Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2)
VOYAGE
EN ESPAGNE.
Je descends d’une famille illustre de Castille, où est la meilleure noblesse d’Espagne. Mon père, dévoré d’ambition, était un des plus assidus courtisans de Ferdinand VI; il ne voyait de bonheur qu’auprès du roi, et de la gloire que dans les titres et les décorations. Ce qu’il ambitionnait le plus ardemment, était d’être tutoyé par les premières familles du royaume, et de jouir des honneurs de la grandesse. Il obtint l’un et l’autre après vingt ans de sollicitations et d’assiduité; mais il manqua quelque chose à sa félicité: il ne put acquérir avec la grandesse le privilége qui permet de se couvrir devant le roi.[1] Hélas! au moment de son triomphe, un rhumatisme goutteux l’accabla de douleurs et termina, après deux ans de souffrances, sa gloire, ses projets et sa vie. Il m’avait présenté jeune à la cour, en me disant: Mon fils, si tu veux parvenir, profite de la leçon d’un courtisan anglais qui avait vieilli, toujours en place, sous trois rois. On lui demanda comment il avait pu se maintenir à travers tant de révolutions et d’orages; en étant, dit-il, roseau et non pas chêne. Je fus nommé, à l’âge de seize ans, alferez (enseigne) dans la garde espagnole; j’y servais depuis deux ans, lorsqu’un jour me promenant au Prado[2] avec un de mes camarades, j’aperçus deux femmes, la mère et la fille, fort inquiètes de la perte d’un petit épagneul égaré dans la foule. Elles allaient, venaient, revenaient, appelant Joya (bijou): c’était le nom du petit chien. Frappé de la beauté et de l’inquiétude de la jeune personne, je l’abordai et lui offris de chercher Joya. La mère et la fille acceptèrent mes offres avec l’expression de la reconnaissance. Après avoir pris le signalement de l’heureux bijou, je me mis à sa poursuite. J’eus le bonheur de le reconnaître dans les bras d’un grand escogriffe; je l’abordai et le priai de rendre ce chien qui ne lui appartenait pas. Il refusa avec audace; mais la vue de l’uniforme des gardes et mon épée, sur laquelle je portai la main, lui firent lâcher sa proie: je courus triomphant, la porter à sa belle maîtresse. J’étais suivi d’une foule de curieux qui criaient: Guapo, valiente! et qui apprirent à ces deux dames comment j’avais enlevé ce trophée. Mon zèle, mon courage et surtout la vue du charmant Joya, pénétrèrent leur cœur de joie et de reconnaissance. La jeune personne me fit les plus tendres remercîments. Doux et cruels souvenirs! O dona Francisca, que tu étais belle! quel charme ineffable t’environnait! J’offris à ces deux inconnues de les accompagner chez elles, et je fus accepté. La mère m’apprit qu’elle était la femme du peintre don Moreno; qu’ils n’avaient d’autre enfant que dona Francisca, et que leur unique chagrin était de n’avoir pas de fortune à lui laisser. — Vous avez, lui dis-je, dans votre fille un trésor inappréciable. Frappé d’un trait nouveau, épris déjà de cette belle enfant, elle avait à peine quinze ans, je ne pus me résoudre à me séparer d’elle pour jamais. Je dis à sa mère que j’avais du goût pour l’art de Raphaël et de l’Espagnolet; en effet, je le cultivais depuis un an; et que si son époux voulait me permettre d’aller chez lui prendre des leçons, je serais flatté de devenir l’élève d’un si bon maître. Dona Catalina, c’est le nom de la mère, me promit de lui en parler, et m’autorisa à venir le lendemain chercher la réponse. Je passai la nuit dans la douce agitation d’un cœur qui s’ouvre à l’amour pour la première fois. Je fus exact au rendez-vous; mais je ne vis point cette qui déjà fixait tous mes vœux. Je fus bientôt d’accord avec le père sur le prix des leçons. Je m’appliquai au dessin, et mon goût pour cet art libéral s’accrut avec mes progrès. Je me suis félicité souvent de l’acquisition de ce petit talent; j’y ai trouvé des consolations, un remède contre l’ennui et des moyens de subsistance. Don Moreno était un peintre médiocre, grand travailleur, mais la nature lui avait refusé le génie ou le talent qui marche avec des ailes. Cependant il était bon maître et donnait d’excellents principes. A l’heure de mes leçons, je voyais rarement dona Francisca; son père, homme grave et sévère, l’éloignait de moi; mais dona Catalina, douée d’une ame facile et du cœur d’une mère, m’indiquait les églises, les promenades où je pouvais les rencontrer. Que de messes, de sermons, de vêpres, j’ai entendus pour cette fille adorée! Les dimanches et les jours de fêtes, au sortir de l’église, nous allions nous promener tantôt sur les bords du Mançanarés, ou à la place Mayor, et plus souvent au Prado, où nous respirions un air pur, rafraîchi par les eaux jaillissantes des fontaines et embaumé du parfum des fleurs.
Je me traîne sur ces détails, parce qu’ils me rappellent les heures les plus fortunées de ma vie. Alors j’étais aimé. Je passais une partie de la nuit à pincer de la guitare sous le balcon de dona Francisca. Parfois, quand elle pouvait tromper la vigilance de ses parents, elle y paraissait comme un astre qui vient embellir la nuit. Cette vie délicieuse durait depuis quinze mois; l’amour avait triomphé de mes goûts. Je regardais avec dédain les plaisirs de la jeunesse; l’amour, la plus énergique, la plus douce, la plus terrible des passions, absorbait toute mon ame. Mon bonheur, mon existence, étaient dans mon amante; je ne vivais, je ne sentais, ne respirais qu’auprès d’elle; je négligeais mes devoirs militaires. Mon commandant s’en plaignit à mon père, qui me réprimanda très-vivement. J’essuyai ses reproches en silence; mais j’allai me jeter aux genoux de ma mère, lui fis l’aveu de ma passion et la suppliai de solliciter l’agrément de mon père pour mon mariage avec dona Francisca. Ma mère, aussi alarmée que surprise, joignit aux remontrances, aux reproches, les prières les plus pressantes pour me faire abjurer un attachement qui ferait mon malheur, affligerait mon père et toute la famille. Pour toute réponse, je lui dis: Ou la mort, ou dona Francisca. Lorsqu’elle vit mon obstination et le désespoir où me jeterait un refus, elle me promit de parler à mon père et de solliciter son indulgence. Mon père la repoussa durement et garda avec moi un profond silence: mais trois jours après, mon colonel me fit mettre en prison, avec une sentinelle à la porte. Quel coup de foudre! Je fus anéanti. Le désespoir troubla ma raison et accabla mon ame. J’étais depuis quinze jours dans ce séjour de la douleur, où ma seule consolation était de tracer sur les murs les traits de mon amante, lorsque je reçus une lettre de mon père, qui me disait que ma prison ne s’ouvrirait que lorsque ma démence aurait cessé, que je donnerais ma parole de renoncer à mes folles amours et à un hymen qui déshonorait le sang des..., ses ancêtres.
Je lui répondis qu’il n’y avait que le crime qui déshonorât, et que les hommes étaient égaux. — «Oui, me dit-il, dans sa réponse, l’égalité règne chez les Sauvages; mais dans un état civilisé, dans une monarchie, il faut, pour l’ordre et l’harmonie de la société, une distinction dans les rangs et les fortunes. Je vous conseille, pour votre repos et votre bonheur, de changer votre philosophie contre du bon sens; pour moi je ne changerai pas d’opinion et de principes.» Je languissais depuis trois mois dans ma prison. Mon père m’envoyait demander de temps en temps si je renonçais à mes chimères, si j’écoutais la voix de l’honneur et de la raison. Je répondais toujours négativement. J’essayai plusieurs fois de séduire la sentinelle qui était à ma porte; je fus obligé d’admirer la fidélité et le désintéressement du soldat espagnol: je n’en pus séduire aucun. Mais le ciel vint à mon secours. Mon père m’envoya un franciscain, son confesseur, pour me débiter un sermon sur l’obéissance que l’on doit à ses parents, et sur les malheurs attachés aux mariages mal assortis. Pendant son discours, je le regardais attentivement; et inspiré par mon bon génie, je conçus le projet de faire servir ce moine à ma délivrance. Je feignis d’être touché de ses belles maximes, et le priai de venir me revoir. Il reparut le lendemain. Je l’attendais, muni d’un poignard que j’avais sur moi lorsque l’on m’arrêta, et que j’avais caché dans ma paillasse. Le bon père me dit en entrant: Eh bien! mon fils, avez-vous fait de sages réflexions? — Oui, mon père, ma vie est entre vos mains, et la vôtre est dans la mienne; ce que je dis en lui présentant le poignard. Déshabillez-vous, donnez-moi votre habit ou vous êtes mort. Le pauvre moine, tremblant de tous ses membres, me répond: Ah! mon fils! quelle mauvaise pensée! C’est le démon qui vous l’inspire! — Cela peut être; je suis ensorcelé; je ne suis plus à moi; recommandez votre ame à Dieu. En parlant ainsi, je le tenais à la gorge, de la main gauche, et de l’autre j’appuyais la pointe du poignard sur sa poitrine: j’ajoutai, que risquez-vous? Vous faites une bonne œuvre et vous sauvez un infortuné. Le franciscain se rendit enfin à ce raisonnement, étayé de la présence du poignard. Il se déshabilla en gémissant, en répétant cent fois: Santa Maria, sit nomen Domini benedictum. J’endossai, aussitôt, son habit, son grand chapeau, et après l’avoir remercié, je sortis avec un air recueilli, le visage baissé, les yeux attachés à la terre, sans que sentinelle ou geôlier soupçonnassent que leur prisonnier s’échappait. Je me réfugiai dans une église jusqu’à la nuit; alors, protégé par son obscurité, je me rendis chez dona Catalina Moreno. Mon apparition la surprit étrangément: sans autre préliminaire, je me jetai à ses pieds et lui demandai la main de sa fille, lui disant qu’après notre mariage nous partirions pour Lisbonne. Le temps, ajoutai-je, l’indissolubilité de nos liens, la douceur et les attraits de dona Francisca, fléchiront l’austérité et les préjugés de mon père. Dona Catalina, effrayée d’une telle démarche, résistait à mes prières, à mes larmes. Appelez, lui dis-je, votre fille, et consultez son cœur et ses intérêts. Dona Francisca parut, et la douleur et l’amour animant mes traits et mon langage, je la suppliai d’écouter mes vœux, d’approuver mon projet. Elle hésitait, le trouble était dans son ame et l’amour dans ses regards. La mère dit alors, nous ne pouvons rien décider sans son père; allons le consulter. Don Moreno, flatté de l’éclat de mon alliance, n’ayant que ses pinceaux et quelques portraits à laisser à sa fille, après plusieurs objections que je combattis, consentit à notre union. Nous convînmes que le jour suivant, à deux heures de nuit, le père, la mère et la fille, avec un prêtre, se rendraient chez une de leurs parentes, que je m’y trouverais avec une voiture de poste, et que nous partirions après la célébration du mariage. Je les quittai transporté d’espérance et d’amour, et j’allai chercher un asile chez un de mes camarades. J’y passai la nuit et toute la journée suivante, ne voulant pas m’exposer à être reconnu par les espions que mon père devait avoir mis en campagne. Mon jeune ami se chargea de mes commissions, vendit quelques bijoux que j’avais, m’acheta une voiture, me prêta de l’argent, et j’attendis la fin de cette journée avec le tourment de l’impatience et du désir. A l’heure indiquée, j’allai à mon rendez-vous, accompagné de mon camarade. La famille de don Moreno et un prêtre m’y attendaient. Ma chère Francisca et moi reçûmes la bénédiction nuptiale, et nous nous jurâmes une fidélité éternelle. Quel serment! le Ciel l’entendit, et ne le reçut pas. La cérémonie fut suivie d’un soupé, et à minuit nous montâmes en voiture, après les plus tendres adieux de la mère et de la fille qui versèrent un torrent de larmes. Le père et la mère me criaient: Ayez soin de ma fille; que le bon Ange et la Vierge vous accompagnent! «Quel moment fortuné! je possédais enfin celle que j’idolâtrais depuis deux ans. Elle est à moi pour toujours, personne ne peut me la ravir! O, ma chère Francisca, lui disais-je en la pressant dans mes bras, aimable et tendre épouse, nouvelle moitié de moi-même! je respire à peine, mon ame est accablée du poids de son bonheur! Dona Francisca, émue, attendrie, ne me répondait que par des soupirs et des pleurs. Heureuse par l’hymen et l’amour, elle regrettait ses parents, sa maison, ses douces habitudes; sa timidité s’alarmait de sa démarche. L’obscurité de la nuit effrayait son imagination. Par malheur un orage se forme sur notre tête, les vents mugissent, la pluie tombe à grands flots, les éclairs, le fracas du tonnerre épouvantent les chevaux et le postillon qui implorait à grands cris la Madonne et tous les saints de sa connaissance. Pour moi, indifférent à la tempête, je jouissais de la plus belle nuit; je rassurais dona Francisca, je couvrais de baisers ses bras, ses mains; quelquefois ma bouche s’attachait sur la sienne, et elle me repoussait doucement. Enfin, l’orage s’appaisa à la renaissance du jour, et le soleil, déployant sa splendeur sur un ciel d’azur et sur la campagne rajeunie par la pluie, offrit à nos regards un spectacle délicieux qui ramena le calme et la sérénité dans l’ame de mon épouse. Regarde le ciel, lui disais-je, il est beau comme toi et pur comme ton cœur; il sourit à nos vœux, à notre amour. Alors, se jetant dans mes bras, les plus tendres caresses scellèrent notre union.
Nous nous arrêtâmes à Salvatierra, première ville du Portugal; nous y séjournâmes pendant huit jours. Jours mémorables! heures enchanteresses et fugitives où je savourai dans un ravissement continuel tout ce que l’hymen et l’amour peuvent avoir de volupté et de délices! Après ce court période de temps, nous partîmes pour Lisbonne; je quittai mon nom et pris celui de ma femme, don Fernandès Moreno.
Pendant les premiers jours, nous parcourûmes la ville et ses environs. C’est avec raison que les anciens l’appelaient Elysea; c’est un véritable élysée, c’est le séjour du printemps dans sa beauté, dans sa fraîcheur. Nous allions fréquemment à la place du Palais, située sur la rive du Tage, que les Portugais appellent le roi des fleuves.[3] Il a, dans cet endroit, plus d’une lieue de largeur, où flottent une foule de vaisseaux à l’ancre. D’autres fois nous montions sur l’une des sept collines qui nous offraient la magnifique perspective du fleuve, de la mer, de la campagne, des forts et de la ville. Ma jeune épouse qui, dans l’univers, ne connaissait que Madrid, et n’imaginait rien au-dessus de la place Mayor et du Prado, ne pouvait se rassasier de cet aspect magnifique. La mer, son immense étendue, frappaient son imagination, et la fesaient frissonner, surtout lorsque cet énorme volume d’eau était agité, ou quand elle apercevait un vaisseau se balançant au milieu des vagues courroucées. Nous passâmes ainsi les premiers jours dans des courses agréables, où tout ce que nous voyions était nouveau pour nous; où des sensations vives, la communication intime de nos ames, le bonheur d’être ensemble, ajoutaient un nouveau charme aux beautés de l’art et de la nature. Nous revenions, après ces exercices salutaires, dans notre humble logement, où nous fesions un repas frugal, assaisonné par l’amour et l’appétit. Ainsi, enivrés du présent, et très-imprévoyants de l’avenir, nous jouissions de tout ce que la vie a de plus doux, de plus ravissant. Mais notre argent s’écoulait et le vide qui se fesait dans ma bourse, m’avertit qu’il fallait descendre de la sphère céleste, pour m’occuper des choses de la terre. J’écrivis à mon père une lettre touchante pour implorer ma grâce et ses bontés. Il ne daigna pas me répondre. Alors, pour subsister, j’eus recours à mes petits talents. Je m’affichai peintre de portraits. J’exerçai bientôt mon pinceau pour un chanoine de la cathédrale. Un visage ovale et plein, des joues colorées, des yeux pers, une physionomie de jubilation: voilà le premier portrait que j’eus à faire, et je réussis. Mais ce qui propagea ma réputation, c’est le portrait de la femme d’un alcade, âgée de cinquante ans. Mon pinceau indulgent lui enleva quatre lustres de son visage. Cette adroite flatterie m’attira quantité de femmes surannées, fort aises de rajeunir dans leurs portraits. Pendant mon travail, ma femme brodait auprès de moi, et ses regards animaient mon pinceau. Que nous étions heureux à côté l’un de l’autre! Un léger nuage troubla un moment notre félicité. Un jeune homme d’une figure agréable vint me prier de faire son portrait. Je m’aperçus que pendant les séances il ne cessait de regarder ma femme, de lui adresser la parole. Cette galanterie me déplut. Je me hâtai de finir son portrait et de le renvoyer. Il me demanda la permission de revenir nous voir. Je la refusai, alléguant que mes occupations et ma fortune ne me permettaient pas de recevoir du monde, et je ne le revis plus. Mais un jour en rentrant chez moi, je trouvai son chien, un petit épagneul qui le suivait toujours. Je crus d’abord que le maître était avec le chien. Je me trompai, je n’en parlai pas; mais deux jours après, je revis encore ce petit animal dans ma chambre: alors mes soupçons se fortifièrent; je pensai que ce chien n’y viendrait pas aussi souvent si son maître n’y revenait aussi pendant mon absence. J’abordai ma femme d’un air sombre et soucieux; elle m’en demanda la cause avec inquiétude et attendrissement. Je lui répondis que c’était le silence de mon père qui m’attristait. Elle le crut; je commençais à oublier le maudit chien, lorsque pour la troisième fois je le trouvai auprès de ma femme qui le caressait. A cette vue je pâlis, je frémis. Dona Francisca alarmée, me demanda si j’étais malade. — Oui; je souffre, lui dis-je avec humeur et dureté. — Ah! mon ami! quittez ce ton sévère, s’écria-t-elle, vous allez me donner la mort: qu’avez-vous? Ouvrez-moi voire cœur, je vous en supplie à genoux. Elle s’agenouilla en prononçant ces mots. Je la relevai. — Vous le voulez, lui dis-je, je parlerai. Que fait ici le chien de ce jeune homme que j’ai peint, et qui me chagrinait par son air galant et doucereux? S’il ne venait pas dans mon absence, le chien n’aurait pas l’habitude de la maison.— Ah! don Fernandès, quelle injure! quelle erreur est la vôtre! Ce chien n’est plus à ce jeune homme; il l’a troqué contre un levrier danois, avec cette vieille dame qui loge au premier étage. Confus, affligé, détestant ma jalousie, j’implorai mon pardon, et je l’obtins aisément. Ce nuage dissipé, nos jours en devinrent plus doux et plus sereins. Tous les soirs nous nous félicitions d’avoir passé une journée agréable. L’ambition, l’avarice, le crime, disions-nous, cherchent le bonheur au-delà de la nature; il est dans son sein, dans les douces affections et les jouissances de l’ame. C’est alors que j’observai que l’homme qui vivait de son talent, de son travail, lorsqu’il ne lui manque pas, était beaucoup plus heureux que le riche oisif, assuré de sa subsistance. Le travail a rempli agréablement sa journée, et l’aspect de son bénéfice est pour lui chaque jour une nouvelle jouissance. Un an s’était écoulé dans ce rêve délicieux, lorsque je reçus une lettre de dona Catalina, qui m’annonçait la mort de mon père, ajoutant que ma mère s’était retirée dans un couvent, et que j’étais déshérité. La perte de ma fortune affligea vivement dona Francisca. Ce n’est pas sur moi, disait-elle, que je pleure: la pauvreté fut toujours mon partage; et qu’ai-je besoin de fortune auprès de mon époux? Mais je suis la cause de la ruine. Un jour, peut-être, tu regretteras ces richesses, ces honneurs que tu dédaignes aujourd’hui. — Ah! ma chère Francisca, étouffe ces vains regrets; en te consacrant ma vie, j’ai troqué une vaine opulence, un éclat frivole contre la paix et le bonheur. Cependant, je revins à Madrid pour tâcher de sauver quelques débris du naufrage. Je plaidai contre mon frère pendant trois ans, et ayant obtenu de la justice quelques parcelles de biens paternels, je vins m’établir à Tolède, où je repris mon nom. Ma femme était dans tout l’éclat de sa beauté, et ses charmes et mon nom attirèrent chez moi la noblesse du pays. Je donnai des fêtes et des bals où brillaient la légèreté et les grâces de dona Francisca. Elle dansait souvent le fandango avec le comte d’Avila, jeune homme d’une figure charmante et qui avait rapporté de Paris, où il avait passé plusieurs années, la galanterie, l’inconséquence et l’urbanité françaises, et le goût d’un faste noble et élégant que soutenait son opulence. Il a beaucoup de grâces et d’agrément dans l’esprit; mais un tort très-grave le dépare aux yeux de ses compatriotes: il est fort prévenu pour les Anglais et les Français. L’Espagne, dit-il souvent, est arriérée de deux siècles sur ces deux nations. Le souverain bien, pour un Espagnol, est de dormir pendant la chaleur, de respirer le frais au retour du soir, de prendre du chocolat, et de n’avoir aucune occupation que la dévotion et l’amour; les Anglais et les Français jouissent de la vie autant par leurs travaux et leur activité dans les affaires, que par leur philosophie et le talent heureux d’embellir et de prolonger le plaisir. Ses opinions lui ont attiré plusieurs affaires dont il s’est tiré avec honneur. Quoi qu’il en dise, si ma nation est arriérée de deux siècles sur les Anglais et les Français pour les arts, le commerce et les jouissances de la vie, elle est à leur hauteur pour le courage, et peut-être elle les surpasse en esprit et en vertus. Au reste, ses préjugés me choquaient beaucoup moins que sa galanterie auprès de ma femme. Souvent il laissait échapper des traits ingénieux et flatteurs sur ses charmes; il lui baisait souvent la main, il est vrai, sous mes yeux; mais à chaque baiser le frisson me saisissait. Cependant averti par le passé, soutenu par le respect humain, ne pouvant vaincre ma jalousie, je la dissimulai; mais je nourrissais une autre cause de chagrin qui aigrissait mon caractère: mes fonds baissaient. La vanité, l’orgueil avaient forcé ma dépense. Je sentais déjà toute l’humiliation de la pauvreté. Ma femme me demanda souvent la cause de ma tristesse. Je l’attribuai au déplaisir que j’avais de ne pouvoir embellir ses jours par une fortune plus considérable; je lui disais: Vous êtes environnée d’une noblesse brillante; leurs femmes ont des diamants, des équipages, un nombreux domestique; et vous, l’épouse de don Fernandès... vous allez à pied, sans éclat, sans parure, comme la femme d’un simple bourgeois. — Mon ami, me répondait-elle, aime-moi toujours, ton amour sera ma plus riche parure. Le bonheur est attaché à l’union des cœurs, au charme d’une vie innocente et paisible, et non au vain prestige d’un faste aussi triste que fatigant. — J’en conviens; mais je porte un nom illustre: le plus beau nom a besoin de l’éclat de la fortune: sans elle la grandeur de la naissance n’est qu’un tableau décoloré, terni par la poussière. — Je vois que tu envies les richesses de tes égaux, peut-être celles du comte d’Avila? — Du comte d’Avila, m’écriai-je! non, je n’envie ni son faste, ni ses grands airs! — Tu as raison: depuis que je fréquente cette haute noblesse, je ne vois point briller dans leurs ménages les rayons du bonheur. Les grands seigneurs s’aiment trop; l’orgueil, l’ambition les occupent plus que leurs femmes; et celles-ci ont trop de loisir et de vanité pour s’attacher à leurs époux. Ensuite, elle ajouta, en soupirant: Mon ami, un soupçon me tourmente. — Lequel? parle avec confiance. — Je crains bien qu’un jour tu ne m’accuses de la perte de ta fortune et de la grandeur? A ces mots, le cœur ému, je l’embrassai tendrement et lui jurai que sa tendresse était le plus beau présent que la fortune put me faire. — Eh bien, dit-elle, reprends tes pinceaux, rentrons dans l’obscurité, le grand éclat du soleil éblouit et fatigue les yeux, une lumière douce les repose et réjouit l’ame.
Sur le penchant des coteaux qui dominent Tolède, il y a des cigarales charmants,[4] où les rochers et les bois prêtent leur ombre à la noble indigence et à l’infortune; allons-y jouir de nous-mêmes, de notre amour et du calme de la solitude. — Oui, ce plan me séduit, et je vais m’occuper des moyens de l’exécuter. Cet entretien calma pour un moment les accès de ma jalousie; mais deux jours après, le comte vint m’offrir de me prêter de l’argent, que je refusai. Cette offre réveilla mes soupçons. Je pensai que ma femme lui avait confié notre embarras, et que sa générosité était l’effet de son amour. Un nouvel incident confirma mes doutes. J’étais sorti de grand matin pour aller voir les tableaux de la cathédrale; après avoir lu l’épitaphe du tombeau du cardinal Porto Carrero, qui fait naître de tristes réflexions sur le néant des grandeurs humaines,[5] j’entrai dans la salle capitulaire où sont tous les portraits des archevêques de Tolède. Je les observai avec d’autant plus d’attention et d’intérêt que, dans cette succession de portraits, on voit les progrès de la peinture en Espagne depuis 1085, époque de la prise de Tolède sur les Maures.
J’étais dans cette salle depuis quelque temps, lorsque je vis entrer mon épouse, le comte d’Avila et Éléonore de Galves, sa cousine. Ma présence parut les étonner; mais plus surpris encore, je sentis les frissons de la jalousie. Je m’efforçai de la dissimuler, et je demandai à dona Francisca le motif qui l’attirait dans cette église. Dona Éléonora et le comte sont venus me demander du chocolat, et m’ont engagée à venir voir les reliques envoyées à cette église par Saint Louis, roi de France. — Si j’avais été prévenu de cette partie, j’aurais été des vôtres. Le comte me dit alors, d’un ton léger, qu’il fallait que les femmes fissent de temps en temps quelqu’acte de liberté pour prouver qu’elles sont libres. En France... — Eh, monsieur le comte, m’écriai-je avec humeur, nous sommes en Espagne, et les frivolités de la France ne séduisent que les têtes légères. J’aurais vécu dix ans à Paris, que je n’en reprendrais pas avec moins de plaisir la cape, la montère, les mœurs et les coutumes de ma patrie. Ma femme ajouta que, née à Madrid, elle ne s’écarterait jamais des usages et des modes de son pays, surtout de ceux qui resserrent les liens du mariage. Sans doute le comte avait été offensé de l’aigreur de ma répartie; mais je crus m’apercevoir qu’un regard de ma femme lui avait commandé le silence. Le sacristain parut alors et nous allâmes voir les reliques de Saint Louis.[6] Je les quittai ensuite sous prétexte d’aller dessiner quelques tableaux; mais loin de songer à m’occuper, j’allai me promener sur les bords du Tage, agité, dévoré de jalousie. Eh quoi, ne peut-on aimer sans nourrir ce serpent dans son cœur! Le doute fesait mon plus cruel supplice. Je crois que j’aurais préféré la certitude de savoir ma femme coupable. Enfin, pour éclaircir ce terrible problême, je combinai un plan auquel je m’arrêtai. Rentré chez moi, j’eus la force d’affecter la sérénité d’une ame tranquille. Le soir je dis à dona Francisca que le lendemain, j’irais passer la matinée à la campagne, pour dessiner les ruines d’un ancien aqueduc, ouvrage des Romains: ma femme ne soupçonna point le piége. Cependant enveloppé d’une cape d’emprunt, un grand chapeau à bords rabattus sur la tête, une épée cachée sous ma cape, je me tapis au coin de ma rue, pour voir si le comte ne profiterait pas de mon absence pour venir chez ma femme. Au bout d’une heure, je vis sortir sa camariste; je la suivis et la vis entrer chez le comte: je compris qu’elle venait l’avertir de mon absence. Je retournai à mon embuscade pour attendre mon rival, et me venger s’il paraissait. Je ne me trompai point; il accourut à pied, seul, avec un air triomphant; à cette vue, furieux, hors de moi, je fonds sur lui l’épée à la main, en lui criant: Traître, défends-toi! Il voulut parler: Défends-toi, lui dis-je, ou je te coupe le visage! A ces mois outrageants, il tire son épée; je l’attaque, le presse, et animé par la rage, je lui plonge la mienne dans le sein. Il tombe mort ou mourant, je le recommande à deux hommes qui étaient accourus; et moi, troublé, égaré, je sors aussitôt de Tolède, renonçant à la perfide que j’avais tant aimée, et poursuivi par son souvenir et l’ombre sanglante du comte. Après une course rapide, je m’arrête sur les bords du Tage: je sonde sa profondeur, d’un œil égaré. C’est dans ces flots, me dis-je, que doivent finir ma vie et mes tourments. Je quitte ma cape; j’allais me précipiter. Mais la religion me cria au fond de l’ame: arrête; il est un Dieu vengeur qui punit le suicide. Je vis l’enfer ouvert sous mes pas, et je m’éloignai, glacé d’horreur et d’épouvante; et après l’agitation la plus cruelle, je résolus d’aller à Valence, m’enfermer dans une chartreuse, pour expier les égarements d’une vie aussi coupable que malheureuse. Je marchais à grandes journées. Quelquefois je m’arrêtais dans un lieu aride et sauvage, et là, au pied d’un rocher, je nommais, j’appelais ma femme et je versais un torrent de larmes. Un jour, en traversant une rue de Carthagène, un chien poursuivi par un garçon boulanger, armé d’un bâton, vint se réfugier auprès de moi; son regard implorait ma protection. Cet animal, ne connaissant ni le tien ni le mien, avait dérobé un pain. J’arrêtai la vengeance du boulanger en lui payant le vol; et je laissai le chien dévorer sa proie tout à son aise. Quand je fus hors de la ville, je m’aperçus qu’il me suivait. Je l’appelai, il vint à moi et me témoigna sa reconnaissance par l’agitation de sa queue et l’expression de ses regards. Ah! dis-je, ce chien est reconnaissant d’un léger service, et ma femme à qui j’ai sacrifié mon état, ma fortune, les plus belles espérances... Les pleurs me suffoquaient. Je m’assis sur une pierre et le chien vint se coucher à mes pieds et s’endormit. Heureux animal! lui dis-je, ni l’ambition, ni la jalousie, ni le remords, ne troublent ton sommeil. Grand Dieu! tu traites les animaux avec plus d’indulgence que l’homme fait à ton image! Pauvre chien, tu seras désormais ma seule consolation et mon unique ami. Je cherchai un nom pour lui, et me souvenant de mon vieux Virgile, je l’appelai Acate.
En traversant la chaîne des montagnes, je me trouvai vis-à-vis de cet hermitage dont la porte était ouverte; j’entre. Quel spectacle! Je vois dans un cercueil un hermite mourant; l’abstinence et la vieillesse avaient desséché son corps; il me fit signe de lui donner un crucifix qui était suspendu sur sa tête. Quand il le tint, il le baisa plusieurs fois et l’appliqua sur son cœur. Il parut faire un effort pour me parler, mais sa voix était éteinte et il expira bientôt. J’étais indécis si j’abandonnerais ce cadavre, ou si je l’enterrerais. J’aperçus deux pâtres et je les appelai; ils accourent; entrés dans la caverne, ils se mettent à genoux, disent des prières pour l’hermite et m’aident ensuite à l’ensevelir. Je plantai une croix sur ce tombeau, où je vais souvent prier pour lui et rêver silencieusement à la rapidité, au néant de la vie. Les pâtres m’apprirent que cet anachorète habitait la caverne depuis vingt ans: que tous les huit jours il allait faire la quête à Carthagène, où on lui donnait des légumes et du pain; c’était la provision de la semaine. Il passait sa journée dans un cercueil, lisant et relisant une vie des Saints, dont j’ai hérité, en poussant continuellement des soupirs vers le Ciel; c’est tout ce que l’on sait de lui; sa vie s’est écoulée dans l’ombre. Il est mort tout aussi avancé que notre grand empereur Charles-Quint, qui a joué un rôle si brillant sur la terre. Je passai la nuit dans cet hermitage; et voyant qu’il appartenait au premier occupant, je m’y établis, résolu d’embrasser la vie érémitique; je me fis appeler comme mon prédécesseur, don Ambrosio. Je vis ici depuis quinze mois avec mon fidèle Acate. La promenade, mes pinceaux et la lecture de la Vie des Saints, remplissent mes journées. Peut-être elles auraient pour moi plus de douceur, si le souvenir déchirant d’une épouse infidèle, et le remords d’un meurtre ne me poursuivaient dans le silence de cette solitude.»
Le poète du Toboso prit alors la parole et dit: Senor don Ambrosio, il me semble que la jalousie a précipité votre jugement; souvenez-vous du petit chien de Lisbonne, dont la physionomie avait troublé votre cervelle. Il ne faut pas accuser légèrement les femmes; et dans le doute, il vaut mieux les croire innocentes que coupables. J’ai lu que Mahomet, le prophète, étant averti que Aiesha, sa femme chérie, avait une intrigue avec un jeune Arabe, fit descendre du Ciel un chapitre du Coran pour affirmer que sa femme était fidèle. Le calessero, qui jusqu’alors avait écouté sans rien dire, s’écria qu’il avait l’espérance que le senor don Ambrosio reconnaîtrait l’innocence de dona Francisca, et qu’il la reprendrait. Mes pressentiments, ajouta-t-il, ne m’ont jamais trompé. Un jour je fus arrêté par des voleurs qui me prirent cinq piastres. Allez, leur dis-je, le Ciel vous punira. Deux mois après, ils furent pris et massolés pour d’autres crimes.[7] Depuis cinq ans de mariage ma femme ne m’avait donné aucun enfant; je pressentis qu’elle deviendrait enceinte si je l’envoyais à Saragosse prier Notre-Dame del Pilar. Mon pressentiment ne me trompa point: après neuf mois, elle accoucha d’un beau garçon.
Le jour commençait à poindre; don Manuel dit alors: J’ai le pressentiment que nous irons ce soir coucher à Carthagène. Un grand saint a dit, qu’il y a deux époques dans la journée qui méritent notre attention: le matin pour songer à son dîné, et le soir pour penser où l’on soupera et où l’on passera la nuit.[8] Nous prîmes congé de don Ambrosio en le remerciant de l’honnêteté de son accueil. Je lui conseillai de renoncer à sa vie érémitique et sauvage, d’autant plus malheureuse que la religion, qui, s’emparant de l’imagination, change les sacrifices en jouissances, n’en était pas le principe. Quand le cœur, me répondit-il, est déchiré par les objets de nos affections, leur abandon, leur perfidie semblent inculper tous les hommes; nous les enveloppons dans notre haine et dans nos ressentiments. Si un jour je ne puis supporter le poids de cette existence que vous appelez sauvage, j’irai me réfugier dans un monastère; mais jamais je ne rentrerai dans la société.
Il faut convenir, me dit dans la route le poète du Toboso, que la terre est peuplée de fous. Don Ambrosio vit en ours dans les montagnes, pour se punir de l’infidélité de sa femme; son prédécesseur est resté vingt ans dans cette caverne, étendu dans un cercueil, apparemment pour aller en paradis tout couché; un autre abandonne sa femme, ses enfants, ses douces habitudes, pour aller au Mexique, chercher des richesses, des fatigues, et la mort. Un fanatique se condamne, dans une chartreuse, à l’oisiveté, au jeûne, au silence, pour plaire à Dieu, comme si Dieu avait créé les hommes pour vivre à l’instar des bêtes fauves et des orang-outangs. Un grand seigneur, favori de la fortune, possédant des terres, des châteaux, où il pourrait dire, comme Horace: Hic vivo et regno (ici je vis et je règne), court à Madrid ramper dans le palais des rois, sacrifie son temps, sa liberté, son repos, pour avoir l’honneur de baiser la main du monarque un jour de gala, de mettre son chapeau devant lui, et de le suivre à la chasse en habit vert.[9] Mon ami, vive un enfant d’Apollon! libre comme l’oiseau, il ne fait sa cour qu’aux muses et à sa Corine, et ne la reçoit de personne; il est toujours dans les régions éthérées, toujours content de lui et de ses vers. — Cette espèce de folie est peut-être plus agréable; mais un pays où il n’y aurait que des poètes, ressemblerait à un champ qui ne produirait que des bluets et des coquelicots. Les cahots interrompirent souvent cet entretien philosophique. Le chemin était âpre et rocailleux. Don Manuel criait de temps en temps à notre phaéton: Eh! calessero, ne me fais pas briser ma cervelle où réside mon sensorium commune, si tu veux que je pense. Enfin la route s’adoucit; nous descendîmes dans une plaine, au bout de laquelle s’élevait Carthagène. Elle s’annonçait de loin entourée de hameaux, de vergers, de métairies, de sitios (maisons de campagne), et de promenades charmantes. Je m’approchais avec plaisir de cette ville célèbre, jadis la plus riche après Rome, et qui me rappelait le fameux Scipion qui la prit dans un jour, et Annibal qui l’embellit, et qui partit de là pour aller détruire Sagonte. Les lieux où les grands hommes ont vécu donnent au souvenir un intérêt vif et touchant. L’imagination franchit les intervalles des temps, et nous rend contemporains de ces illustres personnages. Je voyais encore Scipion renvoyer à leurs parents les otages que les Carthaginois avaient exigés de la nation espagnole. J’admirois cette belle captive, dont la beauté attirait tous les regards. Scipion demande quels sont ses parents, sa patrie; on lui apprend qu’elle était promise en mariage au jeune prince des Celtibériens. Alors il fait venir ce prince, et lui dit: Je vous rends votre épouse; sa jeunesse et sa vertu ont été respectées dans mon camp, comme dans sa maison paternelle: en la conservant dans toute sa pureté, j’ai voulu vous faire un présent digne de vous et de moi: la seule reconnaissance que j’exige, c’est que vous deveniez l’ami des Romains. A ce discours, le jeune prince, pénétré de joie et d’admiration, prit la main de Scipion, et supplia les dieux de récompenser tant de magnanimité et de vertu. Ce général romain trouva dans Carthagène 64 bannières militaires, 276 coupes d’or, 18,300 marcs d’argent, et quantité d’autres richesses. De cette ville, il alla combattre Annibal devant les murs de Carthage. Les deux plus grands généraux de la terre sont en présence: la victoire incertaine plane entre les deux camps; elle couronna Scipion. A quoi aboutissent tant de triomphes, tant de gloire? De retour à Rome, il est accusé, proscrit par ses concitoyens, et il va mourir oublié dans sa petite maison de Literne! Annibal, banni de sa patrie, poursuivi par les Romains, trahi par un roi de Bithynie, son hôte, se voit forcé, à l’âge de soixante-cinq ans, d’avaler du poison! Hélas!
Arrivés à la posada à l’heure du dîné, on nous servit une soupe faite avec du lard rance, en nous régalant d’un proverbe espagnol: Non hai olla sin tocino, ni sermon sin Augustino.[10] Cette soupe fut relevée d’une omelette à l’huile, deux plats dignes des Caffres ou des Hottentots. Consolez-vous, me dit don Manuel, ce soir vous aurez un souper aussi bon que ceux que la dame Jacinte donnait au licencié Sédillo, célébré par Gilblas. Allez voir le port; en attendant, je ferai un peu de sieste, et préparerai ensuite les ressorts qui doivent établir notre soupé.
Le port de Carthagène est creusé par la nature, et enfoncé dans les terres; les vents y sont muets, le matelot y dort avec tranquillité. Tuta quies habitat. Le célèbre André Doria disait qu’il ne connaissait que trois ports sûrs et commodes: le mois de juin, de juillet, et Carthagène. Je visitai l’arsenal, qui est immense, et fourni de tous les agrès nécessaires pour l’équipement des vaisseaux. La ville est assez grande, mais elle a peu de belles rues, et encore moins d’édifices remarquables. Au bas d’une promenade, fréquentée l’été, je vis une petite église érigée en l’honneur de saint Jacques, patron de l’Espagne. Une bonne femme me dit que c’était là où le saint avait débarqué, lorsqu’il vint de la Palestine pour convertir la nation.
Après une promenade assez longue, la nuit approchant, je retournai à la posada, aiguillonné par l’appétit et l’espoir de la bonne chère, promise par don Manuel. Il tint parole. Dès qu’il m aperçut: Arrivez, me dit-il; mes entrailles crient, toute la cuisine est en mouvement pour nous: Cuncta festinat manus. Dans ce moment le posadero annonça à don Solano que nous étions servis. A ce nom, je regardai fixement le poète du Toboso, qui, conservant sa gravité, me dit: Allons nous mettre à table. Ce qui m’étonna le plus, c’est la nouvelle physionomie de l’hôtelier qui, le matin, nous servait un méchant potage avec un rire sardonique, et qui alors avait un air riant et respectueux. O divine influence du génie! m’écriai-je, quand nous fûmes tête à tête avec le cygne de la Manche; mon cher, vous avez plus d’imagination à vous seul qu’Homère et l’Arioste ensemble. Cependant, selon moi, ces deux poètes sont les plus féconds et les plus doués de cette faculté; comment avez-vous fait germer la générosité dans l’ame d’un aubergiste? pourquoi vous appelle-t-il don Solano? — Buvons d’abord un verre de cette malvoisie de Catalogne, qui est un vrai nectar, et fesons une libation au docteur Esculape, fils d’Apollon et de la belle Coronis. C’est à ses doctes inspirations que je dois mon succès; je suis encore plein de ses aphorismes! Jeune homme, écoutez et profitez. En arrivant, j’ai appris que la femme de notre hôte était brouillée avec la santé, et c’est sur sa maladie que j’ai appuyé mes espérances. Buen principio, la mitad es echo.[11] Sachez que je suis le petit-fils de don Solano, grand médecin de l’Andalousie.[12] Je prévois l’heure de la fièvre; je puis annoncer à un homme qu’il l’aura à tel jour, à telle minute. — Et vous pouvez peut-être la lui donner? — Pourquoi pas? Si je m’empare de son imagination, je puis le guérir ou le rendre malade au gré de mon art ou de ma baguette magique. Or, ma sieste finie, j’ai vu le mari de la malade; et m’annonçant comme le petit-fils de don Solano, je me suis fait rendre compte de la maladie; et j’en ai promis la guérison au nom de mon grand-père, d’illustre mémoire. A ce grand nom, j’ai vu la joie et la vénération sur tous les visages. Le posadero m’a conduit aussitôt vers sa femme, en m’accablant de compliments et de cérémonies. J’ai tâté le pouls d’un air méditatif, comme fesait mon aïeul don Solano. Il est dur et fréquent, ai-je dit; la fièvre a dû vous prendre ce matin à onze heures, une heure plus tard qu’hier. Vous devez avoir des maux de tête. Mon savoir les a étonnés; mais j’avais eu l’adresse d’interroger préalablement la servante. Ensuite, comme la malade est jolie, j’ai visité le siége des obstructions. Le pilore, ai-je dit, et le mésentère sont en bon état. Cela ne sera rien, nous terrasserons, par des boissons réfrigérantes, la fièvre qui n’est occasionnée que par une grande effervescence du sang. Avez-vous un médecin? — Oui, le docteur Ispalis. — Je le connais, c’est un habile homme qui a tué bien du monde; mais c’est ainsi que l’on apprend son métier. Que vous a-t-il ordonné? — Une saignée ce soir, et une médecine demain. — Gardez-vous-en bien; buvez de la limonade et mangez des pommes cuites. Ensuite j’ai demandé à la malade, s’il y avait long-temps qu’elle fesait lit à part avec son mari. — Il y aura quinze jours demain. — C’est trop, beaucoup trop. Je vous ordonne de vous réunir: la nature nous punit lorsque nous cherchons à la combattre et à la vaincre. A cette ordonnance, j’ai vu le sourire de la joie rayonner sur le visage de la malade; le mari a admiré mon profond savoir et m’a offert de l’argent que j’ai noblement refusé, en disant que je visitais les malades pour mon plaisir. Allons, buvons au divin Esculape, le dieu des charlatans. Le vin ouvre l’esprit, exalte l’ame. Je suis persuadé que plus d’une prophétie est sortie du fond d’une bouteille. — M. le docteur, lui ai-je dit, prenez garde de finir comme votre trisaïeul Ésope, et de vous faire jeter par les fenêtres, en tâtant le pilore des femmes[13] et en traitant vos malades avec des pommes cuites. — Malgré vos railleries, un mauvais médecin n’est pas si dangereux qu’un certain vent d’Afrique, nommé à Séville el solano. Lorsqu’il souffle, il échauffe tellement le sang et le cœur, que les cent yeux d’Argus ne suffiraient pas pour veiller sur la jeunesse. — Mais où est la patente qui vous permet d’exercer la médecine? — Il n’en faut point en Espagne; tout le monde a le droit de saigner, de purger, et d’envoyer sur le noir Cocyte qui bon lui semble: c’est le pays de la liberté. — Oui, pour les médecins et les moines. Dans ce moment notre hôte entra suivi d’un homme qui marchait avec peine. Voici, dit l’aubergiste à don Solano, mon beau-frère qui vient chercher un remède pour la goutte, qui le fait souffrir comme un demonio. A ces mots, don Manuel Solano affectant une gravité doctorale, demande au goutteux si c’est la chiragre ou la podagre qui le tourmente. — Par Saint Jacques, M. le docteur, je n’entends pas ces mots arabes; je sais que j’ai une belle et bonne goutte. — Mon ami, la podagre est la goutte qui se fixe sur les pieds, et la chiragre s’attache aux mains. — Monsieur, c’est donc la podagre que j’ai. — C’est bon. — Pas trop. — La goutte est fille de Bachus et de l’Amour. — Valga me dios, la mienne est donc bâtarde, car je bois très-peu de vin; et à l’égard de l’amour, je suis marié depuis quinze ans, et mon amour a été plutôt usé que mon habit de noces. — Que faites-vous quand vous souffrez? — Je crie, j’enrage, je jure, et parfois je bats ma femme. — C’est bien; continuez: l’exercice atténue et divise les humeurs, cause efficiente de la goutte. Cependant, mangez des pommes cuites, et à toutes les heures buvez un verre d’eau de fontaine dans laquelle vous ferez infuser de la racine de patience. Si vous suivez mon ordonnance, la goutte délogera de chez vous, ou bien elle a le diable au corps. J’ai guéri, avec cette recette, un prieur des cordeliers qui ne pouvait plus aller, tous les matins, boire le chocolat chez une dame de qualité; un financier qui ne pouvait plus rien prendre avec ses mains; un chambellan que la douleur empêchait de rester debout dans l’antichambre du roi, et qui à présent s’y tient sur ses deux pieds pendant toute la journée. J’ai aussi rendu l’usage de la main droite à un cardinal qui ne pouvait plus donner de bénédictions, ni écrire des sermons et des billets galants à une duchesse. Le goutteux, très-persuadé de l’efficacité du remède, offrit à don Solano une piastre gourde; mais il la refusa, en disant que c’était dégrader la noble profession de la médecine que d’exiger un salaire, comme un simple artisan. Apollon chez Admète, s’écria-t-il, ne fesait payer ni ses vers, ni ses ordonnances. Cet homme se retira émerveillé du savoir et surtout de la générosité de ce grand homme: et nous, nous allâmes réparer nos forces et chercher le sommeil dans des lits dignes d’un chanoine de la cathédrale de Madrid.
Le chant du coq nous avertit du lever de l’aurore; il fallut s’arracher à la plume oiseuse. L’aubergiste nous vit partir avec regret. Il refusait son paiement; mais moi, qui ne voulais pas vivre à ses dépens, je l’obligeai de l’accepter. La route, au sortir de Carthagène, est agréable pendant deux lieues; mais ensuite des montagnes, des sentiers étroits et escarpés la rendent très-pénible. Cependant nous égayions le chemin par le récit des prouesses du révérend père don Ésope, et des aphorismes du docteur don Solano. Après le passage des montagnes le beau chemin recommence, et bientôt on aperçoit de loin la ville de Lorca, assise sur la croupe d’une montagne. Cette ville était riche, populeuse sous la domination des Maures; mais sa splendeur s’est éclipsée comme celle de toute l’Andalousie. Lorca n’est plus habitée que par des laboureurs descendants des Maures, aujourd’hui nouveaux Chrétiens; mais le baptême, au lieu de la circoncision, n’a pas fructifié: ils n’en sont ni moins grossiers, ni moins voleurs. C’est un assemblage d’hommes que les Espagnols appellent Bohémiens. Nous nous trouvâmes dans la Venta, au milieu d’un cercle d’ânes, de mulets, de muletiers. Au coin d’un feu alimenté par la bouse de vaches, était un nouvelliste enfermé dans sa cape; à ses côtés un aveugle qui, de temps en temps, fesait résonner sa guitare et chantait du nez un air tendre et langoureux. Deux petites filles de dix à douze ans et un petit garçon du même âge, n’ayant pour vêtement qu’une chemise qui n’atteignait pas les genoux, allaient, venaient, fesaient cuire une morue dans une huile dont l’âcreté irritait vivement l’odorat. Ce tableau, réjouissant et grotesque, aurait mérité le pinceau d’un peintre flamand. Don Manuel redevenu le chantre des Muses, s’empara de la guitare de l’aveugle, et nous chanta une romance. L’hôtelier, sa femme, les enfants, les muletiers, étaient dans le ravissement. L’hôte fut si enchanté, qu’il nous régala à souper d’un morceau de cochon et d’une bouteille de vin de la Manche. Je doute que la harpe de David, qui calmait les fureurs de Saül, eût produit un effet si prodigieux, et je ne suis plus étonné que la lyre d’Orphée ait ému les rochers.
Pendant que nous exploitions notre souper, le nouvelliste nous conta que le roi d’Espagne allait faire la guerre à l’empereur de Maroc, pour exterminer tous ces chiens de Musulmans, qui ne croient pas en Dieu, et qui sont excommuniés par le pape. De plus, ajouta don Manuel, sa sainteté a envoyé à sa majesté catholique, une épée et une trompette bénites. Dès que l’épée touchera un Maure, il tombera mort; et dès que la trompette sonnera, les murs de Maroc s’écrouleront. Ces bonnes gens n’osaient le croire; mais don Manuel les assura que pareil cas était arrivé plus d’une fois. Cette nouvelle fit grand plaisir à toute la société, car la vieille haine contre les Maures, nourrie par la superstition, vit encore dans le cœur des Espagnols. La romance de don Manuel nous valut une petite chambre, celle de l’hôte, avec un matelas de quatre pieds de long. A notre lever, le posadero nous conseilla d’aller voir à la cathédrale les portraits de saint Ambroise, de saint Jérôme et de saint Augustin. Don Manuel lui répondit qu’il aurait tout le temps de voir les originaux en paradis.
Nous partîmes au grand jour, et nous arrivâmes à Guadix par de mauvais chemins. Cette ville est située sur une haute montagne, entourée de promenades agréables, qui furent souvent arrosées du sang des Maures et des Chrétiens.
De Guadix à Grenade la route devient horrible. Nous traversions des montagnes, marchant au bord des précipices; le jour était sombre, et les nuages nous versaient de la neige fondue. Le calessero invoquait la Madonne, saint Antoine, caressait et encourageait sa mule qui tirait avec de grands efforts. Le poète du Toboso, fort mal à son aise, disait que c’étaient les Maures ou le diable qui avaient fait ce chemin. Les prières du calessero ne purent nous sauver du naufrage. Nous versâmes rudement auprès d’un précipice. Par bonheur un rocher qui le bordait empêcha la voiture d’y rouler. Don Manuel, dans sa chute, s’écria: Jésus, Vierge Marie, ayez pitié de moi! Mais, relevé, et revenu de sa frayeur, il demanda si sa tête était encore entière: je ne savais plus, disait-il, quand j’étais à terre, ce qu’était devenue mon ame. Je suis bien aise, lui dis-je, de vous voir reprendre votre gaîté et votre courage; mais convenez que vous avez eu peur, car vous avez invoqué la Vierge et Jésus, que vous négligez hors du péril et en pleine santé. — Ma foi, dans le doute de ce qui se passe là haut, je ne suis pas fâché de mourir dans les règles. J’aime bien à vivre comme Horace, Anacréon et Tibulle; mais je voudrais sortir de ce monde par la porte du christianisme, comme les Paul et les Augustin. Eh, maraud! cria-t-il à notre phaéton, tâche de ne pas nous envoyer chez la belle Proserpine avant le temps fixé par la destinée. Enfin, harassés, impatientés, nous arrivâmes, sans autre encombre, à un village éloigné de cinq lieues de Grenade. Nous y passâmes la nuit dans un gîte, digne repaire du muletier et de sa mule.
Le lendemain nous fûmes dédommagés des peines et de l’ennui de la veille. Nous voyagions dans une campagne que la nature avait choisie pour étaler son luxe et sa fécondité, où nos yeux étaient sans cesse frappés par des objets imprévus. Sur la route un laboureur nous aborda en nous disant: Deo gratias. Le plaisant don Manuel lui répondit: Cum Spiritu tuo. Cet homme nous demanda une prise de tabac. Son accoutrement était bizarre: une peau le couvrait des pieds jusqu’à la tête; je croyais voir Robinson Crusoé: c’est le costume du paysan andalous. Lorsqu’il nous eut quittés, je dis à don Manuel: Quel dommage que ce beau pays ne soit pas peuplé des bergers de Théocrite et de Virgile! — Et des naïades et des nymphes de la cour de Vénus. Mais nous voici à Grenade.
Cette ville, partie de l’ancienne Bétique, était, sous le règne des Maures, le paradis terrestre; elle est située au pied de la Sierra Nevada (montagne de neige). Les Maures la bâtirent au dixième siècle. Elle eut bientôt plus de trois lieues de circuit; mille et trente tours furent élevées pour sa défense; de superbes vignobles paraient les montagnes et les vallées; une prodigieuse quantité d’arbres étalaient dans les plaines et dans les jardins, les fleurs et les fruits. Les Maures étaient si enchantés de cette belle contrée, qu’ils s’imaginèrent que le paradis terrestre était perpendiculairement situé sur Grenade. On peut dire de cette ville, ce qu’Énée disait d’Hector: Quantum mutatus ab illo. On lit sur la porte de la plupart des maisons, ces mots écrits en gros caractères rouges: Ave Maria purissima, sine peccado concebida.[14] Cette province est encore une des plus fertiles de l’Espagne. On y recueille du vin, de l’huile, du chanvre, de la cannelle, du lin, du sucre, des oranges et des amandes. Les citronniers, les figuiers, les mûriers y surchargent la terre. Les figues surtout y sont en telle abondance, que Jean II, roi de Castille, ayant mis le siége devant Grenade, les Maures achetèrent la paix par un présent de douze mulets chargés de figues, dont chacune contenait un double ducat. Sa latitude est de 37° 30′. Le climat est un des plus salubres et des plus tempérés du royaume. Nombre de sources d’eau vive entretiennent la fraîcheur dans la campagne, et la couvrent de fleurs et de verdure. Dans les montagnes on trouve des vallées délicieuses. L’homme n’aurait plus rien à désirer dans ce nouvel Eden, si son inquiétude, le vague de ses désirs, ne le poursuivaient au milieu des jouissances et de la situation la plus heureuse. On assure que les Arabes regrettent plus Grenade que toutes les autres possessions d’Espagne; et que tous les vendredis, dans les prières du soir, ils demandent au Ciel leur rétablissement dans cette ville; mais les Chrétiens célèbrent cette conquête tous les ans, au 2 janvier. Le dernier roi maure, surnommé el chiquito (le petit), à cause de la petitesse de sa taille, en quittant ce fortuné séjour, chassé par Ferdinand, s’arrêta sur une hauteur pour voir encore une fois la ville qu’il abandonnait, et s’écria en versant un torrent de larmes: O seigneur! ô Dieu des batailles! Sa mère lui dit avec aigreur: O mon fils! il vous sied bien de pleurer en femme la perte d’une couronne que vous n’avez pu défendre en homme et en roi! Ce beau royaume contenait alors trois millions d’habitants.
Après avoir réparé, par un long sommeil, nos forces épuisées, j’allai, avec le poète du Toboso, visiter la cathédrale. En chemin, je lui demandai des nouvelles de l’archevêque de Grenade, et de ses homélies, dont Gilblas admirait l’élégance du style. Vous trouverez, me dit-il, les homélies du prélat, avec les comédies du poète Fabrice, et les ordonnances du docteur Sangrado. Je comptai cinq nefs dans cette cathédrale, mais le dôme est ce qui frappe le plus. Il est soutenu par vingt-deux colonnes d’ordre corinthien, qui portent sur leurs architraves les statues colossales et dorées des douze apôtres. Ce dôme a soixante pieds d’élévation, et quatre-vingts de diamètre. Deux grands tombeaux de marbre attirèrent nos regards. C’étaient le dernier séjour de Ferdinand et d’Isabelle. Des harpies occupent les deux coins de ce monument. A l’opposite on y voit des figures de saints, étrange contraste. J’en demandai l’explication à don Manuel, qui prétendit que les harpies étaient là pour marquer la rapacité des rois, et les saints pour empêcher que ces chiennes, filles de Jupiter et de Junon, n’enlevassent les ossements des deux époux. Ordinairement sur la tombe des morts célèbres on éprouve quelque émotion; pour moi, aussi froid que le marbre qui les couvrait, je dis avec Malherbe:
Je fus tenté d’interroger les mânes de Ferdinand et d’Isabelle, dont l’ambition, la politique et l’avarice agitaient l’existence. Voilà donc, dis-je, l’abîme qui a englouti tant de vastes projets, tant de grandeur, de travaux et d’espérances! Ferdinand était d’une taille médiocre, avait le teint brun, les yeux noirs et vifs, et sa physionomie respirait tonte la gravité espagnole. Naturellement sobre, il ne mangeait que de deux mets, ne buvait que deux fois dans ses repas. Il était grand politique; mais faux, astucieux, dévot sans vertus, et ambitieux sans élévation dans l’ame. Sa femme Isabelle était de petite stature; mais bien faite. Elle avait les cheveux presque rouges, les yeux verts et pleins de feu, et le teint olivâtre. Sa physionomie était imposante et agréable. La hauteur, la fierté, dominaient dans son caractère. Ses talents en politique, en administration, égalaient ceux de Ferdinand. Jalouse à l’excès, à sa mort elle exigea de son époux le serment qu’il ne contracterait pas de nouveaux liens. Elle mourut âgée de cinquante-quatre ans. Les deux époux établirent l’inquisition. Quel titre de gloire et de reconnaissance pour la postérité! Auprès de ces deux monarques on voit, sur une tombe semblable à la leur, les effigies de Philippe-le-Bel d’Autriche et de Jeanne sa femme. Je lus, sur une des ailes de la nef, une ordonnance qui fulminait la plus forte excommunication contre les indévots qui causeraient dans la chapelle avec une femme, ou seraient dissipés et peu recueillis; mais, de peur que les foudres spirituelles fussent insuffisantes, on condamnait les délinquants à quatre ducats d’amende.
Au sortir de la cathédrale, nous allâmes voir ce fameux Alhambra, ce palais magnifique, dont les jardins, enrichis par l’art et la nature, étonnent encore l’imagination. Nous y arrivâmes par une promenade délicieuse, où, comme dans les Champs-Élysées de Virgile, on foule des tapis de verdure. Dans ces allées champêtres et sinueuses, on trouve ce qui manque aux Champs-Élysées: des fontaines, des eaux jaillissantes, qui, tombant du sommet des rochers, vont y porter la fraîcheur et la fécondité. Une de ces fontaines fut construite sous le règne de Charles-Quint. Elle est ornée d’aigles impériales et de bas-reliefs. Auprès de cette source est la porte principale du château, élevée en 1238, par un roi maure, pour servir de tribunal, suivant la coutume des Arabes et des Hébreux, qui érigeaient les tribunaux à la porte des villes.[15] On lit sur cette porte plusieurs inscriptions arabes. Voici la plus courte: Louange à Dieu. Au-dessus de l’inscription sont une clef et une main ouverte, deux grands symboles de la religion musulmane. Le Coran parle sans cesse de la main toute puissante de Dieu, qui conduit les croyants dans la bonne vie, et de la clef de Dieu qui leur ouvre les portes du monde et de la religion.[16] Nous entrâmes dans une grande salle nommée Comares, d’où la vue embrasse une partie de la ville, et les coteaux et les montagnes qui l’environnent. Elle est chargée d’inscriptions morales et religieuses. J’en ai transcrit quelques-unes.
«Par le soleil, par la lune, par le jour, lorsqu’il paraît avec toute sa pompe, par la nuit qui le cache, par le ciel et celui qui l’a créé, par la terre et celui qui lui donna l’étendue, par l’ame et celui qui la prédestina; il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu.»
AUTRE INSCRIPTION.
«Ma paix est avec Dieu; c’est à lui que je suis attaché, je me suis mis sous sa tutelle.»
AUTRE.
«Il n’y a pas de véritable grandeur, sinon en Dieu, le grand et le justicier.»
A cette lecture, don Manuel me dit que le saint-office avait tort de faire brûler des gens si pieux, si pénétrés de l’existence de la divinité, qui en parlent si magnifiquement. Allez, lui dis-je, adresser vos remontrances au grand-inquisiteur. — J’attendrai qu’il soit à Londres ou à Paris.
De cette salle nous montâmes, par un petit escalier, dans une galerie au fond de laquelle est une espèce de cage fermée d’une grille de fer. C’était la prison de la reine, femme d’Abdali, dernier roi de Grenade, accusée, par les Gomels et les Zégris, d’un commerce illicite avec les Abencerrages, objets de leur jalousie et de leur haine. Les accusateurs produisirent des témoins, qui attestèrent avoir vu un jour de fête, sous un berceau de roses, Albin Hamète dans les bras de la reine. Le crédule Abdali jura aussitôt la perte de cette puissante famille. Les Zégris lui conseillèrent, pour assurer sa vengeance, de les attirer dans le piége les uns après les autres. Le roi, écoutant ce conseil, se rendit dans l’Alhambra avec un bourreau et trente soldats de sa garde. Les Abencerrages, mandés successivement, étaient décapités en arrivant. Il y avait dans cette cour une coupe d’albâtre, qui fut bientôt remplie du sang et de la tête des proscrits. Déjà trente-cinq avaient péri, et toute cette famille allait être immolée, lorsque le page du dernier mort, entré avec son maître, eut le bonheur de s’échapper sans être aperçu. Il court avertir les Abencerrages, qui prennent les armes, parcourent la ville avec leurs partisans, en criant: Vengeance! Trahison! Meure le roi, qui a fait assassiner les Abencerrages! Le peuple, qui les aimait, se range en foule autour d’eux; ils marchent au palais à la tête de quatorze mille hommes, criant, répétant: Meure le roi! Abdali, désespéré de voir son crime découvert, fait fermer les portes; mais on y met le feu. Malahusen, qui avait été forcé d’abdiquer en faveur d’Abdali, son fils, entendant, du château où il s’était retiré, les clameurs, les vociférations de cette multitude, se présente pour apaiser sa furie. Elle l’entoure aussitôt, l’élève en l’air, en criant: Voilà notre roi; nous n’en voulons pas d’autre: vive Malahusen! Les Abencerrages lui donnent une garde, et pénétrent avec lui dans l’Alhambra, escortés de cent soldats. Ils n’y trouvent que la reine au milieu de ses femmes, tremblante, effrayée d’un tumulte dont elle ignore la cause. Ils demandent le roi; on leur répond qu’il est dans la cour des Lions: ils y volent. Cette cour était défendue par les Gomels et les Zégris. Les conjurés en égorgèrent deux cents; mais Abdali s’évada. Les corps des Abencerrages décapités furent portés dans la ville étendus sur des draps noirs. Musa, frère d’Abdali, après tant de victimes sacrifiées à leur vengeance, parvint à les appaiser; aimé du peuple par ses belles qualités et sa vaillance, il alla chercher son frère, réfugié dans une mosquée, et il le ramena au château.
Pendant plusieurs jours on n’entendit que des gémissements; le deuil couvrait toute la ville. Abdali refusa de voir la reine; ses ennemis persistaient dans leur accusation d’adultère, et offraient de la soutenir les armes à la main. Le roi tint un grand conseil, où la reine fut condamnée à être brûlée vive, si, dans trente jours, quatre guerriers ne venaient défendre sa cause, et prouver son innocence, les armes à la main. Après cet arrêt, la reine fut renfermée dans la tour de Comares. Plusieurs guerriers maures se présentèrent pour combattre ses accusateurs; mais elle n’osa leur confier ses intérêts: elle avait une si haute opinion des chevaliers espagnols, de leur générosité, de leur foi et de leur vaillance, qu’elle ne voulut pas d’autres défenseurs. Elle écrivit secrètement à don Juan Chacon, gouverneur de Carthagène, pour le prier d’embrasser sa défense, et d’amener avec lui, au jour fixé, trois braves chevaliers pour combattre ses accusateurs. Don Juan Chacon répondit qu’il était trop heureux; de combattre pour une si belle cause et une si belle reine, et qu’il serait exact au rendez-vous avec trois compagnons d’armes. Le jour fatal arriva, et le peuple, qui aimait la reine, était au désespoir de ne voir paraître aucun guerrier pour sa défense. Musa et trois autres Maures présentèrent en vain leurs épées; d’autres champions offrirent aussi leurs services: cette princesse, ne doutant point de la foi des chevaliers espagnols, persista dans son refus.
Alors les juges firent conduire la reine dans la grande place où était dressé un échafaud tendu de noir. A la vue de cette reine infortunée, parée de sa douleur et de sa beauté, toute la place retentit de cris et de lamentations; le peuple voulait l’arracher à ses persécuteurs: il ne fut contenu qu’avec peine. Dès que les juges furent assis, vingt trompettes annoncèrent l’arrivée des quatre accusateurs, ils s’avancèrent armés de pied en cap, montés sur les plus beaux chevaux de l’Andalousie; des touffes de plumes flottaient sur leurs chapeaux; deux épées ensanglantées étaient peintes sur leurs boucliers, avec ces mots: Nous les tirons pour la vérité. Ils étaient suivis de la foule de leurs parents et de leurs amis. Le peuple, impatient, jetait à tout moment les yeux sur la porte du camp par où devaient entrer les défenseurs de la reine. Personne ne parut depuis huit heures du matin jusqu’à deux heures après midi; la princesse, pâle, tremblante, commençait à se croire abandonnée. Quatre nouveaux champions mauresques vinrent la supplier de les accepter pour défenseurs de son innocence; elle promit de les agréer, si dans deux heures nul autre guerrier ne se présentait. Dans ce moment on entendit un grand bruit: quatre Turcs, à cheval, s’avançaient dans la place en caracolant; l’un d’eux demanda aux juges la permission de parler à la reine: elle fut accordée. Alors tous les quatre mirent pied à terre, et le même Turc qui avait porté la parole, dit à haute voix à la reine, que lui et ses compagnons, nés musulmans, étaient venus en Espagne pour combattre les chevaliers chrétiens; mais qu’instruits des malheurs d’une si belle princesse, ils accouraient pour punir ses ennemis, si elle daignait agréer leurs services. Pendant ce discours, il laissa tomber sur les genoux de la reine la lettre qu’elle avait écrite à don Juan. La reine, reconnaissant les chevaliers espagnols qu’elle attendait, accepta leurs offres, et les juges du camp, ayant solennellement annoncé son choix, firent sonner la charge. Le combat fut terrible, et la victoire long-temps incertaine; enfin les Espagnols triomphèrent. Dieu, dit un manuscrit arabe, mit le courage dans leurs ames, et la force dans leurs bras. Leurs adversaires reçurent la mort; le plus coupable, Mahomet Zégri, blessé dangereusement, et affaibli par la perte de son sang, tomba aux pieds de son vainqueur, qui, le pressant de son genoux, et lui tenant la pointe de son épée à la gorge, le somma de confesser la vérité, s’il voulait qu’il lui accordât la vie. Hélas! je vais mourir, répondit Zégri, et délivrer ma patrie d’un monstre odieux. Je déclare, en expirant, que, sans motifs que la plus noire envie, j’ai méchamment calomnié les Abencerrages et la reine, dont aucune tache n’a jamais souillé la vertu. J’implore d’elle mon pardon à mon dernier soupir! Les juges vinrent recevoir sa déposition. L’innocence de la reine fut annoncée au peuple, qui, transporté de joie, fit retentir la place des plus vives acclamations. La reine fut reconduite en triomphe au palais. Son époux, navré de repentir, vint se jeter à ses pieds, les baigner de ses pleurs, en la suppliant de lui rendre son amour; mais elle fut inflexible. Elle se retira chez un de ses parents, et ne voulut plus avoir aucune relation avec son faible et cruel époux. Les chevaliers s’éloignèrent à l’instant de Grenade, sans avoir été reconnus que de la reine; et bientôt après les amis nombreux des Abencerrages abandonnèrent la ville, et leur émigration priva le roi de puissants secours pour défendre sa couronne. La prise de Grenade, le 2 janvier 1492, suivit bientôt cet événement.
Cette cour des Lions, théâtre du carnage, est d’une grande beauté. Elle est pavée de marbre blanc, soutenue de soixante colonnes fort élégantes, environnée de bassins de marbre blanc, d’où tombent des cascades qui s’élancent en jets d’eau. Mais le plus bel ornement, d’où dérive son nom, est une coupe d’albâtre d’une seule pièce, de six pieds de diamètre, ornée d’arabesques, et supportée par douze lions. On y voit une inscription en quatre-vingts vers, sans doute digne de mémoire, mais je n’ai pas eu le temps d’en charger la mienne.
Dans la salle des Abencerrages, ainsi nommée parce qu’elle fut le lieu de leur supplice, nous rencontrâmes le curé, dont le logement est contigu à cette salle. C’était un beau vieillard, d’une physionomie pleine de candeur et de béatitude, âgé de vingt lustres moins trois ans, n’ayant d’autre infirmité que la perte de ses dents, et l’oreille un peu dure; d’ailleurs encore agile, et ferme sur ses jambes. Je lui demandai quel était son régime pour conserver une si bonne sauté. — Je n’ai ni crainte ni remords; j’ai mis ma confiance en Dieu; je remplis exactement tous mes devoirs; je rends service à mon prochain autant que je le puis; je dis tous les jours la messe à huit heures du matin; et après un déjeûné sobre, je fais une longue promenade; et depuis trente ans je ne vis que d’ail, de tomates, de morue et d’oignons: j’attends la mort sans effroi, et je l’envisage comme un asile où va se reposer l’homme de bien. Le poète du Toboso, ravi de la saine et douce philosophie de ce bon prêtre, lui dit: Si vous fesiez des vers et l’amour, je voudrais vous ressembler. Ce pasteur nous assura que, pendant des siècles, le sang des Abencerrages avait coloré la coupe d’albâtre, et qu’il n’était effacé que depuis peu de temps. Mais un plus grand prodige, ajouta-t-il, est celui qui s’opérait dans mon presbytère, dont trois de mes prédécesseurs ont été les témoins. Le premier des trois voyait toutes les nuits des morts très-gais qui dansaient dans sa chambre, et cherchaient à lui jouer quelque bon tour. Le second curé, couché sur un matelas dans cette même chambre, vit entrer une procession de moines franciscains, tous un cierge à la main, qui, après l’avoir salué poliment, se rangèrent le long des murs, et puis l’un après l’autre sautèrent à pieds joints par-dessus lui, et s’en retournèrent processionnellement comme ils étaient venus. Quoi, dis-je au curé, vous n’avez pas reçu cette visite? — Non, car tous les jours, avant de me coucher, j’arrose ma chambre et mon lit d’eau bénite; mais j’ai souvent entendu, dans la cour des Lions, une confusion de voix et de clameurs: je pense que ce sont les ames des Abencerrages décapités qui viennent se plaindre de leur supplice. Je compris à ce discours que la crédulité et la simplicité de ce centenaire avaient autant contribué à sa longévité et à la vigueur de sa constitution, que sa sobriété et ses longues promenades. En le quittant, nous nous recommandâmes à ses prières. Nous ne pûmes voir la salle des Nymphes, où sont deux statues de marbre blanc, toutes nues, et très-belles; l’archevêque de Grenade en avait emporté la clef, craignant que la nudité et la morbidezza (la mollesse) de ces deux figures, ne fissent des impressions trop vives sur la jeunesse déjà trop susceptible.
De l’Alhambra nous montâmes au Généraliffe. Ce mot signifie, en arabe, palais de la danse, du plaisir et de l’amour. C’était la résidence des sultans dans les mois d’avril et de mai. On y arrive par une montagne fort élevée, où les eaux vous environnent de toute part. Elles courent en torrent, vont former des cascades dans les cours, les jardins, les salles du palais. Les jardins sont en amphithéâtre, et les mêmes arbres prêtent encore aux Chrétiens les ombrages dont les Maures avaient joui autrefois. Nous nous assîmes sous deux antiques cyprès, nommés les cyprès de la Sultane, parce que les Gomel affirmaient que c’était sous ces arbres que la reine donnait ses rendez-vous à un Abencerrage. Ah! s’écria don Manuel, l’arbre du deuil, le beau et malheureux Cyparisse, couvrait de son ombre les mystères de l’amour! Heureux enfant d’Ismaël,[17] vous saviez jouir de la vie! mais vous avez disparu! Et toi, Grenade, ville superbe, reine du monde, tu n’es plus aujourd’hui qu’une beauté négligée et flétrie! Je lui dis qu’elle avait encore de beaux restes, qui méritaient nos regards. En effet, sur les hauteurs de l’Alhambra, vers la fin de décembre, nous jouissions des charmes du printemps. Un grand concours de monde, assis sur le gazon, s’y livrait à la joie et au repos. Nous voyions circuler les marchands de liqueurs, de gâteaux et d’autres friandises, et des femmes charmantes achevaient d’embellir ce lieu de délices.
Grenade a douze portes; elle est assise moitié sur les montagnes, moitié dans la plaine, et divisée en quatre quartiers. La noblesse, les négociants habitent celui qu’on appelle Grenade. Les maisons en sont belles; chacune a sa fontaine et son jardin. Les principales rues sont voûtées, à cause des canaux qui conduisent l’eau dans les maisons: voilà pourquoi il est défendu aux carrosses d’y passer. On compte dans la ville, ou dans ses environs, jusqu’à dix mille fontaines. Sa population est de cinquante mille habitants, dont presque les deux tiers sont gens inutiles et désœuvrés, tels que gens de loi, moines et mendiants. Pour achever cette agréable journée, nous allâmes le soir à la comédie. La salle est d’une construction bizarre; les hommes occupent le rez-de-chaussée, et les femmes sont placées en haut, dans des galeries assez maussades. Nous ne pûmes rien entendre; la voix des acteurs était couverte par le bruit des briquets que les spectateurs battaient tour à tour pour allumer leurs pipes: c’était un feu roulant. Le dénouement de la pièce fut amené par un capucin monté sur un âne; après maintes grimaces et bouffonneries, il réunit les acteurs et les actrices deux à deux, et leur donna la bénédiction nuptiale.
Je dois citer une inscription qui honore la piété et l’humanité de ces Arabes dont les Espagnols abhorraient le culte, et qui pourtant adoraient le même Dieu: elle se trouve au-dessus de la porte de la maison d’un particulier, qui jadis fut un hôpital:
«Louange à Dieu! Cet hôpital, asile de miséricorde, fut construit pour les pauvres malades Maures. Il est là pour servir de monument à la foi et à la a charité de son fondateur, et il sera sa récompense, a lorsque Dieu héritera de la terre et de tout ce qui est a en elle. Ce fondateur est le grand, le renommé, le a vertueux Abi-Abdallad Mahomad; qu’il prospère en Dieu, ce roi zélé, ce bienfaiteur de son peuple! que a Dieu soit toujours avec Mahomet et ses adhérens!»
Voici une autre inscription arabe que nous trouvâmes sur la porte d’un couvent de franciscains, bâti sur une ancienne mosquée:
« Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu; que ces paroles soient sur ta bouche comme dans ton cœur! Dieu, à la sollicitation de son envoyé, abrégea le nombre des prières; ne songe pas à les diminuer.»[18]
Je voulais partir le lendemain; mais don Manuel me demanda encore vingt-quatre heures pour reconnaître les dehors charmants de la ville. On voit bien, lui dis-je, que dona Clara n’est pas à Cordoue; vous seriez plus attiré par ses charmes que par ceux de Grenade: mais moi, la belle Séraphine, l’hymen et l’amour m’y attendent. — Mon cher, croyez-moi, calmez votre impatience; les fruits que l’on cueille dans l’été et l’automne ne valent pas les espérances du printemps. Au reste un seul jour nous suffira pour voir les naïades de la ville et de la campagne. Je voudrais y trouver les deux fontaines dont parle l’Arioste, l’une qui inspire l’amour et l’autre qui l’éteint. — Et de laquelle boirait votre seigneurie? — De la première, quand l’amour me rirait; et de l’autre, quand il me porterait trop à la tête. Cependant, pour vous engager a m’accorder cette journée, je vous promets un bon dîné chez les hyéronimites, qui ont un beau couvent que leur a fait bâtir le grand capitaine Gonsalves de Cordoue. — Vous connaissez donc un de ces Cénobites? — Oui, le révérend père gardien: c’est une connaissance nouvelle, d’hier seulement. — Et où l’avez-vous vu? — Nulle part, et lui-même n’a jamais entendu parler de moi; cependant, demain, je serai au nombre de ses amis, et il nous donnera un bon dîné, ce qui est une preuve irréfragable d’amitié. Il se nomme le père Polycarpe; c’est un véritable élu; il n’a ni l’éloquence ni l’ambition de saint Bernard, ni les visions de saint Jérôme, ni les ardeurs de saint Augustin; mais il a le zèle, la simplicité de saint Polycarpe son patron. Il a un frère à Barcelone, nommé don Pacome, qui porte l’uniforme des cordeliers. — Vous connaissez sans doute ce frère? — Pas plus que saint Polycarpe et saint Pacome; mais j’ai su hier soir qu’il est au nombre des moines et des animaux vivants; et dès que j’ai connu son existence et sa profession, je me suis lié d’amitié avec lui. J’ai appris qu’il aime beaucoup le café et la Malvoisie de Catalogne; qu’il a une très-belle voix de chapitre; et que don Polycarpe, son frère, compose des homélies dans le goût de feu l’archevêque de Grenade. — Comment savez-vous tout cela? avez-vous eu une révélation? — Oui, notre posadero est l’ange qui m’a tout révélé. C’est un homme essentiel; il a la mémoire d’un botaniste ou d’un nomenclateur romain, et la curiosité et le parlage d’une sœur ursuline. Mais pour finir, demain je vous donne à dîner à onze heures chez don Polycarpe. Aux petits des oiseaux, Dieu donne la pâture. — Mais souvent il la refuse aux hommes.
Le lendemain, après avoir joui d’une matinée éclairée d’un beau soleil d’automne, et parcouru les environs de la ville, nous nous rendîmes au monastère des hyéronimites. Je me prêtais avec peine aux tours, aux plaisanteries du poète du Toboso; mais il était si gai, si pressant, si séduisant, qu’il m’entraînait malgré moi. Nous demandâmes don Polycarpe; un petit frère nous conduisit à sa cellule. Nous le trouvâmes occupé à l’éducation d’un perroquet, auquel il apprenait à prononcer ave Maria purissima, Deo gratias. Dès qu’il nous aperçut, il quitta son élève, nous salua et nous demanda le motif de notre visite. Le fils d’Apollon lui dit, d’un air modeste et mesuré, que son frère don Pacome l’avait chargé de le voir en passant par Grenade, pour lui donner de ses nouvelles, et lui demander des siennes et de ses homélies. — Quant à ma santé, grâces à Dieu, elle est bonne; et pour mes homélies, j’en suis assez content. Vous venez donc de Barcelone? pourquoi ne m’a-t-il pas écrit? — Il avait une légère indisposition, causée, je crois, par l’usage immodéré du café. — Je le reconnais là: il n’est pas de lettre où je ne lui recommande d’y renoncer, ou d’en prendre rarement; mais je ne suis pas plus écouté que jadis le prophète Isaïe dans Jérusalem. Il prétend que le café ouvre l’esprit, en donne même au besoin. Chimère: est-ce que j’en prends pour composer mes homélies? — Votre réflexion est juste. — Il ajoute, pour se justifier, que les plus grands saints ont eu leurs faiblesses; que saint François de Salles aimait les fleurs; saint François Xavier, les voyages; sainte Catherine, les visions; sainte Thérèse, les romans; saint François d’Assise, les bêtes; et moi, dit-il en riant, j’aime le café. Mon frère fait de bonnes homélies, et moi de bon café. — Il nous a fait espérer que vous voudriez bien nous faire goûter quelques-unes de vos spirituelles productions. — Je ne ressemble pas au mauvais riche, je donne volontiers les fruits de mon jardin. Mais vous entendez la cloche qui nous appelle au réfectoire; dînez tous les deux avec nous. A quatre heures, je dois débiter une de mes homélies dans notre église; j’aurai une assemblée nombreuse de femmes et d’enfants. Je parlerai aujourd’hui de saint Polycarpe, mon patron, qui est resté quinze années sans se coucher, et qui s’asseyait sur une pierre, sans s’appuyer, lorsqu’il était vaincu par le sommeil. Ce grand saint, répondit don Manuel, mérite d’avoir un lit de plume en paradis. Il lui parla ensuite de la voix sonore et brillante de don Pacome. Vous savez, lui dit-il, que l’on court en foule à l’église pour l’entendre officier? — Il me mandait, dans sa dernière lettre, que sa voix était un peu baissée. — Il a eu un léger enrouement, mais de peu de durée. Aujourd’hui, quand il chante au chœur, il fait encore trembler les vitres. — J’aurais besoin du charme de sa voix, et de la vigueur de sa poitrine pour soutenir mes homélies: phrase qu’il prononçait d’un ton modeste; mais cette modestie extérieure n’étouffait pas l’amour-propre de l’écrivain.
Nous descendîmes au réfectoire, occupé déjà par une vingtaine de moines qui nous accueillirent avec jubilation, présentés par le père gardien comme des amis de son frère, don Pacome. Nous dînâmes sur une table à part avec le père gardien; la chère fut assez bonne; le vin encore meilleur. On nous servit au dessert une assiette de glands dont le goût est plus agréable que celui de la noisette. Nous ne connaissons pas en France bette espèce de glands; c’est apparemment celle que portait, dans l’âge d’or, l’arbre de Jupiter, et qui nourrissait les hommes de ce siècle fortuné,
Nous bûmes à la santé de don Pacome et des cordeliers, et don Manuel et moi, à la santé de don Polycarpe, de Saint Jérôme et des hyéronimites. Le père gardien nous entretint de l’Alhambra, de la conversion des Maures et du cardinal Ximenès qui, après la prise de Grenade, en avait fait baptiser cinquante mille. Ce pieux cardinal, continua-t-il, voulut forcer tous les habitants du quartier nommé l’Alberjacin, d’embrasser notre sainte religion. Ils se soulevèrent; mais ils furent bientôt réprimés et condamnés comme criminels de lèze-majesté. Le cardinal, sensible et miséricordieux, et qui voulait conquérir des ames à Dieu, fit proposer aux rebelles la mort ou le baptême. Dieu toucha leurs cœurs, et tous acceptèrent le baptême.[20] Un jour, le saint cardinal, après avoir gagné les imans et les docteurs mahométans, se fit apporter tous les Corans et tous les livres arabes, quelque sujet qu’ils traitassent, et les fit brûler publiquement, sans épargner, malgré les plus pressantes prières, les reliures enrichies d’or et d’argent. Quelques livres de médecine échappèrent seuls à cette proscription.[21] — Certain Omar, dis-je alors, jadis en fit autant en Égypte. J’ai ouï dire que cette éminence était sujette à des accès d’une mélancolie si noire, qu’il était insupportable aux autres et à lui-même. — Je ne sais, reprit don Polycarpe, mais nous aurions besoin d’un autre Ximenès qui condamnât aux flammes ces romances, ces comédies, ces séguidilles et tous ces méchants vers qui innondent et corrompent l’Espagne. — Vous avez bien raison, dit don Manuel; vos homéliés suffiraient pour éclairer et sanctifier le monde. — Sont-elles un peu connues à Barcelone? demanda le père. — Sans doute; elles y sont encore plus goûtées que le café. Ce joli trait de flatterie fît sourire le bon père, et nous valut encore une bouteille de Malaga.
D’abord, après dîné, don Polycarpe nous mena à l’église pour nous faire voir le tombeau de Gonsalves de Cordoue, sur lequel était une inscription latine, dont voici la traduction:
«Ici repose Gonsalves Fernand de Cordoue, le plus grand capitaine de l’Espagne, et la terreur des Français et des Turcs».
Je m’avisai de demander à don Polycarpe s’il croyait que ce grand capitaine fût en paradis? — Per Christo, s’écria-t-il, qui pourrait en douter? Il a battu les Turcs et fondé ce monastère. Il prit alors congé de nous pour aller faire un peu de sieste, en attendant l’heure de l’homélie, nous priant de ne pas y manquer. Mais, dit-il à don Manuel, donnez-moi votre nom, afin que je parle de vous à mon frère, et que je le remercie de m’avoir procuré votre connaissance. — Je m’appelle don Estevan, y Francisco, y Antonio Caracalla. Le gardien écrivit ce nom sur ses tablettes. Lorsqu’il fut parti, je restai quelque temps rêveur devant la tombe de Gonsalves. — A quoi rêvez-vous? me demanda don Manuel. — Je cherche une inscription pour ce tombeau; au lieu de celle que nous y lisons, je voudrais y graver la maxime favorite de ce fameux personnage,
Je n’éprouvai pas, auprès de ce tombeau, la plus légère émotion; j’aurais gémi sur celui de Cicéron, de Virgile, de Christophe Colomb; j’arroserais de mes larmes la tombe de Louis XII et de notre Henri IV; mais celles de Ferdinand, d’Isabelle et de Gonsalves, ne m’inspiraient aucun intérêt. C’est que le génie, les talents, dépouillés du charme de la vertu et de l’humanité, attristent, révoltent le cœur loin de l’intéresser et de l’émouvoir.[23]
Eh bien! me dit le poète de la Manche, êtes-vous content de don Polycarpe, de don Antonio Caracalla? — Oui, j’en suis très-satisfait. Votre beau génie aurait inventé le cheval de Troye y si vous aviez été dans l’armée des Grecs. Reviendrez-vous entendre l’homélie de ce grand prédicateur? — Qui? moi? me répondit-il, agité comme la Pythie sur son trépied,
Nous sortîmes enfin de Grenade; le premier regard de l’aurore nous vit en chemin pour nous rendre à Cordoue, où tendaient tous mes vœux, où la fidèle Séraphine devait me faire oublier les peines du voyage, m’enivrer des délices de l’amour. Nous traversâmes la plaine de la Vega (verger), qui a huit lieues de large et vingt-sept de circonférence. Elle est environnée de montagnes, de collines couvertes d’oliviers, de mûriers, de vignes et de citronniers, arrosée de plusieurs rivières et de quantité de ruisseaux qui serpentent sur des prés toujours fleuris. La nature y répand avec profusion ses richesses et tout son luxe, et cependant cette plaine délicieuse est le lieu de la terre où le sang humain a coulé avec le plus d’abondance, dans la longue lutte des Maures et des Chrétiens. Le fameux Rodrigue, roi d’Espagne, qui avait déshonoré la fille du comte Julien, y livra aux Maures la plus terrible des batailles: elle dura huit jours, d’un mercredi à l’autre; la nuit séparait les combattants, et la mêlée recommençait au lever du soleil. Rodrigue combattit en héros, il disparut et l’on n’a jamais su sa destinée. Au souvenir de tant de sang et de carnage, au milieu de ce verger si riant et créé pour les jouissances de l’homme, j’éprouvais un sentiment de tristesse; mon imagination voyait des torrents de sang, des membres épars et sanglants, des cadavres infects qui couvraient ces riches tapis de verdure et de fleurs. Et ce qui m’affligeait le plus, c’est que ce tableau m’inspirait de l’aversion et du mépris pour l’espèce humaine.
On compte vingt-deux lieues de Grenade à Cordoue: nous dînâmes à Alcala la Réal; notre calessero nous proposa d’apprêter notre dîné, en nous disant: Pereza llave de probreza.[24] Cet homme, âgé d’environ trente ans, avait un air robuste, des sourcils épais qui ombrageaient deux petits yeux pétillants, une barbe noire et touffue, un front vaste et proéminent, de larges épaules et une physionomie pleine de mouvement. Tout annonçait un tempérament ardent et une ame vigoureuse. Pendant toute la matinée, il avait marché à côté de sa mule, l’air sombre et réfléchi, sans prononcer une parole. En préparant pour nous du mouton grillé, il apprêtait pour lui une soupe de pain assaisonnée avec de l’huile et trente gousses d’ail. Comment, lui dis-je, vous comptez vider cette vaste marmite? — Par saint François, le fondateur des franciscains et mon patron, je la digérerai aussi facilement que le prophète Mahomet digérait son dîné, quoiqu’il mangeât pour trois personnes, et que sa digestion se fît dans trois heures. Voilà une grande faveur du Ciel, lui dit don Manuel, surtout lorsqu’il donne les moyens d’acheter des livres. Mais, senor Francisco, vous êtes bien savant; comment connaissez-vous le grand prophète des croyants? — Debaxo de mala capa, suele aver buen vivido,[25] répondit le docte muletier. Mais le dîné est prêt, dînons; nous avons du chemin à faire. Ce repas fut aussi vite expédié que la messe d’un aumônier de château, et nous remontâmes en voiture. En gravissant par un chemin pénible et rocailleux, nous mîmes pied à terre pour être moins secoués et faire jaser ce Francisco qui paraissait avoir de l’esprit et une certaine éducation. Il nous dit, en nous entendant pester contre le chemin: Non si conosce il bene, si prima non si prova il male.[26] Francisco, lui dis-je, convenez-en franchement, vous n’avez pas toujours mené la mule et endossé le sarrau? — Non, par saint Jacques! tel que vous me voyez, j’ai porté le froc et la barbe de capucin. — Vous, capucin? — Oui, j’ai vécu quinze ans dans une capucinière, et neuf mois dans une fosse qu’ils nomment in pace, où ces boucs me firent jeter. — Il est donc vrai que cet horrible supplice existe dans les couvents? — Oui; j’en frémis encore de rage, et je me cache sous cet habit pour me venger de tous les capucins que je rencontrerai. Cada hormiga tiene su ira.[27] — Veuillez nous donner quelques détails sur cet horrible supplice. Alors Francisco, après avoir donné un coup de fouet à sa mule et l’avoir exhortée dans son langage à doubler le pas, commença ainsi sa narration: L’in pace est une fosse creusée en terre à quarante pieds de profondeur, sur trois ou quatre de largeur; c’est l’antre des taupes, inaccessible au jour, où l’on ne respire qu’un air humide et pernicieux.[28] Avant de m’y descendre, ou me fit comparaître devant le chapitre des longues barbes. Je m’assis sur une sellette, et l’on me lut ma sentence. Je ne sourcillai pas; je jetai seulement sur mes juges un œil de mépris et d’indignation. Après cette lecture, on me mena en procession, la croix me précédait; chaque capucin, tenant un cierge, psalmodiait le Libera. Ensuite, après m’avoir aspergé d’eau bénite, on me descendit dans cet abîme infernal, où l’eau et un pain grossier étaient ma seule nourriture. — O fortune! ô vanité des vanités! s’écria don Manuel, un capucin devenir muletier! Ainsi Denis le jeune fut maître d’école à Corinthe; ainsi Persée, roi de Macédoine, fut promené en esclave dans Rome devant le char de son vainqueur. — Ainsi, ajoutai-je en riant, Cléopâtre et Marc-Antoine à Alexandrie, Pompée sur son rivage, Marius à Minturnes, éprouvèrent les caprices de la fortune. — Oui, vous avez raison, et cela est si commun, que ce n’est pas la peine d’en parler. — Je vivais, continua Francisco, dans la rage et le désespoir, implorant la mort à grands cris. Vingt fois j’ai voulu me briser la tête contre le mur; mais la religion, la peur de l’enfer et l’espoir de la vengeance me retenaient. Je n’étais plus qu’une momie, une ombre, lorsque la discorde vint souffler son venin dans l’ame de ces bipèdes enfroqués. Il s’agissait de nommer un supérieur: de-là les cabales, l’ambition, les injures, la haine; les partis en vinrent aux mains, armés de bâtons, de chaises et de bréviaires qui volaient à la tête des uns, des autres. Pendant ce combat, un jeune moine de mes amis, vint m’ouvrir mon cachot. Hélas! ma vie était épuisée, mes yeux ne pouvaient supporter la lumière, et mon libérateur était obligé de me traîner. A cent pas de la maison, je m’évanouis; heureusement nous étions près d’un ruisseau: le jeune moine m’en baigna le visage, et sa fraîcheur me rendit à la vie. Enfin, nous parvînmes à la chaumière d’un paysan charitable, qui me cacha dans son grenier pendant trois semaines. Une nourriture abondante et saine rétablit bientôt mes forces, et l’ardeur de la vengeance donna à mon ame une nouvelle énergie. Malheur aux capucins que je rencontrerai! J’en demande pardon à Dieu et à la Madonne: mais je suis Espagnol et moine, et, dussé-je périr, je les assommerai ou les couperai comme des chevaux entiers! Cet homme pensait comme la Cléopâtre de Corneille:
Nous lui demandâmes s’il pouvait nous confier la cause de la haine et du crime de ses confrères. — Vous paraissez des gens d’esprit incapables de me trahir, et la sérénité de votre physionomie inspire la confiance. Mes parents étaient pauvres et très-pieux. J’avais à peine atteint ma septième année, que je fus dévoué à saint François et revêtu d’un petit habit de capucin. A quinze ans, j’entrai dans cet ordre; j’étais doué d’une excellente constitution et d’un tempérament monacal qui se développait et s’irritait avec l’âge. Troublé, agité de mes nouveaux besoins, je les combattis avec courage et opiniâtreté. La religion, sans réprimer mes sens, jetait l’effroi dans mon ame. Je souffrais, ma tête s’égarait; si je rencontrais une jeune femme, elle me paraissait environnée d’étincelles. Je frémissais, je rugissais; la nuit, les songes épouvantaient ma conscience. Je me levais alors, me jetais au pied de la croix, et demandais pardon à Dieu du crime de la nature. J’eus des accès violents de frénésie. On me lia, et deux saignées copieuses calmèrent mes sens et rétablirent ma raison. Les pères me disaient que c’était le démon qui s’était emparé de moi, et que leurs prières l’avaient chassé de mon corps; mais ce démon revint bientôt avec la santé. Enfin, me promenant un jour à quelque distance du couvent, j’aperçus une jeune fille, assise devant sa chaumière; elle se leva et vint me baiser la main. Mille étincelles sortirent de ses yeux ou des miens; éperdu, hors de moi, je la serrai dans mes bras et mes lèvres pressèrent les siennes. Je ne vis, je n’entendis plus rien; mon ame s’évanouit. La jeune fille apercevant sa mère, m’en avertit et s’éloigna. Je me retirai poursuivi de l’image de la belle Antonia, et enflammé du baiser brûlant que j’avais savouré. Plus de repos, mon sang coulait à flots précipités et bouillonnait dans mes veines. Dans le silence de la nuit, je brûlais, je soupirais, je poussais des cris de fureur. Quelquefois j’étais près de succomber; mais la religion, armée de ses vengeances, m’arrêtait sur le bord de l’abîme. Quelquefois cependant je me disais: Les patriarches, ces élus du Seigneur, avaient des femmes, des concubines; Abraham reçut Agar dans son lit; Rachel et Lia, femmes de Jacob, lui amenèrent deux servantes. Les gens du monde ont des épouses, des maîtresses et le paradis sur la terre, et moi mon partage est l’enfer dans l’un et dans l’autre monde.
Je restai trois jours dans cet état convulsif, consumé comme un tison ardent de mes propres feux. Le quatrième jour je sortis de grand matin, entraîné malgré moi, ignorant où j’allais, tremblant de tous mes membres. Je me trouvai, sans le savoir, à la porte de la jeune Antonia. Elle était avec sa mère, qui me reçut avec le respect dû à la barbe et à la robe d’un capucin; mais le sourire de la fille me toucha plus que la vénération de la mère, qui sortit heureusement pour aller puiser de l’eau. Je demandais à Antonia si je pourrais la voir en particulier. Oui, me dit-elle; je vais porter des fromages à la ville, je passerai par le petit bois, et vous pouvez m’y attendre. Sur cet avis, je pris congé de la mère, et je courus au rendez-vous. Il était un peu écarté du chemin; ce bois était au pied d’une colline, une ombre épaisse et solitaire en fesait l’asile du mystère et du plaisir. J’attendis Antonia en me promenant à grands pas, dans une agitation, dans une lutte cruelle entre la crainte, le remords et le cri de la nature. Elle parut; l’étincelle qui met le feu au canon ne produit pas une explosion plus rapide que celle que j’éprouvai à l’aspect de cette nouvelle Ruth. L’ivresse, le délire, suspendirent toutes les facultés de mon ame; je m’égarai dans un ravissement extatique. Depuis ce jour mon existence fut changée: j’habitai un monde nouveau; le calme, la sérénité, rentrèrent dans mon ame; mon sommeil devint plus tranquille; la nature s’embellit à mes yeux; mes affections furent plus douces; j’aimais tous les hommes, je chérissais la vie dont le fardeau m’avait accablé; j’eus plus d’amour pour l’Être-Suprême; mon cœur satisfait, au lieu de prières, de vœux sombres et fanatiques, lui offrait l’hymne de la reconnaissance: j’étais heureux, mais je cueillais des fleurs sur un volcan. Le père gardien, rusé scélérat, suspectant le motif de mes fréquentes promenades, fit suivre mes pas; on découvrit le fortuné trésor que renfermait une pauvre cabane: ce vieux Sycophante résolut de me l’enlever, ou du moins de le partager avec moi. Il m’envoya avec un compagnon, sous un mauvais prétexte, à Ossuna, où nous avons un couvent. Le supérieur de cette communauté me retint quinze jours; et, n’ayant nul motif de me garder plus long-temps, il m’accorda mon retour, que je ne cessais de solliciter. Rentré dans ma capucinière, je me hâtai d’aller revoir ma chère Antonia; elle m’apprit les fréquentes visites du gardien, ses projets de séduction, son cynisme, ses promesses, ses offres pécuniaires pour ébranler sa fidélité. Ma mère, me dit-elle, le reçoit avec vénération; elle croit recevoir dans sa maison un envoyé du Ciel, un saint Vincent, un saint Antoine. Je lui demandai à quelle heure il venait ordinairement chez elle; c’était l’après-dînée. Eh bien, lui dis-je, la première fois qu’il viendra, retenez-le jusqu’à la nuit: elle me le promit. D’après cette instruction, je guettai mon renard; et le jour que je le vis partir pour la chaumière, j’allai me tapir en embuscade derrière un rocher qui borde la route. Là je quittai ma robe, mes sandales, et, vêtu à la légère, armé d’un gros bâton, j’attendis ce hideux pécheur. Le crépuscule régnait lorsqu’il parut; je m’élance sur lui, et je donne à ses épaules une leçon qui dut faire une forte impression sur sa vieille ame. Il beugla, il cria au meurtre, à l’assassin. Quand je crus la correction assez forte, assez mémorable, je revins derrière mon rocher, repris mes habits, et, par un sentier détourné et plus court, je regagnai le couvent d’un pas rapide. Lorsque le révérend arriva, nous étions au réfectoire; il entre, pâle, défait, se traînant avec peine. Nous l’environnons, l’interrogeons; il répond qu’il a fait une chute dans un fossé, et qu’il a le corps brisé, moulu. Je lui conseillai d’aller se mettre dans son lit, et de se faire frotter la partie souffrante avec de l’eau-de-vie. Il me remercia avec l’air de l’amitié. Huit jours s’écoulèrent sans qu’il laissât échapper aucun signe de ressentiment. Je me crus hors du soupçon. Je repris ma sécurité, et retournai au petit bois consacré à l’amour. Des témoins apostés veillaient sur moi. Depuis quelques jours un ex-voto d’argent avait disparu d’une chapelle de la Vierge. L’infâme hypocrite assembla les vieilles barbes conventuelles, et fit entrer des témoins qui dénoncèrent mon libertinage. Le gardien s’écrie alors: Un crime en entraîne un autre; allons voir si l’ex-voto, enlevé dans l’église, n’aurait pas été volé par ce faux frère, qui, comme Judas, vendrait J. C. pour trente deniers. Il part soudain à la tête de ces vieux boucs; on entre dans ma cellule, on fouille, et l’on trouve l’ex-voto dans ma paillasse, où ce misérable l’avait caché. Mon libertinage, mon vol prouvés devant ce consistoire infernal, ma perte fut décidée. A minuit, lorsque j’étais plongé dans un profond sommeil, quatre frères entrent dans ma chambre, se jettent sur moi, me lient les mains, et, après les cérémonies dont je vous ai parlé, je fus descendu vivant dans mon tombeau. Depuis, j’abhorre tous les capucins, tous les moines, et même je ne crois plus à la religion; je vis comme une bête, et je serai damné comme un chien. Ah! père Francisco, s’écria le poète de la Manche, pourquoi damnez-vous les chiens? Il n’y a chez eux ni capucins, ni in pace, ni saint-office; ils ne font mal à personne, et vivent en honnêtes gens. Je crois que ce drôle-là, me dit don Manuel tout bas, est né sous le signe du scorpion. Laissons cela, reprit l’ex-capucin; j’aperçois de loin la pena de los Enamorados (le rocher des Amoureux): je vais vous conter leur histoire, plus tragique que la mienne. La buena posa quiebra el dia.[29] Dans le temps que les Maures régnaient encore à Grenade, un chevalier français fut fait prisonnier. C’était un homme d’une figure si agréable, il avait tant de grâces dans l’esprit et les manières, que le roi lui laissa sa liberté, et le traita avec beaucoup de douceur. Ce monarque avait une fille charmante, qui était à cette aurore de la jeunesse, où l’amour est le premier besoin du cœur. Bientôt, éprise de ce jeune Français, elle trouva le moyen de le voir et de lui découvrir ses sentiments. Il l’aima à son tour; la confiance, le plus grand charme de l’amour, resserra leur chaîne, et accrut leur bonheur. Ils en jouissaient en secret, sans penser que le glaive était suspendu sur leur tête. L’envie a sa demeure dans le palais des rois. Les courtisans soupçonnèrent l’intelligence des deux amants. Le soupçon malin est toujours certitude à la cour. Le bruit de cette intrigue mystérieuse parvint aux oreilles du monarque. Une des femmes de la princesse l’avertit de ce malheur. A cette nouvelle, tremblante, épouvantée, elle vit que la fuite seule pouvait sauver ses jours et ceux de son amant; elle le fit avertir. Celui-ci, au milieu de la nuit, vint l’attendre à une porte secrète du palais. La princesse arrive seule, monte en croupe, et, sous la garde de l’amour, ils courent dans la campagne. Hélas! l’amour les abandonna: ils étaient poursuivis. A la pointe du jour, se voyant au moment d’être atteints, ils gravirent sur ce rocher fort élevé, qui fut bientôt entouré par les satellites du prince. Alors ces tendres et malheureux amants, morts à l’espérance et au bonheur, se font les adieux les plus touchants, se donnent les derniers baisers; après quoi, enlacés, serrés dans les bras l’un de l’autre, ils se précipitent du haut du rocher, et la mort termina leur amour et leur vie. Mais, senores, continua le père don Francisco, remontez dans la voiture, et marchons: les oiseaux commencent à chanter, et nous annoncent le coucher du soleil, et nous devons souper à la baena.
Nous y arrivâmes épuisés de fatigue et de faim. Le cabaret et le soupé étaient, comme à l’ordinaire, fort mauvais; mais l’ex-capucin nous amusa par ses récits.
Il nous éveilla dès l’aube matinale en nous criant: Exurge Domine. Notre toilette fut bientôt faite, et nous voilà en marche pour Cordoue. J’étais radieux de joie et d’espérance; j’allais enfin revoir la beauté que j’aimais, que j’adorais, et qui allait combler mes vœux et me donner une nouvelle existence. Vers le soir, lorsque j’aperçus les tours de la ville, je m’écriai: Je jouirai de sa présence! Nous voici, me dit don Manuel, chez les descendants des Vandales, qui appelèrent ce royaume Vandalousie, d’où dérive le nom d’Andalousie. Votre belle Séraphine descend peut-être d’un Vandale. — Mon cher poète, nous venons tous de loin, et nous devons tous être également fiers ou également humbles.
Il était nuit close quand nous entrâmes dans la ville. Descendus à la posada, nous fîmes nos adieux à l’ex-capucin, en lui recommandant la toison de ses confrères. Il nous promit de les tondre en habile barbier, et de se faire un oreiller de leurs barbes.
Si près de l’objet de mes vœux, au moment de le revoir, il était difficile de jouir du sommeil: toute ma nuit fut agitée par les rêves de l’espérance, par l’image de Séraphine, et l’attente d’un jour si fortuné. Ces pensées, mon impatience, retardaient la marche des heures; je craignais une nuit éternelle. Fatigué de ma couche, j’épiai à ma fenêtre le lever de l’aurore. Dès qu’elle parut, je commençai ma toilette; je me promenai dans ma chambre, en attendant la neuvième heure. Enfin elle sonna, et je partis. Don Manuel me recommanda de ne pas l’oublier dans l’ivresse de l’amour. Vous savez qu’Horace a dit:
—Et notre La Fontaine, répliqu’ai-je:
Ainsi croyez, mon cher Manuel, que l’amour ne fera nul tort à l’amitié.
Je prends un guide, je cours dans les rues sans rien voir, rien entendre. Eh! qui n’est pas en délire, qui peut avoir plus d’une pensée au moment de revoir, après une longue absence, un objet adoré? J’arrive tout palpitant chez don Pacheco, je le demande; on m’introduit dans sa chambre: il prenait son chocolat; à mon aspect, il jette un grand cri de joie, renverse sa tasse, et vient à moi les bras ouverts, en s’écriant: Cher chevalier, à la fin vous voilà! soyez le bien venu; et vite, Antonio, du chocolat pour le cher capitaine. On apporte le chocolat. Pendant que je le prenais, don Pacheco me fit cent questions sur ma santé, mon voyage, mais ne me parlait pas de sa fille. Impatienté, j’en demande des nouvelles. Ah! s’écria-t-il, oubliez-la, è una desdicada (c’est une malheureuse)! Elle n’est plus dans la maison. Où donc est-elle? repris-je en tremblant. — Elle est avec sou mari; c’est une ingrate, une perfide. A ces mots je pâlis, mon sang se glace dans mes veines; je veux parler, ma voix expire; enfin je prononce en soupirant: Quoi! elle est mariée? — Oui, depuis quinze jours, sans mon consentement. Elle m’a fait manquer à ma parole; mais je suis hidalgo, homme d’honneur, militaire; je me battrai avec son indigne mari: si je le tue, comme cela doit être, vous épouserez sa veuve. J’écoutais, morne, accablé et presque inanimé. Enfin, reprenant mes esprits, je lui dis: Non, senor, je ne veux pas exposer votre vie, pas même la mienne: je renonce à votre fille. — Cher chevalier, vous êtes trop généreux; je suis désespéré de ne pas vous avoir pour gendre. — Elle a donc osé se marier sans l’aveu de son père? — Vous connaissez nos usages, nos lois religieuses, qui neutralisent l’autorité des parents, et permettent aux enfants de se marier au gré de leurs caprices: mais vous n’achevez pas votre chocolat? — J’en ai assez. — Allons, senor capitano, remettez-vous; courage! Vous avez fait six campagnes, vous avez bravé le canon: ne vous laissez pas abattre par l’infidélité d’une petite fille, indigne, par sa conduite, d’être la femme d’un chevalier français. Imitez-moi: je suis plus offensé que vous, et j’ai supporté ce revers avec fierté et courage. J’ai dit: Dieu l’a voulu; cette pensée console et fortifie l’ame. Voici comme la chose s’est passée.
C’était un jour de fête, je revenais de la grand’messe; je trouve chez moi un ecclésiastique qui m’attendait: il était député par le grand-vicaire de ma paroisse. Je le reçois avec les égards et le respect que l’on doit à tout homme honoré du sacerdoce. Il me dit qu’il venait chercher ma fille de la part du grand-vicaire. — Eh! pourquoi? Quel rapport a-t-il avec elle? — Il va la déposer chez votre tante dona Elvira. — Et la raison? ma tante radote, elle a quatre-vingt-cinq ans, et que fera ma fille chez elle? — Dona Séraphina a promis sa foi à don Juan y Alonzo della Roca; ils sont liés par des engagements et des promesses réciproques; et l’église va resserrer et confirmer leurs nœuds. — Quoi! sans ma permission, sans m’avoir consulté? Quel est donc cet homme, ce don Juan de la Roca? je ne connais pas ce nom. — C’est le fils d’un riche négociant de Cadix. — Comment, un commerçant, un roturier ose aspirer à la main de la fille de don Pacheco, y Nunès, y Garcie Lasso, conde de Montijo, de la orden de Santiago, gentilhomme de la chambre du roi! Et que diront mes ancêtres, don Gonsalve et don Garcie Lasso, si fameux dans l’histoire par leur bravoure et leur loyauté? Non, je ne le souffrirai jamais. — Monsieur le comte, les mariages sont écrits dans le Ciel: si celui de votre fille est sur cette feuille... — Il faut la déchirer, m’écriai-je vivement. — Il se fera malgré vous: devant Dieu et la religion les hommes sont égaux. Don Juan a déclaré à notre grand-vicaire qu’il aimait dona Séraphina, qu’il en était aimé, qu’ils désiraient leur union mutuelle, et il a montré des lettres qui manifestaient les vœux de votre fille. Cependant le grand-vicaire l’a interrogée secrètement, et votre fille a tout avoué. Vous voyez, monsieur, que ce mariage est de toute nécessité. — J’avais promis ma fille à un chevalier français, joli homme, brave militaire; il aimait ma fille, et il en était aimé. — Apparemment que votre fille a fait des réflexions plus sages, plus solides; nous n’avons pas besoin en Espagne de militaires français qui viendraient y répandre des semences d’incrédulité et d’irréligion. Enfin, monsieur, vous ne pouvez refuser votre fille sans encourir la censure de l’église. Je fis alors appeler Séraphine; mais on me dit qu’elle était chez sa tante. Puisque la malheureuse, dis-je au prêtre, brave l’autorité paternelle, et ce qu’elle doit à sa naissance, au sang des Lasso, mariez-la; je la donne à l’église, au commerçant la Roca, et au diable; mais je ne la verrai jamais.
Dès que cet ecclésiastique fut sorti, je mandai Margarita, la duègne de ma fille: je la croyais coupable, je voulais la punir; mais elle se justifia. Elle me conta que depuis deux mois un jeune homme venait toutes les nuits jouer de la guitare et chanter des romances sous le balcon de Séraphine. «D’abord, m’a-t-elle dit, je n’ai prêté aucune attention à ses chansons; mais ayant surpris deux fois votre fille sur le balcon, je la grondai fortement et la menaçai de vous informer de sa conduite. Elle me supplia de garder le silence, me promettant pour l’avenir plus de réserve et de sagesse. Ce matin elle a voulu aller à confesse: au sortir de l’église, un vieillard avec un jeune homme nous ont abordées; le vieillard m’a dit qu’il arrivait de Badajos, mon pays, et que mes parents l’avaient chargé d’une lettre pour moi. A ces mots, pleine de joie, car j’aime beaucoup ma famille et ma patrie, j’ai demandé la lettre. Il m’a dit qu’il l’avait laissée chez lui, ne comptant pas me rencontrer à l’église; mais qu’il me l’apporterait. Alors nous avons beaucoup parlé de mes neveux de Badajos, ville charmante, où pendant ma jeunesse j’avais eu tant d’agréments et reçu tant d’hommages. Le vieillard se souvenait encore de m’avoir vu à l’âge de quinze ans, et m’assurait que j’étais une des plus jolies personnes de la ville. Pendant qu’il me rappelait des souvenirs si doux, le jeune homme s’entretenait, loin de nous, avec Séraphine. Je m’en suis aperçue et je l’ai appelée. Alors le vieillard m’a dit: ce jeune homme est mon fils, il sort de l’université de Salamanque. Il est doux, modeste, sage, plein de candeur; mais il me donne bien du chagrin animé de l’esprit de la religion, il veut entrer dans l’ordre des chartreux. Quel malheur pour un père qui n’a que cet enfant! je gage qu’il ne parle à votre demoiselle que de son amour... pour Dieu et les saints. Laissons-les un peu jaser ensemble; que je serais heureux si la belle Séraphine pouvait le dissuader et le dégoûter de l’état monastique! Il a des visions: il prétend que la sainte Vierge lui est apparue, et lui a ordonné de renoncer au monde. Il préfère l’ordre des chartreux, parce qu’il s’est aperçu qu’il était enclin à parler beaucoup, et pour se mortifier il choisit un couvent où la règle condamne à un éternel silence. J’avoue que j’ai été un peu trop crédule et facile; à présent je m’aperçois que le vieillard était un fourbe, et le jeune homme l’amant de votre fille. Ils m’ont jouée; je vous en demande pardon, mais je ne leur pardonnerai de ma vie. Séraphine en rentrant m’a dit qu elle allait se retirer dans sa chambre pour faire la pénitence que son confesseur lui avait imposée. Je suis revenue une heure après, elle n’y était plus; je la croyais avec vous. Je jure, monsieur, sur ma conscience, sur ma part du paradis, que je viens de vous déclarer la simple vérité.»
Ma fille et son amant, après avoir reçu la bénédiction nuptiale, m’ont envoyé diverses personnes pour solliciter leur pardon; je suis resté inexorable. Je ne reconnaîtrai jamais pour mon gendre un roturier, un homme de commerce, et je ne pardonnerai jamais à ma fille cette alliance, et de m’avoir fait manquer de parole à un gentilhomme de votre mérite, que j’aime et auquel je dois de la reconnaissance. Mon cher don Louis, agréez mes excuses. — Monsieur, lui dis-je, vous n’avez aucun tort, vous et moi avons été trompés. Voilà le fruit de vos préjugés, de votre soumission aveugle à vos prêtres. Les Gaulois ou les Celtes avaient jadis des druides aussi puissants, aussi dangereux que vos gens d’église; comme vos inquisiteurs, ils sacrifiaient à Dieu des victimes humaines; ils empruntaient de l’argent pour rendre dans l’autre monde, c’est à peu près ce que font vos moines en vous rançonnant pour les ames du purgatoire.[30] — Senor capitano, s’est écrié don Pacheco!, ne voudriez-vous pas que je laissasse brûler dans le purgatoire l’ame de mon père, de ma mère et la mienne pendant des siècles entiers? — Non, senor; la vôtre est trop belle pour que Dieu la condamne au feu du purgatoire. Ce petit compliment calma don Pacheco qu’avait un peu ému la comparaison des druides avec les inquisiteurs, comparaison sans doute indiscrète, mais que mon dépit m’avait arrachée. Après cet entretien, don Pacheco m’offrit un logement chez lui, en me disant que les Espagnols étaient reconnaissants, et qu’il n’oublierait jamais les bons offices que je lui avais rendus à Perpignan. Je le remerciai, et lui dis que la plaie était trop récente pour venir loger dans la maison qu’avait habitée sa fille; que son souvenir m’y poursuivrait avec plus de vivacité et de douleur; et j’ajoutai que j’avois un ami avec moi, dont l’amitié, dans ce moment d’anxiété, m’était nécessaire. — Et quel est cet ami, me dit-il? — C’est le poète don Manuel Castillo, homme aimable et de beaucoup d’esprit. — Je fais plus de cas d’un grenadier que d’un poète; mais il est votre ami, à ce titre je le verrai avec grand plaisir; et puisque vous refusez un logement chez moi, j’espère qu’au moins vous accepterez ma table et que vous m’amenerez votre ami. Allez le chercher, je vous attends tous les deux à dîner. Après ces mots, il m’embrassa tendrement, en me répétant qu’il se battroit contre ce picaron (ce coquin) de roturier qui avait séduit sa fille.
Je retournai tristement à l’auberge, accablé de l’inconstance de Séraphine. Mon orgueil, autant que mon amour, s’irritaient quand je songeais que j’avais quitté ma patrie, traversé l’Espagne, essuyé tant de désagréments et de fatigue, pour la trouver dans les bras d’un autre. Ainsi l’amour-propre se mêlait aux regrets de l’amour. La raison devrait sans doute, en pareil cas, consoler notre orgueil; car la trahison d’une belle ne ternit pas notre mérite et ne prouve pas celui du rival préféré. J’entrai chez don Manuel, soucieux, rêveur, le visage abattu. Eh quoi, s’écria-t-il à cette vue! qu’avez-vous fait de la joie de ce matin? Avez-vous trouvé la belle Séraphine borgne, aveugle, enlaidie? — Hélas! pis que tout cela! je la crois plus belle que jamais: mais c’est une ingrate, une perfide; elle est mariée avec un don Juan de la Roca. — Ah! ah! elle n’a pas eu la patience de vous attendre? je n’en suis pas surpris: les filles d’Espagne sont de bonnes ménagères qui aiment à cueillir le fruit lorsqu’il est mûr. Au reste, consolez-vous; le premier mois du mariage, selon un auteur persan, est la lune de miel, et notre proverbe dit: Meglio esser ave di bosco que di gabbia.[31] Vous conserverez votre liberté; le plaisir de la possession d’une femme s’affaiblit tous les jours, et la liberté au contraire nous devient tous les jours plus chère. Pour moi, je jure, par les cornes de Jupiter-Ammon, que je ne me marierai que lorsque je verrai tous les maris contents de leurs femmes. — J’admire, lui dis-je, la malignité de mon étoile! Mon père m’empêche d’épouser la première fille que j’ai aimée; la tendre Cécile, second objet de mon inclination, en aimait un autre et lui donne sa main; devenue mon amie, j’ai le malheur de la perdre; et cette belle Séraphine, que j’adorais et dont j’ai été l’amant chéri, n’a pas eu assez d’amour et de patience pour m’attendre quelques mois. Ah! l’infortune sera toujours mon partage! — Mon ami, ne jugeons pas un drame avant le dénouement: vous n’avez que vingt-sept ans, vous commencez votre vie; quelques coups de vent sur mer n’empêchent pas toujours d’arriver au port. Mais je vais composer une élégie sur votre malheur qui fera pleurer les rochers. — Eh! quel bien me fera votre élégie? — Vous me l’entendrez chanter dans le genre chromatique. La douleur ne résiste pas au charme sentimental de la musique et de la poésie. Cependant voulez-vous écouter un bon conseil, partons demain pour Séville; le mouvement, la variété des objets, la fatigue, le besoin de repos, agitent l’ame et l’arrachent à sa situation, à ses tristes pensées. Le trajet est de vingt-trois lieues, nous y serons dans deux jours. Cette ville mérite vos regards; deux vers espagnols disent:
Nous y passerons une quinzaine de jours, vous aurez alors habitué votre douleur à l’inconstance de votre Hélène; et vous reverrez don Pacheco, Cordoue et Séraphine même, avec le sang-froid d’un Spartiate qui se réjouissait de voir sa femme dans les bras d’un beau jeune homme. — Je n’ai pas encore atteint ce haut degré de stoïcisme, mais je suivrai votre conseil, et nous partirons pour Séville. Don Manuel se chargea des apprêts du voyage, d’en prévenir don Pacheco, et de lui faire agréer mes excuses, si je n’allais pas dîner chez lui.
Resté seul dans l’auberge, je m’abandonnai aux plus tristes réflexions; je maudissais l’amour et Séraphine. Cependant en la maudissant, le souvenir de ses charmes, du bonheur d’avoir été aimé, ses tendres regards, ses douces paroles toujours présentes mélaient à mon dépit, à mes regrets, une douceur qui en tempérait l’amertume. Passant d’un mouvement à l’autre, tantôt je lui pardonnais son inconstance, et tantôt je voulais l’accabler de reproches, et me venger de mon rival. C’est en me promenant à grands pas dans ma chambre, que ces pensées, ces divers sentiments, agitaient et tourmentaient mon ame. Fatigué de cette promenade, et oppressé de la tristesse de mes réflexions, je me mis à la fenêtre pour respirer et voir si don Manuel ne revenait pas encore. Une petite scène qui se passa dans une boutique vis-à-vis de ma fenêtre, attira mon attention et me fit connaître le respect que les Espagnols ont pour les femmes. Un cordonnier grondait et battait la sienne qui jetait les hauts cris; un voisin accourut, et demanda au frappeur la cause de son courroux et d’un traitement si barbare. — C’est une paresseuse, dit-il, qui néglige son ménage. — C’est une femme, répond le voisin; il n’est pas permis de la battre. — Elle est restée trois heures au marché, et n’a rien apporté. — Soit; mais c’est une femme. — La folle m’a perdu une piastre que je lui avais donnée. — Elle a tort; mais c’est une femme. — Elle a trente ans; elle est laide, sèche comme une morue, et a encore des prétentions, et joue de la prunelle avec tous les hommes. — C’est une femme. — Elle me fait mourir de faim pour s’acheter des habits et des colifichets. — C’est une femme. — Elle parle, bavarde à tort et à travers, dit du mal de toutes ses voisines. — C’est une femme. — Non, s’écria l’époux impatienté, e un demonio, e non una donna (c’est un démon et non une femme). Plût au ciel que ce fût la vôtre et non la mienne! — Le voisin se retira, mais la remontrance ne fut pas inutile; les mauvais traitements cessèrent. Moi-même je profitai de la leçon, et je dis à mon tour, Séraphine m’a abandonné, trahi; mais c’est une femme.
Don Manuel rentra bientôt, et me dit: j’ai vu don Pacheco, y Nunès, y Garcie Lasso; je me suis fait annoncer comme votre ami. Il m’a demandé si j’étais le poète don Manuel. — Senor si, ai-je répondu. — J’en suis ravi, je fais grand cas des poètes, ce sont les pompons de la société. — Et souvent, ai-je ajouté fièrement, la gloire de leur patrie et les trompettes de la renommée: mais brisant ce dialogue, j’ai parlé aussitôt de votre chagrin et de votre départ pour Séville. A ces mots, il s’est déchaîné contre sa fille. Au moins, s’écriait-il, si elle avait épousé un hidalgo! mais sacrifier un brave chevalier à un commerçant de Cadix! — Senor don Pacheco, lui ai-je répliqué, êtes-vous assuré que votre gendre ne descende pas d’Amilcar, de Scipion, de Sertorius ou de quelque grand seigneur, Goth ou Vandale? De quelle couleur est-il? — On dit qu’il a le teint blanc et les cheveux blonds. — Eh bien! il tire à coup sûr son origine d’un prince Goth. Ce peuple avoit la barbe et les cheveux blonds et la peau blanche. — Par saint Jacques, qu’il descende d’un Goth ou d’Abraham, je ne veux pas l’avoir pour gendre. Depuis 400 ans, le sang le plus noble coule dans mes veines; ma quadrisaïeule a porté la première, sous Charles-Quint, une robe de velours, qui a servi de génération en génération aux nouvelles mariées de ma famille; je l’ai encore, mais ma fille n’est plus digne de la porter; je la brûlerais plutôt.[33] Sachez pourtant, monsieur, que mon plus grand chagrin est de me voir forcé de manquer de parole à don Louis de Saint-Gervais, vaillant chevalier, qui m’a rendu de grands services, et que j’aime tendrement. Qu’il aille à Séville passer quinze jours, mais qu’il revienne me consoler de sa perte; je vous prêterai mes chevaux pour le voyage. Demain à la pointe du jour, le cocher et le carrosse seront à votre porte, et cet après-dinée j’irai embrasser ce tendre ami et lui souhaiter un bon voyage. Après ce long discours, ajouta don Manuel, j’ai pris congé de lui. — J’eusse été trop heureux, dis-je alors, d’avoir un tel beau-père. Il est entiché de sa noblesse; mais ce préjugé, loin d’affaiblir ses vertus, les fortifie et les exalte. Ah! cruelle Séraphine, pourquoi m’avez-vous oublié? — Mon cher don Louis, la mémoire est un don de Dieu, qui sans doute avait ses raisons pour priver les femmes de cette faculté en amour. L’aubergiste en ce moment vint nous annoncer le dîné. Nous fûmes étonnés de la délicatesse et de l’abondance du repas. Nous buvions de la malvoisie délicieuse, et l’hôte nous invitait à ne pas l’épargner. Don Manuel ravi, louait l’excellence des mets, et assurait l’hôtelier qu’il irait en paradis sans passer par le purgatoire.
L’après-dînée, j’écrivis à don Inigo Flores, cet ami sensible et généreux, pour lui faire part de mon arrivée à Cordoue, et de l’inconstance de Séraphine. Je lui disais que si j’étais auprès de lui, je trouverais des consolations au sein de l’amitié et dans le cœur de l’aimable Rosalie. Je finissais ma lettre, lorsque don Pacheco entra; il me sauta au cou, en m’appelant son fils, pestant toujours contre sa fille qui l’avait rendu infidèle à sa parole pour la première fois de sa vie. Mais, me dit-il, j’ai une nièce à Madrid, fille de ma sœur; son père est hidalgo, et d’une famille de vieux Chrétiens. Il descend par les femmes du marquis de Castellar, qui, en 1746, investi dans Parme, où il commandait cinq mille hommes, par toute l’armée ennemie, aima mieux, en véritable Espagnol, hasarder sa vie, que de se rendre prisonnier de guerre. Il anime sa troupe, se met à la tête, et sort de la ville la baïonnette au bout du fusil; ils percent l’armée ennemie, se battent pendant vingt heures; et poursuivis six jours de suite, ils arrivent à Plaisance. Toute l’Europe admira la valeur espagnole, et le nom du marquis de Castellar fut gravé au temple de la gloire. Ce héros est l’aïeul de ma nièce. Je vous offre sa main; sa fortune ne répond pas à sa naissance, mais je lui assurerai tout mon bien en faveur de votre mariage. Par-là, j’acquitte ma promesse et la dette de la reconnaissance. Je remerciai cet homme généreux avec toute la vivacité du sentiment. Mais, lui dis-je, je n’accepterai jamais la dépouille d’un héritier légitime; sa jouissance empoisonnerait ma vie. — Que puis-je donc faire pour vous, pour vous dédommager des peines d’un long voyage, et réparer les torts de ma fille? — Lui pardonner, reconnaître votre gendre, et m’honorer toujours de votre amitié. — Oui, j’en jure par Saint Jacques et par l’ame de mes aïeux, je vous regarderai toujours comme mon fils, comme l’ami le plus tendre; à l’égard de Séraphine et de son époux le commerçant, je ne veux pas les voir; ils ont une fortune suffisante pour exister: le luxe, l’opulence ne conviennent qu’à la haute noblesse. Revenez de Séville, le plus tôt que vous pourrez; une ingrate, une perfide ne mérite pas vos regrets. Je me flatte qu’à votre retour vous logerez chez moi, avec le seigneur don Manuel. Il est ici dans la patrie de Gonsalve, un des grands capitaines de son siècle; je l’invite à faire un poème épique sur ce héros, que je préfère de beaucoup au pieux Énée dont on m’a fatigué les oreilles pendant mon enfance. Je me suis toujours rappelé ces bribes de vers:
Morbleu! il faut combattre et non pleurer. J’ai reçu à l’armée une blessure très-grave; un bourreau de chirurgien m’a déchiré la chair, et je n’ai pas jeté un seul cri. Je voyais la gloire auprès de moi. Après cette longue tirade, il m’embrassa tendrement, en me répétant plusieurs fois que Dios guarde a ousia, rogare dios per ousia (je prierai Dieu pour vous).
Après son départ, je restai rêveur, silencieux, le cœur navré. Le poète du Toboso se rappelant que la harpe de David avait chassé du corps de Saül le mauvais esprit que Dieu lui avait envoyé, prit sa guitare; et, pour chasser l’esprit malin qui m’obsédait, il improvisa et chanta les amours et les malheurs de Pyrame et Thisbé. Nous étions dans l’obscurité; les seuls rayons de la lune répandaient quelque clarté dans la chambre. Insensiblement la douceur de sa voix, la mélodie touchante et triste de son chant, le récit de la mort funeste des deux amants, la lumière pâle et tendre de la lune, remplirent mon cœur de cette mélancolie si douce, si chère aux ames malheureuses et sensibles; des larmes coulèrent de mes yeux, soulagèrent mon cœur. Le cocher de don Pacheco interrompit cette scène touchante; il venait demander l’heure de notre départ pour le lendemain. En même temps il posa sur la table une grande corbeille pleine de chocolat, de biscuits et de bouteilles de Malaga, présent du généreux don Pacheco. Nous voulûmes, avant de nous mettre au lit, payer notre hôtelier: nous lui demandâmes son compte. — Avez-vous été contents du repas? — Emerveillés; vous êtes le premier aubergiste de l’Europe, lui dit don Manuel: Dieu vous bénira; mais que vous faut-il? — Nada (rien ). — Comment, rien? Est-ce la ville ou les pères de Saint François qui nous régalent? — Non; c’est le comte don Pacheco; c’est lui qui a envoyé le dîné; c’est un seigneur noble, magnifique, et bon Chrétien. Autrefois, quand ma femme vivait, il me fesait l’honneur de venir souvent chez moi; il nous aimait beaucoup. — Gage que votre femme était jolie, lui dit le poète? — Oui; c’était une rose, une perle fine; c’est dommage qu’elle soit morte, elle m’attirait beaucoup de chalans. Adieu, Messieurs; demain vous avez une longue journée à faire; ainsi couchez-vous et dormez promptement.
Nous suivîmes son avis; mais le sommeil descendit tard sur ma paupière. Je m’endormis enfin, et un songe bienfesant fit goûter à mon ame un moment de bonheur. Ce songe me transporta dans les montagnes de Barrège, auprès de la tendre Cécile qui cueillait des fleurs. Elle était parée du négligé le plus modeste. — D’où venez-vous? lui ai-je dit; il y a bien long-temps que je ne vous ai vue. — Oh! oui, bien long-temps; je viens de très-loin. — Pourquoi m’avez-vous quitté? Est-ce que vous ne m’aimez plus? — Par quel motif me dites-vous cela? Je vous aime toujours; la preuve en est que je reviens pour vous. — Permettez-moi donc de vous embrasser. — J’y consens; je vous aime trop pour vous refuser. J’allais cueillir ce doux baiser, lorsqu’on frappa rudement à ma porte; et le baiser, Cécile et mon bonheur s’évanouirent. Ainsi dans la vie, un peu de bile, un vain propos, la moindre circonstance dissipent le rêve du bonheur. J’entendais don Manuel qui criait à ma porte: Allons, debout! le chant du coq a retenti trois fois; les chanoines sont à matines. — Quel triste réveil! Le souvenir de la mort de Cécile succéda à la joie de l’avoir retrouvée. Je crus la perdre une seconde fois. Adieu, chère et tendre amie, m’écriai-je; adieu, adieu pour jamais. La trahison de Séraphine acheva de contrister mon ame. Cependant, don Manuel criait à la porte: Dépêchez-vous, les chevaux, le cocher, le chocolat, tout est prêt et vous attend. — Je fus bientôt sur pied et nous partîmes.
Pendant la route, le poète du Toboso, pour dissiper ma tristesse, me chanta son élégie sur l’inconstance de Séraphine. Il me cita ensuite toutes les femmes qui avaient trahi leurs époux ou leurs amants. Hélène, Ctytemnestre, Pénélope,[35] Betsabé et la femme de César, celle de Marc-Antoine; et que direz-vous de l’empereur Marc-Aurèle qui non seulement toléra avec un stoïcisme admirable, les désordres de sa femme Faustine, mais qui, après sa mort, lui fit décerner les honneurs divins par le sénat, et ordonna à toutes les jeunes filles romaines de venir, la veille de leurs noces, avec leurs futurs époux, offrir un sacrifice à la nouvelle déesse, que l’on pouvait nommer la déesse de l’impudicité? Ainsi, consolons-nous, ajoutait-il, dans les bras de la philosophie, ou plutôt aimons les belles sans leur demander de la fidélité. — Vos exemples, lui dis-je, ne me consolent pas: une infinité d’hommes ont la goutte, cela n’empêche pas celui qui en est atteint de sentir sa douleur et de se plaindre.
Nous arrivâmes après six heures de marche à la Venta Himistosa. Nous en trouvâmes l’hôte plongé dans une grande affliction. Mais le pire, disait don Manuel, c’est que sa cuisine est le temple de la famine. Le traître a laissé éteindre le feu sacré. En effet, il n’y avait dans cet asile ni vivres, ni feu. Je demandai à cet homme la cause de son chagrin. Hélas! nous dit-il, c’est ma pauvre femme, que je pleure; je l’ai enterrée hier matin. — Mon ami, lui dit le poète de la Manche, je conçois votre douleur; c’est perdre quelque chose que de perdre sa femme; mais n’avez-vous rien à nous donner à manger? — Non, Senor. — Allons, tout est pour le mieux. De hambre a nadie vi morir, de mucho comer cien mil.[36] Nous avons des biscuits, du chocolat, du bon vin. Je vais faire le chocolat, et nous le prendrons sous ce petit bosquet d’arbres où serpente un joli ruisseau. Nous ferons un repas tel que celui des bergers d’Arcadie sur le mont Ménale; notre chocolatière, nos tasses, comme leurs coupes, seront de simple argile, et comme eux, nous aurons le gazon pour siége, le ciel pour lambris et la campagne pour salle à manger. Le chocolat fait, nous nous assîmes sur ce tapis charmant; et tandis que l’hiver, entouré de neiges, de frimas, contristait et désolait le nord de l’Europe, nous, sur un lit de verdure, nous jouissions de la température d’un beau jour de printemps. Les Andaloux, disais-je, sont les enfants du soleil et les favoris de la nature. — Aussi, répondit don Manuel, toute leur vie est une jouissance. La musique, les fêtes, l’amour surtout remplissent le cercle de leurs journées.
Don Manuel invita Alessandro, notre hôte, à déjeuner avec nous. Il répondit que la douleur l’empêchait de manger. — Mais elle n’empêche pas de boire. Avalez un verre de vin. Il se résigna aisément. Quand il eut vidé le verre, don Manuel lui dit: Vous regrettez donc beaucoup votre femme? — Assurément, je ne me consolerai jamais de sa perte; elle avait mille bonnes qualités: elle m’aidait dans mon ménage; ses manières accortes, son joli minois attiraient les voyageurs: si vous aviez vu sa gentillesse quand elle me donnait de petits soufflets, et quand je courais après elle pour me venger! Ah! oui, je la pleurerai toujours. Don Manuel l’invita à boire encore un verre de Malaga à l’honneur de la défunte. — Volontiers; il est fort bon. — De quoi est morte cette épouse chérie? — Per Christo, je n’en sais rien; le médecin l’a purgée et saignée si souvent, elle a tant jeûné, qu’elle n’avait plus rien dans le corps, ni sang dans les veines. La pauvre femme! — Allons, achevons la bouteille. Lorsqu’un nouveau verre de vin eut traversé le gosier d’Alessandro, don Manuel lui demanda comment il se trouvait. — Par Saint Jacques, très-bien; je sens la consolation descendre dans mon cœur. — La défunte était donc jolie? — Oui; quand je l’épousai, c’était une rose; mais elle commençait à vieillir; c’était d’ailleurs une bonne femme, mais capricieuse comme une chèvre et colère comme un dindon. — Cependant, vous la regrettez beaucoup? — Oui; je ne me consolerai jamais. — Allons, encore un verre de vin en son honneur. — Par la Vierge céleste, on ne peut vous refuser; à toi, ma chère Thérèse! je bois à ta santé. — Vous devez savoir quelque chanson bachique? — Oui, parbleu; j’en sais plus de trente, car j’ai toujours été un bon vivant. J’ai aimé le vin et les femmes, sans être moins bon Chrétien. J’aime bien Dieu et sa divine mère. — Çà, régalez nous de quelque chanson. — Avec plaisir. Aussitôt, d’une voix pleine et sonore, il entonna ces couplets: