Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental
Toujours est-il que maintenant il y a un beau pont près de Soultanpour, et l’on n’est plus obligé de traverser la rivière sur des outres; cette manière de passer les cours d’eau est cependant encore en usage dans toute cette région de l’Himalaya et aussi dans le Pendjab. Lorsque la rivière est tant soit peu calme, il n’y a aucun danger; une fois les outres en peau de bœuf ou de mouton gonflées, on les laisse aller au courant en les dirigeant un peu; mais dans les rivières du Pendjab, surtout au moment de la saison des pluies, où le moindre petit cours d’eau à sec quelquefois devient en un rien de temps un torrent impétueux roulant ses flots avec fracas, le passage des rivières avec ces outres offre toujours un réel péril. Les Anglais font tout leur possible pour diminuer cette manière de passage, mais il en reste encore, surtout dans les parties que nous avions l’intention de visiter.
CHAPITRE V
LES VALLÉES DE MANDI ET DE KANGRA
Départ de Soultanpour.—La mule de M. Clarke.—La passe de Babou.—Le Mandi.—Visite aux ruines d’une antique forteresse.—Surpris par l’orage.—Le temple de Baïdjnath.—Les vallées de Mandi et de Kangra.—Nous traversons des torrents.—Lucioles et choléra.—Dharmsala.—Plantation du thé.—Sa fabrication.—Kangra.—Le temple d’or, le bazar.—Voyage dans la plaine.—Nourpour.
A Soultanpour nous augmentons notre personnel d’un cuisinier, parce qu’à partir de cette ville jusqu’à Tchamba les rest houses sont plus nombreux que les bungalows, et que dans les premiers, sans ce personnage indispensable, on court grand risque de n’avoir rien à manger. Nous prenons donc un musulman et nous le chargeons d’acheter tout ce qu’il faut pour faire la cuisine.
M. Clarke, notre compagnon, fit aussi un changement. Sa monture, qu’il avait achetée à Simla, lui semblait trop peu accoutumée à ces petits sentiers des montagnes; il résolut de s’en débarrasser. Pour un Anglais, notre compagnon aimait peu la race chevaline; il regrettait toujours les chemins de fer, et aurait trouvé l’Himalaya bien plus beau si des voies ferrées l’avaient traversé. Donc, son cheval hennissant et piaffant un peu trop souvent à son gré, il s’était décidé à le changer et avait acheté, en conséquence, une autre bête, dont on lui avait fait un grand éloge. Mais voilà que le dimanche matin 19, au moment de partir, il devient impossible à M. Clarke de pouvoir enfourcher sa bête; elle donne des ruades à son nouveau propriétaire, et cela avec un air tellement furieux que notre compagnon n’est rien moins que rassuré. Il semblait véritablement atterré, lorsque M. de Ujfalvy lui conseilla de résilier le marché et de prendre un mulet. Aussitôt dit, aussitôt fait. M. Clarke choisit la plus grande mule qu’il put trouver, et, après nous avoir demandé s’il n’était pas ridicule sur cet utile animal, il se mit à caracoler et à vouloir nous devancer; mais son ardeur fut ralentie par la réception forcée du docteur hindou et du forestier du district. Ces deux indigènes, par extraordinaire, parlaient très bien l’anglais.
Après qu’ils nous eurent salués en portant la main à leur front et en s’inclinant jusqu’à terre, nous partîmes, accompagnés du percepteur des contributions, qui remplaçait le chef du district, obligé de partir en inspection avant notre départ. En Orient, lorsqu’on veut faire un honneur à quelqu’un, on l’accompagne jusqu’aux dernières limites de la ville.
Notre cortège ainsi formé avait une mine très respectable. M. Clarke trottait sur sa mule, fort satisfait; M. de Ujfalvy et moi montions nos petits chevaux, et nos domestiques fermaient la marche. Mais voilà que tout à coup, au milieu d’un chemin ravissant, la mule de notre nouveau cuisinier, mise sans doute en belle humeur à la vue de ces belles prairies, jette son cavalier par terre et se roule avec délices sur ces gazons émaillés de fleurs. M. Clarke alors se félicite de n’avoir pas choisi cette bête, si faible à la tentation. Le pauvre cuisinier, après bien des efforts, parvint cependant à dompter cet animal par trop expansif, et nous le voyons repartir et s’éloigner en toute hâte de ce chemin séduisant.
Un orage épouvantable nous surprit comme nous gravissions des corniches fort escarpées, et jusqu’au rest house la pluie nous fouetta le visage. Un orage dans les montagnes est un spectacle grandiose, mais, pour bien l’admirer, je crois qu’il vaut mieux ne pas avoir à en supporter les effets.
Le 20 nous avons à franchir le col de Babou, situé à une altitude de 3000 mètres, qui nous fait passer du Koulou dans le Mandi. Les corniches se déroulent à nos yeux en spirales, et, si le chemin n’était pas aussi mauvais, nous jouirions d’un spectacle splendide. Nos pauvres bêtes font peine à voir, tant elles sont accablées de fatigue; allons, un peu de courage et nous arriverons au bout; elles le comprennent sans doute et redoublent d’efforts pour escalader ces rochers. Un faux pas de nos montures, et nous pouvons aller nous broyer la tête contre un de ces blocs de pierre qui jonchent la route! Enfin la passe est franchie, et devant nous s’étale une vue superbe. A Badavan une dispute s’élève entre nos muletiers, dont l’un, qui a promis d’en payer un autre, se refuse à tenir sa promesse. Il paraît que le cas n’est pas rare, car, dans les stations, le règlement ordonne aux maîtres de tout payer eux-mêmes. Les habitants sont pourtant honnêtes, et les crimes dans le Koulou et le Mandi ne sont pas fréquents.
La pluie a rafraîchi le temps, et nos hommes, à moitié nus, s’enveloppent dans un morceau de toile de coton; ils se replient sur leurs jambes et ont l’air de grelotter. La fièvre d’ailleurs est fréquente dans ces régions, à cause des changements subits de température.
Aux deux extrémités de la route, le radjah avait trouvé bon de mettre un poteau kilométrique, mais c’était la seule concession qu’il avait faite au gouvernement anglais. Un contrôle, à quoi bon! c’est bon pour des Occidentaux, mais pour moi Oriental, ma volonté suffit. Là-bas le commencement, ici la fin; cela me plaît ainsi, cela doit satisfaire, et cela les satisfait. Il n’est pas de peuple plus soumis au joug d’un despote, et cela sans murmures, car le repos leur est plus cher que la liberté; pourvu qu’ils aient un peu de riz et d’eau, le reste leur est complètement indifférent. Les révolutions amenées par les intrigues du palais, les massacres mêmes ne peuvent les tirer de leur torpeur. S’il survient un changement de gouvernement, à peine s’informent-ils du nom de leur nouveau maître, et, pourvu qu’il ne touche ni à leur religion ni à leurs lois, le maître, quel qu’il soit, leur est indifférent. Aussi les Anglais, en habiles politiques, se sont bien gardés de les faire sortir de leur indolence.
Les montagnes sont boisées et couvertes de rocs désagrégés. Que de fois avons-nous entendu de formidables bruits répercutés par toutes les montagnes voisines! C’étaient des morceaux de corniche qui venaient de s’écrouler, et, quelques heures après, aux mêmes endroits, nos chevaux trouvaient à peine une place pour y poser leurs pieds. Nous frémissions à cette vue, en songeant que nous aurions pu être là.
Nous franchissons encore deux cols plus bas, et nous suivons le cours du Dol, jolie petite rivière très rapide. Ces cours d’eau, quand surviennent les pluies, se changent en torrents impétueux. On a bâti un pont convenable à la place de l’ancien, qui était en lianes et qu’il fallait traverser à califourchon. Dans cette singulière position, les deux pieds suspendus au-dessus de l’abîme, on vous tirait par une corde sur l’autre rive. Pour les hommes, la chose était encore possible, mais pour les animaux?
La vallée qui s’ouvre en tournant à droite est une des plus belles que nous ayons vues. Jusqu’à Djentigri, la nouvelle station, c’est tout ce qu’on peut imaginer de plus beau. Mais ces 18 kilomètres, toujours en montée, sont bien fatigants, et hommes et bêtes ne demandent qu’à se reposer.
Nous trouvons à la station un Anglais qui veut passer ses examens pour entrer au service des Indes, et voyage dans ces montagnes pour apprendre les dialectes, qui diffèrent un peu de ceux des plaines. Les examens pour les fonctionnaires anglais sont très difficiles, et on choisit toujours les meilleurs sujets de l’Angleterre, tout au contraire de ce que l’on fait au Turkestan. Aussi la première question du général Kaufmann, gouverneur du Turkestan, lorsqu’un nouveau fonctionnaire se présente à lui, est-elle celle-ci: «Qu’a-t-il fait? A-t-il volé? A-t-il enlevé une danseuse?» Ce «qu’a-t-il fait?» me semble bien caractéristique. Les fonctionnaires anglais, contrairement à leurs collègues du Turkestan, sont d’une honnêteté scrupuleuse; on les paye d’ailleurs très largement. En revanche, les petits employés indigènes sont très mal rétribués, et leur honnêteté laisse beaucoup à désirer. Pour remédier à cet état de choses, on met près d’eux des fonctionnaires anglais payés au centuple. Il me semble qu’il serait beaucoup plus économique de donner un traitement raisonnable aux plus petits et d’exiger d’eux l’honnêteté. Mais vis-à-vis des Orientaux ce système de compensation serait douteux, leur esprit d’équilibre est toujours chancelant.
Le lendemain nous descendons à travers une ravissante forêt dont les chênes sont, non pas notre vieux chêne, mais le teck, qui fournit un excellent bois de construction. Il a la solidité du chêne et il est plus souple et presque aussi léger que le sapin.
Nous côtoyons des mines de sel, où tous les ouvriers sont à leur poste; ces étranges travailleurs, drapés dans leur blanche couverture qui leur tient lieu de toge, ont l’aspect de Romains antiques.
L’heure du repos a sonné. Leurs regards mélancoliques et doux nous suivent avec curiosité. Près d’un village, un bananier nous dit à sa manière qu’il fait bien chaud dans ces parages. Le caoutchouc, bel arbre droit et fier, semble me prendre à témoin de la cruauté qu’il y a de l’enfermer dans nos appartements parisiens.
De 3000 mètres nous sommes descendus à 1200 mètres d’altitude. La chaleur est grande; heureusement que le rest house est sur une hauteur. M. de Ujfalvy, qui a des lettres à écrire et des notes à rassembler, décide que nous nous arrêterons à Dilon jusqu’au lendemain. Qu’allons-nous faire? M. Clarke et moi, nous nous proposons d’aller visiter une ancienne forteresse qui s’élève sur une haute montagne. Il y a une route carrossable, nous dit-on, mais mon mari ne veut pas que j’aille à cheval; on loue donc six coulis, qui me porteront dans un dandy. Le dandy est une espèce de hamac attaché aux deux extrémités à un long morceau de bois; on est assis en travers, de façon que le morceau de bois passe devant vous, pour que vous puissiez vous y retenir, tandis que les reins sont soutenus par une sangle. Deux hommes portent le dandy par les extrémités du bâton. Ce mode de transport est très pratique, surtout dans les montagnes, mais il n’est pas confortable.
Nous partons pour cette excursion à quatre heures de l’après-midi; je me munis de mon waterproof. M. Clarke décide qu’il ira à pied en s’aidant de son grand bâton ferré. Mais voilà que mes hommes, au lieu de prendre la route soi-disant carrossable, grimpent comme des chèvres sur le flanc de la montagne pour arriver au plus court, sans s’inquiéter de ma position plus ou moins difficile. Ils escaladent roche après roche; à chaque instant il me faut lever les pieds pour éviter le choc des pierres. Après trois quarts d’heure de cette montée à pic, nous sommes au premier mamelon: un petit temple bouddhique avec sa construction en forme de dôme, couronné du lion légendaire, nous offre le prétexte de nous reposer un peu. Des images du Bouddha, des tridents rouillés garnissent l’autel. Nous aurions bien voulu en prendre, mais notre guide et nos coulis ne nous quittent pas des yeux. Une de ces pièces, cependant, est assez curieuse: c’est un lion qui tourne la tête et se lèche la queue; ces idoles tombent de vétusté et sont réunies en un amas de ruines que semble garder un immense félin.
Nous repartons; mais à peine avons-nous fait quelques pas que nos guides nous déclarent qu’ils ne sont jamais montés plus haut. Ils cherchent, ils cherchent. Enfin ils ont trouvé le passage; je laisse là mon dandy; deux hommes me soutiennent, l’un par la main, l’autre par le bras, et me voilà enjambant des roches, posant mon pied sur des pierres qui roulent après notre passage. De cette façon, nous parvenons cependant à l’escalier de la forteresse. M. Clarke est en avant avec le guide. Cet escalier vermoulu, aux marches chancelantes, passe sous une porte qui conduit à un autre passage, sur lequel sont placées les meurtrières; le style de cette forteresse est remarquable, me dit mon compagnon, qui est un connaisseur. Au milieu de la citadelle, des pierres, des herbes, des décombres, mais rien que nous puissions emporter. Nous sommes vraiment déçus et nous nous rabattons sur le panorama, qui est fort beau. Désappointés, nous redescendons, et nous rencontrons la pluie qui commence à tomber. Je revêts mon waterproof, ma casquette de caoutchouc, et je me crois invulnérable; nous nous arrêtons quelque temps, et M. Clarke prend le croquis de cette vieille forteresse. En quelques coups de crayon, au roulement lointain du tonnerre, le papier a retracé fidèlement l’image de ces ruines, qui ont pour piédestal une immense montagne. Placée au bord d’un précipice et à une telle hauteur, cette citadelle devait, pour les armes d’autrefois, être inattaquable.
Pendant ce temps le ciel s’est obscurci; le tonnerre se rapproche en roulant perpétuellement comme une décharge d’artillerie, le vent s’élève et la pluie devient plus forte. Vite, je m’assois dans mon dandy. Les éclairs se succèdent et déchirent la nue, nous commençons à descendre. La pluie devient torrentielle, M. Clarke n’est plus qu’une fontaine. Nous avançons pourtant; mais, au moment d’une descente périlleuse, car nos hommes ont pris le même chemin que pour venir, une rafale de vent terrible jette mes deux hommes et moi par terre; nous roulons vers l’abîme, et c’en était fait de nous si les trois autres coulis ne s’étaient trouvés là. De leurs pieds agiles, de leurs mains habituées à saisir chaque saillie du sol, ils retiennent leurs compagnons, s’emparent des extrémités du dandy et nous tirent de notre périlleuse situation. Avec ce secours, les autres reprirent vite pied. Mes jambes meurtries furent en un instant inondées. Je fus mouillée jusqu’aux os. La tourmente qui se déchaînait était tellement violente que je n’avais pas le temps de penser au danger. Deux fois cependant, deux fois encore, mes hommes tombèrent, tant le chemin était glissant.
Tout l’orage éclatait sur nous. Comment arriverons-nous en bas? Je me le demandais en m’accrochant à mon dandy et en m’y cramponnant pour me maintenir en équilibre. La descente est quelquefois si rapide que ma tête touche presque la terre quand mes pieds glissent encore sur la roche.
Enfin nous voilà presque en bas, et, comme pour saluer notre arrivée, un fracas épouvantable se fait entendre; ce bruit sinistre est répercuté par toutes les montagnes environnantes. C’est un bloc de roche de notre chemin qui s’écroule. Nous n’avons pas le loisir de penser au danger auquel nous venons d’échapper, et, quelques minutes après, mes porteurs sont au bungalow. Nous étions, M. Clarke et moi, méconnaissables et métamorphosés en fontaines. Je serre la main de mon mari, fort inquiet, qui était venu au-devant de nous et me précipite dans le bungalow, où je retire le costume de chasse que j’ai adopté pour ce voyage dans la montagne. Lorsque le désastre de notre équipée fut réparé, nous pûmes nous apercevoir de la violence de l’ouragan, même dans la plaine. Une quantité d’ardoises du toit de la galerie gisaient dans la prairie; la cheminée de la chambre de M. Clarke avait été enlevée, et il pleuvait sur son lit. Nous nous mîmes gaiement à table, car nous avions faim, et, le danger passé, la sécurité n’en est que plus charmante. Nous rîmes en nous rappelant nos figures effarées sur la montagne. Les trous du toit étaient heureusement bien placés, et l’endroit où notre table était dressée avait été épargné.
La route qui va de Dilon à Baïdjnath traverse de belles plantations de thé.
Nous rencontrons des espèces de bohémiens, auxquels mon mari veut acheter leur âne blanc; mais, malgré le prix relativement assez élevé qu’il en offre, ils ne veulent pas s’en défaire. Un âne blanc est une rareté et porte, dit-on, bonheur. Ces bohémiens n’étaient pas mal, les femmes surtout. L’une d’elles tenait dans ses bras un enfant blond comme les blés: ce que M. de Ujfalvy remarqua tout de suite en sa qualité d’anthropologiste.
Pour arriver à Baïdjnath, nous descendons une montagne de 500 mètres toute couverte de cactus d’une telle grosseur que ce sont presque des arbres. Quel rempart!
Baïdjnath possède encore des restes de son ancienne splendeur. De jolies maisons en bois sculpté, des fontaines aux bassins carrés dans lesquelles on descend par de petits escaliers; la gueule du lion légendaire les alimente doucement. Toutes les maisons possèdent des jardins. Un bel arbre appelé banian (Ficus indica) s’est tellement reproduit par lui-même, selon sa propriété, que ses troncs entrelacés forment des arcades d’un goût tout nouveau. Il se trouve près d’un vieux temple qui a été abandonné; aussi pouvons-nous, moyennant finance, nous emparer d’une pierre sculptée, que nous choisissons parmi de vieux débris réunis en un tas. Quel dommage! Cette construction est remarquable, elle date de plus de cinq cents ans. Les parasites qu’on a laissés croître entre les fissures des murs activent encore sa destruction, et bientôt elle s’effondrera sans laisser d’autres traces qu’un monceau de décombres finement sculptés. Ce temple ainsi qu’un autre plus grand ont été bâtis par deux frères. Le plus grand de ces temples est heureusement en bon état et même entretenu par les fidèles. Les colonnes du péristyle qui en forment l’entrée, et celles des côtés sont d’un beau travail; les figures, les bêtes sculptées dans la pierre sont d’une grande variété. L’intérieur ressemble à nos églises catholiques: comme dans celles-ci, le sanctuaire s’y trouve au fond. L’autel est orné de médailles de Bouddha, le bienfaisant Bouddha, l’auteur de toutes les félicités, qui, dit-on, prit naissance dans le Cachemire, du moins les Cachemiriens s’en font gloire, mille ans avant Jésus-Christ.
Devant l’autel se trouve une grande pierre rouge ornée de taches blanches, au-dessous de laquelle est suspendu un lota, le vase indien par excellence, tout enguirlandé de fleurs, tandis qu’au-dessus quatre sonnettes sont attachées à une corde à la suite les unes des autres.
Les fleurs jouent un grand rôle dans le culte hindou, et le lotus, le bétel, le saro, la camoloto ornent, suivant les pays, les autels hindous. Ce temple, un des plus anciens de l’Inde, est entouré d’un grand nombre d’autres petits temples, que les fidèles faisaient construire au dieu de leur choix, et c’est seulement à l’époque des invasions musulmanes que ces constructions furent entourées d’un mur. Tous ces édifices sont d’un travail remarquable. En face du temple principal se dresse une statue de bœuf zébu, dont la bosse, enduite d’une croûte huileuse, atteste sa vétusté et ses longs services.
L’huile des sacrifices a dû couler longtemps sur son dos, et l’on en voit encore des traces.
Non loin du temple s’élève un autre bel arbre, dont les feuilles sont pointues et qu’on appelle, je crois, le cusa. Cet arbre, sacré aux yeux des Hindous, a le tronc entouré d’une maçonnerie: tel le veut l’usage.
Les indigènes ont un grand culte pour certains arbres; ils les soignent, les arrosent et les plantent près de leurs maisons, ou les entourent, comme je viens de le dire, d’un carré de maçonnerie qui les fait facilement reconnaître et les préserve de toute souillure. Lorsqu’ils plantent un de ces arbres, ils le consacrent toujours par des cérémonies religieuses. L’arbre une fois consacré, soit à Vichnou, soit à Siva, les deux grandes divinités qui se partagent à notre époque le culte des adeptes du brahmanisme, ils demandent au dieu de vivre dans le ciel autant d’années que cet arbre en mettra à étendre ses racines dans la terre. Ils se gardent bien d’en couper les branches et encore moins de les tailler, et ils se feraient un grand scrupule de brûler celles qui sont mortes.
De beaux cotonniers entourent la ville, et les bambous étalent leurs branches flexibles et gracieuses; leur hauteur atteint celle des arbres, et l’on se sent à l’ombre sous leurs belles touffes.
Entre Baïdjnath et la station suivante de Palampour on ne voit que des plantations de riz et de thé.
Ma gazelle est morte dans ce trajet, pauvre petite Djibi!... Ce sont ces hommes, ces cris qui l’auront effrayée; la pauvre petite bête est morte de peur dans mon douli.
Quel voyage! Le choléra est à Bud, entre Palampour et Dharmsala. Ce petit village est entouré d’un cordon sanitaire, et pour nous le colonel Jenkins, commissaire du district, a levé la consigne, mais nous ne devons que le traverser, car il nous est défendu d’y rester même une heure. C’est donc 33 kilomètres qu’il nous faut faire d’une seule traite. Aussi à cause de nos bêtes avons-nous pris le parti de louer des hommes et de nous faire porter en douli.
Le douli est une sorte de boîte-bambou plus long que large dont le fond est en corde végétale et tout recouvert d’étoffe, assez haut pour qu’on y puisse tenir assis. On y installe des matelas et, si l’on veut, on s’y couche. Une petite tablette est disposée à vos pieds pour recevoir les valises. Il faut huit hommes pour vous porter; ils se relayent quatre par quatre.
Après un violent orage, nous partons à quatre heures du soir. M. Clarke, qui avait eu l’idée d’un voyage en douli, préférant beaucoup cette manière de voyager à celle du cheval, nous précédait; moi j’arrivais la seconde, avec ma Djibi, tout effrayée de ces huit hommes; M. de Ujfalvy fermait la marche.
A peine avions-nous dépassé Palampour que mon mari déclare qu’il se sent mal à l’aise et ne peut supporter le balancement du douli; il envoie alors chercher son cheval. La bête arrivée, M. de Ujfalvy la monte. Qui est enchanté? Ce sont les huit coulis, leur figure est radieuse; mais celle des coulis de M. Clarke s’assombrit, malgré les regards sévères du tchouprassi que M. Jenkins avait envoyé pour nous accompagner. Il y a trois hommes de plus pour porter les torches le soir, ce qui rend notre cortège tout à fait respectable.
La route est bonne, mais voilà la rivière; on cherche vainement le pont, l’orage violent l’a emporté; il faut pourtant passer ce torrent. Les hommes y entrent courageusement; l’eau, qui arrive jusqu’à leur ceinture, envahit les matelas de M. Clarke; le courant est très fort, et les pauvres coulis manquent d’être renversés, mais les nôtres vont à leur secours. Quant à moi, avec les vingt-quatre hommes je passe facilement. Mon mari s’est replacé dans son douli, car il ne veut pas exposer son cheval, qui peut se blesser contre ces blocs de pierre et dont il a grand besoin; aussi le bon animal, allégé de son poids, passe vaillamment au milieu de ces flots qui bondissent jusqu’à ses naseaux. Enfin nous sommes sur l’autre bord, et chacun reprend sa place respective. Mais, le long de notre route, nous trouvons tous les ponts emportés.
A la tombée du jour, les hommes de M. Clarke marchent avec la plus grande peine et ralentissent leurs pas. Il est clair qu’en allant de ce train nous ne sommes pas près d’arriver, et pourtant les autres coulis ne montrent guère d’empressement à aider leurs camarades.
Le crépuscule tombe et le soir succède au jour. Des lucioles envahissent la campagne; elles s’approchent, s’éloignent, se rapprochent de nouveau, voltigeant dans les airs, et cette danse éblouissante a quelque chose de fantastique; la rivière mugit et bondit à nos pieds; c’est à se croire dans le royaume infernal.
Nous sommes près de Dud; le chef du village est à l’entrée, nous le devinons à sa mine sombre et à l’accent caverneux de sa voix; il nous prévient que plusieurs personnes sont mortes dans la journée et que nous ne pouvons aller plus loin. Le tchouprassi s’avance alors, porteur de l’ordre du chef du district. On nous laisse passer. Les hommes murmurent, ils voudraient s’arrêter, mais l’ordre est là, et le chef inflexible les oblige à marcher.
Quand nous sortons du village, la nuit est tout à fait venue, nuit sans étoiles avec un ciel sombre et couvert de nuages menaçants.
Nous avançons au milieu d’un dédale de plantations de riz entrecoupées de prairies, de rivières bruyantes, tout cela enclavé dans des montagnes dont la crête blanche se dessinait au loin.
Les hommes décidément refusent d’avancer. On allume les torches, et, aux lueurs vacillantes, ils reprennent leur marche; nous traversons des villages. Tout le monde dort, et ces formes humaines étendues à terre, enveloppées dans leurs draps blancs semblables à des linceuls, font un effet lugubre. Hélas! nos hommes voudraient bien imiter ces dormeurs.
Il est évident qu’ils ne pourront pas aller longtemps; un des porteurs de M. Clarke vient de tomber au bord de la rivière; on le relève et nous passons encore celle-là. Dieu! l’effroyable voyage! Plus loin, ma Djibi se roule dans d’horribles convulsions. Pâni, pâni (de l’eau, de l’eau); mais bah! le porteur d’eau n’est pas là, et tout le monde pourrait mourir que pas un homme ne ferait un mouvement pour accomplir un office qui n’est pas celui de sa caste. Une dernière convulsion, et ma Djibi expire. Je dépose doucement au pied d’un arbre la pauvre bête, et, encore tout émue, je me replace dans mon douli.
Nous nous remettons en marche; mais après une rapide montée les hommes déclarent qu’ils ne veulent pas aller plus loin; il nous faut chercher une prairie pour y camper; une fois trouvée, on allume un grand feu avec du bois humide; on a bien du mal à le faire prendre, mais enfin on y parvient, et nous faisons du thé pour réchauffer nos membres engourdis. Inutile d’en offrir à nos hommes, ils n’accepteraient pas: leur religion le leur défend. Aussi nous hâtons-nous de boire, car ils nous font pitié. Les hommes se couchent, enveloppés de leur couverture; plusieurs d’entre eux vont demander l’hospitalité dans quelques cabanes voisines. Nous nous allongeons dans nos doulis, et, bientôt après, tout est plongé dans un silence profond.
Au point du jour, tout le monde est sur pied, et notre repas plus que frugal est bientôt terminé. Les Hindous ne mangent pas, car ils n’ont rien pris avec eux pour faire leur cuisine. Comment auront-ils la force de nous porter? Enfin, après mille et mille efforts, car la montée est rude, nous faisons notre entrée à Dharmsala. Il était temps; nos hommes, exténués, n’en pouvaient plus; à onze heures, au moment de notre arrivée, ils étaient à bout. La vaillante bête de mon mari, qui pourtant n’avait rien mangé depuis la veille, paraissait à peine essoufflée et donnait à ces hommes l’exemple d’une ardeur infatigable. Aussi son saïs, plein d’amour pour elle, allait-il bien la soigner.
Le chef du district nous attendait. Quel aimable et charmant fonctionnaire! comme il savait vous mettre à l’aise! Depuis nombre d’années déjà qu’il habitait les Indes, son humeur joyeuse n’avait subi aucune altération.
Dharmsala est un petit sanatorium situé à une hauteur de 1400 à 2000 mètres dans les montagnes formant les premiers contreforts de l’Himalaya du côté du Pendjab. Par un temps clair, on aperçoit Kangra, à 24 kilomètres dans la plaine. C’est une hill station pour les Anglais; les soldats y viennent aussi en convalescence; la chaleur n’y est jamais excessive et l’hiver est froid. La panthère hante ses parages et se permet même de visiter la station. De beaux pigeons verts s’ébattent parmi les arbres de ces montagnes.
Le bazar est petit, et, comme toujours, un Parsi tient toutes les marchandises de provenance européenne. Il parlait même un peu le français. Cette race est vraiment intelligente.
J’eus l’occasion, à Dharmsala, de visiter une plantation de thé, et un jeune homme, riche propriétaire des environs, m’offrit de me la montrer en détail. Le lendemain de notre arrivée, qui était le 27 juin, je me rendis donc en tchampang à son habitation, très bien disposée, comme toutes les habitations anglaises. Nous sommes dans le jardin et il commence à m’expliquer tout ce qui a rapport à cette culture. Le thé se plante par pieds, espacés les uns des autres, et ce sont toujours les jeunes pousses, à peine nées de huit jours, qu’on cueille à la main. Afin d’en augmenter le nombre, on arrache la fleur lorsque le bouton est encore naissant. Les jeunes pousses se multiplient alors aussi beaucoup plus vite. Lorsque la récolte est faite, on met les feuilles de thé dans des corbeilles en natte, rondes et très plates. Ces corbeilles sont placées dans une vaste pièce bien aérée, à l’abri des rayons du soleil, sur des fils de fer tendus entre deux rangs de solives. On laisse les feuilles sécher ainsi jusqu’à parfaite flexibilité. Des hommes alors les prennent, les roulent en les pressant dans leurs mains, les roulent de nouveau sur de grandes tables couvertes de nattes, jusqu’à ce que le suc astringent qui est dans la feuille en soit bien sorti. Les feuilles ainsi comprimées ne doivent pas se casser. On les place encore dans un four très doux, où elles continuent à sécher. Lorsqu’elles sont à point, on les met pendant deux ou trois jours dans une couverture de laine, pour qu’elles puissent fermenter; ensuite on les expose au soleil. Le thé est déjà presque apprêté, mais il faut encore le mettre sur des corbeilles plates et carrées, qui sont placées sur un feu de braise rouge et presque en cendre, afin qu’elles ne brûlent pas et que les feuilles puissent arriver à la dessiccation voulue. La pièce où se fait cette dernière préparation est garnie tout autour d’une espèce d’auge carrée en terre battue, dans laquelle, de distance en distance, on place le feu sous chaque corbeille. De temps en temps on remue le thé, et la poussière qui sort de cette corbeille est l’essence même du thé. «Mais, me dit le propriétaire, je ne puis pas la vendre, puisque personne ne veut croire qu’elle soit vraiment bonne.»
La préparation du thé est maintenant terminée, il ne reste plus qu’à le ranger par qualité; à cet effet on trie le thé feuille par feuille; des petites filles sont employées à cet ouvrage de patience, car aucune machine n’a pu, jusqu’à présent, remplacer la main de l’homme. Une ouvrière habile peut trier jusqu’à sept kilogrammes de thé par jour.
Après ce méticuleux triage, on vanne le thé dans des tamis en fil de laiton, une première fois dans un tamis ordinaire, une seconde fois dans un tamis plus fin. Ensuite on doit encore enlever avec la main les petits grains de poussière qui ne peuvent passer à travers le treillis.
Il y a trois sortes de thé à Kangra: la première qualité est le thé le plus fin, la deuxième le moyen, et la troisième les grandes feuilles. Le thé étant tout à fait prêt, on le met dans des sacs en papier de plomb, qui sont pliés dans un moule de bois, afin qu’il n’y en ait pas un plus rempli que l’autre.
Le thé de Kangra, c’est ainsi qu’on appelle celui qui se cultive dans les environs de cette ancienne ville, qu’on aperçoit de Dharmsala, se vend, sur les lieux mêmes, 8 anas ou 1 fr. 05 le demi-kilogramme. C’est le meilleur des Indes.
Lorsqu’on veut fabriquer du thé vert ou du thé jaune, au lieu de le laisser sécher par l’air, on le sèche tout de suite au four, afin que les sucs astringents n’en soient pas exprimés. C’est ce qui rend ces espèces de thé si excitantes.
C’est avec la feuille de jasmin qu’on obtient le parfum du thé; aussi les Chinois, qui étaient dans ces pays avant les Anglais, ont planté partout du jasmin, et les routes de cette partie des Indes sont remplies de cette odeur pénétrante.
Je remerciai beaucoup le propriétaire de cette belle plantation, pour m’avoir donné toutes ces explications et fait exécuter sous mes yeux les travaux de préparation. M. Hogdson est un cadet de bonne famille qui est venu aux Indes afin de se créer une position, son frère aîné ayant tout, lui ne possédant que le souvenir d’un château superbe que son frère habite en Angleterre. Je ne sais s’il a réussi dans ses désirs; mais ce que j’ai pu constater, c’est que, depuis cinq ou six ans qu’il est établi dans les environs de Dharmsala, il parle l’hindoustani très couramment.
Il est certain que si les parents anglais n’étaient pas obligés d’envoyer leurs enfants en Angleterre, pour raison de santé, quand ils atteignent l’âge de cinq ou six ans, ceux-ci ne sauraient presque plus parler leur langue, et l’hindoustani fleurirait seul dans ces contrées. Fait étrange à constater, l’Anglais, dans l’Inde, apporte avec lui ses mœurs, ses usages, ses coutumes, reste toujours le même et parle pourtant la langue de ses subordonnés, qu’il méprise du haut de sa grandeur.
Nous restons à Dharmsala plus longtemps que nous ne l’avions pensé d’abord; la saison des pluies venait de commencer, et M. Jenkins ne voulait pas nous laisser partir pour le Tchamba, la route étant impraticable en cette saison. Le colonel ne voulait pas prendre sous sa responsabilité de nous exposer aux dangers qui peuvent se présenter sur ces chemins difficiles, sujets à des éboulements fréquents, ou de nous obliger à franchir des torrents qui sont d’une telle impétuosité qu’il est impossible de les traverser. Il arrive même parfois que vous êtes passé et que vos serviteurs, un peu en retard, ne peuvent plus franchir cette rivière furieuse. Si la pluie ne dure que quelques heures, l’ennui n’est pas grand; mais si, au contraire, elle tombe pendant trois jours entiers, ce qui arrive le plus souvent, vous êtes exposés à un cruel supplice. Éloignés des villages, rendus inaccessibles par les pluies, vous devez pendant ce temps supporter l’humidité et la faim.
M. de Ujfalvy télégraphia à M. Lyell de lui envoyer la permission de nous rendre au Cachemire par la route de Djammou, qui est essentiellement réservée au service du maharadjah du Cachemire. Il nous était trop pénible de songer à descendre dans les plaines pour reprendre la route postale et habituelle qui conduit à Srinagar.
Comme la réponse se faisait attendre, M. de Ujfalvy eut l’idée de télégraphier aussi à M. Marshall, le superintendent du Tchamba, qui était averti de notre passage par le gouvernement de Simla. «La route des montagnes est-elle libre?—Oui, il est encore temps, venez, j’y veillerai.» Sur ce télégramme, le colonel Jenkins n’eut plus d’objections à nous faire et nous permit de partir le lendemain pour Kangra, qui était sur notre chemin.
La veille de notre départ le colonel assista à un bal, et, malgré ce divertissement qui se prolongea fort avant dans la nuit, il était sur pied pour nous donner l’accolade du départ. Que de regrets nous emportions en le quittant!
A peine étions-nous à moitié chemin de la pénible descente qu’un orage violent éclatait; une pluie torrentielle nous accompagna jusqu’à Kangra. La vallée qui mène à cette ville est belle et riche, et, quoique cachés sous nos manteaux de caoutchouc, nous l’admirions pourtant.
L’homme que le colonel nous avait donné pour nous accompagner, trouvant sans doute la ville à son goût et voulant nous en montrer toutes les beautés, nous la fit traverser. Pour atténuer les pentes de ces rues montueuses, on les a pavées et on a construit un escalier à larges marches. Nos chevaux montèrent avec une adresse et un ensemble admirables. Leurs sabots frappaient le pavé. Tous les gens étaient à leurs portes pour nous voir passer. Au bout de cet escalier se trouve la porte de la ville, et, après celle-ci, on rencontre une petite église anglaise. Nos chevaux montèrent au galop à la maison de justice, où nous devions retrouver M. Clarke, qui, la veille, nous avait devancés dans son douli.
Mais il n’y avait personne. Notre compagnon s’était fait descendre au rest house, vers lequel nos vaillantes montures se dirigèrent lentement, comme il convient à des chevaux appartenant à des personnes de qualité qui visitent l’Orient. Cette course matinale nous avait mis en appétit, et nous trouvâmes le déjeuner excellent. Pendant l’après-midi, le soleil reparut, et, comme nos habits étaient secs, nous nous dirigeons vers le bazar, où nous ne trouvons rien de curieux, presque toutes les boutiques étant fermées et ne devant s’ouvrir qu’avec la foire.
A force de chercher, nous parvenons cependant à dénicher quelques vieux bronzes, puis des étoffes de coton et de soie. Mais il est très difficile de rencontrer de la toile de coton fabriquée aux Indes, tant on en a importé des manufactures anglaises. Le coton hindou était si beau qu’une pièce de trente aunes roulée pouvait tenir dans les deux mains. La machine à carder qu’ils emploient pour tisser ce merveilleux tissu est très simple, et souvent nous en avons vu sur notre route. Le métier consiste en deux pièces de bois placées sur quatre pieds droits qu’on plante en terre, sous des arbres, pour se préserver du soleil; ces métiers en plein air servent à la fabrication des toiles grossières. Pour le tissage des toiles fines, on s’enferme dans une chambre, car la moindre agitation de l’air suffit pour casser le fil, qui est d’une ténuité extraordinaire. Quand on retire la pièce du métier, on la lave deux fois et on la trempe dans l’huile de noix de coco. Cette préparation lui donne plus de solidité, et, si l’on veut lui donner de la souplesse et en même temps du corps, on la trempe dans l’eau de riz.
Hélas! à Kangra, point de ce fin coton, mais une pièce assez bigarrée et qui n’était pas d’origine anglaise. Les Hindous n’impriment pas le coton comme nous, ils le peignent avec une espèce de brosse faite de fibres de noix de coco, qui sont très élastiques.
Les soieries que nous achetâmes étaient assez originales, sans être très belles, et pourtant c’est aux Hindous qu’il faut attribuer la découverte de la fabrication de la soie. Depuis les temps les plus reculés, une de leurs tribus habitant le canton de Serhind, près de Delhi, élevait des vers à soie. Les artisans la travaillent, comme le coton, avec des métiers très simples; ils font des tentures et des tapis dont on ne peut arriver à égaler ni les couleurs ni les dessins.
Les Romains tiraient leurs soieries des Indes, et elles étaient arrivées à atteindre un prix si élevé que l’empereur Aurélien refusa d’en acheter à l’impératrice. Au VIe siècle seulement elle fut apportée à la cour de Justinien, et c’est Louis XI qui le premier fit élever des vers à soie en France.
Quels progrès depuis cette époque!
A défaut de belles soieries, nous rencontrâmes à Kangra un devant de boutique en bois sculpté, avec des figurines émaillées, qui attira l’attention de notre compagnon. Sa bourse, bien fournie par le musée de Kensington, pouvait lui permettre cette dépense, et il demanda au propriétaire s’il consentait à s’en défaire.
Celui-ci lui répondit qu’il avait besoin de la devanture de sa boutique et qu’il ne pouvait la lui vendre, mais qu’il en ferait une toute semblable. M. Clarke objecta que la copie ne vaudrait jamais l’original. Alors le propriétaire lui répondit: «Qu’à cela ne tienne! si, lorsque la neuve sera faite, vous voulez m’en donner le prix, je garderai celle-ci et vous prendrez la vieille.» Ce naïf indigène pensait dans son for intérieur que cet homme était bien simple de préférer le vieux au neuf. «Et, dit-il, de cette façon chacun sera content.»
Kangra possède un temple bien plus grand que celui de Baïdjnath, mais qui est loin de le valoir pour la beauté des détails. Son dôme, recouvert d’or pur, en est sa plus grande curiosité.
Les portes, très belles, sont en bois sculpté, et près d’elles se trouvent deux lions en or et en argent massifs, racontent toujours les indigènes.
La cour du temple est ornée de beaux arbres; on y nourrit une quantité de singes, et cet animal, sacré pour les Hindous, ne demande pas mal d’argent pour son entretien.
Il y a des radjahs qui en mourant lèguent des sommes immenses à tel ou tel temple pour nourrir ce quadrumane dont le roi (Hanoumân), dit la légende, vint autrefois au secours de Rama.
Le pont de Kangra, comme ouvrage moderne, est aussi très remarquable.
Kangra est formé de deux villes, dont l’ancienne est presque en ruine depuis la dernière grande famine. A partir de cette époque, les deux villes sont devenues très pauvres, et les habitants ont été réduits à vendre leurs plus beaux objets pour pouvoir subvenir à leur misérable existence.
Le soir, M. Clarke partit en douli, pour nous attendre à Nourpour; quant à nous, nous partons le 30 de grand matin, car il a été convenu que nous devons, pendant le trajet, nous rencontrer à Chiapour, pour y déjeuner à midi; nous sommes exacts.
Chiapour est situé dans la belle et large vallée de Kangra, enclavée dans des collines au-dessus desquelles les montagnes du Tchamba se dessinent parfaitement. A six heures du soir, nous repartons pour Kôt; la route est belle; à sept heures, le soleil disparaît derrière les sommets neigeux de Tchamba; nous quittons la vallée de Kangra et nous entrons dans celle de Nourpour. Nous passons un pont en pierres taillées qui a coûté fort cher. Puis nous voyons un temple dont le frontispice est sculpté à jour et où l’on m’offre du sucre jaune.
La route est une vraie route impériale; elle passe par de beaux villages, s’enfonce entre des collines, s’abrite sous les bois, puis longe une large vallée dans laquelle la rivière laisse voir son lit pierreux. Les chèvres bondissent sur ces cailloux et vont se désaltérer dans son eau transparente. Les femelles des buffles ont les mamelles pleines de lait et regrettent, j’en suis sûre, qu’il n’y ait pas assez d’eau dans la rivière pour s’y baigner entièrement. Un dattier pousse au pied d’un pin; des bananes pendent languissamment, et les mangues demandent à être cueillies; les noix sont belles et bonnes, et le banian, ce bel arbre qui se reproduit de lui-même, forme des arcades ravissantes.
Nourpour, la dernière ville du Pendjab, du côté du Tchamba, est bâtie sur la pente d’une montagne; ses maisons en terre, à toit plat, sont égayées par la verdure.
Près de la ville se dressent les ruines du palais du dernier radjah, dont quatre tours restent encore debout; on y voit une salle superbe avec des plafonds peints dans le style oriental. La ville elle-même est ancienne et me parut plus considérable que Kangra.
En arrivant au rest house, j’étais assez fatiguée pour que ces messieurs ne voulussent pas m’emmener visiter le bazar. Ils partirent seuls et revinrent très désappointés; malgré leurs minutieuses recherches, ils n’avaient rien trouvé. Or ne rien trouver pour un collectionneur est le comble du désagrément.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, on ne tarda pas à venir nous apporter une mauvaise nouvelle. Mais le récit en serait trop long, et nous renverrons le lecteur à un prochain chapitre.
CHAPITRE VI
LE TCHAMBA
Mauvais rêves, bonnes nouvelles.—De nouveau les corniches.—La panthère aimable.—Le Tchamba.—La ville.—Le radjah Sham Singh.—Son caractère, son histoire, sa famille, son entourage.—Un cadeau superbe accompagné d’un autographe.—Le durbar.—Les Gaddis et leurs danses.—Sham Singh et son père.—Manghieri.—M. Clarke n’aime pas le voyage à cheval.—Les frontières du Tchamba.—Les envoyés du maharadjah du Cachemire.—Le Padri-Pass et ses difficultés.
La nuit que nous passâmes au rest house fut des plus mauvaises. Au milieu de nos rêves, nous nous voyions dans des chemins défoncés, suspendus à des corniches à demi écroulées, obligés même à un arrêt forcé.
Hélas! ce n’était que trop vrai, et le lendemain il fallut bien nous rendre à la réalité, qui vint bientôt confirmer les nouvelles qu’on nous avait apportées du mauvais état de la route.
Malgré tout cependant, un joyeux pressentiment nous envahissait. Le soleil était si beau. Oh! caressant sourire du soleil, combien de fois as-tu relevé des courages abattus! combien de fois ton radieux sourire a-t-il pour un instant fait passer pour un rêve une effroyable réalité! Le tchouprassi entra. Sa figure était épanouie. Avec une telle figure, comment pouvait-il nous annoncer quelque chose de fâcheux? En effet, M. Marshall veillait à notre sûreté, ainsi qu’il nous l’avait promis (on peut se fier à la promesse anglaise plus qu’à celle des Russes, qui promettent toujours et ne tiennent jamais).
Il avait déjà envoyé des hommes pour rétablir la route.
Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, nous quittons Nourpour, et, bientôt après, nous nous engageons dans les montagnes qui nous séparent du Tchamba.
Nos montures sont toutes fringantes. Ce n’est pas étonnant après un pareil repos, mais il faut modérer leur ardeur sur cet étroit sentier, où leurs prudents pieds ont peine à trouver place. Je suis sûre que M. Clarke regrette son douli.
Les villages situés dans ces montagnes sont assez pauvres, et cependant la terre est cultivée partout où la culture peut avoir lieu.
Malgré les réparations que la route a subies, les corniches se trouvent cependant trop resserrées pour nous permettre de rester à cheval. Le paysage qui se déroule devant nous est merveilleux; les montagnes que nous contournons, les vallées profondes et étroites, les ravins rocailleux se succèdent à nos yeux, avec d’autant plus de beautés que nous ne pouvons l’admirer à notre aise, tant le chemin est dangereux. A un certain point de la route, la corniche qui contourne la montagne est suspendue au-dessus du ravin, et il faut la suivre avec précaution pour la franchir sans danger. La moitié du sentier s’écroule sous les pas du cheval de M. Clarke; les pierres tombent avec bruit au fond du précipice, et à peine ai-je le temps de m’apercevoir du danger que mon cheval, tenu en bride par mon saïs Nakchid, a déjà mis le pied sur le peu qui reste; quant à Nakchid, il a sauté de l’autre côté du trou; je ferme les yeux! mon cheval a passé, et cette seconde d’angoisse aussi. Mon cheval n’a rien fait écrouler, heureusement, et les domestiques peuvent nous suivre.
En tournant le circuit, une panthère se faufile dans les broussailles épaisses de la montagne; nous n’avons que le temps d’apercevoir sa belle robe mouchetée, le scintillement de ses yeux et les mouvements de sa longue queue qui ondule.
Le premier croissant de lune apparaît. Nous sommes hors de la vallée de Nourpour et nous entrons sur le territoire de Tchamba, mais Tchouari ne paraît pas encore à l’horizon; les torches sont allumées; les villages endormis nous montrent leurs silhouettes; le torrent mugit à nos pieds; le chemin étroit se déroule toujours de nouveau à nos yeux; nos montures sont fatiguées et nous aussi. Quand arriverons-nous?
A une heure du matin, seulement, nous sommes au bungalow. Mais nos domestiques sont restés en arrière, et nous n’avons point d’autres lits que ceux du bungalow, qui sont tellement habités qu’il me faut dormir sur une chaise. Oh! être exténuée de fatigue et ne pas pouvoir s’étendre sur une couche qui vous offre ses services trompeurs!
Au matin, pour comble de bonheur, ce village, situé au milieu de rizières, est empesté par une odeur nauséabonde; c’est l’eau qui manque dans celles-ci et qui ne reviendra que dans quelques heures. Chose vraiment extraordinaire, quelle que soit la quantité d’eau dont on inonde les rizières, la tige verte des plantes émerge toujours. S’il survient des pluies ou des crues inattendues, le riz peut pousser, dans un seul jour, de quelques centimètres, disent les habitants, en sorte qu’il n’est jamais submergé.
Le 5 juillet, nous approchons de Tchamba. Il nous faut, pour y arriver, franchir un col de 1650 mètres, et, sans une descente fantastique après laquelle nous sommes obligés de laisser reposer nos bêtes, le chemin nous paraît relativement très bon. Nous passons un beau pont jeté sur la rapide rivière la Râvi, l’un des principaux affluents de l’Indus. Puis nous traversons une belle place pour arriver au bungalow: c’est le Champ de Mars ou le champ de course de Longchamp de Tchamba.
Le précepteur du radjah, jeune et très aimable Anglais, vient nous saluer; il est en même temps le général des troupes du prince; les deux cents soldats et les quatre hommes de cavalerie de son souverain peuvent manœuvrer à l’aise sur cette belle place.
Le 6 seulement M. Marshall devait arriver de Dalhousie, sanatorium anglais, situé sur une montagne élevée où l’hiver lui procure six pieds de neige. Tchamba au contraire, placée au fond d’une ravissante vallée et tout entourée de hautes montagnes, est préservée du froid et comme emmitouflée dans des régions neigeuses.
Le tombeau d’un saint musulman se cache parmi les arbres sur le flanc d’une haute montagne; les maisons sont comme blotties sous la verdure.
Aussitôt M. Marshall arrivé, nous quittons le bungalow pour nous installer chez lui. Après le déjeuner, le radjah Sham Singh vient nous voir. Il entre au salon comme Louis XIV au Parlement, sa cravache à la main. Il est vêtu d’une blouse de satin bleu clair, d’un pantalon de coton blanc. Une cravate parisienne en soie demi-teinte et brodée aux deux bouts orne son cou, ainsi qu’un magnifique collier de perles fines. Il a seize ans, mais il est petit pour son âge; son précepteur dit qu’il ne s’intéresse pas à grand’chose, ce qui se voit sans peine à l’air d’ennui répandu sur toute sa figure. Son jeune frère, âgé de onze ans, qui arrive peu de temps après, a l’air beaucoup plus intelligent, mais aussi plus cruel. J’offre au souverain un joli revolver qui ne m’avait jamais quittée, il en paraît fort satisfait; et quelques heures après nous allons visiter son palais.
Pour nous y rendre, nous traversons la place bordée de grands arbres dont j’ai déjà parlé, nous montons un escalier qui forme rue et est garni des deux côtés de boutiques ouvertes et animées. Le palais est en réparation, c’est dire qu’il en a grand besoin. Il se compose d’une grande cour avec des galeries peintes à fresque, puis de vastes chambres meublées avec des canapés en bois découpé, travail dans lequel les Hindous excellent; mais ces meubles ont déjà emprunté la forme européenne et sont recouverts de damas de soie jaune. Le prince nous fit voir ses belles armes, les unes enrichies de pierreries, les autres finement émaillées et provenant de Djaipour. Nous voyons travailler un peintre hindou qui répare une salle dont une partie des murs est recouverte d’anciennes fresques qui, malgré leur peu de proportion, sont d’un coloris et d’une finesse de travail remarquables, tandis que l’artiste moderne ne fait qu’un pastiche ridicule et grossier.
Les Hindous n’ont jamais excellé, il est vrai, dans la peinture; mais l’éclat de leurs couleurs est d’une beauté inimitable. Cet art précieux, aucun peuple n’a pu le leur ravir, et la beauté du coloris égale sa solidité. Leur couleur favorite est le bleu et le rouge, qu’ils savent mélanger avec un art qu’on ne saurait imiter.
Cependant le jeune radjah a donné à M. de Ujfalvy des miniatures représentant une suite de scènes de famille de ses aïeux, qui sont d’un coloris, d’une finesse, d’un mouvement remarquables.
Ces peintures sont extrêmement rares, pour ne pas dire introuvables dans l’Inde; est-ce parce que la peinture, comme la sculpture, soumise à des règles invariables, ne laisse aux artistes aucune inspiration, que cet art ne s’est pas développé plus parfaitement? Les brahmines sont les seuls juges de ces deux classes d’artistes; les indications qu’ils donnent doivent être suivies à la lettre; la plus légère infraction est punie par la perte de la caste. Étonnons-nous donc après cela du peu de résultat! L’artiste a besoin de la liberté par excellence, mais je crois que celui qui travaillait n’était pas enrayé par les brahmines, et son pinceau comme son imagination n’en étaient pas plus habiles.
Après avoir examiné toutes ces choses, et écouté les sons d’une boîte à musique moderne, que par une galanterie inexplicable le prince avait mise en mouvement à notre entrée sur l’air de Salut à la France! de la Fille du régiment, on nous fit traverser une autre cour pour nous conduire dans une plus petite, contenant des carrés de pierre plantés de thym. Par un escalier étroit et aux marches très élevées, on nous fit parvenir à l’appartement des femmes: vide naturellement. Ce sont des chambres assez sombres, donnant toutes sur une galerie; les fenêtres, en bois sculpté, s’ouvrent sur le dehors: celle de la favorite ne possède que de petites lucarnes percées dans un panneau de bois travaillé à jour et fixe. On se croirait volontiers dans un cloître, et n’en est-ce pas un que cette réclusion perpétuelle des femmes, surtout dans les hautes classes, où elles ne sortent jamais? Elles n’ont d’autres occupations que leur toilette; elles se parfument les cheveux d’essences, d’huiles, les tressant ou les laissant tomber en boucles, se noircissent les yeux et se teignent en rouge les ongles des mains et des pieds, et portent quantité de bijoux.
La grande salle à manger possède des fenêtres des deux côtés; elle est ornée de pilastres au pied desquels, m’a-t-on dit, on réchauffe les restes de la table de leur mari, dont elles vivent habituellement. J’aime à croire que les femmes du radjah sont dispensées de cette coutume, et que pour les distraire un peu de leur réclusion on leur fait quelques plats de leur goût. En tout cas, elles ne mangent jamais avec lui; seules avec leurs jeunes enfants, c’est à croire qu’elles devraient mourir d’ennui. Leur soumission au mari est absolue, et du reste toute leur vie n’est qu’un long esclavage. Soumises dès leur enfance à leurs parents, femmes à leur mari, elles le sont encore dans leur vieillesse à leurs fils. Aussi, pour leur enlever toute velléité de révolte, a-t-on bien soin de ne leur donner aucune instruction: cette règle est générale; les danseuses en sont seules exceptées.
Tous les jours, m’a-t-on raconté, le plancher est nettoyé soigneusement avec de la bouse de vache, car la religion oblige chaque Hindou à manger à terre.
En sortant de cet appartement féminin, je poussai un soupir de satisfaction et m’estimai heureuse au delà de toute expression d’être Européenne.
Le radjah n’était pas encore marié; on disait qu’à dix-huit ans, époque de sa majorité, il devait épouser une des filles du maharadjah du Cachemire, laquelle en ce moment était âgée de six ans.
Le lendemain, après le déjeuner, le radjah est venu chez M. Marshall pour jouer au whist, délassement qu’il honore de sa préférence. M. de Ujfalvy s’assit à la table vis-à-vis du radjah; quant aux deux autres partenaires, deux jeunes nobles du pays, ils jouèrent debout, car ils n’avaient pas le droit de s’asseoir en présence de leur souverain. Mon mari gagna, mais le radjah, qui perdit, ne paya pas.
Il fit porter dans la journée à M. de Ujfalvy un magnifique ganga sagher en bronze martelé en deux couleurs et une lettre que je m’empresse d’intercaler ici pour vous donner, chère lectrice, une idée de son écriture et de son style.
Le soir, nous visitions les six temples de la ville, trois grands et trois petits. Ils sont très vieux, et les sculptures qui les ornent sont d’une grande beauté. Cinq sont dédiés à Siva, à qui Dieu donna le pouvoir destructeur, car les brahmines, tout en ne croyant qu’à un seul Dieu, ont personnifié les trois grandes attributions de la divinité: celle de créer est attribuée à Brahma, celle de conserver à Vichnou, et celle de détruire à Siva. L’ignorance excessive dans laquelle les brahmines ont soin d’entretenir le peuple est peut-être une des causes de la force et de la durée de leur religion, car les peuples généralement croient à tout ce qu’ils ne peuvent comprendre, et on leur a aisément confectionné des dieux qu’ils ont fini par adorer. Les portes de l’autel du sixième temple, dédié à Vichnou, sont plaquées d’argent. Quand nous le visitâmes, le grand prêtre était en prière.
On m’a raconté que ces prêtres ont quelquefois de singuliers désirs, et, sans doute pour entretenir le peuple dans l’ignorance et dans le respect qui leur sont dus, ils les imputent à leur dieu. Ils désirèrent une fois avoir un cheval noir et prétendirent que c’était leur dieu qui l’avait voulu; ils avaient choisi la couleur noire parce qu’elle était celle d’un superbe cheval qu’on savait être unique dans le pays.
Le résident anglais ne fit ni une ni deux, acheta un vieux cheval blanc, le fit teindre en noir et le leur envoya. Aujourd’hui le dieu, paraît-il, manifeste le même désir; on va recommencer le tour, et pour sept roupies on en sera quitte.
En revenant, nous trouvons la grande place encombrée de cavaliers qui jouent au polo, jeu originaire du Baltistan et dont je me réserve de parler dans la description de ce pays.
Nous voulions partir, mais M. Marshall nous retint, car le 8 devait être la fête du radjah, et il faut que nous assistions au durbar. Ce jour-là, à onze heures du matin, des coups de canon retentissent. Sa Hautesse se rend au temple. La cérémonie consiste à laver l’idole, à l’arroser de lait et d’huile aromatique. Les bayadères dansent, et les brahmines recueillent les offrandes. Souvent des officiants chassent avec de grands éventails les mouches qui pourraient incommoder l’idole. Sa Hautesse doit dire: «Oum!» c’est-à-dire une grande salutation au dieu.
Dans les circonstances solennelles, on doit sacrifier une chèvre; mais, pour accomplir le sacrifice, il faut que cette dernière tremble. La bête à qui l’on ne fait rien ne tremble pas toujours: pour remédier à cet inconvénient, on jette de l’eau froide dans l’oreille de la bête, qui tremble et qui, par cette marque d’assentiment, semble consentir au sacrifice, qui est immédiatement accompli. Or il arriva qu’un jour de grande fête où le radjah, les brahmines étaient prêts et où tout était disposé pour la cérémonie, la bête ne trembla pas malgré l’eau qu’on lui jeta et même, impatientée, parvint à s’échapper, au grand désespoir des prêtres et des habitants de Tchamba, qui ne pouvaient manger avant la fin du sacrifice. Enfin, après des courses sans nombre à travers les montagnes, on ramena la bête, mais elle ne tremblait toujours pas. O déception! et les estomacs creux qui parlaient. La faim fait sortir le loup du bois, dit le proverbe; la faim donna de l’imagination aux brahmines, qui tout simplement baignèrent la chèvre dans la Râvi; la pauvre bête, au milieu de cette eau tourbillonnante, trembla de tout son corps, au grand contentement des prêtres, qui l’immolèrent. Chacun put alors retourner tranquillement chez lui et satisfaire les besoins impérieux de son estomac.
Ce soir, les 6000 habitants de Tchamba seront en fête et la capitale sera tout illuminée. Malgré l’orage de la veille et la pluie battante du matin, le soleil a reparu et il fait une chaleur étouffante. Jamais, dit-on, il n’a fait si chaud que cette année. C’est peut-être la comète qui nous vaut ce temps extraordinaire; tous les soirs nous pouvons l’admirer étalant sa belle queue au milieu de ce ciel resplendissant d’étoiles. Les indigènes sont persuadés que c’est signe d’un grand cataclysme.
A six heures, lorsque la chaleur du jour est tombée, le durbar commence. On appelle durbar les audiences publiques qu’un prince hindou donne à ses sujets. Presque au bout de la belle place de Tchamba on a dressé une tente, sous laquelle M. de Ujfalvy et les fonctionnaires anglais prennent place. Pour moi, qui n’ai pas la permission de me mêler à cette réunion, on a disposé un fauteuil sous l’ombrage d’un arbre sacré. Il est entouré d’une maçonnerie formant terrasse et planté à quelque distance derrière la tente. Je suis donc au mieux pour voir la cérémonie.
A six heures précises, un coup de canon se fait entendre. Aussitôt le radjah, accompagné du superintendent anglais, monté sur un éléphant et assis dans un palanquin, sort de son palais; l’animal, fier sans doute du personnage qu’il porte, s’avance sur la place d’un pas lent et majestueux; il est tout caparaçonné de drap rouge brodé d’or; à son côté et soutenue par une corde pendait une échelle, et sur son front était placé un bouclier tout incrusté d’or. L’éléphant était des plus rares; son nez, sa trompe et ses oreilles étaient d’un blanc rosé tacheté de noir. De l’autre côté de l’éléphant se tenait debout un homme armé d’un éventail en plume de paon, qui chassait les mouches importunes. Le frère du radjah était assis à ses côtés, ainsi que M. Marshall.
Un éléphant moins grand, moins rose suivait le premier et portait les ministres et les autres grands dignitaires. En tête du cortège s’avançait un homme à cheval, flanqué de deux indigènes qui s’escrimaient sur des tambours. D’autres serviteurs faisaient partir de temps à autre des fusées. Les soldats marchaient fièrement au son d’une musique indescriptible, et de nobles cavaliers faisaient caracoler leurs montures sur les flancs du cortège. Celui-ci, parvenu devant la tente, s’arrêta; l’éléphant plia ses jambes de derrière, mouvement qui dut imprimer une forte secousse au radjah; puis celles de devant suivirent, autre mouvement, ce qui remit Sa Hautesse en équilibre. On dressa l’échelle, et le radjah, son frère et M. Marshall descendirent ensuite. Devant la tente étaient massés les soldats du radjah, sous les ordres du précepteur du jeune prince, qui s’approcha du cortège, tira son sabre et dit: «Présentez armes!» Le superintendent anglais prit la main du jeune prince et le conduisit sous la tente. Après avoir salué tous ces messieurs, il s’assit sur un fauteuil au milieu d’eux. M. Marshall invita mon mari à prendre place à droite du radjah et s’assit lui-même à sa gauche; tous les fonctionnaires anglais avaient des chaises; quant aux hauts fonctionnaires indigènes, ils ne peuvent s’asseoir devant leur souverain que par terre, ce qu’ils firent avec une lenteur et une habitude tout orientales.
Le premier ministre fit alors une espèce de discours au radjah. On amena ensuite huit prisonniers, dont une femme voilée, auxquels le radjah remit leur peine. En entendant leur arrêt de grâce, ils s’inclinèrent tous jusqu’à terre; la femme se contenta de saluer profondément.
Puis les danseurs, de la tribu des montagnards gaddis, commencèrent à faire leur métier au son de la flûte et des tambourins. Ils étaient au nombre de quatorze et tournèrent sans discontinuer devant le radjah. Leur costume était assez original et le bonnet était tout à fait typique. Ils étaient vêtus d’une blouse de gros drap gris, serrée autour de la taille par une ceinture de corde enroulée plusieurs fois autour de leur corps. Le bonnet, pointu, à deux ailes, en même étoffe que la blouse, était orné d’une plume. Les jambes sont nues et les pieds chaussés de souliers en cuir jaune. Après avoir tourné quelque temps, ils frappèrent dans leurs mains; alors éclata un bruit étrange, aussi discordant que possible: c’étaient d’immenses trompettes qui mêlaient leurs voix aux autres sons déjà si criards. Les unes étaient très longues, faisant concurrence à celles de la Renommée; les autres étaient recourbées à l’une de leurs extrémités en forme de crosse d’évêque, et de temps à autre elles jetaient leurs notes glapissantes au milieu du concert. Ces danses durèrent à peu près une heure. Pendant ce temps, les indigènes vinrent tour à tour saluer leur souverain et déposer à ses pieds leur offrande, qui consistait en argent; le radjah touchait le don; et ils le mettaient dans un linge jeté sur la terre; le ministre en prenait note au fur et à mesure. Cette fois-ci, les sujets de Sham Singh ne furent pas très généreux, car après la séance on compta 78 roupies. Mais il paraît que le radjah sait s’arranger autrement, car ce jour-là aucun des fonctionnaires de l’État, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, et même aucun domestique ne reçoit de salaire pour sa journée. C’est une économie qui rentre dans la poche du souverain.
Au mois d’octobre, jour de l’anniversaire de son avènement au trône, les offrandes vont jusqu’à 1200 roupies.
Les danses continuaient, au grand contentement de la foule qui garnissait les abords de la place, vêtue de ses sordides et sales vêtements, dont les couleurs reluisaient au soleil.
Ces danseurs sont des nomades; ils habitent les montagnes pendant l’été et descendent dans les plaines en hiver. Ce métier de danseur est encore plus désagréable à l’œil aux Indes que chez nous, et pourtant le chef des Gaddis, vieillard à barbe blanche, s’escrimait de son mieux et était sans doute renommé parmi ses compatriotes. Mais si je trouve disgracieux nos danseurs environnés de tout ce qu’un costume luxueux peut donner de grâce et d’attrait (à tel point que je doute que le fameux Vestris m’eût jamais enthousiasmée), combien devais-je trouver ennuyeux ces hommes aux vêtements lourds et baroques! Le radjah n’était pas de mon avis, car les danses durèrent encore longtemps; enfin, comme il faut bien que tout prenne fin en ce monde, le prince s’étant levé, tous les assistants en firent autant. Les éléphants amenés, chacun reprit sa place respective, à l’exception de M. Marshall, qui, après avoir pris congé du jeune prince, demeura auprès de nous. Le souverain traversa trois fois la place d’un bout à l’autre au son du canon, puis disparut sous la grande porte de son palais.
Ce château aux fenêtres en pigeonnier remplace l’ancien palais, qui est converti aujourd’hui en hôpital; situé sur un endroit assez élevé, il regarde le nouvel édifice du haut de sa hauteur. Lui aussi autrefois était le point de mire; le père du prince actuel l’avait habité. Mais il paraît que ce dernier, qui avait épousé la fille d’un puissant radjah, la rendit si malheureuse qu’elle s’en plaignit au gouvernement anglais, qui fit des remontrances au souverain. Celui-ci n’en tint aucun compte et continua sa vie déréglée. Comme jadis Charles IX, toutes les nuits il sortait de son palais, suivi de ses compagnons de débauche, se rendant chez ses sujets qu’il savait avoir de jolies femmes, et faisant expulser les maris et les parents; ils restaient maîtres de la place, qu’ils ne quittaient qu’à son bon plaisir. Cette conduite scandaleuse fit crier ses sujets, qui se savaient soutenus par les Anglais. Ceux-ci, n’y pouvant mettre un terme, prirent le parti de le déposséder et de le remplacer par son fils.
Aujourd’hui il vit à Manghieri, à quelques lieues de Tchamba; il a eu soin de prendre avec lui toutes les prostituées de la ville, et là, dans une misérable maison, il supporte gaiement les ennuis de l’exil. Sa femme est morte de chagrin.
On raconte qu’un jour, Sham Singh passant par Manghieri, son père, qui avait une demande à lui adresser, lui fit dire qu’il l’attendait chez lui. «Je suis le radjah, répondit le jeune prince; s’il a quelque chose à me demander, c’est à lui à se déranger.» Sham Singh n’avait pas un grand respect pour l’auteur de ses jours, mais aux souverains orientaux il est permis bien des choses. Pourtant les Hindous ont une grande vénération pour leur père, dit-on; jamais le fils, fût-il même l’aîné, ne s’assiérait devant lui, et aucune parole irrespectueuse n’ose sortir de sa bouche, mais ce respect n’est qu’apparent, et jamais l’amitié n’y vient mêler sa douceur; dans un pays où la famille est tellement annihilée, il ne peut en être autrement. Ce respect tient aux habitudes et aux lois de la religion. Ainsi M. de Ujfalvy parlant une fois au jeune Khodja Singh, fils du premier ministre et garçon très intelligent, lui dit: «Vous devriez venir avec moi à Paris.—Je le voudrais bien, répondit-il; mais qui brûlera mon père?» Ainsi leur religion leur défend expressément de quitter leur pays, et il ne faut pas s’en étonner: comment pourraient-ils dans d’autres pays remplir les devoirs que leur religion leur impose? Les marchands doivent se procurer auprès des brahmines des dispenses, non seulement pour obtenir la permission de s’éloigner, mais pour leurs ablutions et autres pratiques.
Les habitants de Tchamba, sur lesquels M. de Ujfalvy put faire des mensurations, se rapprochent beaucoup des Koulou-Lahouli; cependant le Gaddi est plus beau et d’une taille plus élevée, ses arcades zygomatiques sont moins saillantes, et son nez est plus proéminent et plus arqué. Nous avons remarqué parmi eux quelques hommes blonds avec des yeux bleus. Ils prétendent descendre de la race des brahmines et de celle des Radjpoutes, race guerrière par excellence qui habite la province du Radjpoutana, pays au nord du Goudjerat, et qui s’était réfugiée dans les montagnes à l’époque de l’invasion musulmane. Ils disent appartenir à la seconde caste; leur esprit est belliqueux, mais grossier. Au commencement de ce siècle, ils envahirent le pays de Badhrawar et l’occupèrent pendant dix ans. A la même époque ils s’étaient emparés de Kangra et de Nourpour. Les crimes sont assez fréquents dans le Tchamba, et, malgré la réclusion des femmes, il se trouve au nord de cette principauté une vallée où la conduite de celles-ci laisse beaucoup à désirer et ne milite pas en faveur de la réclusion et de l’ignorance dans laquelle on les tient. Ils sont généralement tous agriculteurs et éleveurs de bestiaux. Ils cultivent surtout le riz, le blé et le maïs. Leur caractère est tout différent de celui des Hindous, car ils sont gais, ouverts et paraissent bons enfants. Ils sifflent même, et chez eux l’esprit de caste est beaucoup amoindri: il faut espérer que le contact avec les Anglais le fera disparaître tout à fait. Si cet esprit de caste pouvait s’éteindre dans les Indes, ce serait un bienfait pour ce pays, car c’est cet esprit qui empêche toute civilisation réelle.
Le lendemain il nous fallait prendre congé du superintendent M. Marshall, homme charmant et distingué par excellence et qui s’occupe beaucoup et avec talent d’ornithologie. Il nous avait promis de donner des ordres en conséquence pour notre voyage, car le terrain était dangereux, la saison des pluies commencée, et il devenait difficile de s’aventurer dans le haut Tchamba. M. de Ujfalvy avait choisi cette route, car il tenait à voir les Paharis ou habitants des montagnes, qui sont parsemés au milieu de ces hautes contrées himalayennes, sur les confins du Cachemire.
A notre départ, Sham Singh nous fit porter un mouton, du riz et une grande quantité de légumes indiens, qui ne valent malheureusement pas les nôtres, et, quoique ce peuple soit légumiste, les espèces qu’il cultive ne sont pas exquises pour quiconque n’en a pas l’habitude.
Notre première visite fut pour Manghieri, habité par l’ancien radjah dépossédé. Il nous offrit deux chambres dans sa demeure, offre qui nous évita la peine de faire dresser nos tentes.
Cette habitation est loin de ressembler à celle de Tchamba. Qui dirait, en voyant cet homme aux vêtements humbles et presque misérables, qu’il est sorti de race royale? Certes ce n’est ni son air ni sa prestance. Décidément les dépossédés de l’Orient n’ont pas cet air que nos auteurs aiment à leur donner; rien en eux, lorsqu’ils sont tombés, ne dénote leur position d’autrefois; rien en eux ne porte la trace de la splendeur passée. Dans ces lieux inhabités, au milieu de ses concubines, sa médiocre intelligence ne lui fait désirer rien de plus. Il faut en Orient être d’une nature véritablement supérieure pour résister à l’éducation, j’oserai dire bestiale, qui est donnée à l’enfant, livré aux mains de créatures ignorantes et toujours rabaissées. A l’âge de sept ou huit ans, il passe, il est vrai, dans les mains viriles des hommes; mais ceux-ci, courbés eux-mêmes devant les volontés de cet enfant, n’osent pas et ne peuvent pas lui parler des sentiments grands et généreux qui n’existent pas chez eux et dont personne ne leur donne l’exemple. L’enfant, à la vue de tous ces courtisans courbés devant le pouvoir depuis le plus petit jusqu’au plus grand, prend dès son âge le plus tendre un profond mépris de l’humanité; ses instincts généreux sont refoulés et les mauvais sentiments grandissent au détriment des autres.
Le matin du 10, comme nous étions au moment de partir, notre domestique ou plutôt notre traducteur, François, se trouvait fortement indisposé; après le thé que je lui fis prendre, il se sentit mieux; mais nous ne pouvions pas penser à le faire aller à pied. Comment donc faire? Aucune possibilité de louer une bête quelconque. M. de Ujfalvy fit demander au maître de céans s’il n’avait pas un cheval à nous prêter, notre domestique étant malade. «Je n’ai que le mien, dit-il, que je vous prête avec plaisir, mais sur lequel il ne faut pas que votre serviteur monte.» Ce n’était pas notre affaire, puisque c’était justement pour notre drogman que nous en avions besoin. On eut beau expliquer cette circonstance à l’ancien roi. «Que me fait la maladie de ce serviteur. Il souillerait mon cheval en montant dessus, et je ne le veux pas; pour vous ou madame, c’est autre chose: mais un serviteur sur mon cheval, jamais!» M. de Ujfalvy, voyant cette résistance, tourna vite la question: il monta le cheval du radjah dépossédé et donna le sien à François, qui, je crois, fut très satisfait de cette détermination, vu que son amour pour la race chevaline était peu développé. Il était, de ce côté, du même avis que M. Clarke. Jamais je n’avais remarqué pareille répulsion du cheval chez un Anglais. Il est vrai que sa première vocation en avait fait un architecte et que son goût pour les antiquités n’était, je crois, que la suite de sa position.
Que de fois, en parcourant ces beaux et splendides sites de l’Himalaya, au milieu de ces sentiers perdus, ne l’ai-je pas entendu regretter un chemin de fer par-ci, un chemin de fer par-là, pour qu’il pût partir la nuit, dormir et s’éveiller en arrivant à destination! Cette montagne de 1500 mètres que nous allions avoir à gravir d’une seule traite pour sortir de Manghieri et nous trouver de l’autre côté était pour lui quelque chose de ridicule. Comme il aurait mieux préféré le sifflement d’une bonne locomotive au souffle haletant de nos pauvres bêtes, qui vaillamment pourtant, et après quelques heures de pénibles efforts, nous transportèrent enfin sur le sommet quelque peu pointu de cette élévation terrestre! Quel splendide pays que ce haut Tchamba! Torrents impétueux, cascades, forêts dont l’œil peut à peine mesurer la profondeur, montagnes rocheuses, tapis verdoyant, tout est réuni pour en faire le plus beau pays que nous ayons encore admiré, et pourtant le chemin se perd au milieu de montées, de descentes plus fantastiques les unes que les autres; la pluie torrentielle qui nous inonde rend d’autant plus difficiles les sentiers vertigineux que nous parcourons; chaque pas de nos bêtes nous expose à un danger; mais le spectacle est si beau, mais ces paysages qui changent à chaque instant laissent dans nos âmes un tel sentiment de grandeur, que, semblables aux Hindous, nous courbons nos têtes devant cette nature merveilleuse, que nous sentons notre maîtresse. Oui, elle est bien la reine ici, et aucune puissance humaine n’est assez forte pour la braver. Qui donc arrêtera ce torrent qui descend furieux, mugissant, bondissant, lançant son écume, et au-dessus duquel nous sommes presque suspendus? Nos chevaux, en dépit de ce qu’en pense M. Clarke, sentent instinctivement le danger, ils regardent attentivement et semblent sonder chaque pierre avant d’y poser leur pied délicat.
A Bandhal heureusement, un Anglais a eu l’idée de faire bâtir une masure composée de deux chambres, qui est encore debout, et nous nous y précipitons. Inutile de songer à continuer notre chemin, il faut que la pluie cesse; combien durera-t-elle? là est la question.
Ces chambres sont dans un complet dénûment; pourtant elles valent mieux qu’une tente. La tente, sous un beau soleil, par un temps sec, se comprend, et les douceurs de cette habitation transportable peuvent être chantées; mais par une pluie comme celle des Indes, sur un terrain tellement mouillé que l’humidité pénètre même vos tapis, quand vous vous éveillez le matin à la hâte et que vous passez vos vêtements, humides des caresses de cette nuit pluvieuse, cette tente je la crains et la redoute. Ce misérable toit aux interstices disjoints me semble préférable encore. En cette saison, c’est comme un jouet entre les mains d’un enfant. Pourtant il faudra bien nous en servir; les Hindous ne sont pas hospitaliers de leur nature, et la profanation de leur maison par un étranger n’est jamais de leur goût. Notre supplice dura trente-six heures, après lesquelles un rayon de soleil éclaira notre pauvre chaumière; était-ce bien une chaumière ou une tanière? certes hier cette seconde qualification pouvait lui être appliquée; aujourd’hui, sous cette caresse brûlante du soleil, la tanière devenait chaumière. Ainsi va la vie: selon la clarté qu’on y reçoit, tout change à la façon de la regarder.
J’étais cependant bien fatiguée; mais à deux stations de Badhrawar il valait mieux se hâter et arriver à cette cité.
Je souffre horriblement pendant le chemin, encore plus beau que les autres, s’il est possible. Les cascades se succèdent; les chutes d’eau jaillissent des rochers, et leur écume pluvieuse retombe en gerbes argentées dans la rivière de Chouix, qui se brise en mugissant sur son lit pierreux; des ruisseaux descendent des hauteurs boisées, les uns doucement comme de minces filets, les autres se précipitant de roche en roche, comme pour arriver plus vite à leur but. Emprisonnée par ces hauteurs ombragées, et malgré un violent malaise que j’éprouvais, je ne pouvais m’empêcher d’admirer ces merveilles, que l’œil humain se refuse à croire s’il ne les a pas vues. Malgré ma volonté, mes forces me trahirent, et nous fûmes obligés de nous arrêter à Pokhari sous une véranda, misérable hameau comme égaré au milieu de cette belle nature. La neige montre sa blancheur, et les parvis des montagnes conservent sa trace; les moraines servent de rives et de ponts!
Le lendemain j’étais mieux, et nous partîmes pour faire halte à Maral, belle petite île au milieu du Chouix, dans un endroit sauvage.
Le soir on allume des feux autour de nos tentes; nos coulis, nos domestiques, nos saïs, tous s’y groupent. Pour ces gens à peine vêtus, la fraîcheur du soir, jointe à l’humidité de ces contrées montagneuses, est pour eux, habitants des plaines brûlantes de l’Inde, un véritable danger. La fièvre les a vite saisis, s’ils n’y font attention.
Le 12 juillet tout le monde est sur pied; pour arriver à Badhrawar, il nous faut passer un col très haut qui s’appelle le Padri-Pass: il mesure 3400 mètres. Il ne pleut pas, c’est un bonheur. Mais dès le départ une mauvaise corniche fait tomber pour la première fois le cheval de M. de Ujfalvy, qui n’avait pas voulu descendre. Mon mari manque de se casser le cou. Malgré ce mauvais début, comme nous ne sommes pas superstitieux et malgré les ruades de l’animal, on le calme, et nous passons, hommes et bêtes, à la file les uns des autres. Quelques kilomètres encore, et nous allons nous trouver à la frontière du Cachemire, de ce superbe pays tant vanté par les poètes et les voyageurs.
Quelle est-elle cette frontière? Curiosité humaine, toujours la même.
Cette frontière, hélas! était un escalier qui se refuse à toute description; je doute qu’une pièce de montagne, quelque légère qu’elle fût, ne puisse jamais y passer. Oh! il est bien défendu, ce riche pays, convoité par ses voisins, et ce n’est certes pas de ce côté qu’on viendra le prendre. Au haut de cet escalier, les envoyés du maharadjah du Cachemire nous attendaient. Car à Tchamba nous avions bien reçu la permission de nous rendre par la route de Djammou, mais il n’était plus temps de la prendre, et M. de Ujfalvy avait envoyé un exprès à Sa Hautesse pour la remercier et la prévenir que, la permission étant arrivée trop tard, nous venions par le col pénible du Padri.
L’envoyé avait avec lui plus de cent montagnards, et ce renfort ne fut pas de trop.
Après une descente de plus de 45°, nous dûmes abandonner nos chevaux. M. Clarke et mon mari allèrent à pied. Quant à moi, on me plaça dans mon dandy, afin de m’épargner la fatigue de la montée; cet arrangement fait, nous nous remettons en marche. Un de mes porteurs tombe, les autres le retiennent; c’est un roc qu’il faut franchir, c’est une moraine sur laquelle nous marchons, c’est une montée, puis une descente; enfin nous sommes en plein sur le col. Des hommes soutiennent ces messieurs par les épaules et s’arrêtent de temps en temps pour leur masser les jambes; mes huit porteurs se sont doublés: j’en ai seize maintenant. Au devant, quatre tirent leurs camarades à l’aide de cordes; des pierres roulent sous leurs pieds, et soudain des cris s’échappent de toutes les poitrines haletantes, pour avertir ceux qui sont plus bas, car la pierre roule, bondit, puis rebondit avec fracas. Ont-ils entendu? pourront-ils se garer? C’est qu’elle va vite cette malheureuse pierre, détachée de son parvis! Oui, ils ont entendu; aucun cri de détresse ne retentit à nos oreilles, qui ne perçoivent que le bruit seul de la pierre roulant au fond du précipice. Enfin nous sommes en haut. Tous les fronts s’essuient; l’envoyé du maharadjah, gros Oriental, soutenu aussi par plusieurs hommes, nous fait pitié, tant il a l’air de trouver pénible cette corvée, que Sa Hautesse lui a imposée. De beaux buffles paissent sur ces hauteurs; leurs yeux étonnés nous regardent impassibles et se reportent vers leur conducteur. On ne sait lequel est le plus stupéfait, de l’homme ou de la bête. Quant aux chèvres, ces belles chèvres du Cachemire à poil long et soyeux, elles broutent sans même lever la tête.
CHAPITRE VII
LE BADHRAWAR ET LE KICHTWAR
«Route impossible!»—Descente à l’avenant.—Badhrawar.—Nous montons par une échelle dans notre habitation.—Curiosité des Orientaux.—Histoire d’un lit.—Départ par une pluie torrentielle.—Une rivière débordée.—Nous passons la nuit dans une étable.—Mœurs et coutumes.—M. Clarke tombe malade.—Les Paharis, leur type, leur costume.—Les chutes d’eau de Kichtwar.—Le Tchinab.—Un bungalow du maharadjah trop habité.—Bohtoti.—Ramban.—Ramsou.—Banihal-Pass.—Enfin le Cachemire!
Après un moment de halte et d’une marche facile sur le plateau qui couronne le col du Padri, nous nous arrêtons émerveillés. L’œil stupéfait se fixe sur des montagnes blanchies par la neige, pour glisser ensuite sur des mamelons verdoyants qui s’échelonnent jusqu’à une gorge étroite. Cette gorge semble s’entr’ouvrir pour laisser passer un mince filet d’eau, puis au loin l’œil découvre encore des plantations que le soleil dore de ses rayons, et le ciel nuageux, non plus le ciel bleu, presque blanc de la plaine des Indes, mais d’un bleu foncé, nous rappelle celui de nos chères contrées européennes.
Nous avons à descendre quinze cents mètres, et le massage de ces messieurs continue de plus belle. Nous remercions le maharadjah du renfort qu’il nous a envoyé, car sans lui nous ne serions pas parvenus à franchir ce col. Je ne m’étonne pas de la réponse de sir Robert Egerton: «Impossible cette route! Impossible!» Pourtant nous n’étions pas au bout, nous n’arrivions au bas de la descente qu’à quelques milles de Pradgis.
Heureux et enchantés comme des écoliers en vacances, nous nous décidons à brûler ces quelques milles qui traversaient les plantations entrevues sur le col quelques heures auparavant. A Pradgis, le tisseldar, le receveur des impôts, prévenu de notre arrivée, nous attendait avec plusieurs autres fonctionnaires de la localité. Il nous offrit quelques roupies, que nous touchons avec la main, mais que nous avons bien soin de ne pas prendre. Cette offre d’argent aux personnes à qui l’on veut faire honneur est un usage oriental. Le tisseldar nous prévint que le maharadjah avait donné ordre que tout fût mis à notre disposition, que nous n’eussions à nous inquiéter de rien, car nous étions ses hôtes et il se chargeait de tous nos besoins. Coulis, nourriture, tout était aux frais du roi. Le tisseldar est l’officier qui doit lever les impôts. Avec les pièces d’argent il nous offrit des paniers de fruits ornés de fleurs. Les Hindous adorent ces dernières, et dans aucune fête ils ne sauraient, pour une offrande, se passer de cet ornement. Il m’a paru que, hormis la rose, leurs fleurs sont moins odoriférantes que les nôtres. Les pommes sont très bonnes; on les trouve en quantité dans ces montagnes, et elles sont un bienfait pour les pauvres, qui les ramassent et s’en nourrissent.
Pradgis est une colonie brahmane, et Rangal, petit village que nous avons traversé sur notre route, est habité par des musulmans. Aussi ne fûmes-nous nullement étonnés de rencontrer des femmes enveloppées depuis la tête jusqu’aux pieds dans de larges et longs manteaux, dans lesquels elles se dissimulèrent autant que possible à notre vue.
Après un déjeuner frugal, comme il n’y a que quatre milles jusqu’à Badhrawar, nous sommes résolus à pousser jusque-là pour nous reposer dans cette petite capitale. Le tisseldar, monté sur sa jument, nous précède et nous indique le chemin, vrais décombres de pierres. Sa jument est accompagnée de son poulain, tout jeune et tout gracieux, qui suit sa mère et bondit de pierre en pierre, hennissant plaintivement lorsqu’il l’a perdue des yeux et tout joyeux quand il a retrouvé sa trace. Ici les Orientaux montent des juments, contrairement à l’habitude des autres peuples que nous avions visités. Ils les montent de préférence aux étalons, et elles sont toujours suivies de leur petit. Il n’est pas étonnant alors que ces chevaux soient aussi accoutumés à ces affreux terrains où ils ont été élevés et où leur corne se raffermit tellement qu’il n’est pas besoin de les ferrer.
Bientôt nous distinguons la forteresse de Badhrawar avec ses quatre tours, s’élevant sur une hauteur et dominant la vallée. Puis apparaissent les premiers abords de la ville, ensuite la ville elle-même. Nous sommes arrivés. Quelles vilaines petites rues étroites, tortueuses, toujours aussi laides les unes que les autres. La place est plus régulière, car elle a été arrangée pour le jeu de polo. Les maisons qui la garnissent possèdent toutes des balcons ou plutôt des vérandas. Notre arrivée est un véritable événement pour la ville: tout le monde est sur pied. On nous a choisi deux vieilles maisons, et nous devons parvenir à nos chambres par une sorte d’échelle placée en dehors. Mais nous préférons une maison toute neuve qui n’est pas encore complètement terminée et qui fait le coin de la place; l’escalier n’est pas beaucoup meilleur que l’échelle, mais du moins il est caché aux regards. Nous nous installons au premier. On nous apporte des fruits et des légumes, et on garnit nos chambres de tcharpaï. Le tcharpaï est le lit du pays: il se compose d’un filet tendu sur quatre pieds, d’où il tire son nom: tchar, quatre, paï, pied. Des tringles en bois réunissent les quatre pieds. Suivant que le lit appartient à des personnes de plus ou moins haute condition, le filet est en cordes plus ou moins fines, les pieds sont plus ou moins décorés de peintures ou de sculptures.
En général, le lit qu’on donne aux pauvres voyageurs qui ont cassé les leurs, comme nous, sont des lits dans lesquels les propriétaires sont morts; nous n’avons appris ce détail que plus tard; sans cela nous aurions maudit bien davantage la maison Watson, de Bombay, où nous avons acheté ces lits si peu solides, que, le premier soir, un des deux s’effondra sous le poids de M. de Ujfalvy. Le mien ne me fit cette perfidie qu’à Badhrawar, où heureusement il ne manquait pas de tcharpaï.
Toutes les maisons de la place sont du même style: un rez-de-chaussée, un premier avec véranda, quelquefois un second. On parvient aux étages supérieurs de deux façons: ou par une échelle placée en dehors, alors on escalade la balustrade, assez basse du reste, du balcon; ou par un escalier placé sous la véranda. La maison que nous avions choisie était lattée en bois de cèdre. Les parquets étaient en terre battue; les toits verdoyaient sous la pluie qui nous avait enfin rejoints. Une de nos chambres n’ayant d’autre issue que celle de la véranda, on enleva quelques planches du mur de côté, et nous nous trouvons alors au niveau du toit du voisin; c’est une terrasse d’un nouveau genre, qui nous sera bien utile.
Badhrawar donne son nom à une ancienne principauté aujourd’hui réunie au royaume de Cachemire, qui s’étend sur la partie méridionale de la haute vallée du Tchinab, un des principaux affluents de l’Indus. C’est une des plus belles provinces de la couronne de Goulab Singh, grâce à son altitude, qui est d’environ 1500 mètres. La température y est douce. Le sol est admirablement arrosé par une quantité de petits cours d’eau qui courent au Tchinab; aussi la fertilité y est grande. On y cultive le riz, et des arbres à fruits de toute espèce vous offrent leur ombrage. C’est véritablement le petit Cachemire, et cette désignation n’a rien de surfaite. Les environs de la ville sont magnifiques. Celle-ci a environ mille habitants.
Elle possède un grand bazar et deux petits; le pont qui conduit de la place à la vieille ville laisse beaucoup à désirer. Elle fut prise par les habitants de Tchamba.
Les habitants de ce pays m’ont paru plus gais et plus vifs que les Hindous; leurs femmes sont assez jolies; plus rustiques que celles de la plaine, elles n’en possèdent pas la grâce. Elles sont aussi couvertes de bijoux, et celles qui sont trop pauvres pour en porter en argent en ont en plomb.
Les bœufs à bosses, mâles et femelles, traversent librement la ville et entrent dans toutes les maisons, mais ce sont des bêtes intelligentes, et il est rare que malgré cette liberté elles entrent dans une autre que dans la leur, bel exemple que nous devrions souvent imiter; que de fois ne nous sommes-nous pas trompés en regardant les maisons des voisins, quand il nous aurait été si utile de regarder dans les nôtres!
Le maharadjah du Cachemire fait bien les choses, car nous sommes défrayés de tout. On dit que le fonctionnaire qui s’occupe du soin de ces voyages est enchanté: il présente un compte fantastique au roi, qui s’empresse, dit-on encore, de ne pas le payer, mais qui lui permet de se faire rembourser sur les impôts du pays. Les voyageurs qui passent par cette route sont rares, au grand contentement des contribuables, qui payent toujours les frais des violons.
Le lendemain de notre arrivée, le tonnerre gronde, la pluie tombe sans discontinuer, et nous ne pouvons penser à nous mettre en route: ce qui nous désappointe fort, car nous avons déjà visité toutes les curiosités de la ville. Nous tentons, pour nous distraire, d’aller visiter un temple voisin; mais, quoique entièrement bâti en bois de cèdre, il n’offre aucun intérêt.
Il nous faut rester. Mon Dieu! qu’allons-nous faire? Revisiter la ville est impossible. Comme nous n’avons pas de tabouret, M. de Ujfalvy, qui a vu des lits avec des pieds en vieux bois sculpté, achète ces lits et veut en faire faire des tabourets: le menuisier est appelé, mais notre domestique François est si peu intelligent, il parle si mal la langue du pays qu’on a toutes les peines du monde à faire comprendre à cet ouvrier qu’il doit couper ces lits pour en faire des sièges. Enfin François, qui parle toujours à l’infinitif et au participe passé, finit pourtant par traduire à peu près ce que nous voulons, mais ce n’est pas sans peine. Le premier tabouret est cependant assez bien, et, comme ces indigènes sont très intelligents, le second l’est tout à fait; pour quatre annas nous en sommes quittes. Mais il faut les faire recouvrir, c’est-à-dire tendre une natte au-dessus. On nous amène un vieillard, qui se met en devoir de faire ce travail, moyennant quatre annas par tabouret; à ce prix il fera tout ce qu’il y a de mieux. Pendant ce temps nous entendons des cris de femme: ce sont ceux de la malheureuse dont on a vendu les lits sans qu’elle le sache; elle est au désespoir en les voyant coupés. Sans doute on ne l’a pas consultée, en Orient tout se fait par ordre, et l’autocratie y règne en tous temps et en tous lieux.
Dans le fond, caché par les arbres, le toit pointu du temple de Badhrawar se dessine au milieu de la verdure. Au moment de notre arrivée, nous n’y avions pas fait attention; mais, maintenant que la pluie qui tombe nous laisse le temps d’examiner tous les plus petits détails de cette vie lente et monotone des Orientaux, nous nous apercevons qu’il est aussi en bois de cèdre et n’a rien de remarquable. Le soir, nous entendons la retraite sonnée par les troupes du maharadjah.
Il pleut, hélas! toute la nuit, et nous avions dit cependant que nous partirions à cinq heures du matin. Mais à l’heure indiquée personne n’est là, ni le tisseldar ni son lieutenant. C’est quelque chose d’irritant que les voyages en Orient: on a non seulement la difficulté des chemins, mais celle des hommes. Les coulis sont-ils prêts, le tisseldar n’est pas là. Si l’on s’informe où il est, on vous répond, à votre grand étonnement, qu’il est à trois milles. «Comment? mais il était venu pour nous!» Vous donnez l’ordre à votre domestique d’aller le chercher. Celui-ci, au lieu de faire ce que vous lui dites, transmet l’ordre à un autre, qui le transmet à un troisième, lequel le transmet à un quatrième, et ainsi de suite, cela n’en finit plus. A Tchamba nous avons vu M. Marshall, avec une dizaine de serviteurs, obligé de se lever de table pour aller chercher ce qu’il voulait. Lorsqu’on appelle un domestique, on ne prononce jamais son nom, on serait sûr qu’il ne vous répondrait pas; mais on dit: «Ko-haï? (Qui est là?)» Celui alors qui vous répond est celui auquel on s’adresse. Cette indolence rend le voyage beaucoup plus difficile. Notre François est malheureusement si bête et si mou qu’il est impossible de compter sur lui. Il est encore une autre difficulté qui exaspère l’infortuné voyageur: a-t-il besoin de demander un renseignement, jamais on ne peut en obtenir un exact. L’un vous dit: «Le chemin passe par la montagne»; l’autre vous dit: «Non». «Peut-on passer?—Oui!» quelques instants après: «C’est très dangereux!» Le peuple oriental est menteur par excellence; c’est même la plus parfaite éducation qu’on peut donner à l’enfance, celle de savoir déguiser sa pensée. Les écrivains qui ont tant vanté les beautés de la civilisation orientale n’y sont jamais allés, ou bien alors c’est si loin de nous que cela se perd dans la nuit des temps. Sans doute, quand l’Occident était encore dans la barbarie, cette civilisation était peut-être merveilleuse, tout étant relatif en ce monde. Mais maintenant c’est trop vanter l’Orient. Le peuple est pourtant intelligent. Mais la religion hindoue est si stupide, elle laisse si peu à l’initiative personnelle, tout y est tellement réglé, stipulé; ceux qui ont le commandement sont si despotes, si cruels, qu’ils sont, pour la plupart du temps, abrutis et que les notions du juste et de l’injuste se confondent dans leur esprit sans pouvoir s’équilibrer. Avant de partir, deux femmes en pleurs vinrent nous trouver à propos du lit qu’on leur avait pris; nous leur assurons que nous leur payerons, elles sont déjà fort surprises et ne peuvent le croire; elles nous disent que c’est un legs de famille auquel se rattachent des souvenirs, et supplient qu’on le leur rende. Le tisseldar, revenu dans l’intervalle, est bien étonné, car il ne sait pas par où elles sont venues. Il n’ose pas les renvoyer devant nous; mais il n’est pas content, car, si elles n’étaient pas venues, il aurait certainement gardé pour lui l’argent du lit; il n’a malheureusement pas songé au toit, par lequel elles sont passées. Décidément ces toits plats ont de grands avantages pour les uns et de grands inconvénients pour les autres. M. de Ujfalvy fait donner aux plaignantes par notre François deux roupies, double du prix convenu avec le tisseldar; la figure des deux femmes commence à se rasséréner et leurs pleurs cessent; mais, comme c’est un souvenir de famille, M. de Ujfalvy leur fait donner encore une demi-roupie, en leur disant: «Bakchich». Les regrets sont effacés; le sourire revient sur leurs lèvres, elles s’éloignent vite, dans la crainte qu’on ne leur reprenne les deux roupies qu’elles sentent sonner dans leurs mains. Quant au souvenir de famille, il existait seulement dans leur imagination, car, lorsqu’un Hindou est mourant, on s’empresse de le transporter dehors, pour que le cadavre ne souille pas la maison. Que de fois nous est-il arrivé de rencontrer sur notre route un malade agonisant sous ce beau soleil et tenant entre ses mains une queue de vache! S’il y a une rivière sacrée, on les transporte auprès, et si à sa dernière heure l’Hindou pense au Gange, le plus sacré de tous les fleuves, il est sûr d’avoir une place dans le ciel de Siva.
Aussitôt que quelqu’un est mort, il doit comparaître devant Yama. Yama est le Pluton des Hindous; mais, pour se rendre au lieu habité par ce dieu, il faut quatre heures quarante minutes; l’heure des Hindous est à peu près de quarante-cinq minutes: aussi aucun mort ne peut être brûlé ni enterré avant ce temps. Il faut en outre, pour arriver dans les enfers, traverser un fleuve brûlant, dont les Hindous payent le passage par des offrandes (une vache noire, par exemple). C’est après ce passage difficile qu’ils se trouvent en face de Yama, qui, selon leur mérite, va les punir ou les récompenser. Il est pourtant un moyen d’échapper à ce dieu terrible: si le mourant a eu le bon esprit d’invoquer le nom de Vichnou, les serviteurs de ce dieu s’emparent vite de son âme, la conduisent près de ce dieu, et Yama est frustré dans ses fonctions. Le pouvoir de Vichnou est si considérable que, même si l’on invoque son nom par hasard au moment de mourir, on est absous des péchés les plus grands, fût-ce même celui d’avoir tué des vaches. Yama a un aide qui tient compte des bonnes et des mauvaises actions des hommes et de l’heure à laquelle le terme de leur vie est arrivé.
Cet aide a des serviteurs, et ceux-ci prennent quelquefois une âme pour une autre; tant pis pour la pauvre âme, car alors, si l’aide de Yama n’a pas reconnu son erreur avant que son enveloppe mortelle soit brûlée, elle a payé pour une autre, et l’erreur est irréparable. J’aime à croire qu’il n’en avait pas été de même pour l’âme de ce pauvre mort qui s’était laissé mourir sur ce lit transformé maintenant en tabouret.
Nous voilà loin de notre départ, mais aussi ce jour-là il fut compliqué et il fallut des appels réitérés, des cris sans fin après nos serviteurs pour que nous puissions nous mettre en marche sous une pluie battante survenue pendant l’intervalle. A peine sortis de la ville, nous rencontrons le tisseldar, qui accourt tout essoufflé, n’en croyant pas ses yeux en nous voyant partir par un temps pareil; il faut pourtant bien qu’il se rende à l’évidence, et, poussant un gros soupir, il se décide à nous suivre à pied.
La rivière, que nous côtoyons toujours, de loin ou de près, grossit à vue d’œil sous cette pluie diluvienne; son lit n’est plus assez large et déjà elle empiète sur notre pauvre petite route. Que sera-ce donc si cela continue? L’eau roule et se précipite avec fracas, semblant se ruer sur elle-même; elle bondit sur les pierres, elle saute, elle s’élance pour s’éparpiller dans l’air et retomber en gerbe; c’est un spectacle superbe, mais malheur à l’imprudent qui voudrait traverser le torrent! il serait impitoyablement renversé, roulé et broyé par le flot dans sa course furibonde.
Nous marchons à la suite les uns des autres, tout impressionnés par le bruit incessant de cette masse liquide que nous voyons augmenter à chaque instant. Notre chemin ressemble maintenant à un ruisseau alimenté par les fossés des rivières, dont l’eau jaunâtre et sale nous entoure de tous côtés, et, comme si nous n’avions pas assez de celle de la terre, celle du ciel tombe avec un redoublement de fureur. Le chemin continue pourtant sa course capricieuse au milieu d’une riche et splendide nature. Qu’il serait aisé de transformer ces lieux où tout se rencontre, l’eau, le bois, les pierres! Mais bah! que fait à ces maîtres demi-civilisés le bien-être de leurs sujets; pourvu qu’eux-mêmes soient bien, le reste leur est indifférent. Pourquoi faut-il qu’un si beau pays soit si mal administré! Ces beautés, qu’on devrait pouvoir admirer tranquillement, c’est au péril de sa vie qu’il faut aller les voir.
Nous marchons ainsi pendant quatre heures, et, pour arriver à la maison du roi, qui est située à la station prochaine, il nous reste à peine un mille à faire. Mais la pluie a fait son œuvre; la rivière a débordé, le chemin se cache sous les eaux en fureur. Après de vaines tentatives pour traverser même à pied, nous sommes là, arrêtés devant cet obstacle infranchissable. Que faire? Il y a un village sur la hauteur, il nous faut l’atteindre; c’est plus facile à dire qu’à exécuter. Pour comble de malchance, le cheval de M. Clarke, qui a senti la jument du tisseldar, hennit, bondit et veut absolument se jeter sur nous; on parvient à le calmer, mais son cavalier est obligé de mettre pied à terre. Le tisseldar, sans s’occuper du trouble qu’il cause, nous montre le chemin, qui offrirait un spectacle charmant s’il faisait beau.
Enfin nous arrivons au village; des hommes sont partis en avant. Un bon feu est préparé sous la véranda pour sécher ces messieurs, qui sont trempés. Quant à moi, mon mari m’a si bien enveloppée avec des couvertures de caoutchouc que j’ai été complètement protégée. Heureusement que nos coulis sont arrivés et que je puis donner des vêtements secs à M. de Ujfalvy. Ceux de M. Clarke ne sont pas là. La pudeur britannique et la fatigue l’empêchent d’entrer dans une chambre qu’on lui offre, car elle est habitée par une femme et un enfant; je lui propose des couvertures, avec lesquelles il pourra s’envelopper, mais il ne veut rien entendre; aussi, malgré le bon feu, il tremble de tous ses membres, et, comme il n’est déjà pas très bien, nous avons peur qu’il ne lui arrive quelque chose de mal.
Sous la véranda, le toit en terre laisse passer la pluie, mais que faire? Nous ne pouvons nous résoudre d’entrer dans les chambres qu’on nous offre: la première est habitée par une femme, son mari et son enfant; la seconde, qui n’a d’autre issue que la première, est réservée aux vaches et aux veaux, qui beuglent à notre approche avec un ensemble désespérant, et, bien que ces animaux sacrés soient séparés par un grillage en bois, ce voisinage, auquel nous ne sommes pas habitués, nous effraye, et nous aimons mieux pour l’instant nous contenter de la véranda; mais celle-ci devient tout à fait inhabitable et il nous faudra la quitter. M. de Ujfalvy, s’apercevant que, s’il ne se met pas en colère, nous n’aurons rien de bon, commence à réclamer une autre maison à haute voix, au grand mécontentement du tisseldar, qui a d’abord répondu: non. Mon mari cherche avec lui dans tout le village un meilleur abri; enfin on en rencontre un, sans doute celui que le tisseldar se réservait. Nous faisons jeter de la paille sous la véranda, disposer nos lits, et nous nous rassemblons tous à cet endroit. Nous voilà installés non sans peine; mon samovar est prêt, et, grâce à Dieu, je puis donner du thé à ces messieurs. M. Clarke grelotte et se voit obligé d’accepter l’abri qu’on lui offre: c’est une chambre sans fenêtre au fond d’une autre ayant assez l’apparence d’un caveau. Mais on y a fait du feu et il y fait aussi chaud que dans un four. En se couchant sur cette terre brûlante, notre compagnon pourra au moins se réchauffer.
Nos provisions ne sont pas encore arrivées. En attendant, j’examine la demeure de notre nouveau propriétaire. C’est une grande chambre sans autre ouverture qu’une porte donnant sur la véranda; à droite, un fourneau en terre battue d’à peu près vingt centimètres où se trouvent deux trous, et à côté, sur une méchante couverture, un petit enfant couché qui dort d’un profond sommeil; près de la porte, nous apercevons deux espèces de support pour déposer des ustensiles de ménage. Le tcharpaï, ou lit, meuble seul la chambre; les pieds en bois sont bien travaillés. Les montagnards sont habiles, et pourtant les outils qu’ils emploient sont bien simples. En général ils font tout avec la hache; cette hache n’est pas comme la nôtre, elle est retournée, et le tranchant se trouve faire face au manche.
Ce petit village, où nous sommes obligés de nous abriter, s’appelle Nioto: il est habité par les Paharis ou habitants des montagnes. Ce sont en général de fort beaux hommes, et les femmes, avec leur nez en bec d’aigle, ne sont pas mal.
M. de Ujfalvy se fait donner des renseignements sur la langue de ce peuple, qui ne parle pas l’hindoustani; c’est un travail surhumain, il faut une patience de savant pour parvenir à démêler quelque chose au milieu de toutes leurs paroles. On ne saurait croire combien ces peuples primitifs sont loquaces; quand ils commencent à parler, ils n’en finissent plus, et, pour avoir une réponse catégorique, c’est une affaire d’au moins un quart d’heure.
Mais mon mari s’y adonne avec passion; ce pays est nouveau pour lui, et les Paharis qui l’habitent sont des peuples qui n’ont pas encore été mensurés; c’est d’ailleurs dans ce but que nous nous sommes exposés à tant de fatigues pour arriver jusqu’à eux. Enfin dans l’après-midi, vers quatre heures et demie, la pluie cesse; si elle ne recommence pas, nous pourrons partir demain. Le second envoyé du maharadjah, que nous avons trouvé à Badhrawar, nous assure que, même s’il pleuvait, nous pourrions toujours nous rendre à la station où se trouve la résidence du prince. Quel bonheur! aussi comme nous dormons bien en plein air sous notre véranda, et, le matin, nous sommes tout à fait enchantés en voyant que la pluie a cessé de tomber. Quant à M. Clarke, il n’est pas bien et a une grosse fièvre.
Comme la rivière la Nerou n’a pas eu le temps de s’écouler, c’est par un chemin à travers la forêt, que le tisseldar a fait un peu aplanir pour nous, que nous nous rendons à la station tant convoitée. La route est magique, et, malgré les difficultés qu’elle offre, on croirait qu’il est impossible à une créature humaine de vivre au milieu d’une telle solitude; partout cependant où un espace de la montagne ou de la forêt a pu être cultivé, une maison s’élève à côté d’un champ.
A dix heures, lorsque nous arrivons au bungalow royal, le soleil a reparu, et nous pouvons espérer un temps plus beau; ici, de l’autre côté du col du Padri, les pluies périodiques ne sont plus de saison. Nous n’avons pas l’intention de rester au bungalow, qui n’a de royal que le nom; la station a été trop courte et la journée n’est pas excessivement chaude; donc, après une collation et malgré les autorités du village, qui sont venues à notre rencontre, après quelques heures de repos nous repartons.
Pendant cette halte, nous voulons acheter un costume complet de femme pahari. On nous amène un jeune couple, vêtu de ses plus beaux atours. Le costume de la femme était composé d’un pantalon très étroit à rayures vertes et rouges, d’un morceau de coton dont elle s’entourait le corps en lui faisant former une jupe et qu’elle ramenait ensuite sur la tête comme un voile, et de pantoufles de cuir brodé; des boucles d’oreilles en argent retombaient le long de l’oreille; des bracelets en plomb complétaient le costume de cette jeune femme, assez gentille du reste. Les vêtements n’étaient pas d’une scrupuleuse blancheur; mais j’avais la ressource de les faire laver. Celui de l’homme était plus simple: un large pantalon, une chemise et un bonnet ressemblant assez à celui d’un bourreau formaient toute sa parure. La femme, en entendant qu’il était question de lui prendre ce qu’elle avait de plus beau, se mit à verser quelques larmes, mais les autorités la forcèrent à aller se déshabiller. Elle revint donc, vêtue simplement d’un manteau de gros drap gris, le seul qu’elle possédât peut-être encore, et déposa à mes pieds d’un air navré ces habits, qui me parurent encore plus sales. Mais lorsqu’elle vit que je lui comptais en bonnes roupies le prix qu’elle avait demandé pour tous ces objets, et surtout lorsqu’elle les sentit résonner dans sa main, sa figure s’éclaira d’un gracieux sourire, et le salam qu’elle m’adressa était dit avec un accent plein de joie. Pauvre femme, habituée à ce qu’on lui prenne tout de force, elle croyait qu’il en serait ainsi de ses parures, qui étaient peut-être le seul bonheur qu’elle ait en ce monde.
Nous partons par un beau soleil et nous retrouvons bientôt notre rivière d’hier, la Nérou, mais elle a bien diminué, et, malgré ses 24 milles de longueur qu’elle conserve toujours, son air envahisseur s’est calmé. Elle roule encore ses eaux avec fracas, mais on aperçoit les immenses pierres contre lesquelles celles-ci vont se briser.
Quelle belle nature, quel superbe pays et quel malheur qu’il appartienne à des hommes qui ne savent pas s’en servir! Il est si riche et si fertile! Nous sommes à l’époque où l’on fait des plantations de riz; des hommes avec des charrues attelées de buffles labourent la terre; hommes et bêtes sont dans l’eau jusqu’aux genoux. Plus loin on a déjà réuni les jeunes pousses du riz en gerbes; on les laisse dans l’eau sur le champ pendant qu’un homme tasse la terre avec ses pieds. Puis, dans d’autres places, des femmes, dans l’eau jusqu’à mi-jambe, repiquent les pieds de riz de distance en distance comme des salades. Elles enfoncent avec leur doigt chaque brin d’herbe dans la terre avec une vitesse incroyable. Un champ est bientôt repiqué.
La station est longue, et nous côtoyons le Tchinab, rivière d’une respectable largeur, un des affluents de l’Indus. Elle est si rapide qu’aucun bateau ne peut se tenir sur ses flots. Une descente horrible, telle que nous n’en avions pas encore vue, nous conduit à un torrent profond; des hommes sont là pour nous aider au passage, il nous faut quitter nos chevaux. Quinze hommes s’emparent de mon dandy et entrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Les pierres sont si grosses que mon porteur de devant va tomber en se heurtant contre l’une d’elles, je me prépare déjà à être mouillée, mais ses compagnons l’ont retenu. Quant à ces deux messieurs, ils sont portés chacun sur le dos d’un homme qui, lui-même, est soutenu par ses compagnons. Enfin le passage s’est effectué sans accident, et nous nous trouvons en face d’une rampe qui est un vrai fouillis de pierres et de rocs au travers duquel il faut retrouver son chemin. Mon porteur tombe pour la seconde fois en se blessant, et ceux qui me soutiennent avec des cordes l’aident à se relever. Sa blessure heureusement est légère.
La montée terminée, nous arrivons au village. Il faut nous arrêter. La maison musulmane qu’on nous offre est plutôt une écurie, mais nous sommes seuls entre nos quatre murs et nous pourrons nous mettre sous la véranda de la cour. M. Clarke est très malade; il a un fort accès de fièvre; nous n’avons donc pas à choisir.
Pendant que M. Clarke reste étendu sur son lit, qu’allons-nous faire? Admirer le Tchinab; ce fleuve porte un nom chinois qui lui a été donné par les habitants musulmans de l’Inde. On l’a ainsi désigné parce qu’il vient du Lahoul, pays dont les habitants ont de grandes affinités avec ceux de la Chine; mais son véritable nom est Tchamdra-Bagha, parce qu’il est formé de la réunion de deux cours supérieurs, le Tchamdra et le Bagha. Sur un parcours de 205 milles il se grossit de neuf affluents qui sortent des flancs de montagnes richement boisées, et l’on se sert de leur courant pour la flottaison des bois coupés. Le Tchinab coule dans un étroit défilé entre deux talus à pic. Les pentes inférieures de cette route sont couvertes de magnifiques forêts jusqu’à Kichtwar, situé sur un plateau de 5 milles de long sur 2 de large et à une élévation de 5500 pieds au-dessus de la mer. C’est sur ce plateau que le Mari-Wardwan se réunit au Tchinab. La jonction de ces deux rivières donne lieu à un splendide spectacle, car le Mari-Wardwan descend alors des hautes montagnes qui séparent le Petit-Tibet du Cachemire et se précipite dans le Tchinab par plusieurs chutes d’une hauteur totale de 750 mètres. Cette magnifique cascade produit un bruit qu’on peut entendre d’une distance de 5 milles, et même à cette distance on aperçoit très bien les deux chutes. Le moment où elles offrent le plus bel aspect est à la fin de mai, à l’époque de la fonte des neiges.
Les deux premières chutes se précipitent sur des plates-formes, et cette masse d’eau, poussée en avant, rejaillit en poussière sous la violence du choc; elles se déchirent ensuite sur des rochers pour retomber encore de chute en chute et reprendre un cours paisible, jusqu’à leur embouchure. Au lever du soleil, les effets de réfraction sont splendides et donnent aux habitants de gracieuses croyances; pour eux, toutes ces ondoyantes réfractions sont des ondines qui se baignent dans les cascades pour réconforter leurs membres engourdis par les douceurs du sommeil.
Le Kichtwar a un climat très doux, et, si cette magnifique chute d’eau était en Europe, que de gens viendraient l’admirer en savourant les bons fruits qui mûrissent! Malgré tout, on peut se faire illusion, car le chêne croît ici et s’élève même à une assez grande hauteur; avec un peu de bonne volonté on peut donc s’imaginer être en Europe et se reposer tout en songeant aux douceurs de la patrie. Kichtwar était autrefois la résidence d’un radjah et capitale d’un État. Aujourd’hui dépossédée, elle est réduite à sa plus simple expression; à peine reste-t-il de son ancienne splendeur quelques centaines de maisons; les autres, à moitié démolies, tombent en ruines près de cette belle cascade. Que dire de plus!
Samedi, 16 juillet. Mon Dieu, comme le temps passe! Voilà déjà un mois et plus que nous sommes en voyage; mon mari va mensurer les Paharis. Pauvres gens, ils ne sont pas trop rassurés et ne savent ce qu’on va leur faire; la vue des instruments qui vont s’emparer de leurs têtes leur fait peut-être penser au supplice que Yama, le dieu des enfers hindous, leur imposera plus tard. Ici l’invocation même mentale de Vichnou ne les sauverait pas. Je me suis laissé raconter qu’un homme ayant commis les crimes les plus épouvantables, approchant de sa fin, dévoré d’une telle soif que la fièvre lui occasionnait, appela trois fois son fils, qui portait un des noms de Vichnou. Il vint à mourir quelques instants après et les serviteurs de ce dieu s’emparèrent de son âme et la transportèrent au paradis de Vichnou. Qui entra en colère? ce fut Yama; mais, malgré ses réclamations au dieu Brahma, il ne put rien obtenir; la loi est formelle, dit-on. En voilà un qui fut sauvé sans l’avoir voulu. Ces pauvres gens tremblaient donc de tous leurs membres, mais la vue du bakchich qu’on donna au premier les tranquillisa complètement, car Plutus est toujours et partout le dieu préféré.
Ce peuple, qui pratique la religion hindoue, habite les montagnes du Cachemire depuis Ramban à l’ouest (Djammou oriental) jusqu’à Badhrawar et le col de Padri à l’est. Son nom Pahari veut dire «habitant des montagnes»; ce sont de grands et beaux hommes. Ils ont le front fuyant. Les bosses sourcilières sont très prononcées, et la dépression est alors profonde. Les yeux sont droits et généralement très foncés. Les sourcils sont arqués et bien fournis. Les pommettes sont peu saillantes, au contraire des arcades zygomatiques, mais cependant beaucoup moins que chez les Koulous. Le nez est d’une très belle forme, plutôt long et mince que court. Le visage est ovale, de même que le menton. Le cou dénote la force, et le torse la vigueur. Pour des montagnards, ils ont les extrémités vraiment petites. Les femmes ont un caractère très prononcé que leur donne leur nez en bec d’aigle, qui s’accentue d’autant plus qu’elles sont vieilles. L’embonpoint est très rare chez eux; ils sont plutôt maigres et très nerveux. C’est une belle race, et qui se prête assez volontiers à ce qu’on leur demande; ils envoient chercher un des leurs, qui sait écrire, et qui s’empresse de tracer quelques lignes sous la dictée de mon mari. Leur écriture ne ressemble pas à ce que nous avons vu jusqu’à présent. Hommes et femmes portent un petit peigne double en bois de cèdre plus ou moins travaillé, qu’ils placent dans leurs cheveux sur le sommet de la tête.
Nous voulons mensurer les femmes, mais elles pleurent tellement que, ne voulant pas les affliger davantage, nous les renvoyons avec un bakchich.
Impossible de partir, la fièvre n’a pas quitté M. Clarke, et nous ne pouvons laisser seul notre compagnon. Pourvu que cela ne dure pas longtemps, car je pourrais bien tomber malade de fatigue. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit; mon lit est tellement habité par ces horribles bêtes plates et rouges. Quel supplice, être harassée, fatiguée, tomber de sommeil et être réveillée à chaque instant par des coups d’épingle! c’est intolérable, et je pleurais de rage sur mon lit; j’avais beau me mettre sur une chaise, elles tombaient des poutres, les malheureuses, et, lit ou chaise, elles savaient toujours me trouver.
Aussi, lorsque, sur les cinq heures de l’après-midi, M. Clarke nous dit que le mal de tête et la fièvre l’avaient quitté, j’étais doublement contente; je n’avais plus qu’une nuit à subir ce supplice.
Le soir nous allons admirer les montagnes de neige, puis, plus loin, le glacier qui brille comme de l’or sous les rayons du soleil couchant.
Le 17, à cinq heures du matin, nous nous éloignons de ce beau site en suivant le cours du Tchinab, qui est enfermé dans de hautes montagnes. Un pont branlant et trois descentes affreuses. A la deuxième descente, le sentier est taillé dans les parois de la montagne, et le torrent qui la sépare de celle que nous aurons à franchir tout à l’heure bondit de roc en roc, dont sa blanche écume a arrondi les aspérités. La troisième descente aboutit aussi à un torrent qui a pour cadre un rond-point en blocs de pierre d’une effrayante beauté et qui nous fait oublier les horreurs de la route. Nous arrivons à un petit village, mais nous n’avons pour abri qu’un dharmsala ou caravansérail, abri commun. Celui-ci se composait d’une véranda dont la toiture ne demandait pas mieux que de s’écrouler; au milieu se trouvait une porte fermée par un cadenas de forme russe; au fond de la véranda à gauche, il y avait un emplacement sur lequel on avait installé des fourneaux en terre. Au-dessus de ce fourneau s’élevait une petite chapelle bouddhique avec les fourches en bronze sacramental. Elle était destinée au dieu Siva.
La curiosité nous fit demander qu’on ouvrît cette porte fermée. Au lieu d’un temple sacré, resplendissant d’objets précieux, que nous croyons pouvoir admirer, nous vîmes tout uniment une chambre hindoue. Le propriétaire était mort, et, comme on ne savait pas à qui devait revenir le peu de choses qu’il possédait, on avait tout laissé comme de son vivant, se contentant de fermer la porte. Ainsi nous fut racontée l’histoire de cette chambre. Est-elle vraie? En tout cas, cette manière de procéder serait fort encombrante dans les pays plus habités, mais à Akchérazou, petit village perdu au milieu de l’Himalaya, le peu d’habitants et la place immense dont ils peuvent disposer leur permettent ce genre de procéder.
Ce village, admirablement situé, est, dit-on, fort malsain; cela est dû probablement aux rizières qui l’environnent.
Notre compagnon de voyage est de nouveau assez mal, mais il ne peut rester ici, il faudra repartir dès demain. Déjà à la précédente station il a dû renoncer à son cheval et s’accommoder d’un mauvais palki, palanquin qu’on lui arrange au plus vite.
Le palki est une espèce de tissu de cordages attachés à une forme de bois, longue d’environ 1 m. 25 et large d’environ 60 centimètres; aux deux extrémités de cette forme de bois sont attachés deux brancards qui servent à le porter. Huit hommes sont généralement employés à ce transport, mais dans les montagnes il faut douze hommes au lieu de huit: deux attachés avec des cordes vont par devant pour tirer dans les montées, et deux autres sont par derrière pour retenir dans les descentes. Le palki est très incommode dans ces sentiers montagneux.
Il fait superbe et nous faisons dresser nos tentes; je ne veux pas recommencer sous la véranda de ce caravansérail mes deux nuits de la station précédente. J’ai si bien dormi que je me lève à quatre heures du matin, fraîche, disposée et contente, car nous n’avons plus qu’une mauvaise station, et ensuite nous trouvons la route royale de Djammou avec le télégraphe. Le télégraphe! comme ce mot résonne à notre oreille! avec quel plaisir nous le répétons! Aussi, dans notre impatience d’arriver à cette bienheureuse route, nous brûlons un petit village, situé à 5 koss d’Akchérazou, au grand mécontentement de notre guide. Le koss est la mesure hindoue dont on se sert pour mesurer les distances; un koss correspond à 1 mille et demi. A ce village on nous présente un homme qui s’est cassé le bras, car on prend mon mari pour un savant médecin. Le bras de cet homme est entortillé dans un bandage parfaitement ferme, et, lorsqu’il veut le défaire pour nous le montrer, mon mari le lui défend et se contente de lui expliquer qu’il doit de temps en temps mouiller son bras avec de l’eau fraîche, mais sans enlever le bandage. La consultation est finie; on nous donne un verre de lait excellent.
Pour arriver à la station nous contournons une gigantesque montagne, et la montée nous prend deux heures et demie. Ces montagnes renferment le Tchinab, dont les méandres nous apparaissent comme un petit ruisseau. Sur le plateau le coup d’œil est de toute beauté. D’un côté, la vallée que nous allons quitter avec tous ses mamelons, ses gorges étroites; de l’autre, en tournant, celle où nous allons entrer, parsemée de riants villages, parmi lesquels nous apercevons Bohtoti, vers lequel tendent nos plus ardents désirs.
Nous faisons halte, car nous sommes fatigués. Tout en admirant le paysage, je trouve de beaux champignons; rien qu’à leur odeur, ceux-là sont bons, ils ressemblent à ceux de couche que nous mangeons à Paris. A ce souvenir l’eau nous vient à la bouche, et tout à coup se dresse devant nos yeux une bonne croûte toute fumante dans son enveloppe dorée. Quelle illusion, qui s’évanouira bien vite devant notre maigre poulet ou notre pauvre mouton ordinaire! Chétif poulet qui faites au moins mille pas avant de trouver un pauvre petit grain, ce n’est pas le moyen de vous engraisser; et vous, agneaux qui bondissez sur ce plateau, belles chèvres à la laine longue et soyeuse, vous êtes ou trop jeunes ou trop vieilles, et il fait trop chaud pour laisser à votre chair le temps de devenir tendre et succulente.
La descente égale la montée et nous sautons à faire concurrence aux chèvres, mais tout prend fin en ce monde. Après un pont branlant et maints détours au milieu d’ornières et fondrières de toutes sortes, surgit tout à coup, devant nous, le télégraphe, et sur un bel emplacement planté de beaux cèdres se dresse une tente toute blanche flanquée à droite et à gauche de deux autres tentes plus petites. C’est le campement que le maharadjah a fait préparer. La tente du milieu est pour nous; celle de droite est pour notre compagnon de voyage, et celle de gauche est un endroit secret, remplaçant avantageusement certaine chaise percée sans laquelle un Anglais ne voyage jamais.
On nous offre des pommes délicieuses, puis des fleurs et tout ce qu’il faut pour notre nourriture.
M. Clarke n’arrive qu’une demi-heure après nous; la chaleur et la route l’ont tellement épuisé qu’il ne demande qu’à se coucher. L’air frais va le remettre; nous sommes à 3300 pieds d’altitude, car Bohtoti est en bas et l’on nous a placés sur la hauteur. Il fait du vent, et il est à craindre que nous n’ayons un violent ouragan, comme il y en a souvent ici, qui ravage tout sur son passage. Le vent soufflait par rafales, et nous en fûmes quittes pour un peu d’eau.
Quelque temps après notre arrivée on nous amena un envoyé du maharadjah, qui prétendit qu’au reçu de la lettre de M. de Ujfalvy on l’avait envoyé ici tout de suite; il avait marché tellement vite qu’il s’était abîmé le pied. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’à présent qu’il nous a trouvés, il veut aller à Badhrawar; c’est du moins ce que nous traduit François, qui assure qu’il a une lettre pour le tisseldar de cette ville. «Alors il n’est pas venu pour nous?—Si! mais il a une lettre pour Badhrawar et il demande la permission de s’y rendre.—Mais s’il est venu pour nous, il faut qu’il reste avec nous.—Non, il faut qu’il aille à Badhrawar.—Alors il n’est pas venu pour nous?—Si.—Il faut qu’il reste.—Non, il faut qu’il aille à Badhrawar.» Enfin, voyant que nous ne sortirions pas de ce dilemme, on appelle Lala, le domestique de M. Clarke, car M. de Ujfalvy soupçonnait François de ne pas comprendre et de ne pas pouvoir traduire. Donc on appelle Lala. «Oh! Lala!» répètent en chœur les Hindous. Lala arrive. Tout s’explique.
Le maharadjah ou plutôt son premier ministre lui a donné l’ordre d’aller à notre rencontre et, s’il le fallait, de pousser jusqu’à Badhrawar, pour remettre au tisseldar de cette ville une lettre nous concernant. Or ce brave fonctionnaire nous avait bien trouvés, mais il se croyait moralement obligé de pousser quand même jusqu’à Badhrawar, pour remettre cette lettre, inutile maintenant, et pour cette raison il demandait la permission de s’éloigner. M. de Ujfalvy lui fit répondre que, puisqu’il nous avait trouvés, il devait rester avec nous, ayant été envoyé pour nous. Quant à la lettre, s’il se croyait obligé de la remettre au tisseldar, malgré notre rencontre, il devait la faire porter par un autre. Je ne sais si cet employé par trop méticuleux comprit, mais il s’inclina profondément, ainsi que les deux autres qui nous l’avaient présenté, et s’éloigna. Cependant, comme nous ne l’avons pas revu, il est plus que probable qu’il sera parti pour Badhrawar.
L’orage est survenu pendant la nuit et par conséquent a retardé notre départ de quelques heures; nous sommes au 19 juillet, et l’on nous assure que la route est superbe. Nous avons bien du mal à trouver des porteurs; il paraît que le service du maharadjah ne leur plaît guère, car, malgré les coups qu’on leur prodigue, il y en a qui se sauvent, et les autorités de Sa Hautesse sont forcées de prendre en gage leurs outils ou leur mince bagage, pour les forcer de porter nos effets.
La belle route de Djammou ne justifie pas sa réputation; elle est assez large et elle possède un télégraphe, c’est vrai, mais pendant trois milles les descentes et les montées nous rappellent les plus mauvaises routes. Nous côtoyons le Tchinab, bien encaissé dans de hautes montagnes; aussi la route redevient mauvaise et nous subissons des alternatives de montées et de descentes. Les cascades tombent et leurs belles eaux s’argentent sous les rayons voilés du soleil.
La vallée du Kichtwar, qu’arrose le Tchinab, n’est pas si belle que celle de Koulou, ni si sauvage que le haut Tchamba; pourtant les montagnes en sont plus hautes et, quoique moins boisées, ne manquent pas de charme. Nous nous arrêtons devant une masure et nous demandons du lait, qu’on nous sert avec empressement. Nous sommes étonnés, mais nous comprenons tout de suite pourquoi cet accueil: ce sont des musulmans. Ceux-ci avec les étrangers sont hospitaliers, la religion le leur commande. L’Hindou au contraire est arrêté dans l’élan de son cœur. Tout ce que touche ou a touché un étranger est souillé et doit être brisé, si l’objet est cassable, sinon purifié. Vous voyez d’ici les transes de ce malheureux, qui doit casser son pot, purifier sa maison, nettoyer trois fois au lieu d’une son lota de cuivre. Si vous n’avez pas un verre avec vous, jamais un Hindou ne vous donnera à boire, à moins que vous ne buviez comme lui. L’Hindou fait couler de l’eau d’un vase, et, rapprochant ses deux mains, il s’en sert comme d’un verre. Nos coulis hindous n’ont jamais bu autrement, tandis que nos coulis musulmans buvaient dans des bols. Ce brave musulman nous donne donc à boire avec plaisir, mais il en mit autant à recevoir son bakchich. Je ne sais si les six femmes qui étaient avec lui lui appartenaient, mais elles avaient le visage découvert, et deux d’entre elles étaient assez jolies.