Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental
Après le passage d’un pont, dont ce musulman était le gardien, nous voyons arriver vers nous un superbe palki surmonté d’un cachemire de l’Inde du plus beau fond rouge, devant lequel marche un cavalier vêtu de blanc qui remet une lettre à M. de Ujfalvy. Son cheval blanc, richement caparaçonné, était tenu en bride par un de ses serviteurs. C’était un envoyé du premier ministre, qui devait se tenir à notre disposition et tout arranger pour notre voyage.
Après la lecture de la lettre, nous nous remîmes en marche. L’envoyé monta sur un des deux chevaux qu’un de ses domestiques tenait en laisse, et nous suivit derrière. Un nouveau tchouprassi ou chef de police marche devant nous.
Ramban, où nous nous arrêtons, est un misérable petit village qui prend le titre de ville parce qu’il possède un post-office et un bazar. Les habitants ont leur demeure dans les montagnes. Le post-office est un établissement pour le service des lettres; on peut s’y procurer des timbres. Nous habitons le bungalow du maharadjah. Cette habitation, temporaire, il est vrai, puisque Sa Hautesse n’y vient que deux fois l’an, lorsqu’elle va de Srinagar à Djammou et lorsqu’elle en revient, laisse à désirer non seulement sous le rapport du luxe, mais aussi sous le rapport du confort; il est encore vrai d’ajouter que notre confort occidental n’a rien de commun avec celui de l’Orient.
Cette habitation, comme toutes les semblables, possède une véranda, un premier étage, auquel on parvient par un escalier sombre et délabré qui vous conduit à une première pièce pouvant servir d’antichambre; à droite de celle-ci, une autre grande pièce, qui est la principale du bâtiment: elle possède trois petites fenêtres, qui peuvent se fermer avec des persiennes en bois travaillées à jour, de telle sorte que le courant d’air de cette chambre est très bien aménagé: c’est à quoi les Orientaux tiennent avant tout et avec raison. En revenant dans l’antichambre, à gauche se trouve une autre pièce avec une seule fenêtre, et au fond de cette chambre un réduit, transformé en certain lieu des plus primitifs. Toutes ces salles sont blanchies à la chaux, les parquets sont en terre battue et les parties boisées ne sont pas même peintes; pour tout mobilier une table ronde et deux vieux fauteuils cassés. Il est probable que, pour recevoir Sa Hautesse, tout est garni de beaux et magnifiques tapis orientaux et que les murs sont cachés par de superbes draperies brodées d’or. Les Orientaux mettent là tout leur luxe, et en cela ils sont nos maîtres, car quiconque a vu les tapis de ce pays trouve les nôtres ridicules et de mauvais goût, les tapisseries des Gobelins et de Beauvais exceptées.
La situation du bâtiment constitue une de ses beautés; le jardin en est malheureusement assez éloigné, mais il est joli et bien soigné; les citronniers y fleurissent, comme du reste dans tout le pays, et sur la route rien n’est joli comme ces arbres qui mêlent leur feuillage à celui du cèdre et aux fleurs écarlates des grenadiers. Le citron ici est petit et vert et a beaucoup moins de jus que ceux que nous connaissons.
A quelques pas de la demeure du maharadjah un magnifique pont est en construction sur le Tchinab. J’augure qu’il sera beau par les deux arches qui sont jetées sur les rives, mais quand sera-t-il achevé? Les fils de fer sont déjà posés, mais l’ardeur des ouvriers paraît bien mesurée.
En partant de Ramban, où nous avons eu passablement chaud, nous quittons le Tchinab pour remonter l’un de ses affluents, petite rivière qui, à son embouchure, forme de nombreux zigzags. Le chemin qui suit le cours d’eau avait été une fois bien fait; mais, hélas! depuis combien de temps n’a-t-il pas été réparé et dégagé surtout des pierres qui, se détachant des montagnes, viennent l’encombrer?
Un petit lac est formé par la rivière, arrêtée par un amas de terre considérable. C’est le premier lac que nous voyons dans le Cachemire. Pourtant quelle délicieuse route on pourrait faire au milieu d’un paysage si sauvage! La rivière coule et se brise contre des rocs énormes. Nous suivons un dédale de pierres, de bosquets, d’arbres, de grottes qui semblent tenues par l’effet seul de l’équilibre; nos épaules s’en ressentent quelquefois, et gare à nos têtes! Mais nous sommes à Ramsou, après six heures de marche, sans avoir trouvé un seul village. Le bungalow est ici bien plus petit que celui de Ramban, l’herbe croît dans la cour, et les poutres y sont encore plus dégradées, et l’endroit secret est encore plus abîmé et plus primitif que tout le reste. On voit que Sa Hautesse ne s’arrête pas souvent ici. Du reste la situation laisse beaucoup à désirer; la maison est bâtie sur une éminence de terrain dans le fond de la vallée, éloignée de la rivière, et, comme elle est renfermée dans une cour entourée de quatre murs, la vue est laide et tout à fait restreinte.
En nous éveillant le 21 juillet, nous pouvons voir nos chevaux qui paissent tranquillement sur le toit; nous sommes sûrs au moins qu’ils sont bien portants, tant mieux: la fatigue d’hier n’a pas altéré leur santé.
Pour commencer notre journée, nous traversons des endroits si charmants qu’ils ressemblent aux allées d’un parc; la corniche elle-même qui contourne cet énorme massif semble nous engager à la suivre, mais, à mesure que nous nous élevons, les montagnes deviennent plus hautes, se déboisent et prennent un caractère plus alpestre qu’himalayen. De Ramsou à Banihal, où nous nous rendons, nous traversons trois petits villages, et dans l’un d’eux, près d’une belle fontaine aux abords d’épais ombrages, caché sans doute dans la forêt, un chacal fait entendre des cris plaintifs. Nous en entendrons beaucoup, dit-on.
Les Hindous n’ont aucune peur de cet animal, et, lorsqu’ils en rencontrent un sur leur route, s’il est à leur gauche c’est pour eux un heureux présage, et ils continuent leur chemin avec d’autant plus de contentement.
Il est de tradition qu’une de leurs déesses, connue sous le nom de Dourga, s’est métamorphosée en chacal pour arracher à Kangra, qui voulait le faire périr, l’enfant de Krichna, Dieu favori des Hindous, surtout des femmes. Dourga est la femme de Siva et l’une des trois grandes déesses de la religion hindoue, et son nom lui vint de Dourga, terrible géant qu’elle combattit et vainquit. C’est une espèce d’Hercule femelle; on la représente aussi avec dix bras, et on place presque toujours un chacal à côté de son image.
Il me semble que les Cachemiriens du district de Banihal sont plus forts que les Hindous proprement dits; ils sont grands et bien faits, ils ont des jambes avec des mollets nerveux, ce que n’avaient pas ceux que nous avions vus jusqu’à présent. Les hommes et les femmes manquaient généralement de cette forme gracieuse qui caractérise une jambe bien faite.
Nous voyons beaucoup moins de femmes dans cette contrée, car ici les musulmans et les Hindous sont mêlés, et les premiers sont les principaux habitants du Cachemire. Mais les femmes musulmanes, du moins celles que nous voyons, ne se voilent pas le visage; elles se contentent de le cacher un peu avec le voile qu’elles portent sur leur tête et qui fait partie de leur costume.
Nous ne mettons que cinq heures pour arriver à Banihal en passant par des ponts si primitifs, qu’ils peuvent faire concurrence à leurs frères de l’Asie centrale russe; mais ici rien d’étonnant: ces pays sont régis par des Orientaux, tandis que les Russes, à qui appartient le pays, imitent l’indolent laisser-aller de leurs devanciers.
Quelle différence! les Anglais auraient bien vite fait de construire un pont commode et solide. Banihal possède un bazar; donc, aux yeux des Orientaux, c’est une ville. Faute de grives, on mange des merles, dit le proverbe (c’est en Orient qu’on peut le répéter souvent). On nous conduit toujours au bungalow du radjah, mais il paraît que, comme dans cette localité il y en a deux, un pour le radjah et un pour sa suite, on trouve plus simple de nous conduire au second. M. de Ujfalvy, qui s’aperçoit de la fraude et sait combien les Orientaux méprisent les Européens, ne se laisse pas faire, et, ramenant chacun à son rang, il nous fait donner le bungalow de Sa Hautesse. Celui-ci, quoique plus confortable que le premier, qui ressemblait à une belle écurie, ne vaut pas mieux que tous les autres que nous avions déjà visités.
Cette petite transgression aux ordres du maître était due à la faiblesse de notre domestique; hélas! il nous aurait occasionné bien d’autres désagréments si M. de Ujfalvy n’était déjà parvenu à comprendre assez bien l’hindoustani pour saisir si sa pensée était bien traduite.
D’après cet exemple il est facile de concevoir pourquoi les Anglais ne veulent avoir aucun rapport avec les indigènes et pourquoi les idées d’un sang mêlé leur sont en répulsion. Quand ils pensent, en voyant les Portugais, à ce qu’ils pourraient devenir s’ils se laissaient aller à se commettre avec les indigènes, leur sang britannique se révolte, et cela est bien naturel pour quiconque a vécu un peu dans l’Inde.
La nuit nous amena un orage terrible, la foudre tomba à quelque distance de nous, ce qui nous fit tressauter sur nos tcharpaïs tant soit peu ébranlés.
Le 22 au matin, la rivière était déjà bien grossie, des arbres étaient renversés, un champ de maïs était affaissé sous la pluie, et le dommage paraissait bien grand, pour un pauvre vieillard à barbe blanche qui considérait ces dégâts, tout en invoquant Mahomet; son œil triste nous regarda passer et nous suivit quelque temps.
Nous avions un col de 9500 pieds à franchir, le col de Banihal, qui allait nous introduire au Cachemire; quelques stations encore et nous serions alors dans la capitale. L’entrée, comme on le voit, n’est pas si facile de ce côté. Le panorama pour arriver à ce col était tout autre que ceux que nous avions vus jusqu’à présent. Les flancs des montagnes étaient garnis d’herbes et de fleurs de toutes couleurs, qui formaient des parterres ravissants pour l’œil.
Au moment où nous allions nous engager sur une corniche, nous rencontrons un homme assis sur sa mule entre deux paniers. Il était coiffé d’un turban blanc, mais sa bouche était protégée par une mousseline très claire, nouée derrière la tête. Cet homme appartenait à la secte des djaïns, qui sont ennemis des brahmines et reconnaissent les divinités, mais n’en adorent aucune. Ils ne font ni sacrifices ni prières. Cependant des hommes réputés saints sont devenus dieux, bien qu’ils admettent l’existence d’un dieu unique qui, après avoir réglé les destinées de tout ce qui se meurt, donna à l’homme une liberté entière et le rendit responsable ainsi de tous ses actes. Les djaïns sont ennemis, m’a-t-on dit, de toute destruction; ils ne veulent pas que leurs femmes se brûlent, et ne détruisent aucun animal, pas même les insectes infiniment petits, ceux que nous respirons, et c’est pour obtenir ce résultat qu’ils se couvrent la bouche. Je me demande comment ils font pour manger, quelque dextérité qu’ils y mettent; il faut pourtant soulever le voile, et alors!... Il faut pourtant respirer pour vivre... Enfin, me disais-je, malgré la plus grande perfection, il y aura toujours un coin, fût-il imperceptible, qui sera défectueux.
Nous rencontrons des montagnards, qui portent leurs fardeaux dans des paniers affectant la forme de balances. Ceux-là n’ont pas la bouche couverte; ils aspirent au contraire à pleins poumons l’air le plus frais de ces régions élevées. Nos hommes sont en sueur et je m’étonne qu’ils ne se refroidissent pas, car ils sont à peine vêtus, une chemise en coton, toute déchirée, un pantalon qui leur descend à peine aux genoux et une couverture en laine qui leur serre la taille et les couvre au besoin. Pour moi je me hâte de mettre mon plaid, car le vent est très fort, et le thermomètre marque à peine 11 degrés. Après les chaleurs que nous avons eues en bas, c’est déjà le froid. Aussi, arrivés sur le col de la montagne, nos hommes ne demandent pas à s’arrêter. Ni nous non plus.
CHAPITRE VIII
LE CACHEMIRE
Désenchantement!—Souvenir de Jacquemont.—Verinagh.—Le palais, l’étang poissonneux.—Islamabad.—A la recherche d’un gîte.—Des maisons à plusieurs étages.—Écorces de bouleaux et papier du Cachemire.—Les ruines de Martand, navigation sur le Djilam.—Aspect de Srinagar.—Malaises.—Un excellent médecin.
En descendant de l’autre côté de la montagne, je me demandais si je ne faisais pas un rêve.
Quoi! c’est là cette entrée du véritable Cachemire, de ce paradis terrestre, de cette merveille du monde? Et malgré moi la description de Guillaume Lejean me revenait à la mémoire, j’étais confondue. Les lettres de Jacquemont que j’avais lues sur le bateau me disaient donc seules la vérité. Était-ce donc pour contempler cet amas de montagnes déboisées au sud, présentant une désolante uniformité, que nous avions fait ce chemin périlleux? Comment ces flancs de terre rouge et à peine garnis de verdure peuvent-ils nourrir ces belles chèvres dont la laine soyeuse fournit de si beaux châles? J’étais atterrée, et cependant nous descendions une montagne boisée où la flore toute européenne me rappelait ma chère patrie. Mais je n’étais pas venue pour voir l’Europe, et, dans ma colère toute féminine, j’étais furieuse, lorsque au bas de la descente je me trouvai sur ce grand plateau d’alluvions entouré de montagnes. On eut beau me dire que ces alluvions faisaient justement sa fertilité et sa richesse, ces terrains dénudés et presque en friche me causaient un désappointement qui fut long à se dissiper.
Il ne fallut rien moins que le palais de Verinagh, où nous nous arrêtâmes quelques heures, pour faire disparaître complètement ma mauvaise humeur. Ce palais très pittoresque n’a qu’un étage; la façade du premier est tout en grillage de bois et repose sur un soubassement en pierres. Derrière cette façade se trouve un étang rempli de poissons, qui remplace avantageusement la cour. Il est rond, et, tout autour, des voûtes entourent cette belle pièce d’eau. Ces espèces de cellules ont une sortie à l’extérieur et servent de refuge aux serviteurs du radjah ou aux voyageurs pauvres. Cette eau est si verte que le fond de ce lac doit avoir au moins 10 ou 15 mètres; elle s’écoule sous l’arche principale et s’éloigne de ce palais en formant une jolie rivière.
Les chambres étaient propres et toutes boisées; les plafonds étaient agrémentés de dessins formés par des lames en bois très minces, ce qui faisait un effet charmant.
Après nous être reposés quelques heures, nous décidons que nous irons coucher à Islamabad et que M. Clarke, qui est toujours souffrant, viendra nous rejoindre le lendemain matin.
A trois heures, lorsque le soleil est un peu moins fort et que nous espérons sa disparition, nous partons. Mais, hélas! le soleil du Cachemire est comme celui des Indes, il est aussi brûlant et la route n’a pas d’ombre; elle s’étend dans une large plaine enclavée dans des montagnes arides; les plantations de riz, le bord d’une rivière dont le lit est à peu près sec: tel est le chemin que nous suivons jusqu’à six heures, où les premières maisons d’Islamabad nous apparaissent, mais qu’elles sont encore loin, grand Dieu!
Nous entrons dans de vastes prairies; la rencontre de cavaliers nous fait pressentir les approches de la ville. A sept heures et demie le Djilam, qui arrose Islamabad, est devant nos yeux. Qu’il a l’air honnête, ce vieil Hydaspe! qui dirait à son air timide et tranquille qu’il a vu tant de choses? C’est pourtant sur ses bords, dans le Pendjab, qu’Alexandre vainquit Porus et consolida son pouvoir; c’est encore sur ses bords qu’il voit aujourd’hui les Anglais, plus calmes et surtout plus patients qu’Alexandre, s’emparer doucement de cette riche contrée qu’ils convoitent. Que de temps s’est écoulé depuis cette époque, que de changements dans la manière de combattre! Autrefois des masses énormes se heurtaient les unes contre les autres et faisaient retentir les alentours du bruit de leur choc. Aujourd’hui le roulement du canon a remplacé le bruit des armes, le hennissement des chevaux et les cris des éléphants. Le canon, la mitraille, les obus et les hommes roulent tués sur le coup ou gémissant sous des blessures sans nom. Lequel des deux préférez-vous, fleuve calme et tranquille? Si vous pouviez parler, qui sait à qui vous jetteriez la palme?
Maintenant il faut que nous le traversions sur un pont qui vient de se briser et que par habitude on ne s’empresse pas de raccommoder; il est si doux de ne rien faire. Nos chevaux entreront dans ces eaux paisibles, et nous, nous sauterons par-dessus les trous. Ce qui fut dit fut fait. Ensuite nous nous engageâmes sous une belle et grandiose allée de peupliers qui nous conduisit à la ville.
Les rues y sont étroites; elles se croisent, s’entre-croisent, et les maisons ont souvent trois étages: fait anormal en Orient.
Sur la place se trouve le bungalow, dans lequel notre mounchi, secrétaire du maharadjah, veut à toute force nous faire entrer, mais nous nous y opposons; c’est un bungalow indigène, et nous frémissons à l’idée des hôtes incommodes qui pourraient nous hanter de trop près. L’histoire d’une princesse orientale trouvant un pou sur sa robe et le remettant précieusement à sa suivante afin que celle-ci le mette en liberté, histoire que m’a racontée à Simla la femme d’un pasteur anglais, me revient à l’esprit, et j’aime mieux tout que d’entrer dans cette demeure.
Après de longs pourparlers, on se décide à nous conduire au bungalow anglais, mais il est tard et cet endroit est éloigné: c’est pour cette cause que notre mounchi n’avait pas voulu nous y mener.
A la nuit tombante, nous sortons de la ville, et, comme il n’y a pas de clair de lune, il fait très noir dans la campagne. Nous mettons au moins vingt bonnes minutes pour arriver au bungalow, mais nous nous applaudissons de n’avoir pas cédé, car, au moins, nous sommes dans un endroit nu, mais propre. Ce bungalow a été construit par les ordres du maharadjah, pour recevoir les étrangers qui viennent visiter le Cachemire. Tout étranger qui entre dans son pays devient son hôte, il ne peut se rendre propriétaire d’aucun terrain; même le résident anglais n’a pas sa maison à lui, elle appartient au souverain de ce beau pays, qui la lui prête pendant son séjour à Srinagar.
Ce bungalow asiatique était loin de ressembler à ceux que construisent les Anglais; c’en était pourtant une imitation; mais, hélas! qu’elle était pâle! On eut toutes les peines du monde à trouver un tcharpaï assez grand pour M. de Ujfalvy; tous ceux qu’on apportait étaient trop courts. Le gouverneur de la ville, qui était venu là, avec sa suite, pour notre arrivée, avait beau donner des ordres, rien n’y faisait.
Enfin, on finit pourtant par en trouver un. Le tcharpaï est le lit oriental par excellence, le même qu’on trouve dans le Turkestan, dans les Indes, et que les Anglais ont adopté, avec une modification qui est loin d’être à son avantage, car le cadre du lit, au lieu d’être en ruban de sangle comme pour les personnes des hautes classes ou en ficelle comme pour les pauvres, est remplacé chez les Anglais par une planche. Aussi l’habitude de s’y trouver bien est-elle assez longue à prendre pour les Occidentaux. Mais, bah! on se fait à tout en voyage, même aux noirs moustiques qui nous dévorent à belles dents, et dans ce bungalow ils auront beau jeu, car nous n’avons rien pour nous garantir.
Nos coulis étaient, paraît-il, restés en route. Nous étions si fatigués que nous dormîmes sur nos ficelles végétales. Il était deux heures trois quarts du matin lorsque nos porteurs voulurent bien se montrer; nous leur fîmes fête malgré notre mauvaise humeur, car cette ficelle était loin d’être douce, et qui sait quel était le malheureux qui s’en était allé là-dessus par delà l’éternité rejoindre ses compatriotes?
Le lendemain, notre première visite fut pour le bazar. Celui d’Islamabad est comme tous les autres. Les maisons cachemiriennes diffèrent de celles du Turkestan en ce qu’elles sont à plusieurs étages et construites en bois et en terre. Le toit est fait avec de l’écorce de bouleau et de la terre; aussi, au printemps, tous ces toits sont en fleurs, ce qui produit un effet ravissant, dont nous avions joui à Tachkent.
Les murs des champs, des maisons, des jardins sont en torchis comme dans le Turkestan; leurs briques sont aussi séchées au soleil, mais leurs habitations ont des croisées sur la rue, et leur plancher est toujours en terre battue.
Les Cachemiriens écrivent sur de l’écorce de bouleau, avec un calam ou morceau de bois taillé en plume. Ce papier, dont ils se servent depuis des temps immémoriaux, est très fort et très durable, il y en a de magnifique, sur lequel les hauts personnages écrivent, et celui qu’on emploie pour mettre aux fenêtres est brillant et laisse très bien pénétrer le jour. Ils écrivent sur ce papier au moyen d’une plume de roseau, finement taillée. Cette plume est renfermée avec du papier et tous les autres outils dont ils ont besoin, tels que ciseaux, petites cuillers pour l’encre, couteau, égalisateur, etc., dans une boîte généralement faite en papier mâché au lieu d’être en cuivre comme dans le Turkestan. Cette boîte ou encrier ne les quitte jamais, ils la portent toujours dans leur ceinture. On peut se procurer de ces écritoires depuis la modeste somme de 8 annas (1 fr. 05) jusqu’à deux et trois roupies.
A quelque distance d’Islamabad, c’est-à-dire à cinq milles anglais, s’élève un vieux temple nommé Martand, la ruine la plus célèbre de tout le Cachemire.
Nous nous y rendîmes dans la journée, accompagnés du gouverneur et de notre mounchi.
Chaque ville un peu importante de cette célèbre contrée possède son gouverneur, appelé vizir, qui correspond à peu près à la place de sous-préfet, chez nous, en France. Il est le chef de la ville; aussi était-il, comme toujours, entouré de nombreux serviteurs.
M. de Ujfalvy montait à cheval; quant à moi, afin de ne pas me fatiguer, je me plaçais dans le palki que le maharadjah m’avait envoyé, et que huit vigoureux porteurs soutenaient sur leurs épaules. Ce moyen de locomotion, très agréable si les coulis vont bien ensemble et s’ils sont légers et agiles comme les Hindous, devient presque un supplice auquel il faut se faire si les hommes ont le pas dur et ne marchent pas d’une certaine façon. Cette manière de marcher, mes vigoureux Cachemiriens ne la connaissaient pas, et j’eus occasion de regretter mon cheval.
Pour se rendre à Martand, il faut traverser une des extrémités de la ville, qui est assez étendue. Près de ce faubourg s’étend un petit lac portant encore le nom d’Anant Nag, et qui fut dans l’antiquité celui de la ville même, à qui les conquérants musulmans ont donné son nom moderne Islamabad, c’est-à-dire Ville-de-la-Foi. Ce petit lac, dont les eaux sont légèrement sulfureuses et gazeuses, est consacré à Vichnou; il est considéré par les Hindous comme un des lieux les plus saints de la terre. Sur la berge qui l’entoure sont rangés de nombreux et élégants petits pavillons.
Comme le faubourg près de ce lac est habité par des musulmans, on voit quelques cimetières; les tombes sont en pierre et espacées les unes des autres; c’étaient les premiers cimetières que nous voyions depuis longtemps, les Hindous brûlant leurs morts. Nous n’avions vu jusqu’à présent que quelques rares élévations de terre sur le sommet desquelles était planté un bâton orné d’une oriflamme blanche, qui étaient, nous avait-on dit, des endroits respectés où l’on avait brûlé des veuves.
L’antique temple de Martand s’aperçoit de loin; il est situé au pied d’une montagne, et une immense plaine s’étend devant lui. C’est un magnifique monument, une merveille en ruine, dont le style rappelle les édifices gréco-bactriens.
Comme elle est bien placée, cette vieille ruine, au milieu d’une nature triste et morose, environnée des montagnes qui l’abritent! Les champs sont déserts, les habitations rares et les habitants plus rares encore. Et pourtant qu’il devait être beau, ce temple enseveli maintenant dans le silence et l’oubli! Comme, au temps de sa splendeur, ces colonnes s’élevaient fièrement, abritant sous ses parvis un peuple frémissant de bonheur en adorant ses dieux! O temps passés! que reste-t-il de toutes ces magnificences? rien: quelques débris superbes, encore debout aujourd’hui et qui, si l’on n’y prend garde, s’écrouleront demain sous le poids de leurs ans. Quel crime que cette indifférence asiatique toujours la même! Ces vieux débris sont pourtant si beaux! Témoins silencieux d’une époque si lointaine, pourquoi ne pas les conserver? Ils font si bien dans ce triste paysage!
A mesure que nous avancions au milieu des décombres, je regrettais de ne pouvoir emporter quelques débris de ces magnifiques sculptures. Que d’élégants chapiteaux gisaient là sur ce sol! Quel bel ornement pour les musées! Mais, regrets superflus, il n’y fallait pas songer; tous ceux qui étaient transportables avaient été enlevés par les Anglais. Nous avions beau regarder, chercher, scruter, aucune pierre travaillée et d’un transport aisé ne s’était dérobée aux regards avides des rares visiteurs.
«Des serpents, des serpents en grande quantité», nous cria le vizir avec un véritable effroi, et il nous supplia de ne pas nous aventurer d’un certain côté. Les serpents sont les seuls gardiens de ce vieux temple, et ils ont déjà fait mourir les téméraires qui ont voulu pénétrer trop avant dans ces vieilles ruines.
Notre domestique, François, nous traduisit ce récit avec une figure décomposée. Quoique nous ne crûmes pas un mot de l’histoire, comme il n’y avait rien à admirer de plus, nous ne voulûmes pas contrarier le vizir, et nous revînmes sur nos pas, au grand contentement du haut personnage. Cette manière de faire garder ces ruines par le serpent est une idée sublime, car, quoi qu’on dise des charmeurs de serpents, les Orientaux ont peur de cet animal venimeux, et, si le cobra n’existe pas au Cachemire, il y a une autre espèce de serpent très dangereux et qui occasionne la mort. Cette mort n’est pas aussi certaine que celle due à la piqûre du cobra, contre la morsure duquel il n’y a aucun remède, et, bien soigné, on peut en réchapper; mais ce reptile n’en est pas moins très redoutable.
Il y a aussi, près d’Islamabad, des jardins qui sont très beaux. Les jardins des Hindous ne ressemblent pas aux nôtres; ils sont presque toujours tracés en ligne droite et laissés un peu au caprice de la nature.
En revenant, on nous conduisit à un petit temple au pied duquel se trouve une belle fontaine; l’eau qui emplit le bassin est limpide, mais troublée par une quantité de poissons qui grouillent là dedans comme des sangsues. Autant quelques-uns de ces animaux aux écailles argentées, se jouant à la surface, sont gracieux et animent cet élément, autant la quantité noirâtre de ceux qui se pressent les uns sur les autres est dégoûtante. Combien le goût, la manière de voir des peuples sont donc différents! plus on voyage, plus on s’aperçoit de cette différence, et tous se trouvent ridicules et se critiquent, à l’envi les uns des autres. Il me parut que ces poissons étaient de la même forme que ceux qui troublent l’eau du grand et beau bassin du palais Verinagh. Ils sont aussi sacrés que les autres. Aucun mortel n’oserait les pêcher: plutôt périr. On les nourrit tous. Un indigène me présenta une assiette pleine de grains de maïs, que je leur jetai; ils se précipitèrent dessus avec une gloutonnerie indigne de poissons sacrés. Je suppose qu’ils ne se connaissaient pas cette qualité, car j’aime à croire qu’ils auraient agi autrement. Cette délicate attention de m’avoir fait nourrir cette gent liquide me coûta une roupie, et une autre roupie pour l’homme qui m’offrit une assiette de prunes sèches de Bokhara et d’amandes.
Ces prunes sont très bonnes et les indigènes les emploient dans leurs ragoûts. Quant aux amandes, elles ont l’écorce beaucoup plus dure que celles de nos pays, mais le goût en est le même.
Dieu! les magnifiques platanes; ils ombrageaient cet endroit sombre, et leurs troncs respectables en étaient un des plus beaux ornements.
Pour rentrer à notre bungalow, la pluie vint à notre rencontre, ce qui n’empêchait pas les indigènes de mettre leur nez aux portes et aux fenêtres pour nous regarder passer. Nous étions pour eux un objet de curiosité. Il vient beaucoup d’Anglais à Islamabad, la ville étant très renommée, mais ils ne sont pas accompagnés du vizir et de sa suite. Malgré le flegme musulman qui cache leur ardente curiosité, leurs langues, j’en suis sûre, se seront occupées de nous, et nous aurons été pour eux un sujet inépuisable de conversation; l’Hindou est si facile à distraire; il est comme un enfant et s’amuse de chaque chose.
Rentrés au bungalow, nous retrouvons M. Clarke, et nous passons ensemble le reste du temps.
Le 24 nous sommes debout à cinq heures, car il faut nous embarquer sur ces bateaux plats qui descendent le Djilam, jusqu’à Srinagar; le chemin par la rivière est plus court et surtout plus commode, et nous avons décidé d’envoyer nos chevaux avec leurs saïs par la plaine.
Cet embarquement est quelque chose d’assez difficile et d’assez confus. Il nous faut un bateau pour M. de Ujfalvy et moi, un bateau pour M. Clarke, un bateau pour notre cuisinier et pour nos bagages, et ce chargement, quoique bien simple, ne s’exécute pas sans difficulté. Ce sont les coulis qui se trompent et portent nos bagages dans un autre bateau, il faut les appeler à grands cris et tout recommencer. Enfin, pourtant, l’embarquement est terminé.
Les barques ont généralement quatre rameurs, qui composent toute une famille, le père, la mère et les deux enfants. Mais M. de Ujfalvy en réclame deux de plus, et je soupçonne que ces deux font partie de la famille, à titre de cousins sans doute. C’est toute une caste à part que ces bateliers, qui n’ont d’autres demeures que leurs maisons flottantes, et les femmes, nous assure-t-on, sont plus que légères; leurs bateaux ne servent pas toujours à de simples voyageurs.
Ces embarcations sont larges et plates, et l’extrémité, qui est très pointue, est un peu relevée, afin de rendre l’atterrissage plus aisé. A l’arrière se placent les membres de la famille qui doivent ramer.
Ils sont quatre, ce qui fait huit bras; les deux autres sont devant; mais, comme ils n’ont qu’une rame, nous n’avons par le fait que cinq rameurs. Le milieu est réservé au voyageur; on nous fait observer qu’il y a une place pour le lit et une autre pour une table; tout est par compartiment, et ceux-ci forment double fond. Ces barques sont solidement construites en bois de tek et généralement bien travaillées. Elles sont surmontées d’un paillasson dont les côtés se relèvent à volonté suivant l’ardeur du soleil.
A cinq heures les rayons naissants de l’aurore nous laissent admirer le paysage. L’antique Hydaspe coule lentement entre deux rives assez ordinaires. Les bateliers rament avec une ardeur qui double leur force et ils chantent quelque peu; ils sont gais, chose tout à fait anormale pour des musulmans. Allons, nous arriverons bientôt!...
Au bout de deux heures cependant leur bonne volonté et leur ardeur se ralentissent, leurs bras sont fatigués. Un enfant commence à crier, et ce dernier, que nous n’avions pas vu, est pris par la mère, qui lui présente le sein. Au commencement elle continue à ramer, manquant presque par ses mouvements d’écraser la tête de son fils, qui boit sans s’inquiéter de rien; il en a l’habitude; mais peu à peu la mère laisse les rames, ce sont déjà deux bras de moins. L’enfant cependant a pris son repas; la mère, qui s’est reposée, va recommencer à ramer! Oh non! et les autres, les grands, il faut bien qu’ils mangent aussi.
Donc la femme se met en devoir de préparer le riz, puis sa fille l’aide dans sa préparation, deux bras de moins encore. La cuisine heureusement n’est pas de longue durée; mais, une fois le repas prêt, il faut le manger, les rames sont mises de côté et les bras se livrent à un autre exercice. La distribution du riz est assez typique, la mère plonge sa main dans le plat, prend une poignée de riz et la passe soit à son fils, soit à son mari; les deux autres parents, sans se gêner, mangent avec avidité dans le plat. Les musulmans bateliers, comme tous leurs frères, ne mangent pas avec des cuillères et des fourchettes; ils se servent toujours de leurs trois doigts, le pouce, l’index et celui du milieu. Cette habitude ne doit pas nous étonner, puisque, même chez les peuples occidentaux, la fourchette, qui nous paraît aujourd’hui indispensable, a été le dernier de tous les objets de luxe à imposer sa nécessité. Chez le peuple que nous visitons, la cuillère en effet a bien droit de cité, mais la fourchette est chose inconnue.
De temps en temps cependant les bateliers donnent un coup de rame à notre barque, qui suit tranquillement le fil de l’eau. Par bonheur, nous descendons la rivière, mais notre impatience est extrême et nous aspirons à la fin du repas. Celui-ci terminé, il faut bien fumer, dormir un peu. Malgré nos ordres réitérés, nos cris même, nous voyons bien, hélas! que c’est la rivière seule qui se chargera de nous conduire à la capitale. Il faut en prendre notre parti, nous n’irons pas plus vite.
Nous regardons les bords du Djilam qui défilent devant nos yeux; ce sont des terrains plus ou moins cultivés encaissés dans les montagnes qui ferment l’horizon. De temps en temps des escaliers délabrés servent d’abordage; des femmes les descendent pour laver leur linge dans la rivière; ordinairement elles n’ont pas de savon et elles font sortir la saleté en frappant chaque pièce avec une massue de bois. Pour le moment ce sont les escaliers qui font l’office de celle-ci; elles frappent à coups redoublés le linge contre la pierre. Je ne m’étonne plus si tous les boutons sont à renouveler à chaque blanchissage.
Le petit village d’Edjbeadas possède un temple, puis c’est un pont qui nous passe sur la tête, des îles qui coupent la monotonie de la rivière. Ces bords me rappellent un peu les environs de Tchimkend, ville du Turkestan russe située au nord de Tachkent; ces montagnes nues et desséchées par le soleil, cette terre aride, tout cela sent toujours bien un peu l’Asie Centrale. Ces bords cachemiriens n’ont rien du paradis terrestre. Par-ci par-là un paysage un peu plus joli fait paraître les autres d’autant plus laids.
A midi nous déjeunons. Pour accomplir cet acte indispensable, on attache les barques ensemble, afin de pouvoir passer de l’une à l’autre sans danger, ce qui n’empêche pas François de tomber à l’eau et de prendre la moitié d’un bain dans l’Hydaspe. M. de Ujfalvy le repêche à temps. Du reste il nage comme un poisson, nous dit-il.
Le repas terminé, on détache les barques, qui reprennent leur allure et leur rang.
Nous passons devant le village d’Avantipour, qui possède les restes d’un temple antique presque aussi considérable que celui de Martand et datant de la même époque.
Nous rencontrons des voyageurs qui remontent le fleuve à l’aide de cordes; les bateaux sont traînés de la rive par les bateliers, qui aiment mieux aller ainsi qu’à la rame; ils se fatiguent moins et emploient moins de bras. Le voyageur indigène, étendu sur son tcharpaï, regarde patiemment défiler devant lui ce monotone paysage.
C’est ainsi que s’écoule notre journée; nous serions morts d’ennui si nous n’avions emporté des livres avec nous; le soleil nous avait obligés de baisser les paillassons, en sorte que nous étions comme dans une prison. Pour nous délasser, nous jouons au bésigue, nous dormons.
A sept heures du soir enfin apparaît le Takhti-Soliman, temple hindou bâti sur un des sommets qui dominent Srinagar. Quelle joie! la capitale n’est pas loin. Les rives nous semblent plus jolies. C’est sans doute l’ombre du soir qui assombrit ces montagnes et les fait paraître plus sauvages.
Vers neuf heures, nous atteignons le Mounchi-Bagh ou Jardin des Interprètes, charmante résidence mise par le maharadjah de Cachemire à la disposition des visiteurs européens et qui est située à une petite distance de Srinagar.
Notre barque atterrit près d’un escalier en pierre dont la régularité est loin des règles de l’art; il n’en est peut-être que plus artistique, mais il est moins commode. Bah! nous sommes vite en haut de la berge et nous distinguons malgré l’obscurité les murs blancs d’une maison. La lune n’est pas levée, il fait sombre sous ces grands arbres.
La porte de notre habitation est fermée au cadenas. En l’ouvrant, nous nous trouvons en face d’un rez-de-chaussée, puis d’un escalier qui nous conduit au premier. Une grande chambre sur laquelle donnent deux autres pièces, sur le palier un coin avec une petite lucarne. Voilà la composition de cet étage, le seul du reste de la maison. Des grillages de bois qui s’ouvrent comme des fenêtres donnent le jour à la grande pièce; pour empêcher l’air de pénétrer, on colle du papier sur ce grillage. On apporte à grande hâte quelques mauvaises chaises, une table qu’on place dans la première pièce; deux tcharpaï et une autre petite table sont placés dans une autre pièce, qui nous servira de chambre à coucher.
M. Clarke s’installe au rez-de-chaussée, qui est disposé comme le haut.
Nous nous consolons de la nudité de ces pièces. Le Parsi qui nous a introduits dans notre demeure possède des marchandises anglaises et en fait le commerce; il nous apporte de la bière qu’on fabrique à Marri, sanatorium anglais, et qui est très bonne, puis du soda-water. Les Anglais font une grande consommation de ce soda-water. C’est de l’eau de Seltz enfermée dans une petite bouteille de la contenance d’un peu plus d’un quart de litre. Ils ont des verres destinés à cet effet, de telle sorte qu’on vide toujours la bouteille d’un coup. Cette boisson est très digestive et on s’y habitue vite. On peut à volonté la boire pure ou la mélanger soit avec du vin, soit avec de la bière, soit avec de l’eau-de-vie; ce dernier mélange s’appelle peg, et les Anglais en boivent jusqu’à quinze et même vingt verres par jour, surtout dans les grandes chaleurs.
Nos bagages sont arrivés avec nous, et nous espérons passer une nuit délicieuse. Est-ce la fatigue? est-ce le soleil? mon mari est pris de violents maux de tête; tout en lui mettant des compresses d’eau froide sur le front, je suis saisie à mon tour de frissons, je claque des dents et il m’est impossible de continuer. La nuit se passe ainsi; une grande transpiration a succédé à mon frisson, et, le matin, il m’est impossible de rester debout. A peine suis-je levée que les frissons me reprennent et qu’il faut me recoucher.
J’avais ordonné qu’on envoyât chercher le médecin pour mon mari, qui, en me voyant si mal, prit peur et voulut lui-même aller chez le docteur; cette sortie fut un réactif pour lui, et son mal de tête, qui n’avait pas voulu céder, disparut. Le médecin anglais vint et déclara heureusement que mon indisposition n’offrait aucune gravité, mais qu’il fallait me couper la fièvre tout de suite, car nous arrivions à Srinagar dans le plus mauvais moment. Les mois d’août et de septembre sont très fiévreux; il fallait donc à tout prix m’empêcher de tomber sous cette pernicieuse influence, qui pouvait interrompre notre voyage. Grâce à une vigoureuse médication nous fûmes de nouveau sur pied, je résistai un peu plus longtemps que mon mari, mais cependant au bout de huit jours j’étais remise.
Il était fort heureux pour nous que nous fussions tombés aux mains d’un praticien aussi habile que le Dr Downe; c’était non seulement un bon médecin, mais un habile chirurgien, chose assez rare aux Indes, où les médecins anglais ne sont pas très capables. M. Downe était une exception; il a fait des cures merveilleuses à Srinagar. Si les médecins anglais ne sont pas bons, les médecins hindous le sont encore moins; ils sont très ignorants de l’anatomie et considèrent les maladies internes comme inguérissables. Cette ignorance anatomique tient sans doute aux principes religieux, qui leur interdisent de tuer aucun animal. Ils connaissent cependant les plantes simples, mais presque toutes leurs études ont pour but de rechercher surtout les antidotes contre les morsures des serpents venimeux. Ils méprisent les médecins européens, qu’ils considèrent cependant comme plus habiles qu’eux sous le rapport de la chirurgie. Pour guérir la fièvre, les médecins hindous n’ont d’autre thérapeutique que la diète, de sorte que, si le malade ne meurt pas de la fièvre, il meurt souvent d’inanition. Le prix de la visite est fixé chez eux suivant le degré de fortune du malade: c’est bien, et ils montrent au moins qu’ils sont intelligents. En général ils purgent beaucoup, et cette médication à la mode du temps de Molière est encore en honneur chez eux, mais ils n’indiquent jamais le remède le premier jour de leur visite, car ils doivent étudier la maladie avant de la soigner; il faut donc que celle-ci attende leur bon plaisir; tant pis si elle réclame une ordonnance prompte et énergique: le malade en pâtira, mais l’usage sera gardé et le patient sera mort selon les règles de la faculté: sauf si l’on tombe sur des médecins qui ont suivi les cours des facultés d’Agra ou de Bénarès. Le plus souvent ils n’étudient rien du tout, et le hasard se charge de leur faire une réputation. Ils avaient un très bon remède contre l’éléphantiasis, horrible maladie répandue dans l’Inde: c’est une espèce de lèpre qui développe jusqu’à la difformité une partie quelconque du corps au détriment de celui-ci. Pourtant les Hindous reconnaissent l’efficacité de nos remèdes, et une offrande de quelques grammes de quinine est toujours fort appréciée par eux.
M. Downe, le médecin anglais qui vint nous visiter, était un homme qui s’était fait aimer et estimer dans le pays; il fut, pendant la cruelle famine qui décima le royaume, le recours et le sauveur d’un grand nombre d’indigènes; beaucoup lui durent la vie, et, lorsque le bien-être reparut dans le Cachemire, toute sa cour fut remplie de gens qui s’empressaient de venir le remercier, mais à leur manière. Ils lui demandèrent un bakchich, disant, comme les maris du Koulou: «Puisque tu nous as arrachés à une mort certaine, c’est que notre existence avait une utilité quelconque pour toi: tu dois donc nous aider à vivre». M. Downe, qui avait une tout autre manière de voir, les eut bientôt renvoyés.
Les visites des médecins anglais se payent très cher aux Indes; on ne peut donner moins d’une livre sterling pour la plus petite consultation; c’est un peu trop vraiment; ce prix exagéré me fait penser à une dame anglaise qui, achetant quelque objet qu’elle payait quatre fois plus cher dans un magasin tenu par un de ses compatriotes à Bombay, ne put s’empêcher de s’écrier: «Mon Dieu, que c’est cher!—Croyez-vous donc, madame, lui répondit l’Anglais sans se déconcerter, que nous venions dans ce pays pour changer d’air!» La dame, ne trouvant rien à répondre, paya sans marchander.
CHAPITRE IX
SRINAGAR ET SES CURIOSITÉS
Le résident anglais.—Demande d’audience chez le maharadjah Rambir-Singh Bahadour.—M. Dauvergne.—Description de Srinagar.—Chez le roi.—Le Takhti-Soliman.—Mensurations anthropologiques.—Types et caractères des habitants.—Les brahmines d’aujourd’hui et ceux du temps d’Akbar.—Les Pandits, le plus beau type des Indes.—Promenade dans la ville.—Commerce et industrie.—Tissus, bijoux, objets en bronze, en argent et en papier mâché.—Chez Samed-Châh.—Pandriten.—Cadeau du maharadjah.—Srinagar au clair de lune.—Départ pour le Baltistan.
Mon indisposition retarda les visites que mon mari devait faire au résident anglais et au maharadjah.
Notre compagnon de voyage, M. Clarke, étant toujours souffrant, a dû se retirer à Goulmarg, petit sanatorium à l’usage des résidents européens de Srinagar. Depuis deux jours il était déjà parti pour se rendre à cet endroit.
Cependant le maharadjah nous fit dire qu’il entendait que tout ce dont nous avions besoin pour notre nourriture fût à ses frais. Notre cuisinier n’avait qu’à demander, on le lui apportait. Malgré cette généreuse hospitalité, nous acceptâmes avec bonheur celle que le résident anglais, M. Henwey, nous offrit. Dès que sa maison fut libre, sa jeune et charmante femme vint me prier de venir nous installer chez elle. Comme je me trouvai bien dans cette chambre, grande et haute, meublée à l’européenne, avec un mélange d’objets orientaux! Un cabinet de toilette où tout ce qui peut vous rendre propre s’ouvrait sur une vaste antichambre et composait avec la première notre appartement. Je me remis vite de mes fatigues, assise dans un bon fauteuil, et nous remerciâmes vivement M. et Mme Henwey.
Pourquoi le maharadjah ne fait-il pas payer une roupie par jour pour chaque bungalow qu’il offre à ses visiteurs, et pourquoi ne les fait-il pas meubler? Ce serait plus agréable que cette hospitalité par trop simple de quatre murs et du strict nécessaire. Mais on prétend que Sa Hautesse craint que les étrangers, se trouvant trop bien, ne se fixent dans sa capitale, ce qui serait pour lui le comble du chagrin.
Il y a quelques années à peine, aucun étranger ne pouvait séjourner au Cachemire passé le mois d’octobre. Lord Lytton, alors vice-roi des Indes, abolit cet usage en permettant à des officiers anglais de passer l’hiver à Srinagar. L’étonnement du maharadjah fut grand lorsqu’il sut qu’au mois de novembre les Européens se promenaient dans sa capitale. Une lettre fut écrite au vice-roi, qui tint bon et ne voulut pas revenir sur sa décision. Le nouveau vice-roi des Indes, lord Ripon, fut, à son arrivée, accablé de demandes pour reviser cet ordre, mais il est toujours resté sourd aux réclamations. Cependant, afin de ne pas trop contrarier le maharadjah, le résident anglais passe ses hivers à Sialkot, petite ville de la frontière dont les habitants viennent quelquefois à Srinagar, ce qui nous permit d’en voir quelques-uns.
M. E..., Belge francisé qui cultive les vignobles de Sa Hautesse, est envoyé en France ou ailleurs pendant les grands mois de l’hiver. M. Dauvergne, qui a fait à lui seul pendant vingt ans le commerce des châles du Cachemire, n’est pas même excepté de cette règle. Ce dernier devrait être pourtant dans les bonnes grâces du souverain; il a fait énormément gagner d’argent aux sujets de Sa Hautesse et, par cela, facilité le payement des impôts, mais il paraît que tout est autre dans ces pays. Tout ce qui fait la gloire de nos souverains fait le désespoir de ces potentats orientaux. En effet, tout leur est égal si leurs désirs sont satisfaits; le bonheur, la richesse, la gloire de leurs sujets et de leur pays sont des mots vides de sens; le moi remplit tout leur être, et c’en est assez pour eux.
Certes la nature himalayenne est bien belle, mais c’est à elle seule qu’elle doit cette beauté, les hommes font tout pour l’enlaidir. Une splendide nature avec des maisons en ruines, des hommes en haillons; une excessive richesse à côté d’une excessive misère, voilà l’Orient; rien qui résiste à un examen sérieux. Comme la vérité, l’idéal du parfait lui fait horreur. Dès l’enfance on apprend à l’Indien à mentir et à dissimuler sa pensée, et il en sera ainsi tant que la femme n’occupera pas près de lui la place qu’elle doit occuper. Le contact de l’Européen n’a pas réussi à tirer les indigènes de leur torpeur. Ce n’est pas qu’ils ne peuvent faire ce que nous faisons. Oh si! ils nous imitent parfaitement, mais il leur manque ce je ne sais quoi qui fait que l’esprit agit et non la routine. Ce je ne sais quoi, c’est la femme.
On sent que rien n’est équilibré dans ce pays, la force brutale y est tout. L’intelligence y est opprimée; par ce fait même, l’équilibre est rompu. Mahomet n’a pas pressenti les siècles futurs, Jésus-Christ les a devancés. Ce dernier a compris que l’intelligence serait un jour la maîtresse du monde, et sa religion s’en ressent. L’autre a cru que les siècles ne marcheraient pas, et ils ont marché sans lui. Ce sont les réflexions que me suscitent ces gens qui passent à mes yeux à moitié habillés et dont les vêtements ne sont jamais lavés plus d’une fois l’an.
Nous voilà donc à Srinagar, dans cette belle capitale tant vantée du Cachemire. Selon l’opinion vulgaire, le nom de la ville viendrait d’une espèce de chèvrefeuille très odorant appelé sirini et qu’on rencontre partout en abondance aux environs; mais la véritable étymologie est Sri Naya Gark, la «ville neuve du Très-Haut» (Sri étant une des appellations favorites de Siva).
Cette vallée magnifique, qui compte à peu près quatre-vingts milles de long sur quarante de large, et qui est tout enfermée par de hautes montagnes, est d’autant plus belle qu’on arrive des Indes. La tradition rapporte que la route de Lahore à Cachemire fut ouverte par Kacheb, petit-fils de Brahma, qui sépara, dit-on, deux montagnes. Ce gigantesque ouvrage s’appelle la Porte Cachemirienne, et la montagne ainsi percée prit le nom de Kach-Mer.
Ce pays est habité par différents peuples, qui suivent presque tous la religion de Mahomet; mais il est gouverné par une famille d’origine hindoue. Le père du radjah actuel l’acheta moyennant quelques milliers de roupies, et il fit un traité avec les Anglais, qui le reconnurent comme souverain, à charge de payer à la couronne une redevance annuelle. Cette redevance consiste en châles et en moutons.
La première visite de M. de Ujfalvy fut pour le maharadjah Rambir-Singh, qui le reçut avec tout le cérémonial de l’Orient et lui demanda quel projet il avait en venant dans son pays. M. de Ujfalvy lui répondit que le désir de la science avait seul guidé ses pas et que, s’il pouvait aller à Skardo et pénétrer jusqu’à Ghilghit pour s’aventurer plus loin encore, ses vœux seraient réalisés. La permission d’aller à Skardo lui fut accordée sur-le-champ, mais on refusa de le laisser aller à Ghilghit. Le pays était en révolte contre l’autorité du maharadjah, et le résident anglais avait failli être assassiné et était forcé de revenir. Dans ces conditions, Rambir-Singh ne pouvait permettre à M. de Ujfalvy de s’y rendre. Mon mari dut se résigner de bonne grâce. Se révolter eût été compromettre notre voyage. Pour prendre des mensurations anthropologiques sur les indigènes, il fallait l’aide du gouvernement, et, comme le maharadjah y portait beaucoup d’intérêt, Sa Hautesse promettait son intervention. Le succès était donc certain; vouloir pousser plus loin eût été téméraire et n’aurait eu pour effet que de nous aliéner les bonnes intentions du souverain.
Le maharadjah du Cachemire est un bel homme, à la figure intelligente et douce, aux yeux de velours; ses manières sont nobles et empreintes de cette majesté commune à tous les Orientaux; chaque pas qu’il fait est compté; chaque geste, chaque parole sont réglés d’avance. C’est aussi un des plus puissants des princes indigènes.
Les maharadjah avaient autrefois des radjah sous leur suzeraineté, et à eux seuls appartenait le droit de déclarer la guerre. A présent, presque tous ces radjah ont disparu, et le maharadjah du Cachemire est le seul dont le royaume ait une certaine importance.
Il a trois fils et plusieurs filles; l’aîné de ses fils est marié, mais n’a pas d’enfant; il pourra donc prendre une autre femme. Les Hindous ne doivent avoir qu’une femme, les autres sont des concubines; ce n’est que lorsqu’ils n’ont pas de fils que leur religion leur permet de prendre plusieurs femmes. Le grand but de la vie d’un Hindou est d’avoir un fils; s’il n’en a pas, il peut en adopter un et lui donner sa caste, quelle que soit celle d’où il est sorti.
On dit que le père du maharadjah est le seul qui eût marié sa fille, car autrefois on s’efforçait de les faire périr dès leur naissance en les privant du sein de leur mère; on ne les épargnait que si l’on n’avait pas d’enfants mâles; cette coutume barbare existait surtout chez les Radjpoutes. Les noces de la fille du maharadjah furent superbes; elles durèrent plusieurs jours et engloutirent des sommes considérables.
Le souverain actuel aime beaucoup les Européens, ou du moins il en a l’air; mais son fils aîné les méprise et les déteste, dit-on.
Le premier ministre, le divân Anant-Ram, est un homme très intelligent et tout jeune encore; son père, homme d’une rare capacité, lui a laissé, paraît-il, une lourde tâche, car il avait habitué le maharadjah à ce que toutes les affaires lui passassent par les mains.
Aime-t-il ou n’aime-t-il pas les Européens? là est la question. Toujours est-il que son plus grand plaisir est de mettre des bâtons dans les roues entre les relations, très tendues, de son gouvernement et du résident anglais; comme il est très rusé, très souple, très poli et surtout très malin, ce n’est pas toujours le résident anglais qui l’emporte dans cette lutte sourde.
Une fois que je fus sur pied, Mme Henwey nous proposa d’aller visiter le temple du Takhti-Soliman.
Nous partons de grand matin; il a fait la veille un orage accompagné d’un peu de pluie qui a rafraîchi l’atmosphère, les nuages se sont dissipés et nous avons un magnifique coup d’œil. Mme Henwey et moi, nous nous faisons porter en palki, et M. de Ujfalvy nous suit à cheval.
Nous passons devant un cimetière musulman qui se trouve près de la montagne, en face duquel se sont groupées quelques maisons où habitent les fossoyeurs.
Aux Indes il n’y a pas de fossoyeurs. Les Hindous aussi bien que les musulmans incinèrent ou enterrent eux-mêmes leurs parents. C’est un devoir qu’ils ne cèdent à personne. Cachemire fait exception à cette règle, et les gens qui ensevelissent les morts sont parqués comme des lépreux. En ce moment ils sont occupés à tisser de la toile ou du coton, et leur métier est aussi primitif que celui des autres Hindous. Ils vont et viennent, tenant leur fil en main, et nous regardent passer d’un air mélancolique.
Nous nous engageons sur la montagne; la route est horrible, mais nous arrivons quand même au sommet.
Le temple qui le couronne n’est pas très grand. On y monte par quelques marches très hautes et on y entre par une porte très étroite; les habits des fidèles ont poli les pierres qui sont près de l’entrée. Il a dû y avoir une cérémonie, car, lorsque nous y pénétrons, une forte odeur d’encens emplit la voûte. L’intérieur est en pierres sculptées, et au milieu se trouve un lingam en pierre noire en forme de borne, sur lequel on a posé une couronne de fleurs jaunes. Le jaune est la couleur préférée pour les cérémonies religieuses, et c’est elle que nous avons toujours rencontrée. Ce temple est surmonté d’une coupole qui domine gracieusement la montagne, mais le panorama qui s’étend sous nos yeux est encore ce qui me plaît le plus.
La vallée, entourée de montagnes, s’étend à perte de vue; les plantations, les prairies entrecoupées d’arbres forment comme des tapis de différentes couleurs; le Djilam déroule ses méandres, qui rappellent les dessins de palmes que l’on voit sur les châles, pour disparaître en entrant dans la ville, dont il baigne les maisons. La forteresse gardienne de Srinagar, bâtie sur une petite hauteur, domine la cité orientale; ces blocs montagneux sont nus et arides au midi et boisés un peu du côté du nord. Des cimes neigeuses se font jour par-ci par-là, et le lac qui baigne et reflète le pied de ces géants terrestres étale sa belle nappe d’eau au soleil. Les plantes maritimes en verdissent la surface; les jardins flottants en rapetissent l’étendue, y forment des canaux, et cette division en rompt la monotonie. Des rideaux de peupliers s’élancent droits et fiers sous un ciel nuageux, comme celui de notre belle Europe, et l’air frais du matin emplit nos poumons de bien-être.
Pas une pierre à pouvoir emporter, quel dommage! quels regrets!
Nous redescendons dans la ville et passons près de l’hôpital, bâti par le maharadjah et tenu par des missionnaires anglais. Il est propre et toujours plein, car c’est le docteur anglais qui s’en occupe, tandis que l’autre hôpital, qui est confié aux soins des médecins indigènes, est toujours vide.
Ce second bâtiment est pourtant bien élégant et coquettement posé sur les rives du Djilam, tandis que l’hôpital anglais, avec ses murs en terre, n’est rien moins que gai. Les missionnaires sont les seuls qui sont autorisés à rester en hiver; en reconnaissance de ce privilège, ils ont fait planter une large allée de peupliers qui conduit jusque dans la campagne.
En revenant à la maison, nous trouvons une dizaine de Cachemiris qui attendent M. de Ujfalvy assis ou couchés paresseusement sous la large véranda. On doit les mensurer, et le premier ministre veut assister à cette opération, afin d’en rendre compte à son maître. M. de Ujfalvy commence aussitôt qu’il est arrivé. Le Cachemiri qui habite ce beau pays ne ressemble nullement à ses voisins. La tête, dont le volume diffère de beaucoup en grosseur de celle de tous les autres peuples que nous avons vus jusqu’à présent, est ce qui frappe le plus en lui. Il a le front haut et bombé, les bosses sourcilières prononcées; les sourcils sont bien arqués, fournis et presque toujours continus. Le nez est très grand et bien fait, la bouche moyenne, et les lèvres particulièrement fines; la barbe est abondante; leurs cheveux sont ondés et noirs. Les oreilles sont petites et peu saillantes; mais généralement les extrémités sont grandes. Ils ont la peau velue, leur torse est élancé; ils sont vigoureux; leurs muscles sont développés et dénotent la force et la vigueur, surtout en comparaison des Hindous de la plaine, qui ont toujours l’air d’un roseau agité par le vent. Malgré toutes ces qualités physiques que possèdent les Cachemiris, on peut répéter ce qu’en disait Jacquemont il y a cinquante ans: «Peuple ingénieux, mais lâche; ils sont fourbes, plats, menteurs, voleurs, et manquent absolument de courage. Race prodigieusement douée dans un pays merveilleusement fertile, dégénérée moralement et présentant en même temps un physique des mieux constitués. Les femmes sont belles, quoique avec des traits un peu accusés; elles sont bien faites, mais elles manquent de soins de propreté, et elles sont d’une morale plus que douteuse.» Ce portrait, tracé de main de maître, est encore aujourd’hui d’une scrupuleuse exactitude. Qui donc aurait pu faire changer ce peuple intelligent? Est-ce le régime auquel il obéit aujourd’hui? Non. Longtemps courbé sous l’esclavage, asservi à des lois qui ne sont pas les siennes, il vient d’être décimé par une horrible famine qui a réduit la population à son tiers. Cette calamité, due en grande partie à l’imprévoyance des autorités, a duré trois ans sans qu’il fût possible de l’enrayer. Les chemins étroits ne pouvaient laisser passer que des mulets chargés de grain, et les pauvres bêtes, privées elles-mêmes de nourriture, succombaient sous le poids et la fatigue; des hommes, des femmes couverts de bijoux et tenant dans leurs mains crispées des pièces d’argent, se tordaient et se roulaient dans les tortures de la faim; des gens hâves et décharnés s’affaissaient sur le seuil de leur maison, suivant d’un œil hagard des vaches maigres et languissantes qui pourtant auraient pu atténuer leurs souffrances. Mais la religion, cette implacable religion qui n’est pourtant pas la leur, leur défendait, sous peine de mort, de toucher à ces animaux sacrés. Ainsi au Cachemire, dans un pays habité par des musulmans, il est défendu de tuer une vache ou un bœuf, parce que le maharadjah est Hindou et que cet animal est l’animal sacré par excellence. La bouse de vache constitue, aux yeux de ce peuple fanatique, la purification la plus efficace; tout ce qui est impur ou a pu le devenir est purifié par elle.
Un brahmine a-t-il été souillé par quelque attouchement, vite il va se purifier en buvant de l’urine de vache et en se frottant avec de la bouse. Malheur au propriétaire qui perd sa vache! car le ciel est en grande fureur contre lui.
Le premier ministre du Népaul disait un jour à M. Henwey, alors résident anglais dans ce pays: «Si un de vos compatriotes venait à tuer un indigène, je pourrais très bien le sauver; mais si par malheur il tuait une vache, il me serait impossible de le soustraire au supplice». Lorsque les troupes du maharadjah allèrent en guerre dans le pays de Ghilghit, il arriva que ces malheureux soldats furent sur le point de périr, faute d’aliments. Ils avaient comme bêtes de somme des buffles, mais ils se seraient laissés mourir de faim plutôt que d’y toucher; il fallut consulter les brahmines, qui, s’étant assemblés et ayant délibéré, déclarèrent que le buffle n’était pas un bœuf et qu’on pouvait le manger. C’est ainsi que cette malheureuse armée fut sauvée. Il est plus que probable que les brahmines, souffrant eux-mêmes de la faim, auront trouvé celle ingénieuse combinaison, qui satisfaisait en même temps leur conscience et leur appétit. Pourtant il n’est pas rare de voir les Hindous maltraiter leurs vaches et leur donner des coups. Dans la partie des Indes qui appartient aux Anglais, la vente de viande de vache et de bœuf ne souffre aucun inconvénient. Les brahmines sont très tolérants à cet égard, et un fait que j’ai lu doit ici trouver sa place; il prouvera jusqu’à quel point les brahmines modifient jusqu’aux prescriptions les plus sévères de la loi.
«Au temps d’Akbar, un brahmine pria ce prince de faire un édit par lequel il défendît de tuer une seule vache dans sa province; ce prince, ayant accédé à sa demande, fut bien étonné de voir quelque temps plus tard le brahmine qui venait le prier de nouveau de révoquer cet édit. Akbar voulut savoir pourquoi ce changement. Le brahmine lui répondit qu’il avait vu en songe plusieurs vaches qui, furieuses, l’avaient poursuivi de leurs cornes, et que l’une d’entre elles lui avait dit: «Ne sais-tu pas qu’après notre mort nos âmes doivent passer en d’autres corps sous des formes plus nobles? Si ta religion défend de nous tuer et de nous procurer cet avantage, n’empêche pas les autres de le faire, car, en l’empêchant, tu deviens notre ennemi.»
Cette anecdote doit servir à calmer les remords des Hindous, auxquels le trafic de la viande de bœuf procure de grands avantages.
Quoi qu’il en soit, cette vente n’est pas tolérée au Cachemire, et le peuple, quoique musulman, doit s’y soumettre. Je ne crois pas que Rambir-Singh ait de mauvaises intentions, au contraire, mais il est tellement entre les mains des brahmines, que ceux-ci en font ce qu’ils veulent.
Les Pandits, qui tiennent le premier rang au Cachemire, sont les brahmines qui ont conservé intacte leur religion. Jamais ils ne se sont alliés avec d’autres, et ils sont le plus bel échantillon de la race aryenne. Les femmes, sans avoir la grâce sculpturale de celles de Bombay, sont élégantes et beaucoup plus blanches de peau.
Le type des Pandits est beau. Le front, haut et noble, porte avec grâce le turban, et le nez, dans la même ligne que le front, est droit et légèrement courbé. Les sourcils, arqués et bien fournis, se dessinent nettement sur leur peau claire, qui fait ressortir davantage leurs yeux noirs et brillants fendus en amande; la bouche est petite, et, lorsqu’elle sourit, elle laisse voir de petites dents éclatantes de blancheur. Leurs oreilles sont petites et aplaties, le cou est bien proportionné, et le torse est élégant et élancé; leurs extrémités, surtout les mains, sont fines, et les attaches très délicates dénotent la pureté de leur race. Leur chevelure est abondante, ainsi que leur barbe, qui est quelquefois blonde.
Leurs cheveux, ondés, sont noirs et châtains. Ils ont l’air distingué, et leur taille, au-dessus de la moyenne, est majestueuse; leur démarche est noble et élégante, sous leur costume oriental qui leur sied admirablement. Ils présentent enfin le plus beau type que nous ayons rencontré. Ils ont conscience de la pureté de leur race, car, tout en conservant leur religion, même après l’invasion musulmane, ils ne se sont jamais mariés à des femmes musulmanes, quoique quelques-unes des leurs aient épousé des conquérants. Les Pandits cachemiris considèrent les brahmines du Bengale comme bien au-dessous d’eux. En dehors de leur fanatisme religieux, ils sont d’une urbanité parfaite, plus digne et beaucoup moins fourbe que les Cachemiris, ce qui n’empêche pas que dans les villages ils remplacent les exécrables banyas des plaines, c’est-à-dire qu’ils sont marchands, prêteurs d’argent et usuriers à la fois.
Il y a à la cour du maharadjah un Pandit appelé Ramdjou, sous-gouverneur de Srinagar, qui parle passablement le français. On prétend que c’est un favori du souverain, que les raffinements de la civilisation occidentale ont gâté du tout au tout.
Après le déjeuner nous avons descendu la rivière dans le pendra d’honneur du résident anglais, sorte de bateau sur lequel s’élève au milieu une espèce de pavillon couvert de beau cachemire et garni de rideaux qu’on peut descendre et remonter à volonté. Avec trente rameurs, nous devrions aller vite, mais le soleil est si chaud, même au Cachemire, que la paresse orientale n’en est pas bannie. Nous passons devant l’hôpital du maharadjah, toujours vide malgré son air de blancheur et de propreté. Peut-être est-ce son abandon qui entretient sa jeunesse.
La maison du favori s’élève ensuite à quelques pas de distance, aussi propre, aussi brillante que sa voisine. C’est une telle rareté qu’il faut la signaler au plus vite. Ce favori s’appelle le babou Nilomber, et, comme dans ce paradis terrestre les racontars ont aussi droit de cité, on prétend que pendant qu’il fait sonner les sonnettes de son temple, afin d’annoncer au peuple qu’il est en prières, il préfère la lecture des romans de Zola et de Daudet à celle des Védas, les livres sacrés des Hindous. Vient ensuite un pont largement assis sur ses arches. Il est situé près du palais; c’est le rendez-vous favori des flâneurs.
De cinq à six, heure de la promenade en bateau du souverain, les curieux, les oisifs, les bienheureux qui doivent l’accompagner ne font pas défaut. Des mounchis tout habillés de blanc attendent dans un bateau les ordres de leurs maîtres, car ils sont les écrivains ordinaires du souverain.
Le palais, aux murs blanchis, forme une rotonde; les tonnelles font saillie sur la rivière; les terrasses couvertes aux fenêtres grillées marquent l’endroit qui recèle les malheureuses femmes couronnées.
Le temple est couvert de fer-blanc, et son escalier de pierre conduit de la rivière au bâtiment. Tout cet ensemble ne ferait peut-être pas mal s’il n’était flanqué de toutes ces bicoques qui forment le bâtiment dans lequel habite le premier ministre. On arrive à ce pâté de constructions par un seul escalier surplombant la rivière. On prétend que toutes ces dépendances du palais possédaient autrefois des escaliers qui favorisaient tout spécialement les nombreuses intrigues des conspirateurs de cour, mais que, pour les faire cesser, Rambir-Singh les avait fait disparaître en une nuit, et il n’avait laissé que ce seul et unique escalier, sans lequel le ministre n’aurait pu arriver à son ministère. De cette manière, le souverain sait au juste qui entre et qui sort de chez son premier serviteur.
Le défilé des maisons continue; les poutres qui les soutiennent semblent jaillir de la rivière; les balcons font saillie, et leur solidité paraît douteuse. Les escaliers aux pierres dégradées, aux voûtes sombres et étroites, ont l’air de vouloir vous conduire à un souterrain. Pas du tout; les maisons s’élancent au-dessus avec leurs boiseries branlantes, leurs fenêtres à grillages, leurs étages aux toits de terre tout fleurissants au printemps. Quelques-unes de ces constructions sont assez originales, mais la propreté, l’entretien s’y laissent bien désirer. Heureusement le pittoresque remplace l’originalité et la beauté. Tout est si noir, si vieux, si biscornu; le temps a jeté là-dessus son voile réparateur, et le visiteur s’extasie sur ces dévastations saturnales. Les marches qui garnissent les deux côtés de la rivière sont en harmonie avec le reste, et les femmes et les hommes qui s’y baignent à loisir augmentent encore l’étrangeté du tableau.
Au coucher du soleil, toutes les femmes sortent de leur maison, un pot en terre ou en cuivre sur leurs épaules. Leurs grandes robes rouges ou bleues, et leurs voiles qui ont été blancs, mais qui ne le sont plus, les encadrent gracieusement et prêtent à leurs traits durs et accentués quelque chose de vaporeux. Leur air toujours mélancolique fait songer malgré soi à leur triste et ennuyeuse vie. Elles viennent faire leur toilette à cette rivière qui roule lentement des eaux souvent terreuses. Puis, quand elles se sont baigné les pieds, lavé le visage, nettoyé les dents avec leurs doigts, elles emplissent de cette eau leur vase de terre et la rapportent à la maison pour en faire leur boisson et la faire servir à leurs préparations culinaires. Ce n’est rien encore lorsque toutes ces choses se font dans ce large cours d’eau qui coule pourtant et se renouvelle; mais, quand vous vous promenez sur ces étroits canaux, desservis par les lacs dont le cours est presque stagnant, d’où s’échappent de certaines petites baraques de bois, bâties d’espace en espace, des odeurs à vous faire reculer, on se demande comment des êtres vivants peuvent s’ébattre avec joie dans ces ruisseaux fangeux et boire avec délices cette eau verdâtre et puante.
Dans une promenade sur un de ces canaux avec Mme Henwey, nous avons pu voir qu’il était bien fréquenté; de grandes et élégantes habitations en garnissaient les bords. Neuf ponts aux arches sveltes et gracieuses réunissaient les deux rives. L’un d’eux était bordé de maisons au lieu de parapet. Les hommes, les femmes, les enfants vivaient là comme dans la rivière, et cependant il y avait si peu d’eau que notre bateau touchait le fond à chaque instant.
Telles sont les rues de cette capitale, surnommée la Venise de l’Orient, dont aucune voiture n’a encore foulé le sol.
La grande, la belle rue, c’est la rivière avec ses maisons en bois, ses temples garnis de fer-blanc dont la coupole s’argente ou se dore suivant le goût de ceux qui les ont construits.
Autrefois les vieilles mosquées devaient être superbes, avec leur revêtement de briques émaillées; mais elles ont disparu aussi.
Jadis le bazar devait posséder de belles marches, mais le temps a fait son œuvre, tandis que les réparations ont fait défaut; elles sont maintenant difficiles à franchir, et l’entrée laisse à désirer.
Le bazar est carré; on pénètre chez les orfèvres par des escaliers sombres dont les marches sont très hautes; mais ce n’est pas jour de marché, presque toutes les boutiques sont vides ou fermées.
Que de richesses enfermées dans ces simples demeures! Sur cette table en bois on va étaler tout à l’heure de merveilleuse argenterie à faire envie aux têtes couronnées. Avec indifférence, l’orfèvre prend ses trésors, il les pèse au poids des roupies et prend en plus tant de roupies pour la façon. Quels habiles ouvriers que ces Cachemiris! que de finesse dans leur travail! que de goût dans leur ornementation! Si les Occidentaux ne cherchaient seulement pas à leur faire accepter leur influence!
Au lieu d’envelopper les objets, comme le font nos marchands, dans du papier de soie, ils les mettent dans des linges, et on est confondu de voir sortir de si belles choses de ces grands paniers d’osier qui servent, chez nous, aux besoins les plus ordinaires.
L’or, l’argent, le cuivre niellé et émaillé sont remarquables, non seulement par la finesse du travail, mais surtout par l’élégance de leur forme. Les anciens cuivres, tels que le tchaïdan ou théière, le cavedehoch ou cafetière, les samovars, ont des anses d’une beauté extraordinaire. Ces anses seules suffiraient pour en faire des objets d’art au premier chef. L’exécution en est très fine, les dessins sont d’une grande pureté, et le goût occidental qui se mêle aux objets modernes est tout à fait étranger à ceux des siècles précédents.
On travaille aussi très bien le papier mâché, et, quoique le fini de l’exécution ne soit pas comparable à celui qu’on fait en Russie, ce travail est néanmoins bien exécuté; les objets modernes sont mieux faits que les anciens, contrairement à ce qui a lieu ordinairement.
Les bois peints que font les Cachemiris sont chatoyants à l’œil, leur coloris est harmonieux.
Ils fabriquent ainsi des tables dont les formes sont européennes, des pieds sculptés pour leurs tcharpaï et beaucoup d’autres objets.
Après avoir admiré ces produits de la fabrication cachemirienne, nous sortons du bazar, mais c’est pour aller chez un marchand de ces superbes châles, si renommés en Europe. Il habitait une maison donnant sur le Djilam, devant laquelle notre bateau s’arrêta. Nous entrons dans cette habitation par un escalier propre et en si bon état qu’on ne croirait plus être en Orient; la boutique est grande, bien en ordre. Les étoffes sont proprement et systématiquement roulées sur des rayons; des fauteuils tendent leurs bras aux visiteurs, et, à défaut de mannequins pour présenter les châles, les serviteurs du maître ou les commis en font l’office. On se croirait volontiers en Occident. Toutes les plus belles pièces de ces fins tissus sont étalées devant nous, depuis le patou, étoffe grossière servant aux pauvres gens, jusqu’aux plus fins cachemires dont se parent les riches. Le plus beau s’appelle pachemina et se fait avec le poil des chèvres qui broutent les herbes des montagnes du Thibet: aussi les châles fabriqués au Cachemire sont-ils beaucoup plus estimés que ceux de l’Inde. Cette merveilleuse étoffe de pachemina, si fine, si soyeuse qu’elle pourrait passer dans une bague, est très chère, même dans le pays. Le yard vaut jusqu’à neuf et dix roupies. Le yard est la mesure qu’on emploie; celui du Cachemire n’est pas aussi long que notre mètre, il n’a que 96 ou 97 centimètres, mais il est plus grand que le yard anglais, qui n’a que 91 centimètres.
Le patou est une étoffe de laine très grossière, ayant cependant un certain cachet; elle est très bon marché et s’emploie pour le vêtement des pauvres; on peut s’en procurer une pièce pour cinq à six roupies. La roupie cachemirienne est tout autre que la roupie anglaise, elle est plus petite et ne vaut que dix anas au lieu de seize.
Il est assez difficile de faire tous ces comptes, qui n’ont point le système décimal pour base. Ainsi la roupie du Cachemire vaut deux anas de plus que la demi-roupie anglaise, et, comme cette dernière a cours aussi à Srinagar, les fractions deviennent très embrouillées.
Le païs, la petite monnaie de ce pays, est la quatrième partie d’un ana, et le païssa en est la huitième. Cependant les Orientaux comptent excessivement vite et avec une justesse extraordinaire; ce fait n’a rien d’étonnant: dès l’âge le plus tendre on les exerce à ce travail d’esprit avec des coquillages; aussi parviennent-ils de bonne heure à faire rapidement les comptes les plus longs et les plus compliqués. La roupie du Cachemire est plus originale que celle des Anglais.
On raconte que le père du maharadjah actuel, entrant dans une église catholique, trouva à son goût les lettres qui surmontent la croix du Christ, et qu’il fit graver ces initiales sur les nouvelles monnaies. En effet, sur l’un des côtés de toutes les roupies du Cachemire, ces lettres apparaissent aux yeux des chrétiens étonnés.
L’argent est en ce pays un objet de trafic; les billets représentant la valeur des roupies anglaises n’ont pas cours à Srinagar, et l’on vous prend un taux très élevé pour les changer.
Lorsqu’on veut expédier de l’argent dans une lettre, d’un pays dans un autre, on coupe le billet en deux, et l’on envoie les deux parties séparément. C’est un usage répandu dans toutes les Indes, qui est survenu à la suite de nombreux vols que la probité rigoureuse des Anglais n’a pu empêcher. Les employés indigènes sont d’une probité plus que douteuse; et les timbres-poste mêmes sont l’objet de leurs rapines. Il faut, pour les mettre à l’abri, faire un signe sur les timbres; sans ce signe, la lettre que vous avez affranchie risque fort d’arriver à sa destination vierge de cette taxe.
Le magasin où nous étions entrés appartenait à un musulman, riche marchand, mais voleur. Voleur est peut-être trop dire, mais, lorsqu’il pouvait demander le double et même le triple de la valeur d’un objet, il ne s’en faisait pas faute. Après ça, il faut bien payer les impôts que Sa Hautesse lève sur son peuple et en garder un peu pour soi.
Ce n’est pas une petite affaire que ces impôts, qu’on a soin de ne prélever qu’à l’entrée de l’hiver, après que les étrangers ont laissé dans la ville une grande partie de leurs revenus en échange des belles productions qu’on y fabrique.
On prétend même que c’est la raison pour laquelle le maharadjah ne souffre pas d’étrangers sur son territoire à cette époque.
Les belles choses qu’ils pourraient raconter sur ce tribut qu’on exige bon gré mal gré des imposés! La fête n’est pas toujours tranquille et se termine souvent par bon nombre de coups et bon nombre d’emprisonnements. Il lui sied bien aussi, à ce peuple, d’avoir des idées de rébellion contre son maître! C’est bon en Occident; mais en Orient, Dieu merci, ces choses ne sont pas encore à l’ordre du jour.
On nous avait donc mis en garde contre ce monsieur Samed-Châh, et, malgré les quantités de belles étoffes qu’il nous montra, nous n’achetâmes pas beaucoup ce jour-là: puis nous étions un peu pressés, nous étant attardés au bazar.
Nous voulions aller sur le lac qui entoure la capitale, et, au milieu de tous ces canaux qui enlacent la ville, ce n’est pas petite affaire de naviguer; mais ces bateliers sont si adroits que nous y parvenons sans trop de difficulté. Nous ne glissons pas sur l’eau, mais au milieu d’un océan de verdure; les plantes aquatiques, les larges feuilles du lotus surnagent paresseusement sur le lac, duquel émergent les belles fleurs aux couleurs rosées. Le lotus est la fleur sacrée des Hindous; ils croient que ses feuilles ont été le berceau de leurs dieux. Pour cette raison, ils représentent souvent un dieu enfant couché sur cette fleur qui se balance sur l’eau. Les plus beaux lotus sont bleus et sont originaires du Cachemire; ils ont un parfum doux qui vous pénètre. Les feuilles du lotus sont larges et dentelées, vertes à la surface et rouges à la partie qui se trouve sous l’eau; il en existe une espèce qui participe des deux couleurs et que l’on pourrait prendre pour du velours.
Le maharadjah se sert de ces feuilles comme assiette; tous les jours le lac lui en fournit de nouvelles et de fraîches.
Les Hindous ne mangent jamais dans de la vaisselle; le souverain même ne peut s’écarter de cette règle.
Les cuillères, les fourchettes sont aussi prohibées; les trois doigts en tiennent lieu. Les domestiques qui servent le roi sont forcés d’avoir la bouche couverte d’un linge, car leur haleine pourrait souiller les mets qu’il fait servir à sa table. Il ne dîne jamais avec les Européens, et, lorsqu’il donne un grand dîner, il conduit ses invités jusqu’à la salle du festin et se retire incontinent. Il me semble que ce manque de politesse me choquerait énormément si j’étais résident anglais.
Les belles plantes aquatiques s’entremêlent avec d’autres qui fournissent une espèce de châtaigne dont les Cachemiris sont très friands. Elles furent, dit-on, plantées par le vizir Ponoh, et sauvèrent d’une mort certaine quantité de personnes pendant la famine.
L’affermage de ces fruits produit une énorme redevance à l’État.
Bientôt nous sommes au beau milieu du lac et nous abordons près d’une belle mosquée. Comme elle est bien là, entourée d’arbres, cette maison consacrée à la prière! elle regarde fièrement les eaux; son portail, bien dégagé, semble inviter les voyageurs à la considérer de plus près, mais il nous faut enlever nos souliers, et, comme nous ne voulons pas faire cette concession, les mollahs nous en refusent absolument l’entrée. Nous nous consolons; son intérieur n’a rien qui puisse nous faire regretter notre refus.
Cette mosquée possède, dit-on, un poil de la barbe de Mahomet, et tous les ans, à époque fixe, on le montre aux fidèles croyants, qui accourent en foule pour l’adorer.
Après cette visite nous abordons un peu plus loin, près d’un beau jardin de platanes. A vrai dire, ce n’est pas un jardin comme nous l’entendons; ce sont des rangées d’arbres sur une vaste étendue de terrain. Mais ces platanes sont si vieux, si imposants, qu’ils n’ont pas, je crois, leurs pareils sur terre. Dans cette partie du monde, ces arbres atteignent des proportions gigantesques, et jamais il ne nous avait été donné d’en admirer de semblables. Quelques-uns sont tellement creux, que beaucoup de personnes pourraient trouver un abri sous cette vieille écorce.
Nous nous attardons un peu sous ces magnifiques portiques de verdure; le soleil, qui se couche, nous avertit seul qu’il faut rentrer, et le tintement d’une cloche lointaine nous annonce qu’il est sept heures et demie. Vite en barque. Nous côtoyons, en passant, les jardins flottants de Srinagar; ils sont attachés les uns aux autres par de grands bâtons qui émergent de l’eau de distance en distance. On dit que, la nuit, les voleurs retirent quelquefois ces amarres, et le propriétaire, en revenant le matin, ne retrouve plus son jardin. Adieu légumes et récoltes, tout est allé à vau-l’eau.
Ces jardins flottants constituent une des curiosités du lac et une source de revenus pour la ville. Ce sont les jardins maraîchers de la capitale, et ils en valent bien d’autres. Ils demandent une préparation toute spéciale.
Au Cachemire il faut choisir le matin ou le soir pour faire ses promenades, car le soleil est si chaud dans l’après-midi qu’il est impossible de sortir. Cependant la chaleur y est modérée quand on la compare à celle des Indes.
Je n’ai jamais vu le thermomètre dépasser 30 degrés à l’ombre. Dans les chambres, la température est très supportable, et le besoin de panka (éventail) ne s’y fait pas sentir. Toutes les pièces sont vierges de ce rafraîchissant indispensable aux pays chauds.
Le climat paraît tempéré et se rapproche de celui de la France; l’hiver, quoique très rigoureux quelquefois, n’y dure pas longtemps.
On trouve au Cachemire tous les légumes et tous les fruits d’Europe, mais leur qualité est loin d’égaler celle des nôtres. M. Henwey me disait que tous les fruits et les légumes qu’on avait importés de France pour améliorer les productions indigènes s’atrophiaient au bout de deux années et qu’il fallait faire venir d’autres graines. M. E..., ancien employé de la Ville de Paris, maintenant directeur des travaux vinicoles et agricoles du maharadjah, m’a assuré que ce résultat était dû à l’incapacité des jardiniers indigènes, qui, par indifférence, mêlaient les grains. Toujours est-il que Rembir-Singh a eu l’idée de faire venir des ceps français et de les faire cultiver pour en extraire du vin. On a donc planté de la vigne à la manière française, et, avec les travaux d’irrigation, elle paraît supporter son exil; depuis deux ans le vin blanc donne de bons résultats; quant au vin rouge, je ne crois pas qu’il puisse jamais faire concurrence à nos vins de Bordeaux. Le raisin du Cachemire est bon, mais on ne peut en extraire du vin, car il pourrit à la fermentation. On cultive la vigne en berceau, comme dans toute l’Asie.
Les pêches de Srinagar sont renommées; les melons sont médiocres; ceux même dont les graines viennent de Caboul ne peuvent se comparer aux célèbres melons de Samarkand.
On est donc réduit, au Cachemire, à la viande de mouton et aux gallinacés; ces derniers sont si maigres et si durs que nos plus méchants poulets n’en peuvent donner une idée. Le gibier, le sanglier sont tolérés; les Hindous eux-mêmes font de ce dernier un mets très apprécié. Cette infraction à la règle exclusive, que commettent les castes élevées du Cachemire, m’a paru singulière, mais je m’en remets à l’affirmation du résident anglais.
Par une matinée un peu couverte, nous partons à cheval pour aller visiter Pandriten, petite pagode bouddhique située aux environs de Srinagar; elle n’a rien d’extraordinaire, mais elle est encore bien conservée, quoique depuis longtemps abandonnée par les fidèles. Le plafond, en pierre sculptée, est d’un travail remarquable. Quelle différence avec les lourdes et massives constructions d’Avantipour! Pour admirer ces ruines, il faut remonter le Djilam, et, quelques heures après que l’on a quitté Srinagar, en s’aventurant dans la campagne, on peut considérer à loisir ces derniers vestiges d’une grandeur écroulée. Qu’ils sont loin, ces siècles passés, d’une époque si différente de la nôtre! Pauvres pierres, si elles pouvaient parler, que de choses elles auraient à nous raconter! que d’éclaircissements jailliraient peut-être de la bouche de ces témoins silencieux, profondément enfouis dans ce sol, toujours vieux, toujours jeunes! Il en est de même du Péri-Mahal, ou Demeure des Fées, dont les restes s’élèvent sur une des anfractuosités d’une montagne qui regarde Srinagar.
De ces belles constructions, destinées, dit-on, à enfermer les femmes d’un potentat mongol, il reste encore trois terrasses. Demeure des Fées, quelle délicieuse appellation! que de riants souvenirs ces murs béants appellent à l’imagination! Femmes discrètement voilées se glissant sous ces hauts couloirs, bayadères légères qui avez dû animer ces grandes salles, vous surgissez à nos yeux entourées d’une auréole de mystère, disparu à notre époque. On les voit danser sous ces beaux pavillons dont les murs stuqués et brillants encadraient leurs riches ornements. Grâce à ces ruines, ce temps disparu renaît à nos souvenirs et donne corps à notre imagination vagabonde. C’est sous l’impression de ces souvenirs lointains que nous nous retrouvons tout à coup dans la charmante résidence de M. Henwey, qui est, au contraire, toute confort, sans rien de poétique, et qui reflète bien notre siècle positif et affairé.
Au Cachemire, la mousson pluvieuse ne se fait pas sentir comme dans le reste de l’Inde; l’été même, les pluies sont plutôt rares, pourtant le tonnerre gronde et le ciel noir menace de se résoudre en des averses torrentielles. Mais le vent s’élève, les quelques gouttes d’eau tombées sont bien vite séchées et les nuages disparaissent. Les éclairs mêmes qui sillonnaient la nue s’éteignent à ce souffle impétueux. Le ciel bleu a reparu, et, le soir, nous sommes retournés au bazar. C’était jour de marché. Quelle foule, quels cris, que de paroles, quelles disputes! Toute une journée était passée, et cependant il était impossible de pénétrer au milieu de cette foule avide, curieuse et animée. Ma compagne, Mme Henwey, voulait revenir sur ses pas, tant la crainte du contact des indigènes lui était désagréable; mais, comme nous avions quelque chose à dire à l’orfèvre, je la pris par le bras et m’avançai hardiment au milieu de cette foule aux vêtements bigarrés et sordides, qui s’ouvrit du reste respectueusement sur notre passage.
Je jetai un coup d’œil sur les objets étalés à terre, sur de vieilles loques; c’étaient des ornements en verre, en plomb, en cuivre, à l’usage des pauvres; des gâteaux, des sucreries, des bonbons, des fruits; tout cela se confondait pêle-mêle; les marchands, d’une propreté douteuse, étaient assis près de leurs étalages; ces marchandises avariées me dégoûtèrent passablement, et, franchissant des haies de curieux, j’entraînai rapidement ma compagne vers la boutique de l’orfèvre, où du moins nous étions en sûreté. La commission faite, nous ressortîmes du bazar beaucoup plus vite encore que nous n’y étions entrées, et nous sautâmes avec plaisir dans notre bateau.
En revenant, la lune s’était levée; notre pendra glissait sur la rivière entre deux rangées de maisons comme enveloppées dans un voile qui en laissait deviner l’architecture caractéristique tout en cachant leurs défauts; les vieilles poutres s’enfonçaient dans les murs, et de beaux arbres qui s’en échappaient se penchaient volontiers sur le courant du fleuve. Au loin les montagnes s’élevaient sombres et majestueuses, en encadrant le paysage. Comme elles étaient belles, le soir au clair de lune, dans leur nudité, qui leur ajoutait un charme de plus! Éclairées par un beau soleil, on les voudrait ombreuses; leur terre paraît brûlante et semble réfléchir la chaleur du soleil. A cette heure on pouvait admirer leurs belles proportions et le sommet neigeux qui les couronnait. La ville elle-même est silencieuse, avec ces rares ombres qui se glissent par ses étroits trottoirs, sous ses voûtes basses, ces bateaux éclairés par la lueur de leur cuisine, ces hommes, ces femmes accroupis autour de leur petite lampe à bec fumant, ces terrasses où scintille une lumière discrète, tandis que les torches plus éclatantes du palais du maharadjah font rêver aux merveilles orientales décrites par les poètes. On admire alors et on les absout. C’est sans doute par une de ces tièdes soirées qu’ils ont écrit leurs belles pages. L’eau, reposée des fatigues de la journée, est devenue limpide et reflète l’astre qui nous éclaire; les vêtements de nos rameurs nous paraissent presque propres, et dans un ravissement inexplicable nous arrivons à notre demeure. Déjà les tchouprassis sont étendus sous les terrasses pour se reposer de leurs travaux d’une journée d’oisiveté. Ils vont dormir sous ce beau ciel où point n’est besoin d’une toiture; si par hasard il survient un orage, la véranda est là pour servir d’abri.
Les nuits en Orient ne ressemblent pas aux nôtres; qui donc oserait s’aventurer dans ces rues non éclairées? Le coucher du soleil donne le signal du repos, en apparence au moins, car l’intérieur des maisons cache souvent des orgies effrénées. La tempérance religieuse en est même une cause fréquente, et les jeûnes sévères, quand ils sont terminés, sont une excitation de plus à la débauche. Hindous et musulmans n’ont, je crois, sous ce rapport, rien à se reprocher l’un à l’autre.
Voilà le mois d’août qui tire à sa fin, et il nous faut avancer notre voyage dans le Baltistan, car M. de Ujfalvy veut aller à Skardo, et déjà en septembre le passage est quelquefois interrompu.
La veille du jour fixé pour notre départ, M. de Ujfalvy alla remercier le maharadjah de son aimable et généreuse hospitalité. Sa Hautesse mettait à notre disposition pour toute la durée de notre voyage un de ses plus habiles mounchi, afin de nous donner toute facilité. En outre, elle désirait nous défrayer de tous les frais que nous occasionnerait cette expédition, et elle demanda la permission de m’envoyer un présent. M. de Ujfalvy se confondit en remerciements et reçut avec reconnaissance toutes ses générosités. Ce qu’on doit refuser d’un particulier, on peut l’accepter d’un souverain. D’ailleurs un refus aurait été hors des règles de la politesse. Notre voyageur, le célèbre Jacquemont, n’a certes pas dédaigné les roupies dont le père du maharadjah actuel enrichissait ses poches; il eût donc été plus que ridicule à M. de Ujfalvy de se montrer plus difficile envers le maharadjah, qui d’ailleurs y mettait une extrême délicatesse, que son célèbre devancier Jacquemont. Quant au cadeau dont il m’honorait, il n’y avait là rien d’étonnant, puisqu’en arrivant au Cachemire mon mari avait offert au souverain un beau fusil à 16 coups, qu’il avait bien voulu accepter. C’était donc une réciprocité de bons procédés entre gens bien élevés.
Ce cadeau fut pourtant cause d’un échange de lettres diplomatiques, et M. Henwey nous en garda, je crois, quelque rancune. Il est défendu à aucun sujet anglais, et surtout à aucun fonctionnaire, d’accepter des cadeaux des radjahs ou maharadjahs. Cette mesure de précaution, très louable en elle-même, ne peut pourtant pas s’adresser à des étrangers, et M. le résident anglais en pousse l’application un peu trop loin. C’est ce qui lui fut répondu lorsqu’il s’adressa, pour notre cas, au vice-roi. «M. de Ujfalvy n’est pas Anglais, ne vous mêlez en rien de cette affaire.» Force fut donc à M. Henwey de garder le silence. Mais que sa conscience se rassure, malgré la loi et le règlement que l’on donne à tout étranger qui pénètre au Cachemire et qu’on ne nous avait pas remis, j’ai vu des femmes de hauts fonctionnaires anglais qui avaient reçu de superbes bijoux du souverain et qui ne s’étaient pas crues obligées de les rendre. La loi oblige, en effet, un fonctionnaire qui a accepté un cadeau d’un indigène de remettre l’objet au gouvernement anglais, qui le fait vendre au profit des pauvres. L’établissement se trouve à Calcutta, capitale de l’empire des Indes Britanniques.
Tous nos préparatifs de voyage étaient faits, nos lits achetés, les tentes préparées et le cuisinier choisi, ce qui n’est pas petite affaire, car à Srinagar ce genre de serviteurs est cher et surtout voleur. Le 10 août, tout était prêt et M. Henwey avait mis à notre disposition son grand bateau d’honneur. Après des adieux bien affectueux, car, à part ce petit ennui au sujet du cadeau, le résident anglais et sa femme avaient été pour nous excessivement obligeants et remplis de complaisance, nous prîmes congé d’eux.
Afin d’éviter les rizières, dont on fait une grande culture au Cachemire, et qui, avec le blé, constituent une des principales productions de ce pays, nous devions faire deux étapes en bateau pour reprendre ensuite nos chevaux.
A la sortie de la ville, le Djilam continue son cours calme et tranquille, en arrosant des terres abandonnées et en friche. Est-ce la paresse des habitants qui en est cause? Je crois plutôt que c’est encore la suite de la terrible famine qui a décimé la contrée. Ensuite le pays est tellement pressuré par ses gouvernants, que tout ce concours de circonstances réunies ajoute à leur paresse naturelle et qu’ils aiment mieux risquer de ne pas manger en dormant que de ne pas manger en travaillant. Ils ont si peu de liberté que même l’époque où l’on doit faire les récoltes est fixée par le radjah et par un édit. La moisson est condamnée à périr sur pied ou à être coupée trop tôt si tel est le bon plaisir de Rembir-Singh; ce manque d’initiative individuelle ne peut être que préjudiciable à l’agriculture.
A la tombée du jour nous arrivons près d’un petit village à la droite duquel se trouve un canal qui conduit de la rivière à ce qu’on appelle le petit lac Manisbal. L’entrée en est originale; on croit presque traverser un champ de lotus. Au bord du lac se trouve un ancien temple, qui a peut-être été beau autrefois; aujourd’hui les cultures et les arbres l’envahissent.
Au bord du Manisbal habite un fakir. Ce saint derviche cultive son jardin, qui lui donne des fruits excellents, et reçoit les visiteurs avec affabilité; il sait bien qu’il en sera récompensé, et la roupie est toujours la bienvenue. Ce derviche a creusé, avec ses propres ongles, dit-on, le tombeau qui doit conserver sa dépouille. C’est une galerie souterraine qui aboutit à une large pièce dans laquelle doit être enfouie son enveloppe mortelle; pour avoir fouillé de ses propres doigts cette prodigieuse quantité de terre, ses mains m’ont paru bien intactes; du reste toute sa personne respirait un air de propreté bien rare chez ces saints personnages. Sa maison aussi était propre; il s’amusait à fabriquer de petits moulins à eau, pour mettre à profit une source qui coulait non loin de son habitation.
Si les moustiques n’étaient pas en si grand nombre à Manisbal, on aimerait à y planter sa tente et à y rester peut-être; mais nous nous plaisons à penser que la nôtre, dressée sous un magnifique platane, sera levée demain, et nous nous endormons, en dépit des moustiques, avec cette douce espérance.
Le lendemain nous retraversons le canal; la lune était encore au ciel et le jour commençait à l’en chasser; les montagnes s’éclairaient en montrant leurs flancs dénudés, et nous, tout en admirant ce beau réveil de la nature, nous continuons notre route et rejoignons le Djilam et son large cours. Nous retrouvons aussi M. et Mme de F..., jeunes Américains qui avaient décidé de faire le voyage avec nous.
A onze heures, l’heure du déjeuner. Pour attendre le bateau de notre cuisinier, nous nous arrêtons près du grand lac. Nos bateliers se précipitent vers un endroit où l’on recueille une espèce de châtaigne qui croît sur ce lac, et qu’on appelle zingari. Ils en ont vite fait une grande récolte. Le cuisinier nous ayant rejoints, nous nous remettons en marche, car les moustiques nous incommodent à tel point que la place n’est plus tenable. Le mouvement de notre bateau les a écartés; nous entrons dans le grand lac appelé Woualar; ce lac est quelquefois tourmenté par des tempêtes terribles; en ce moment nous ne voyons que les herbes qui l’envahissent. Ses joncs sont coupés pour la nourriture des animaux et sont comptés au nombre des objets de rapport du lac.
Au loin nous apercevons notre lieu de destination, Bantipour, situé sur le lac Woualar. A sa vue, nos bateliers, saisis d’une ardeur nouvelle, commencent à faire des exercices avec leurs rames. Commandés par celui qui est assis à l’avant du bateau, nos 30 rameurs, dont 15 sont en avant et 15 autres derrière, battent deux fois l’eau de leurs rames, puis les élèvent en l’air comme s’ils mettaient en joue; une autre fois, après deux coups, ils les tiennent en l’air; d’autres fois, toujours après deux coups, ils les tiennent à bras tendus, ou hors de l’eau en les frappant avec leurs mains ou en frappant la surface de l’eau, et bien d’autres exercices, qui sont toujours exécutés à trois temps et qui les excitent et les amusent beaucoup. Les Cachemiriens, comme les Hindous, sont de grands enfants; un rien les amuse et les intéresse; on pourrait croire que cette vie indolente qu’ils mènent doit les ennuyer, on aurait tort; du reste, ils ne pensent pas qu’il puisse exister une autre manière de vivre. Leurs pères ont vécu ainsi; ils agissent comme eux, et leurs enfants les imitent sans songer à la possibilité de faire autrement. Pourvu qu’ils aient leur houqqa (pipe), ils sont contents. Le tabac qu’on fume aux Indes est originaire de Puxerat; la feuille est petite et de couleur jaune; son odeur ressemble à celle de la violette. Les Hindous le pilent généralement dans un mortier, en y ajoutant plusieurs substances, et l’arrosent d’eau de rose; ils mettent ensuite ce mélange dans leurs pipes. L’aspiration de la fumée est une de leurs plus grandes jouissances. Aussi est-il rare de voir dans les villages un indigène se séparer de sa pipe, même si on lui en offre un grand prix. Les exercices de nos bateliers eurent pour résultat de nous faire parvenir plus vite à une petite rivière que nous devions prendre pour arriver à Bantipour. Elle était si basse que nous dûmes quitter notre bateau. Sous un soleil brûlant, parmi des terrains incultes, nous arrivons à pied à Bantipour, où, pour comble de désagrément, il nous faut chercher une place pour dresser nos tentes.
Pendant ce temps le mounchi Ganpatra, que Sa Hautesse nous a donné pour nous accompagner dans notre voyage, prend ses arrangements avec les gens du pays pour les provisions et les coulis ou porteurs. Chaque soir M. de Ujfalvy devra signer la feuille des dépenses: telle est la volonté de Sa Hautesse. C’est avec un Pandit qu’il fait ses arrangements; on le reconnaît à la flamme jaune et blanche qu’il porte sur le front, à son turban blanc, qu’il roule d’une tout autre manière que les autres. Son type pur et beau eût seul suffi à le faire reconnaître. Les Pandits se teignent aussi le bout des oreilles en rouge. Ce sont eux qui tiennent le maharadjah entre leurs mains; ainsi ils lui ont fait croire que son père, qui est mort, a été transformé en poisson et qu’il se trouve ou entre le premier et le second pont jetés sur le Djilam, ou bien encore à Verinagh; ils ne savent pas bien auquel des deux endroits ils doivent donner la préférence, de sorte que, pour le moment, la pêche est interdite dans ces lieux. Les Pandits en font bien d’autres, et l’on raconte qu’un général des troupes du maharadjah, ayant mangé de la viande de vache, fut condamné par ceux-ci à se couvrir la tête de terre et à planter du riz dessus. Au moment de la récolte, le général se promenait avec une végétation superbe; c’était un panache naturel magnifique, mais qui devait être bien incommode pour le propriétaire.
CHAPITRE X
LE BALTISTAN
Sortie de la vallée de Cachemire.—Le col de Radjdiangan.—La vallée du Kichanganga.—Gouraiz.—Les Dardous, types, mœurs, habitations.—La musique du maharadjah.—Un cheval dangereux.—Barzil.—Deux cols à franchir.—Le plateau du Déosaï.—Le mal de montagne.—Le Bourdjila.—Skardo, capitale du Baltistan.—Les habitants.—Type balti.—Les tazis de Ghilghit.—Le jeu de polo.—Une pipe arabe du XIVe siècle.
Le 12 août au matin, nos chevaux sont sellés et nous partons par une route assez belle qui court dans le défilé de Radjdiangan. Nous avons à franchir une passe de 3600 mètres. Mais à 3000 mètres il faut nous arrêter, nos chevaux sont trop fatigués. La vue est superbe; nous découvrons tout au loin Srinagar et son beau lac. Pour arriver à Fagou, le chemin passe par une forêt. C’est près d’un petit étang artificiel, qui ressemble plutôt à une mare, que nous nous arrêtons; cet endroit désert possède un grand baraquement appelé dak postal du maharadjah. Là ceux qui font le service des lettres trouvent un abri contre les intempéries de la saison. Cet endroit est très frais; lorsque le soleil a disparu, il fait à peine 14 degrés. Il faut aller bien loin pour trouver de l’eau potable, mais on nous en apporte, ainsi que du mouton; nous faisons alors un repas supportable. Mouton ou poulet, poulet ou mouton, nous n’aurons pas autre chose pendant deux mois, il faut nous y attendre.
Le 13 au matin, nous achevons de franchir le col, et le coup d’œil est merveilleux. A nos pieds s’étend toute la vallée du Cachemire; le Djilam déroule ses méandres comme un joli ruisseau; cette belle et large rivière nous paraît si petite que nous pouvons par là mesurer la hauteur à laquelle nous sommes parvenus. Tout autour de nous, pourtant, la végétation est belle et grandiose; on cherche la neige et on voit des prairies avec de hautes herbes émaillées de roses trémières mauves, de myosotis, de gueules-de-loup, des fleurs bleues, blanches, jaunes, rouges, qui se confondent entre elles et forment les plus ravissants parterres que l’on puisse imaginer. Les bouleaux montrent leur écorce blanche; les conifères s’élèvent droits et pointus comme s’ils voulaient percer les nues; le soleil dore ce panorama ou se cache quelquefois sous les nuages qui couvrent ce beau ciel; pas une habitation à l’horizon; la solitude plane sur ces hautes régions et une tristesse immense nous envahit; pourtant nos montures marchent allègrement, car la fraîcheur se fait sentir. Nous nous représentons aisément ces hauteurs couvertes de neige sur lesquelles être vivant n’ose se hasarder, car une mort horrible attend le voyageur imprudent dans ces parages inhospitaliers. Le plateau n’a aucune route indiquée, mais on ne peut s’éloigner de beaucoup; le précipice vous a bien vite remis sur la voie; la descente est horrible; je monte le cheval de mon mari, bonne bête qui court comme une chèvre sur ces pierres roulantes; le cheval du maharadjah, que mon mari a pris pour lui, voudrait bien ne pas faire cet exercice, mais, tenu par le saïs, il faut bon gré mal gré qu’il saute.
Après la descente, qui est quelque chose d’impossible comme route, nous trouvons un Américain, aimable jeune homme de la connaissance de M. et Mme de F.... Chasseur intrépide, il avait voulu aller à Ghilghit, mais il n’avait pu y parvenir et avait dû rebrousser chemin, faute de nourriture; les habitants, qui se préparaient à la guerre, n’avaient voulu lui céder aucune de leurs provisions. En revenant, il avait été pris par la fièvre, et il était très malade encore lorsque nous le rencontrâmes; il nous offrit sa tente et son déjeuner; nous partageâmes le nôtre avec lui, et de cet assemblage résulta en somme une assez bonne collation; la conversation nous fit passer deux agréables heures, après lesquelles nous partîmes de Jotkossou, endroit passablement sauvage, sans aucune habitation, au bord de cette rivière qui sautille sur les blocs entre les montagnes. Nous la suivons, et, quelques heures plus tard, nous arrivons à Kanzelvân, misérable petit hameau réfugié dans un endroit superbe de sauvagerie, qui n’est plus qu’à 1600 mètres, où nous campons sur le bord du Kichanganga. Nous sommes là installés au pied d’une montagne couverte de conifères; le murmure de la rivière nous avertit doucement de sa présence. C’est une solitude complète, qu’aucun cri d’animaux ne vient troubler. Le soir, les huttes sordides qui abritent le mounchi et ses tchouprassis sont éclairées par des lampes vacillantes qui rappellent communément nos lampions: au lieu de suif on se sert d’huile pour les alimenter. Le tronc d’un arbre magnifique tient lieu de cheminée aux coulis pour faire leur cuisine. C’est le Ramadan, et les musulmans n’ont pas le droit de manger pendant la journée; aussi se dédommagent-ils le soir; ils causent, mangent et boivent jusqu’à une heure avancée de la nuit; et le jour ils ont envie de dormir. C’est un mauvais moment pour voyager, et nous avons de la peine à trouver des coulis.
Le 14 le soleil se voile, et nous en sommes enchantés. Le pont près du village est en assez mauvais état; aussi, par prudence, le passons-nous à pied. De nouveau en selle, nous prenons le sentier qui contourne le flanc de la montagne; la route est détestable, mais elle est splendide; le côté nord, tout boisé, élève ses pins sur des flancs rocailleux; des blocs énormes émergent de la rivière; sans doute le vent va y porter le germe producteur, car de jeunes arbres ont pris naissance sur ce dur terrain et se balancent mollement au souffle du zéphir. Du côté sud, les montagnes arides se tapissent d’une légère verdure, les pics s’élèvent menaçants vers le ciel.
Nous retraversons la rivière, car le chemin passe de l’autre côté. Par là les arbres coupés déroulent des pentes des montagnes et arrivent, portés par la rivière, à leur destination; d’autres, arrêtés sur les pentes, sont une menace pour les rares voyageurs. C’est après un petit chemin sous bois, par une corniche côtoyant un ruisseau, que Gouraiz nous apparaît. La vallée, rétrécie, est arrosée par le Kichanganga, et une quantité de petites sources échappées des montagnes vont se perdre dans son cours. Gouraiz se trouve situé au milieu de belles prairies; c’est près du tombeau d’un fakir que nous dressons nos tentes. De beaux noyers vont nous prêter leurs ombrages, mais nous regrettons que leurs fruits ne soient pas encore mûrs.
Le tombeau du fakir est très simple. S’il n’y avait pas de petits drapeaux blancs qui attirent l’attention, on ne pourrait se douter que, sous cette misérable construction en bois, repose un homme que tout le pays révère.
Nos tentes dressées à quelques pas de là font bon effet; nos chevaux sont remisés sous de grands arbres et, s’il pleut, on les couvrira d’une couverture, les saïs n’en ont pas plus que leurs bêtes. Le cuisinier prépare la nourriture: c’est un mouton qu’on égorge, des poulets qu’on tue, du riz qu’on cuit et des légumes qu’on épluche.
Les coulis, aussitôt après leur arrivée, déposent à terre leur fardeau, et, s’asseyant en groupes, attendent patiemment qu’on les paye. La patience est une vertu qui ne fait pas défaut aux Orientaux; ils s’accroupissent sur place des heures entières et, si le temps leur semble long, ils s’endorment.
Le règlement des comptes ne fut pas chose aisée: chacun voulait avoir un bakchich, mais le mounchi, inflexible, le leur refusa. Ce fut une bien autre affaire quand il fallut s’arranger avec les maîtres des tatous. Il y a si peu d’habitants dans ces contrées, qu’il est impossible de trouver un grand nombre de coulis. Les coulis forment une caste à part ou, pour mieux dire, n’appartiennent à aucune; ainsi donc aucune autre personne ne pourrait et ne voudrait consentir à faire ce métier. A défaut de coulis il nous fallait donc des tatous. Les tatous sont d’excellents chevaux de montagnes, aux pieds sûrs et agiles; de petite taille, ils peuvent passer sur ces étroites corniches, et leur poids relativement léger ne risque pas de faire écrouler ces frêles balcons qui surplombent les précipices. Le difficile était d’en trouver en quantité suffisante; il y en avait dont le dos était tellement écorché que l’os était à vif; la plaie saignante était couverte de mouches et faisait pitié à voir.
Après midi les musiciens vinrent nous faire entendre leurs airs. Ils habitent la forteresse de Gouraiz, située à quelque distance du village; j’imagine qu’elle n’a jamais été très redoutable, mais elle fait bien dans le paysage, et il serait dommage de la détruire.
Ces musiciens appartiennent au service du maharadjah; ils sont au nombre de sept et sont tous des enfants: le plus âgé a près de quinze ans et le plus jeune a huit ans. Ils sont dirigés par un homme d’une quarantaine d’années, et sont tous vêtus d’une veste brune, d’une écharpe rouge et d’un turban de la même couleur. Ils ont pour instruments des flûtes et des hautbois, mais leur perfectionnement est loin d’atteindre le nôtre; ils sont encore dans un état primitif très peu avancé. Le chef marque la mesure sur une espèce de grosse caisse de petite dimension. Ils nous gratifient d’abord de l’air national du Cachemire, puis au milieu de trois autres morceaux je remarque un air montagnard assez original; le rythme à 2/4 est caractéristique, et la mélodie qui revient souvent est saisissable pour nos oreilles. Je m’empresse de le transcrire sur du papier que je règle à la hâte, mais, lorsque je veux leur faire recommencer afin de juger si je ne me suis pas trompée, impossible: ils me jouent toujours autre chose. Je dois y renoncer. Ce fait est bien une preuve du caractère oriental; défiant et soupçonneux au possible, toujours habitué aux mensonges, il ne peut se mettre dans la tête qu’on n’ait pas un intérêt méchant à vouloir une chose qu’il ne comprend pas ou dont il n’a pas l’habitude.
Le 15 il pleut et la matinée est froide; cette température n’est pas étonnante, la vallée de Gouraiz est à 2250 mètres au-dessus de la mer et tout encaissée dans de hautes montagnes.
Après notre déjeuner matinal, M. de Ujfalvy mensure des Dardous; cette population musulmane habite cette contrée depuis les sources du Kichanganga jusqu’en dessous de Gouraiz. Quelle différence de types avec celui des Cachemiriens! Quelle autre stature, beaucoup moins massive et moins forte! leur tête surtout est beaucoup plus petite, leur taille aussi. Leur nez fin et long leur donne quelque chose d’étrange. Ils sont beaucoup plus courageux que les Cachemiriens, mais ils sont passablement voleurs et pleins d’astuce. Ce sont des musulmans sunnites, mais leurs femmes ne sont aucunement voilées. Le peuple présente un aspect sale et misérable, et les maisons s’en ressentent. Les Dardous sont divisés en castes: la première est celle des Ronous, la seconde celle des Chîns, qui sont agriculteurs et chasseurs et très âpres au gain; cette caste ne mange ni volaille ni bœuf, ne boit pas de lait, a horreur du beurre et n’ose même pas y toucher.
Ils ont pour la vache la même aversion que les Mahométans pour le porc. Si une peau de vache est déposée près de leur fontaine, ils croient à une tempête. Ils ne touchent les veaux qui naissent qu’avec un bâton. La troisième caste est celle des Yechkouns, qui est de beaucoup la plus nombreuse, et forme la classe des agriculteurs. La quatrième, celle des Kremîns, est composée de tous les artisans, réduits dans ces pauvres pays à la plus simple expression.
Les Doums sont les parias des Dardous; les forgerons, les corroyeurs forment cette malheureuse caste. Ils sont aussi musiciens pourtant et ils font partie de toutes les fêtes. Les hommes filent la laine de leurs moutons, avec laquelle ils font de la corde; elle est peu solide et se brise souvent. J’emprunte cette subdivision à un auteur anglais; quant à M. de Ujfalvy, loin de l’admettre, il voit dans ces castes autant de peuples différents. Pour lui, les Chîns seuls sont des Dardous, les derniers vestiges des Darada de l’antiquité indienne. Chacune des castes paraît représenter les derniers survivants de quatre peuplades d’origine différente.
Le pays produit des petits pois, qu’on dit assez bons; ceux que nous avons mangés en effet étaient tendres sans être fins. Le riz est de médiocre qualité; aussi le mounchi n’en achète-t-il que pour les coulis; il a fait sa provision ailleurs, et Dieu sait quelle consommation de riz il compte au maharadjah! C’est pourtant un homme honnête, mais si bon qu’il nourrit toutes les personnes qui nous approchent. Il est Hindou, ainsi que les tchouprassis qui sont sous ses ordres, car Sa Hautesse n’aurait jamais voulu nous confier à des musulmans, pour lesquels elle professe un profond mépris.
Nous avons une discussion avec nos domestiques, qui viennent réclamer un mouton; pour cette fois seulement nous le leur donnons, mais au lieu d’un il en faut deux, puisque nous avons des serviteurs hindous et musulmans. Or un Hindou ne mangera jamais de mouton s’il n’a été tué d’un coup de sabre par un homme de sa religion, et vice versa; cependant les musulmans n’ont pas de caste: de par leur religion ils sont égaux; mais telle est la force de l’habitude, que ces Hindous devenus musulmans et vivant ensemble avec d’autres coreligionnaires nouveau venus ont gardé l’usage de leurs castes.
Nous buvons du lait de buffle, mais je trouve qu’il a un goût trop prononcé qui le rend bien inférieur à celui de la vache.
Dans l’après-midi nous sommes allés sur un plateau relativement peu élevé; la vallée s’étendait devant nous, avec ses contours, ses torrents, ses ruisseaux et sa forteresse. Trois groupes de maisons campées de loin en loin, au milieu des plantations, forment la petite ville et le grand village de Gouraiz. Le plateau était borné par un profond ravin d’où sortaient des roches énormes; de leurs flancs aux rugosités profondes s’échappaient de minces conifères. Les prairies s’émaillaient de fleurs, et les chèvres au long poil bondissaient sur les pentes. Nous redescendons pour aller visiter l’autre pâté de maisons; toutes les bâtisses sont en bois, la mosquée est de briques et sa base est en grosses pierres roulées par les torrents; on voit bien que le tailleur de pierre n’y a pas mis la main. A quoi bon, du reste, pourvu que cela tienne?
Les maisons ne sont pas hermétiquement closes, et l’hiver doit se faire sentir rudement. Les habitants peuvent toutefois en braver les rigueurs avec le bois de chauffage, car, des immenses montagnes rocailleuses qui bordent le côté droit de la rivière, surgit comme par enchantement une végétation rare et inattendue.
Gouraiz est sans contredit un endroit qu’on rechercherait s’il était en Europe. Les Dardous qui l’habitent, mélangés avec des Cachemiriens, sont doux et hospitaliers; loin de nous fuir, ils nous engagent à entrer dans leurs misérables demeures. Sur la place, des femmes portant des enfants dans leurs bras se tenaient sur le seuil de leurs habitations. Les petits garçons groupés autour de leurs mères nous considéraient d’un air étonné, et leurs figures, sérieuses pour leur âge, étaient déjà toutes mélancoliques. M. de Ujfalvy leur jeta des païs, petite monnaie du pays, et tous accoururent alors vers nous.
M. de Ujfalvy proposa à l’une de ces femmes d’acheter ses boucles d’oreilles, d’une forme tout originale; elle trembla un peu au commencement et ébaucha un refus, mais, lorsqu’elle vit les roupies, elle les défit elle-même de ses oreilles. Il en fut ainsi avec une autre jeune femme qui portait un singulier collier. Ce bijou venait du Ladak; il se composait de trois rangs formés par des coquillages taillés en rond, lesquels étaient séparés par de petites perles rouges. Les femmes parurent enchantées de la vente qu’elles avaient faite, et nous l’étions aussi; sur quoi nous retournâmes à notre tente en sautant par-dessus plusieurs cours d’eau qui traversaient les prairies et dont quelques-uns étaient assez larges.
Le 16 au matin, nous étions levés et prêts à cinq heures; les tatous qui devaient transporter nos effets et nos provisions étaient arrivés. Il nous en faut pas mal, car après deux stations nous entrerons sur le plateau du Déosaï, et adieu villages et nourriture; il faut tout prendre avec soi, jusqu’au bois de chauffage; tout manque, excepté l’eau.
Ce que nous eûmes de disputes au sujet des chargements entre les katchawallas ou muletiers n’est pas croyable; il fallut en frapper quelques-uns pour remettre tous les autres en ordre; après cet exemple salutaire tout alla bien, et, une demi-heure après, nous étions en marche dans un chemin ravissant, toujours sur les bords du Kichanganga, qui va se jeter dans le Djelum à Mouzaferabad.
A peu de distance de Gouraiz, nous quittons cette rivière et ses bords charmants pour prendre ceux plus riants encore du Barzil, petit cours d’eau dont les eaux claires et limpides vont grossir celles du Kichanganga; le soleil les fait paraître d’un bleu clair, et pour notre malheur les montagnes se déboisent de plus en plus, la vallée s’élargit, les champs sont semés de sarrasin dont les épis jaunis ne demandent qu’à être coupés.
Après trois heures de marche, nous nous arrêtons pour déjeuner à Bangla, pauvre hameau composé d’un seul groupe isolé de maisons au pied de la montagne. Au milieu de ces champs et de ces prairies couvertes de hautes herbes et tout émaillées de fleurs se dresse un arbre auprès duquel nous descendons pour faire notre collation.
Dans ces hautes montagnes et à cette heure matinale le soleil n’était heureusement pas trop chaud, car l’ombre de cet arbre était bien légère. Il y avait bien des meules de sarrasin qui s’élevaient de distance en distance, mais elles seraient d’une faible ressource contre le soleil indien.
Deux heures de repos suffisent amplement à nous délasser; nos chevaux ont mangé, les tatous ont brouté; quant à nos hommes, il leur arrive rarement de prendre de la nourriture en route. L’Hindou, qui doit tout préparer lui-même, aime mieux attendre l’arrivée finale, et le musulman imite son maître, car l’Hindou se croit ici de caste bien supérieure à ce dernier et le lui fait sentir.
Notre chemin monte et descend continuellement; aussi le cheval du maharadjah, qui n’aimait pas ces excursions, refusa d’avancer à une de ces montées abruptes et tomba avec son cavalier d’une corniche haute de plus de deux mètres sur les pierres qui formaient le lit du torrent. Je crus mon mari tué; mais il n’en fut rien, le cheval retomba sur ses pieds avec son cavalier, qui n’avait pas bougé de selle; il était hors de danger. Je le suivais par derrière. A peine la frayeur s’était-elle emparée de moi que tout était déjà pour le mieux. Conduit ensuite à la main par le saïs, le cheval fut obligé de s’exécuter et de monter, à son grand déplaisir; il ne renouvela plus cet exploit, et nous arrivâmes à la station sans autre accident.
Mapnon-bagh est le dernier village que nous trouvons jusqu’à Skardo; nous nous y arrêtons. Il tonne, il pleut, et la rivière au bord de laquelle nos tentes étaient dressées, si belle et si claire tout à l’heure, devient toute bourbeuse; la température se refroidit: à trois heures de l’après-midi nous avons à peine 14 degrés.
De l’autre côté de la rivière, la montagne est couverte de bois épais et touffus, mais les arbres ne sont pas élevés et se ressentent du voisinage du plateau désert que nous allons aborder. Nos gens font du feu et se chauffent à la flamme, puis s’enroulent la tête dans leur couverture pour s’endormir sous les arbres dans des abris qu’ils ont faits à la hâte avec des branchages. Le 17 nous faisons un changement; M. de Ujfalvy va reprendre son cheval, et moi je vais monter celui du maharadjah; comme je suis beaucoup plus légère, il ne refusera peut-être plus de grimper. Du reste, pour cette fois, le saïs le tient par la bride: tout va bien jusqu’à une montée, quand tout à coup il s’échappe des mains du saïs, et, reculant sur le bord de la corniche, il perd pied et se retient suspendu avec ceux de derrière sur le bord de l’abîme. Par bonheur j’ai une selle dont l’étrier s’en va avec mon pied et je me laisse glisser à terre; le tchouprassi, qui était près de moi, s’avance pour me retenir, mais nous roulons tous les deux pendant quelques pas. Les pierres sont heureusement mêlées de sable, qui amortit notre chute. Le cheval, prêt à tomber sur nous, est arrêté par le saïs, qui a ressaisi la bride, et nous sommes tous sauvés. Seulement la bête s’est horriblement foulé le pied et peut à peine marcher. Il faut faire avancer les hommes qui portent mon dandy. On crie, on crie; enfin ils arrivent; mais ces six hommes sont si peu habitués à cette nouvelle chaise à porteurs, qu’ils s’arrêtent à chaque instant.
Un roc énorme nous barre tout à coup le chemin sur ces flancs rocailleux de montagne. Nos tatous chargés descendent lentement ce passage, tout seuls et sans aide; l’un d’eux est une jument, suivie de son poulain, et, comme celui-ci n’a pas assez de place pour marcher à côté de sa mère, il grimpe sur le flanc de la montagne et ne la quitte pas; il bondit comme une chèvre et ne s’éloigne pas d’elle. Ces chevaux arrivent ainsi à avoir des pieds d’une sûreté extraordinaire.
Après ce défilé, la végétation se rabougrit, les montagnes se transforment en rocs immenses; on dirait des blocs de pierre posés sur un socle de verdure.
Nous n’avons plus que sept milles pour nous rendre à la station; cependant nous nous arrêtons pour déjeuner. Nous rencontrons un radjah chasseur; il va à pied au milieu de ses coulis et de ses tatous, le fusil sur l’épaule, vêtu à l’anglaise et suivi de ses chiens. Dans ce modeste équipage, il parcourt la vallée comme un simple mortel. Hier nous en avions croisé un qui était à cheval et tenait fièrement un parapluie rouge qu’il déployait contre les ardeurs du soleil ou contre la pluie, suivant le cas.
Que de fois nous avions vu nos tchouprassis, sous ce soleil ardent des Indes, tenir un immense parasol végétal qui, ne pouvant se fermer, devait rester ouvert, livré aux intempéries de cette saison pluvieuse. Le soir, à l’ombre de la nuit, ce parasol faisait un singulier effet.
Le parapluie rouge du radjah nous avait paru de loin être un magnifique mikedember ou palanquin.
Il se rendait à l’appel de Rambir-Singh, qui avait cité à son tribunal tous les petits radjahs du Ladak pour s’être révoltés et avoir refusé le payement des impôts.
Un peu après cette royale rencontre nous faisons celle de très beaux yaks qui sont de pure race, ce qui se voit rarement, car ces animaux, employés aux usages domestiques, sont généralement des mulets de bœuf et de yak appelés sous. Nous nous arrêtons à 3500 mètres, au pied du col de Dorikôn, dans le voisinage de quelques misérables huttes au milieu de broussailles confondues avec des roches immenses, qui surgissent de terre comme de vieilles tombes en ruines. On est enfermé dans un circuit de montagnes qui se croisent et s’entre-croisent. Il pleut; il fait froid et humide, mais on nous a assuré que sur le plateau du Déosaï il ne pleuvait jamais.
Le 18, au grand matin, nous sommes prêts à traverser ce fameux plateau, situé à une altitude moyenne de 4000 mètres et tout entouré de montagnes qui l’enlacent. Elles sont relativement basses, quoiqu’elles aient 1000 mètres de plus que le plateau, qui forme une espèce de cirque irrégulier de 25 milles de diamètre. C’est le fond d’un gigantesque glacier disparu aujourd’hui. Les débris de moraines, les roches moutonnées qui restent encore là témoignent de cet ancien état de choses.
A notre lever nous sommes enveloppés d’un brouillard intense, et nos coulis refusent de partir, prétextant qu’on n’y verra pas. Mais M. de Ujfalvy n’entend pas de cette oreille et donne le signal du départ; avant que ceux-ci aient fini de charger, le brouillard a déjà presque disparu.
Nous nous engageons d’abord au milieu de broussailles et d’une végétation tout à fait rabougrie, qui peu à peu finit par disparaître; nous ne trouvons plus que quelques touffes d’herbe parsemées au milieu des pierres. C’est le commencement du plateau du Déosaï ou plateau du Diable. La route que nous suivons le coupe à peu près au milieu, du sud-ouest au nord-est, et sa surface est un peu inclinée en pente douce. Les ondulations du terrain ressemblent à des vagues. Le plateau est le chemin le plus court, relativement le plus commode et le plus sûr pour aller à Skardo, la capitale du Baltistan; mais il n’est praticable que pendant quatre mois de l’année, car quelquefois, même au mois de septembre, des voyageurs y ont été surpris par un ouragan de neige et sont morts de froid. En 1870 trois indigènes ont encore subi ce terrible sort.
La première passe que nous franchissons est celle de Stakpila, 4200 mètres; elle forme la ligne de partage des eaux du Djelum et de l’Indus. Nous redescendons dans une gorge étroite, où le Chingo prend sa source; cette rivière est un des affluents de l’Indus. Nous remontons, et le temps devient de plus en plus frais: enfin nous atteignons le second col de Sarsangar, haut de 4250 mètres; il est onze heures du matin et nous sommes sur le vrai plateau.
Des pierres, rien que des pierres; quelques pas après la passe, nous rencontrons deux petits lacs à peu de distance l’un de l’autre; on croirait marcher sur des galets, mais des galets pointus, sur lesquels je me demande comment nos chevaux font pour poser le pied; il fait à peine 2 degrés. Le plateau du Déosaï est traversé par une infinité de petits ruisseaux, lesquels forment en se réunissant une rivière appelée le Chigar. Nous choisissons le bord d’un de ces petits ruisseaux pour y planter nos tentes; nous sommes à 4800 mètres; aussi avons-nous grande peine à nous réchauffer.
Le désert enfermé dans ces régions montagneuses est inhabité; à peine quelques marmottes y font-elles entendre leur sifflement. M. de F... en a tué une pendant la route; mais nous sommes obligés de la laisser, car elle a son poil d’été, qui se détache sous les doigts.
Mon mari souffre du mal des montagnes; il a des maux de tête et des suffocations continuelles. Sous notre tente, nous avons 1 degré au-dessous de zéro et nous passons la nuit à faire tous nos efforts pour nous réchauffer. Nous nous demandons comment font nos Hindous, habitués au chaud climat de l’Inde; ils grelottent sous leurs tentes. Cette température nous décide à faire ce jour-ci 22 milles, afin de quitter au plus vite ce plateau du Diable. Nous marchons toujours entourés de montagnes, où nous voyons pour la première fois des pics couverts de neiges éternelles. Le soleil se couvre et la grêle tombe; allez donc croire ceux qui vous disent qu’il n’y pleut jamais; la grêle nous fouette le visage à midi; en plein soleil nous n’avons que 25 degrés. La nuit est un peu moins froide que la précédente, le thermomètre remarque 3 degrés, et nous sommes au mois d’août. Le 20 nous traversons deux rivières assez rapides et assez profondes, après lesquelles nous chevauchons sur un petit chemin que les tatous ont tracé au milieu de cette steppe triste et désolée. Tout à coup nous voyons un ours qui se promène tranquillement sur le flanc de la montagne. Bien que M. de F... n’ait qu’un fusil de petit calibre, on se décide à le chasser, et notre compagnon s’avance en rampant pour surprendre la bête, tandis que M. de Ujfalvy s’élance à cheval afin de le chasser du côté de M. de F... En cet instant je me rappelle que mon mari n’a pas d’armes et je m’élance au galop en lui criant: «Fais attention, tu n’as pas d’armes». A mes cris, il fait faire demi-tour à sa monture et me montre son revolver qu’il a en main; je m’arrête alors; mais pendant ce temps-là l’ours, au lieu de marcher vers M. de F..., s’est empressé de grimper sur la montagne; il est déjà au milieu quand il se retourne pour voir s’il est encore poursuivi. Impossible, la pente est trop raide et le cheval ne peut le rejoindre. Mme de F... n’a pas crié; elle est plus courageuse que moi et je suis vraiment fâchée d’avoir empêché la chasse, surtout lorsque mon mari m’a dit que, même à cheval, sans armes, il n’y avait pas de danger, car le cheval court plus vite que l’ours. M. de F..., imparfaitement armé, n’aurait pu que le blesser, et sa fureur se serait naturellement tournée contre mon mari, qui aurait été près de lui. Nous n’avions aucun fusil, et les indigènes ne seraient certes pas venus à notre secours. Après que ma colère contre moi-même fut passée, je ne regrettais aucunement ce que j’avais fait; un ours blessé est dangereux, dit-on, tandis qu’il est bien rare qu’un animal qu’on n’inquiète pas vous attaque.
Nous avons vu d’assez près des panthères, des serpents, et ces bêtes ne nous ont jamais rien fait. Le tigre même n’attaque pas généralement l’homme, si la faim ne l’excite pas. A moins qu’il ne soit vieux et trop peu agile pour poursuivre l’antilope, alors seulement il se risque à se jeter sur l’homme quand il a faim. Du reste c’est un danger auquel je n’ai jamais pensé; j’ai dormi sous la tente dans les plaines des Indes et je n’ai jamais songé au cobra, ce redoutable reptile dont le venin vous foudroie en vingt minutes.
A cinq heures du soir, le 20, nous arrivons à 4800 mètres. Nous devons y camper; il pleut et à six heures et demie nous n’avons que 7 degrés. Nous sommes déjà habitués à cette température et nous souffrons moins du froid que la première nuit, mais les étouffements de M. de Ujfalvy sont beaucoup plus forts et sont accompagnés de saignements de nez. Aussi, dès qu’il fait jour, à quatre heures et demie, nous sommes debout; nos katchawallas, engourdis par le froid, ne peuvent se retrouver; quelques-uns étaient malades hier. Où sont-ils? Ils se sont éloignés de nous, se sont groupés ensemble pour se réchauffer sans doute et aussi rire et causer. On a beau crier, personne ne bouge et rien ne vient. Je mets à profit ce temps pour déjeuner avec du thé et des œufs, car nous aurons une rude journée; M. de Ujfalvy, qui éprouve de fortes et continuelles oppressions, ne prend qu’un peu de lait des chèvres qui nous ont suivies sur le Déosaï. Comme elles ont nagé, les pauvres petites pour passer la rivière! Et le pauvre petit mouton? Pauvre animal! Le courant était si fort! Mais, avec un fouet, celui qui les conduisait les ramena dans le bon chemin et les fit arriver heureusement sur la rive. Le lait que nous donnaient nos chèvres était délicieux, et le goût n’avait rien de désagréable.
Nous partons à cinq heures du matin; nos katchawallas, qu’on a enfin retrouvés, nous suivront de près. Notre cuisinier est parti en avant, afin de nous préparer le mince déjeuner que nous ferons après la passe du Bourdjila, qui est la plus haute que nous ayons franchie; elle a 5100 mètres.
Pour y arriver, nous parcourons un plateau pierreux assez herbeux pour rassasier les sobres tatous qui y passent. On prétend pourtant que cette herbe est vénéneuse et que le contrepoison consiste à en faire brûler sous le ventre des bêtes qui en ont mangé. Les animaux empoisonnés sont, paraît-il, comme s’ils étaient gris.
L’herbe pousse par touffes et les rochers immenses qui nous entourent deviennent de plus en plus arides.
Le premier flanc de montagne que nous attaquons est relativement bon; la montée est douce; la grêle, la pluie nous arrosent et le soleil nous sourit; ses sourires sont comme des brûlures, car, aussitôt qu’il disparaît, nous sentons le froid qui nous saisit de nouveau. Cette montée nous conduit sur un large plateau, plus élevé que le mont Blanc, m’assure M. de Ujfalvy; je puis donc me figurer que je suis en Suisse.
Entre la Suisse, que je ne connais pas, et l’Himalaya, que je parcours depuis trois mois, quelle distance! quelle différence! Dans les fentes des rochers nous voyons des couches de neige. Quel lieu triste et aride! quel silence morne et glacial! Quelques jolies petites fleurs blanches et rouges s’épanouissent pourtant sous les caresses du soleil. Malgré nous, une tristesse invincible nous saisit; partout la solitude; aucune trace d’être humain pendant ces trois jours de traversée. Des pierres, rien que des pierres, et devant nous d’autres montagnes qu’il va nous falloir franchir! On cherche vainement le chemin; l’œil exercé du katchawalla suit les petites sinuosités que les tatous ont tracées en passant par ces contrées désertes.
Au pied de la montagne se trouvent deux autres petits lacs. L’un a une si belle eau qu’on se prend à regretter qu’elle soit dans ces parages; l’autre, bien plus petit, ne me paraît être que de la neige fondue par les rayons brûlants du soleil. Nos chevaux commencent à attaquer le flanc de cette montagne et montent péniblement en zigzag. Le spectacle désolant qui se déroule à nos pieds nous impressionne; ce ne sont plus ces vertes et belles montagnes de l’Himalaya couvertes des végétations plus diverses et plus splendides les unes que les autres, arrosées par de paisibles cours d’eau ou par des torrents impétueux. Non, c’est une nature triste et désolée qui semble demander au voyageur ce qu’il vient chercher et pourquoi il ose troubler sa solitude. On sent que l’Himalaya donne la main au Karakoroum, et cette écrasante nature vous inonde de sa tristesse. A force de monter, nous arrivons sur le col. Quel spectacle! Des pics hérissés nous entourent; de tous côtés un cirque s’ouvre devant nos yeux, et nos regards en sondent avec effroi la profondeur. Comme pour nous en défendre le passage, un immense tapis de neige s’étend à perte de vue et se déroule moelleusement sur le flanc de la montagne. Nous nous arrêtons et nous contemplons avec effroi cette nature belle dans son horreur; on dirait qu’elle ne demande qu’à ensevelir les voyageurs qui osent s’aventurer sur ce chemin périlleux. Une tourmente de neige doit être quelque chose d’effroyable dans ces parages, et la nature dans ses convulsions doit y être impitoyable.
Nous descendons de nos montures, car le passage est dangereux. Quel plaisir de marcher sur la neige au mois d’août; nous nous avançons bravement, mais, comme elle est ramollie par le soleil d’été qui la chauffe de ses rayons, elle nous soutient faiblement: nous enfonçons à chaque pas et nos minces chaussures finissent par se mouiller. Il nous faut remonter à cheval, et nos pauvres bêtes marchent en tremblant sur ce terrain qui fléchit sous leurs sabots; elles enfoncent, se relèvent pour s’enfoncer de nouveau jusqu’au poitrail. Il faut nous résoudre à aller à pied. M. de Ujfalvy nous devance, soutenu par un couli; ces gens nu-pieds marchent sur ce terrain glissant comme sur une route; leur peau endurcie ne craint ni le froid ni le chaud. Mon mari commence à descendre le flanc de la montagne; c’est une glissade impossible; en voulant reprendre pied, il casse sa canne ferrée, et sans son conducteur nul doute qu’il ne fût arrivé en bas plus vite qu’il ne l’aurait voulu. Moi qui le suis derrière, soutenue par un jeune couli, je m’arrête interdite, ne jugeant pas mon conducteur assez fort pour me retenir; j’ai l’idée de me laisser glisser sur la neige comme sur une montagne russe, quitte à être un peu mouillée; mais M. de Ujfalvy me crie de ne pas le faire, que le bas de la descente est rempli d’eau et qu’il m’enverra un autre couli. Je m’empresse de suivre son conseil et j’attends, appuyée sur le bras de mon jeune couli, l’arrivée de l’autre. Je bats le sol de mes pieds, qui sont gelés et engourdis par le froid; mes bottes se sont déchirées sur ces chemins pierreux, et la neige a eu tout loisir pour y entrer et s’y fondre. Tout vient à point à qui sait attendre, dit le proverbe, et le proverbe eut encore raison; un nouveau couli vient à mon aide, et, soutenue par ces deux montagnards, glissant à qui mieux mieux, nous arrivons non sans peine au bas de la rampe. Là la neige fondue forme une quantité de petits ruisseaux, que je traverse sur le dos de mon conducteur. Quelques instants après je suis de l’autre côté du cirque, et mon deuxième conducteur est déjà remonté chercher mon tatou, qu’il avait fallu abandonner et qui a les quatre pieds comme scellés dans la neige. D’une main ferme et sûre il le maintient et le conduit près de nous. Le cheval de M. de Ujfalvy, mené par son saïs, descend lentement. Afin de nous réchauffer, nous continuons la descente à pied et nous rejoignons notre cuisinier, qui s’était établi dans un creux de la montagne. Nous nous séchons; mais mon mari, qui a encore des oppressions, ne veut rien prendre; nous continuons notre chemin en côtoyant une jolie rivière, qui tout à coup disparaît à nos yeux, et, après une descente de 800 mètres, lorsque nous nous arrêtons pour prendre notre collation, nous la cherchons encore en vain. A cette hauteur, le coup d’œil est magnifique; au fond de la gorge apparaît Skardo entouré de verdure; on le croirait tout près, et cependant quinze milles nous en séparent.
Malgré notre fatigue, il faudra aller jusqu’au bout, car nous ne saurions où dresser notre tente. La descente est excessivement rapide. Nous sentons des pierres qui nous tombent sur la tête et sur les épaules; nous regardons quel est le téméraire qui se trouve sur ces hauteurs et ose se permettre un tel acte de méchanceté. Ce sont des chèvres sauvages, qui naissent sur le flanc de ces rocs abrupts; elles se promènent le long de ces chaînes de montagnes en faisant rouler ces pierres sous leurs pieds agiles. Sur cet étroit passage les plus jeunes essayent leurs cornes naissantes; leur poil soyeux frôle les parois rocailleuses. La gorge est si étroite qu’on se sent comme enfermé au milieu de ce paysage à la fois pittoresque et grandiose, ferme et rude comme le roc qui le forme. Il est facile de se rendre compte que ce passage est impraticable en hiver. A cette époque déjà, il nous a fallu cinq heures pour franchir ce chemin entrecoupé de torrents, dont les sentiers sont à chaque instant dégradés par la fureur des eaux. A la fin de la gorge la végétation reparaît un peu. Bien haut, bien haut, se confondant avec les pics, quelques conifères égarés croissent sur ces hauteurs.
Nous sommes trop fatigués pour pousser jusqu’à Skardo, et nous nous arrêtons après douze heures de marche à Karpitou, petit village à trois milles de la capitale. Il est cinq heures du soir, et, depuis douze heures que nous marchons, nous avons bien gagné notre repas. On nous apporte des abricots qui sont si bons que nous en oublions nos fatigues. Le soir nous sommes tous contents; plus de froid à craindre, plus de mal de montagne. Les chevaux hennissent de plaisir. Un vieillard nous offre des fruits et des légumes pour notre repas.
Le 22 au matin, nous partons pour Skardo. M. de F..., qui est souffrant, viendra nous y rejoindre plus tard. Le chemin qui mène de Karpitou à cette ville est une belle allée toute plantée de peupliers et de saules encore tout jeunes.
Skardo, situé à 2400 mètres au-dessus de la mer, est enfermé dans une ceinture de rocs, où l’œil cherche vainement un seul petit brin d’herbe. Des champs de pierres se trouvent au milieu de terrains bien cultivés et entretenus par des canaux d’irrigation. Les arbres fruitiers sont en grand nombre. Au moment où nous entrons dans la ville, un vieillard assis à côté d’une femme qui porte un enfant dans ses bras se lève et, joignant les mains, dont les ongles sont teints en rouge, nous salue en murmurant quelques prières; nous lui donnons un bakchich et nous poursuivons notre chemin en passant par des rues étroites, enchevêtrées les unes dans les autres et bordées de misérables maisons en briques de terre battue et séchées au soleil. Le fondement de ces constructions est presque toujours en pierres. Les murs sont percés de fenêtres, et c’est ce qui les distingue des maisons du Turkestan.
Sur une place, des soldats du maharadjah font l’exercice; ces dogras, soldats montagnards, sont les meilleures troupes de Sa Hautesse; leur costume se compose d’une blouse serrée à la taille par un ceinturon, d’un pantalon et d’un turban; ils ont un fusil à mèche qu’ils portent sur l’épaule gauche avec une nonchalance sans pareille. Le maharadjah possède aussi des chasseurs baltis, dont le couvre-chef, semblable à nos shakos d’autrefois, fait un effet des plus pittoresques.