Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2)
Monsieur, lui dis-je, pourquoi venez-vous troubler son repos? Souffrez qu’il meure en bon Chrétien: il mourra avec autant de courage que les philosophes anciens, soutenu et consolé par la religion et par l’espoir d’une vie future. Mon ami, lui dit don Manuel, je me suis confessé, j’ai demandé pardon à Dieu, j’ai promis de renoncer à la poésie, et si je fais encore des vers, ce sera pour chanter les louanges du Seigneur, et celles de sa divine mère. Cependant le roi Salomon a fait cinq mille odes, et Dieu ne l’a pas puni.[88] Le médecin arriva, et l’ex-moine se retira et ne revint plus. L’Esculape trouva le malade dans un redoublement de fièvre très-violent, et il le fit saigner tout de suite. Il me conseilla de le faire administrer dès le soir même, ou au plus tard le lendemain matin, m’assurant que le danger était imminent. Sur cet avis je retournai chez le confesseur; sa présence parut faire plaisir à don Manuel. Monsieur, lui dit-il, croyez-vous que Dieu soit irrité contre une faible créature comme moi, et qu’il me précipite pour jamais dans l’abîme? Ah! mon Dieu, mon Dieu, j’implore votre miséricorde; contentez-vous de m’envoyer en purgatoire! Dieu est miséricordieux, lui répondit le vicaire; écoutez le prophète qui dit: «Ne crains point au milieu des maux dont tu es accablé, parce que je suis ton Dieu, que je suis avec toi.» Ah! mon Dieu! mon cher Dieu! répliqua le mourant, venez avec moi, restez avec moi! Monsieur, quel est l’homme qui a dit ces belles paroles? — C’est le prophète Isaïe. — N’est-ce pas celui à qui Dieu commanda d’aller tout nu et sans souliers dans les rues de Jérusalem? — Oui, c’est lui-même: cet ordre cachait un grand mystère. — Oui, je le crois sans le comprendre. Je les laissai ensemble, et j’allai passer quelques heures avec don Inigo. Je revins le soir pour garder le malade pendant la nuit. Don Inigo fit ses efforts pour m’en empêcher, craignant que ma santé n’en souffrît; mais je lui dis que l’amitié devait braver les peines et les dangers pour l’intérêt d’un ami, ou que l’on ne méritait pas ce titre.
Vers le milieu de la nuit, le paroxisme de la fièvre redoubla avec violence. Don Manuel demanda de l’eau bénite, en fit jeter autour de son lit et dans toute la chambre, pour chasser, disait-il, le démon qui s’y tenait accroupi. Il prenait le crucifix, le couvrait de baisers, et promettait à Dieu, s’il lui conservait la vie, de faire pénitence de ses péchés, et de vivre selon sa loi. Il tomba dans une profonde rêverie: j’entendis qu’il disoit, je vois le Styx, les flammes roulantes du Phlégéton. Cher Saint Vincent, ayez pitié de moi! ensuite: Thésée est descendu aux enfers et en est revenu. Il prononça encore quelques phrases que je ne pus entendre.
Le viatique arriva à huit heures du matin, suivi d’une foule de femmes, d’enfants et d’hommes, portant des cierges; six hautbois maures les précédoient avec un homme jouant d’un petit tambour. Tout ce cortége entra dans la chambre, et la remplit de fumée et de bruit; le prêtre aspergea plusieurs fois le malade d’eau bénite, en implorant pour lui la miséricorde divine. Don Manuel, pour communier, voulut absolument se mettre à genoux sur son lit, le crucifix à la main; son confesseur et moi nous le soutenions; il dit d’une voix mourante, interrompue par des sanglots: je demande pardon à Dieu, à Saint Vincent et à vous tous, du scandale de ma vie licentieuse et poétique; je suis un grand pécheur: mes amis, mes frères, priez Dieu pour moi, pour qu’il me fasse miséricorde et me reçoive en son saint paradis. Lorsqu’il eut reçu la communion, il récita des prières avec son confesseur, et tous les assistants leur répondirent. Il ne put long-temps soutenir cette situation, il retomba dans son lit, et tout le cortége se retira en jouant de la flûte et du tambour. Cette scène attendrissante m’arracha des pleurs: cependant, disais-je, je voudrais que l’on me laissât mourir tranquille; ces cérémonies lugubres, ces apprêts de la mort, attristent les vivants et effrayent les moribonds.
Une heure après cette sainte cérémonie, la tête de don Manuel s’embarrassa entièrement, le délire ne le quitta plus. Je l’entendis réciter ces vers qu’il composait, ou dont il se ressouvenait:
Le malheureux, disais-je, meurt en rimant, comme il a vécu; je fondais en larmes appuyé sur son lit. Après quelques minutes de silence, il prononça le nom de dona Clara, de Saint-Vincent, et ses dernières paroles furent ce vers-ci:
Cependant dans son agonie, demi-heure avant d’expirer, il me tendit la main, en jetant sur moi le regard le plus tendre. Il aurait voulu me parler, mais il n’avait plus de voix; il reçut l’extrême-onction et mourut bientôt après, à six heures du soir; il n’avait que trente-deux ans et trois mois. Don Inigo vint m’arracher de cette chambre, et du corps de mon ami. Le lendemain, j’assistai à son convoi; on l’enterra dans une église, par un usage encore subsistant en Espagne: je versai de nouvelles larmes sur sa tombe. Adieu, mon ami, lui dis-je; adieu, poète aimable, je n’entendrai plus tes chansons, je ne jouirai plus des agréments de ton esprit, de ta gaîté, des douceurs de ton amitié. Adieu, adieu; que l’Être-Suprême reçoive ton ame auprès de lui!
Le lendemain de cette triste cérémonie, don Inigo, pour me distraire, me mena à la maison de campagne qu’il venait d’acheter. Ah! quelle ame oppressée n’éprouve du soulagement dans le sein de l’amitié au milieu d’un air pur, dans une douce solitude que le printemps commence à parer de ses couleurs! Don Inigo ne chercha point à dissiper ma tristesse par un flux de paroles et d’axiomes philosophiques; il me laissa rêver tout à mon aise à mon malheureux ami, et m’égarer seul dans la campagne: mais dès que je sentais que la promenade et la rêverie avaient soulagé mon cœur, je venais chercher de nouvelles consolations auprès de mes aimables hôtes qui m’attendaient ou sous un berceau d’orangers, ou sur les bords d’un canal d’irrigation, quand l’ombre et la fraîcheur descendaient sur la terre. Rosalie médisait alors: j’ai pleuré comme vous; qui n’a versé des larmes! Vous avez tari les miennes, vous m’avez consolée; ne pouvez-vous trouver auprès de moi les mêmes consolations que j’ai trouvées auprès de vous? Je lui répondais que le charme de sa présence, et de son amitié, seraient toujours le baume le plus heureux pour fermer ma blessure. Un jour, son père m’ayant laissé un moment avec elle à la promenade, je lui dis: Aimable Rosalie, que le temps est doux et serein auprès de vous! quel charme pénétrant embellit la nature! — La nature et le temps vous paraîtraient encore bien plus beaux, si la belle Séraphine était à ma place. — Non, l’amour meurt bientôt dans un cœur offensé, et puis vos bontés, votre amitié pour moi... — Ne remplacent point dans votre cœur les pertes que vous avez faites. Elle cueillit alors un bouton de rose, et me le présenta, en me disant: je voudrais que cette fleur fût le symbole de l’amitié, et qu’elle fût immortelle. Une autre fois je la trouvai rêveuse, assise sur un banc de gazon, un livre à la main quelle ne lisait pas; je lui demandai le sujet de sa rêverie. J’ai quitté, me dit-elle, mon livre pour écouter le chant des oiseaux, et puis insensiblement, je me suis mise à rêver à l’amitié; c’est un sentiment bien plus doux que celui de l’amour. — Oui, entre deux personnes d’un sexe différent, nées avec des vertus, de la délicatesse et de la sensibilité. Elle se leva alors en me disant: Je vois arriver mon père, allons le joindre. Lorsque don Inigo s’aperçut que le temps affaiblissait un peu mon affliction, et que le calme rentrait dans mon ame, il crut le moment favorable pour me confier les vues qu’il avait sur moi. Un matin de très-bonne heure, il entra dans ma chambre, et me dit: Le temps est charmant, l’air retentit du chant des oiseaux, le parfum des fleurs, des végétaux embaume l’air, le printemps a presque toute sa parure: allons prendre le chocolat au milieu de la petite prairie, dont la verdure naissante est si douce à l’œil. Rosalie dort encore; nous déjeûnerons seuls, après quoi nous ferons une petite promenade jusqu’aux bords de la mer. Il me fit cette proposition avec un air mystérieux, qui m’étonna autant qu’il m’intéressa; je lui répondis que j’étais à ses ordres, et nous partîmes. Notre conversation pendant le déjeûné fut laconique, et ne roula que sur des objets peu intéressants. Don Inigo avait un air pensif et circonspect. Quand le chocolat fut pris: allons, dit-il, nous promener jusqu’à la mer, nous n’avons pas deux milles de chemin; je me plais beaucoup, sur ses bords, à jouir de son calme et même de son agitation. Quand j’éprouve ces moments d’ennui et de tristesse, qui trop souvent flétrissent notre ame, et dont nous ignorons la cause, je vais soudain sur le rivage, où l’étendue, le mouvement des eaux, fixant mes regards et ma pensée, dissipent les nuages qui pesaient sur mon cœur. Là je me rappelle ce beau passage du psalmiste. «La mer vit la puissance de l’Éternel, et elle s’enfuit.» Là nous verrons arriver les vaisseaux qui apportent la fortune et la joie aux habitants de Valence; nous admirerons la patience et l’industrie des pêcheurs, qui tendent leurs filets à des animaux innocents, et qui gémissent quand ils les retirent vides de la proie désirée, ou tressaillent d’allégresse si les filets sont pleins. Arrivés sur le rivage, nous nous assîmes sur des rochers; j’observai quelque temps, sans parler, cet immense réservoir, cet abîme profond, incommensurable, qui étonne, attache et épouvante l’imagination; j’y voyais des bateaux s’y promener, des vaisseaux fuyant dans le lointain, des poissons qui, de temps en temps, s’élevaient, s’élançaient sur la surface des eaux; j’admirais ces flots qui s’avançaient en grondant, et venaient expirer à nos pieds. Voilà, dis-je à don Inigo, une perspective qui jette l’ame dans une rêverie profonde. — Oui, lorsqu’on n’y est pas accoutumé; mais les marins regardent la mer avec la même indifférence que les peuples du midi regardent le soleil. L’homme sensible et réfléchi, voit sur ce fougueux élément le champ de bataille où l’avarice et l’ambition viennent se disputer leur proie, et le gouffre qui engloutit une partie de l’espèce humaine: mais je vous ai amené ici, non pour philosopher, mais pour vous parler d’un objet beaucoup plus intéressant. Je me suis aperçu que ma fille avait depuis quelque temps redoublé de dévotion pour Saint Nicolas, et vous saurez que ce saint archevêque est le patron des filles à marier, comme Saint Rémond est celui des femmes enceintes. La fête de Saint Nicolas est célébrée ici avec de grandes cérémonies, par toutes les vierges qui aspirent au mariage: voici sur quoi est fondé ce patronnage. Ce grand saint ressuscita un jour l’amant d’une jeune beauté désespérée de sa mort. Dans une autre occasion, il donna en songe une dot aux filles d’un pauvre gentilhomme. Ma fille, quoique veuve, a pensé que ce saint ne lui refuserait pas sa protection. Hier je l’ai surprise aux pieds de sa statue qu’elle avait couronnée de fleurs: je lui ai demandé le motif de sa dévotion, et si elle avait envie de se remarier. Je n’en serais pas fâchée, m’a-t-elle répondu, si je trouvais un homme honnête, aimable et dont je fusse aimée, et qui aurait voire suffrage. — Cet homme existe-t-il quelque part, l’as-tu démêlé dans la foule? Elle a rougi, baissé les yeux et gardé le silence. Or, cet homme mystérieux quelle n’ose nommer, mon cher chevalier, c’est vous: ma fille entraînée par la reconnaissance, par vos vertus, votre aimable caractère, ne voit le bonheur dans un nouvel hymen qu’avec vous. Si vous pensez de même, si votre cœur répond au sien, je vous offre sa main avec ma fortune; je ne m’informe pas de la vôtre: moins vous en aurez, plus vous serez riche pour moi: je jouis environ de vingt mille livres de rente, vous voyez que nous aurons de quoi subsister tous les trois dans une douce aisance, surtout dans un pays où la fertilité de la terre nous donne ses productions à un prix très-modéré. Je pourrais, en continuant mon commerce, augmenter mon opulence; mais qui désire toujours, ne jouit jamais. La soif de l’or est la maladie des commerçants et des gens d’affaire, ce ne sera jamais la mienne. Ma réponse fut l’expression d’un cœur plein de reconnaissance et de joie. Mais, ajoutai-je, vous savez l’obstacle qui peut s’opposer à mes vœux: ma religion diffère de la vôtre, elle est proscrite dans votre pays: Rosalie, attachée par l’éducation, par le préjugé, et encore plus par son ame imbue de la religion de ses pères, frémira à l’idée d’épouser un calviniste: voilà deux obstacles difficiles à surmonter, l’église et Rosalie. — A l’égard de ma fille, j’espère que l’amour, soutenu de mes conseils, triomphera de sa prévention. Vos vertus, la noblesse de votre ame parlent déjà en votre faveur: je lui répète tous les jours que c’est à Dieu seul à juger les opinions religieuses, et que nous devons tolérer, chérir même l’homme vertueux, quels que soient sa croyance et son culte. Et quant à l’opposition de l’église, il serait temps que toutes les sectes du christianisme, qui ne diffèrent que par quelques opinions peu importantes et quelques rites, vinssent se perdre dans un accord général, et que la religion chrétienne, conservant l’esprit de charité et de sagesse qui l’anime, uniforme, invariable, devînt celle de toute l’Europe. — Même celle des Turcs. — Non; mais je les renverrais en Asie. En attendant que ce projet de réunion, peut-être aussi chimérique que celui de la paix universelle de l’abbé de Saint-Pierre, puisse s’effectuer, je me charge d’obtenir la permission de votre mariage. Le grand-vicaire de notre archevêque est un ecclésiastique sage, éclairé, tolérant, de plus il a de l’amitié pour moi, et j’espère qu’en ma faveur il conciliera la discipline de l’église avec l’intérêt de la société. Maintenant que nous sommes d’accord, je vais rejoindre Rosalie, qui doit avoir quelque inquiétude sur cette longue conférence; je vais la lui révéler, et la préparer adroitement à vous pardonner votre protestantisme. Le temps est doux, le soleil est voilé; allez, en attendant, vous promener dans la huerta (jardin) de Valence: une belle campagne et un beau jour inspirent des rêveries tendres et riantes. Il s’éloigna à ces mots, et moi j’allai rêver à notre entretien, à mon hymen futur et à l’aimable Rosalie, que l’espoir de la posséder me rendait déjà plus chère. Quelle foule de réflexions se succédaient dans ma tête! J’étais si enfoncé dans ma rêverie, que je tombai dans un canal d’arrosage plein d’eau: deux jeunes femmes accoururent à mon secours et m’aidèrent à en sortir, non sans rire de tout leur cœur de ma chute et de ma figure trempée, et dégouttant l’eau comme un dieu marin; je retournai bien vite au logis. Cependant don Inigo parlait à sa fille; dès qu’elle l’aperçut seul, elle lui demanda ce que j’étais devenu. — Oh! lui dit-il, don Luis a bien des choses dans la tête! en ce moment il rêve à toi, à la proposition que je lui ai faite. — Quelle proposition? — De t’épouser. — M’épouser! Et qu’a-t-il répondu? — Mille choses tendres et flatteuses. Il a montré une joie ineffable, et puis tout à coup il est tombé dans la tristesse; après quoi il m’a dit, avec un profond soupir: je tremble de ne pouvoir être heureux, une barrière me ferme le chemin du bonheur. — Est-il possible? Quelle barrière peut s’élever entre nous? n’est-il pas célibataire et maître de sa destinée? — Oui, mais il pense que l’opposition viendra de toi, de tes préventions. — Il se trompe; et s’il m’aime, je crois que je l’aimerai aussi. — Fort bien! Mais si le hasard eût voulu que sa famille fut de race juive, que lui-même professât le judaïsme? — Ah! Jésus! Jésus! Que dites-vous? La chose est impossible! Un jeune homme si aimable, si poli, ne serait pas Chrétien? — N’est-il pas vrai que tu ne l’épouserais pas? — Oh non, je n’en aurais jamais le courage ni la force. Moi, la femme d’un Juif! Non, je n’oserais jamais l’embrasser, j’aimerais mieux mourir. Que je suis malheureuse! Quoi! don Luis, ce brave militaire, n’est qu’un Juif! Comme la physionomie est trompeuse! Quand don Inigo vit la douleur et l’effroi de sa fille à leur apogée, il lui dit, en lui prenant la main: Rassure-toi, ma chère enfant, don Louis n’est pas Hébreu, il est très-bon Chrétien. — Ah! que vous me faites plaisir! j’étouffais! — Mais ce n’est pas un Chrétien de l’Église romaine, il est protestant. A ces mots, Rosalie qui avait frémi de me voir de la race d’Abraham et de Jacob, se trouva trop heureuse que je fusse un enfant de Calvin. Elle demanda si les protestants étaient damnés. — Non, ma fille, je ne le pense pas. Quand ils sont vertueux Dieu leur fait miséricorde. —Ah! je le crois, je l’espère; je serais trop malheureuse en paradis même, si je savais mon époux aux enfers. Mais ne peut-il pas quitter sa fausse religion pour la nôtre? — Un honnête homme n’abjure la religion de ses pères, qu’après une intime conviction de ses erreurs: sa conversion sera ton ouvrage quand tu seras sa femme. — Ah! oui. Je l’aimerai tant, je le prierai tant que peut-être je le convertirai. En quittant sa fille, don Inigo vint me raconter cet entretien et m’annoncer le consentement de cet aimable objet; il me conduisit auprès d’elle; et quand je lui eus témoigné ma joie et ma reconnaissance, elle me demanda si j’avais entièrement oublié la belle Séraphine? — Non; elle demeurera long-temps dans ma mémoire, mais elle n’est plus dans mon cœur. Le reste de la journée s’écoula dans la douce ivresse de la joie; mon hymen s’annonçait sous les plus heureux auspices: la vertu, la tendresse, la reconnaissance en formaient les nœuds, et l’espérance embellissait l’avenir de ses brillantes couleurs.
Le lendemain, don Inigo et moi nous nous rendîmes chez le grand-vicaire pour le consulter sur notre position et le prier d’aplanir les obstacles qui s’opposaient à mon bonheur. — Monsieur, me dit-il, ne pouvez-vous abjurer vos erreurs? abandonner le calvinisme? — Non, monsieur. Quel jugement porteriez-vous d’un homme qui, par amour ou intérêt, renoncerait à la religion de ses pères? Vous penseriez qu’il deviendrait aussi mauvais catholique qu’il était mauvais protestant, et que sans doute il est indiffèrent à tous les cultes. — Et dans lequel éleverez-vous vos enfants? — Nés en Espagne, et d’une mère catholique, environnés de catholiques, je leur laisserai embrasser la religion dominante: dans l’âge de raison, ils seront les maîtres de choisir entre Genève et Rome. Le grand-vicaire satisfait de mes réponses, me demanda deux jours pour consulter quelques théologiens et solliciter la permission de l’archevêque. Les théologiens me furent défavorables; mais le prélat, homme sage, pieux et tolérant, éclairé des lumières de son grand-vicaire, et charmé d’obliger don Inigo, donna sa sanction à mon mariage, avec cette clause que mes enfants seraient élevés dans la religion romaine, et que mes noces ne seraient célébrées qu’à la fin de l’année de la viduité de Rosalie. Je souscrivis sans peine à ces conditions.
L’amour naît au sein de l’espérance, et le plaisir d’être aimé développe son accroissement: je n’avais senti jusqu’alors pour Rosalie, que ce tendre intérêt qu’inspire la jeunesse et la beauté malheureuses; je devins alors amant passionné, et l’amitié brûla des flammes de l’amour. Il est vrai que les aveux ingénus de Rosalie, sa douce joie, ses timides caresses, son embarras touchant nourrissaient dans mon ame ce feu si doux. Elle-même embellissait tous les jours; une sérénité nouvelle, un enjouement paisible respiraient sur son visage, l’animaient, le coloraient; son esprit acquérait de la grâce et de la facilité; et son ame expansive semblait se répandre dans toutes ses actions, dans tous ses discours. Je lui en parlai. Elle me répondit: le bonheur est le soleil du printemps qui ranime la nature et l’embellit. O destinée incompréhensible, qui nous conduit à ton but par les détours d’un labyrinthe obscur!
Aurais-je pu prévoir quand j’étais à Lyria, courant après Séraphine, brûlant d’amour pour elle, que la jeune inconnue avec qui je soupais, à laquelle je donnais des secours, par des sentiments d’humanité et de commisération, était l’épouse que le ciel me réservait, et que d’une situation si triste et si déplorable, naîtrait notre félicité respective! Je me rappelai alors, non sans étonnement, les prédictions des deux Bohémiennes: comme elles nous l’avaient annoncé, l’infortuné don Manuel était mort dans le sein de la religion, purifié par elle et par son repentir; et moi je fesais un mariage riche et flatteur. Alors s’effacèrent entièrement de mon ame les derniers traits de l’image de Séraphine, non que nul souvenir ne me la rappelât, mais il était sans charme et sans intérêt; et celui de Cécile, de cette tendre amie, bien loin de s’affaiblir, ne se présentait à mon esprit que mêlé d’amertume et de regrets.
Mon hymen arrêté, nous convînmes avec don Inigo, que j’irais en France chercher les papiers nécessaires et donner ma démission du service: j’avais payé par deux blessures et six campagnes ma dette à la patrie, et je devais à mon épouse et à moi le reste de mon existence.
Je fixai mon départ au 20 avril, le lendemain de la fête de saint Vincent que l’on voulait me faire voir, et je promis d’être de retour avant le 15 août, pour assister à la fête de l’Assomption, l’une des plus magnifiques de Valence. Pendant mon séjour, je parcourus le manuscrit que mon pauvre ami don Manuel destinait à l’impression. Mais dans tout cet immense recueil, il y avait tout au plus dix à douze pièces de vers que l’on pût lire avec plaisir. Elles avaient cette facilité aimable, ce molle atque facetum qu’Horace trouvait dans Virgile. Ces pièces avaient été travaillées à loisir, la lime y avait passé: dans tout le reste qui avait été improvisé, on trouvait, au lieu d’idées, des mots harmonieux, une infinité de redondances et encore plus de négligences et d’amphigouris, défauts communs aux improvisateurs: ainsi je n’ai pu remplir sa volonté dernière, et vendre son manuscrit pour lui acheter des messes. J’aurais sans doute été assez généreux pour sauver son ame à mes dépens; mais en ma qualité de protestant, la foi me manquait; Rosalie, à qui j’en fis la confidence, suppléa secrètement à mon omission, et le nombre de messes a été célébré.
Le 20 avril amena la fête de saint Vincent. La veille mon cher hôte me conduisit sur la place San-Domingo où l’on avait élevé un théâtre sur lequel parut ce saint, grand comme nature; à ses côtés on voyait des marionnettes, dont les ressorts qui les mouvaient étaient cachés sous les planches; ces figures marchent, font des gestes, et représentent les miracles du saint, au grand contentement, à la grande joie du peuple qui fait retentir la place de cris, de clameurs et des viva san Vicente. C’est tout ce que je trouvai de curieux dans cette fête.
Je partis le 21 avril. Nos adieux furent touchants sans être tristes; nous ne nous séparions que pour nous réunir à jamais. Rosalie me dit, en m’embrassant: Je pleure, mais mes larmes sont douces; vous emportez ma joie et mon bonheur, mais vous me les rapporterez; cet espoir me soutient, me console; je prierai tous les jours pour votre heureux voyage. — Vos prières, lui dis-je, comme celles des anges, doivent plaire à l’Éternel. Don Inigo me dit: Sachez, mon cher fils, que celui qui attend s’impatiente beaucoup plus que celui qui voyage. Le mouvement, les objets nouveaux distraient le voyageur, occupent sa pensée, amusent sa curiosité; l’autre demeure en place, a tout le temps de réfléchir, voit toujours les mêmes choses, les mêmes lieux qui lui rappellent sans cesse l’objet aimé et son absence.
Je ne m’arrêterai pas sur mon voyage; je passai l’Èbre dans une petite bourgade nommée Amposto, sur deux barques liées ensemble par des ais qui formaient un plancher. Ces barques allaient tantôt à la rame, et tantôt deux mulets les tiraient du rivage. Un ecclésiastique d’environ quarante ans passa la rivière avec son âne et nous. En descendant du bateau il monta sur sa bête, et je le suivis quelque temps à pied. Il m’apprit qu’il avait étudié à l’université d’Alcala de Benarès, fondée par le cardinal Ximenès qui, de simple moine, était devenu, à l’âge de soixante ans, archevêque de Tolède et puis cardinal. Cet ecclésiastique était de mauvaise humeur contre le concile de Trente qui avait condamné les prêtres au célibat. Dans la primitive église, disait-il, on nous tolérait des concubines. Dans la Genèse il est dit: «Il n’est pas bon que l’homme vive sans compagne». Le célibat des prêtres n’a jamais été un précepte divin, mais une institution des hommes ou de l’Église, fixée par le concile de Trente, ou plutôt par le pape Pie IV qui craignait que les prêtres mariés fussent moins dépendants de Rome.
La plupart des apôtres étaient dans les liens du mariage. Saint Jérôme assure que Saint Pierre et quelques autres apôtres n’avaient pas plus quitté leurs femmes que leurs filets. Un évêque de Saragosse, marié, obtint du pape Pélage, après de longues et vives sollicitations, sa confirmation à l’épiscopat. Ce qui motivait le long refus du pape, c’est qu’il craignait que les biens de l’église ne passassent dans la famille de l’évêque. Au concile de Nicée la question du célibat fut agitée, et le concile déclara qu’il laissait à chaque prêtre la liberté de garder sa femme, ou de vivre dans le célibat. Saint Jérôme se contentait de défendre la bigamie aux prêtres, autorisée chez les juifs. Saint Paul dit: «Élevez-vous, si Dieu vous en fait la grâce, jusqu’à l’état pur et sain qui vous détachera des choses terrestres; mais n’oubliez pas que vous êtes fragile, et que si vous n’avez pas reçu le don de continence, vous êtes en danger d’être dévoré par un feu secret, dont l’auteur même de la nature entretient le foyer pour la propagation de l’espèce.» Dans ce moment son âne aperçut une ânesse, et fit retentir les airs de sa voix pleine et bruyante. — Votre âne, lui dis-je, aurait été un mauvais prêtre, il est dans la classe de ces êtres fragiles dont parle l’apôtre. — Et moi, comme lui, je suis l’enfant de la nature; je l’écoute en bénissant Dieu, en m’appliquant à mes devoirs. Si parfois des remords me reprochent ma faiblesse, j’imite Philippe V, un de nos rois, qui, en revenant de chez sa maîtresse, recevait l’absolution de son confesseur qui l’attendait; on ajoute même qu’un médecin l’attendait aussi pour lui tâter le pouls, cérémonie dont je me dispense; car je ne me porte jamais mieux qu’après ma chute. Je lui demandai alors où il allait ainsi avec sa monture. C’était, me dit-il, celle de J. C., elle convient à un pauvre curé. Je vais dire la messe au village voisin et gagner trois réaux (15 sols). Comme le pape et nos seigneurs les évêques je subsiste des fruits de l’autel. — Êtes-vous de ce canton? — Non, je suis né à Valladolid, je vis à Amposto, et je mourrai où Dieu voudra. Le curé et son âne prirent ici une autre route. En le quittant, je lui prédis qu’un jour le célibat des prêtres finirait. — Je n’en doute pas, me dit-il; mais je ne serai plus. Je remontai dans ma voiture et continuai mon chemin.
En arrivant auprès de Barcelone, je repassai le pont superbe du Lobregat. Alors la chaîne des montagnes dont je sortais, sembla s’ouvrir pour présenter à mes regards une vallée magnifique. Le soleil descendait à l’horizon. L’air devenait plus frais, la lumière plus douce, et le mouvement d’une nombreuse population donnait à ce tableau plus d’intérêt et de vie; une belle allée de peupliers me conduisit en ligne directe à la ville: la chaussée était couverte d’hommes, de voilures, et ornée des deux côtés de jardins et de jolies maisons de campagne. Tout y respirait l’aisance, la vie et la gaîté. Je voyais devant moi les tours, les fortifications de la ville, et dans le lointain l’amphithéâtre des montagnes: j’étais ravi; mes yeux ne pouvaient se lasser de voir, mon esprit d’admirer, et mon cœur de jouir. J’entrai par la porte Hospitalière, et de-là je m’enfonçai dans des rues étroites. En traversant le Muelle de San-Luis, j’eus encore un quart-d’heure d’enchantement: le soleil était derrière le mont Joui, la mer balançait mollement ses flots étincelants des feux du couchant; des vaisseaux entraient dans le port à voiles déployées, et ses bords étaient couverts des femmes, des enfants, des parents, des amis des navigateurs, et d’un nombre infini de curieux. Les ombres s’épaississaient par degré; les lumières brillaient de toute part; la musique, la danse, les chants semblaient célébrer la fête de la nature, et adresser, pour tant de merveilles, l’hymne de la reconnaissance à l’Être créateur qui, nous environnant de plaisirs et de jouissances, appelle à lui notre admiration et notre amour. Je ne restai qu’un jour à Barcelone; le souvenir du saint-office m’avait gâté cette ville, et je n’y trouvai pas l’aimable M. Aubert, qui m’avait arraché si adroitement des serres de l’inquisition. Il avait obtenu un congé pour aller en France, où sa femme l’avait suivi. La matinée de mon séjour, j’allai me promener à pied, à un couvent de capucins, situé sur la montagne: j’y jouis d’une vue magnifique; elle embrassait le port, la ville de Barcelone et la campagne. Le jardin des révérends pères est sur la pente de la montagne. J’y trouvai des promenades délicieuses, ombragées par des arbres superbes et toujours verts; des ruisseaux d’une eau fraîche et limpide s’y précipitaient de tout côté. Cet aspect me parut romantique. Je me crus transporté dans les jardins d’Alcine; mais tout-à-coup mon illusion s’évanouit, quand j’aperçus un groupe de capucins a longue barbe, qui se promenaient sous ces ombrages; alors je crus voir des satires dans les bosquets de Paphos. Mais ce qui m’amusa, ce fut de voir des eaux qui jaillissaient des yeux d’une petite Magdeleine, et des stigmates d’un grand Saint François: tant la superstition inspire de folies!
Arrivé à Perpignan, où mon régiment était encore, je donnai ma démission. Mes camarades firent tous leurs efforts pour me retenir: mes chers amis, leur dis-je, je ne puis me résoudre à végéter de garnison en garnison: les Grecs et les Romains à la paix déposaient leurs armes, et s’adonnaient à d’autres professions. Voici quelle sera la mienne: associé à une femme charmante, je ferai valoir mon bien: je lirai auprès d’elle, je méditerai, j’aurai du repos, j’appelle cela travailler et avoir un état. Tous les rois de la terre ne pourraient me faire une plus belle destinée. Si la guerre se rallume, si l’on attaque nos foyers, et que ma patrie ait besoin de moi, je volerai à son secours.
Je restai huit jours à Perpignan, où je fus fêté par mes camarades et mes supérieurs. Je logeai à la même auberge de Notre-Dame où j’avais vu pour la première fois don Pacheco et la volage Séraphine. J’eus un moment d’attendrissement. Ah! le souvenir d’une femme que l’on a aimée, et qui a partagé notre tendresse, laisse toujours dans le cœur des traces de regrets et de sensibilité!
J’allai joindre ma mère, qui fut ravie de me revoir et de mon bonheur. Elle-même était heureuse; elle avait épousé un ancien lieutenant-colonel plus riche d’honneur que d’argent: toute sa fortune consistait dans une pension assez modique; mais ils avaient l’abondance que donne la campagne: sans luxe et sans superfluités ils jouissaient avec leurs amis de leur petite fortune, et même ils donnaient encore du pain à des malheureux. Je leur abandonnai ma terre de Saint-Gervais, ce qui accrut leur aisance, sans altérer leur simplicité et irriter leurs désirs. Je restai deux mois avec eux. Je reçus dans ce temps-là une lettre du vicomte de Beaupré qui m’invitait à venir dans son château. J’hésitais de me rendre à cette invitation; je craignais de rouvrir ma blessure, et de recommencer des pleurs que le temps, un objet chéri, devaient faire cesser: une seconde lettre plus pressante me décida. Je fis mes adieux à ma mère et à son époux. Notre séparation les attendrit vivement: mais je promis de leur amener ma nouvelle épouse.
Quand j’entrai dans la terre du vicomte, que je m’approchai du château, je sentis une palpitation de cœur qui m’obligea de m’arrêter. Je voyais ou croyais voir l’ombre de Cécile aux mêmes lieux où je m’étais promené avec elle; je me rappelais sa voix touchante, ses paroles si douces, si pleines de raison et de sentiment, ses gestes, ses regards si tendres, si expressifs. Un domestique du vicomte m’aperçut, et courut l’avertir. Il vint à moi d’un pas rapide, et me trouva assis sur un banc. Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre, et, dans les plus douces étreintes, nous versâmes des pleurs sans proférer une parole. Enfin, quand notre cœur fut moins oppressé, le vicomte, après m’avoir remercié de ma visite, me prit par la main, et me dit avec un profond soupir: Allons la voir. Nous montâmes, silencieux, sur une petite colline couverte de pins et de cyprès; au centre était la tombe de l’infortunée Cécile. Lorsque nous y fûmes arrivés, le vicomte me dit tout en pleurs: Elle est là, c’est là qu’elle dort. Et ne pouvant en dire davantage, il s’agenouilla, et baisa la pierre qui la couvrait. Je l’imitai; prosterné sur cette pierre, je la baisai trois fois en criant trois fois: Cécile, Cécile, Cécile! Après cette lugubre et touchante cérémonie, nous nous assîmes sur un banc de gazon en face du tombeau. Je viens souvent ici, me dit le vicomte, pour lui parler; il me semble qu’elle m’entend et qu’elle me répond. L’autre jour je lui apportai son enfant, la cause de sa mort; je le mis sur sa tombe: Tiens, lui dis-je, chère Cécile, voilà l’enfant de notre amour. A peine eus-je achevé ces mots, que j’entendis un soupir, une espèce de murmure; le cœur me battit, mon sang se glaça. Ah, m’écriai-je, tendre épouse, ma bien-aimée, est-ce toi? est-ce ton ombre qui me répond? Mais je n’entendis plus rien, et je versai un torrent de larmes. Pour terminer cette scène déchirante, je dis au malheureux époux: Retirons-nous, ne troublons pas son repos; son ame céleste est avec les anges; elle est heureuse: un jour nous la reverrons. De retour au château, le vicomte me présenta son enfant: il avait les yeux, le front et la bouche de sa mère. Je le pris dans mes bras, et l’accablai de baisers. Le vicomte me dit: J’avais désiré un garçon, sans doute par un mouvement d’orgueil, pour transmettre mon nom; mais aujourd’hui je préférerais une fille: elle me représenterait mieux sa mère.
Pendant les cinq jours que je restai chez le vicomte, tous les matins j’allai visiter la dernière demeure de Cécile. Un jour que le vicomte fut occupé, j’y restai quatre heures: j’y lus les Nuits d’Young, j’y plantai deux rosiers, et je composai cette épitaphe, que le vicomte fit graver sur sa tombe:
Le vicomte voulut m’accompagner jusqu’à Toulouse. Cécile, ses propos, ses actions, sa grâce, le charme de son ame, de sa figure, nous occupèrent pendant toute la route. Si quelque objet nous distrayait, nous occupait un moment, nous revenions bientôt à notre pensée chérie. A Toulouse nous nous séparâmes, ou plutôt nous nous arrachâmes des bras l’un de l’autre en nous jurant une amitié éternelle.
Je revolai à Valence, où m’attendait une autre Cécile, car Rosalie, dans les traits et dans le caractère, avait bien des rapports avec elle; et c’est sans doute cette analogie et son amour pour moi qui allumèrent mes nouveaux feux. Dans l’excès de mon contentement, souvent je m’écriai: Enfin je suis aimé! quel bonheur, quel attrait plus entraînant que celui de rencontrer, au milieu d’une foule d’individus tous indifférents, tous occupés d’eux-mêmes, un cœur qui vous distingue, qui s’attache à vous, ne pense qu’à vous, et vous préfere à tout!
J’arrivai à Valence le 10 août fort tard; je couchai à l’auberge. Don Inigo était à la campagne; j’y courus de grand matin: j’allai droit à sa chambre. Mon arrivée le combla de joie. Après nos embrassements et nos épanchements de cœur il me dit: Rosalie était inquiète; son amour, son impatience vous accusaient; suivez-moi, elle est encore dans son lit: j’entrerai le premier pour lui épargner une trop vive émotion. Eh bien, tu dors? lui cria-t-il en entrant. — Non, mon père. — Voici une lettre de ton chevalier, de don Louis. — Ah! voyons, que dit-il; pourquoi ne vient-il pas? — Mais il est en route; il peut arriver à tout moment, ce soir, demain. — Ah! plût au Ciel que ce fût tout-à-l’heure. Mais voyons sa lettre. — Je la cherche; je crains de l’avoir égarée. — O Ciel! cherchez-la, je vous prie. — Mais n’entends-tu pas marcher? Écoutons; quelqu’un monte: si c’était lui? — Ah! comme je serais heureuse! — Je n’entends plus rien. (Dans ce moment je fis du bruit). — Ah! oui, mon père, on marche, on monte. A ces mots je me précipite dans la chambre; Rosalie jette un grand cri: je l’embrasse bien tendrement. Nous vous tenons présentement, me dit don Inigo; j’espère que vous ne nous échapperez plus. Mais laissons-la s’habiller; allons l’attendre pour déjeûner au salon d’Apollon, car je fais le petit Lucullus. Ce salon était une petite chaumière faite de branches d’arbres entrelacées, dans laquelle il y avait une statue d’Apollon de stuc; elle était tapissée en sparterie; deux grenadiers et deux orangers, placés aux quatre coins, la couvraient de leur ombre. Les chaises, les tables, les meubles étaient analogues à la simplicité de cet asile. Rosalie ne tarda pas d’arriver:
Je ne l’avais jamais vue si belle, si séduisante. Don Inigo en bonnet blanc, en redingote grise, respirait le contentement et la gaîté. On apporta le chocolat, et le domestique renvoyé, nos ames s’ouvrirent à la confiance; elles s’épanchèrent, se communiquèrent leurs sentiments, leurs idées; nous jouissions du bonheur de nous revoir, et de la certitude de passer, de finir nos jours ensemble. Quels dons de la fortune, quelles fêtes, quels plaisirs bruyants peuvent égaler la félicité des jouissances du cœur, lorsqu’elles sont pures et légitimes! Le 15 août je vis la fête de la Vierge et je terminerai mon voyage par le récit de cette cérémonie.
«Elle commença par une procession solennelle. Les rues étaient jonchées de fleurs, les balcons ornés de riches tapis, et les boutiques, de glaces. La procession réunissait tout ce qui peut flatter les sens, et accroître les illusions religieuses. Une musique harmonieuse et bruyante, des nuages d’encens, les superbes vêtements des prêtres, l’élégance, la blancheur de ceux des jeunes lévites et des jeunes vierges, tout concourait à séduire, à enchanter l’imagination. Ce qui me frappa le plus, et ce qui distingue cette procession des autres, ce fut de voir des nuages flottants dans les airs, portés par des hommes cachés sous des rideaux qui les fesaient mouvoir par un mécanisme intérieur. Au sommet de ces nuages planait majestueusement l’image brillante de la Vierge, qui semblait sourire à ce peuple assemblé. Don Inigo, Rosalie et moi suivîmes cette procession, et entrâmes à sa suite dans l’église où elle se termine. Tous les piliers étaient couverts de damas vermeil, toutes les statues, toutes les images illuminées par des girandoles; le chœur était rempli d’orangers et de citronniers; et le maître-autel, chargé d’une pyramide de lampions, resplendissait de la lumière la plus éclatante. On lâcha une multitude de serins qui voltigèrent dans l’église. On leur avait attaché à la queue une bande de papier doré. Don Inigo m’avertit qu’il était de la galanterie espagnole d’attraper un de ces serins pour l’offrir à la sua enamorada (son amoureuse). La chasse fut générale; tous les jeunes gens, et même les hommes âgés, car en Espagne l’amour est de tous les âges, couraient après ces oiseaux. Je fus assez adroit pour en saisir un très-joli, et je vins le présenter à ma chère Rosalie. Au sortir de l’église, notre allégresse fut troublée un moment par une rencontre inattendue. Je donnais le bras à Rosalie, et nous nous trouvâmes face à face avec la senora Angélica Paular, de fâcheuse mémoire. Elle jeta sur nous des regards de fureur aussi ardents que ceux d’une chatte à qui l’on ravit ses petits. La timide Rosalie en pâlit d’effroi; je tâchai de la rassurer en lui disant que les traits du courroux de cette belle n’étaient pas plus dangereux que ceux de son amour. Mais ce qui la rassura davantage, c’est que son père lui apprit que son frère don Alessandro y César Paular était parti pour le Mexique.
La matinée de cette fête fut consacrée aux cérémonies religieuses, mais l’après-dînée fut destinée aux plaisirs: il y eut des courses de chevaux, des arbres de Cocagne, des combats à coups de poings; j’assistai à des danses, à des ballets à la moresque; toute la ville était en mouvement, et la foule bruyante et joyeuse se pressait, s’entassait dans les rues et sur les places. La nuit vint brillante d’étoiles, et toute la ville fut illuminée de lampions, de transparents: les clochers étaient en feu; la joie allait jusqu’à l’ivresse. En fin cette journée si pieuse, si profane, si pompeuse, fut terminée par un feu d’artifice.»
Rentré au logis, don Inigo me demanda ce que je pensais de cette fête. — J’y trouve, lui dis-je, quelque chose de sublime et de touchant: l’idée d’une vierge belle, modeste, et mère d’un Dieu, est une des plus heureuses de la religion chrétienne; c’est parler aux sens pour arriver au cœur. — Mon cher ami, vous parlez en protestant; par bonheur, Rosalie ne vous entend pas; vous lui feriez de la peine, et elle vous gronderait.
Cependant, je brûlais de célébrer une fête bien plus intéressante pour moi, celle de l’hymen. Heureusement, sur nos instances, on compta l’année de viduité de Rosalie du jour de l’abandon de son époux; elle expirait en septembre. Don Inigo s’occupa des apprêts de la noce. J’avais fait part de mon mariage au généreux don Pacheco, et j’étais étonné de n’en point recevoir de réponse; mais je fus bien plus surpris, lorsqu’un matin je le vis entrer dans ma chambre. Je viens, dit-il en m’embrassant, assister à la noce de mon fils. Après que je l’eus remercié avec toute la reconnaissance que m’inspiraient son amitié et ses bontés, que je lui eus témoigné toute la joie que sa présence me causait, je lui demandai des nouvelles de Séraphine. Elle me parle, dit-il, souvent de vous; mais elle a une grossesse un peu fatigante: ce qui m’afflige, c’est que mon petit-fils ne pourra porter mon nom, et ne sera pas même gentilhomme. Mon nom va s’éteindre; c’est un malheur pour la nation que les grandes familles décorent et soutiennent. Je lui proposai de le présenter à don Inigo, qui fut enchanté de faire sa connaissance, le força d’accepter un logement chez lui, et le traita avec l’affection la plus intime, et l’urbanité la plus aimable.
Enfin le ciel brilla pour moi d’une sérénité nouvelle; le jour de bonheur parut, je menai Rosalie à l’autel, le premier octobre, jour de ma naissance: une couronne de jasmin et de roses, un voile, un habit blanc composaient sa parure; son trouble, son touchant embarras, sa modestie la paraient mieux encore. Pour moi, je me parai, pour la dernière fois, de mon uniforme. Don Pacheco avait mis un habit écarlate, brodé en or, de grandes boucles de diamants, et de grandes plumes au chapeau; il n’avait pas oublié sa croix de Calatrava et sa clef de chambellan. Mon beau-père avait un habit neuf de soie d’une couleur modeste. Mon épouse, au sortir de l’église, me dit: Mon ami, je t’ai juré devant Dieu et devant témoins, amour et fidélité, je te répète ici ce serment; il est gravé dans mon cœur, que tu remplis de tendresse et de félicité. Don Pacheco lui fit présent d’une très-belle paire de boucles d’oreilles de diamants.
Nous célébrâmes la fête d’hymen à la campagne, au milieu de celle des vendanges: la joie, les chants, les cris des vendangeurs, se mêlaient, se confondaient avec nos chants d’hymenée et de plaisir. O jour heureux! Ah! qui n’a pas aimé une Valencienne, n’a jamais senti ce que l’amour a de pénétrant, de sublime! elles seules connaissent et font éprouver ces jouissances intimes, ces extases, ces égarements d’une ame, que l’indifférence ou la haine ne peuvent approcher, qui ne savent, qui ne peuvent qu’aimer. Elles doivent sans doute ce bienfait de la nature à un climat inspirateur, à une religion mystérieuse; la Vierge, ses miracles, son fils bien-aimé, les cérémonies touchantes et pompeuses de l’église exaltent leurs ames, qui unissent, fondent ensemble les sentiments de religion avec ceux de tendresse et de volupté. Enfin un homme épris d’une Espagnole et aimé d’elle, a déjà bu dans la coupe céleste où boivent les anges et les élus. Don Pacheco nous quitta deux jours après la noce, en me jurant une amitié immortelle, et promettant de venir nous voir de temps en temps.
Il y a vingt ans que j’ai formé cet heureux lien; je ne m’en suis pas repenti un seul jour, malgré ce qu’en dit La Bruyère.[90] La tendresse, la douceur, les vertus, les soins touchants de ma femme m’ont prouvé que les talents, le savoir d’une épouse, sont des ornements inutiles; un superflu, qui a souvent les inconvénients du luxe; et que la sensibilité, la raison éclairée, sont les premiers éléments dont se compose le bonheur d’un ménage: de plus, j’ai senti, depuis mon hymen, combien nous devons d’indulgence à la faiblesse de ce sexe, et même de tous les hommes. La faute de Rosalie à son premier mariage l’attachait encore plus à son devoir, et la rendait plus soumise à son père et à son époux.
Depuis mon séjour dans cette terre promise, je n’ai jamais poussé un soupir vers la richesse, vers les honneurs, ces vieilles bagatelles, comme les nomme Balzac: par une faveur spéciale du ciel, j’ai toujours su apprécier le prestige et la fumée de la gloire. Pétrarque a dit, peut-être encore agité du désir de s’immortaliser:
J’ai eu sans doute dans ma retraite des moments de langueur, que le travail, la lecture, ou un regard de Rosalie dissipaient bientôt: je lis beaucoup sans chercher à devenir savant, associant autant que je le puis la philosophie de Zénon à celle d’Épicure. Je tâche de savourer toutes les douceurs de la vie, et je marche vers la mort, sur un chemin de fleurs, sans croire que mes plaisirs offensent la Divinité, et qu’elle exige de nous, chétifs mortels, des privations et des pénitences absurdes et cruelles. J’aime Dieu avec la confiance d’un fils pour un bon père. Je chéris la vertu et la pratique autant que ma faiblesse me le permet. Je suis un vrai quiétiste: j’ai dix ans de plus que ma femme, et je dois finir avant elle. Souvent dans cette pensée, je lui traduis ces vers touchants de Tibulle:
Une fille est le seul fruit de mon mariage; elle fait mon bonheur et celui de sa mère: sa figure est aimable; elle a plus de grâce que de beauté. Le sentiment brille dans ses regards, et donne une ame à sa physionomie; elle chante avec goût et justesse, sans étude et sans méthode; elle a la naïveté de son âge et d’un bon naturel; elle ne possède ni beaux talents, ni grandes connaissances: son esprit n’en est que plus facile et plus enjoué, son amour-propre plus raisonnable, et son ame plus sensible. Si les femmes se bornaient aux études proportionnées à la force de leur esprit, analogues à leur situation, à leur place dans le monde, elles seraient plus aimables et plus savantes; car ce que l’on sait mal, est une superfétation qui défigure.
Mon beau-père ne vieillit point; sa sagesse, le calme de son ame, sa sobriété, et sans doute son bonheur, maintiennent sa constitution, comme un arbre né sous un beau climat, à l’abri de l’impétuosité des vents, fructifie et garde long-temps la force et la pompe de sa jeunesse.
Ma femme, à son septième lustre, a perdu la fraîcheur et le coloris de son printemps; mais ses beaux yeux et la douce expression de sa physionomie, la placent encore au rang des jolies femmes. Je n’ai point cherché à altérer sa religion, mais j’ai tâché de la rendre pieuse et non dévote; je lui dis souvent: Toutes ces pratiques minutieuses et multipliées, toutes ces momeries monacales et superstitieuses, annoncent plutôt la faiblesse de l’esprit, que l’amour de Dieu et de la religion. Il faut à une femme raisonnable, une dévotion de sentiment, plus que de pratique. Elle n’a plus cherché à me convertir, parce que je l’ai désabusée de ma damnation, et qu’elle est aujourd’hui persuadée que l’Être-Suprême nous jugera sur nos actions, et non sur nos opinions.
Je ne finirai pas sans parler de la nueche buena (la bonne nuit), ou autrement de la fête de Noël, fête des plus agréables qui rappelle le printemps dans le cœur de l’hiver. La veille de Noël, on se promène dans les rues au milieu des bosquets, des guirlandes de fleurs, de myrte et de roses, et des arbres fleuris. Toute la ville respire la gaîté et le plaisir: dans tous les marchés, on avait construit de petits théâtres, aux pieds desquels les musiciens font résonner leurs instruments; et des voix fraîches chantent des pastorales: cependant les pétards, les cris de joie retentissent de tout côté; toutes les maisons opulentes déployent leur magnificence. Les terrasses étaient illuminées par des lampions et des transparents de cent formes diverses; mon beau-père donna un grand soupé à l’instar de tous les gens aisés. Après soupé, on dansa, on chanta; ensuite nous allâmes visiter nos voisins et nous promener dans les rues au son des instruments et à la clarté des flambeaux que l’on portait devant nous. Dans cette course nocturne, on s’agace, on s’attaque avec des confitures, des dragées et des grelots que l’on s’envoie avec de grands éclats de rire. Les Grecs et les Romains n’avaient pas de fêtes si riantes, et une dévotion si tendre et si gaie. Don Inigo me conduisit sur une hauteur, pour me faire jouir du coup d’œil des illuminations: cette vue est magnifique; je voyais une étendue immense de feux que traversaient des fusées et des globes enflammés; j’entendais un murmure, un mugissement semblable à celui de la mer: c’est dans cette agitation et ces plaisirs que nous attendîmes le lever de l’aurore, et l’heure des matines. Nous entrâmes avec la foule dans les églises resplendissantes de lumières; la gaîté y suivit le peuple, et tempéra l’austérité de la dévotion: on se jetait à la tête des noisettes, des oranges, et les prêtres officiant en étaient frappés comme les autres. Je doute qu’à la vue d’une fête si joyeuse, les Sociniens fussent revenus de leur incrédulité, ils croiraient plutôt que c’est une fête de Vénus; car dans le délire de la joie, les amants se cherchent, se trouvent, le tumulte les favorise. En Espagne il n’est point de cérémonies religieuses où l’amour ne se mêle et ne joue le rôle le plus intéressant. Dans cette fête-ci, toutes les Sirènes, toutes les Circé de la ville se répandent dans les rues, tendent leurs filets, vous appellent par ces mots laconiques, commigos.[93] Malheur, dit-on, à qui n’a pas les oreilles bouchées avec de la cire. M’étant séparé un moment de don Inigo et de ma femme, une de ces nymphes me sauta au cou, me couvrit de baisers malgré ma résistance, en me disant: Ah hijo de mi alma, come lè hallas querido, ven tengo una camita incomparable.[94] J’eus bien de la peine à me débarrasser de ses bras et de ses baisers.
Mais j’ai déjà parcouru un espace immense; il est temps de rentrer dans mon colombier, et de laisser reposer mes ailes et mes lecteurs.
Salut, cent fois salut, belle Valence, terre romantique, doux climat, où les transitions rapides du froid au chaud, du sec à l’humide, ne détruisent pas la santé; où les hommes, comme les plantes, pénétrés d’un soleil actif, jouissent d’une plénitude, d’une surabondance de vie, et avec un air pur et vital, respirent la joie, le plaisir et l’amour! Salut, nouvel Eden, terre de promission, où les jours de la vieillesse sont plus doux, les infirmités plus supportables; où chaque lever du soleil offre à tous les âges des jouissances nouvelles; où la vie s’écoule sur des fleurs, sous un printemps continuel; où les sens ont plus d’énergie; où la force vitale est plus active, la nourriture plus succulente et plus légère; où les hommes ont de la franchise, de l’esprit, de l’enjouement et de la vivacité; où les femmes joignent à l’éclat de la beauté, la grâce, l’esprit, une aménité enchanteresse, un cœur aimant et voluptueux et la gaîté la plus aimable; où la société est douce; où chacun pour briller ne fait pas des efforts d’esprit et de mémoire, et ne suit que son plaisir et son cœur; où le fat et le sot n’attirent pas les égards, ne fixent pas l’attention; où enfin un heureux destin m’a fait trouver Rosalie! Salut, ville chérie; puissent la paix, fille du ciel, et Saint Vincent votre patron, éloigner de vous à jamais les ravages et les foudres de la guerre!
FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.