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Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2)

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Fêtons, chantons le Dieu du vin,
C’est le patron de tous les âges;
Dans leurs ennuis, dans leur chagrin,
Il console les fous, les sages:
Et j’aime mieux, c’est mon refrein,
Malgré l’attrait du mariage,
Dans ma cave d’excellent vin,
Qu’une femme dans mon ménage.

Bravo! Senor Alessandro! Allons, continuez.

Un buveur est toujours en train;
Que la terre soit plate ou ronde,
Pourvu qu’elle porte du vin,
Tout va pour lui le mieux du monde;
Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Le vin toujours pétille et rit
Quand on le verse dans mon verre;
Mais la femme bientôt s’aigrit,
Et près d’un époux ne rit guère;
Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Dans la bouteille, en vieillissant,
Le vin gagne et se bonifie;
Mais une femme en mûrissant,
Est tous les jours plus enlaidie;
Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.

Vous voyez, me dit tout bas don Manuel, à quoi tiennent les grandes afflictions; quelques verres de vin changent la tristesse en jubilation: la nature est une bonne mère; elle place le remède à côté du mal. Messieurs, demanda l’aubergiste, comment trouvez-vous ma chanson? Très-agréable, lui dis-je; la chantiez-vous à la défunte? — Ah! ne m’en parlez pas, vous me déchirez le cœur! vous me rappelez qu’il faut que je porte de l’argent à l’église pour lui faire dire des messes: je ne voudrais pas que la pauvre femme restât long-temps en purgatoire! — Et combien ferez-vous dire de messes? — Je lui en ai promis cinquante; mais ce sera assez d’une douzaine: les messes sont chères aujourd’hui. Il nous quitta en nous disant: Dios vos bendiga; et nous remontâmes en voiture.

Le reste du voyage jusqu’à Séville ne mérite aucun détail; seulement nous rencontrâmes le soir, à l’auberge, un soldat nonagénaire qui avait servi sous Philippe V, et qui nous en parla beaucoup. C’était, dit-il, un prince bon et généreux, brave comme le Cid; toute l’armée se serait fait hacher pour lui. Je m’engageai en 1701; j’avais seize ans. Je me suis trouvé à la bataille d’Almanza en 1707, où nous frottâmes joliment les Anglais et les Autrichiens: Barwick nous commandait. Avec Vendôme et le roi en personne, nous gagnâmes la bataille de Villa-Viciosa; j’y fus blessé; nous y fîmes des merveilles; Philippe combattait à notre tête. Après la bataille, Vendôme, voyant que Philippe était accablé de lassitude, lui dit: Sire, je vais vous faire dresser un lit tel qu’un roi n’en eût jamais de plus beau; et aussitôt il fit un matelas des drapeaux pris sur les ennemis, et notre bon prince y dormit environ deux heures.[37]Par le fils de Dieu, le beau rêve qu’il dut faire! qu’il devait être joyeux à son réveil! — L’armée devait bien aimer son général, lui dis-je. — Valga me la madre de Dios! quel capitaine que Vendôme! Il était affable, il aimait le soldat, vivait avec lui en camarade, lui laissait faire tout ce qu’il voulait. Je crois le voir encore; c’était un homme pas trop grand, un peu gros, mais vigoureux et leste. En 1714, commandés par Barwick, nous prîmes Barcelone.

J’ai servi ensuite en Italie sous l’infant don Carlos, brave homme; nous prîmes Naples et la Sicile. La paix se fit en 1736. Quatre ans après, me trouvant dans l’âge, chargé d’une femme et de trois enfants, et ne pouvant plus me battre, je résolus de prendre congé de la troupe; mais en quittant je voulais avoir une pension. J’écrivis au ministre de la guerre, qui ne me répondit pas; cependant je l’avais appelé eccelenza. Après avoir attendu assez long-temps, je résolus de m’adresser au roi lui-même, soldat ainsi que moi; décoré de mon vieux uniforme, que je ne portais plus que les dimanches, je partis pour Madrid. A mon arrivée, après avoir bu une bouteille de vin, j’allai droit au Buen Retiro;[38] je demandai à voir le roi: un garde me répondit qu’on ne le voyait pas. — Per Christo, il a tort; et pourquoi veut-il se cacher? lui qui se montrait de si bonne grâce à l’ennemi. Le garde me dit alors que sa majesté allait partir pour la chasse, et que je pourrais le voir passer. Je l’attendis. Il parut bientôt, entouré de seigneurs, de pages et de chiens. Je n’en fus point déconcerté: j’avais vu des batailles, et je n’avais pas eu peur. Je veux aborder Philippe; mais un garde me repousse en me disant qu’on ne parlait pas au roi. Pourquoi? lui dis-je en colère; est-ce qu’il n’a point d’oreilles? Malgré toi je lui parlerai: quand on s’est battu quarante ans pour lui, on a, parbleu! le droit de lui dire deux mots. Le roi m’entendit, et ordonna qu’on me laissât approcher. Je m’avance le chapeau bas, je le salue respectueusement, et je lui dis: Sire, votre majesté est bien assise sur le trône d’Espagne, j’en suis ravi, vous êtes un brave homme et un bon roi; mais, sans reproche, j’y ai contribué un peu. J’ai combattu pour vous à la bataille d’Almanza, de Villa-Viciosa; j’étais au siège de Barcelone; j’ai fait les campagnes d’Italie: enfin, j’ai servi quarante ans votre majesté. J’ai été blessé trois fois; mais cela fait honneur: j’ai de la gloire, et je n’ai point d’argent; j’ai écrit à votre ministre pour lui demander une pension; il ne m’a pas répondu: alors j’ai pris mon parti, et j’ai imaginé qu’il valait mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. J’ai une femme et trois enfants qu’il faut que je nourrisse; si la guerre revient, si vous avez besoin de moi, quoique vieux, je puis vous être utile encore, je donnerai l’exemple aux jeunes gens. Ce bon roi m’écouta sans m’interrompre; et quand j’eus fini ma harangue, il me dit: Mon ami, remarquez ce mot d’ami, votre demande est juste; portez demain, de ma part, au ministre, les certificats des colonels sous lesquels vous avez servi, et soyez assuré que vos services seront récompensés. Après ces mots, il continua son chemin, et tous les grands seigneurs me regardèrent comme un oiseau rare. Le lendemain j’allai chez le ministre avec mes papiers; d’abord un valet de chambre, selon la coutume, me dit qu’il n était pas visible. — Allez lui dire que c’est un ami du roi qui veut lui parler, et que je viens de sa part. Il courut m’annoncer, et je fus introduit sur-le-champ. — Vous êtes donc l’ami du roi, me dit le ministre! — Oui, eccelenza; tous les Espagnols sont ses amis, et verseraient leur sang pour lui. Le ministre, en me donnant un petit coup sur l’épaule, me dit: Bravo soldado! Il prit mes papiers, et huit jours après j’eus une pension de soixante piastres. Je voulais aller remercier Philippe; mais il était parti pour Saint-Ildephonse. Je souhaitai à ce brave et vieux guerrier encore vingt ans de vie pour jouir des bienfaits de son roi.

Nous arrivâmes à Séville, le lendemain très-tard. Un long et doux sommeil nous refit de nos fatigues. Le poète du Toboso à son réveil, s’écria: debout, debout! le soleil brille; allons voir cette fameuse cité fondée par Hercule, qui dans ses courses s’amusait à bâtir des villes, ce qui est plus humain que de les piller et de les détruire.[39] Séville est dans une vaste plaine, sur la rive gauche du Quadalquivir, autrefois le Bétis. Elle est entourée de tours et de fortes murailles; on y compte douze portes; elle passe pour la plus grande ville d’Espagne. Philippe y résida pendant plusieurs années: on dit qu’il passait son temps à dessiner sur des planches de sapin avec la fumée d’une lumière, ou à pécher à la ligne des tanches dans un petit réservoir.

Je plains l’homme accablé du poids de son loisir.

Ferdinand, roi d’Aragon, la prit sur les Maures en 1248, après un siège de seize mois. Cent mille Maures, soit de la ville, soit du royaume, en sortirent, emportant des richesses immenses. Philippe III, en 1609, ne donna que trente jours à cinq cent mille Maures pour quitter l’Espagne.[40] Ah! Platon, que diriez-vous, vous qui voulez la philosophie sur le trône! Nous commençâmes nos courses par la cathédrale qui est au milieu de la ville. Je fus frappé de la beauté de cet édifice, et de cette fameuse tour nommée la Giralda, qui sert de clocher. L’église a deux cent quarante pieds de longueur, sur cent vingt-six de largeur. Le jour y entre par quatre-vingts fenêtres, dont les verres sont peints, et par neuf portes proportionnées à la grandeur du local. La tour est formée de trois tours entées les unes sur les autres, et dont l’élévation est de deux cent cinquante pieds. On y monte par un escalier en spirales et sans marche; elle est percée de quatre grandes fenêtres qui ont des galeries et des balcons; j’y comptai vingt-quatre cloches. Sur le sommet de cette tour est une statue de bronze, représentant la Foi; elle tient un guidon à la main, qui marque les aires de vent. Les rues de la ville sont étroites et tortueuses, mais ornées de maisons assez belles. A chaque pas, nous trouvions des moines bigarrés de toutes les couleurs; on assure que c’est la ville d’Espagne où ils abondent le plus. Nous passâmes devant l’hôtel de l’inquisition; ses murailles portent l’empreinte du temps; les fenêtres ne sont que des soupiraux. Cet aspect sauvage et les souvenirs qu’ils rappellent, impriment la terreur. Marchons vite, me dit don Manuel, je crois passer devant les bouches du Tenare. Hinc exaudiri gemitus et saeva sonare verbera.[41]

Séville fut la première ville d’Espagne, où ce tribunal vint s’établir et forger ses foudres. Il aurait dû plutôt aller se fixer dans les îles Eoliennes, où Vulcain avait ses forges. Non loin de la cathédrale est l’Alcazar, ancien palais des rois maures; c’est-là où régnaient avec eux le luxe, les arts, les plaisirs et la galanterie; il a plus d’un mille d’étendue en y comprenant les jardins. Nous vîmes dans une salle de petites statues, représentant les rois d’Espagne, depuis les rois goths jusqu’à Philippe IV; où sont tant de projets ambitieux, tant de faste et d’orgueil? A peine pourrait-on retrouver la poussière de tous ces monarques. On montre auprès de cette salle qui sert de chapelle, la chambre où don Pèdre-le-Cruel fit assassiner ses deux frères. Ce tyran farouche avait ordonné par son testament, qu’on l’enterrât revêtu de l’habit de Saint François, comme si ce vêtement religieux ouvrait les portes du ciel: cependant, un jour il montra quelque respect pour la justice; il aimait comme Neron, à courir dans les rues, et à s’amuser aux dépens des passants. Un savetier qu’il attaqua, se défendit vigoureusement, et le maltraita beaucoup; le roi eut la cruauté de le tuer. Une vieille femme, malgré l’obscurité de la nuit, reconnut l’assassin et le dénonça aux magistrats, qui se présentèrent devant le monarque, et lui demandèrent s’il étoit coupable de la mort du savetier; il en convint, et pour expier son crime et satisfaire la justice, il fit couper la tête à son effigie. Un autre arrêt plein de jugement et d’équité, honore la mémoire de ce prince. Un pauvre cordonnier apporta un jour des souliers malfaits, à un chanoine de la cathédrale de cette ville, très-recherché dans sa parure, et qui se piquait surtout d’être bien chaussé. Il entra dans une telle fureur en essayant ces souliers, qu’à force de coups sur la tête, il tua ce malheureux. Il laissait une veuve, quatre filles et un garçon de quatorze ans; ils portèrent leurs plaintes au chapitre, qui condamna le chanoine à s’abstenir du chœur pendant un an. Le jeune cordonnier grandit au sein de la misère. Un jour de Fête-Dieu, il voyait défiler la procession, assis sur les marches de l’église, lorsqu’il aperçut l’assassin de son père; à cet aspect, l’amour filial, son indigence, le désespoir irritant dans son sein la soif de la vengeance, il s’élance sur lui, le frappe, et l’étend à ses pieds; il fut arrêté, et son procès bientôt fait: il fut condamné à être écartelé. Cette affaire parvint aux oreilles de Pierre-le-Cruel, alors à Séville; après s’en être fait rendre compte, il se chargea de prononcer le jugement. Il révoqua d’abord l’arrêt de mort, et ayant demandé au jeune homme quelle était sa profession, il lui défendit de faire des souliers pendant un an.[42]

Charles-Quint embellit l’Alcazar; on y voit partout l’aigle impériale, avec la devise fameuse de ce prince: plus ultra. Quand il la fesait graver, il ne songeait pas au monastère de Saint-Just, où devait se terminer son ambition et sa vie. Cependant ce monarque si vain, si ambitieux, qui combattit François Ier avec tant d’acharnement, fut assez juste, assez grand pour s’écrier à sa mort: Il vient de mourir un roi d’un mérite si éminent, que je ne sais quand la nature en produira un semblable.

Nous vîmes dans le jardin quelques statues de mauvais goût; mais l’on est bien dédommagé par la beauté des eaux, la quantité de citronniers, d’orangers, de myrtes qu’on y voit, et par la pureté de l’air. L’ame dans ce beau lieu jouit d’une sérénité, d’un enchantement céleste. Les heureux habitants y viennent en foule respirer le repos ou rêver à leurs amours. Philippe V habita long-temps ce palais, et projetait même de faire de Séville la capitale de son empire, projet brillant qui aurait égalé cette ville à celle de Londres ou de Paris, et l’aurait peut-être élevée au-dessus des plus belles de l’Europe, par les avantages du site, la beauté du climat et la prodigalité de son terroir. Il est vrai que le Guadalquivir qui portait les grands vaisseaux jusque dans Séville, n’est plus navigable pour eux qu’à la distance de quinze lieues; mais on transporte les marchandises sur de petits bâtiments jusque dans le port nommé l’Arenal. La fertilité de la terre est célèbre; on la nommait jadis le jardin d’Hercule. Le vin, le blé, l’huile surtout, enfin tout ce qui peut contribuer au soutien et aux délices de la vie, enrichit cette belle contrée. Non loin de la ville, il y a un bois d’oliviers de trente mille pas d’étendue.

De l’Alcazar nous allâmes au faubourg de Triana, dans lequel est un cours où l’on entre par un beau pont sur le Guadalquivir. On trouve, à l’entrée, une superbe fontaine ornée des statues d’Hercule et de César: le premier, comme fondateur; le second, comme restaurateur de la ville. Après les avoir considérées avec ce respect machinal que l’on a pour les héros des temps passés, je demandai à don Manuel lequel des deux il aimait le plus. C’est, me dit-il, Homère et Virgile; je préfère le soleil qui fait éclore les fleurs, à celui qui les brûle: mais si Hercule revenait, je le prierais de terrasser l’hydre de l’inquisition, comme jadis il terrassa le géant Geryon. Nous rencontrions à chaque pas, dans cette promenade, de jeunes filles avec leurs duègnes, des dames avec leur cortejos, d’autres escortées par des moines, des vieilles duchesses promenant leur confesseur dans un vieux carrosse traîné par des mules. Deux jolies femmes à pied, suivies de deux laquais à livrée, passèrent à coté de nous; l’une d’elles dit à l’autre en me regardant: Je gage que voilà un Français. Lorsqu’elles furent éloignées, le poète du Toboso me proposa de les aborder. Elles sont charmantes, disait-il en les suivant des yeux. — Je n’en ai nulle envie; ni mon esprit ni mon cœur ne sont assez libres pour faire de nouvelles connaissances: mais si vous voulez égayer vos loisirs, déployer vos talents, et les charmes de votre esprit, présentez-vous tout seul, vous n’avez nul besoin d’un second, vous me rejoindrez à l’auberge. Il me quitta; je le vis aborder ces dames d’un air gai et riant, et il me parut qu’elles l’accueillirent le sourire sur les lèvres. Je continuai seul ma promenade, et me rendis au couvent des franciscains. Il est bâti au milieu d’une grande enceinte nommée la place de Saint-François, et partagé en trois corps-de-logis. Le cloître, du côté du jardin, est entouré d’une belle colonnade de marbre; les myrtes, les citronniers, les orangers embellissent ce jardin, au centre duquel est un magnifique réservoir: quatre lions de bronze, et un enfant placé au milieu, y versent des eaux abondantes. En le parcourant je me disais: Est-ce ici le séjour de la pauvreté, l’asile des frères mendiants, ou le jardin d’Aristippe ou d’Horace? Hélas! non; au lieu de ces aimables philosophes, je ne vois que des franciscains! C’était l’heure du spaciment; les uns jouaient à la boule, les autres aux quilles; ceux-là se promenaient: quelques-uns, assis sur des bancs, s’entretenaient de la qualité des vins du pays, ou des stigmates de saint François, imprimés par J. C. lui-même.[43] Un seul de ces moines, d’une physionomie calme et vénérable, récitait son bréviaire en marchant. Lorsqu’il fut auprès de moi, il ferma son livre, et me demanda le motif qui m’amenait dans le couvent, et s’il pouvait m’être utile. Je suis un étranger, lui dis-je, curieux de voir cette belle maison. Il m’offrit de me conduire, ce que j’acceptai avec plaisir. Après nous être promenés quelque temps, il m’invita à me reposer sous un berceau d’orangers. Il me demanda si j’avais vu la cathédrale, et ce qui m’avait le plus frappé dans ce surperbe édifice. C’est, lui dis-je, la vétusté dont les murs sont revêtus. J’ai vu les Maures accourant dans cette mosquée pour adorer le même Dieu que nous. Je voyais ensuite la foule des Chrétiens, et trente générations se succédant, se poussant tour-à-tour dans la tombe, et ce temple toujours debout. Je me suis arrêté quelque temps devant le modeste tombeau de Christophe Colomb, et ayant lu l’inscription gravée sur la pierre qui le couvrait,[44] je lui ai dit: Grand homme, par la découverte d’un nouveau monde tu as augmenté nos connaissances et nos besoins, sans accroître notre bonheur. — Vous avez sans doute vu la chapelle où sont enterrés saint Ferdinand et Alphonse-le-Sage? — Oui, mon père, et j’ai lu l’épitaphe pompeuse du premier, et la liste de tous ses titres. — Ce Ferdinand est un des plus grands rois qui ait existé: il était cousin-germain de saint Louis, roi de France. Ces deux cousins, modèles de piété et de vertu, étaient aussi braves que les Alexandre et les César. Ferdinand marchait un jour dans le pays ennemi, escorté seulement de dix-huit hommes; l’un d’eux aperçut un parti maure de cent trente soldats; on presse le roi de se retirer. Non, dit-il, je ne fuirai point, je les attends; il en arrivera ce qui plaira à Dieu. Les Maures, intimidés de la contenance et de la fierté de cette petite troupe, et craignant quelque embuscade, hésitèrent et finirent par se retirer. — Cette intrépidité est semblable à celle de notre Henri IV; j’admire, comme vous, votre roi Ferdinand: mais je trouve sa religion bien exagérée, lorsque, dans un auto-da-fé où l’on brûlait des Albigeois, il se fesait un honneur de porter des fagots sur ses épaules pour attiser et nourrir le feu. Marc-Aurèle et Trajan l’auraient fait éteindre. Je lui en veux aussi d’avoir fait chasser, après la conquête de Séville, quatre à cinq cents mille Maures, et privé l’Espagne de tant de citoyens actifs, industrieux, dont les fils ou petits-fils auraient tôt ou tard embrassé la religion dominante. — Ces fautes, si ce sont des fautes, sont celles de son siècle; l’homme reçoit sa constitution physique de l’influence du climat, et son caractère moral, des opinions et des préjugés qui l’entourent; d’ailleurs c’est l’enthousiasme qui fait les saints et les héros; sans lui, la vertu et le génie ne produiraient que des fruits acerbes ou sans saveur; et sans lui, le Chrétien tomberait dans la tiédeur et le relâchement. Mais la cloche nous appelle au réfectoire; je suis obligé de vous quitter: demain matin, si vous voulez me faire l’honneur de venir prendre du chocolat dans ma cellule, je serai charmé de faire plus ample connaissance avec vous. Je lui demandai son nom. — Don Augustin. — Vous en avez les lumières et l’esprit. Il répondit en rougissant: Je voudrais en avoir la piété.

Je retournai à la posada, où bientôt arriva don Ésope du Toboso. Dînons, cria-t-il en entrant, la faim dévore mes entrailles. — Eh quoi, avec votre esprit et vos talents, vous n’avez pas pu engager ces dames à tous retenir à dîner? — Non, mais je suis invité ce soir avec vous, pour le refresco, chez la comtesse Éléonora, dont le mari est à Madrid. — Peut-on savoir sous quel prétexte vous avez abordé ces dames, et par quels moyens vous avez si bien réussi à faire votre cour? — Je leur ai demandé si l’une d’elles n’était pas la marquise Cecilia Padilla; observez que c’est une des belles femmes de Séville. Non, m’a répondu l’une d’elles avec un doux sourire; elle est à Burgos depuis un mois. — Pardon, mesdames; sur le portrait que l’on m’en a fait, j’ai cru la trouver parmi vous. Je suis au désespoir de son absence; j’avais une lettre de recommandation pour elle, et je comptais sur ses bontés pour passer quelques jours agréables à Séville. — Vous connaissez donc, lui dis-je, cette belle marquise? — Comme j’ai connu la sinora Vanozia, maîtresse du pape Alexandre VI, dont il eut quatre enfants; ou la belle Betsabé, qui se lavait sur son toit devant le roi David; mais, dès que j’arrive dans une ville, je fais jaser l’aubergiste. J’ai su de lui que dona Padilla était belle et tendre comme Magdeleine, pieuse comme sainte Thérèse, et qu’elle avait couru précipitamment à Burgos pour secourir son amant, attaqué de la petite-vérole. Mon embarras, mes regrets ont touché la belle ame de la comtesse Éléonore, qui m’a offert de remplacer la marquise Cecilia, son amie. Vous voyez que, dans ma fiction, la ressemblance poétique est très-bien observée. Dona Éléonora m’a demandé si vous n’étiez pas Français; j’ai dit votre nom, et raconté vos infortunes. — Ce qui était fort inutile. — Pardonnez-moi. J’ai lu, dans les Ethiques d’Aristote, que les malheurs de l’amour touchaient vivement le cœur des femmes, et que rien n’est plus intéressant pour elles qu’un amant malheureux. Ces dames vous ont trouvé un air sentimental et une figure agréable, et je suis chargé de vous amener ce soir à leur refresco. Je refusai, et priai don Manuel de m’excuser auprès de ces dames. Je lui dis que j’avais fait la connaissance de don Augustin, de l’ordre de Saint-François, homme d’un grand mérite. — Par Bacchus! je ne quitterais pas une jolie femme pour saint Augustin lui-même, et son fils Deodatus.[45] On nous servit à dîner de l’excellent poisson de mer. Il remonte le Guadalquivir jusqu’à deux lieues au-dessus de Séville.

Lorsque nous crûmes les méridiennes finies, nous retournâmes au faubourg de Triana, où nous trouvâmes plus nombreuse compagnie que le matin. C’est la promenade la plus fréquentée. A l’extrémité de ce cours est une chartreuse nommée las Cuevas, habitée par dix-sept enfants de saint Bruno, tous gens de qualité, servis par leurs valets. Des pauvres assiégeaient la porte du couvent; deux économes, aidés d’un frère, distribuaient à chacun d’eux, un poisson cuit, une mesure de vin, et trois petits pains. Ces pieux Cénobites, me dit don Manuel, nourrissent le Lazare des miettes de leur table. — J’aimerais mieux qu’ils donnassent des pensions à de bons laboureurs, à des pères de famille, plutôt que d’entretenir la mendicité et la paresse.

Nous entrâmes dans le jardin, qui n’est pas aussi beau que celui des franciscains. Don Manuel aborda l’un de ces pères, qui avait l’air absorbé dans ses méditations, ou de bâyer aux corneilles, et lui demanda s’il était permis de voir le jardin. Le fils de saint Bruno lui répondit par un signe emblématique, une inflexion approbative de tête, et soudain lui tourna le dos. Apparemment, dit le poète de la Manche, que Dieu, comme l’empereur des Turcs, a des muets à son service. Nous sortîmes bientôt de ce temple du Silence, où Ovide aurait logé le Sommeil, si ces asiles avaient existé dans son temps.

Nous allâmes voir los Cannos de Carmona; on appelle ainsi un aqueduc de six lieues de longueur, ouvrage des Maures. Lorsque nous eûmes assez examiné cet antique monument, je dis au poète du Toboso: Le jour touche à son déclin, le refresco et les dames vous attendent. — Et vous, quels sont vos projets? Vous allez vous creuser la cervelle, et rêver à votre ingrate Séraphine? — Je vais écrire des lettres, et mettre en ordre des notes que j’ai prises dans mon voyage; peut-être un jour j’en composerai un gros livre. — Y parlerez-vous d’Angélique Paular votre conquête? — Pourquoi pas? — Et moi, paraîtrai-je sur la scène? — Sans doute; vous serez mon héros: je remplirai mes pages de vos sentences, de vos bons mots, de vos amours; mais je voudrais bien, pour jeter plus d’intérêt dans mes récits, y parler de votre conversion. — Différez encore trente ans l’achèvement de votre ouvrage, je me convertirai in extremis.

Interea dum fata sinunt jungamus amores,
Jam veniet tenebris mors adoperta caput.[46]

Et d’ailleurs pourquoi me convertir? ne savez-vous pas que, selon Pythagore, l’ame des poètes passe dans le corps des cygnes? Horace n’a-t-il pas dit: Album mutor in alitem? Les empereurs romains devenaient dieux après leur mort; un enfant d’Apollon est bien au-dessus d’un empereur de Rome. Après cet éloquent discours, il me quitta et se rendit chez la comtesse Éléonore; et moi, je regagnai tristement mon gîte, en rêvant, malgré moi, à l’inconstance et à l’ingratitude de Séraphine, et cherchant des consolations dans la raison et la philosophie, et n’y trouvant que de belles paroles qui ne me consolaient pas.

Don Manuel revint fort tard, et je me couchai sans l’avoir vu. Le matin j’étais éveillé depuis long-temps lorsqu’il vint dans ma chambre. Il me dit qu’il avait passé une soirée délicieuse, au milieu d’un cercle de jolies femmes; qu’il avait improvisé, chanté, pincé de la guitare; et que tout le monde l’avait trouvé charmant. Il me proposa d’aller prendre du chocolat chez la comtesse; mais je lui dis que je déjeûnais chez don Augustin. Il me promit de venir dîner avec moi, et de ne pas me quitter du reste de la journée.

Je me rendis chez don Augustin; je lui trouvai une physionomie encore plus ouverte que la veille; j’y démêlai, fondus ensemble, la sérénité du sage, et le recueillement de la piété. Il me dit: Vous déjeunerez seul: je n’ai pas encore dit ma messe. Je trouvai son chocolat excellent, et je lui en fis l’éloge. Je le fais, me dit-il, fabriquer sous mes yeux: c’est une petite sensualité que je me pardonne. Mais permettez une question indiscrète: je ne vous trouve pas cette hilarité, cet air de contentement qui anime ordinairement la physionomie d’un Français de votre âge; vous paraissez nourrir quelque chagrin; je vous avouerai même que c’est votre air mélancolique qui m’a porté, hier, à vous aborder. Je lui répondis que mon caractère était plus gai que triste et morose; mais qu’un malheur imprévu remplissait mon ame de douleur et de dépit. Je lui contai alors la cause de mon voyage en Espagne, et le cruel dénouement de mon amour pour Séraphine. Je conviens, me dit-il, que cette aventure est fâcheuse, d’autant qu’elle blesse autant votre amour-propre que votre sensibilité. Mais à travers les nuages de l’adversité, on peut toujours voir reluire des rayons d’espérance: songez d’ailleurs qu’une femme si légère, si versatile, ne pouvait faire votre bonheur; les soucis, les soupçons, la jalousie seraient entrés avec elle dans votre ménage: un homme raisonnable ne doit pas regretter ce que la fortune lui refuse, car il ignore si l’objet qu’il désire fera son bonheur ou non. Fiez-vous à la Providence qui vous donnera non ce qui flatte vos désirs, mais ce qui vous convient. Pardon, je suis obligé de vous laisser. Je m’en vais dire la messe. L’avez-vous entendue? — Non, mon père. — Elle est aujourd’hui d’obligation. — Vos lumières, vos vertus m’inspirent une entière confiance; je vous avouerai que je suis Calviniste. — J’en suis fâché; mais je ne m’intéresserai pas moins à vous. Dieu est le père de tous les humains; c’est à lui à juger ses enfants. Allez en m’attendant vous promener dans le jardin. — Non, mon père, j’entendrai votre messe: nous differons de quelques points dans notre croyance, mais nous adorons le même Dieu.[47] J’assistai à la messe de ce digne prêtre, qui la dit avec une piété exemplaire. Il paraissait anéanti devant la Divinité. De retour dans sa cellule, je lui dis que j’étais étonné de la quantité de messes qu’on avait célébrées en même temps que la sienne. — Vous seriez encore plus surpris du nombre des messes de la cathédrale, qui a quatre-vingts autels où l’on dit cinq cents messes par jour, outre trois cent cinq grandes messes par an, et douze mille messes basses pour le repos des ames de ses bienfaiteurs. — C’est beaucoup. — Ce n’est jamais trop; elles sont fondées par la piété et la reconnaissance. — Daigneriez-vous me dire si la messe est d’institution divine; si elle a été célébrée dès la naissance du christianisme? — Non, elle ne fut d’abord qu’une cène, peu à peu elle devint grand’messe qui se disait dans chaque église: elle fut unique jusqu’aux cinquième et sixième siècles, que s’introduisirent les messes basses. — Permettez-moi de vous communiquer une remarque que j’ai faite pendant l’office divin. Vous accusez les Français d’incrédulité, ou tout au moins de tiédeur pour la religion, et j’ai observé qu’il y a plus de décence et de recueillement dans nos églises que dans les vôtres. — Votre observation est peut-être juste; nos temples sont des lieux de rendez-vous; la jeunesse y porte sa dissipation et sa légèreté; mais c’est un mal sans remède, et nous préférons l’abus de la chose à son anéantissement. L’on abuse, mais on croit, et la religion subsiste. Les Français font à notre église un autre reproche, c’est l’oubli des paroles de Jésus-Christ, qui dit: N’amassez pas des biens sur la terre, la rouille et les vers les consument; et cependant notre cathédrale, ainsi que la plupart des ordres religieux, possèdent des richesses immenses: notre prélat jouit de cent mille piastres de rente; la fabrique de l’église en a trente mille; et les chanoines au nombre de quarante, ont chacun trente mille réaux (quinze mille livres). Outre ces quarante chanoines, la cathédrale nourrit encore quarante prébendiers, vingt semi-prébendiers, vingt chapelains, qui sont à la nomination du chantre, avec l’attache du chapitre, et vingt autres chapelains obligés d’assister au chœur. — Voilà bien du monde payé pour chanter les louanges du Seigneur. — Dans le temple de Salomon, les lévites étaient encore beaucoup plus nombreux; vingt-huit mille vivaient des fruits de l’autel.[48] Mais ce que vous ignorez peut-être, et ce qui fait grand honneur à nos prélats, c’est qu’une grande partie de leurs richesses s’écoule en bonnes œuvres: ils soutiennent des manufactures, dotent des couvents de filles, des hôpitaux, donnent pour la confection des chemins; ils suivent les préceptes de Julien, surnommé l’Apostat, qui disait qu’il faut qu’un ministre des autels fasse l’aumône même de son nécessaire; il les appelait les interprètes des Dieux auprès des hommes, et les cautions des hommes auprès des Dieux. Mais si vous blâmez l’opulence de nos églises, vous applaudirez à celle des nombreux hôpitaux de cette ville, tons richement dotés; la police et le régime de l’un d’eux n’ont de modèle nulle part; tous les malades ont leur chambre séparée, où on leur sert en particulier les remèdes et les mets ordonnés par les médecins. Cet hôpital est destiné aux gentilshommes et aux étudiants de l’université. Mais descendons au jardin, l’exercice doit vous être agréable; et moi, docile aux préceptes de l’Hygiène, je me promène tous les jours pendant une heure avant mon dîné. Le mouvement du corps donne de la vivacité à l’esprit. Je ne suis pas de l’avis de Pline le naturaliste, qui se refusait le sommeil et la promenade, et qui disait à son neveu: le temps de vos promenades pourrait être mieux employé. Ces deux fameux personnages étaient affamés de gloire. Cette soif de renommée est la folie des grandes ames. Démosthène fut ravi de joie, parce qu’une vieille femme avait dit en le désignant du doigt: voilà Démosthène. Pour moi, renfermé dans mon obscurité, je me borne à bien vivre, à entretenir ma santé, à me délasser du travail par le repos et des plaisirs honnêtes, et à remplir exactement mes devoirs; dans le mauvais temps, au lieu de promenade dans le moment de la récréation, je lis Virgile. Je n’ai pas les scrupules de mon patron Saint Augustin, qui se défendait cette lecture qu’il avait beaucoup aimée dans sa jeunesse, avouant que la mort de Didon lui avait fait répandre bien des larmes.

Nous rencontrions dans le jardin des groupes de franciscains; je dis en riant à don Augustin: Voilà bien des pères qui laissent reposer leur esprit. — La plupart ne se fatiguent pas beaucoup; tous ne sont pas comme disait Jésus-Christ, le sel de la terre et la lumière du monde. Notre maison est fort nombreuse: elle contient deux cent cinquante pères ou gens affiliés à notre ordre. Je conviens avec vous qu’il y a en Espagne trop d’asiles ouverts à la dévotion et peut-être à la paresse; mais cette exubérance n’est pas un aussi grand mal que vous le supposez en France: c’est par-là que se soutient la religion, c’est ce corps nombreux et vigilant, qui a éteint le flambeau de l’hérésie, qui aurait incendié nos provinces, comme il a incendié celles de l’Allemagne et de la France. Au reste, ne soyez pas surpris de la population de nos monastères; notre état, qui vous paraît pénible, a ses douceurs; un couvent est une retraite, et non une solitude; exempts des pompeux embarras de la société, de ses dégoûts et de ses soucis, nous jouissons d’une honnête et sage oisiveté occupée par la religion et nos études; assujettis à une règle invariable, nos devoirs, nos austérités même se changent en habitude, et nos délassements et nos plaisirs deviennent un besoin. Ce qui contriste la vie des gens du monde, c’est le vide de leurs journées, ou la frivolité de leurs occupations; c’est une multiplicité de prétendus devoirs et de visites réputées indispensables, qui les arrache à eux-mêmes, et même à leurs plaisirs; c’est, à leur réveil, l’incertitude de ce qu’ils feront de leur temps. Celui d’un religieux est plus doux: il est sans inquiétude sur l’emploi de sa journée, et il est assuré de la passer avec ses amis et ses livres. J’ai vécu long-temps à Madrid, je ne voyais sur le visage des gens de la cour et des hommes du monde, nul enjouement, mais souvent des nuages d’humeur, et l’heureuse sérénité d’une ame tranquille sur ceux de nos pères. Ne croyez pas aussi que la paresse soit toujours la divinité de nos gens d’église et de la nation espagnole. Nicolas Antonio, chanoine de cette cathédrale, a relevé la gloire de l’Espagne dans sa bibliothèque des écrivains espagnols, imprimée en 1672. Depuis cette époque, nous avons eu des auteurs très-distingués; le plus grand homme de la nation, car c’était le plus humain, a reçu le jour dans Séville: c’est Barthélemi de Las Cazas, évêque de Chiuppa, ville du Mexique. Il plaida pendant cinquante ans la cause de l’humanité, mais sa voix se perdit dans le désert; il a fait une relation de la barbarie des Espagnols en Amérique, qui respire la sensibilité, la piété et la vertu. On prétend qu’il a exagéré leurs cruautés, mais même en adoucissant les couleurs, l’Espagne serait encore bien coupable. Ce saint évêque désespérant du succès de ses réclamations et de ses plaintes, exténué par ses travaux et ses voyages, revint dans sa patrie en 1521, se démit de son évêché, et mourut à Madrid en 1566, âgé de quatre-vingt-douze ans. On m’a demandé une inscription pour son portrait, j’ai donné ce vers de Virgile que Saint Augustin aimait beaucoup.

Quique sui memores, alios fecere merendo.[49]

Ou peut appliquer à cette ame héroïque les paroles de saint Luc:

Gustavit donum cœleste.[50]

Dans ce moment deux religieux passèrent auprès de nous; l’un deux, après avoir salué don Augustin d’un ave Maria, dit à l’oreille de son compagnon: Alli esta un gavacho (voilà un gavache). Je l’entendis, et demandai à don Augustin l’étymologie et la signification de ce mot, dont l’Espagnol gratifie le Français. Il faut, dit-il, nous pardonner ce terme insignifiant, que l’on vous applique sans intention de vous offenser: on prétend que son origine vient d’une défaite que les Français essuyèrent aux pieds des Pyrénées. Les habitants de ces montagnes, du côté de la France, donnent à leurs torrents le nom de gaves, et de ce mot on a formé le sobriquet de gavache; d’autres disent qu’il signifie gueux, sobriquet que portaient les seigneurs soulevés en Flandre contre le roi d’Espagne. Mais je suis curieux d’avoir des nouvelles de Voltaire; comment se porte-t-il? — Ce n’est pas le saint de votre nation! Il jouit d’une santé assez ferme, quoique sous le poids de quatre-vingts ans, et qu’il crie toujours qu’il a un pied dans la fosse. — Quel dommage qu’un aussi beau génie attaque la religion avec tant d’acharnement! — C’est moins chez lui impiété que prévention, qu’une trop vive sensibilité pour les malheurs et les crimes causés par le fanatisme ou par les passions, sous le manteau de la religion; mais il a toujours reconnu un Être-Suprême. — Qu’est-ce qu’un dieu sans culte, sans autels? C’est le dieu d’Épicure, un être indifférent qui abandonne les hommes à leur instinct et à leurs passions; le théisme, ou la religion naturelle, ne parle point au cœur, laisse l’imagination froide, et n’attache l’homme à ses devoirs et à la vertu que par un lien bien délié, et presque imaginaire. Les sages de l’antiquité respectaient la religion de leur pays: Xénophon était fort religieux, Plutarque exerçait la grande prêtrise d’Apollon; Pline le jeune regardait les Dieux comme les auteurs de tous les biens dont il jouissait; il leur bâtit un temple dans une de ses terres. L’homme qui n’admet aucun culte ressemble, dit un proverbe de Salomon, à une ville ouverte de toute part.[51] La morale qui n’a pas cette base est bien facile à s’écrouler. — Je vous demande grâce pour ce paradoxe: quoique je pense que toute idée de vertu, de morale, doive s’appuyer sur la divinité, je me fierais plus à la moralité d’un homme né vertueux, mais égaré dans le scepticisme par l’impénétrabilité des mystères de la religion et de la nature, qu’à celle de l’homme qui n’aurait d’autre frein que la crainte de Dieu et la peur de l’enfer. Si l’incrédulité le gagne un moment, ou bien s’il compte sur la rémission facile de ses péchés, il n’est plus d’obstacles qui l’arrête: voilà pourquoi l’on a dit si souvent qu’il fallait une religion au peuple. — Et c’est en quoi l’inquisition a rendu un grand service à l’Espagne; elle a opposé des barrières à l’incrédulité, aux nouvelles erreurs. Voltaire lui en veut beaucoup; mais les inquisiteurs sont ici ce que les censeurs sont à la Chine: ils veillent sur le culte et sur les mœurs, contiennent les peuples dans l’obéissance, et les rois même dans leurs devoirs, dans le respect des hommes et des lois. Deum time et mandata ejus observa, hic est enim totus homo,[52] a dit l’Ecclésiaste. Voltaire, pour parler son langage, n’a vu que le bec et les serres du saint-office, et n’a pas aperçu son utilité. Mais est-il vrai que ce beau génie, à la moindre maladie, est agité par la peur du diable et de l’enfer? — Non, c’est une calomnie inventée par ses ennemis; je n’osai pas dire les moines. J’ai ouï conter à M. Tronchin, célèbre médecin de Genève, qu’il l’avait observé dans le cours d’une maladie très-grave, et qu’il ne lui avait jamais vu aucun signe de faiblesse et de frayeur. — Tant pis, car j’aime à espérer que Dieu laissera tomber sur ce grand homme un rayon de sa grâce: saint Augustin et saint Paul sont rentrés dans la voie du salut. On vint chercher ce vénérable religieux de la part de son supérieur, et il me congédia en m’invitant à revenir le voir pendant mon séjour à Séville. Je sortis pénétré de la sagesse et de la piété de ce père de saint François. Il faut rendre justice aux moines espagnols; il s’en trouve un grand nombre qui joignent les lumières, le savoir à la pureté des mœurs et au zèle de la religion.

De retour à l’auberge, je trouvai don Manuel se promenant, dans sa chambre, à grands pas, l’œil en feu, les cheveux hérissés, et plein du Dieu de la poésie. — Ah! ah! lui dis-je, votre verve s’échauffe; la belle comtesse Éléonore... — Oui, je lui ai promis une romance pour ce soir. — Je vous en félicite; je vois que vous commencez le siége de la place. — Par la barbe de tous les capucins du monde, je risquerais volontiers mon salut avec elle. Quels appas doux et piquants! je doute que Sara, si belle encore à l’âge de soixante ans, ni aucune des onze mille vierges de Cologne, eussent l’éclat, la beauté, les grâces de la belle comtesse. Oui, charmante Éléonore, tecum vivere amen, tecum obeam libens![53] Feu Salomon, de joyeuse mémoire, a dit: Je reconnais qu’il n’y a rien de meilleur à l’homme que de se réjouir dans ses œuvres. Dieu aurait-il déployé dans le ciel sa magnificence, donné au soleil sa splendeur, enrichi la terre des fleurs du printemps, des moissons de l’été, des trésors de l’automne; aurait-il formé d’un rayon céleste, non de la côte d’un homme, ce sexe enchanteur qui pare la terre, comme les anges parent le ciel, pour nous faire un crime de la jouissance de ses bienfaits? — J’admire votre douce faconde, et j’espère qu’un jour vous nous donnerez une religion où vous ne prêcherez qu’amour et plaisir. — Ma foi, je pense que j’aurais pour moi tous les sages de la terre, et Dieu lui-même. Mais j’ai promis de vous mener ce soir chez la comtesse à son tertulia (assemblée); elle m’en a prié instamment: elle aime beaucoup les amants malheureux. — Je suis très-peu flatté d’intéresser à ce titre, n’importe, je ne veux point me donner l’air d’un sauvage: je vous accompagnerai. Dans ce moment nous vîmes entrer un moine, qui, après nous avoir salués d’un ave Maria purissima, nous présenta un petit Jésus caché sous sa robe, en nous signifiant qu’il viendrait le chercher le lendemain. Nous voulûmes le lui rendre; mais il était déjà bien loin. L’habillement de ce petit Jésus était bizarre; il avait l’uniforme de la marine, et une petite perruque bien poudrée, à laquelle était attachée, par derrière, une bourse à cheveux. Nous riions de ce petit Jésus transformé en militaire marin; don Manuel prétendait que c’était le grand-amiral d’Espagne qui venait nous rendre visite; mais notre hôte nous expliqua l’énigme. On vous laisse, dit-il, ce petit Jésus pour que vous mettiez dans la bourse une aumône abondante, et le couvent priera Dieu pour vous. Don Manuel voulait remplir la bourse de chardons; mais je m’y opposai. Ne nous brouillons pas, lui dis-je, avec les moines; le courroux de Jupiter est moins terrible, lorsque d’un mouvement de ses sourcils il ébranle l’univers. Je mis quelqu’argent dans la bourse du petit Jésus, et chargeai l’hôte de le rendre à son maître.

L’après-dînée nous voulions voir la grande manufacture de tabac; il fallait un billet pour y pénétrer: don Manuel, toujours fécond en ressources, me promit sa protection pour m’en ouvrir l’entrée. Je m’y laissai conduire. Arrivés à cet hôtel, le portier nous demanda notre billet. Je n’en ai pas besoin, répond fièrement don Manuel; comment se nomme votre directeur? — Don Pepe Bruna. — Eh bien, va dire à don Pepe Bruna que le comte César del Rio-Frio, cousin de l’archevêque, demande à voir cette manufacture, avec un gentilhomme français de ses amis. Cet homme, frappé de l’éclat de ce nom, et de la parenté avec l’archevêque, courut sur-le-champ, et revint bientôt avec le directeur don Pepe Bruna, qui assura le comte de Rio-Frio qu’il était à ses ordres et à ceux d’ousia illustrissima.[54] Ce galant homme nous conduisit d’abord dans la salle où l’on travaille le tabac. Il vient, nous dit-il, de la Havane; mais nous n’en manipulons qu’une certaine quantité. C’est avec l’ocre que nous lui donnons cette couleur rougeâtre; quand cette mixtion est faite, nous l’enfermons dans des boites de fer-blanc, dont chacune a son étiquette, et nous les expédions dans toute l’Espagne. Sa majesté catholique s’est réservé le privilège de la vente, qui lui donne de grands bénéfices. Nous avons mille ouvriers, qui gagnent quatre à six réaux par jour, et qui travaillent environ neuf heures. Cent quatre-vingts mules tournent continuellement vingt-huit moulins ou machines à moudre ou mêler le tabac avec la terre rouge de l’almazarron (l’ocre). Dans les manufactures, il nous est défendu d’en vendre en détail. Son prix courant est de trente-deux réaux la livre. De cette salle, don Pepe nous conduisit dans toute la maison: dans une chambre nous trouvâmes quatre cent soixante ouvriers occupés à faire des cigarros,[55] et à les lier en faisceaux; il y en avait un amas prodigieux. Je vois votre étonnement, nous dit don Pepe; eh bien, malgré l’assiduité et l’activité des ouvriers, la manufacture ne peut suffire au débit.

Après que nous eûmes tout vu, tout visité, don Pepe nous accompagna jusqu’à la porte, et pria le comte de Rio-Frio d’assurer de ses humbles respects son ousia illustrissima, et de le remercier de lui avoir procuré l’occasion de lui prouver son entier dévouement. Lorsqu’il nous eut quittés, je demandai à don Ésope, à don Solano, au comte de Rio-Frio, dans quel royaume se trouvait son comté. — Sous la ligne de démarcation, me dit-il, tracée par le pape Alexandre VI, pour donner l’occident à l’Espagne, et l’orient au Portugal. Au reste, vous voyez que je connais les hommes; si je m’étais annoncé comme bel esprit et poète, homme d’honneur et de probité, on m’eût renvoyé au Parnasse ou dans mon galetas. Cependant, un poète vaut mieux que vingt comtes. Charles-Quint a dit qu’il pouvait faire autant de grands d’Espagne qu’il voudrait, et que Dieu seul pouvait créer un Le Titien. Oui, ajouta-t-il, l’air échauffé; comme un prophète, le poète est l’homme par excellence, il est le fils, le nourrisson des Muses. Voyez quel respect avait l’antiquité pour les poètes; n’a-t-elle pas attaché la lyre d’Orphée au firmament? Pourquoi dit-on le divin Homère? Pourquoi lui a-t-on élevé des statues, des temples? N’est-ce point parce que son ame est une émanation de la Divinité? Mens agitat molem. L’Être-Suprême est lui-même doué du génie de la poésie: quelle idée poétique et sublime, quelle fécondité d’imagination, que la conception des astres, des planètes, de ce globe immense de feu qui crée tout, anime tout, donne la vie à la nature! N’est-ce pas Dieu qui a enflammé du feu de la poésie le législateur des Juifs, leurs prophètes, et David et Salomon? Mais depuis cette inspiration divine, passant de cerveau en cerveau, s’est affaiblie comme la mèche enflammée qui circule de main en main. — Mais croyez-vous, lui dis-je, que le divin Homère soit en Paradis? — Oui, vraiment: malheur à qui oserait en douter! Il est à la tête des anges, qui chantent les louanges du Seigneur. — Mais calmez-vous, descendez de la sphère céleste; nous voici à la porte de la comtesse Éléonore, qui n’est qu’une simple mortelle. — Mes vers en feront une déesse; Alexandre pouvait donner le monde à sa maîtresse; moi je fais plus, je lui donnerai l’immortalité.

La comtesse me reçut avec une grâce, une aménité très-aimables; elle me dit qu’elle aimait beaucoup les officiers français qui étaient aussi galants que valeureux; que son aïeul avait servi sous le duc de Vendôme, qui l’honorait de son amitié. Je répondis à ce compliment par des éloges mérités de la nation espagnole; je louai sa bravoure, sa fidélité, son amour pour ses rois, sa probité, la noblesse de ses sentiments. Après ces propos on me fit asseoir devant un cercle de jolies femmes, rassemblées pour entendre l’improvisateur don Manuel; après que l’on eût servi le chocolat et les confitures, que le poète de la Manche eut fortifié, par cette collation, sa poitrine et sa voix, il préluda sur sa guitare, et, enflammé par l’amour et la gloire, il entonna sa romance. Toutes les oreilles s’ouvraient, tous les yeux étaient sur lui; on respirait à peine; sa voix se déployait, s’animait, lorsque tout-à-coup une voiture s’arrêta devant la maison. On entendait les cris, la rumeur des gens, le hennissement des chevaux. Ah! s’écria la comtesse avec vivacité, c’est mon mari, c’est lui! Elle se lève, mais il entre aussitôt et s’élance dans ses bras. Toutes les dames l’entourent, le félicitent. Il les embrasse les unes après les autres. Pendant ce mouvement, je m’approchai du poète du Toboso, dont la figure me parut alongée; et je lui dis tout bas: Voici un beau sujet de romance; un époux qui tombe des nues, comme une bombe au milieu d’une fête. Ulysse n’arriva pas plus mal à propos à Ithaque pour les poursuivants, et peut-être pour Pénélope. — Patience; ma romance est faite, elle restera toujours. — Nous sommes ici très-inutiles. Filons tout doucement; c’est l’heure du berger pour le mari; la vôtre n’est pas encore venue. Nous nous échappons; personne ne prend garde à nous; je demande dans l’antichambre le nom du comte, dont la figure, la politesse m’avaient frappé; on me répond que c’est le comte d’Avila. Ce nom nous étonne singulièrement: nous nous demandons si c’est ce comte d’Avila qu’avait tué l’hermite Ambrosio. Don Manuel disait que c’était son ombre qui revenait exprès de l’autre monde pour troubler ses amours. Tout nous portait à croire l’identité du personnage, et j’aurais dit volontiers à l’hermite:

Les gens que vous tuez, monsieur, se portent bien.

Nous finîmes la soirée dans notre chambre, don Manuel en chantant sa déconvenue sur sa guitare, et moi en lisant et en rêvant à l’inconstance de Séraphine. Nous interrogeâmes l’aubergiste sur l’existence du comte, et nous fûmes confirmés que c’était le rival de l’hermite, qui heureusement ne l’avait pas bien tué.

Le lendemain à notre déjeûner, don Manuel et moi délibérions, si nous informerions le comte de la retraite, de la vie érémitique de don Fernandès, lorsque nous reçûmes de sa part un billet d’invitation pour dîner; nous acceptâmes, et nous voilà encore plus embarrassés à résoudre notre problême: pour en avoir la solution, je crus devoir recourir au père don Augustin. Don Manuel me dit qu’en m’attendant, il irait à la messe pour voir de jolies femmes, et que nous nous rejoindrions à l’auberge.

Je me rendis chez don Augustin; je lui contai l’histoire de don Fernandès, sa jalousie, son combat, sa retraite dans une caverne, et le priai de m’éclairer de ses conseils. Mon avis, me dit-il, est d’avouer tout au comte; il est loyal, généreux, et loin de poursuivre don Fernandès, il cherchera à lui rendre service. Il faut arracher ce malheureux époux de son antre; je n’approuve pas la vie érémitique, nous en avons l’obligation à Saint Paul de la Thébaïde. Cette existence sauvage est inutile à la religion; tous les miracles opérés dans les déserts, me paraissent peu dignes de notre croyance. Je n’aime pas ce corbeau qui apporte tous les jours un pain à Saint Paul, et deux lorsque Saint Antoine vient lui rendre visite. Saint Jérôme offense aussi la raison, et infirme sa véracité lorsqu’il nous dit qu’il a rencontré un satire dans le désert. — Mon père, j’admire vos lumières et votre piété dégagée des liens de la superstition; mais si votre façon de penser était connue, vous souleveriez contre vous toute l’armée des moines d’Espagne. — Mais aussi ma pensée reste au fond de mon ame. Le grand tort des religieux de ce pays est d’étouffer le christianisme sous un amas de superstitions et de miracles ridicules: plus la religion sera simple, mieux elle parlera au cœur. C’est un arbre dont la tête superbe touche les nues, et qui n’a nul besoin de l’entourage des plantes parasites pour soutenir sa tige et rester debout. Comparons la vie de Saint Vincent de Paul, toujours active, toujours consacrée aux malheureux, voyez ce saint fondant des hôpitaux, des maisons religieuses: comparez-le, dis-je, à l’hermite Paul, enseveli vivant dans un désert, inutile au monde, ne pouvant même l’édifier par sa piété et par ses vertus. Après ce discours, je quittai ce Socrate moderne et chrétien, en promettant de lui rendre compte du succès de nos démarches auprès du comte d’Avila.

J’allai rejoindre don Manuel à l’auberge; je le trouvai à la porte avec deux femmes de la troupe de los gitanos (les bohémiens). Accourez, s’écria-t-il, en m’apercevant, on vous dira votre bonne fortune. On m’a déjà prédit la mienne: j’irai à Madrid, je serai aimé d’une jolie femme dont le mari sera jaloux; la renommée publiera mes vers d’un pôle à l’autre, et une mort sainte, édifiante, couronnera une vie heureuse. — Voilà un brillant avenir, vous ne sauriez trop payer un si bel horoscope. — Imitez-moi, consultez ces deux vieilles Pythies; apprenez vos futurs contingents. — Malheur, lui dis-je, à l’homme qui connaîtrait son avenir! Notre ignorance fait notre repos. Mais j’eus beau refuser d’entendre ma bonne fortune, ces deux femmes s’emparèrent de ma main, et l’une d’elles, sur l’inspection des lignes, me dit que j’avais beaucoup aimé, que j’avais éprouvé des malheurs en amour; mais, ajouta-t-elle, cette ligne droite me rassure; vous finirez par épouser une jeune personne aimable et riche. — Je vous fais compliment, s’écria don Manuel. — Et vous croyez à ces sottises? — Et pourquoi non? Dans tous les siècles, n’y a-t-il pas eu des oracles, des voyants, des prédictions? On prédit l’empire à Auguste; la mort de César fut prévue, annoncée. Malgré les assertions de don Manuel, je repoussai les prédictions de ces sybilles; mais telle est la faiblesse de l’esprit humain, que parfois l’espoir d’un heureux mariage se glissait dans mon ame: flattez ou effrayez, et la prophétie triomphera de la raison.

Nous nous rendîmes chez le comte d’Avila, qui nous reçut avec l’urbanité la plus aimable. Dès que j’ai su, me dit-il en bon français, qui vous étiez, j’ai cru devoir vous faire les honneurs de ma patrie; j’ai passé trois années à Paris, où l’on m’a comblé d’amitié et de bontés: je voudrais que vous fussiez aussi content de mes compatriotes que je l’ai été des vôtres. Comment trouvez-vous ma nation? — J’en pense trop de bien pour n’être pas véridique. Elle est brave, spirituelle, généreuse; vous avez le climat le plus beau, le sol le plus fertile de l’Europe, des vins excellents. — Et des chemins? — Très-mauvais. — Et des auberges? — Détestables. — Et des moines? — Trop nombreux, trop riches; à quelques exceptions près, fort ignorants. — Et la religion? — Défigurée par la superstition. — Et nos dames? — Très-jolies, très-séduisantes; mais je les crois plus voluptueuses que sensibles, plus jalouses par orgueil que par tendresse, plus fidèles à l’amour qu’à l’hymen; il y a peu d’Artemise parmi elles; hardies dans leurs intrigues, elles dédaignent les voiles du mystère, dont les dames françaises s’enveloppent avec tant d’adresse et de décence. Vos femmes ont beaucoup d’esprit, d’imagination; mais ce sont des fleurs qui n’ont pas tout l’éclat et tout le parfum qu’elles devraient avoir, faute de culture: elles sont courbées sous le joug des préjugés et des prêtres. Pardon, si je m’exprime avec tant de franchise. — Loin d’improuver votre critique, je vous fournirai de nouveaux traits; j’ajouterai que l’unique occupation de nos dames consiste dans leurs cortejos: voici quelle est, à très-peu près, l’habitude de leur vie. Elles se lèvent tard, gaspillent le reste de la matinée avec leurs caméristes, ou vont à l’église dire leurs chapelets, ou réciter des prières qu’elles murmurent par habitude et sans attention; ensuite elles dînent sobrement, dorment l’après-dînée, et s’habillent le soir pour aller à la promenade; et en hiver, dans une société où, autour d’un brasier, elles s’entretiennent de leurs affaires domestiques, et de leur prochain. Mais que pensez-vous de nos gens de lettres? — Que la nature et votre soleil ont tout fait pour eux; mais ce sont des plantes que les mauvaises herbes empêchent de prospérer, la superstition et le saint-office. — Et quel est votre avis sur l’inquisition? — Je voudrais qu’on la traitât comme le lion de la fable, auquel on persuada que, pour plaire à sa maîtresse, il fallait se laisser rogner les griffes et les dents. — Pour persuader aux inquisiteurs cette petite opération, il faudrait une armée de cent mille hommes. Ce dialogue finit par l’annonce du dîné et l’arrivée de la comtesse, qui entra avec plusieurs convives. Elle fit des excuses à don Manuel sur la brusque apparition du comte. Ces maris, ajouta-t-elle en souriant, sont des trouble-fêtes, il nous a privés du plaisir d’entendre votre romance; mais j’espère que, ce soir, vous voudrez bien nous en dédommager. Le galant don Manuel répondit que sa lyre était consacrée aux grâces et à la beauté.

Le comte nous traita splendidement. Au dessert on nous donna de très-beaux ananas. Le comte, surpris, demanda à sa femme d’où lui venait ce plat de luxe. C’est un présent, dit-elle, du marquis don Estevan. Avant-hier j’allai chez lui; c’est un amateur très-épris de son jardin, de ses productions; il me proposa de m’y promener, et d’aller voir ses ananas; étonnée de leur beauté, j’en fis l’éloge; il me répondit qu’ils étaient à mes pieds. Je ne puis, lui dis-je, accepter leur hommage. Il insista, et je ne cédai point: je crus l’affaire terminée et sans appel; mais le soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé les ananas qui m’avaient précédée. Telle est notre galanterie, me dit le comte, très-inconnue en France. Ici, dès qu’une femme s’avise de louer quelque chose, un bijou, une boîte, aussitôt le maître répond: Elle est à vos pieds, et un refus l’offenserait. Naguère une dame française, qui était à Madrid, se promenant au Prado dans sa voiture, fut abordée par le duc d’Uzeda, qui était traîné par un attelage de six beaux chevaux. Cette dame, ignorant nos usages, loue la beauté des coursiers, et le duc répond soudain: Ils sont à vos pieds. Faites-les relever, répond la dame en riant, ils m’embarrasseraient beaucoup. Cette dame, croyant que cette offre n’était qu’un badinage, l’oublia bien vite; mais le soir, en rentrant, elle trouva les six chevaux dans son écurie. Elle les renvoya aussitôt; le duc les fait repartir tout de suite: la dame les fait retourner sur-le-champ; et le duc, offensé, les renvoie encore: enfin les chevaux se seraient promenés toute la nuit, si la dame n’eut pris le parti d’écrire au duc une lettre très-ferme et très-sérieuse, où elle lui disait qu’en France une femme de son rang n’acceptait point de pareils dons, et qu’elle le priait instamment de garder ses chevaux. Vous trouvez notre galanterie un peu singulière; mais n’oubliez pas que c’est à nous que vous devez la vôtre, et cette fleur d’urbanité si vantée dans l’Europe. Les premiers nous vous en avons donné l’exemple à la cour et dans les camps; Louis XIV, le modèle des chevaliers galants, s’était formé à l’école d’Anne d’Autriche sa mère. Un des convives prit la parole, et annonça la mort de Madalena de la Cerda, morte en odeur de sainteté après avoir consacré toute sa jeunesse au plaisir et à l’amour; son ame était si douce, si tendre, qu’elle ne pouvait résister aux prières, aux larmes d’un amant malheureux par ses rigueurs. La petite-vérole l’a enlevée de ce monde. Depuis long-temps son époux, sa famille la sollicitaient vivement de se faire inoculer; mais le préjugé, ou plutôt un malheureux jacobin, son confesseur, lui persuadait que l’inoculation était un véritable suicide qui offensait Dieu et la morale. Elle a été la victime de sa crédulité. Dès les premiers symptômes de sa maladie les médecins se sont emparés de son corps, et le confesseur de son ame. Les docteurs, peu d’accord entre eux, l’ont tuée; le confesseur idiot, fanatique, a jeté la terreur, le désespoir dans cette ame faible et sensible. L’infortunée s’écriait qu’elle était damnée, qu’elle voyait l’enfer sous ses pas. Heureusement, on lui a donné un confesseur plus sage, plus éclairé, qui, par l’onction d’une douce éloquence, en lui parlant de la clémence de Dieu, de sa miséricorde inépuisable, a rétabli sa tête, et calmé son effroi. Sa mort a été fort touchante, et ce confesseur assure que c’est une sainte de plus dans le Ciel. Et moi aussi, s’écria le poète de la Manche, tout mondain, tout profane que je suis, j’ai l’honneur d’être saint, du moins on m’a gratifié d’un brevet de sainteté. J’étais arrivé à Saragosse, protégé d’une lettre de recommandation pour la marquise dona Sancha della Valle. Ah! s’écria l’une des convives, femme dans la maturité de l’âge, elle a eu beaucoup de célébrité par sa beauté, son esprit et ses amours. Mais laissons continuer son histoire à don Manuel, et je donnerai ensuite quelques coups de crayons au portrait de cette marquise. A mon arrivée, reprit le poète du Toboso, après grande toilette, et avoir préparé mon compliment, je me présentai chez elle. Dès que ses gens m’aperçurent, ils sonnèrent une grande cloche, et aussitôt accoururent les femmes de la marquise, jeunes et vieilles, chacune avec un cierge allumé, en criant toutes à la fois: Alli esta el santo (voilà le saint)! Je les regardais avec étonnement, et leur dis que je n’avais pas besoin de lumière en plein jour; mais, loin de m’écouter, elles tombèrent à mes pieds, en répétant sans cesse: Alli esta el santo, et en me demandant ma bénédiction. A quoi vous servira-t-elle? leur disais-je; je ne suis ni évêque ni saint. Mais mon refus, qu’elles n’attribuaient qu’à mon humilité, irritait leur soif de bénédictions. Elles m’arrêtèrent par mon habit, faillirent à le déchirer; elles me baisaient les mains, l’habit, me suppliant de leur accorder cette faveur. Enfin il fallut céder; je levai la main, étendis le bras, et avec une gravité convenable, je les bénis pontificalement. Ces bonnes femmes, bénites, et enchantées de l’avoir été, coururent annoncer mon arrivée à leur maîtresse. Je les suivis, toujours plus étonné, ne sachant si c’était l’aspect d’un joli homme comme moi, ou la fleuraison des vignes, qui troublait leurs cervelles. Dès que je parus dans la chambre de la vieille marquise, elle quitta son fauteuil, et vint à moi d’un air radieux, soutenue par deux femmes. Elle me remercia de la faveur que daignait lui accorder un homme aussi pieux, un si grand saint que moi. Madame, lui dis-je, je vous remercie de votre bonne opinion; mais je n’ai pas le bonheur d’être saint, je ne suis qu’une brebis égarée qui a besoin du secours de la grâce pour rentrer dans le bercail. — Ah! plût au Ciel que mon ame fût aussi pure, aussi céleste que la vôtre! Depuis quand êtes-vous arrivé? — Depuis hier. — Je vous attendais avec impatience: mais enfin le Seigneur m’a rendu la santé. — Madame la marquise a donc été malade? — Oui, ma lettre vous le mandait. Comme votre vie exemplaire, votre sainteté, vos miracles font beaucoup de bruit en Galice, je vous ai écrit pour vous prier de venir à Saragosse me secourir de vos prières, et obtenir ma guérison du Ciel. — Vous m’étonnez, madame: je ne suis pas plus connu en Galice qu’en Chine, mes pieds n’ont jamais touché ce sol fortuné, et jamais je n’ai opéré de miracles, ni reçu de lettres de vous; c’est moi, au contraire, qui vous en apporte une du comte de Florida-Blanca, votre parent, qui me recommande à vos bontés. En même temps je lui présentai ma lettre. A ce discours, la marquise, ouvrant de grands yeux ébahis, la prit, l’ouvrit, et lut à haute voix: «Ma chère cousine, je vous recommande don Manuel Castillo...» Quoi! monsieur, vous n’êtes pas le bienheureux Bernard Ortega de Galice? Vous n’êtes pas saint? — Il s’en faut de quelque chose, et je ne connais pas de poète qui ait été canonisé: jadis les ames des empereurs romains montaient au Ciel; mais je n’ai pas ouï dire qu’on y ait envoyé Virgile et Horace: daignez continuer la lecture de la lettre. «C’est un homme d’esprit, improvisateur, chanteur, galant comme Ovide et Tibulle; comme eux, toujours amoureux, et plus attaché à Épicure qu’à saint Ignace et saint François.» Est-il possible! quoi, vous êtes poète? — Oui, par malheur ma mère est accouchée de moi au pied du mont Parnasse. Vos femmes m’ont obsédé pour avoir ma bénédiction, et je la leur ai donnée; je souhaite qu’elle leur fasse grand bien. A ces mots la marquise partit d’un grand éclat de rire, et m’avoua que l’on m’avait pris pour le bienheureux Bernard Ortega, qui, d’après le portrait qu’on lui en avait fait, me ressemblait beaucoup. — Ce bienheureux Ortega, répliquai-je, a sans doute reçu, comme moi, de la faveur du Ciel, une proéminence sur les épaules. — Oui; c’est ainsi qu’on me l’a dépeint; et comme je l’attendais tous les jours, mes femmes ont été trompées, et vous ont pris pour lui.

Ce petit conte égaya les convives; alors la dame qui avait promis quelque notice sur la vie de la marquise, nous dit: Elle est morte l’année dernière; on ne saurait décider si chez elle la coquetterie affaiblissait son penchant à l’amour, ou si ce penchant tempérait sa coquetterie; ce sont deux bassins d’une balance qui s’élevaient et retombaient tour à tour. — Je connais beaucoup de femmes de ce caractère, dit dona Béatrix; — et moi aussi, ajouta dona Alexandrina: et la dame reprenant sa narration, dit: Les jeux delà marquise n’avaient pas l’éclat et la vivacité des beaux yeux noirs; mais ils avaient l’expression la plus touchante; sa physionomie vive et piquante annonçait beaucoup d’esprit, et cet esprit qui animait tous ses traits, en fesait disparaître l’irrégularité: elle a inspiré de fortes passions: un amant s’est tué pour elle; deux se sont battus; un troisième s’est fait chartreux. Ce dernier, âgé de vingt ans, s’abandonna au délire de l’amour; la marquise accueillait tous ses adorateurs, mais ne pouvait les rendre tous heureux. Les soupirs, les prières, les larmes de ce jeune homme ne purent le conduire au bonheur: désespéré de tant de cruauté, il résolut de faire le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, pour intéresser le Saint à sa passion, et obtenir, par sa toute-puissance et son intercession, les faveurs de sa maîtresse. Il part à pied, seul, un bourdon à la main, se rend sur le tombeau de Saint Jacques, lui adresse ses prières, ses vœux, lui fait des présents, jeûne pendant trois jours, après lesquels, plein de confiance et d’espoir, il revient à Saragosse auprès de sa belle inhumaine; mais Saint Jacques, soit défaut de volonté ou de pouvoir, n’avait rien fait pour son bonheur. Cet infortuné pélerin ne trouva plus la marquise à Saragosse; elle venait de partir pour Rome, avec un prince italien, dont elle était vivement éprise. Accablé de cette nouvelle, et maudissant Saint Jacques, il courut s’enterrer tout vif dans une chartreuse, où probablement Saint Bruno, touché de pitié, aura guéri sa cervelle, et sans doute il aura fait une mort édifiante.[56] Madame, dit alors don Casimir, l’un des convives, homme âgé d’environ cinquante ans, permettez-moi de relever quelques inexactitudes dans votre récit. Cet amant malheureux n’est ni saint, ni mort, ni chartreux; lorsqu’il revint de Saragosse, la marquise y était encore; il la vit et en fut reçu froidement, ou plutôt avec ironie; elle lui dit: Saint-Jacques-de-Compostelle vous a très-mal servi; je vous conseille de changer de patron. Elle lui avoua ensuite qu’elle aimait le prince Orsini, et qu’elle allait partir incessamment pour Rome avec lui. — Don Casimir, lui répondit la dame, qui vous a si bien instruit? — Je suis dans la plus intime confidence de cet amant, car c’est moi qui suis le pélerin et le héros de la scène. Je ne suis resté à la chartreuse que six mois; Saint Bruno, comme vous l’avancez, ayant bien voulu guérir ma cervelle. Je n’avais alors que vingt ans, et c’était ma première passion. Cette reconnaissance amusa beaucoup la société. Je dis alors que la marquise della Valle, appelant le bienheureux Ortega pour sa guérison, avait imité le roi de France, Louis XI, qui, dangereusement malade, envoya chercher, au fond de la Calabre, le fameux François de Paule, se jeta à ses pieds, en le suppliant de demander pour lui, à l’Être-Suprême, le rétablissement de sa santé. Le Saint lui répondit qu’il allait prier pour le salut de son ame. Ah! s’écria le monarque, ne demandez pas tant de choses à la fois; bornez-vous maintenant à la santé du corps.

Le comte d’Avila, après le dîné, où une conversation enjouée et intéressante nous avait retenus fort long-temps, proposa à don Manuel et à moi de nous mener à Saint-Jean del Forache, à une lieue de la ville, pour voir les ruines d’un vieux château. — Très-volontiers, lui dis-je, d’autant plus que nous avons à vous parler d’un homme de votre connaissance, que nous avons rencontré auprès de Carthagène. Deux chevaux andalous nous transportèrent d’un pas rapide à Saint-Jean del Forache, au pied duquel coule le Guadalquivir. Je vis sur une colline les ruines d’un vaste édifice; le comte me demanda comment je les trouvais? — Je n’aime les ruines, lui dis-je, que lorsque de grands souvenirs y sont attachés, parlent au cœur, rappellent de grandes idées, et quelquefois la rapidité de notre existence et de notre néant. — Celles-ci méritent quelque considération à cause de leur antiquité. C’est un monument des Goths; des inscriptions confirment son origine. Vous voyez que bien des siècles ont déposé leur rouille sur ces débris précieux: les Goths, après avoir vaincu Vandales, Alains et Suèves, chassèrent les Romains de l’Espagne, qu’ils avaient gardée pendant six cents ans. A leur tour, cent trente ans après, ces Goths furent expulsés par les Maures; mais puisque ces décombres n’ont pas un grand attrait pour vous, nous irons à Italica, autrement nommé Sevilla la Vieja (la Vieille), fondée par Scipion l’Africain; elle est la patrie de l’empereur Adrien, de Théodose-le-Grand, et de Silius Italicus. La mémoire de ce grand Scipion, qui disoit, j’aime mieux conserver un citoyen, que tuer mille ennemis: celle d’un empereur habile, brave et voluptueux, d’un consul poète, qui tous les ans fêtait la naissance de Virgile, et les ruines d’un amphithéâtre, pourront peut-être vous intéresser davantage. Arrivés sur les lieux, le comte me demanda à quoi je rêvais. — A cet empereur Adrien, le maître du monde, logé dans un palais immense où le luxe avait déployé toute sa magnificence, et qui, à l’âge de soixante-deux ans, accablé de douleurs et du poids de la vie, se désespérait de ne pouvoir mourir: et moi je pense, dit le poète du Toboso, au temple qu’il fit bâtir en Égypte, en l’honneur de son cher Antinoüs. Si Adrien et son mignon revenaient en Espagne, ils seraient brûlés tout vifs. — Il est vrai, reprit le comte, que les Espagnols, idolâtres du sexe, abhorrent ce vice qui a déshonoré les Grecs et les Romains. Mais asseyons-nous sur ces ruines, et parlez-moi de cet homme de ma connaissance que vous avez rencontré à Carthagène. — D’abord, M. le comte, je vous croyais chez les morts. — Je ne suis pas pressé d’aller jouir de leur société. — Vous avez reçu un très-grand coup d’épée à travers le corps. — Heureusement il n’était pas mortel. — Votre adversaire a cru vous avoir tué, et il pleure dans une caverne, votre mort et sa femme. — Il a raison de la pleurer: la jalousie l’a aveuglé, lui a tourné la tête. Sa femme est un modèle de vertu, de fidélité et de douceur; don Fernandès nous a condamnés sur l’apparence: voici notre justification. A cette époque, j’aimais dona Éléonora, fille du marquis de Galvez, aujourd’hui ma femme. Le marquis très-ambitieux, très-vain, ne voulait la marier qu’à un grand de la première classe. L’orgueil est une maladie endémique de nos climats; je vous conterai tout à l’heure à ce sujet une anecdote plaisante. Dona Francisca, l’épouse de don Fernandès, liée d’une tendre amitié avec dona Éléonora, favorisait notre inclination. Ma femme avait exigé le plus grand secret de son amie, même vis-à-vis de son époux: un secret pour un Espagnol, est un dépôt inviolable. Je crus entrevoir la jalousie de don Fernandès; j’en parlai à dona Francisca qui repoussa cette idée, soit pour voiler ce défaut, soit quelle se crût au-dessus du soupçon: malheureusement, le jour de mon combat, dona Éléonora vint la prier de m’envoyer chercher; elle voulait me communiquer une affaire très-importante. — Ah! m’écriai-je, voilà la cause de vos malheurs; don Fernandès, caché dans la rue, suivit la camariste de sa femme, la vit entrer chez vous, et furieux, ivre de jalousie, vous attendit, vous attaqua, et croyant vous avoir blessé à mort, partit égaré, éperdu, ayant sa femme et les hommes en horreur: il s’est fait hermite, et vit dans un antre consumé de remords et d’ennui. — Je le plains; mais sa femme, pleine de vertus et d’innocence, était plus à plaindre encore. Lorsqu’elle apprit notre combat et ma blessure, elle s’évanouit: rappelée à la vie, elle attendit tout le jour dans la plus vive inquiétude, le retour de son mari, et ne le voyant point reparaître, elle s’abandonna au désespoir, la fièvre l’assaillit; huit jours entiers elle lutta contre la mort. Enfin, sa jeunesse, un médecin, et surtout les soins de son amie, lui rendirent la santé: les chirurgiens répondirent bientôt de ma vie: ma blessure était profonde sans être mortelle. Dès que je fus rétabli, je fis demander à dona Francisca, la permission de la voir; mais elle me la refusa. Après deux mois d’une vaine attente, elle voulait se retirer dans un couvent; mais sa grossesse dont elle ne pouvait plus douter, lui en ferma les portes; elle se décida à demeurer à Tolède jusqu’après son accouchement, projetant d’aller ensuite rejoindre ses parents à Madrid. J’appris qu’elle n’avait presque plus de ressources pour subsister. J’engageai dona Éléonora, à lui offrir des secours en son nom; elle ne voulut rien accepter; mais nous trouvâmes le moyen de subvenir à ses besoins. Elle avait quelques bijoux et des tableaux à vendre: j’envoyai mon valet de chambre déguisé en marchand, qui les acheta beaucoup au-dessus de leur valeur. Un nouvel incident vint accroître ses peines: son père mourut, et sa mère sans fortune, sans appui, vint se réfugier auprès d’elle: cette mère lui apporta du moins quelque consolation, et l’aida dans ses couches. A cette époque, le marquis de Galvez présenta à sa fille un parti très-brillant: un grand d’Espagne de la première classe, âgé de quarante-cinq ans par son extrait de naissance, et de quatre-vingts par son intempérance et l’usage immodéré des plaisirs. Éléonore répondit à son père avec beaucoup de fermeté, qu’elle ne se marierait jamais sans son aveu, mais lui protesta qu’elle n’aurait jamais d’autre époux que moi. Le marquis de Galvez se flatta que le temps triompherait de la passion de sa fille; mais deux mois après cette époque, le grand d’Espagne tomba malade et mourut. Alors je fis parler de nouveau au père d’Éléonore, en lui fesant déparer que ma naissance valait la sienne. Enfin, il se laissa fléchir, et j’obtins celle que j’adorais, et avec elle le bonheur. Après notre hymen, dona Francisca consentit à me voir: l’absence de son époux, l’incertitude de son sort brisaient, déchiraient son ame; tantôt elle le croyait mort, tantôt l’espérance la soutenait: elle se ruinait en messes pour obtenir du ciel le retour de son cher Fernandès. A cette époque, le comte don Pablo Olavide, intendant des quatre royaumes d’Andalousie et de Séville, avait conquis une province à l’Espagne; car c’était une vraie conquête que le projet qu’il avait fait adopter au roi, de faire défricher les montagnes de la Sierra-Moréna, canton jadis cultivé par les Maures, et dont les bois étaient depuis long-temps le repaire des bêtes féroces et des brigands. Déjà s’élevait sur les bords du Xenil, la Caroline, chef-lieu de la colonie: la fertilité la plus heureuse commençait à récompenser les travaux des cultivateurs. On prétend que la semence y produit jusqu’à quarante pour cent. Je parlai à dona Francisca et à sa mère, de ce nouvel établissement et des moyens que j’aurais de leur procurer une douce retraite; elles embrassèrent ce projet avec ardeur, c’était un port qui s’offrait dans la tempête. J’avais connu à Paris le comte Olavide: je lui écrivis pour lui demander une petite habitation pour deux dames aussi intéressantes qu’infortunées. Il me répondit sur-le-champ qu’il était trop heureux de m’obliger en secourant l’infortune, et qu’il donnerait à mes protégées, près de la Caroline, un terrain en valeur laissé par un Allemand qui venait de mourir, et pour associé, un Alsacien, homme sage, robuste et laborieux; que les dames jouiraient des deux tiers du produit; mais qu’il faudrait quelque argent pour achever de bâtir une petite maison, avoir des instruments aratoires, et quelques meubles. Je fis part de cette réponse à dona Francisca, en lui taisant la demande de l’argent. Elle fut enchantée, me remercia avec toute la sensibilité d’un cœur malheureux et reconnaissant, et me pria d’écrire tout de suite à M. Olavide qu’elle acceptait ses bienfaits avec une joie extrême. J’informai sur-le-champ M. Olavide de cette réponse, en le priant de faire achever le logement, d’acheter tout ce qu’il croirait nécessaire pour un établissement, et de m’en faire les avances; mais de persuader aux dames pour qui je m’intéressais, que les fonds étaient pris dans les coffres du roi. Il me répondit galamment que mes ordres seraient exécutés de point en point, et que les dames pouvaient venir dans deux mois. Lorsqu’ils furent écoulés, dona Francisca partit avec sa mère pour aller habiter sa tranquille et modeste demeure. Nos adieux furent touchants; dona Francisca et ma femme s’embrassèrent vingt fois avant de se séparer. Nous recevons souvent de ses lettres; dans la dernière elle nous disait: «Je serais très-heureuse, si je n’étais poursuivie par le souvenir d’un époux malheureux; j’arrose encore tous les jours son portrait de mes larmes.»

Après ce récit, nous délibérâmes au moyen d’ouvrir les yeux de don Fernandès, et de le retirer de sa caverne. Je proposai au comte de charger de cette commission le père don Augustin, religieux plein de prudence, de piété et d’onction. Vous avez raison, me dit-il, je le connais; indulgent pour autrui, et sévère pour lui-même, il joint à la pieté d’un anachorète, la philosophie d’un sage; le roi lui a offert un évêché, qu’il a refusé: on lui en demanda la cause; il répondit: Lorsqu’on a les yeux fixés sur l’éternité, la vie est un point entre deux abîmes, et les honneurs de ce monde, des jeux d’enfants. Demain matin nous irons le prier de nous rendre ce bon office. Je rappelai au comte qu’il m’avait promis le récit d’une anecdote au sujet de l’orgueil national. — La voici. Deux dames de haut parage, de Madrid, se rencontrèrent dans une rue très-étroite. Il fallait que l’une des deux voitures reculât pour laisser passer l’autre; aucune de ces deux dames ne voulut céder le pas; et leur orgueil, s’irritant de plus en plus, elles restèrent jusqu’au jour dans cette situation. Elles y auraient, je crois, passé leur vie, plutôt que de reculer. Enfin, pour terminer ce noble débat, on leur envoya deux chaises à porteur, qui les emmenèrent en même temps.

Après ce récit, la nuit approchant, nous retournâmes à la ville. Nous rencontrâmes un convoi nombreux de trois ou quatre cents ecclésiastiques psalmodiant des cantiques funèbres. Cinq cents hommes, portant des flambeaux, précédaient un cercueil où était un beau jeune homme à visage découvert. Le cercueil était suivi de cinquante carrosses. Je demandai au comte quel était cet infortuné, mort a la fleur de son âge. — Je l’ignore; arrivé d’hier, je ne suis au fait de rien: allons chez moi, nous y serons instruits. Nous y trouvâmes brillante compagnie; mais la tristesse et le silence y régnaient. Le comte, surpris, en demanda la cause. Ignorez-vous, lui répondit sa femme, la mort d’Alonzo Melgar, ce jeune homme si aimable, si accompli? — C’est donc son convoi que nous venons de rencontrer? Et quelle catastrophe a terminé sa vie? — Un crime horrible: don Stanislas Perez va nous en faire le récit. Toute la ville, dit alors don Stanislas, connaît don Alonzo Melgar, hidalgo brave, galant, plein d’esprit, et qui nous rappelait les héros de l’ancienne chevalerie. Il était l’amant de dona Eulalia Valdez, une Aspasie pour la beauté et l’esprit, une Mégère pour les passions. La fureur règne dans tous ses attachements: l’amour, la jalousie, la soif de la vengeance agitent, enflamment son ame tour à tour. Elle a soupçonné l’infidélité de don Alonzo, peut-être avec raison. Dissimulant sa rage, elle lui a donné un rendez-vous dans une maison d’emprunt; elle a caché trois hommes affidés, armés de poignards, dans un cabinet contigu à la chambre où elle était. Dès que don Alonzo a paru, après les reproches les plus amers, les plus virulents, cette Tisiphone lui a dit d’un ton plus calme: Je suis maîtresse de ta vie; tu ne peux m’échapper: choisis de mourir du poignard ou du poison recelé dans cette tasse de chocolat. Ce malheureux, qui a vu sa mort inévitable, lui a répondu froidement en prenant la tasse: Je choisis le chocolat; et après l’avoir bu, il a ajouté: «Ce breuvage eût été moins désagréable, si vous y eussiez mis un peu de sucre; le poison le rend trop amer; je ne parle pas pour moi, mais pour mes successeurs.» Quand cette furie, qui aimait encore éperdument, vit que le poison commençait à opérer, elle sortit, envoya un confesseur à ce malheureux, et monta aussitôt dans une chaise de poste qui l’attendait. Don Alonzo a eu le temps de se confesser, de recevoir les sacrements, et a déclaré, en mourant, qu’il pardonnait à son assassin, mais sans vouloir le nommer. Ce récit consterna l’assemblée; chacun méditait sur ce terrible événement. Après un long silence, un homme s’écria: Dona Eulalia est un monstre, dont l’échafaud doit faire justice, et purger la terre. Une des dames dit: Elle est bien coupable; mais aussi quel crime que l’infidélité! Oui, ajouta dona Antonia, femme de trente-six ans, dont les charmes, comme la rose de juillet, commençaient à se faner: trahir une amante qui vous a comblé de ses faveurs, qui vous a tout sacrifié, est un crime qui appelle la vengeance! Mesdames, dit alors le comte d’Avila, vous avez raison; une infidélité à son époux est une bagatelle, une affaire de mode; mais trahir une maîtresse! ce crime irrémissible mérite un châtiment exemplaire. Monsieur le chevalier, veuillez nous dire comment les dames françaises punissent les infidèles. — Par l’oubli, le dédain, et quelquefois par l’indulgence et l’amitié: oui, parfois, une amitié douce, intime succède à l’amour. Je n’en suis pas surprise, s’écria la vive Antonia; est-ce qu’on aime en France? Vos dames ont l’amour dans la tête, et la vanité dans le cœur. Le comte alors me dit tout bas: Nos femmes ne connaissent pas le sentiment de l’amitié: un amant, pour une Espagnole, est un dieu tant qu’il est aimé; à peine est-il un homme quand l’amour est éteint. Ici l’ardeur du tempérament, le besoin d’occupation noue la plupart des intrigues; et l’habitude, l’orgueil, l’embarras d’un nouveau choix font la constance des femmes. Chez une Française, dont une éducation cultivée a formé le goût et le cœur, l’amour est un sentiment délicat, embelli par l’imagination et le charme de l’esprit; chez vous il est l’enfant des grâces et du sentiment: chez nous il est celui de la nature, plus ardent, plus énergique, mais inculte et presque sauvage.

Nous nous séparâmes après cette conversation, et le comte promit de venir me chercher le lendemain matin pour me mener chez don Augustin. Il fut exact au rendez-vous, et nous partîmes dans la voiture avec don Manuel pour le couvent des Franciscains. Lorsque nous y arrivâmes, don Augustin allait dire sa messe; nous allâmes l’entendre. Le poète de la Manche nous y donna une petite scène de gaîté; un père quêteur lui présenta un bassin, en lui demandant pour les ames du purgatoire. Il y mit une piastre. Le moine ravi et étonné de cette générosité, lui dit: Senor, vous venez de tirer une ame du purgatoire. A ces mots don Manuel donne une autre piastre. Ah! s’écrie le quêteur toujours plus enchanté: Voilà une autre ame qui sort triomphante du purgatoire; toutes les deux montent au ciel, les anges s’avancent pour les recevoir, je vois ces ames, au milieu d’eux, rayonnantes de joie. Elles sont donc maintenant en paradis, lui demanda don Manuel? — Assurément, elles sont entourées des anges; elles jouissent de la gloire et du bonheur des Saints. — En ce cas je reprends mon argent; ces ames n’en ont plus besoin, on ne sort plus du paradis lorsqu’on y est entré; et en effet il reprit ses piastres. Le moine confus et rouge de colère, murmurait, le maudissait entre ses dents. Le comte et moi nous l’appaisâmes en jetant quelque argent dans le bassin. Le poète du Toboso au sortir de l’église donna à un pauvre les piastres qu’il avoit reprises du moine. Je lui demandai pourquoi il enrichissait un mendiant aux dépens de l’église? — C’est que je suis plus sûr de retirer un pauvre de la misère qu’une ame du fond du purgatoire.

Nous montâmes après la messe dans la cellule de don Augustin, et le comte après un récit fidèle de son combat et de l’injustice des soupçons de don Fernandès, lui proposa d’aller le chercher, et d’employer son éloquence et le charme de la persuasion pour l’éclairer sur ses erreurs et le ramener à son épouse. C’est une mission, dit-il, dont je me charge plus volontiers que d’une mission chez les sauvages, dont je ferais de très-mauvais Chrétiens. Les Athéniens élevèrent un temple à l’humanité, Marc-Aurèle à la bonté, et la religion chrétienne à la charité. Je suis prêt à partir demain; je désirerois cependant que l’un de ces messieurs voulut bien m’accompagner et me servir de second: don Manuel s’offrit généreusement en disant: J’aime mieux faire ce pélerinage que celui de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il y a plus d’indulgence à gagner, n’est-ce pas, mon père? — Je ne puis le décider. Tout ce que j’ose assurer c’est que toute bonne œuvre est notée dans le Ciel, et que saint Jacques est un grand saint, le patron de l’Espagne. Oui, répliqua don Manuel, comme Minerve étoit la patronne d’Athènes, Diane de Lemnos, Junon d’Argos et Jupiter Olympien de Rome. Cela vous prouve, dit le père, que les hommes ont toujours cru avoir besoin de la Divinité. Je lui demandai par quel événement l’Espagne avoit choisi Saint-Jacques pour son patron? — Parce que le premier il est venu nous prêcher l’Évangile. Mais ce qui a le plus contribué à le faire adopter pour patron, c’est un songe que fit le roi Léon la veille d’une bataille contre les Maures. Le saint lui apparut, et lui promit la victoire. Il annonça cette apparition a son armée qui combattit avec ardeur et gagna la bataille. Depuis les troupes espagnoles marchèrent sous sa bannière, et le nom de Saint-Jacques fut leur cri de guerre, comme jadis Saint-Denis était le cri des Français. Mais, lui dis-je, il me semble que saint Jacques n’est pas né en Espagne, et que même il n’y est pas mort, quoiqu’il ait son tombeau à Compostelle. — Il est mort à Jérusalem, par les ordres d’Hérode Agrippa. — Et comment son corps se trouve-t-il en Espagne? — L’an 42 de notre ère, ses disciples l’enlevèrent, le mirent sur un vaisseau qui aborda en Galice, d’où il fut transporté à Compostelle, et déposé dans une grotte de marbre, au milieu d’un bois. Ce corps fut découvert en 800; et c’est autour de cette grotte que l’on a bâti la ville, ou depuis se rend l’affluence des pélerins. Mon père, lui dis-je alors, pardonnez-moi mon pyrrhonisme; cette histoire, tous les miracles de saint Jacques me paraissent apocryphes, et aussi difficiles à croire que les exploits d’Hercule, qui a délivré la Bétique du monstre Geryon, et séparé près de Cadix, d’un tour de main, les monts Calpé et Abila. — La translation de saint Jacques en Espagne, l’invention de son corps, ses miracles ne sont pas des articles de foi; imitons sa piété, sa vie édifiante; c’est là ce que la religion exige de nous.

Au douzième siècle, saint Jacques était si révéré dans la chrétienté, que Louis-le-Jeune, roi de France, gendre du roi de Castille, par vénération pour le saint, fit le voyage de Compostelle. Son beau-père lui offrit de magnifiques présents; mais Louis n’accepta qu’une superbe escarboucle. De retour en ses états, il envoya, en reconnaissance, au roi de Castille, une ambassade solennelle, à la tête de laquelle était l’abbé de Saint-Denis, qui lui apportait le bras de saint Eugène, premier évêque de Tolède, dont le corps avait été trouvé à Saint-Denis. Le roi de Castille, suivi de ses deux fils, du clergé, et des grands de la cour, alla hors de la ville recevoir ce dépôt précieux; le père et les enfants le portèrent, sur leurs épaules, jusqu’à la cathédrale. Dans la suite, Philippe II désira posséder le corps tout entier, et l’envoya demander, par une ambassade, à Charles IX, qui l’accorda sans peine, et Philippe alla au-devant du corps avec les mêmes cérémonies et la même solennité que l’on avait employées jadis à la réception du bras. Ce fils de Charles-Quint, dis-je alors, ne bornait pas son ambition à la possession du cadavre d’un saint, il a voulu envahir toute la France. Le comte ajouta qu’il conseillerait à Charles III de renvoyer à Saint-Denis le corps d’Eugène en échange de la Franche-Comté et des Pays-Bas que Louis XIV avait enlevés à l’Espagne. Il termina cette conversation en proposant à don Augustin de venir dîner chez lui; mais il refusa, alléguant le peu de temps qui lui restait pour les apprêts du voyage.

Lorsque le comte fut sorti, je dis à don Augustin: Permettez-moi de vous demander la solution d’un problême qui m’occupe depuis que je voyage en Espagne. Comment, dans un pays où la religion a des racines si profondes, des autels si nombreux, un empire si puissant, comment, dis-je, les confesseurs, les casuistes peuvent-ils voir avec cette indifférence, ou du moins tolérer avec tant d’indulgence et de facilité la licence des mœurs? Ici les liens du mariage sont si relâchés, que la plupart des maris ont des maîtresses, et les femmes des amants; et cependant ces époux infidèles se confessent, communient souvent, et, le lendemain de ces actes religieux, ils retournent à leurs attachements, à leurs douces habitudes? — Cette objection m’a aussi occupé plus d’une fois. L’église a souvent essayé d’user de rigueur, et d’opposer des digues au torrent des passions, et surtout à celle de l’amour; mais elle a compris que l’impétuosité, la violence de ce besoin physique, irrité par l’activité de l’imagination et l’influence d’un climat ardent, renverseraient la religion plutôt que de s’arrêter devant ses barrières; et pour sauver le vaisseau, il a fallu le laisser quelquefois flotter au gré des vents, et prudemment louvoyer. J’ai ouï dire à une dame française, attachée à feu la reine d’Espagne, que madame de Montespan, dans son commerce très-illicite avec Louis XIV, observait rigoureusement les jeûnes, les abstinences, le carême, et quittait souvent le roi pour aller prier dans son cabinet. Lorsqu’on lui parlait de cette inconséquence dans sa conduite, elle répondait: Parce qu’on fait mal dans une chose, faut-il le faire dans toutes? Aussi sa vieillesse et sa mort ont été très-édifiantes. Le clergé de France est peut-être trop sévère contre ce penchant de la nature; il faut se prêter à la fragilité humaine; l’indulgence maintient la religion, et tôt ou tard elle amène le repentir et la pénitence. Valga me Dios! s’écria don Manuel, on éteindrait plutôt le feu du soleil que celui de l’amour; ces deux soleils sont l’ame du monde et le principe de la vie. Don Augustin sourit à cette exclamation, et dit: Je crois que le moyen le plus efficace pour rendre aux mœurs leur pureté, et au mariage sa sainteté et son inviolabilité, ce serait d’autoriser le divorce, permis dans les premiers siècles de l’église, aujourd’hui défendu trop rigoureusement. Le savant don Manuel ajouta qu’en Turquie le mariage était plus respecté, parce que les Turcs pouvaient avoir quatre femmes et des concubines. La cloche alors appela le père au réfectoire; et nous le quittâmes pour aller dîner chez le comte. Nous trouvâmes dans la rue une espèce de procession qui excita notre curiosité. Un porte-croix, précédé de six prêtres en surplis et un cierge à la main, ouvrait la marche; suivaient deux files d’hommes enveloppés d’une tunique brune; venait ensuite un homme dans le même costume, monté sur un âne, et entre deux prêtres; deux autres personnages, vêtus de la même robe, portaient chacun un plat d’argent, et, s’adressant aux passants, aux personnes qui étaient aux fenêtres, aux balcons chargés de monde, demandaient d’une voix lamentable: Por el alma del povre (pour l’ame du pauvre ). J’interrogeai mon voisin sur cette cérémonie, qui me dit: L’homme qui est sur l’âne est un criminel que l’on mène à la potence; le produit de la quête est destiné à lui faire dire des messes après sa mort. Les deux prêtres qui marchent à ses côtés sont des confesseurs qui l’exhortent et le préparent à la mort; et les hommes en robes brunes sont des pénitents de la congrégation de la Paix. Ils sont institués pour venir au secours des condamnés. Lorsque le tribunal de la justice fait annoncer une exécution, vingt-quatre heures avant le supplice on conduit le patient dans la chapelle de la prison; alors la confrérie le regarde comme un frère; elle lui donne l’habit des pénitents avec lequel il sera exécuté; elle lui sert un bon soupé sur de la vaisselle d’argent. Le lendemain on lui donne à dîner tout ce qu’il désire, et la congrégation paye ses dettes. L’après-dînée elle va le chercher, et elle l’accompagne, dans l’ordre processionnel, au lieu de son supplice. Nous suivîmes ce cortège jusqu’auprès de l’échafaud. L’exécution faite, des hommes et des femmes vinrent baiser les pieds du pendu. On nous assura qu’il y avait vingt-quatre jours d’indulgence attachés à cet acte de piété. Ensuite, les pénitents emportèrent le cadavre dans un cercueil, et allèrent lui faire un superbe service. Quand le cortége fut éloigné, un des confesseurs monta sur l’échelle, et adressant un discours pathétique à l’auditoire, qui se pressait autour de lui, il dit éloquemment que le vol est un crime qui mène à la potence, et que la mort d’un pendu était très-désagréable. Vivement ému de cette cérémonie lugubre, je dis à don Manuel: Je vois avec plaisir que vos compatriotes ont l’ame tendre et compatissante: cette sensibilité les honore soit qu’ils la doivent à la religion ou à la douceur du climat. Je sais qu’on leur reproche les cruautés, les crimes de l’Amérique; mais les conquérants de ce nouvel hémisphère n’étaient qu’un très-petit nombre d’aventuriers, dont l’Espagne aurait fait justice, si le succès, qui justifie tout, et l’éclat de leur valeur, n’eussent couvert leurs forfaits du faux jour de la gloire.

Le comte d’Avila nous attendait pour dîner; nous n’étions que quatre convives, sa femme et lui, don Manuel et moi. J’ai voulu, nous dit-il, mieux jouir de votre société, et vous traiter à la française, car je vois bien que vous n’aimez ni notre safran ni notre ail; et cela me rappelle un dîné fameux dans nos annales, que l’amirauté de Castille donna, le siècle dernier, au maréchal de Grammont, qui venait demander la main de l’infante pour Louis XIV. On y servit sept cents plats aux armes de l’amirauté: tous les mets étaient dorés, et tellement chargés de safran, qu’aucun convive n’osa y toucher; l’on remporta les plats tels qu’ils étaient venus, et cependant le festin dura quatre heures.

Après le dîné, le comte nous lut la lettre qu’il écrivait à don Fernandès.

«Cessez, monsieur, de creuser votre tombeau, le bonheur peut renaître pour vous. Le père don Augustin, qui vous remettra cette lettre, vous apprendra l’asile où votre femme verse tous les jours des larmes amères sur vos communs malheurs. Ce vénérable religieux vous affirmera la vérité de mon récit. J’étais épris depuis long-temps de la fille du marquis de Galvez, aujourd’hui mon épouse. Dona Francisca favorisait notre inclination, et vos soupçons ont outragé la vertu la plus pure. Elle vous a donné un enfant sept mois après votre départ; elle est retirée à la campagne avec lui et sa mère: je vous exhorte à revenir auprès d’une épouse aussi sensible que vertueuse. Venez tarir ses pleurs et finir ses malheurs et les vôtres.»

Le comte remit cette lettre à don Manuel, avec une bourse de cent piastres pour subvenir aux frais du voyage de don Augustin, et de don Fernandès. Il me pressa beaucoup d’accepter un logement chez lui; je le refusai pour garder ma liberté: je lui promis de venir à sa table me dédommager des privations que je m’imposais.

Le lendemain, à la pointe du jour, don Augustin était à notre porte, avec une voiture. J’embrassai tendrement don Manuel, qui me dit, en me pressant dans ses bras: Cher Oreste, tu reverras bientôt Pylade vainqueur du farouche Thoas. Je lui donnai une lettre pour don Pacheco, et lui promis d’aller l’attendre à Cordoue. Don Augustin m’assura qu’ils y seraient dans quinze jours.

Le départ du jovial improvisateur me rendit cette matinée bien triste: peut-être des vapeurs qui voilaient le beau soleil de ces climats augmentaient ma mélancolie: il suffit d’un léger nuage au physique comme au moral pour troubler la sérénité de notre ame. Pour dissiper ou promener ma tristesse, j’allai au faubourg de Triana; la rêverie et la mélancolie m’y suivirent. Séraphine, Cécile, dona Rosalia tour-à-tour occupèrent ma pensée. Cette tendre et aimable Cécile, me disois-je, elle a disparu comme une ombre légère, comme ce phosphores qui brillent un moment dans les airs: Séraphine est aussi perdue pour moi. Que sont devenus ces beaux jours où sa voix douce, harmonieuse m’appelait mi corazon, mio enamorado (mon cœur, mon amant); où ses regards tendres, expressifs pénétraient mon ame d’amour et de volupté! Aujourd’hui ses regards, ces doux noms s’adressent à un autre. O femmes! ornement de la terre! délice et tourment de la vie! Du moins, si j’étais auprès de Rosalie, elle est sensible et malheureuse comme moi! Hélas! mon cœur n’a pas un être sur lequel il puisse se reposer! Las de me promener, j’allai m’asseoir auprès de la fontaine où sont les statues d’Hercule et de César. Que de pensées me fit naître l’image de ce dernier! Je songeai à dix ans d’activité et de travaux dans les Gaules, au passage du Rubicon, à la bataille de Munda, de Pharsale, à son ambition effrénée, et puis je le vois tomber, à l’âge de cinquante-six ans, sous le poignard de ses ennemis. C’était bien la peine de naître et de porter le flambleau de la guerre au sein de sa patrie pour lui ravir sa liberté. Le maréchal de Gassion disait qu’il fesait trop peu de cas de la vie pour la communiquer à d’autres: on ne peut méditer sa pensée sans être de son avis. Lorsqu’on lit l’histoire avec un peu d’attention et de philosophie, que l’on voit cette vaste scène de guerres, d’atrocités, de perfidies, de massacres; tant de personnages agités, emportés par leurs passions, toujours occupés de projets de fortune, de grandeur, de domination, se succéder rapidement, et s’engloutir dans l’abîme de l’oubli, ne croit-on pas lire l’histoire des fous de Bedlam? Quel œil pourrait distinguer aujourd’hui la cendre d’Achille et d’Agamemnon de celle d’Irus et de Thersite? Accablé de ces réflexions et du poids de ma tristesse, je sentais le besoin de répandre des larmes, lorsqu’un jeune homme m’aborda. Son visage était pâle, défait; son habit paraissait la livrée de la pauvreté. Monsieur, me dit-il, je vois à votre uniforme, et de plus à votre air national, que nous sommes compatriotes. — Vous êtes Français, sans doute? — Oui, Français bien malheureux. — Puis-je vous être utile? — Vous allez en juger: voici mon histoire. Je dois rougir en vous la contant; mais l’aveu de ma faute, ou plutôt de mon crime, est déjà une punition que je m’impose. Je suis fils d’un avocat de Toulouse. A l’âge de vingt-deux ans, je devins éperduement amoureux de la femme d’un libraire, une Vénus pour la beauté, une Messaline pour les mœurs. Son mari, vieillard jaloux, mais homme de mérite, fermait avec une extrême rigueur les avenues de sa maison; sa femme, aussi impatientée que moi des obstacles que l’on nous opposait, me proposa de l’enlever: j’hésitai quelque temps. La timidité, la pudeur m’arrêtaient au bord de l’abîme; mais l’amour et les sollicitations de Julie étouffèrent la voix de l’honneur et du devoir. Je dérobai à mon père une somme de cent louis, et Julie emporta de son côté bijoux, argent, vaisselle, tout ce qu’elle put saisir à son époux. Nous nous réfugiâmes à Madrid, où l’amour, les plaisirs, la bonne chère, en nous étourdissant sur l’avenir, dissipèrent bientôt la plus grande partie de nos vols domestiques. J’avais étudié en médecine, et je proposai à Julie d’aller, avec les débris de notre fortune, nous établir dans une petite ville d’Espagne, où je pourrais exercer ma profession de médecin; elle approuva mon projet. Le lendemain elle me pressa beaucoup d’aller à la comédie pour me distraire; mais une migraine assez forte l’empêchait de m’y suivre. A mon retour je ne retrouvai plus dans notre logement, ni ma femme ni le reste infortuné de notre pécule, ce qui me confirma son évasion. Je me consolai aisément de sa perte. Les liaisons formées par le crime, amènent tôt ou tard la haine et les remords. Je ne fis aucune recherche; je vendis les meubles qu’elle n’avait pu emporter, et me rendis à Badajoz, où un homme que j’avais connu à Madrid me présenta à ses connaissances en qualité de médecin: en Espagne, la charlatanerie en impose aisément; tout homme y a le droit de s’ériger en Esculape. J’eus d’abord quelques pratiques, et je fis des cures. Cela me valut de petits honoraires, qui, avec beaucoup de frugalité, suffirent à ma subsistance; mais un jour ayant été appelé pour le fils de l’alcade, jeune homme fort aimé dans la ville, je pris sa maladie pour une attaque d’apoplexie; je le fis saigner deux fois: malheureusement c’était une indigestion qu’il avait. Lorsque les parents le virent à l’extrémité, ils firent venir un véritable docteur, qui leur apprit ma bévue en me traitant d’empirique, d’ignorant et de gavache: mais ce qui acheva de me perdre dans l’opinion publique et d’irriter les esprits, c’est la délation d’une vieille femme qui me servait, et que je renvoyai pour soupçon de vol: elle déclara qu’un vendredi j’avais mangé une côtelette de mouton, et qu’un dimanche je n’avais pas entendu la messe; que par conséquent j’étais juif ou musulman. Cette grave accusation, jointe à la mort du fils de l’alcade, échauffèrent tellement les esprits, qu’hommes, femmes et enfants vinrent assiéger ma porte, criant à l’hérétique, à l’assassin; ils étaient armés de bâtons et de pierres. Heureusement le derrière de la maison donnait dans une rue très-étroite et peu fréquentée; le premier étage n’était pas élevé, et je me déterminai à sauter par la fenêtre: par bonheur je tombai sur un monceau de fumier. La chute cependant fut un peu rude; je restai un quart-d’heure sans pouvoir me relever; mais enfin la peur me rendit mes forces, et de détour en détour, je m’échappai de la ville. Lorsque je fus hors de danger, je m’assis sur une pierre où les réflexions les plus cruelles vinrent m’assaillir; je me voyais sans argent, sans appui, loin de mes parents, de ma patrie, et flétri par une action criminelle: vingt fois j’ai voulu terminer ma fatale existence; mais la religion et peut-être l’amour de la vie, ont retenu mon bras. Je poursuivis mon chemin, avec l’intention de rentrer en France. J’allai à Tolède; de là je vins à Séville, frappant à la porte des couvents pour demander du pain. J’avouerai en l’honneur des moines et de la générosité espagnole, que les aumônes ont été plus que suffisantes. Mais le chagrin, l’humiliation et la fatigue du voyage, altérèrent ma santé; et en arrivant à Séville, dévoré par la fièvre, j’ai été obligé de me présenter à l’hôpital, où l’humanité, la charité chrétienne m’ont prodigué leurs soins et leurs secours. Je n’en suis sorti que depuis hier. J’ai beaucoup souffert; mais je mérite mes souffrances. — Votre récit est fort touchant, et vous payez bien chèrement la faute d’un jour. Mais que puis-je faire pour vous? — Me prêter quelqu’argent pour retourner dans ma patrie. — Combien vous faut-il? — Trois louis. — C’est bien peu; cette somme ne vous suffira pas. — Pardonnez-moi; c’est assez pour un homme qui voyage à pied et aux dépens des autres. Je lui en offris cinq; il ne voulut jamais en accepter que trois. Il me proposa de me faire son billet: je le refusai, en lui disant que je passerais bientôt par Toulouse, et qu’il me rembourserait. Il me remercia avec la sensibilité et la joie d’un cœur qui sort de la misère et d’une situation douloureuse; et moi j’allai dîner chez le comte d’Avila, moins oppressé et soulagé par le plaisir d’avoir obligé un compatriote malheureux.

Je dois ici le portrait de la comtesse d’Avila, qui m’accueillait avec cette politesse douce et aisée, que l’usage du monde perfectionne, mais qui prend sa source dans le cœur. Dona Éléonora, un peu maigre, le teint pâle, attirait les regards par l’éclat de ses yeux, et une physionomie intéressante, et la grâce de ses mouvements. Elle lisait l’idiome français, l’ânonnait un peu et aimait à le parler.

Elle était très-attachée à son mari, fesait peu de cas des moines, et, chose étonnante pour une Espagnole, elle croyait que la vertu et l’humanité ouvraient, dans toutes les religions, les portes du Ciel; elle aimait la lecture, et lisoit de bons livres; mais la vivacité de son esprit nuisait à son attention; elle accusait sa mémoire du peu de fruits de ses lectures. A tort, lui dis-je un jour, vous inculpez cette faculté; vous retiendrez ce que vous lirez attentivement. Mais les femmes lisent comme bien des hommes voyagent; ils courent la poste, traversent rapidement les villes, les campagnes, brûlent d’arriver à l’auberge, et en rentrant dans leur patrie, semblent avoir bu des eaux du Léthé. La comtesse aimable, spirituelle, et d’un caractère heureux, comme le soleil avait ses taches;

Car à l’humanité, si parfait que l’on fût,
Toujours par quelque faible on paya le tribut.

Elle avait hérité de son père l’orgueil de la naissance; elle croyait l’organisation d’un gentilhomme bien supérieure à celle d’un roturier. Elle me demanda un jour si Voltaire et Racine étaient gentilshommes; je lui répondis qu’ils étaient les premiers de la nation, et que les beaux génies avaient une origine céleste. Elle avoit beaucoup d’esprit; mais le désir d’en montrer la jetait quelquefois dans l’affectation, et détruisait ce beau naturel, cet heureux abandon qui fait le charme de la conversation et le délice de la société. Ce désir de briller lui fesait citer à tort et à travers des faits qu’elle ignorait ou qu’elle savait mal. Elle aimait peu la compagnie des femmes; et habile à saisir leurs ridicules ou leurs défauts, elle les raillait avec un ton plaisant et malin, mais sans aller jamais jusqu’à la méchanceté: au reste, ses vertus, sa générosité, sa fidélité en amitié et dans le mariage, couvraient toutes ses imperfections.

Pendant le dîné elle me demanda si je m’étais armé contre le carême qui approchait, d’une bulle de la Cruzada? Je ne prends, lui dis-je, les armes que contre mes ennemis, et le carême et moi nous sommes très-bien ensemble; mais daignez me faire connaître cette bulle, dont j’entends parler depuis quelque temps.

La Cruzada, me dit le comte, permet de manger en carême du laitage et des œufs; un officier-général paie cette permission deux réaux, un colonel, un réal; mais vous serez le maître de donner davantage. Cette bulle fut publiée en 1509, par Jules II, et le produit en fut affecté aux rois d’Espagne, pour payer les frais de la guerre contre les Maures. Ceux-ci n’existant plus, cet impôt s’est glissé insensiblement dans la caisse de Saint Pierre. Un confesseur refuserait l’absolution à quiconque n’aurait pas acheté cette bulle. Mais aucun Espagnol n’est assez hardi pour s’en passer. — Ils sont plus braves, repris-je, devant un régiment d’ennemis que devant une compagnie de moines. — Messieurs les Français, vous riez de nos superstitions, mais n’avez-vous pas votre jansénisme, votre bienheureux Pâris, votre bulle Unigenitus, vos convulsionnaires, votre quiétisme, vos billets de confession? — J’en conviens; mais le vent a bientôt changé et emporté les brouillards qui offusquaient notre raison.

La comtesse me proposa de me mener passer la soirée chez dona Bianca Aladera, qui paraissait me voir avec plaisir, et qui disait quelle ne trouvait rien d’aussi aimable qu’un officier français. J’allai donc chez dona Bianca, qui m’accueillit avec le sourire le plus flatteur. Elle me réserva pour jouer à l’ombre avec elle, jeu que je savais très-mal. Son pied rencontra le mien sons la table, ce qui m’embarrassa, car je rougis, et quoiqu’elle fût jeune et jolie, je ne fus nullement tenté de lui répondre; la plaie de la perte de Séraphine était encore bien ouverte; et d’ailleurs je dédaignais ces amours impromptus, enfants du caprice et du désir. La partie finie, elle me plaça à ses côtés. Quand son mari entra, c’était un homme bien fait et d’une physionomie heureuse, elle me dit tout bas: Voilà mon mari, c’est un très-honnête homme, mais il est jaloux; il faut nous observer: et elle s’observa si bien qu’elle ne me parla plus que par ses regards, que j’aurais trouvés fort éloquents, si mon cœur avait été disposé à les entendre. Quand je me retirai, elle m’invita, tout bas, à me rendre le lendemain matin, vers les dix heures, à sa paroisse, que là nous causerions ensemble après la messe. Je lui répondis que j’avais des engagements qui m’empêchaient de profiter de ses bontés et de la messe. Depuis, dona Bianca Aladera a dit beaucoup de mal des Français, et de moi particulièrement.

Retiré dans ma chambre, le lendemain après mon déjeûné, un valet de chambre, qui écorchait la langue française, vint me demander si milord Dorset, arrivé hier au soir, pouvait venir me fréquenter. Je répondis qu’il me ferait beaucoup d’honneur. Peu de temps après milord entra, et me dit, dans mon idiome, qu’il avait appris de l’aubergiste qu’un officier français était logé chez lui, et je crois, ajouta-t-il, que votre nation et la nôtre sont faites pour vivre ensemble; la guerre, la politique des gouvernements, ne doivent pas désunir les individus des premières nations du monde. — Je crois, milord, lui dis-je, qu’un Espagnol ne déparerait pas notre société. Il me dit que depuis seize mois il voyageait en Espagne, qu’il avait vu Lisbonne, Madrid, tous los sitios reales (les maisons royales); qu’au palais de l’Escurial, un grand seigneur lui avait dit avec emphase, que ce superbe monument avait été bâti par Philippe II, en commémoration de la victoire de Saint-Quentin, remportée sur les Français, et qu’il avait répondu: C’est fort bien; mais vous auriez dû l’abattre après la bataille de Rocroi; à présent, continua milord, je viens de Cadix; croiriez-vous que l’on m’a chassé de Varna, moi et mes gens? L’un d’eux, qui est Allemand, étant allé acheter quelques bouteilles de vin, l’alarme s’est répandue dans la ville, le peuple s’est ameuté, criant que les Allemands allaient boire tout le vin du pays. On a poursuivi mes gens à coups de pierre; je voulais sortir l’épée à la main, mais l’hôte, sa femme et leurs deux filles, m’ont arrêté et supplié de réprimer ma colère, pour éviter une scène désastreuse. Le peuple n’a été rassuré qu’après mon départ. Par Saint Georges, les Espagnols sont des êtres bien singuliers! je ne suis pas étonné que nous les battions sur mer, et que nous prenions tous leurs saints métamorphosés en vaisseaux,[57] à l’inverse des vaisseaux d’Énée qui furent changés en nymphes. — Prêtez-leur un Cromwel pendant vingt ans, ensuite un Frédéric II de Prusse pendant vingt autres années, et ces saints seront pour vous changés en requins. Rappelez-vous quelle vigueur a déployée l’Espagne sous le ministère du cardinal Albéroni; l’Europe en fut étonnée. Je lui demandai s’il devait faire un long séjour à Séville? — Un jour seulement pour voir la cathédrale et la ville. Je m’offris de l’accompagner. — Vous me ferez très-grand plaisir, dit-il, à condition que vous accepterez un mauvais dîné; car dans ce pays, ils ont des légions de moines et pas un cuisinier; de superbes églises et de mauvais chemins. Leurs saints, leurs madonnes font tous les jours des miracles, et les laissent mourir de faim. Ils ont un excellent territoire et une mauvaise culture, beaucoup de théâtres et pas une bonne pièce. — Milord, fesons grâce à la faiblesse de leur gouvernement, en faveur de leur caractère; car je pense que les Espagnols et les Suisses sont les nations de l’Europe où l’on trouve le plus de franchise, de grandeur d’ame et de probité. Il convint que je pouvais avoir raison, et qu’il avait connu nombre d’Anglais qui estimaient beaucoup la nation espagnole. Je le quittai un moment pour aller prévenir le comte d’Avila que je ne dînerais pas chez lui.

Milord Dorset voyageait pour se défaire d’une passion malheureuse: il aimait éperduement la femme de l’un de ses amis, auquel il avait rendu des services signalés; et il ne voulait pas souiller ses bienfaits, en abusant de sa confiance, de son amitié et de sa reconnaissance: et redoutant la séduction de l’amour et le danger de l’occasion, il avait brusqué son départ de Londres, pour se distraire en parcourant l’Europe. Il était ce qu’on appelle fataliste: les hommes selon lui étaient des automates sous la main de la Divinité: Dieu, disait-il, ayant réglé l’harmonie, le cours des astres, le mouvement périodique de l’univers, ne peut avoir abandonné les événements futurs au caprice des hommes. Je lui répondis: Dieu a mis en moi l’intime persuasion que je suis libre; voudrait-il me tromper? Cette idée est incompatible avec sa bonté et sa justice: l’idée de la liberté m’honore à mes propres yeux, et m’excite à la vertu: je ne puis, il est vrai, l’accorder avec sa prescience; mais tant de choses sont si impénétrables à ma raison, qu’elle se soumet en avouant sa faiblesse. — Dans l’incertitude d’un choix à faire, votre volonté vous décide, n’est-ce pas? — Sans doute. — Et d’où émane cette volonté? On lit dans les livres saints, que Dieu a créé Cyrus, Alexandre, inspiré Moïse, illuminé ses apôtres, pour l’exécution de ses vastes desseins; et s’il est démontré qu’il est l’auteur, le principe des pensées de tout ces grands personnages, pourquoi supposez-vous qu’il dédaigne assez les autres hommes pour les abandonner à leur libre arbitre? car enfin, si le père de Cyrus avait pu se dispenser de lui donner l’existence, si un homme avait été le maître de l’étouffer dans son berceau, il n’aurait pas conquis la Perse et renvoyé les Juifs à Jérusalem, pour rebâtir leur temple, selon la prédiction d’Isaïe. Donc, il était impossible que tout ce que Dieu avait arrêté n’arrivât pas. Mais nous voici devant la cathédrale; ce que nous y verrons sera plus compréhensible pour nous.

Milord admira cette superbe basilique, et me dit qu’après Saint-Pierre de Rome, Saint-Paul de Londres et Sainte-Sophie de Constantinople, c’était le plus bel édifice élevé à la Divinité. Nous étions environnés des messes que l’on disait dans les chapelles. Milord, quoique déiste, grand prôneur de la religion naturelle, s’agenouilla à l’élévation, et s’inclina respectueusement. Au sortir de l’église, je lui dis que j’avais été édifié de sa dévotion. — J’ai, me dit-il, mes opinions, mes principes; mais je respecte ceux des autres. Fronder la religion dominante d’un pays, c’est affecter de la supériorité sur les habitants; c’est attaquer leur amour-propre dans ses plus douces illusions: de plus, la religion étant sous l’influence du gouvernement, tout homme qui l’insulte ou la brave publiquement, mérite d’être puni. Si j’étais à Constantinople, je conviendrais que Mahomet est le plus grand des prophètes, et que la lune est entrée dans son manteau par la manche droite, et sortie par la manche gauche, et que l’ange Gabriel l’a conduit dans le ciel sur la jument Borack.[58] Nous montâmes jusqu’au haut du clocher de cette basilique, où nous jouîmes de la superbe perspective de la ville et de la campagne. Après nous être rassasiés de cette vue, nous allâmes voir la lonja (la bourse). Milord me dit en arrivant, terret solitudo et tacentes Loci. Jadis cet édifice était autant fréquenté que la bourse de Londres; mais le commerce, comme certains fleuves, change souvent son cours: celui de Venise, de Gênes, Pise, Séville, n’est plus qu’un faible ruisseau: peut-être un jour la Tamise ne portera que des bateaux de pêcheurs. La Lonja, continua milord, est aujourd’hui l’antre de la Chicane; l’on destine cet édifice à servir d’entrepôt à tous les papiers relatifs à l’Amérique espagnole. Séville avait autrefois cent trente mille personnes occupées aux manufactures de soie: aujourd’hui, cette population est bien diminuée. Cette ville était, sous les Maures, la capitale du plus beau royaume d’Espagne: lorsque l’on pense à cette nation brillante qui réunissait les arts, les sciences, le commerce, la valeur, la galanterie, le luxe et les plaisirs, l’on est fâché que les descendants des Goths les aient renvoyés en Afrique. Cependant Séville est encore une des villes les plus considérables de l’Espagne. Le voisinage de la mer et le Guadalquivir la rendraient encore très-florissante, si le monarque y fixait sa résidence, et elle l’emporterait sur bien des capitales par la fertilité de son terroir, et la douceur de son climat. La flotte d’argent y arrive des Indes au mois d’août, et repart en avril; son arrivée emploie plus de six cents ouvriers; mais allons nous promener aux bords de la rivière.

Il y a sur ces bords une allée de cinq files d’ormeaux touffus, arrosés par de petits canaux. On y trouve des fontaines et des siéges; à chaque extrémité on a élevé deux grands obélisques. La nuit une file de lumières des deux côtés, rendent cette promenade très-agréable. Milord disait que Séville était le paradis terrestre pendant les deux tiers du jour, et le purgatoire depuis dix heures du matin jusqu’à cinq heures du soir. Nous vîmes passer le carrosse de l’archevêque, attelé de six mules, conduites par deux postillons. Savez-vous, me dit-il, pourquoi les cochers, en Espagne, ne montent plus sur leurs siéges? — Non, milord; je ne sais si cet usage vient des Goths ou des Maures. — Ni des uns, ni des autres; c’est depuis que le cocher du duc d’Olivarès entendit de son siége un secret que ce ministre confiait à son ami.

A trois heures après midi l’appétit nous pressant, nous allâmes chercher le dîné; nous le fîmes dans la chambre tête à tête. La conversation de milord Dorset était très-intéressante; il avait beaucoup voyagé, vu et observé en philosophe: je lui demandai quelle était la nation, après la sienne, qu’il estimait le plus. Il sourit et me répondit: C’est la vôtre, parce que, d’abord, après nous, pardonnez ma franchise, vous êtes la nation où il y a le plus de raison et de philosophie. Vous l’emportez sur les Anglais par les grâces de l’esprit et des manières, par ce que nous appelons yumor;[59] mais vous êtes plus frivoles, plus inconséquents, et malgré votre légèreté et votre enjouement, vous avez un reste de turbulence, d’inquiétude et de férocité que vous avez hérité des Celtes et des Gaulois vos ancêtres. Quant à la bravoure, je crois que toute les nations de notre continent sont également braves; le succès des batailles dépend de l’habileté des généraux, et de l’enthousiasme et de la confiance qu’ils savent inspirer à leurs troupes, et souvent de cet être inconnu nommé le hasard. J’aime le courage et la fierté des Espagnols; mais ils sont subjugués par la superstition et la paresse: le souverain bien pour eux est de dormir pendant la chaleur, de respirer le frais au coucher du soleil, de prendre du chocolat, de faire l’amour, d’assister aux processions et aux cérémonies de l’église. J’ai vu quelquefois des centaines d’hommes, enveloppés dans leurs manteaux, appuyés contre un mur, ou dormant à l’ombre des arbres. — Cette vie n’est peut-être pas si malheureuse; l’ambition, la soif des richesses, des plaisirs, la vanité, agitent l’existence sans la rendre plus agréable: il vaut mieux, je pense, naviguer sur un fleuve qui entraîne doucement, que sur une mer orageuse. Je rencontrai un jour un paysan assis au frais sous un figuier; je lui demandai ce qu’il fesait là? — Je vois passer le temps, me dit-il. Je réfléchis sur cette réponse, et je compris que cet homme voyait avec le même plaisir l’écoulement du temps, que l’on voit celui d’une rivière; il en jouissait, tandis que nous, il nous dévore, et souvent nous accable. Vous avez séjourné à Lisbonne, quel est le caractère des Portugais? — Je devrais vous en faire l’éloge, car ce sont nos alliés et nos amis. — Et vos pères nourriciers. — Je vais vous conter une aventure galante que j’ai eue dans ce pays-là, et quelques cérémonies religieuses qui vous donneront une idée des mœurs et du caractère des Portugais.

Huit jours après mon arrivée à Lisbonne, je fis la conquête d’une belle veuve. Ma qualité d’hérétique, car elle m’appelait son cher hérétique, l’inquiétait beaucoup. Je lui dis un jour que je me ferais papiste, même mahométan, pour lui plaire, et qu’elle m’avait rendu idolâtre, car je l’adorais. Enfin, au défaut de san Jago et de san Joseph, dont elle me parlait sans cesse, j’eus l’amour pour moi: elle m’avoua, après sa défaite, qu’elle ne m’aimait que dans l’espoir de me convertir. Nous entrâmes en carême; elle me demanda si je fesais maigre? Oui, lui dis-je, quand on me sert du bon poisson. A ces mots elle garda le silence, en poussant de longs soupirs. Qu’avez-vous, senora, lui dis-je? — Un grand chagrin: je vous aime, et vois, avec douleur, que vous serez damné. — Eh bien, donnez-moi le paradis dans ce monde; quant à l’autre, c’est mon affaire. Les huit derniers jours de carême elle m’interdit sa présence. Elle passa cette semaine dans les prières, dans les églises, dans le confessionnal et dans le jeûne. Elle suivait toutes les processions, allait baiser toutes les reliques, toutes les Madonnes, enfin elle se jetait dans des cérémonies si bizarres, si superstitieuses, que je crois qu’elle n’était pas Chrétienne. Les Espagnols et les Portugais se font des saints et des dieux comme les nègres se font des fétiches.[60] Ma dévote avait sur son sein sa petite vierge d’ivoire, comme votre Louis XI en avait une de plomb sur son bonnet;[61] elle la quittait et la voilait quand elle se livrait au plaisir. Le lendemain de Pâques elle m’envoya chercher, et l’étoile de l’amour remonta sur l’horizon; mais elle s’éclipsa bientôt. Comme la conscience de ma dévote lui reprochait sans cesse sa tendresse, son intimité avec un hérétique, elle me troqua contre un jeune carme, avec qui elle pût goûter les plaisirs de ce monde, sans risquer son salut dans l’autre. Mais finissons de dîner; au dessert je vous conterai quelques cérémonies de l’église dont j’ai été témoin. Quand la table fut couverte de vins, de café, de liqueurs, et les domestiques retirés, il me fit le récit suivant. Le vendredi saint j’allai à l’église où l’on prêche la passion. Ce sermon s’appelle le sermon de las lagrimas (des pleurs). Le prédicateur arriva précédé de douze prêtres, vêtus de rouge, armés chacun d’un flambeau allumé. Ils se rangèrent tous en demi-cercle autour de la chaire. Le prédicateur avait en main un suaire où des deux côtés était peinte l’image de J. C.; sur l’un des côtés il montre son visage, et de l’autre il tourne le dos. Le prêcheur commença son sermon par reprocher aux assistants leurs vices, leurs péchés; ensuite, déployant son suaire, il leur présenta la face de Jésus Christ, en criant: Le voilà mort pour vous, à cause de vous; ce sont vos crimes qui l’ont mis au tombeau. A ces cris lamentables, à ce tableau d’un Dieu mort sur la croix, toute l’église retentit de gémissements, de sanglots, du bruit des soufflets et des coups de poing. Après cet exorde le prédicateur, imitant la voix d’une femme, fait parler la Vierge. Mon fils, dit-elle, pardonnez à ces Chrétiens; je demande leur grâce; ils se repentent de leurs péchés. Non, non, répond Jésus-Christ d’une voix forte, c’est-à-dire, le prêtre pour lui; non, ma mère, ils sont trop coupables, trop endurcis dans leur impiété; je me vengerai, je les punirai. En prononçant ces mots, le prédicateur retourne le suaire; voyez, voyez, s’écrie-t-il. Jésus-Christ vous tourne le dos, il ne veut pas voir des pécheurs comme vous autres: voyez ce sang qui coule: c’est pour vous qu’il a été flagellé! A cette vue, à ces cris, l’auditoire s’applique de nouveaux coups de poing, des claques, des soufflets; après quoi, la sainte Vierge reprend la parole, c’est-à-dire, son interprète, qui, d’une voix féminine, implore la clémence de son fils, et promet la conversion des pécheurs. Enfin J. C. se laisse toucher, et le sermonneur fait voir le suaire du bon côté; J. C. pardonne à condition que tous les assistants feront leur acte de contrition. Le prêcheur le commence aussitôt d’une voix lugubre et attendrissante, s’arrête à chaque phrase, que tout le monde répète à voix haute avec lui. L’acte de contrition fini, il descend de la chaire, et s’en retourne à la tête des douze prêtres; et les jeunes femmes sortent de l’église, laissant leur tristesse et leur repentir à la porte; elles passent à travers une haie de jeunes gens, saluant et souriant à droite et à gauche. Que pensez-vous, monsieur le chevalier, de la dévotion portugaise? — Elle me rappelle une pièce de Voltaire, intitulée: Jean qui pleure et Jean qui rit.[62] — Ces bons Portugais ont un général que leurs ennemis redouteraient peu, c’est saint Antoine de Padoue. Pierre II, roi de Portugal, lui en expédia la patente, fît porter son image devant l’armée, dans une litière superbe, et ordonna qu’on lui rendit tous les honneurs dûs à son grade. Depuis cette nomination au généralat, le roi régnant va tous les ans, la veille de la fêle du saint, à l’église de Saint-Antoine, assiste à ses vêpres, et lui fait présent d’une somme d’argent. Voici une autre cérémonie du jeudi saint. On me pressa beaucoup d’aller à la paroisse pour la voir. L’église était toute tendue de noir; cette tenture couvrait les fenêtres; l’église n’était éclairée que par la lueur sombre de quelques flambeaux; dix à douze prêtres étaient couchés ventre à terre sur les marches de l’autel, tenant en main une palme et un cierge éteint. On chanta l’office divin d’une voix lugubre, tout portait dans l’ame le recueillement et la tristesse; mais au gloria in excelsis, tout-à-coup la tenture noire tombe, et découvre la tapisserie la plus éclatante; les lumières brillent de toute part; l’autel, surtout, devient éblouissant. Les prêtres se relèvent, la palme d’une main, et des cierges allumés de l’autre; une musique bruyante et harmonieuse se fait entendre. Derrière l’autel, on voit J. C., l’air radieux, qui s’élève insensiblement, et va se perdre dans des nuages colorés qui planent sous la voûte du dôme. Ce spectacle magnifique répand la joie dans toute l’église, et dès ce moment, les plaisirs et les amours, que le carême avait exilés, reviennent dans la ville, et de nouveaux péchés succèdent aux anciens effacés par la confession. Milord, lui dis-je, vous avez fait la description d’une fête d’opéra. — Moi-même je croyais me trouver à celui de Paris; au surplus, on a raison d’amuser, d’intéresser le peuple par des spectacles; plus une religion est riante, plus ses cérémonies frappent les sens, et plus elle enchaîne les cœurs: voilà pourquoi le presbytérianisme s’affaiblit insensiblement à Londres. J’ai vu à Tolède, dans la semaine sainte, une procession beaucoup plus ridicule. Elle était composée d’hommes masqués, qui se flagellaient et répandaient des ruisseaux de sang. On y voyait les douze apôtres en longue perruque de chanvre, tenant à la main un gros livre, et ayant derrière la tête un miroir qui signifiait qu’ils lisaient dans l’avenir; ensuite venaient les figures les plus hideuses, représentant les Juifs qui avaient sacrifié Jésus-Christ. Elles étaient suivies des mystères figurant des farces sacrées. Mais pour vous égayer et nourrir vos réflexions, je vais opposer à ces cérémonies des prêtres catholiques, celles des derviches de la religion musulmane. Ils s’assemblent le vendredi et le samedi dans une grande salle, où ils se tiennent debout, les yeux baissés, et les bras croisés, pendant que l’iman ou le prédicateur lit, dans une chaire placée au milieu de la salle, quelques passages du Coran; ensuite huit ou dix d’entre eux jouent de certaines flûtes. Le concert fini, on reprend la lecture, après quoi on recommence à chanter et à jouer des instruments, jusqu’à ce que le supérieur, coiffé de vert, commande une danse religieuse. Tous les derviches sont debout autour de lui; et tandis que plusieurs continuent à faire résonner leurs flûtes, les autres retroussent leur robe, qui est fort ample, et tournent en rond et en mesure avec une vitesse surprenante. Cette danse dure environ une heure, sans qu’ils en soient étourdis; à la fin ils s’écrient qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et que Mahomet est leur saint Prophète: ensuite ils baisent la main de leur supérieur, et se retirent.

Un capucin entra dans ce moment, et demanda l’aumône pour le couvent. — Il est donc bien pauvre lui dit milord. — Oui, monsieur, nous vivons de charités. — Mais si tout le peuple vivait de charités, qui cultiverait la terre? — Ce seraient les milords et les grands seigneurs. Milord sourit à cette réponse. Mais, dit-il, pourquoi cet habit grotesque et cette longue barbe? — C’est le bienheureux Mathieu de Baschi, réformateur de notre ordre, qui nous a prescrit ce costume. Dans la nuit il entendit une voix qui lui ordonnait d’observer exactement la règle de saint François, notre patriarche séraphique, et de s’habiller comme la figure qu il avait sous les yeux; il voyait un fantôme couvert de notre robe et d’une barbe épaisse. — Et vous croyez sans doute, avec ce costume bizarre, vous attirer la vénération et l’argent du peuple? Vous savez que l’habit ne fait pas le moine. — Pardonnez-moi; les milords et les seigneurs portent des crachats, des cordons, de beaux habits, pour en imposer au peuple; l’appareil est différent, mais l’intention est la même que celle des capucins: donc l’habit fait le moine. — Mon père, vous avez de l’esprit. — Je ne suis qu’un pauvre capucin. — Voulez-vous boire un verre de vin de Malaga? Mathieu de Baschi ne le défend point. — Non, c’est Dieu qui fait fructifier les vignes; il est permis d’user modérément de ses bienfaits. Après que le capucin se fut abreuvé de très-bonne grâce d’un verre de vin, milord lui donna une guinée. Le moine, en la recevant, lui dit: Nous prierons Dieu pour vous. Mais, repartit le milord, je suis Anglais et hérétique? — Eh bien, nous prierons pour votre conversion; et il sortit à ces mots. Je dis à milord qu’il avait été bien généreux. — C’est une aumône peut-être mal placée; mais quand on oblige, il ne faut pas y regarder de si près. Je lui contai alors l’histoire de l’hermite de Carthagène. La folie de ce mari, dit-il, ne m’étonne pas: dans ce climat brûlant, trois furies agitent le cœur de l’homme, jalousie, amour et vengeance. Je vous raconterai à ce sujet quelques anecdotes sur la mort de la célèbre Inès de Castro, femme de Pierre Ier, roi de Portugal. Trois courtisans, sous le règne de son père, assassinèrent, de son aveu qu’ils avaient extorqué, cette tendre et fidèle épouse. Pierre, tant que vécut le roi, dissimula, et nourrit la vengeance dans le fond de son cœur. Son père expiré il demanda au roi de Castille les assassins de sa femme. Deux lui furent livrés, l’autre s’échappa: il leur fit arracher le cœur, et ordonna ensuite l’exhumation de sa malheureuse épouse, morte depuis cinq ans: c’était en 1360. Il revêtit ce cadavre d’habits royaux; lui mit la couronne sur la tête, et obligea les gens de sa cour à venir baiser le bas de sa robe. Cette cérémonie dégoûtante terminée, il ordonna de magnifiques funérailles, et fit transporter son corps, sur un char magnifique, au monastère d’Alcobala, à dix-sept lieues de Coimbre. Le char était précédé d’un nombre prodigieux de personnes en habit de deuil, et un cierge à la main. Un grand cortége suivait le cercueil qui fut déposé dans un superbe tombeau de marbre, sur lequel s’élevait la statue d’Inès à genoux et en habits royaux.

Après ce récit, milord me proposa d’aller nous promener hors de la ville. Je le menai dans un bois d’oliviers de mille pas d’étendue, très-peu éloigné: nous admirâmes la grosseur des olives, qui ressemblent à des œufs de pigeons. Les Romains, me dit milord, en fesaient venir pour leur table. Pline-le-Jeune, en invitant un de ses amis, lui écrit qu’il aura des olives d’Andalousie. De ce bois nous allâmes sur les bords charmants du Guadalquivir, où nous vîmes des coursiers superbes, de belles dames avec leurs cortejos, de gros chanoines enfoncés dans leurs lourds équipages, et quantité de baigneurs, qui se jetaient tout nus dans la rivière, et que les femmes lorgnaient du coin de l’œil. Milord, enchanté de cette promenade, et de la sérénité du ciel, s’écria: Quel dommage que ce pays ne soit pas habité par des Anglais! — Ou par des Français, milord. Ce beau terroir a été nommé le jardin d’Hercule. La nuit nous fit rentrer à l’auberge. Nous prîmes du thé, après quoi, je fis mes adieux à milord, et lui promis d’aller bientôt le joindre à Cordoue, où il devait faire quelque séjour.

Le lendemain matin le comte d’Avila vint me voir, et me proposa de me conduire à un puits qu’un saint et une pierre rendaient fameux. Je lui demandai si c’était le puits de la Samaritaine ou celui qu’un Ange découvrit à Agar dans le désert. Non, me répondit-il, c’est celui de saint Isidore, ancien évêque de cette ville: il est beaucoup plus connu et révéré ici que tous ceux que vous citez. Partons, je vous expliquerai la cause de sa célébrité. Lorsque nous y fûmes arrivés: Vous voyez, me dit-il, la cavité de cette pierre produite par le frottement de la corde du puits? — Oui, mais je n’y vois rien de miraculeux. — Vous allez admirer les grands effets produits par de petites causes. Cette excavation est cause que saint Isidore est devenu un grand homme. Ce saint, dans sa première jeunesse, avait l’esprit lourd, sombre et lent. Son maître, fatigué de sa stupidité, le traitait durement. Un jour l’enfant, au désespoir de ses rigueurs, se sauva de la maison paternelle, et s’arrêta près de ce puits, pleurant sa destinée, et ne sachant où se réfugier. Le hasard lui fait jeter les yeux sur cette pierre ainsi creusée; par une réflexion au-dessus de son âge, il devina que le frottement continuel de la corde avait produit cette cavité, et qu’ainsi le travail et la constance pouvaient vaincre la nature. Frappé de cette idée, il retourne chez son père, se livre à l’étude avec ardeur et ténacité, et le succès couronna ses efforts: il devint savant, évêque de cette ville et saint. — Je ne suis plus surpris de la célébrité de ce puits; Virgile avait dit avant saint Isidore: Labor improbus omnia vincit.

Je séjournai encore une semaine à Séville, passant la plus grande partie de mes journées dans l’aimable société du comte d’Avila: je fus comblé d’amitiés et de caresses par ces deux charmants époux. La veille de mon départ, la comtesse me demanda comment je me vengerais de Séraphine? — En lui rendant service, si je le puis. — Vous êtes généreux! — Et pourquoi aurais-je des projets de vengeance? Elle m’a aimé, je lui dois de la reconnaissance; son cœur n’est plus à moi, elle est maîtresse de le reprendre. Je la regrette, je ne l’aime plus; mais je ne la hais pas. Ces aimables époux furent aussi affligés que moi d’une séparation qui devait être éternelle. Cette pensée fatale de quitter pour jamais des amis auprès desquels on voudrait finir sa vie, devrait dégoûter des voyages toute ame sensible: mais notre curiosité, notre vague inquiétude nous arrachent tous les jours aux plus douces situations.

Je voyageai de Séville à Cordoue avec un négociant juif nouvellement converti. D’abord il fut assez réservé avec moi; mais quand je lui eus inspiré de la confiance, comme Français et militaire, il jeta son masque et commença à se moquer des Espagnols, de leurs reliques, des miracles de leurs saints, et de tant de vierges arrivées en Espagne par la région du ciel. Je lui demandai alors pourquoi il avait abjuré la religion de ses pères? — Parce que je n’ai pas voulu être rôti vif comme un chapon. J’étais dans les cachots de l’inquisition, il fallait opter entre le bûcher et le christianisme. Je me suis décidé pour le parti le plus doux: j’ai été régénéré, baptisé à Burgos, par son évêque, en grande cérémonie. Nous étions cinq Hébreux. Après qu’on nous eut confessés, on célébra une grand-messe où nous assistâmes et communiâmes. Le peuple, avide de voir des Hébreux christianisés, se porta en foule dans l’église. Mes camarades et moi nous nous moquions et des cérémonies et du sot peuple, et de ses prêtres qui croyaient que leur religion valait mieux que la nôtre, comme si la religion donnée par Dieu même à Moïse sur le mont Sinaï, n’était pas la seule véritable; et si l’Être-Suprême, cet Être immuable dont la volonté est fixe, la prescience infaillible, pouvait proscrire un culte qu’il a ordonné, chéri, pour en commander un autre. Je compris par ce discours que ces conversions publiées en Espagne avec tant de pompe et de célébrité, ressemblaient à celles que fesaient dans les Cevennes, sous Louis XIV, les missionnaires, aidés des dragons.

Ce qui m’étonna le plus dans cet homme qui se moquait des Espagnols, de leurs madonnes et de leurs superstitions, que je croyais un grand sceptique, c’est que lui-même était infatué de toutes les bizarreries superstitieuses du judaïsme. A dîné on nous servit du porc frais; il refusa d’en manger, parce que la loi de Moïse le défendait. Il n’aurait pas touché à une langouste, à un poisson avec écaille. Je lui demandai si sa nation attendait encore le Messie? — Assurément! me dit-il; mais son avénement sera précédé de grands miracles; Dieu suscitera les trois plus abominables tyrans qui aient existé, et qui nous persécuteront cruellement; ils feront venir des extrémités du monde, deux hommes noirs qui auront deux têtes, sept yeux étincelants, et un regard si terrible que personne n’osera paraître en leur présence: l’Ante-Christ alors viendra; mais son règne sera court; cette affreuse désolation finira par le son éclatant de la trompette de l’archange Michel, au bruit de laquelle paraîtra tout-à-coup le Messie, de la race de David, accompagné du prophète Élie; il sera le libérateur de toute la postérité d’Abraham; l’Ante-Christ voudra le combattre; mais il fera pleuvoir sur son armée un déluge de soufre et de feu, et l’exterminera entièrement. Le Messie, après sa victoire, donnera à son peuple assemblé dans la terre de Canaan, un grand repas, dont le vin sera celui qu’Adam lui-même fit dans le paradis terrestre, et qui se conserve dans de vastes celliers creusés par les anges au milieu de la terre; ensuite il rétablira les murs de Sion, le temple de Jérusalem, sur le même plan de celui qu’Ezéchiel vit dans une vision; sa puissance s’étendra sur toute la terre, et il fondera ainsi la monarchie universelle. — Je vois bien, lui dis-je, d’après une si belle expectative, et de si grands prodiges annoncés par votre Talmud, que vous avez raison de vous moquer des Espagnols, de leurs madonnes et de leurs miracles; mais vous avez fait sagement de ne pas vous laisser brûler tout vif par les inquisiteurs, et d’attendre en bonne santé l’arrivée de votre Messie. Cependant ce négociant, qui avait changé son nom de Jacob en celui de Dominique, avait de l’esprit et même de la philosophie, excepté quand il s’agissait de sa religion; alors le philosophe disparaissait et montrait les oreilles du Juif: c’était son coin de folie, dont tous les hommes, et même les plus sages, ont une certaine dose plus ou moins forte, ce qui explique leur inconséquence et leurs préventions. Il revenait de Bilbao, capitale de la Biscaye. J’ai trouvé dans cette province, me disait-il, la liberté et l’hospitalité. Les Castillans sont graves, taciturnes, fiers, et pauvres comme leur plaine: en Biscaye, tout respire l’aisance et la gaîté. Ce peuple descend des anciens Cantabres qu’Auguste ne put soumettre entièrement. Les Biscayens sont bien faits et actifs; j’ai été surtout frappé de la beauté des femmes: j’en ai vu de célestes; elles sont grandes, sveltes et enjouées; leur vêtement est propre et champêtre; leurs cheveux tombent en longues tresses sur leurs épaules, et un mouchoir arrangé par la coquetterie couvre leur tête: le dimanche elles portent ordinairement des habits blancs attachés avec des rubans couleur de rose. Je doutai, en les voyant, que le roi Salomon, parmi ses sept cents femmes, en eût beaucoup d’aussi belles. Ce peuple est si jaloux de sa liberté qu’il a toujours refusé le titre de maître au roi d’Espagne, et ne l’appelle que seigneur, et n’a jamais voulu souffrir chez lui l’établissement des douanes. La fertilité du terroir de Bilbao, et l’activité de son commerce rendent cette ville très-florissante; ses principales branches sont la laine, le fer et les châtaignes qui naissent avec profusion dans toute la Biscaye. Les paysans, au commencement de novembre, les portent à la ville sur de petites charrettes traînées par des bœufs; tous les chemins en sont couverts: ils les déchargent un peu au-dessus de la ville, dans des barques qui les transportent sur des navires marchands qui vont à Londres, à Bristol, à Amsterdam ou Hambourg. Ces Biscayens, si gais, si hospitaliers, détestent les Français et les Juifs: les premiers, par préjugé national; les seconds, par fanatisme. Ils sont plus favorables aux Anglais et aux Allemands.

Après cette longue narration, M. Dominique-Jacob me demanda la permission de faire sa méridienne; il était deux heures après midi, et le soleil était presque aussi chaud que le soleil du mois de mai à Paris. Pendant ce sommeil et que la voiture marchait, je m’amusai à considérer mon Juif: quoique grand et bien fait, sa physionomie et sa pâleur portaient le caractère distinctif de sa nation; j’aperçus un scapulaire placé entre sa veste et sa chemise. Ah! embustero (fourbe), me disais-je tout bas, comme tu te joues des hommes! Fesait-il bien, fesait-il mal? je ne déciderai pas la question.

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