Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental
La descente même est en rapport avec l’endroit; c’est une corniche qui plonge au-dessus d’un vaste et profond ravin; elle est très mauvaise, très raide et tombe presque à pic dans cette splendide vallée, la plus belle, dit-on, du Cachemire.
Depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de juin, cette dangereuse descente est couverte de neige.
Cependant l’impression magique ne continue pas jusqu’à Baltal; le paysage est joli, mais n’a rien d’extraordinaire; décidément, la sauvage vallée de Tchamba, étroite et sombre, me plaît mieux. La route est un peu monotone; elle se fraye un passage parmi des terrains qu’on pourrait rendre riches et qui n’offrent au regard que des prairies jaunies par le soleil et quelques champs cultivés de blé noir. Le chemin est ce que la nature et les nombreux passagers l’ont fait; les ponts emportés par l’impétuosité de la rivière ne sont pas réparés, et celui qui reste présente à l’une de ses extrémités d’énormes trous béants.
Le gouverneur du Cachemire devrait bien, pour tracer des routes, prendre conseil de Méta-Manghel.
Il faudrait si peu ici pour en faire quelque chose. Mais on prétend que c’est une tactique du maharadjah, qui voudrait dégoûter les étrangers de venir dans son pays. Quoiqu’il ne les haïsse pas comme son fils aîné les hait, il ne les voit pas d’un bon œil. Mais les Hindous, plus souples et plus rusés que les Musulmans, cachent encore mieux leur mépris. Les autres, emportés par leur cruelle religion, n’ont toujours qu’une pensée au cœur, la mort de l’infidèle. Ils sont de bonne foi et croient faire acte méritoire.
Ainsi on rapporte que celui qui poignarda, aux îles Andaman, lord Mayo, gouverneur général des Indes (8 février 1872), ne l’avait jamais connu; mais, comme le lord était le personnage le plus haut placé de tous les infidèles, ce fanatique musulman croyait être sûr d’aller tout droit au ciel s’il parvenait à le tuer.
La crainte de la mort ne les arrête pas; au contraire, puisqu’elle leur fait goûter plus vite les délices promises par Mahomet.
Lors de la grande révolte de l’Afghanistan, on ne pouvait faire cesser les cruels assassinats des Musulmans, malgré les pendaisons et les condamnations de toutes sortes, lorsque le général anglais eut l’idée de faire pendre les meurtriers cousus dans une peau de cochon. A cet horrible supplice le Musulman s’arrêta, saisi d’horreur et d’épouvante. La pensée que lui, sa famille et tous ses descendants seraient, par ce contact, souillés à tel point que le paradis de Mahomet lui serait à tout jamais fermé, retint seule son bras, et, courbant la tête sous une volonté plus forte que la sienne, il devint soumis, rampant, cachant sa haine implacable sous une obéissance involontaire et forcée.
Donc, Méta-Manghel n’étant pas gouverneur de ce beau pays, nous voyons un arbre jeté en travers de la rivière, qui nous indique qu’autrefois il y avait là un pont. Il est emporté.
Tant pis; les voyageurs continuent leur chemin par des corniches où les chevaux ont peine à marcher en croisant les pieds; ils sont si habiles que nous passons effleurant de ravissantes cascades; l’eau de l’une d’elles est si claire que nous en buvons avec délices.
Sonmarg, la tant renommée, ne nous produit aucun effet; le mounchi, comme tous les Orientaux, au lieu de nous faire camper à l’endroit où les Anglais ont l’habitude de dresser leurs tentes, a planté les nôtres au bord de la rivière, dans un site encaissé de montagnes. Nous voyons, adossées à celles-ci, de misérables maisons anglaises autrefois jolies, aujourd’hui en ruines et habitées par des indigènes.
L’année dernière, l’église anglicane a été détruite par un incendie.
Les moutons qui reviennent de paître sur les hauteurs passent sur le pont, qui est en assez mauvais état, et viennent nous tenir compagnie. La poussière qui les enveloppe augmente notre mauvaise humeur; mais, malgré les remontrances que nous adressons au mounchi, nous restons où on nous a placés, car le jour baisse et la nuit vient de meilleure heure. Après le dîner nous nous hâtons de rentrer sous notre tente et de nous coucher, moyen le plus sûr pour nous réchauffer; ce qui n’empêche pas que je suis réveillée, la nuit, par un froid glacial. La rivière qui coule à nos pieds avec un bruit effrayant me fait frissonner, et j’ai toutes les peines du monde à me rendormir.
Au lever du matin, le froid, qui passe par les interstices de nos maisons portatives, me fait hâter ma toilette, et je compte sur le soleil de midi pour la réparer.
A peine avons-nous passé un bloc de montagnes, qu’un coup d’œil merveilleux nous fait deviner le campement choisi par les voyageurs anglais.
Les creux et les fentes de ces élévations terrestres couvertes de neige, leurs flancs verdoyants qui semblent défier les rigueurs de l’hiver, les tapis herbeux sur lesquels se vautrent des chevaux, dans le fond l’entrée sombre et étroite du défilé que nous allons prendre, et la rivière qui arrose dans le bas les bords de ces riantes et mélancoliques prairies au milieu desquelles se dressent subitement des maisonnettes en bois, nous font voir le pays séduisant de Sonmarg tout autrement que nous ne l’avions entrevu.
Ce lieu tant vanté est délicieusement pittoresque, et la proximité d’un vaste glacier en rehausse encore la beauté.
Le défilé sombre prend des allures de parc, et la végétation qui l’ombrage nous fait penser à l’Europe. Quel mauvais chemin dans un si bel endroit! En passant, nous admirons des ruines superbes, toutes cachées par une nature luxuriante, qui font un grand effet dans cette solitude magnifique.
Au sortir du défilé, la vallée reparaît, large et étendue, mais plutôt riche que belle. Un pont emporté, et à sa place un tronc d’arbre jeté à la hâte et reliant une rive à l’autre nous force à chercher notre chemin sur le haut de la montagne, où les gibbosités pierreuses ne nous sont point épargnées.
Ce détour nous retarde, mais cependant nous arrivons à Kolan, petit village blotti sous les arbres et couché au pied des montagnes. Les arbustes parfumés, les noyers magnifiques, les chèvrefeuilles et les jasmins nous rappellent l’Europe.
Tous ces végétaux y poussent en fouillis, à leurs caprices, et entremêlent leur parfum. L’élégant et royal rosier se mêle à cette luxuriante et prodigue nature et embaume le chemin de son odeur suave. Les roses du Cachemire sont renommées et elles sont, en effet, très belles.
Il est dommage qu’un si beau pays soit si mal entretenu. Si des Européens possédaient ce petit coin de terre, quelle merveille sortirait de leurs mains! tout y serait riant et vivant. La gaieté remplacerait cette mélancolie qui étreint toute chose appartenant aux Orientaux. Les toits des maisons sont couverts de chaume, et leur forme pointue frappe pour la première fois nos regards.
Cette large vallée pourrait être mieux cultivée, mais il faut en faire remonter la cause aux gouvernants et à la disette survenue il y a trois ans, qui a enlevé beaucoup de bras à l’agriculture.
Le 17 nous partons pour Hayen, où nous devons trouver M. Dauvergne, un Français établi depuis une quinzaine d’années au Cachemire pour le commerce des châles. C’est un grand chasseur, et il possède une collection magnifique d’animaux qu’il a tués dans les régions élevées de l’Himalaya et du Thibet; il connaît le pays et en parle la langue avec une très grande facilité.
A la manière dont il est installé sous ses tentes, nous reconnaissons vite un homme habitué aux longs voyages de ces contrées. Ses domestiques répondent au signal d’un coup de sifflet, habitude très pratique lorsqu’on vit en plein air.
Nous faisons dresser nos tentes près des siennes, et nous nous décidons à rester deux jours avec lui.
Le chant du coq nous réveille le matin. C’est un vrai village, au moins; les poulets n’en sont pas plus tendres, et leurs ailes, habituées à voler, ne seront guère plus délicates que leurs cuisses, mais le chant du réveille-matin villageois porte à notre cœur un souvenir de nos chères contrées et nous fait retrouver notre bonne humeur d’autrefois.
On est venu dire à M. Dauvergne qu’à un mille du village un ours casse les branches d’un magnifique noyer et se désaltère au petit ruisseau qui coule auprès de l’arbre. Pas bête, mon ours; bonne chère et bonne boisson, tout est réuni. Il a tant mangé de pommes et d’abricots que les noix lui paraissent meilleures.
L’endroit est, en effet, bien choisi; un fourré épais au pied d’une belle clairière, le tout abrité du bel arbre objet de ses convoitises, adossé à de hautes montagnes sur lesquelles il peut faire une retraite prudente en cas d’alerte.
Le cadre est digne de l’habitant, et la prochaine nuit verra les repas savoureux de notre hôte, qui rejoindra, repu, sa tanière à l’aurore naissante.
M. Dauvergne a donc donné l’ordre de le réveiller par un beau clair de lune, et cette perspective le tient en éveil toute la nuit. Cependant personne ne l’a dérangé; sans doute l’ours, flairant un danger, est allé se repaître ailleurs. Adieu la peau, qui, sans être d’une énorme grandeur dans ces parages, est encore assez belle.
M. Dauvergne est très amateur de chevaux, et autrefois il en possédait de très beaux, de très agiles au jeu de polo, qu’il aime passionnément. Les tatous ont donc été pour lui une de ses préoccupations favorites. Il nous a dit la manière dont on arrivait à monter ces animaux, qui ont un caractère très prononcé de rébellion.
Les indigènes commencent d’abord par jeter une légère couverture sur le dos des jeunes poulains, puis deux, puis trois, jusqu’à cinq. Ils ont soin de les tenir sur une place sablonneuse, à un endroit desséché au bord de la rivière, et les font, ainsi chargés, promener en rond jusqu’à ce qu’ils transpirent. Ensuite ils lui glissent doucement sur le dos un sac contenant un peu de sable et augmentent peu à peu la charge; puis l’homme, tout en le faisant marcher, s’appuie sur le sac, légèrement en commençant, et augmentant par degrés jusqu’à ce que finalement il passe vivement sa jambe de l’autre côté du cheval, qui se trouve ainsi monté sans s’en être aperçu. Le poney se cabre un peu, mais, maintenu par une main solide, il s’habitue vite et devient bientôt doux et souple. Ces exercices demandent un certain laps de temps et beaucoup de patience de la part du dompteur.
Nous mangeons un raisin délicieux que M. Dauvergne a fait querir pour nous dans les environs; les grains sont très petits et très sucrés, mais peu propres à faire du vin; le gros raisin que nous goûtons après me semble inférieur à l’autre.
Les soirées et les matinées sont bien fraîches, et je plains les Hindous, qui sont forcés par leur religion de prendre leurs repas presque nus; aussi la gourmandise n’est-elle pas de la partie; notre colonel mange vite, il a hâte de remettre ses vêtements; il nous semble même qu’il fraude tant soit peu la loi, mais on ne peut lui en vouloir par 12 degrés au-dessus de zéro.
Nous avons tremblé, non de froid, mais d’inquiétude, parce que notre dobi (blanchisseur), en recevant la nouvelle de la mort de son père, nous a prévenus de son départ. Adieu la propreté de nos vêtements; jusqu’à Srinagar il va nous falloir être économes.
Cependant, la première douleur calmée, son flegme oriental et l’amour du gain reprirent le dessus; comme il n’avait pas à brûler son père et que celui-ci n’était pas mort pendu dans une peau de cochon, il se tranquillisa sur le sort de l’âme de l’auteur de ses jours, et, pensant qu’il arriverait trop tard pour les funérailles, il nous déclara qu’il restait. Tant mieux. Il est si amusant de le voir à sa besogne, assis sur ses talons, une planche par terre, quand il repasse gravement avec un fer lourd et immense comme ceux dont on se sert en Bretagne. Il le promène lentement, tout rempli de feu, sur les pièces qu’il a devant lui, et l’objet sous ses mains devient lisse et ferme. A première vue, c’est assez original de voir des hommes transformés en blanchisseuses et en couturières, mais à la longue l’œil s’y fait, et l’on s’habitue vite à voir un homme raccommoder des bas.
Les jolies bêtes que les moutons du Ladak avec leurs poils longs et soyeux qui font de si beaux cachemires! ils portent des fardeaux d’à peu près quinze livres par ces petits sentiers montagneux que leur pied agile et sûr peut seul franchir, où le yack même recule parce qu’il ne peut trouver place pour sa noble et majestueuse corpulence. L’homme lui tient compagnie. Ces montagnards du fin fond du Ladak ont l’œil et le pied aussi sûrs que les bêtes qu’ils conduisent: peuples mongols des hautes régions thibétaines, on ne peut s’y méprendre en voyant leurs petites tresses et leurs traits caractéristiques.
En ce moment les paysans cachemiris sont en train de décortiquer du riz avec une machine primitive en usage dans tout le pays; les prisonniers font, dans les prisons, une grande partie de cet ouvrage. Cette machine est simplement un lourd pilon en bois mis en mouvement par une corde et retombant lourdement dans un récipient en pierre ou en bois.
A Hayen, les villageois ont une singulière manière de faire sécher leur foin; ils le mettent sur les branches des arbres, et ces parasites momentanés font ressembler les arbres à de gracieux saules pleureurs. Leur façon d’effrayer les oiseaux et de les empêcher de manger leur récolte est aussi bien singulière et prouve certainement jusqu’à quel point le temps de l’homme a peu de valeur à leurs yeux. Ils piquent en terre quatre hauts bâtons et placent au-dessus un plancher de branchages; sur cette élévation, assez haute pour dominer à distance, ils mettent alors un homme en vedette, chargé de faire du bruit à la moindre apparition des destructeurs ailés. Cette manière d’effrayer les oiseaux deviendrait coûteuse chez nous, mais la vie est si bon marché dans ces régions élevées où la roupie vaut un louis chez nous, que cette originale faction peut se continuer longtemps. Les montagnes boisées qui enferment Hayen sont peuplées de grandes bêtes cornues. Bientôt le marcor va faire entendre ses cris. Le moment du rut se fait sentir, et cet animal à l’œil de lynx, au flair si fin et aux jambes agiles, viendra, dans sa folie amoureuse, s’offrir aux coups du chasseur, qui le guette, patient et silencieux, dans l’ombre des sombres fourrés. Impossible de le prendre dans d’autres moments. Quel bonheur pour ce dernier quand il a atteint son ennemi! mais parfois il faut monter bien haut pour aller chercher sa victime, qui s’est enfuie vers son gîte et palpite dans les dernières douleurs de l’agonie. Quelle joie de dépouiller la pauvre bête! Quel triomphe d’orner ses murs de ces cornes superbes!
M. Dauvergne en a tué pas mal, et les plus belles pièces de sa collection sont destinées par testament, nous a-t-il dit, au Muséum d’histoire naturelle. Il faut lui en savoir gré. Que de fois les pauvres expatriés se sont fait des amis étrangers qu’ils aiment; tous ont des qualités en ce bas monde, et l’on se fait si vite aux usages et aux coutumes, surtout aux idées du milieu dans lequel on vit. Il ne lui serait plus possible, nous a-t-il avoué, de se faire à la France. Le 20 nous quittons M. Dauvergne, qui nous donne rendez-vous à Srinagar.
La route suit la rivière; nous traversons et retraversons plusieurs fois ce cours d’eau, puis enfin il nous quitte pour aller se perdre dans les terres; une faible, mais bien faible partie, va se jeter dans l’Hydaspe. Tout à coup l’horizon s’étend au loin devant nous: ce sont déjà les plaines de Srinagar; nous en sommes bien éloignés pourtant, puisqu’il nous faut faire encore halte à Baltavar; mais nos yeux, déshabitués des vastes horizons, s’écarquillent et s’éparpillent sur les silhouettes des montagnes qui encadrent la grande plaine de la capitale de ce paradis terrestre des Indes.
Encore une nuit à passer sous la tente; si nos bêtes ne nous demandaient pas grâce, nous irions tout d’une traite à Srinagar.
Que faire en son gîte, à moins que l’on ne songe? Cependant, pour varier, au lieu de faire comme le lièvre, nous regardons les passants, qui nous regardent eux-mêmes. Ce sont des Baltis, des serviteurs de Méta-Manghel; ses bagages sont déjà en route. Cet homme intelligent va retourner dans son gouvernement.
Quelle description minutieuse ils vont faire des mensurations, ces peuples curieux, comme tout Oriental, voyant tout, examinant tout et entendant tout! S’ils pouvaient nous comprendre! Mais leur langue est thibétaine, bien qu’ils soient aryens.
La récolte de riz est commencée; elle sera bonne, dit-on. Il ne pleut pas, c’est le temps le plus favorable, car lorsque la pluie survient à cette époque à Srinagar, c’est une malédiction pour ce pauvre peuple: la récolte est entravée, les gerbes pourrissent sur pied, et la famine se laisse entrevoir dans toute son horreur. C’est ainsi qu’elle apparut aux pauvres habitants il y a trois ans, fauchant, dans sa cruauté, les enfants que le sol avait nourris jusqu’alors.
Cette année, cette cruelle perspective n’est point à redouter; les meules s’élèvent au-dessus de la terre en forme de dôme doré par le soleil. Le tonnerre roule au loin, les éclairs sillonnent la nuée, et le temps s’est subitement obscurci. Mais, après quelques gouttes de pluie chassées par le vent, le beau temps a reparu.
Le 21 nous partons pour Srinagar; la route pourrait être belle, si elle était bien entretenue, mais l’eau des rizières s’épand en mille endroits et rend le chemin gras et boueux. Déjà les premiers abords de la cité apparaissent, rougis par le soleil d’automne. C’est aujourd’hui le jour réglementaire de la saison nouvelle.
Nous voyons la forteresse, dont les parties abîmées semblent vouloir accuser la vieillesse, car c’est encore une manière délicate des Orientaux de déguiser la vérité, le manque de réparations faisant croire à sa vétusté. Pourana, vieille! s’écrient-ils. Puis des vieilles mosquées, des temples en ruines s’entremêlent aux baraques déjà ouvertes des boulangers, des bouchers et des autres marchands indigènes. Les chiens se jettent sur les nôtres, furieux de voir des intrus qui, dans leur imagination canine, vont leur disputer leur nourriture quotidienne; mais les nôtres ont bien vite raison de ces familiers des rues, et les coulis, en leur lançant des pierres, font disparaître le reste.
En Orient, chaque quartier, chaque rue a ses chiens, qui y font les travaux de voirie; malheur à celui d’entre eux qui s’égare et se fourvoie dans des parties de la ville qui lui sont étrangères, il est impitoyablement déchiré par ses pareils.
Les indigènes sont aux fenêtres, et les figures curieuses se mêlent aux grappes rouges des graines de poivre que l’on met sécher pour l’hiver.
Des maisons finement sculptées sont abandonnées; on dirait un quartier ruiné par un incendie; on voit de magnifiques pierres travaillées boucher un trou et servir à la réparation de vieilles et horribles maisons qui pourraient servir à toute autre chose qu’à abriter des humains. Ces rues étroites qui se mêlent, s’entremêlent les unes dans les autres, cachent des beautés qui font d’autant plus saillie que leur encadrement est plus laid; les traces d’un beau trottoir, enfin tout ce qui est sous vos yeux vous dit que tout cela a dû être fort beau autrefois... Un sentiment de tristesse vous envahit en voyant ce peuple bien constitué, mais paresseux, sale, en haillons, se vautrant au soleil et dormant sous les décombres de ses anciennes splendeurs.
Vous soupirez et regrettez la Srinagar d’autrefois, tant vantée par les anciens auteurs.
Un attroupement? Ce sont des gens qui vont au palais de justice; ils attendent leur tour avec une patience tout orientale.
Ils nous regardent passer avec leur méprisante indifférence.
Jadis la justice hindoue avait des épreuves judiciaires, comme au moyen âge; on l’appelait le jugement de Dieu.
Ces épreuves étaient au nombre de neuf: celles de la balance, du feu, de l’eau, du poison, du cocha, du tandoula, l’huile bouillante, le fer rouge et le dharmach; l’accusé soumis à l’un ou à l’autre de ces jugements était absous si l’épreuve lui était favorable. Mais ces jugements, dans lesquels la supercherie entrait pour beaucoup, ont été abolis par les Anglais, et, s’il reste encore quelques-unes de ces coutumes barbares, on ne les pratique plus au grand jour. Les prisons du Cachemire punissent les voleurs seulement, et les assassins payent sans doute de leur vie le prix du sang.
Plus loin, les medcheds laissent sortir de leurs murs le chant des enfants qui sont à l’école; les Hindous les appellent des choupari.
La matinée est réservée au travail, puis on va prendre le bain, auquel on consacre plusieurs heures; ensuite vient le dîner, puis la récréation. L’heure du travail se fait de nouveau entendre jusqu’au coucher du soleil. Les enfants prennent alors quelque repos; puis, après le souper, ils se remettent au travail jusqu’à dix ou onze heures du soir.
Quelquefois sous nos tentes nous entendions leurs chants troubler les heures solitaires du soir; par un beau clair de lune, ces chants traversant l’espace avaient une poésie qui nous reportait aux jours inconscients de notre enfance. Par une nuit sombre, au milieu des éclats du vent et de la tempête, leur rythme lointain et saccadé hurlait comme des plaintes assourdies par l’espace.
CHAPITRE XII
LES ENVIRONS DE SRINAGAR
Anglais et Russes.—Nous faisons des collections.—Goupikar.—Politesse des Cachemiris.—Réponse du maharadjah.—Proverbes.—Promenades du maharadjah.—Une fabrique française.—Le lac Dal.—Naissance d’un batelier.—Les fakirs.—Le Pandit Ramdjou et son temple.—Les palais des environs de Srinagar.—Le Chalimar, le Nichad, le Chichmenché.—A la recherche de crânes.—L’île Jacquemont.—Pensées et rêves.—L’art des cuivres aux Indes.
Après bien des détours au cœur de cette antique cité, nous arrivons enfin sur le bord du Djelum et à la porte de notre bungalow. Mais elle est fermée; il faut faire sauter le cadenas et la chaîne qui ferme par en haut toutes les portes de ce pays.
«Tout est préparé pour votre retour», nous avait écrit le commissaire anglais; et néanmoins rien n’est prêt. Le manque d’égards chez les Anglais est quelquefois un sentiment d’égoïsme poussé au plus haut degré, et leur prétendue dignité cache chez quelques-uns une impolitesse innée. Le Russe est plus cordial, surtout si sa cordialité ne doit pas durer; c’est à vous, étrangers, à savoir vous éloigner à temps si vous voulez emporter un souvenir agréable des habitants de ces froides contrées. Pour tout dire, le Russe perd à être connu; l’Anglais y gagne, au contraire.
Notre domestique, que nous avons envoyé pour apprêter notre dîner, s’est, paraît-il, amusé au marché, car il rentre, comme toujours, plus tard qu’il ne faut. Quelque peu de viande froide, des conserves, et nous sommes vite restaurés.
Les montagnes qui nous entourent ont joliment blanchi; elles étaient toutes pimpantes à notre départ, et déjà les voilà revêtues de leur parure d’hiver. La neige vient tard à Srinagar, vers la fin de décembre ou le commencement de janvier, et ne reste pas longtemps; en février elle fond déjà sous les chauds rayons du soleil.
La capitale me paraît plus belle, plus originale; mon œil, habitué aux inégalités orientales, ne voit déjà plus que l’ensemble et découvre des beautés là où il ne voyait que des défauts.
Les femmes pandites me paraissent plus jolies. On les voit descendre les vieilles marches usées de leur demeure, le garo sur l’épaule, soutenu par leurs bras arrondis. Les femmes sont vêtues de longues robes rouges ou bleues avec une ceinture; les filles ont les cheveux tressés en une quantité énorme de petites tresses, réunies à l’extrémité par un ruban qui les fait retomber comme une espèce de châle sur le dos; chez les riches, les cheveux sont ornés de grelots d’argent d’un travail parfois très fin.
Ces femmes, chez lesquelles aucun Européen ne peut pénétrer, ne sont pourtant pas aussi farouches qu’on pourrait le penser; le matin, on peut les admirer en toute liberté, faire leur toilette de propreté au bord de la rivière, dans un abandon et un négligé qui demanderaient un peu plus de jeunesse. Je ne parle pas des femmes des brahmines, ni de celles des hautes classes, mais seulement de celles de condition moyenne que l’on voit dans les rues et surtout des femmes handjis (bateliers), qui sont musulmanes. Les musulmanes de haute condition sont tellement enveloppées dans leurs voiles de cachemire qu’il est impossible de les distinguer quand elles se hasardent au dehors. Les femmes pandites portent des vêtements rouges jusqu’à trente ans; à partir de cet âge, elles ne revêtent, m’a-t-on dit, que des robes bleues.
Les femmes employées à la fabrique de M. E... gagnaient à peu près 30 centimes par jour. Elles sont plus riches, avec cela, que les ouvrières de Paris qui gagnent trois francs. C’est assurément le peu de besoins matériels qui rend ces gens si paresseux; ils se nourrissent d’un païs et couchent à la belle étoile ou dans un bateau sur l’Hydaspe. Quand ils ont une maison, elle tombe généralement en ruines, et l’entretien des nattes et des quelques ustensiles de cuisine qui la garnissent ne sauraient les ruiner. Le bois est très bon marché; on a 80 cires de bois pour une roupie, et le cire équivaut, m’a dit M. E..., à 800 grammes. Le yard cachemirien équivaut à notre mètre; il varie de 94 à 96 centimètres.
L’argent est considéré comme une marchandise, le taux en est excessivement élevé; celui-ci diffère suivant l’objet ou la caste et, de 15 p. 100, peut aller jusqu’à 60 p. 100. Leur manière de faire le commerce est fort différente de la nôtre: si vous voulez un objet, ils vous le font tel prix; mais si vous en voulez une grande quantité, au lieu de diminuer le prix, ils l’augmentent; puisque vous en avez besoin, il faut que vous le payiez. Aussi pour un collectionneur la chose est fort difficile, car, lorsque le marchand soupçonne votre désir d’acquérir un objet, il vous fait un prix exorbitant une chose qu’il vous donnerait pour rien.
Depuis que M. Clarke et M. de Ujfalvy ont laissé percer leur intention de posséder de vieux objets, nous sommes assaillis par tous les marchands; on nous apporte toutes les vieilles batteries de cuisine du Cachemire.
Ce sont des chàd’àn pour le thé, des bartàn, sales encore des restes de tomates, des kalweh-josh pour le café, souvenir d’autrefois, car les Cachemiris d’aujourd’hui sont trop pauvres pour acheter cette boisson parfumée. Les plats sont usés à force de voir le feu.
Ces objets sont magnifiquement travaillés: les uns ont des inscriptions tirées du Coran, les autres ont des épigraphes gaies, telles que: «Je suis une bonne marmite, le modèle des marmites, un collier de perles», etc., etc.
D’autres encore sont datés, sans craindre, comme les femmes, de révéler leur âge aux curieux.
Enfin, nous étions tellement assaillis au mounchi-bagh que nous prîmes le parti de nous réfugier à Goupikar, près de M. E..., et d’y faire dresser notre tente près de la sienne.
Notre habitation n’était plus tenable; aussitôt que nous nous promenions sous les beaux platanes bordant le Djelum, cinq ou six marchands nous entouraient à la fois, sortant de dessous leur écharpe toute espèce de vieux cuivres aux formes élégantes, au travail fin et décoré de la palme légendaire.
Le samovar cachemiri, qu’on appelle yarkandais, tout en étant de même système que celui adopté par les Russes, est moins commode à cause du manque de robinet, mais il est beaucoup plus artistique et beaucoup plus gracieux que son frère le moderne.
La veille de notre installation à Goupikar, le maharadjah était parti pour Djammou, sa capitale d’hiver. Son départ avait été fixé par les Pandits, qui attendent pour cet effet un jour favorable, en consultant la lune, dont ils choisissent le premier ou le dernier quartier.
Le maharadjah n’oserait pas faire un pas sans leur assentiment.
La veille de son départ, mon mari avait été le remercier de ses bontés pour nous et du présent qu’il m’avait offert. Il fut excessivement bienveillant pour M. de Ujfalvy, qui le trouva bien changé, vu son état maladif. Il lui souhaita toutefois un heureux voyage.
«Je suis, répondit Rembir-Singh, entre les mains de la Providence, et d’ailleurs, ajouta-t-il en regardant son fils, les vêtements qui ont fait leur temps doivent céder la place aux autres!»
Les Orientaux ont un langage très imagé, et, en parlant, ils donnent aux personnes des titres qui indiquent presque toujours le genre de connaissances ou les qualités qu’elles possèdent.
Les actes mêmes, m’a dit M. H..., surtout ceux où il est question de concessions de terres, sont écrits dans un style excessivement recherché, mêlé même de stances. Il est aisé, du reste, de s’en faire une idée si on veut traduire les inscriptions qui sont sur leurs ustensiles journaliers.
Ni leur style ni leur langage ne sauraient être concis. Lorsque Rembir-Singh demanda à M. de Ujfalvy dans quelle ville il était né, mon mari lui répondit: «A Vienne, en Autriche.—Je ne la connaissais pas, dit-il, mais elle doit être certainement au centre du monde.»
Au Cachemire, par exemple, un subalterne parlant à un supérieur lui dit toujours: «Garibal». Ce mot veut dire: «Je suis un pauvre homme, ayez pitié de moi». Notre tchouprassi répondait toujours, lorsque M. de Ujfalvy lui commandait ou lui disait quelque chose: «Garibal!»
Leurs proverbes sont charmants et peignent très bien leur caractère. Il faut en citer quelques-uns:
«La religion est l’échelle par laquelle les hommes montent au ciel.
«La bienveillance envers les créatures, c’est la religion.
«La science fait tout connaître, excepté le cœur des méchants.
«Il n’est jamais prudent de s’unir avec un ennemi; l’eau, quoique bouillante, éteint toujours le feu.
«Ce que les femmes désirent, ce sont de nouveaux amis, car elles n’aiment ni ne haïssent.
«On meurt vivant quand on ne fait rien pour sa réputation.
«Le séjour de l’homme sur la terre, c’est un voyage fait pendant la nuit.
«Un sage n’est jamais chef d’un parti; car, lorsque les affaires tournent bien, tous les autres veulent en avoir leur part; mais, si les choses tournent mal, alors le chef est seul responsable.»
Ces proverbes sont charmants et tout à fait dans le ton de leur langage imagé.
Rembir-Singh, en parlant de nouveaux vêtements, pensait à ses fils. Sa Hautesse peut mourir tranquille; si le plus grand malheur qui puisse arriver à un Hindou est celui de n’avoir pas d’enfant mâle, son esprit peut être en repos, et les prières ne lui manqueront pas après sa mort; ses fils seront en nombre pour lui gagner le ciel. Singulière religion dont les adeptes comptent sur la prière des autres pour les délivrer des fautes qu’ils ont commises tout seuls!
Quel beau cortège que celui du maharadjah. Une barque longue et élancée avec une grande cabine au milieu, dans laquelle est assis le souverain, entouré de tous ses officiers, est menée par cinquante rameurs. Sur la rive, d’autres hommes tirent la bangla, afin de remonter plus vite le courant.
Lorsque Sa Hautesse Rembir-Singh se promenait le soir sur l’Hydaspe, il n’y avait pas d’homme sur la berge pour l’aider à remonter la rivière, et il était assis sur la terrasse qui forme le toit de la cabine, où l’on arrive par une échelle.
C’était sa promenade favorite. Le coucher du soleil le voyait tous les soirs remonter et redescendre cette belle rivière; calme et mélancolique, il pensait peut-être à ses prédécesseurs qui, comme lui, avaient possédé ce beau pays du Cachemire, objet de tant de convoitises.
Aujourd’hui il est dans la cabine, assis sur un fauteuil européen, et sa bangla glisse majestueusement sur la rivière. Ses chevaux et ceux de sa suite, magnifiquement harnachés, suivent au pas la berge fleurie, prêts à répondre, s’il le fallait, au désir de leurs cavaliers.
Tous ces costumes, tous ces turbans blancs reluisent aux rayons du soleil couchant et font ressortir l’éclat du rouge de la cabine. Le bateau glisse sur les ondes au bruit des rames qui frappent l’eau en cadence, et disparaîtra bientôt à nos regards, ainsi que les autres barques qui le suivent.
Le résident anglais est en tête, dans sa pendra d’honneur. Tous les Anglais habitant temporairement le Cachemire ont été invités à venir assister au départ du souverain et à lui faire leurs adieux. M. de Ujfalvy, qui l’a vu la veille, ne s’est pas mêlé à la colonie anglaise. Nous assistions à ce départ du haut de nos fenêtres, et le coup d’œil en était beaucoup plus beau.
Le lendemain nous nous sommes installés à Goupikar, petit village à une distance très courte de Srinagar, et situé sur le beau lac appelé Dal. Nous avons fait dresser notre tente à côté de celle de M. E..., près de la tombe d’un fakir; nous sommes à l’ombre de beaux platanes et nous dominons le lac; au pied des montagnes, à l’abri du vent, nous avons une vue superbe. En face, de l’autre côté de la rive, les villages s’étalent à nos yeux, et les détonations des armes à feu nous rappellent les chasseurs à l’affût du gibier.
C’est à Goupikar que M. E... a installé sa fabrique; c’est là que le vin sort des cuves, et que l’esprit-de-vin est métamorphosé en eau-de-vie, dont la vente est déjà assez courante au bazar de Srinagar. La fabrique est bien construite, et les machines sont arrivées de France en bon état, après des peines et des précautions infinies pour les faire passer par les étroits chemins; elles fonctionnent admirablement. Qui sait si le bordeaux transplanté au Cachemire ne fera pas un jour concurrence à celui de la France? Ah! si les Orientaux étaient des Occidentaux! Mais les conditions climatologiques changent singulièrement le tempérament humain. La maison de M. E... s’élève en face de la fabrique; elle est bien construite, en bois de cèdre; les plafonds sont délicatement décorés avec de petites lames de bois qui forment des losanges d’un dessin ingénieusement conçu. Les chambres sont grandes et belles. Quel malheur qu’il y manque des portes et des fenêtres! nous aurions été beaucoup mieux là que sous nos tentes, qui sont froides le soir, le matin et surtout la nuit.
Nous avons eu une tempête horrible, et j’ai cru que le vent allait emporter nos frêles abris. Le ciel était noir et sombre; les éclairs en zigzag fendaient, déchiraient la nue et illuminaient le haut des monts; la pluie voulait tomber, mais le vent l’a chassée; les grondements du tonnerre étaient répercutés par toutes les montagnes environnantes.
Quelle tempête! Elle aura dû être terrible sur le grand lac. Nous avons su, depuis, que le secrétaire de M. E..., qui le traversait ce jour-là, avait manqué périr, tant le vent était violent et tant les bateliers avaient perdu la tête.
Les handjis, si intrépides, sont d’une pusillanimité extrême quand ils sont en présence des manifestations violentes de la nature.
Nous eûmes cet ouragan pendant deux jours: il revint à la même heure au moment du coucher du soleil.
Pendant notre séjour à Goupikar, la femme d’un des bateliers de M. E... mit au monde un gros garçon; elle accoucha dans sa barque, sans autre secours que celui des femmes qui l’entouraient. On porta au chef de la fabrique deux roupies, ainsi le veut l’usage, mais il les refusa, le refus étant aussi de rigueur.
Lorsque je vis l’accouchée dans la matinée, elle était assise dans son bateau comme s’il ne s’était rien passé, et, lorsque j’entrai dans sa barque, elle se tint un instant debout pour me recevoir; elle était un peu pâle et elle se levait péniblement, voilà tout ce que je pus constater. L’enfant dormait tout nu, dans une petite corbeille à peine recouverte d’une légère toile de coton; un peu de paille lui servait de matelas.
La mère le prit et l’exposa à l’air sans le plus léger vêtement; ainsi à découvert, brûlé par le soleil, rafraîchi par le vent déjà froid de cette saison, l’enfant ne poussait pas un cri. L’hiver, quand le thermomètre descendra jusqu’à quinze degrés au-dessous de zéro, cet enfant aura peut-être une petite chemise de coton. En tout cas, la mère le prendra par le bras pour le sortir de sa corbeille et le mettra sous sa longue robe pour lui donner le sein. Elle-même n’a pas de vêtement plus chaud. Une large chemise de coton qu’elle porte été comme hiver, et c’est tout; mais elle a son kangri, espèce de chaufferette dont la forme rappelle nos paniers à salade. En hiver, hommes comme femmes portent ce kangri, qu’ils tiennent en marchant sur leur robe, appuyé sur le ventre; lorsqu’ils s’asseyent, ils le mettent sous leurs robes et s’endorment avec. Ils ont presque tous cette partie du corps remplie de cicatrices, et les accidents d’asphyxie et de brûlures qui surviennent à la suite de cette coutume sont nombreux. Mais ce ne sont que les gens de basse condition qui se servent de ces chaufferettes, et surtout les handjis, qui forment la plus grande partie de la basse classe de Srinagar.
Lorsqu’il naît un enfant chez les Hindous, les brahmines purifient la maison, et toute la famille va se baigner dans le Gange ou dans une rivière sacrée quelconque. Je doute fort que mes bateliers se soient soumis à cette opération, car ils ne m’ont pas l’air beaucoup plus propres qu’avant. Il est vrai qu’ils sont musulmans. Après les ablutions, les Hindous se frottent la tête avec de l’huile. Il est bien évident que le même traitement est pratiqué sur l’enfant. Au lieu de le coucher dans une corbeille, comme chez nos handjis, on le couche nu sur une natte; c’est encore beaucoup plus simple, et ce n’est que le dixième jour que la famille s’assemble pour lui donner un nom. On commence à faire manger l’enfant à l’âge de six mois, en lui présentant du riz cuit à l’eau et sucré. Mais il ne commence à porter des vêtements que vers quatre ou cinq ans. On ne lui apprend pas à marcher, comme chez nous; on le laisse se traîner à terre tout seul, et, ses forces aidant, il marche de très bonne heure. Le petit enfant qui vient de naître apprendra aussi bien vite à se tirer d’affaire lui-même, car, si la mère est comme sa voisine d’une autre barque, elle ne s’inquiétera pas de ses cris. Ce pauvre petit être, à peine âgé de six mois, se cramponne avec ses petites mains à la barque et se traîne, en criant, à la rencontre de sa mère; mais celle-ci continue son ouvrage, et l’enfant grouille comme un ver à la pointe du bateau.
Quand on habite Srinagar, il faut avoir un dounga et six rameurs à sa disposition; cet indispensable moyen de locomotion n’est pas très coûteux, car le tout ne revient pas à plus de quinze roupies par mois.
Notre batelière était une forte femme, qui avait dû être belle autrefois; elle n’était pas encore très âgée, mais cette vie fatigante l’avait flétrie bien vite. Elle était le chef de la communauté, et son mari, petit et chétif musulman, sentait bien souvent sa main pesante s’abattre sur ses épaules. C’est qu’elles n’y vont pas de main morte, les Cachemiriennes, et plus d’une brave la loi de Mahomet, qui peut-être connaissait le caractère de ses concitoyennes lorsqu’il mit la femme sous la dépendance entière de l’homme.
Toujours est-il que notre brave batelière battait son mari régulièrement une fois par jour. «Qui aime bien châtie bien», dit le proverbe; il paraît qu’elle prenait plaisir à le lui rappeler souvent. Malgré cette infraction à la loi de Mahomet, dans sa foi musulmane elle destinait son plus jeune fils à devenir fakir. Cet enfant, à peine vêtu de guenilles, car on n’aurait pas osé lui réparer ses vêtements qui pendaient en loques, avait de longs cheveux, mode inaccoutumée chez les mahométans. Mais il fallait qu’il s’habituât de bonne heure à n’avoir besoin d’aucun soin et à subir toutes les intempéries des saisons. Il était déjà un objet de respect pour la famille, et, quand on demandait pourquoi il avait de longs cheveux, ils répondaient: «Fakir! hin fakir!...» L’année prochaine il allait entrer dans sa huitième année et pouvoir se mettre sous la direction d’un gourou, son guide spirituel. Quoique fakir ne soit pas le mot musulman qui désigne un religieux, mais bien un mot hindou, les mahométans de l’Inde, conservant leurs anciennes mœurs, ont gardé ce terme et disent «fakir» au lieu de «derviche».
Son guide est chargé de lui donner l’enseignement des livres sacrés et de toutes les pratiques nécessaires à son état de sainteté.
Après avoir accompli les prières et les ablutions, il prend un bâton et passe à son cou un baudrier en cuir auquel est suspendu un sac destiné à recevoir les offrandes, et alors il commence à mendier. Il rapporte le produit de sa pêche au gourou, qui lui permet d’y goûter un peu si elle a été productive. Il doit très peu manger, coucher en plein air ou au pied d’un arbre, en n’ayant pour tout abri qu’une peau de bête.
Lorsque les fakirs savent qu’un personnage important va se mettre en route, ils viennent lui souhaiter un heureux voyage, et cette bénédiction coûte quelques roupies. C’est ainsi qu’un grand homme, maigre et décharné, affublé d’habillements baroques de couleur jaune, vint nous donner la sienne. Les roupies suivirent, bien entendu, ses prières, et notre homme partit enchanté. Mais il en vint un autre, sur lequel M. de Ujfalvy remarqua un très beau couteau et un collier en pierres de couleurs bigarrées. Après quelques pourparlers, il se défit du couteau à un très beau prix; mais quant au collier, malgré la somme qu’on lui en donnait, il s’éloigna sans vouloir s’en dessaisir, disant que c’était un objet saint par excellence, très rare, et que, lorsqu’un fakir avait le bonheur d’en posséder un semblable, il ne pouvait le vendre sous peine de malheur.
Le lendemain, quelle ne fut pas notre surprise quand le même homme revint et nous donna contre argent l’objet de sa dévotion. Oh! argent, même chez les fanatiques, tu les fais succomber.
Pendant ce temps-là, les indigènes cueillaient des poires et allaient les vendre au marché. Ils ont de hautes échelles pour atteindre ces vieux arbres, vierges de toute taille, qui parviennent à une très grande hauteur sans pour cela que les fruits s’en ressentent.
Ils font du charbon avec les feuilles de platane, et ce peuple, entouré de nombreuses forêts, est si paresseux, qu’il brûle le plus souvent des excréments d’animaux afin de s’épargner la peine d’aller un peu loin récolter ses provisions de bois pour l’hiver. C’est un grand dommage pour l’agriculture, m’a dit M. E..., car ils privent ainsi le pays d’un engrais considérable.
Leur paresse les fait aussi couper les branches de saule et les joncs des lacs, qu’ils donnent comme nourriture à leurs moutons pendant l’hiver. Les pauvres bêtes n’ont pas assez pour se nourrir, mais elles ont suffisamment pour ne pas mourir de faim; aussi arrivent-elles à la fin de l’hiver dans un état pitoyable.
Que ces gens sont durs et paresseux à la fois! Quand on les voit, le soir et le matin, à ces heures si fraîches qui annoncent l’approche de l’hiver, sans autre vêtement que ceux qu’ils portent sous les rayons brûlants du soleil, quand on aperçoit les enfants nus se mêler aux travaux des grandes personnes, on se demande si vraiment on ne pourrait pas changer cette race et lui donner un tempérament plus nerveux et moins indifférent.
Ces réflexions m’assaillaient, assise dans notre bateau qui descendait le Djelum pour nous rendre au bazar. En passant, j’admire un temple en construction qui appartient à Ramdjou, un Pandit grand seigneur. Son père le fit commencer, et lui le termine. M. E..., ami de Ramdjou, m’offre de me le faire visiter. C’est un grand bâtiment carré avec une tour pointue flanquée de quatre petites tours également pointues. Sur un des carrés se trouve la chapelle, petite, mais enjolivée de dorures, de peintures qui cachent le plâtre, dont le blanc criard se mêle au ton bariolé de toutes ces couleurs. Une grande et vaste niche au fond de cette chapelle, deux autres des deux côtés et une porte dont les montants sont en marbre, jettent seuls une teinte un peu sérieuse au milieu de ce marivaudage de couleurs. Quelle différence entre les belles choses des temps passés et ce clinquant des temps modernes! Je ne trouve aucun mot pour exprimer mon admiration, car l’étonnement m’a rendue muette. Heureusement que M. E... parle pour moi et s’extasie sur le goût de la construction.
Il faut être riche pour avoir son temple à soi, car, quoique chaque brahmine puisse faire l’office de prêtre et accomplir tous les rites prescrits par la religion, le pourohita, ou prêtre proprement dit, est le seul qui soit chargé des fêtes publiques. Chaque famille d’Hindous riches a son pourohita, qui remplit les devoirs religieux qui leur paraissent trop durs. Dans la saison froide, c’est le prêtre qui prend les bains à leur place. On le paye plus ou moins richement, suivant que l’on est plus ou moins satisfait de ses services. Lorsque le prêtre a beaucoup de clients, il a des assistants qui l’aident à remplir une partie de ses obligations; les prêtres sont généralement avares, et, si les présents que vous leur donnez ne leur conviennent pas, ils le disent hautement, et vous pouvez être sûrs qu’ils ne reviennent jamais plus officier pour vous.
Le prêtre qui est chargé d’enseigner les Védas prend le nom d’acharya; le pourohita dit les prières; le sardaschia prépare les temples et les orne pour les fêtes; le brahmane entretient le feu, et le hata y jette le beurre clarifié.
Les prêtres et les assistants n’ont pas de costume particulier.
Le Pandit Ramdjou, en ayant son temple, avait son pourohita, qui devait certainement prendre les bains pour lui, car par quinze degrés de froid il ne doit pas être agréable de se baigner dans le Djelum, et il nous a paru que, quoique Pandit, il s’était sous certains rapports europanisé tant soit peu.
En revenant du bazar, nous assistons à la toilette des hommes et des femmes, qui, sans peur, prennent leur bain sans s’inquiéter des gens qui passent. Cependant l’hiver approche, la température s’est bien rafraîchie, et les chapelets de poivre rouge qui sèchent aux fenêtres pourront bientôt servir de nourriture. Un grain de ce poivre, du riz cuit à l’eau, des tranches de courge séchées au soleil, voilà pour les pauvres; les riches ont du mouton et du pain qu’on appelle tchoupati, sorte de galettes de farine qui sont mangeables quand elles sont fraîches et croquantes; elles ressemblent aux lépiochkis des Sartes du Turkestan, mais je leur préfère cependant ces dernières.
Les champs de navets étalent leur dernière floraison. Ces légumes, cuits à l’eau avec leur feuillage, sont une de leurs friandises culinaires. Les femmes des handjis préparent toutes en ce moment des pots de terre qu’elles font sécher au soleil et qui leur servent de foyer dans leur barque.
Ce peuple industrieux, dont l’argenterie est si belle, les bijoux si étincelants, si chatoyants, les tissus si moelleux, les tapis si beaux, les châles si merveilleux, est d’une malpropreté peu commune. Il ne change complètement de vêtements qu’une seule fois dans l’année, m’a-t-on dit; autrement il met toujours, je parle des gens les plus soigneux, les chemises propres sur les sales.
Il faut que nous visitions ces beaux palais qui s’appellent Chalimar, Nichad, Chichmenché. A cet effet, nous partons à cheval, et nous nous rendons d’abord au palais du Chichmenché, dont la source est renommée à Srinagar. Ce palais est encore en assez bon état, et l’on nous a assuré que le maharadjah le prête volontiers aux étrangers désireux de se soustraire aux chaleurs des bords du Djelum; mais les chambres n’ont que les quatre murs, et les portes, si j’ai bonne souvenance, ont, je crois, disparu de leurs gonds. De ces lieux jadis splendides il reste bien peu de chose aujourd’hui! Les jeux d’eau sont vides, et des beaux parterres il ne s’élève que des soucis, la fleur aimée des habitants de ces contrées. La source de ce palais est sacrée; c’est à elle que les riches citadins, et les Anglais surtout, prennent l’eau qui sert à l’alimentation. Cette fontaine est formée d’un jet assez mince; l’eau en est excessivement claire et limpide, si ce n’est pendant la fin de mai et au commencement de juin. A cette époque, la fontaine est sujette à un phénomène produit par la fonte des neiges, mais que le peuple, dans son ignorance, prend pour un miracle (karamet). Après le lever du soleil, à midi et au coucher de cet astre, l’eau bouillonne et s’élance à quelques pieds de hauteur.
Le Nichad, ou Jardin d’allégresse, est admirablement situé: la vue s’étend sur le lac et sur les belles montagnes qui enferment la vallée de Srinagar. De ce parc on distingue parfaitement le beau lac Dal et le magnifique pont d’Akbar, dont l’arche sans tablier s’estompe sur un fond bleu marin. Le kiosque est petit et n’a rien de la grandeur orientale, mais les jardins, divisés en cinq étages de terrasses, sont encore admirablement entretenus; les roses s’y épanouissent dans toute leur beauté, et les raisins qu’on nous y a offerts dans une corbeille étaient très bons.
Les fontaines ne manquent pas non plus; chaque terrasse a la sienne, qui s’écoule dans un canal. Autrefois ce canal était plein de beaux poissons que soignait de sa blanche main la belle Nourmahal, la favorite de Jehan-Ghir. Elle leur avait fait passer dans les narines un anneau d’or, afin de perpétuer son souvenir aux générations futures. Nous ne les avons pas vus, ces beaux poissons, mais le souvenir de la belle favorite s’est présenté à notre imagination dans ces lieux inhabités qu’elle avait embellis de sa beauté, et, en admirant les restes de ce bijou architectural, nous avons compris sa préférence.
Le Chalimar, Jardin du roi, a été bâti par Châh-Jehan; il est beaucoup plus grand que le Nichad, mais la vue en est moins belle. Le beau canal par lequel on y parvient est bordé de gazon et de belles allées de platanes. Il est terminé par un pavillon en marbre qui contient un grand morceau de cette même pierre, laquelle devait être un trône autrefois; puis de l’autre côté de ce pavillon commence un second canal, qui va jusqu’au bout du jardin. Cette magnifique pièce d’eau est toute dallée, avec de larges pierres. De distance en distance s’élèvent des jets d’eau. Ses bords sont coupés de temps à autre par de petits recoins remplis d’eau desquels s’échappent d’autres jets d’eau. Un magnifique pavillon aux colonnes de marbre noir se dresse au bout de ce canal, et l’on aperçoit les eaux, qui s’étendent comme une belle nappe de cristal. La pièce centrale de ce bâtiment est flanquée de chaque côté par des salles de moindres dimensions. Il y a encore des traces de dorure et de peinture; des colonnes de marbre noir et gris sont restées intactes, et l’on peut en admirer les chapiteaux, qui sont merveilleusement sculptés.
Ce palais, approprié aux besoins des pays chauds, devait être splendide du temps des Mogols, alors que les jets d’eau s’échappaient à profusion de ces belles nappes, au milieu de ces gracieuses fleurs et de ces vieux platanes. Plus rien n’est resté de ces splendeurs passées que les platanes, qui sont devenus si âgés que quelques-uns déjà s’affaissent sous le poids des années. Vieux troncs creux! qui nous dira les plaisirs que vous avez abrités, les fêtes que vous avez présidées et les favorites que vous avez ombragées?
Après cette dernière visite, nous remontons dans le bateau de M. E... Nos chevaux reprennent avec leurs saïs le chemin qui doit les ramener à Goupikar, à l’ombre de leurs beaux arbres. Les écuries sont rares sous ce ciel; l’hiver seul voit les bêtes enfermées et à couvert. La barque nous ramène avec nos provisions, car sur le trône de marbre du Chalimar nous avions pris notre thé. Un vieux samovar yarkandais avait servi à le préparer, sous ce magnifique pavillon qui nous avait offert son abri.
Nous avions beau être réfugiés à Goupikar pour dérouter les marchands, ceux-ci continuaient à nous assaillir de leurs vieux ustensiles de cuisine. La collection que mon mari avait faite de tous ces objets d’art dans lesquels ce peuple fait cuire ses aliments étant complète, cette poursuite nous ennuyait passablement. Pourtant nous n’osions pas nous y soustraire entièrement, car, parmi ceux qu’on nous offrait encore, il y en avait de vraiment remarquables; les plus beaux s’offraient les derniers. Chez les Orientaux il en est toujours ainsi. Leur demandez-vous quelque chose qui n’est pas dans leurs habitudes, ils répondent invariablement non.... Mais si vous parvenez à découvrir quelque objet à peu près semblable à ceux que vous désirez, voyant que vous achetez et que vous payez, ils se remettent de leur étonnement et vous montrent alors tout, même ce que vous ne voudriez pas. Acheter du vieux pour eux est si extraordinaire! Pourtant les objets d’art anciens sont bien supérieurs à ceux qu’ils exécutent maintenant. L’influence européenne leur est pernicieuse, car ils nous imitent sans nous comprendre, sans avoir ni les mêmes besoins ni les mêmes aspirations. Leur nature irrégulière se prête mal à notre nature droite et réglée. Si vous observez bien leurs travaux, les plus beaux sont toujours entachés d’irrégularités. La ligne droite leur est incompréhensible. Jamais quelque chose n’est fini; il faut leur originalité, leur arrangement des couleurs, leur spontanéité, pour nous faire abjurer nos conventions enracinées. Grâce à ces qualités, ils arrivent à nous égaler et même à nous surpasser dans une certaine mesure. Ces qualités une fois entravées, leur imitation servile ne parvient pas à remplir le but qu’on s’était proposé. C’est que, l’âme et le sentiment n’y étant plus, tout objet devient inerte et ressemble à la nature dont il est sorti.
Goupikar avait aussi un attrait pour nous: ce qui nous y attirait, ce n’était pas la distance moins grande qui nous séparait de Nichad et de Chalimar, dont nous allions admirer les ruines en nous promenant sous ces antiques platanes qui avaient abrité les tyrans mogols. Nos pieds avaient foulé souvent de beaux portiques entourés de marbre, de chambres orientales, si gaies et si tristes, de salles de bains où les favorites s’ébattaient joyeusement. Leurs maîtres, graves et sévères, retrempaient leurs membres énervés dans la tiède fraîcheur des eaux, et les piscines de marbre en gardent encore leur empreinte.
Non, toutes ces beautés évoquées au souvenir de ces restes charmants ne nous attiraient pas à Goupikar. Un autre attrait, moins poétique, plus prosaïque et bien plus conforme au siècle dans lequel nous vivons, nous attachait à ce lieu isolé, entouré de cimetières tout frais encore de leur proie, que la famine leur avait envoyée. Nous pourrions chercher ce que nous désirions, des crânes. Oui, il nous fallait songer à rapporter non seulement des objets d’art qui élèvent et ennoblissent le goût, mais nous devions penser aussi à nous procurer des objets servant à cette grande et belle science qu’on appelle la connaissance de l’homme.
Oh! la première nuit où nous sortîmes sans bruit de notre tente, une lanterne éteinte à la main, car la lune brillait de tout son éclat, et durant laquelle nous nous rendîmes près du cimetière où se trouvait l’objet de notre convoitise, comme mon cœur battait! Si l’on nous suivait? Mais non; les tchouprassis, enveloppés de leur couverture, dormaient du sommeil du juste!
Le paria, une pioche à la main, nous attend. Il nous avait fallu payer bien cher le silence de cet homme, l’abjection de tous.
Au hasard parmi toutes ces tombes, il donne un premier coup. Je tremblais un peu, beaucoup même, je dois le dire, malgré mon bon vouloir. Mais il fut assez heureux pour trouver ce qu’il désirait, et le crâne était assez bien conservé. Il est facile, du reste, de fouiller les tombes musulmanes. On enterre les morts presque à fleur de terre; on les jette au fond de la fosse sans être enfermés dans un cercueil, on couvre le corps de branchages, puis on les recouvre de terre. Les recherches du paria furent donc couronnées de succès; mais, comme la lune s’était cachée, je tenais la lanterne, que nous avions été obligés d’allumer. Cette petite lueur dans un lieu habituellement désert pouvait donc nous faire remarquer: aussi nous ne devions pas y rester longtemps, et nous fûmes obligés de recommencer plusieurs jours de suite nos courses nocturnes. Quelquefois aussi, cet homme tombait sur un crâne tellement abîmé qu’il fallait piocher à nouveau. Cependant nous fûmes assez heureux pour en recueillir dix, et, quoique n’ayant pas été découverts, nous n’osâmes plus continuer nos promenades. Mieux valait en avoir dix et s’en contenter, que de courir le risque d’être pris. Certes les musulmans nous auraient fait un mauvais parti; pour eux, la tête d’un mort est plus sacrée que celle d’un vivant. Tout au moins le maharadjah nous aurait chassés au plus vite de son royaume, et c’eût été bien mal reconnaître sa généreuse et aimable hospitalité.
L’homme que nous avions dû suborner était, comme je l’ai dit, un paria.
Le Cachemire, ce paradis terrestre des anciens, a aussi sa race de réprouvés, qui s’appellent chez eux bâtals: ce sont des gens qui exercent les plus vils métiers; ils sont équarrisseurs, écorcheurs et autres... Les musulmans sont, relativement parlant, les plus heureux de cette malheureuse secte; mais ceux qui ne sont pas de cette religion, rebutés des mahométans et des Hindous, sont traités par tous comme des bêtes. Pour toute nourriture, ils doivent se contenter des animaux morts de maladie. Quoiqu’ils soient exempts de tous préjugés, nous avions dû payer cet homme excessivement cher; l’idée de toucher à un cadavre était, pour lui, horrible, mais le prix était si élevé qu’il mit toute répugnance de côté et qu’il ne manqua pas à la parole qu’il nous avait donnée. Cette classe, parmi laquelle on recrute les musiciens et les danseurs, est la classe la plus malheureuse qu’il existe au monde, et pourtant elle a encore des degrés, et j’imagine que le sort des danseuses du maharadjah doit être plus doux que celui des autres. Nous ne pûmes malheureusement assister à aucune fête; le souverain étant malade, les divertissements manquaient. C’est à Djammou seulement qu’ont lieu les plus grandes fêtes, qui sont au nombre de quatre: Bassout Panchmà, printemps; Nauroz, été; Saïr, automne; Doura, hiver. A l’occasion de ces fêtes, Rembir-Singh tient un durbar. Aux deux premières fêtes, tous les Hindous sont en jaune; à la troisième, leur costume fait concurrence à celui des perroquets. L’affluence de ces audiences est, paraît-il, immense; on y voit réunis tous les habitants et tous les sujets du maharadjah, du Djammou et du Cachemire; comme ses sujets sont à la fois hindous, musulmans, bouddhistes et de différentes nationalités, cette diversité de costumes et de types doit être curieuse et pittoresque; ajoutez-y quelques étrangers, qui viennent peut-être des fins fonds de l’Afghanistan, et vous aurez une idée à peu près complète de ce mélange humain.
Les Afghans ne sont pas rares sur ce riche territoire, et M. de Ujfalvy a pu en mensurer quelques-uns. Ils n’avaient rien de terrible, et on a peine à croire que ce sont les mêmes hommes ailleurs si rebelles au joug des Anglais; il est vrai que ceux que nous avons vus au Cachemire venaient du midi, mais ils étaient pourtant en plus grand nombre que ceux que nous avions entrevus à Samarkand.
Le temps passe au Cachemire comme partout ailleurs, et l’époque est déjà fixée pour notre départ; nous avons fait prix avec nos bateliers, et M. E... doit nous accompagner jusqu’à Bara-Moullah. L’avant-veille de notre départ, dans l’île des Platanes, qui se dresse au milieu d’un des beaux lacs de Srinagar, a eu lieu une cérémonie touchante à laquelle j’ai assisté. Notre illustre compatriote Jacquemont l’avait habitée en 1831, pour se soustraire à la curiosité des habitants, lesquels, à cette époque, étaient sans doute peu habitués à voir des Européens. Cette île, je la vois d’ici en écrivant sous ma tente, et le souvenir de notre grand voyageur hante doucement ma pensée. M. de Ujfalvy et moi, nous avons eu l’idée de perpétuer le souvenir de Jacquemont dans cette île délicieuse, petit nid de verdure qui surnage au milieu du lac Dal et dans laquelle le temps, ce maître impitoyable, a détruit jusqu’au pavillon mogol qui avait abrité le voyageur français. Jacquemont dit qu’il était joli. A présent quelques restes de fondations en marquent seuls la place. Jadis on avait placé dans l’île une pierre sur laquelle trois noms étaient gravés: Bernier, Forster, Jacquemont. Mais cette pierre a disparu, emportée on ne sait par qui ni comment. C’est cette pierre que nous voulons replacer, afin de laisser pour longtemps dans cette île le nom de celui qui l’avait tant aimée. Avant-hier donc, le 11 octobre, par une de ces belles et chaudes après-midi comme il en fait au Cachemire durant ce mois, nous sommes partis en bateau pour l’île des Platanes, accompagnés de M. E..., directeur des travaux agricoles et vinicoles de Sa Hautesse le maharadjah, et de MM. B..., chef des travaux vinicoles, et S..., chef de la distillerie, deux Français amenés au Cachemire par les soins de M. E... pour le seconder dans ses travaux.
Après une heure et demie nous avons abordé dans l’île. Le soleil resplendissait et semblait vouloir s’associer à notre acte de piété. Nous avons cherché au milieu des broussailles la place la plus ombragée, et, après l’avoir découverte, le premier coup de pioche a été donné.
Pendant que les Cachemiris creusaient la terre, nous avons pris une tasse de thé à l’ombre du grand et beau platane, vieux au moins de trois cents ans, sous lequel, j’en suis certaine, Jacquemont s’est reposé maintes fois après s’être rafraîchi dans l’eau dormante du lac. Le coup d’œil dont on jouit de cette place est vraiment admirable.
Le travail terminé, nous avons déposé au fond de la fosse une bouteille dans laquelle était renfermé un procès-verbal dicté par mon mari. Puis j’ai jeté une pelletée de terre, et ensuite mes compagnons en ont fait autant.
Les Cachemiris étaient d’abord bien étonnés. Mais, lorsqu’ils ont compris qu’il s’agissait d’honorer un mort, ils ont terminé leur travail avec recueillement, je dirai même avec respect. Ils ont ensuite arrangé la terre en forme de tertre et ont placé, aux deux extrémités, des pierres qui, tout en marquant l’endroit, le feront respecter par tous les habitants, car il ne faut pas oublier que les Cachemiris ont une grande vénération pour leurs morts.
Dans quelques jours, grâce aux soins de M. E..., la pierre commémorative s’élèvera de nouveau dans l’île chérie du voyageur.
Cette cérémonie terminée, nous sommes remontés en bateau.
Le soleil se couchait et dorait de ses derniers rayons les montagnes environnantes, dont la cime se reflétait dans l’eau du lac. La soirée nous enveloppait de son crépuscule; des poules d’eau se cachaient dans les jungles, ce qui était préférable aux tigres; des canards s’enfuyaient au bruit de nos rames, et les feuilles de lotus se fermaient toutes frileuses sous la brise du soir.
Soudain l’horizon s’éclaire brusquement et s’enflamme! Ce sont des flancs de montagnes embrasés. L’incendie se propage. C’est comme une splendide illumination lointaine, que nous contemplons, tout en glissant discrètement sur les ondes transparentes du lac. Quelle belle soirée! et, quoique ce ne soit pas la France, quelle belle et riche contrée!
Ce superbe incendie, qui cause notre admiration, a été allumé, nous dit M. E..., par des montagnards voisins pour défricher des terrains couverts de broussailles qui entourent leurs habitations. C’est l’époque de l’écobuage, et nos soirées seront souvent éclairées de la sorte.
Rentrés sous notre tente, je me couchai bientôt, car la fraîcheur de la nuit a remplacé la chaleur du jour presque sans transition, ce qui rend le Cachemire si dangereux pour les Européens et aussi pour les indigènes, à cette époque; les fièvres y sont nombreuses, et pour cause.
Mais le passé de ce soi-disant paradis terrestre me poursuit jusque dans mes rêves.
Quel temps, celui où un peuple industrieux et laborieux a construit les admirables temples de Martand, d’Avantipour, de Pandriten et de Srinagar, dont on admire encore aujourd’hui les solides ruines!
Les Mogols sont venus; ils ont forcé le peuple à accepter leur sanguinaire religion. La contrée se transforme, tous les beaux travaux du temps du règne des princes hindous disparaissent. Le peuple est tombé dans une profonde misère; mais, en revanche, les empereurs mogols ont construit de somptueux palais, de charmants pavillons et de délicieux jardins. Les colonnes en marbre de Chalimar, l’agréable kiosque de Nichad, les ingénieux jeux d’eau de Chichmenché, les somptueuses ruines de Péri-Mahal (Demeure des fées) datent de cette époque, ainsi que quelques vieilles mosquées couvertes autrefois d’une brillante couche d’émail. L’empire éphémère des Mogols s’écroule; l’Afghan brutal, puis le Sick stupide s’emparent de cette admirable contrée. La population, lâche avant tout, courbe son front sous le joug; des famines atroces, des maladies hideuses déciment les habitants de cette vallée, et aujourd’hui un peuple fourbe, plat, voleur et indolent végète sur son grand passé. Tout cela apparaît à ma pensée obscurcie, et je m’endors aux cris plaintifs des chacals qui rôdent autour de la tente, aux hurlements lointains de la panthère qui avait dévoré quelque mouton égaré, et au hennissement de nos chevaux. Hélas! ces choses qui m’apparaissaient en rêve sont malheureusement encore une réalité.
Le maharadjah, avec les meilleures intentions, est si mal entouré que rien n’est changé en ce pays. Les traces de famine encore toute récente nous entouraient; et Goupikar compte beaucoup de maisons désertes et presque en ruine dont les propriétaires, honnêtes fabricants de châles, sont morts d’inanition, des roupies à la main. Et tout cela faute de routes. Ces routes, à peine bonnes en été, deviennent naturellement impraticables en hiver, ou du moins excessivement difficiles pour les transports en masse. Dire que dans un pays si fertile il n’y a cependant pas pour une année de vivres! Le caractère déjà si imprévoyant, si peu économe, si peu équilibré des Orientaux est encore aggravé par la cupidité de ceux qui les gouvernent.
A cela rien n’a changé; tout s’émousse contre un calme impassible.
Nos deux séjours prolongés à Srinagar, durant lesquels M. de Ujfalvy a pu réunir une collection de cuivres anciens et modernes du Cachemire, du Yarkand et du Petit-Thibet, m’ont permis de m’occuper aussi, plus que je ne l’aurais fait peut-être dans d’autres circonstances, de la fabrication des cuivres de ces régions. Mon mari avait réussi à réunir près de trois cents pièces de provenances diverses. Les points de comparaison ne me faisaient donc pas défaut. La vaisselle ancienne et moderne des Indes est généralement en cuivre; les pièces en or et en argent sont relativement fort rares. Les musulmans se servent d’ustensiles en cuivre rouge et étamé; les Hindous ne peuvent faire usage que d’objets en laiton. Les poteries sont rares, parce qu’aujourd’hui on ne s’en sert que comme récipient d’eau de diverses dimensions. Tout cela explique le nombre considérable de cuivres fabriqués aux Indes. Pendant notre voyage nous avons passé à Bénarès, centre principal des cuivres religieux, et je dois dire que les objets qu’on y fabrique actuellement ne m’ont guère paru intéressants au point de vue artistique. Il est vrai que j’ai vu aussi quelques lotas provenant de Tandjore et de Madoura, les principaux centres de la fabrication des cuivres dans l’Inde australe, et ils m’ont frappée par l’élégance et la finesse du travail. En général cependant, les cuivres hindous modernes n’ont rien que de bien ordinaire. Dans le nord-ouest des Indes, dans les contrées musulmanes on fait des ustensiles de ménage en cuivre rouge étamé qui se rapprochent des cuivres persans du même genre, mais qui laissent à désirer comme forme et comme travail. A Srinagar, au contraire, on fabrique depuis des siècles des ustensiles de ménage de tout genre en cuivre rouge étamé, repoussé et niellé. La plaque de cuivre est d’abord laminée et repoussée au marteau; les rainures sont remplies d’une composition noire, comparable à celle que les Italiens appelaient niello; l’objet est ensuite étamé à la surface et fourbi de façon que tous les dessins paraissent en noir et semblent encadrés de reliefs argentés. L’effet ainsi produit est très joli, et les objets d’un usage journalier sont devenus de véritables objets d’art. A Mouradabad, dans la province nord-ouest de l’Inde, le procédé est presque analogue; seulement le métal ainsi travaillé n’est pas du cuivre, mais du laiton. Le caractère des inscriptions, gravées avec un soin extrême, permet souvent de déterminer l’âge de l’objet; les aiguières, plats, samovars, lampes, etc., du Cachemire portent la date, le nom de l’artiste, celui du propriétaire.
Les dessins qui ornent ces travaux d’art sont exécutés avec une grande finesse et reproduisent le plus souvent la même profusion d’enchevêtrement d’arabesques, de palmes, etc., que ceux que nous voyons sur les châles. Généralement les aiguières du Cachemire ont des anses en laiton, ce qui leur donne un aspect bien caractérisé et fort agréable à l’œil.
Il est impossible de supposer que cette infinité d’objets d’un usage journalier ait pu être importée de la Perse. Des raisons irréfutables s’opposent à cette manière de voir. Le Cachemire est un pays beaucoup trop fermé, trop inaccessible, trop pauvre pour permettre une pareille importation. Ensuite le travail cachemirien a son cachet propre, qui le distingue absolument du travail persan.
Enfin les cuivres du Cachemire portent le plus souvent des inscriptions qui témoignent que l’objet a été précisément fabriqué à Srinagar, et les Orientaux, malgré leurs nombreux défauts, ne savent pas démarquer les objets.
Les cuivres du Petit-Thibet sont plus massifs que ceux du Cachemire et accusent nettement les résultats de l’influence chinoise. Ceux de Yarkand, plus raides que ceux de Srinagar, se rapprochent des formes curieuses des cuivres du Turkestan.
Constatons finalement que le Cachemire a été et est encore un grand centre de fabrication de cuivre. L’art persan-arabe, l’art hindou et l’art chinois se sont rencontrés dans ce puissant foyer, où un petit peuple prodigieusement doué, surtout du côté de l’imitation, a su créer des chefs-d’œuvre de goût, d’art, auxquels il a imprimé un cachet primesautier d’une originalité charmante.
M. Clarke a réuni une magnifique collection de ces objets, qui figureront bientôt au musée Kensington de Londres et en augmenteront encore l’éclat et la beauté.
CHAPITRE XIII
DE SRINAGAR A MARRI
Départ de Srinagar.—Voyage sur le Djelum.—Générosité du maharadjah.—Tempête.—Le lac Oualar.—Baramoullah.—Souvenir de Bernier.—Le temple de Baniar.—Ouri et son antique mosquée.—Mouzafarabad.—La vallée du Naïnsoukh.—Les Tchilasis.—Nous reprenons la grande route.—Kohala.—Marri et ses délices.—La vue du Nanga-Parbot.
La veille de notre départ, je fis nos derniers préparatifs: la caisse contenant les crânes fut emballée par moi avec toutes les précautions possibles; chacune de ces pièces précieuses fut enveloppée avec de la ouate et du papier en feuilles de bouleau. Je liai le tout avec des tiges de longues herbes arrachées au bord du lac. Cette nouvelle corde est très employée au Cachemire; on fait d’abord sécher les tiges d’herbes au soleil, qui deviennent alors comme une espèce de corde; puis, pour s’en servir, on les mouille, et, après les avoir attachées bout à bout, on en fait de grosses pelotes, qu’on emporte facilement. Pour ce genre d’emballage, cette corde était parfaite. Une fois la caisse préparée, je la fis clouer et remettre au porteur, qui, sans se douter de rien, la mania comme les autres. S’il avait su ce qu’elle contenait, il aurait eu une telle peur qu’il se serait enfui en se croyant poursuivi par tous les spectres de ses ancêtres. Enfin tout est prêt, et les caisses sont placées dès la veille dans la barque destinée à cet effet.
Le 13 octobre, à six heures du matin nous montons dans notre bateau, où l’on avait préparé nos lits et déposé nos bagages intimes. Notre cuisinier nous suivait dans une autre barque avec nos gros colis. M. E... voyageait dans la sienne, et le mounchi avait aussi sa barque, qui, tantôt en avant, tantôt en arrière, surveillait l’escorte. Il avait reçu de Sa Hautesse l’ordre de nous accompagner jusqu’à Marri, plus loin que la frontière cachemirienne. En plus, nous avions quatre tchouprassis que le maharadjah nous avait donnés pour prendre soin de nos bagages, qui étaient considérables.
Nous devions voyager aux frais du maharadjah jusqu’à Kohala, mais les dépenses exigées pour notre voyage en bateau nous regardaient. Cette générosité de Sa Hautesse nous permit de faire bien des choses que nous n’aurions pas pu exécuter, réduits à nos seules ressources.
Le confortable avec lequel les Anglais voyagent est impossible à se procurer si l’on n’a pas leur fortune ou le même traitement à sa disposition.
Quelle différence avec le Russe, qui se contente du strict nécessaire, mangeant ce qu’il trouve, jeûnant de ce qu’il ne trouve pas! L’été, ses provisions sont gâtées; l’hiver, elles sont gelées; il boit du thé et mange quelque peu de salaisons, couche dans ses fourrures ou sur le mauvais canapé des stations. Aussi la différence entre le soldat anglais et le soldat russe, et même entre les officiers, est-elle grande.
Nous n’avons que quatre domestiques pour ce voyage: François, un cuisinier, et deux saïs, dont l’un a été couli auparavant, aussi pouvons-nous lui faire faire tout ce que nous voulons, avantage inappréciable aux Indes. C’est un musulman aux fortes jambes, l’ancien saïs de Mme de F.... Il a la tête ornée d’un turban que nous lui avons donné pour combler son plus cher désir; il nous suivrait au bout du monde, n’ayant pas à brûler son père.
L’autre est notre fidèle saïs hindou qui est avec nous depuis Simla et qui nous est vraiment dévoué. Il a une affection particulière pour moi, qui s’est manifestée depuis l’époque où je lui ai soigné son pied qui était malade; donc elle date déjà de loin.
Nos deux saïs ne prennent pas place dans le bateau; ils iront à pied avec leurs chevaux jusqu’à Baramoullah et nous y attendront. Déjà Srinagar est désert; tous les Anglais qui habitaient le Mounchi-Bagh sont partis pour laisser les officiers de Rembir-Singh percevoir les impôts.
Nous sommes les derniers. Peut-être quelques retardataires s’égarent-ils encore sous les magnifiques et ombreux platanes, mais leur nombre est si rare qu’ils échappent à la vue. Le résident anglais n’est pas encore parti; il ne s’éloigne jamais de Srinagar qu’à la fin d’octobre. Nous ne pûmes lui faire nos adieux, car il était allé, avec sa femme, faire une excursion aux abords du Pir Pandjal, passe située dans la partie méridionale du Cachemire.
A six heures, au moment où les premiers coups de rame nous éloignent de ces rives charmantes, le temps est superbe; le petit lac que nous traversons est encore enveloppé de sa vapeur matinale, et le chenal qui nous conduit au Djelum est bien bas. Quantité de bateaux transportent les herbes qui servent à nourrir les bestiaux pendant l’hiver. On coupe les branches des saules pour les moutons, qui jouissent de leur reste en attendant cette maigre nourriture.
Les vaches de ce riche pays donnent peu de lait; l’herbe est rare l’été sur ces flancs montagneux, et le peu qu’il y a est desséché par le soleil. Mais j’imagine que la race n’est pas très bonne et que les bœufs à bosses sont de qualité inférieure aux nôtres. Il est un fait, c’est que dans toute l’Inde la viande de bœuf et de veau n’est ni bonne ni succulente. Les bateaux nous barrent continuellement le passage; mais, une fois sur le Djelum, nous voguons doucement, et nos bateliers s’empressent d’en remonter le courant. Le palais du maharadjah est fermé, et les bateaux qui lui appartiennent se balancent mollement sur la rivière, revêtus de leurs housses d’hiver.
Déjà les femmes sont accroupies dans leurs demeures nautiques avec leurs kangris sous leurs simples chemises; les hommes s’enveloppent dans leurs couvertures de patou; d’autres se plongent dans la rivière et font consciencieusement leurs ablutions.
Près du bazar, un Pandit dresse un minuscule autel hindou et prépare les couleurs que son maître doit se mettre sur le front pour le distinguer des musulmans. Toutes les couleurs sont mises dans de petits vases de cuivre jaune; l’un d’eux est rempli de tagetis ou roses d’Inde, fleurs sacrées et aimées des Hindous. Pendant ce temps, son maître prend son bain. D’aucuns prennent leur repas et savourent délicieusement leur riz cuit à l’eau.
Bientôt les dernières maisons de Srinagar vont disparaître à nos yeux; le zékète (octroi) est la dernière. Des hommes sont rassemblés en assez grand nombre, attendant qu’on ait prélevé sur leurs marchandises les sommes dues à l’État. Le zékète est généralement une construction carrée, une espèce de kiosque en bois élevé sur des piliers, afin que l’eau, en débordant, ne l’emporte pas; il est toujours placé à l’extrémité d’un pont, devant lequel nous passons sans être arrêtés; par une dernière gracieuseté le maharadjah a donné des ordres pour que toutes nos affaires fussent franches d’octroi.
Ah! si tous les souverains étaient comme Sa Hautesse, comme tous les voyageurs scientifiques les béniraient, eux qui sont toujours à court d’argent!
Le maharadjah est vraiment d’une générosité qui dépasse tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. Sous ce rapport, les Orientaux nous donnent de fameuses leçons. Si le gouvernement russe pouvait prendre modèle sur lui, il nous rendrait les 120 roubles que la douane moscovite nous a retenus pour des objets qui nous avaient servi.
Il est vrai que le gouvernement russe avait promis de faire droit à notre réclamation. Mais, pressés de partir, il nous fallut remettre notre affaire aux mains des employés de notre ambassade, qui la laissèrent tomber à l’eau, trop occupés sans doute pour défendre les intérêts de leurs compatriotes.
Autant les autres ambassades protègent leurs nationaux, autant celle de France a peur de remuer un pauvre petit doigt, même quand les Français ont dix fois raison. Aussi les gouvernements étrangers, qui connaissent cette particularité, ne se soucient pas des réclamations des Français; c’est avec de bonnes paroles et un sourire caustique qu’ils renvoient les attachés.
Mais que l’ambassade anglaise ou américaine vienne leur réclamer quelque chose. Oh! alors, comme ils savent qu’il n’y a pas à plaisanter, l’affaire est vite réglée, à la satisfaction des réclamants.
Le grand pont en bois qui est près du zékète est très pittoresque, avec quatre belles arches en bois qui laissent filtrer l’eau par toutes leurs parois. Il ne craint pas les crues fortes et régulières du printemps. Sa construction orientale et primitive défie les fureurs d’une première sortie printanière; seul le temps attestait sa présence et lui disait: «Encore un peu de temps, si tu n’y prends garde je te détruirai, moi....» Et les gardes indolents semblaient ne rien entendre, et le pont tremblait sous les étreintes de son ennemi.
Nous passons près de l’endroit où un autre chenal conduit au lac; nous l’avons pris, il y a deux mois, pour nous rendre à Skardo: aujourd’hui il est à sec, impossible d’y manœuvrer un bateau.
Nous rencontrons peu d’Anglais. Les habitants de la fière Albion sont aussi faciles à reconnaître sur le continent asiatique que sur le continent européen. Ils sont irréprochablement mis, mais le goût leur fait défaut. Raidement assis sur leurs bateaux, ils lisent ou regardent fièrement passer les indigènes, pour lesquels ils ont une aversion et une répulsion instinctives, quoique cependant les dames anglaises aient quelquefois des oublis impérieux en faveur de ces indigènes tant haïs. On raconte que la femme d’un peintre anglais s’est laissé enlever par un noble de la cour cachemirienne, au grand désespoir de ses compatriotes, car c’était une flèche décochée à leur orgueil national.
L’hiver chasse les Européens. Au loin, les montagnes blanchies avertissaient que la neige tombait là-bas et ne tarderait pas à barrer les chemins aux visiteurs de cette belle contrée.
Sur les cinq heures du soir, un vent terrible s’élève, et, malgré nos refus, il fallut céder aux prières de nos bateliers. Frémissants de peur, ils nous suppliaient de nous arrêter et de laisser passer l’orage. Le vent, en effet, se heurtait contre les paillassons de notre barque et soulevait les ondes du Djelum, qui, furieuses, écumaient sous le souffle puissant de leur maître. Pavan, le dieu du vent chez les Hindous, était dans toutes ses fureurs. Voulait-il renouveler la jolie tradition par laquelle on raconte la formation de l’île de Ceylan? Pavan, provoqué par un génie de la montagne Sommeir, l’attaqua avec de telles tempêtes que celle-ci, craignant d’être renversée, demanda secours aux dieux. Ceux-ci l’aidèrent, en effet; mais, un jour que les dieux étaient aux noces de Siva, Pavan redoubla tellement d’efforts que le sommet d’une montagne tomba dans la mer. C’est ainsi que fut formée l’île de Ceylan. Nous faisons amarrer notre barque, dont Pavan eût eu beaucoup plus facilement raison que du sommet de la montagne, car ces bateaux plats chavirent au moindre vent.
Après une heure de tempête, le calme se rétablit, et nous continuâmes notre route sur une rivière aussi tranquille et aussi dormante qu’elle était agitée tout à l’heure.
Décidément Varouna, le Neptune hindou, avait vaincu son adversaire. Ce dieu n’est pas comme celui de notre connaissance, conduisant cinq vigoureux coursiers et armé d’un trident; il est moins majestueux; ses coursiers se réduisent à un poisson sur lequel il est monté, et au lieu d’un trident c’est un roseau qu’il tient dans sa main. Les Hindous l’invoquent dans les sécheresses, pour lui demander l’eau bienfaisante qui fera fleurir leurs moissons et reverdir leurs prairies brûlées par le soleil.
Le coucher de cet astre brillant fut splendide; l’horizon était en feu, et ses rayons semblaient vouloir transpercer le flanc des montagnes. Ce fut l’affaire de quelques beaux instants; le spectacle s’effaça et fit place au crépuscule. Le ciel bleuit, les étoiles étincelèrent.
Le flanc d’une montagne s’éclaire et forme une guirlande brillante suivant les contours du versant. Ce sont des broussailles qui flambent sur une longueur d’environ quelques lieues. Puis la lune apparaît, pâle et modeste, décrivant sa course au milieu de cette voûte étoilée. Nous nous couchons et passons la nuit dans notre bateau, dont les paillassons, baissés et recouverts de tapis, nous abritèrent de leur mieux contre les fraîcheurs de la nuit.
A quatre heures du matin, notre maison flottante reprit sa course, et nous fûmes réveillés par les rames qui frappaient les eaux d’un bruit régulier.
Les tapis levés, les montagnes nous apparurent couvertes de neige, et le grand lac que traverse le Djelum nous entourait de ses eaux limpides.
Au loin, de l’eau et encore de l’eau. Nos doungas mettent trois heures pour traverser le lac. Le soleil s’y mire et y fait jaillir des étincelles diamantées. Les poissons respirent et sautent joyeusement hors de leur palais humide. Puis les châtaigniers qui envahissent ce beau lac nous avertissent qu’il va prendre fin et que le Djelum, qui mêle ses eaux aux siennes, va reprendre sa course à travers les montagnes en baignant de gracieux villages jusqu’à Baramoullah. Ce grand lac, appelé Oualar, est sujet à de fortes tempêtes, et les handjis ont grand’peur de le traverser quand il fait du vent. Heureusement pour nous, le temps était splendide, Pavan nous était propice, et Varouna nous conduisit à bon port. Quelques heures de navigation sur le Djelum à sa sortie du lac, et nous sommes à Baramoullah, petite ville située sur la rive droite de la rivière et reliée à la forteresse qui s’élève sur la rive gauche par un pont de bois.
Cette ville, assez fréquentée, est l’entrée habituelle du Cachemire. De là, en effet, les voyageurs qui arrivent des plaines de Raoul-Pîndi regardent avec admiration cette riche et verdoyante vallée qui ferme le royaume du Cachemire. D’un ovale irrégulier, la vallée, large et étendue, est enfermée au milieu d’une chaîne infinie de montagnes couronnées de magnifiques glaciers dont les zébrures bizarres forment des dessins éblouissants. Bien différente est cette entrée de celle par laquelle nous étions arrivés et qui nous avait fortement désillusionnés sur ce paradis tant vanté.
Malgré ce désenchantement, s’il m’était donné de recommencer, je prendrais encore l’autre route pour arriver dans ce pays des poètes. Car, en dépit des difficultés, des fatigues et des périls de toutes sortes, il nous a été donné de voir un splendide pays, moins artistement décoré que le Cachemire, mais plus sauvage, plus discrètement beau. Peu de voyageurs ont pu faire cette comparaison; Baramoullah est et restera longtemps encore la seule route praticable et permise aux voyageurs. Je m’en réjouis pour eux et pour la contrée, car l’impression qu’on en ressent est féerique. La commotion qui a ouvert la brèche des rochers qui fermaient cette vallée a dû être terrible, et elle a donné naissance à une touchante légende. Un grand saint, frappé de l’état stagnant des eaux, toucha de son bâton ce bloc infranchissable; la roche s’ouvrit alors, laissant passer les eaux, et le Cachemire fut créé. Baramoullah, qui veut dire «grand saint», en garde la mémoire, et son nom la révèle à la curiosité des voyageurs.
En tout cas, ce riche terrain d’alluvion, submergé autrefois par un grand lac, est devenu une contrée fertile, et, malgré son humidité, ses fièvres et quelques autres inconvénients, elle est, au milieu des Indes, un véritable paradis.
Autrefois, du temps de Bernier, Baramoullah était un endroit prédestiné; le nombre des miracles qui s’y accomplissaient était, au dire des musulmans, prodigieux. Il y avait entre autres une grosse pierre ronde que l’homme le plus fort ne pouvait faire remuer, mais que onze mollahs enlevaient facilement, après avoir toutefois invoqué le saint; sans cette invocation, tous leurs efforts auraient été inutiles. Bernier, ce naïf sceptique, vit à Baramoullah grand nombre de pèlerins qui se disaient malades. Près de la mosquée, il y avait de grands chaudrons, sans doute dans le genre de ceux que nous avions déjà vus à Turkestan dans la mosquée de Hazret, remplis de riz et de viande, et dont le contenu servait à réconforter les malades, qui paraissaient, malgré leurs maladies, avoir un très grand appétit.
Bernier vit en effet les onze mollahs s’approcher de la pierre et la soulever, en disant qu’elle était légère comme une plume et qu’ils ne la tenaient que d’un doigt. Mais, comme ils avaient de longues robes et qu’ils étaient très serrés les uns contre les autres, il était impossible de se rendre compte de la manière dont ils s’y prenaient pour soulever la pierre. Cependant il cria avec l’assistance: Karamet! (miracle), et donna une roupie aux mollahs. Son incrédulité persista néanmoins, et, afin de vérifier ses doutes, il demanda une nouvelle expérience et voulut remplacer l’un d’eux. Ceux-ci y consentirent avec une répugnance visible, mais ils espéraient être assez forts pour la soulever à eux dix. Il n’en fut rien, et, comme Bernier, fidèle à la prescription, ne tenait la pierre que du bout du doigt, elle pencha tout à fait vers lui. Les assistants, furieux, attribuèrent le manque du miracle à la présence d’un infidèle qui avait osé toucher la pierre et se mêler à leurs saints, et ils allaient lui faire un mauvais parti, mais Bernier leur donna une nouvelle roupie, et, criant de nouveau: Karamet! s’éloigna bien vite, heureux d’en être quitte à si bon marché. Bernier raconte lui-même cette anecdote dans ses récits de voyage d’une façon à la fois spirituelle et naïve, comme il sait raconter. La pierre n’existe plus à Baramoullah, et nous n’avons pu vérifier le prétendu miracle de ces mollahs, mais nous sommes allés visiter la forteresse, flanquée de quatre bastions, qui domine la rivière. La cour intérieure est entourée d’une véranda sous laquelle couchent les gardiens; les bâtiments, en briques, garnis de volets à jour, résisteraient peu au canon moderne. La seconde porte est remarquable: elle est en bois de Tchinar, ou platane, d’un seul morceau, d’une épaisseur de plus de vingt centimètres; elle est bardée de fer et croit, par cela même, pouvoir résister au progrès de l’artillerie moderne.
De là nous sommes allés nous promener sur le bord de la rivière, qui s’est beaucoup rétrécie à cet endroit; cependant elle coule encore avec calme, quoique avec un peu plus de vitesse. En revenant, nous avons aperçu une grosse pierre toute rouge de peinture. C’est là que les Pandits viennent tous les matins se faire sur le front la marque qui est le signe distinctif de leur personnalité, et s’acquitter de leurs prières. C’est aussi au bord de la rivière que les Hindous brûlent leurs morts. M. E... nous disait que souvent il rencontrait des restes de crânes qui gisent longtemps au pied des bûchers qu’on élève pour la circonstance.
Nous revenons au bungalow que le maharadjah a fait construire pour les étrangers.
Contrairement à la règle que les Anglais ont établie dans leurs bungalows, on ne paye pas sa chambre, mais il est d’usage de donner un bakchich au gardien.
Ces bâtiments sont loin d’être aussi bien tenus que ceux des Anglais. Celui-ci se compose d’une longue cour plantée de pommiers, d’un long édifice surélevé au-dessus du sol qui possède la véranda obligatoire sur laquelle donnent toutes les chambres. Celles-ci sont hautes et ont pour tout ameublement un tcharpaï, une table, deux fauteuils cannés un peu tremblants et usés par les visiteurs. Le plancher, en terre battue, est couvert de nattes recouvertes d’un tapis à rayures bleues et blanches. Ces tentures sont faites au Cachemire et remplacent, chez les personnes moins aisées, les somptueux tapis orientaux. C’est le meilleur bungalow de toute la route, et ce n’est pas certes un compliment à lui faire. Mais c’est un abri, et, quand on est fatigué, on bénit sa rencontre comme on bénirait le plus beau palais du monde.
Le 16 à midi, nous nous sommes séparés, non sans peine, de M. E... Toute la matinée avait été employée à organiser les paquets pour charger les coulis, et ce n’était pas petite affaire avec des Cachemiris. Chacun d’eux, grand et fort cependant, voulait prendre le plus léger fardeau. Si on n’y faisait attention, on s’apercevait tout à coup que l’un d’eux était déjà parti avec une mince charge. On le rappelait à grands cris, mais il fallait courir après lui et le ramener, sinon nous aurions doublé le nombre de nos porteurs. Mais nous étions sur nos gardes, et, sachant que le poids réglementaire est à peu près de 20 à 25 kilogrammes, nous nous réglâmes dessus et forçâmes les coulis à les prendre. Ils s’y refusent rarement, le tout est d’y faire attention.
Une fois cette besogne faite et nos hommes expédiés, nous déjeunâmes encore une fois ensemble, puis, après une poignée de main affectueuse de part et d’autre, nous montâmes à cheval, et M. E... remonta le Djelum dans sa dounga.
Le chemin qui conduit de Baramoullah à Baniar passe à travers des broussailles et quelques villages. Il y avait bien encore de mauvais endroits, mais, en comparaison des chemins inouïs que nous avions eus, celui-ci était une route magnifique. De superbes ruines surgissent à notre gauche: ce sont celles du temple de Baniar, d’après Fergusson les mieux conservées de toutes celles du Cachemire. Après une heure de marche nous entendîmes les roulements furieux du Djelum se ruant contre son lit de rochers. Le spectacle de ce fleuve qui se précipite avec une violence de trente-quatre par mille est surprenant pour quiconque l’a vu couler paresseusement entre les bords fortunés du Cachemire.
Près de la station il y a, pour les piétons qui désirent s’en passer la fantaisie, un pont en corde suspendu; il est fait, comme tous ceux de l’Indus, de brindilles de noisetier et de mûrier, et doit être renouvelé tous les trois ans. Le fleuve étant resserré, il est beaucoup moins large que ses pareils du Baltistan.
De Gampour à Ouri le chemin s’abrite sous les arbres magnifiques d’une épaisse forêt. Près de la station de Tchakoti s’élève une vieille mosquée en bois très finement sculptée. Moyennant une bonne somme d’argent, M. de Ujfalvy se procura un superbe morceau d’encadrement de fenêtre sculpté.
A Ouri même nous remarquons un vieux fusil cachemiri à trombone; nous voulons l’acheter, mais il appartenait à un musulman dont le père était un saint ou pir. Il avait lui-même une grande réputation de sainteté. Malgré les offres que nous faisons à son fils, il ne veut pas le vendre, mais il l’échangera peut-être contre un beau revolver Smith et Wesson que M. de Ujfalvy lui proposa. Enchanté d’avoir une arme européenne, il accepta; alors il fallut lui en expliquer le système, et, lorsqu’il l’eut compris, il fit retentir la montagne du bruit répété des décharges. S’il ne se blesse pas ou s’il ne blesse personne, ce sera un miracle.
Nous partons le lendemain pour Gari, pour Tandelle, etc.
Cette route est tellement connue que je ne vous décrirai pas ces corniches assez larges, côtoyant des précipices à peine élevés de douze cents mètres. Pour nous, la route est une véritable merveille, et nous comptons nous rendre presque directement à Marri. Nous sommes fatigués, et j’avoue que nous avons hâte d’être arrivés à destination; la route est pourtant bien belle, et, quand on vient de Raoul-Pîndi, je comprends qu’elle soit un enchantement pour les voyageurs.
Mais on nous avait parlé de Mouzafarabad, ville très intéressante, et le lendemain, au lieu de pousser jusqu’à la prochaine station, nous franchîmes le Djelum et nous nous arrêtâmes au bungalow de Mouzafarabad.
Ce bungalow était dans un état pitoyable: les portes ne fermaient pas, les cheminées ne tiraient pas, les volets des fenêtres manquaient, et la pluie entrait dans les chambres par un toit percé à jour. Sur la manifestation de notre mécontentement, le gardien de ce charmant séjour nous répondit judicieusement que les voyageurs qui avaient hâte d’arriver à Srinagar ou d’atteindre Marri ne s’arrêtaient jamais à Mouzafarabad. Ce n’est donc pas l’usure causée par l’affluence des voyageurs qui a pu mettre ce bungalow dans un si pitoyable état. Si le gouvernement de Sa Hautesse le maharadjah n’y fait attention, il ne restera bientôt plus rien que les quatre murs de cette maison inhospitalière.
Mouzafarabad, qui commande la principale route menant du Cachemire dans l’Afghanistan, est une petite ville construite en amphithéâtre à l’endroit où le Djelum reçoit les eaux du Kichanganga, son plus puissant affluent. Quelques mosquées dont les coupoles élégantes se découpent à l’horizon, des temples hindous d’une blancheur surprenante, et surtout un bazar très animé où des populations de toute nature et de toute provenance se coudoient en criant et en gesticulant, donnent à Mouzafarabad un cachet d’originalité qui présente un certain intérêt au voyageur. Nous visitons la forteresse, qui est de maigre importance, toujours dominée, comme les autres fortifications du Cachemire, par les hauteurs environnantes (c’est comme un fait exprès). Puis nous regardons encore deux temples hindous, dont le plus grand, construit par Goulab-Singh, le père du maharadjah actuel, ne manque point d’originalité. Les murs extérieurs sont couverts d’un stuc superbe, et à l’intérieur on peut admirer quelques beaux vases en cuivre ancien. Il a été élevé en l’honneur de Sita, femme de Rama, qui s’était transformée en Kali, une des trois déesses du culte hindou. On raconte ainsi sa transformation. Rama, ayant vaincu Ravàn, s’en retournait vers Ayodhya avec sa femme Sita. Comme il se vantait de sa victoire: «Qu’auriez-vous donc fait, lui dit-elle, si ce géant avait eu mille têtes?—Je l’aurais tué de même», répondit-il. Ce géant existait, et Rama, l’ayant su, alla à sa rencontre; mais trois flèches lancées de la main du géant dispersèrent l’armée de Rama; celui-ci, profondément touché de la mort de ses hommes, pleura. Sa femme Sita se moqua de lui et résolut d’attaquer le géant, et, pour y parvenir, se transforma en Kali. Le combat dura dix ans; à la fin elle tua son ennemi, but son sang, et, dans l’ivresse de sa victoire, elle dansa avec tant de violence que la terre trembla. Les dieux prirent peur et prièrent Siva d’arrêter la danseuse. Ce n’était peut-être pas chose facile. Mais enfin pour y parvenir il se plaça parmi les morts. Brahma alors s’approcha d’elle et lui dit: «Arrête-toi, déesse; ne vois-tu pas que tu danses sur ton mari?» Kali fut extrêmement peinée de voir Siva parmi les mourants, aussi reprit-elle tout de suite sa forme de Sita, et la légende ajoute qu’elle se remit en chemin avec son mari et ses frères comme si rien ne s’était passé. Voilà pour le moins une femme forte. Non pas celle de l’Écriture, mais, dans son genre, tout aussi extraordinaire. Ensuite nous nous sommes rendus sur l’autre côté du Kichanganga, où s’élèvent les ruines d’un ancien château bâti du temps de Djehanghir. Les constructions qui en restent rappellent celles de Péri-Mahal, sur les bords du lac Dal au Cachemire. Il date, du reste, de la même époque, mais je trouve qu’il se donne des airs de château fort, avec ses quatre bastions; on dirait qu’il a voulu autrefois défendre la ville dont il garde l’entrée. Nous faisons ensuite une promenade au bazar, qui nous intéresse surtout par la diversité des types que nous y rencontrons. Mouzafarabad est un carrefour commercial où l’on voit affluer, à côté des marchands cachemiris, sicks et autres, des populations descendues des montagnes voisines pour y troquer des pelleteries contre des étoffes. Les habitants de la ville se composent, pour la plus grande partie, de Tchibhalis. Ce sont des Radjpoutes devenus musulmans, sans avoir pour cela embrassé le fanatisme de cette religion, car ils épousent souvent des femmes hindoues, auxquelles ils permettent de garder leur foi et d’apporter leurs idoles dans leurs foyers.
L’élément sick, venu des plaines voisines, constitue également une fraction importante de la population sédentaire de Mouzafarabad; on y trouve aussi pas mal d’Hindous, auxquels appartiennent les temples dont nous avons parlé plus haut. Les marchands cachemiris n’y font pas défaut non plus. Mais la partie intéressante de la population est certainement l’élément flottant des montagnards, qui n’y viennent surtout qu’à certaines époques de l’année. On rencontre dans cette ville des Tchilasis, des Chîns, des Souates faisant partie des républiques du Yaghestan, et même des Tchitralis de la vallée de Kounar, jusqu’à des Kafir-Siapoches. Il est naturel qu’un mélange si varié de populations ne puisse manquer d’attirer l’attention d’un anthropologiste; aussi mon mari a-t-il été occupé deux jours à mensurer ces gens et à causer avec eux. Nous prîmes, en plus, la résolution de pousser une pointe jusque dans la vallée du Naïnsoukh, limitrophe des républiques du Yaghestan. Aussitôt résolu, aussitôt fait; nous partons pour Balakot et nous poussons, après une marche très longue et très pénible, jusqu’aux environs du village Khaghân, où nous campons la nuit.
La flore de la vallée du Naïnsoukh rappelle celle des environs de Gouraiz. Les forêts y sont très belles, et le chemin presque toujours ombreux. Le lendemain, nous ne pouvions partir qu’à midi; nos chevaux, ayant marché longtemps et souvent au trot, étaient très fatigués.
Nous arrivons le soir à un petit cours d’eau, affluent du Naïnsoukh, que nous remontons jusqu’au village de Déri, situé sur le petit lac de Safamoullah. De l’endroit où nous campons, nous apercevons parfaitement le pic dénudé du Nanga-Parbot ou Diyarmir, qui s’élève à pic jusqu’à une altitude de 8160 mètres. Grâce à la différence qui existe entre ce géant et le môle extrême, le terminus pour ainsi dire de l’Himalaya occidental, aucune montagne ne fait autant d’effet par son élévation sur les voyageurs. Il suffira de dire que le Nanga-Parbot se voit de Marri à l’œil nu.
Nous passons une journée dans notre campement, pour laisser reposer nos bêtes, et nous repartons le lendemain pour Mouzafarabad, que nous atteignons rapidement et où nous retrouvons nos bagages et notre suite en parfait état. On nous montre dans cette ville un temple qui a été bâti par les soins du fils aîné du maharadjah, prince qui, dit-on, n’aime pas les Européens. Cette excursion dans la vallée du Naïnsoukh permit à M. de Ujfalvy de compléter ses études sur les tribus du Yaghestan. Il acquit la certitude qu’elles faisaient partie de la famille dardoue quant à leur complexion physique, et il put recueillir des renseignements fort curieux sur leurs mœurs et sur leurs usages.
Le Yaghestan est composé d’un nombre infini de petites républiques qui sont absolument indépendantes les unes des autres. Chacune de ces petites républiques est gouvernée par l’assemblée de ses hommes valides; cette assemblée prend des résolutions qui ne deviennent exécutoires que si elles sont prises à l’unanimité des membres; s’il se trouve des opposants, un seul suffit, l’exécution est ajournée jusqu’au moment où la majorité a pu réussir à rallier la minorité à son opinion par les moyens de persuasion. Cette coutume mérite d’être signalée, surtout de la part d’un peuple qui se prête encore à toute espèce de trafic honteux, entre autres celui des esclaves.
Les femmes du Tchitral sont, dit-on, très blanches et très belles; elles alimentent les harems de Bokhara et de l’Afghanistan.
Les brûlures sur le ventre, qui sont employées comme moyen préservatif par les Dardous et les Baltis, et dont j’ai parlé plus avant, se pratiquent pour la même cause dans le Yaghestan; mais les Dardous de ces républiques, comme les Kafir-Siapoches d’ailleurs, ne se contentent pas d’une seule brûlure: ils cautérisent aussi leurs enfants derrière les oreilles après leur naissance.
Les femmes de Mouzafarabad nous ont paru assez jolies; elles portent sous leur voile un bonnet pointu. Nous avons vu aussi des hommes qui se teignaient la barbe en rouge.
Leur costume est le même que celui des Cachemiris; par les temps froids et humides ils se drapent dans leurs grandes et larges ceintures, ce qui n’empêche pas que le matin ils grelottent en attendant patiemment le soleil, qui doit réchauffer leurs membres engourdis.
Autour de Mouzafarabad, les montagnes prennent l’aspect de collines dominées par des géants; elles sont jaunies et desséchées par le soleil. Les pluies d’orage que nous avons essuyées depuis notre départ annoncent l’approche de l’hiver. S’il pleut ici, il neige là-haut. Mais à Mouzafarabad même il y a très peu de neige; à proportion la saison hivernale est peu rigoureuse. Cependant le feu qui brûle dans l’âtre n’est certes pas de trop dans ces chambres si mal closes.
Après cette courte expédition dans ces vallées si rarement visitées, nous nous rendons à marche forcée à Kohala, la frontière du Cachemire. A cette station, nous avons de la peine à trouver des coulis, car le mounchi n’a plus aucun pouvoir; cependant nous nous en procurons au prix de huit anas par homme, et nous nous dirigeons vers Marri par des forêts où nous pouvons admirer l’acacia arabica, l’acacia modesta, le ziziphus jujuba, l’euphorbia pentagona, le manguier, le peuplier, le bananier, les bambous, le palmier (phœnix sylvestris), le pinus longifolia, le pinus excelsa, le picea nebbiana, beaux et magnifiques arbres, belle et luxuriante végétation au milieu de laquelle nous arrivons, le soir, par une nuit sombre, à Marri, sanatorium anglais, où des hôtels, des magasins, des maisons gracieusement situées sur les flancs des montagnes ombreuses nous rappellent beaucoup Simla. Mais la belle Simla reste toujours ma préférée. Est-ce parce que ce site himalayen a le premier frappé ma vue et fait vibrer en mon être de nouvelles sensations? Mais c’est celui qui m’apparaît le plus beau, le plus magnifique de tous les sanatoriums que j’ai eu l’occasion d’admirer.
De Marri on voit encore le Nanga-Parbot, ce superbe glacier qui élève sa tête blanche au-dessus du beau vert.
L’hôtel où nous descendons est presque vide; l’hiver avance, et les nombreux voyageurs sont déjà en route vers de plus chaudes contrées. Cet hôtel est certainement un des plus confortables et des plus exquis au point de vue culinaire, et nous y goûtons la meilleure cuisine que nous ayons eue aux Indes. A Marri nous prenons congé du mounchi, notre fameux colonel Gân-Patra, et des tchouprassis, qui nous avaient été d’un grand secours. Un riche bakchich au mounchi et aux autres sous-officiers fut accepté par eux avec reconnaissance, et ils nous quittèrent avec force salamalecs. Le colonel hindou que le maharadjah nous avait donné était vraiment un fort honnête homme; ses comptes, d’une exactitude rare, n’étaient pas trop exagérés. Je crois bien cependant qu’il a tiré profit de ses fonctions près de nous, vu les nombreux achats que nous avons faits par son entremise; il ne serait pas Oriental sans cela. Mais c’est un profit qui peut s’appeler honnête et que bien des Occidentaux ne se font pas faute d’accepter. Marri possède un fort bon photographe, qui fait de très belles choses; ce ne sont pas les sites qui lui manquent, c’est plutôt la photographie qui manque aux sites. Espérons que tous finiront par être connus, car le plus beau dessin ne rend jamais les paysages aussi exactement que la photographie.
Il nous faut penser à faire d’autres arrangements. Nos chevaux iront avec leurs saïs jusqu’à Raoul-Pîndi; nos bagages partiront en avant sur une charrette à bœufs pour cette ville, et nous, nous reprendrons cette petite voiture des montagnes qui s’appelle tonga, que nous avions déjà prise pour nous rendre de Kalka à Simla.
Grâce à la maladresse de François, nous eûmes presque une affaire avec l’homme qui nous avait loué une de ces tongas. Nous n’avions pu prendre la poste anglaise, qui se charge de ces transports. N’ayant pas été prévenus, nous ignorions qu’il fallût retenir sa voiture cinq jours d’avance. Nous dûmes donc passer par les tracasseries des indigènes, qui tâchent toujours de vous exploiter le plus qu’ils le peuvent. C’est un des bienfaits que leur a apportés la civilisation européenne.
Heureusement que M. de Ujfalvy, au courant de ces habitudes, n’était pas homme à se laisser faire. Nous eûmes gain de cause auprès du fonctionnaire anglais, bien qu’au contraire des Russes ils soient plutôt disposés à donner raison aux indigènes qu’à leurs nationaux.
CHAPITRE XIV
RETOUR A BOMBAY
Raoul-Pîndi.—Lahore.—Le palais du gouverneur.—Promenade à dos d’éléphant.—Mosquées et tombeaux.—De Lahore à Delhi.—Splendeurs de Delhi décrites par M. Rousselet.—Les boulevards de la ville.—Agra.—Le Tadj-Mahal.—Ahmedabad.—Bombay.—Séjour délicieux à Malabar-Hill.—Départ pour l’Europe.
Nous partons enfin pour Raoul-Pîndi. La route, construite par les Anglais, est superbe et côtoie de belles montagnes qui paraissent des collines à nos yeux accoutumés à la vue des monts du Thibet.
Le soir, la route poudreuse nous avertit de l’approche de la ville. Les immenses plaines qui entourent la cité sont coupées par une large route, où nous rencontrons pas mal de charrettes. La descente qui amène à Raoul-Pîndi est assez rapide, car Marri est à 2400 mètres au-dessus de la mer, et, quelques heures après, nous étions à 550 mètres seulement.
Raoul-Pîndi est un endroit très fréquenté; c’est aussi la route pour aller en Afghanistan; le passage des officiers y est donc nombreux. C’est dans cette petite ville qu’on se débarrasse de tous les objets nécessaires au voyage du Cachemire. Mais le moment est mal choisi pour nous, car tous les voyageurs sont déjà revenus.
On ne peut cependant choisir son temps dans des pays où les saisons sont un obstacle au voyage. Les hôtels sont pleins, et dans celui où nous descendons on peut à peine nous donner une misérable chambre. Bref, il est décidé que nous laisserons nos chevaux sous la garde de notre saïs, afin qu’en restant un peu plus longtemps il puisse s’en défaire à un meilleur prix. Les autres objets seront vendus aux enchères par l’entremise d’un Parsi.
Quant à nous, nous partirons le plus vite possible pour Lahore, car, si nous attendions la vente de nos effets, le prix de nos dépenses à l’hôtel excéderait bien au delà le surplus que nous pourrions en retirer. Il faut que nous subissions une perte énorme, nous devons nous y résigner. Par exemple, ma selle, qui est magnifique et qui m’a coûté près de trois cents francs à Paris, n’atteindra, m’a-t-on dit, que quinze roupies, soit un peu plus de trente francs, et encore! Tout sera à l’avenant. Il faut nous y attendre. Pendant que nos affaires se règlent, nous nous promenons le soir dans la ville, qui possède de larges et longues avenues plantées d’arbres. La ville anglaise est, comme toujours, éloignée du bazar; les maisons, très peu élevées, toutes construites sur le même modèle, sont entourées de jardins.
L’entretien des routes et des allées est magnifique, et l’empierrement en est parfaitement fait. On arrose afin d’éviter la poussière, mais celle-ci est pourtant considérable. Nous voyons de magnifiques chevaux qui semblent énormes à nos yeux accoutumés aux poneys des montagnes. Ils sont, en effet, très grands, et s’appellent walers. Ces animaux viennent d’Australie et sont le produit d’un croisement. La race chevaline que les Anglais ont introduite dans l’Australie s’est parfaitement acclimatée et les chevaux sont très beaux. Le chemin de fer siffle à nos oreilles, et la quantité d’indigènes qui s’en servent et qui vont regarder l’arrivée et le départ des trains est considérable.
Le 29 au soir nous prenons nos places pour Lahore. Il est tard, et malgré cela la chaleur est plus grande qu’à Marri; pourtant nous sommes dans la saison d’hiver.
Le chemin de fer de Raoul-Pîndi à Lahore est un peu dangereux, car il parcourt une pente très raide, et les éboulements sont assez fréquents. Nous dormons malheureusement au moment de ce passage, dont nous n’aurions, du reste, pas très bien pu nous rendre compte la nuit. Les chemins de fer sont bien organisés, et le prix des places, relativement aux distances énormes qu’on franchit, est très peu élevé.
Que nous sommes heureux de retrouver ce genre de locomotion occidentale! Nous humons la civilisation à l’odeur de cette fumée épaisse qui s’échappe en hurlant de ce noir tuyau. Son souffle ardent et puissant nous emporte avec une vitesse inaccoutumée, et la silhouette de notre patrie nous apparaît déjà dans notre imagination. Que de lieues il nous reste pourtant encore à faire!
Le matin nous sommes à Lahore; nous avons dormi et nous nous trouvons dispos.
Le pont que les Anglais ont construit sur le Ravi ou l’Hydraote des anciens est très beau.
Elle est une de nos vieilles connaissances, cette rivière; aussi la revoyons-nous avec plaisir.
Un malentendu a empêché sir Robert Egerton d’envoyer ses voitures à notre rencontre, mais le mal n’est pas grand, la gare en est remplie. Nous en prenons deux, une pour nos bagages et une pour nous, et nous nous faisons conduire au palais du gouverneur.
Sir Robert et lady Egerton nous reçoivent avec leur grâce accoutumée et s’excusent vivement de ce malentendu.
C’est avec sir Robert Egerton et sa femme que le soir, au coucher du soleil, nous visitons la ville. Nous sommes traînés dans une magnifique voiture à quatre chevaux escortée de deux cavaliers. Au trot de ce bel attelage nous parcourons les grandioses avenues que les Anglais ont fait percer.
Lahore est la capitale du gouvernement du Pendjab, pays des cinq rivières. Le Satledj, le Béia, le Ravi, le Tchinab et le Djelum arrosent ce pays, très peuplé et bien cultivé. Il est renommé pour sa salubrité, et l’hiver y est plus froid que dans les autres parties de l’Inde. Dans la saison où nous sommes, les soirées, les matinées et les nuits sont très fraîches; mais, lorsque le soleil donne, il fait encore excessivement chaud.
Toutes les productions qu’on y transporte s’acclimatent très bien, et les Anglais y ont fait de nombreuses plantations; des arbres s’élèvent maintenant en grand nombre au-dessus de ses immenses plaines. Les chevaux, qui y sont très beaux et très solides, ressemblent, dit-on, à ceux de l’Irak.
Cette ville célèbre est très ancienne, et autrefois, avant le passage du cap de Bonne-Espérance, de nombreuses caravanes la fréquentaient, de sorte que le commerce y était très grand. Sa position l’a rendue le théâtre de guerres sanglantes. Ses habitants ont toujours bravement résisté aux invasions, mais le succès n’a pas toujours été de leur côté, et ces luttes l’ont soumise à différents maîtres dont elle a dû subir le caprice.
Houmaïoum et Jehan-Ghir la comblèrent d’embellissements; mais leurs successeurs l’abandonnèrent pour Delhi. Le Ravi lui-même a changé de place, et, suivant les faveurs de la fortune, s’est éloigné de la ville, la délaissant d’un quart de lieue à peu près, ce qui a beaucoup nui à son commerce. Près d’elle, dans une montagne voisine, on trouve une mine de sel très abondante; et le sable et la vase de ses nombreuses rivières recèlent de l’or, de l’argent et du cuivre.
Les Anglais en ont fait la capitale de leur gouvernement: deux routes magnifiques, longues de cent vingt lieues, conduisent l’une à Delhi, l’autre au Cachemire, mais rien n’y fait; la fortune l’a abandonnée, et Lahore est une ville déchue de ses anciennes splendeurs.
C’est encore dans cette ville que fut découverte la manière de faire l’essence de rose. On raconte que la favorite (Begoum) du sultan, cherchant tous les moyens de captiver davantage l’empereur, eut l’idée de lui faire prendre un bain dans un étang de roses: elle fit donc emplir un des réservoirs de son jardin. Le soleil brûlant des Indes chauffa cette eau, l’essence qu’elle contenait se concentra et se transforma en huile qui remonta à la surface de l’eau. On crut à une corruption et l’on s’empressa de nettoyer le bassin, mais l’odeur délicieuse qui s’échappait en faisant ce nettoyage donna l’idée d’extraire des roses le parfum exquis qui s’exhale de cette fleur et en fait cette reine de tous les pays qu’elle embellit de sa présence. A partir de cette époque, les rois de ces contrées se baignèrent dans cette eau parfumée, et la célèbre baignoire en agate toute sertie d’or, qui avait la forme d’un bateau, pouvait en contenir huit muids. C’est dans cette baignoire que les successeurs des sauvages et grossiers Mongols, nés sous une tente et accoutumés à toutes les intempéries, à toutes les vicissitudes d’une vie errante, baignèrent leurs membres amollis et habitués maintenant au luxe et aux splendeurs qui s’attachent au trône de ces paresseux pays asiatiques.
Sur le dos d’un éléphant surmonté d’un nikdember, sorte de palanquin dont je ne vanterai pas la commodité, et en compagnie de M. Dane, nous visitâmes la vieille ville de Lahore.
Ces rues étroites, aux maisons coloriées, sont de beaucoup plus animées que celles des autres villes que nous avons parcourues. Sur notre éléphant, nous sommes à la hauteur des balcons et des croisées, ces croisées orientales percées de mille trous, à travers lesquelles les femmes de haute condition peuvent satisfaire leur avide curiosité. Les autres sont hardiment aux fenêtres et nous regardent étonnées; avec un peu de bonne volonté nous pourrions leur serrer la main.
Notre lourde et majestueuse monture tient presque toute la largeur de la rue sans trottoir; les passants se réfugient sur la porte des boutiques; les chameaux se garent contre les maisons, et les chevaux, tremblants à la vue de leur ennemi, se cabrent sous leurs cavaliers.
Comment n’avons-nous pas causé d’accidents? c’est ce que je ne saurais dire.
Nous nous arrêtons d’abord à plusieurs mosquées magnifiques, puis à une resplendissante galerie de glaces et à un petit palais, véritable bijou de marbre au milieu de verdure, bâti par un roi sick.
Toutes ces splendeurs passèrent devant nos yeux éblouis, et si je ne vous en fais pas une description, chère lectrice, c’est que j’aime mieux vous renvoyer au magnifique ouvrage de M. Rousselet, édité avec un grand luxe par la maison Hachette. Vous y gagnerez, chère et aimable lectrice, car ses splendeurs sont admirablement décrites par notre illustre compatriote, qui nous a précédés il y a longtemps dans ces pays lointains.
Le palais du gouverneur est le reste d’un ancien bâtiment, et la salle à manger de Lahore était autrefois un tombeau superbe. Sa voûte, qui s’élève sombre et haute, reçoit des convives pour lesquels elle n’avait pas été construite. Ses murs discrets en gardent le bruit, et sa fraîcheur est un de ses plus grands attraits. Le jardin qui entoure cette demeure est ravissant; les terrains, jadis en friche, sont ornés maintenant de délicieux bosquets, de vertes pelouses et d’arbres touffus. Partout les Anglais ont fait des plantations et ont changé l’aspect des plaines nues du gouvernement du Pendjab. A Lahore, il y a aussi un musée très complet de toutes les belles antiquités qui ont été trouvées dans l’Inde; nous l’avons visité et nous l’avons admiré.
Sir Robert Egerton va partir pour une grande inspection; il veut s’assurer de visu si la province dont il a été le gouverneur pendant cinq ans a été administrée comme elle devait l’être, et si ses ordres ont été exécutés avec soin. Mme Egerton l’accompagnera.
Ces visites de hauts personnages sont une grande affaire; c’est un déplacement d’à peu près deux mille personnes. Les tentes sont toujours doubles, de façon que lorsqu’on quitte la halte, l’autre tente doit déjà être posée à la station suivante. Puis, comme il fait froid, elles sont meublées de poêles, en sorte que le confort de la vie suivra les voyageurs.
Ce décorum asiatique est de rigueur, et les Anglais, tout en le réduisant le plus possible, ont dû s’y soumettre, sous peine de passer pour de piètres personnages aux yeux de leurs sujets vaincus, mais non conquis.
Je lis en ce moment les belles pages de M. Taine: les Origines de la France contemporaine; et la description du faste et des dépenses de la cour de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI me rappelle ces monarques asiatiques aux dépens desquels vivent des milliers d’individus plus ou moins utiles. C’est une conséquence immédiate du despotisme personnel et de la possession d’un seul dans l’État, mais qui au profit du luxe a son bon côté.
Les Anglais ont établi aux Indes une coutume assez bonne, et en tout cas très juste. Les postes élevés ne peuvent être conservés par leurs titulaires au delà de cinq années.
Cet état de choses permet à un plus grand nombre de fonctionnaires capables et intègres de parvenir à ces situations importantes. Au bout de ce temps ils sont mis à la retraite, comme je l’ai déjà dit, avec 25 000 francs de pension.
Ce départ forcé est un grand crève-cœur pour chacun: plus d’un pousse des soupirs de regret, s’éloigne le cœur gros de ces délicieuses demeures et pense avec peine, mais non avec envie, au sort de ses successeurs.
La maison était donc tout en émoi, mais calme et cependant tranquille; tout se faisait par ordre, et M. Dane lui-même ne laissait entrevoir sa préoccupation que par une agitation un peu plus vive que de coutume.
Aussi notre séjour ne fut pas de longue durée, et, malgré l’amabilité de notre amphitryon, nous résolûmes de partir le plus vite possible, ce qui, du reste, nous était on ne peut plus agréable: nous aspirions au repos et il fallait que nous nous arrêtassions encore à Delhi.
Nous ne pouvions faire un voyage dans l’Inde sans aller admirer cette originale cité. C’était déjà bien assez d’avoir été obligé de brûler Amritsir, la ville au temple d’or des Sicks, située à une heure au plus de Lahore, dans le gouvernement du Pendjab. Mais en ce moment une épidémie de fièvre cholérique la ravageait, deux cent cinquante personnes mouraient par jour de cette horrible maladie, en sorte qu’on nous déconseilla fortement de nous y arrêter.
Après avoir été jusqu’au fin fond du Baltistan, par des chemins où chaque pas est un danger, contempler les plus beaux glaciers du monde, et en être revenus sans aucun accident, il eût été plus que désagréable de mourir en revenant frappés par une de ces maladies aveugles.
Donc, malgré notre grand désir, nous nous résignons à être raisonnables, mais c’est avec regret que nous prenons nos places pour Delhi.
Le chemin de fer de Lahore à Delhi met vingt-quatre heures à franchir cette énorme distance.
Il est impossible de pouvoir se rendre bien compte de la route: lorsque le soleil donne, il faut fermer les fenêtres. Chaque ouverture qui est dans le compartiment peut se clore au moyen d’une jalousie, d’un carreau bleu et d’un carreau blanc.
Ces trois fermetures sont indispensables; par ce soleil indien et par cette poussière, quand ce n’est pas l’une de ces incommodités, c’est l’autre.
Le seul moment agréable qu’on ait dans ces voitures roulantes est le soir à la tombée du jour, ou le matin à l’éveil de l’aurore; mais celle-ci est courte, le soleil l’a vite remplacée, et les triples fermetures doivent lui barrer le chemin.
C’est le matin que nous arrivons à Delhi, cette rivale de Lahore, qui s’appelait autrefois Indra-Prost’ha, c’est-à-dire demeure d’Indra. Cette ancienne capitale de l’empire mogol comptait autrefois plus de deux millions d’habitants. Située entre les provinces d’Agra, d’Adjmir et les montagnes de l’Himalaya, elle est arrosée par deux rivières: le Gange et la Djoumna. Son climat est doux et plus tempéré, le sol est fertile, l’état sanitaire de la province se ressent de son air pur. Ainsi le choléra, qui avait envahi Lahore et qui venait à peine de finir lorsque nous y étions, ne l’avait pas atteint.
Ces montagnes recèlent aussi de l’or, de l’argent, du plomb, du cuivre et du fer; ce dernier est si doux et si malléable qu’il est impossible de l’employer à tous les ouvrages. L’acier lui est bien supérieur; il est même de très bonne qualité.
Il faut bien dire que relativement l’or et l’argent sont rares aux Indes, et les mines de ces métaux ne sont pas nombreuses, mais les pierres précieuses y abondent; les diamants de Golconde sont réputés les plus beaux du monde; viennent ensuite le saphir et le rubis.
Imaginez-vous qu’on trouve cette pierre, qui fait l’ornement le plus envié, dans des morceaux de terre jaunâtre ferrugineuse! Que de travail et d’intelligence il a fallu à l’homme pour y tailler ces facettes étincelantes et inaltérables! Des siècles et des siècles se sont écoulés, et cette pierre est toujours restée la plus précieuse de toutes. Une seule rivalise avec elle, surtout aux yeux des Orientaux, qui ne savent pas tailler les pierres: c’est la perle fine, leur bijou favori, qui, suspendu au cou de tous leurs chefs, est toujours de mode. Car la mode, chez eux, n’est point une souveraine capricieuse comme chez nous; ce que leurs parents ont porté, ils le portent encore et le porteront sans doute toujours.
Ces perles se vendent à des prix fabuleux; elles vont quelquefois jusqu’à deux et trois mille roupies.
C’est sur la route de Ceylan, dans le golfe de Manar, que les pêcheurs se rendent pour trouver les fameuses huîtres qui les contiennent. Quand ils reviennent avec leur pêche, la vente de leur produit commence. Cette vente est pour ainsi dire une loterie, car le vendeur ne sait pas ce qu’il vend, ni l’acheteur ce qu’il achète. Ces mollusques, en effet, sont vendus par tas, et quelquefois un lot renferme beaucoup plus de perles qu’un autre.
Mais il n’y a pas moyen de faire autrement, les huîtres sont fermées, il faut acheter chat en poche, et les échanger contre des roupies d’or ou d’argent ou bien encore contre des traites payables chez les banquiers et que les indigènes acceptent avec grande confiance.
Est-ce un bon lot, en est-ce un mauvais? Rien ne peut l’indiquer. Trouvera-t-on des perles de la nature de celles qui ornèrent le ruban de Hyder-Ali et qui, au nombre de soixante-dix, formaient un double rang et valaient ensemble le prix fabuleux de six cent dix mille francs?
C’est aussi de ces montagnes qui enferment Delhi qu’on tire le borax, si utile à nos blanchisseuses. La différence est grande entre cet ingrédient et le précieux diamant qui sort aussi de leur sein. Mais tout s’enchaîne dans la vie, et c’est en mêlant l’agréable à l’utile que celle-ci s’écoule avec la plus grande facilité.
La province de Delhi est le rendez-vous naturel des plus belles fleurs et des meilleurs produits de l’Inde; c’est probablement à cette réunion de faveurs qu’elle a dû sa prospérité et sa splendeur.
Quelle belle ville elle était autrefois, avec ses palais, ses jardins les plus beaux du monde, ses trente et quelques portes par l’une desquelles Timour entra pour prendre possession de cette superbe cité!
Elle fut détruite et rebâtie, et aujourd’hui encore, bien qu’elle ne puisse pas se comparer à l’ancienne, c’est une ville qui, quand on l’a vue, reste dans la mémoire.
La beauté de ses monuments, de ses mosquées aux sveltes minarets dont l’œil ébahi contemple les merveilles, ces palais en marbre travaillé comme les plus fines dentelles, ces rues larges dans lesquelles un peuple bigarré se presse, se heurte, se coudoie, s’agite avec cette majesté orientale qui ne l’abandonne jamais dans les plus simples actions de la vie, ces jardins merveilleux, modèles de goût et d’arrangement, ce trône splendide qu’on ose à peine croire destiné à un mortel, toutes ces choses laissent une impression ineffaçable, que l’éloignement, loin d’amoindrir, augmentera encore.
L’imagination ne verra plus ces quelques rues étroites, restes encore parlants de l’époque où la défense d’atteler des chevaux était un édit des plus humains. Les empereurs eux-mêmes n’enfreignaient pas la règle, et leurs chars riches et somptueux s’avançaient au pas lourd et traînant des bœufs.
Qu’elle devait donc être belle, cette ville aux trois cités décrites par Schériffedin, l’historien du célèbre Tamerlan, l’heureux vainqueur mogol qui, en sortant de la glorieuse Samarkand, trouvait encore une plus merveilleuse capitale!
C’est encore à M. Rousselet, chère lectrice, que je vous renverrai pour connaître les splendides beautés de cette métropole asiatique. Nul mieux que lui ne nous fera connaître les bâtiments incomparables créés par ce peuple; son style étincelant vous mettra devant les yeux toutes ces fantastiques conceptions orientales.
Nous quittons Delhi avec l’idée de ce que peut être une de ces villes dont les contes des Mille et une Nuits ont peuplé notre mémoire d’enfant. Qui n’a pas vu ce spectacle, n’a rien vu de l’Orient.
Le chemin de fer nous emporte; que notre imagination nous retrace encore ce coup d’œil animé et grandiose!
Nous sommes obligés de faire un coude pour aller à Agra, capitale des provinces nord-ouest du Bengale. Cette ville, bâtie sur la rive droite de la Djoumna, doit sa renommée au magnifique tombeau de Tadj que l’empereur Jehan-Ghir fit élever pour demeure dernière à sa femme bien-aimée, Nour-Djihan.
C’est la merveille des merveilles, et M. Rousselet en fait une description complète, ainsi que de la belle mosquée Mouti-Mousgide ou mosquée des Perles. Quant à la ville elle-même, elle n’a rien d’intéressant, mais la forteresse qu’Akbar fit bâtir lorsqu’il voulait faire de cette cité la plus belle de l’Inde, est encore debout.
Le commerce fleurit dans cette ville. Ses couvertures, ses étoffes, ses tapis et ses glaces sont renommés. L’indigo et la cochenille sont des produits excellents chez elle et, par suite, excessivement recherchés par les commerçants.
Après ce temps d’arrêt obligé, nous reprenons la voie ferrée qui doit nous conduire à Bombay en passant par Ahmedabad, ville de Guzzerat, riche en mosquées, en mausolées.
Les premières sont toujours entourées de jardins et bâties sur de hautes terrasses; ses maisons, en bois et en briques, ne sont pas peintes, chose rare dans l’Inde.
D’Agra à Bombay, lorsqu’on va directement on met quarante-huit heures en chemin de fer. Si l’on flâne un peu, le trajet est plus long; c’est vous dire combien nous étions fatigués lorsque nous remîmes le pied dans cette ville.
A notre arrivée, le consul de France, le très aimable M. Drouin, nous attendait à la gare et nous offrait sa ravissante demeure pour habitation. Nous acceptâmes franchement et avec plaisir. Nous nous y rendîmes. Il était dix heures du matin, et le 10 novembre, malgré cette époque d’hiver, le soleil brillait, le ciel était bleu, et le thermomètre marquait 25 degrés à l’ombre.
Le mois que nous passâmes sous ce toit hospitalier sera pour nous un mois inoubliable.
Tout s’y trouvait réuni pour nous faire regretter ce séjour. Tant il est vrai que ce sont les personnes elles-mêmes qui nous font plus ou moins aimer les lieux visités. Bombay nous paraît plus charmant que la première fois, et la ville indigène plus originale encore.
En compagnie de notre aimable cicerone, nous vîmes des choses que nous n’aurions jamais pu admirer sans lui. Mais la danse tant vantée des bayadères est, pour mes yeux européens, un charme que je ne goûte pas. Pourtant le nautch auquel nous assistâmes était intéressant, mais je me suis toujours demandé pourquoi les plus laides, et surtout les plus vieilles, avaient le plus de succès. Ce sont celles-là pourtant qu’on retient d’avance, et, lorsque la saison des danses est arrivée, elles ne savent plus que faire pour arriver à contenter leurs nombreux admirateurs. Elles sont toutes généralement assez riches; cependant je suis encore à me demander ce qu’on peut trouver en elles. Leur danse des poignards est extraordinaire, mais leurs chants et leurs voix nasillardes me semblent étranges; une longue durée de ce divertissement m’agacerait les nerfs, tandis qu’il ravit les Hindous.
Du reste, il faut s’habituer à tout; notre œil se fait aux objets qui nous entourent, et je suis persuadée qu’après quelque temps de séjour dans ces pays, nos mœurs nous paraîtraient tout aussi extraordinaires que celles de ces contrées asiatiques lorsque nous les avons vues pour la première fois.
En me promenant dans nos campagnes, j’ai quelquefois comparé nos paysannes à celles de Bombay, et je dois dire que la balance était du côté de ces dernières. Quelle grâce dans leur démarche, dans leur attitude, dans leur pose et dans leur délicieuse étoffe drapée autour de leurs corps! comme elles nous rappellent bien ces statues antiques portant leur amphore sur l’épaule! Il semble que les siècles se soient arrêtés pour elles; tandis que les nôtres, actives, affairées, déviées sous le poids de leurs travaux, sans grâce dans leurs costumes, ne militent pas en faveur de notre civilisation moderne.
Pourtant il ne faut pas croire non plus que là-bas tout soit beauté, et, si le côté artistique frappe les yeux des étrangers, le séjour prolongé y fait découvrir des horreurs inconnues à notre siècle.
Ces pauvres presque nus, à l’aspect sordide, qui portent d’une main un vase plein de charbons brûlants et de l’autre un crâne rempli d’ordures dégoûtantes, mendiant de porte en porte, suppliant les passants qui leur refusent, et mangeant, comme pour les punir, ces saletés des rues: des enfants nus qui se roulent et courent sous ce soleil ardent; d’autres mendiants enfin, un balai à la main, afin de nettoyer la place sur laquelle ils reposent, et ce n’est pas la propreté qui les fait agir, c’est un sentiment plus qu’humain: ils craindraient de tuer le plus petit insecte et se laisseraient plutôt dévorer par la vermine que de la tuer pour s’en débarrasser. Qui n’a vu ces choses ne pourrait croire combien l’ignoble et le sublime se heurtent de près en ces pays; aussi l’œil, une fois habitué à ces spectacles de chaque instant, n’en voit-il plus les laideurs, et les côtés artistiques s’en détachent d’autant plus par les contrastes.
C’est au milieu de ces nouveautés tant appréciées des artistes que le 9 décembre s’approchait à grands pas.
A la date de ce mois, le bateau qui devait nous emmener vers l’Europe allait nous arracher aux douceurs de la contemplation; nous allions quitter notre sympathique hôte. De cette amitié naissante la souvenance seule nous resterait, car un immense horizon allait bientôt nous séparer, et les lettres seules, ces souvenirs voyageurs, nous apporteraient des nouvelles.
Aussi, le 9 venu, nous nous serrâmes la main avec effusion; le consul nous accompagna sur le bateau; le temps était toujours splendide; la mer était belle.
Nous ne pûmes nous dire aucune parole, car il est des sentiments qui ne peuvent se traduire, et rien ne lie comme les pays lointains. C’est un parfum de la patrie que celui-ci apporte, c’est une remembrance de notre vie que l’autre garde.
Enfin le navire leva l’ancre, le port de Bombay disparut à nos yeux, et les montagnes elles-mêmes se voilèrent dans la nuit.
C’en était fait; tout ce que nous avions vu, admiré et senti n’était plus qu’un souvenir.
Souvenir délicieux que nous allions savourer à l’ombre de notre patrie.
Ah! chère lectrice, si vous voulez jouir d’un pareil bonheur, d’une sensation délicate et indéfinie, faites comme moi: allez vers des pays lointains, et le charme que vous en rapporterez sera la plus grande récompense des fatigues et des émotions passées.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
| CHAPITRE PREMIER DE TRIESTE A BOMBAY |
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|---|---|
| Départ.—Aventure en chemin de fer.—Trieste.—Nous nous embarquons.—L’Adriatique et la Méditerranée.—Port-Saïd.—Le canal de Suez.—Orgueil justifié.—La mer Rouge et ses dangers.—Les rochers d’Aden.—L’océan Indien.—Enfin Bombay. | 1 |
| CHAPITRE II DE BOMBAY A SIMLA |
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| Arrivée à Bombay.—Watson’s Esplanade Hotel.—Les Parsis.—Les tours du silence.—Mariage parsi.—Types de Bombay.—École de dessin.—Départ.—Allahabad.—Bénarès.—Oumballah.—Nature de l’Himalaya.—Simla. | 15 |
| CHAPITRE III SIMLA |
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| Simla.—Le docteur Leitner.—Mensurations anthropologiques.—Étoffes.—Bijoux, émaux.—Traitements des fonctionnaires aux Indes.—Le mont Djako et son saint.—Quelques mots sur les différents degrés de sainteté des fakirs.—Réflexions philosophiques.—Une fête dans un couvent de jeunes filles.—Départ.—Environs de Simla.—Fagou.—Mandian.—Komarsîn. | 35 |
| CHAPITRE IV LE KOULOU |
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| Doulârch.—Pays du Koulou.—Mariages précoces.—Du plaisir d’être veuve dans l’Inde.—Incinération des veuves. —Beauté et grâces des femmes hindoues.—Étrange manière de refuser un pourboire.—Traversée d’une passe.—Fanatisme hindou.—Sikhs.—Bijoux.—Habillements.—Polyandrie.—Étrange édit.—Soultanpour.—Oracle.—Mensurations.—Description du palais.—Curieux accidents.—Passage des rivières au moyen d’outres. | 56 |
| CHAPITRE V LES VALLÉES DE MANDI ET DE KANGRA |
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| Départ de Soultanpour.—La mule de M. Clarke.—La passe de Babou.—Le Mandi.—Visite aux ruines d’une antique forteresse.—Surpris par l’orage.—Le temple de Baïdjnath.—Les vallées de Mandi et de Kangra.—Nous traversons des torrents.—Lucioles et choléra.—Dharmsala.—Plantation du thé.—Sa fabrication.—Kangra.—Le temple d’or, le bazar.—Voyage dans la plaine.—Nourpour. | 87 |
| CHAPITRE VI LE TCHAMBA |
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| Mauvais rêves, bonnes nouvelles.—De nouveau les corniches.—La panthère aimable.—Le Tchamba.—La ville.—Le radjah Sham Singh.—Son caractère, son histoire, sa famille, son entourage.—Un cadeau superbe accompagné d’un autographe.—Le durbar.—Les Gaddis et leurs danses.—Sham Singh et son père.—Manghieri.—M. Clarke n’aime pas le voyage à cheval.—Les frontières du Tchamba.—Les envoyés du maharadjah du Cachemire.—Le Padri-Pass et ses difficultés. | 120 |
| CHAPITRE VII LE BADHRAWAR ET LE KICHTWAR |
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| «Route impossible!»—Descente à l’avenant.—Badhrawar.—Nous montons par une échelle dans notre habitation.—Curiosité des Orientaux.—Histoire d’un lit.—Départ par une pluie torrentielle.—Une rivière débordée.—Nous passons la nuit dans une étable.—Mœurs et coutumes.—M. Clarke tombe malade.—Les Paharis, leur type, leur costume.—Les chutes d’eau de Kichtwar.—Le Tchinab.—Un bungalow du maharadjah trop habité.—Bohtoti.—Ramban.—Ramsou.—Le Banihal-Pass.—Enfin le Cachemire! | 146 |
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CHAPITRE VIII LE CACHEMIRE |
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| Désenchantement!—Souvenir de Jacquemont.—Verinagh.—Le palais, l’étang poissonneux.—Islamabad.—A la recherche d’un gîte.—Des maisons à plusieurs étages.—Écorces de bouleaux et papier du Cachemire.—Les ruines de Martand, navigation sur le Djilam.—Aspect de Srinagar.—Malaises.—Un excellent médecin. | 181 |
| CHAPITRE IX SRINAGAR ET SES CURIOSITÉS |
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| Le résident anglais.—Demande d’audience chez le maharadjah Rambir-Singh Bahadour.—M. Dauvergne.—Description de Srinagar.—Chez le roi.—Le Takhti-Soliman.—Mensurations anthropologiques.—Types et caractères des habitants.—Les brahmines d’aujourd’hui et ceux du temps d’Akbar.—Les Pandits, le plus beau type des Indes.—Promenade dans la ville.—Commerce et industrie.—Tissus, bijoux, objets en bronze, en argent et en papier mâché.—Chez Samed-Châh.—Pandriten.—Cadeau du maharadjah.—Srinagar au clair de lune.—Départ pour le Baltistan. | 206 |
| CHAPITRE X LE BALTISTAN |
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| Sortie de la vallée de Cachemire.—Le col de Radjdiangan.—La vallée du Kichanganga.—Gouraiz.—Les Dardous, types, mœurs, habitations.—La musique du maharadjah.—Un cheval dangereux.—Barzil.—Deux cols à franchir.—Le plateau du Déosaï.—Le mal de montagne.—Le Bourdjila.—Skardo, capitale du Baltistan.—Les habitants.—Type balti.—Les tazis de Ghilghit.—Le jeu de polo.—Une pipe arabe du XIVe siècle. | 249 |
| CHAPITRE XI LE BALTISTAN (SUITE) |
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| L’antique Indus.—Passage taillé dans le roc.—Chigar.—De superbes montagnes.—Tchoutroun.—Pakhpous et Chakchous.—Askolé.—Le Moustagh Pass, le plus vaste glacier du monde, et le Dapsang.—Retour à Skardo.—Nous augmentons notre collection ethnographique.—La danseuse désolée.—Où il est démontré que la plus généreuse hospitalité revient parfois cher.—Les travaux exécutés par Manghel-Djou, gouverneur du pays.—Parkouta.—Tolti.—Karmagne.—Un site merveilleux.—Un pont de corde d’un passage peu agréable.—Altintang.—Karkitchou et la vallée du Sourou.—Les Baltis, leurs caractères et leurs qualités.—Dras.—Les Ladakis, leur type et leurs mœurs.—Le Zodjila.—Sonmarg.—Retour à Srinagar. | 297 |
| CHAPITRE XII LES ENVIRONS DE SRINAGAR |
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| Anglais et Russes.—Nous faisons des collections.—Goupikar.—Politesse des Cachemiris.—Réponse du maharadjah.—Proverbes.—Promenades du maharadjah.—Une fabrique française.—Le lac Dal.—Naissance d’un batelier.—Les fakirs.—Le Pandit Ramdjou et son temple.—Les palais des environs de Srinagar.—Le Chalimar, le Nichad, le Chichmenché.—A la recherche de crânes.—L’île Jacquemont.—Pensées et rêves.—L’art des cuivres aux Indes. | 377 |
| CHAPITRE XIII DE SRINAGAR A MARRI |
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| Départ de Srinagar.—Voyage sur le Djelum.—Générosité du maharadjah.—Tempête.—Le lac Oualar.—Baramoullah.—Souvenir de Bernier.—Le temple de Baniar.—Ouri et son antique mosquée.—Mouzafarabad.—La vallée du Naïnsoukh.—Les Tchilasis.—Nous reprenons la grande route.—Kohala.—Marri et ses délices.—La vue du Nanga-Parbot. | 412 |
| CHAPITRE XIV RETOUR A BOMBAY |
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| Raoul-Pîndi.—Lahore.—Le palais du gouverneur.—Promenade à dos d’éléphant.—Mosquées et tombeaux.—De Lahore à Delhi.—Splendeurs de Delhi décrites par M. Rousselet.—Les boulevards de la ville.—Agra.—Le Tadj-Mahal.—Ahmedabad.—Bombay.—Séjour délicieux à Malabar-Hill.—Départ pour l’Europe. | 433 |
Coulommiers.—Typog. P. BRODARD et GALLOIS.