nos guides nous préviennent de n’y pas laisser boire nos bêtes. Le chemin est rempli de moraines, sur quelques-unes desquelles nous marchons; à notre gauche nous pouvons admirer une superbe montagne couverte de neiges éternelles.

Sur une longueur de cent mètres environ, la rivière disparaît sous un pont de neige pour reparaître et disparaître encore sous une nouvelle couche neigeuse. Une rivière s’échappe avec impétuosité d’un de ces énormes glaciers; de sa violence même résulte une magnifique cascade que nous contemplons quelques instants au milieu d’une nature triste et mélancolique; plus loin un petit lac qui est formé par de la neige fondue se décharge dans une rivière dont le changement de direction nous avertit que nous sommes sur le col. Il court dans la direction du Cachemire. Nous franchissons encore une moraine; puis une dure montée, et nous sommes sur le point le plus élevé du col du Zodjila (3390 mètres).

Devant nous, presque à notre hauteur, d’épais tapis de neige s’offrent à nos yeux; les pointes des cimes qui percent ces tapis contrastent seules avec cette blancheur.

Ce sont les pics de la fameuse montagne le Govashbaari (5351 mètres). Un peu plus bas, les pentes se garnissent d’arbres touffus, et le conifère svelte et droit les domine de toute son élégance. A notre gauche des rochers immenses plongent à pic leur pied monstrueux dans le Sind, les flancs couverts d’arbres d’un beau vert. Ils semblent être les ruines d’un vaste château des temps mythologiques, construit pour ces titans qui combattaient les dieux. Devant nous les bouleaux à la blanche écorce nous rappellent nos pays occidentaux, et en bas, bien bas, la rivière du Sind arrose de ses méandres la riante et riche vallée que nous apercevons à nos pieds et par laquelle nous allons voyager. Nous admirons ce magnifique tableau, qui embrasse un tel horizon de montagnes, que la plume ne saurait le décrire. Nos yeux, accoutumés à tant de beaux paysages, n’ont encore rien contemplé qui réunisse des choses si diverses et cependant si bien harmonisées entre elles.

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