Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2)
A son réveil il me parla encore de la Biscaye. «Je venais d’Amsterdam, me dit-il, sur un vaisseau hollandais qui me débarqua à Quetaria, petit bourg qui contient environ trois cents personnes: j’y reçus une impression de plaisir si agréable que je me crus transporté dans une île enchantée: tout le rivage retentissait du son du tambourin; les balcons qui donnent sur la mer étaient remplis de femmes voilées; nous traversions la baie dans des bateaux conduits par de jeunes filles dont les cheveux bruns ou noirs flottaient, en longues tresses, et dont les vêtements étaient bizarres. Ce qui me frappa le plus, ce fut l’aspect de plusieurs ecclésiastiques en manteaux noirs et la tête couverte de vastes chapeaux ronds; ils se promenaient sur la digue. Croiriez-vous que sur trois cents habitants on y compte dix ecclésiastiques? Je les trouvai le soir au cabaret devant un grand plat de sardines frites et une énorme cruche de vin. Les sardines fournissent aux habitants non seulement leur subsistance, mais encore une branche de commerce lucrative. Cette pêche, très-abondante, se fait aux mois de juin, juillet et août; trois ou quatre barques de pêcheurs associés ensemble, jettent dans la mer un grand filet en forme de cercle, et attendent plusieurs heures à l’ancre, que les filets soient remplis; quand ils s’aperçoivent de leur pesanteur ils les retirent chargés d’une immense quantité de poissons qu’ils salent; mais ces sardines ne valent pas les anchois de la Méditerranée. Quetaria est situé au pied d’une montagne bien cultivée: en y montant l’œil se promène sur l’Océan, sur ses rivages escarpés et sur une longue chaîne de montagnes verdoyantes et couvertes de chalets. On voit au pied de la montagne les barques des pêcheurs; plus loin le bourg et ses jardins, partout une riche végétation, des champs, des broussailles, des vignes, des châtaigniers, des myrtes, et de tout coté des sources et des cascades. Enfin, cette baie présente un tableau magnifique, alpestre et riant. — Vous préféreriez peut-être, lui dis-je, ce séjour au délicieux verger d’Eden arrosé par quatre grands fleuves, qui, selon moi, est plutôt situé dans la lune que sur la terre? — Je ne suis pas de votre avis, et j’en crois plutôt Moïse qui l’a placé sur notre globe, en Asie, entre le confluent du Tigre et de l’Euphrate; et ce grand missionnaire de Dieu en savait plus que vous et moi. Mais, revenons à Quetaria: j’y vis un indiano dont j’enviai le bonheur; cet homme avait fait sa fortune en Amérique, elle consistait en mille piastres de revenu: cette somme est immense aux yeux des habitants; il est le roi du pays: s’il ne règne point par la puissance, plus heureux que bien des rois, il règne par l’amour et les bienfaits; il habite un palais, c’est-à-dire, une petite maison bien bâtie, la seule où l’on trouve des vitres, des balcons de fer, des verres à boire, des fauteuils et des plats d’étain: c’est le luxe de Lucullus relativement à la pauvreté du pays. Lorsqu’il sort il se fait porter en chaise par de jeunes filles; sa grande jouissance est de fumer, dans un parfait repos, le tabac le plus fin de la Havanne; il a toujours chez lui une immense provision de cigaros. Cet homme est le philosophe de la nature, plus heureux et plus sage que Socrate et Cicéron; sans livres, sans étude, sans ambition et sans travail, jouissant d’une fortune supérieure à ses besoins, il fume sa pipe sous un ciel heureux, et il est chéri des habitants sur lesquels il répand ses bienfaits. L’idée du bonheur de cet homme me poursuit sans cesse au milieu de l’agitation de ma vie et des révolutions de mon commerce. Je suis beaucoup plus riche que lui et je ne suis pas encore satisfait de ma fortune. — Vous ressemblez à vos ancêtres qui erraient dans les déserts, en cherchant la terre promise sans la trouver. — Il faut que je vous conte encore mon entrée dans la baie de Bilbao. Un vent frais enflait nos voiles; à droite nous naviguions devant une montagne parée de verdure, le long de laquelle s’étend un village composé de maisons blanches, séparées par des vergers; à notre gauche nous avions une côte plate, hérissée de rochers et de broussailles, et au fond de la baie une chaîne de montagnes élevées. En avançant j’aperçus à la droite du village une église sur une hauteur, à ma gauche un petit hameau caché dans des vignes et des groupes d’arbres, et vis-à-vis une multitude de vaisseaux: toute la route le long du fleuve est ornée de maisons de campagne et de jardins. Nous passâmes devant un couvent, et nous nous trouvâmes au milieu de Bilbao qui nous offrait les vues les plus pittoresques et les plus romantiques. Les chambres de l’auberge où je descendis étaient toutes tapissées de toile cirée, sur laquelle on avait représenté des combats de taureaux; les siéges étaient antiques et extrêmement bas, les plafonds étaient revêtus de briques, et les murs couverts de saints et de crucifix. On compte à Bilbao environ treize mille habitants, amoncelés dans des maisons qui ont quatre à cinq étages. On y voit une promenade charmante nommée l’Arenal, formée par quatre belles allées d’ormes et de tilleuls: à droite s’élève une grande église avec deux clochers; à gauche coule la rivière entre des bords bien cultivés. J’abrégerai la description de ce charmant pays; allez le voir, et vous partagerez mon enchantement: cependant je veux vous décrire la procession de la Fête-Dieu, une des plus belles de l’année dans ce pays. Cette fête, comme le carnaval, amène une foule de divertissements publics et particuliers. La veille, on illumine tous les clochers; les montagnes resplendissaient de feux: à deux heures du matin toutes les cloches furent en mouvement; à six, toutes les rues étaient déjà encombrées de monde, qui se pressait autour des autels ornés de fleurs et brillants de quantité de lumières; les balcons étaient chargés de spectateurs.
La procession commença à dix heures; quatre personnages gigantesques, deux hommes et deux femmes, ouvraient la marche; leurs têtes étaient cachées sous de longues perruques de lin, et sous des coiffures de toile cirée de couleur rouge; pour vêlement, ils avaient d’antiques chasubles et des andriennes bizarres et grotesques. Ils portaient dans les mains des tabatières larges comme des plats, et des éventails d’une aune de longueur. En marchant, ils feignent de vouloir embrasser les dames qui occupent les balcons, auxquels leur tête touche; ce jeu produit de grands éclats de rire. A tous les coins de rue ces figures colossales dansent le fandango. Après elles venait une multitude d’angelos. Ce sont des enfants des deux sexes richement vêtus; ils ont de longues ailes de carton, couvertes de satin. Les parents aisés s’empressent d’habiller ainsi leurs enfants, et de les faire briller à cette procession, ce qui est du bon ton, et de plus un acte de piété. L’émulation, la vanité animent les familles; c’est à qui parera le mieux son angelo. Ils sont chargés de bijoux, et le grand art de la coiffure est de faire flotter, entre les ailes, de longues tresses de cheveux. Lorsqu’ils passent dans les rues, on les comble de caresses et de bonbons, et le peuple, séduit par la parure, la jeunesse, la grâce et l’air de dévotion de ces jeunes enfants, les regarde avec des sentiments d’admiration, d’intérêt et de respect, et souvent s’imagine voir de véritables anges. Sans doute plus d’un de ces jeunes séraphins est devenu dans la suite un vrai diable. Après eux marchent les diverses confréries avec leurs saints respectifs, dont la plupart sont de bois, et revêtus d’un habit de velours ou de soie; leur tête est ornée d’une couronne de fleurs. Un second chœur de musiciens, et des nuages d’encens, annoncent le vénérable (le saint-sacrement), et une foule d’hommes et de femmes, parés de leurs plus beaux habits, terminent le cortége. Si la matinée a été consacrée à la religion, l’après-dînée l’est au plaisir. Pour la corrida (la course du taureau) on avait élevé deux amphithéâtres aux deux extrémités de la place; les banquettes, les balcons fléchissaient sous le poids des spectateurs. Mais un plus vaste tableau frappait ma vue: les clochers, les toits des maisons, le pont voisin, les édifices au-delà du fleuve, les collines, le couvent des franciscains, étaient couverts de la foule innombrable des curieux. Cette perspective me parut bien plus agréable que la course du taureau, qui n’est pas la grande course: on l’appelle las corridas de novillas (course des jeunes taureaux). L’animal ne reçoit que des blessures légères; on le harcèle, on le pique, jusqu’à ce qu’il soit excédé de fatigue. Le corrégidor donna le signal, et un huissier, vêtu de blanc, ouvrit la barrière au taureau, qui se précipita dans l’arêne. L’huissier eut à peine le temps de s’élancer sur l’estrade; los afficionados (les amateurs) attendaient l’animal. Il parcourut d’abord toute l’enceinte pour chercher une issue. Bientôt il se trouva vis-à-vis de ses assaillants, qui lui présentaient des piques, des fourches, des bâtons, des parasols; chacun se disputait à qui mettrait le premier son chapeau ou son manteau sur les cornes de l’animal, qui bientôt fut couvert de banderillas. Il s’enfuit en mugissant et en versant des flots de sang. Alors on cria de tout côté: perros, perros (les chiens), et aussitôt on lâcha un dogue. Les deux combattants, guidés par leur instinct, s’observèrent, s’attaquèrent avec adresse et courage le dogue, pour éviter les cornes du taureau, tournait autour de lui, l’assaillait par les flancs; son ennemi tenait ses cornes en arrêt, et les lui présentait sans cesse. Plusieurs fois il le saisit et le lança dans l’air. Cependant le chien parvint à le prendre à la gorge, et le taureau, l’entraînant, cherchait à l’écraser sous ses pieds ou contre la barrière; alors on détacha un autre chien, qui s’attacha à ses oreilles. Le taureau, en courant, les secouait rudement; mais les chiens ne lâchaient point leur proie. Enfin huit hommes vigoureux s’avancèrent, prirent le taureau par la queue, ensuite par les pieds de derrière, le renversèrent, lui serrèrent les parties, ce qui, le privant de ses forces, le fit rester sans mouvement, et les chiens l’abandonnèrent. On fit alors entrer des vaches; le taureau se releva, et les suivit hors de l’arêne. Pendant le combat, les bravo, les vociférations des spectateurs, retentissaient au loin; ils agitaient leurs mouchoirs en l’air, et dans les entr’actes, ils prenaient la merienda (le goûté).
Le soir on nous régala d’une scène plus comique. La place était illuminée avec des fagots de sapin et des tonneaux enduits de graisse de haleine, et la place remplie de monde. Tout-à-coup on lâcha un jeune taureau dont les cornes étaient enveloppées de boules de cuir; les feux, la foule, la musique, épouvantèrent tellement ce jeune animal, que dans son effroi, il se jeta au milieu des spectateurs, et renversa plusieurs personnes. Tout fuyait, et moi comme les autres; alors des hommes se jetèrent sur lui, et l’enveloppèrent d’un manteau. On lui attacha des fusées: ses bonds, sa frayeur et ses mugissements divertirent beaucoup les spectateurs. Qui croirait, monsieur, que je vous fais le récit d’une fête religieuse?
La conversation de M. Jacob-Dominique me rendit le voyage très-agréable. Nous nous séparâmes en entrant à Cordoue. Je lui dis, en le quittant, que je souhaitais qu’il vît bientôt son temple rebâti sur la montagne de Sion, et l’arrivée du Messie avec le prophète Élie. Il me répondit que, peut-être, il ne les verrait pas; mais que ses neveux ou petits-neveux jouiraient infailliblement de ce bonheur.
J’allai loger chez don Pacheco, qui me reçut avec la plus tendre amitié. Je lui demandai des nouvelles de sa fille. Je n’ai pas voulu la voir, me dit-il, et je ne la verrai jamais. Mon confesseur veut que je lui pardonne. Tout ce que je puis faire pour elle, lui ai-je dit, c’est de retirer ma malédiction: je ne veux pas être la cause de sa damnation. Je lui ai renvoyé ses hardes, ses rosaires, ses reliques, les diamants de sa mère; à l’égard du seigneur la Roca son époux, je renonce à me battre avec lui, d’abord parce qu’il n’est pas gentilhomme; en second lieu, parce que l’église l’a fait mon gendre, et qu’il est le mari de ma fille, quoique sans mon consentement.
Je trouvai à Cordoue deux lettres: une de ma mère, qui me félicitait de mon mariage, qu’elle croyait déjà célébré, et qui m’apprenait le sien avec un lieutenant-colonel retiré, âgé de soixante ans. Elle me disait que la solitude, l’abandon où elle était, contristaient son ame, et pesaient sur sa vie, et qu’elle avait cherché dans un époux un soutien et un ami. L’autre lettre était de don Inigo Flores, qui m’exhortait à ne pas regretter une femme du caractère de Séraphine; que j’étais trop heureux d’être sorti de ses filets; que la beauté, surtout en ménage, était le moindre mérite d’une femme. Il ajoutait: Ma fille ne conçoit pas que l’on ait pu vous trahir. Au reste, je suis fort content d’elle; ses soins et sa tendresse me font oublier ses fautes et l’égarement d’un jour: elle est la consolation et le charme de ma vie. Je ne lui vois aujourd’hui qu’un défaut; c’est celui d’une dévotion exagérée. Elle confond la superstition avec la piété. Je la grondai l’autre jour, elle m’avouait qu’elle regardait comme des hommes sans moralité et sans vertu, tous ceux qui étaient hors de la religion romaine. Il finissait par ces phrases: «Revenez, mon cher chevalier, oublier avec nous l’inconstance de Séraphine et vos chagrins: s’il est quelque bonheur sur la terre, il est au sein de l’amitié et de la confiance.» Ah! m’écriai-je à cette lecture, si j’avais aimé dona Rosalia, elle ne m’aurait pas abandonné pour un autre. Je répondis à ma mère que mon mariage était rompu; que je serais toujours heureux de son bonheur, et que j’espérais avoir le plaisir de l’embrasser bientôt.
Après un jour de repos, don Pacheco s’empressa de me montrer les beautés de la ville. Nous commençâmes par la cathédrale; d’abord nous nous arrêtâmes dans un bois d’orangers contigu à l’une des extrémités de l’église. En entrant dans ce bois, le chant harmonieux des oiseaux, la fraîcheur de l’ombrage entretenue par des fontaines qui coulent aux pieds des orangers, l’aspect de ces eaux, me firent éprouver les sensations les plus douces. Quand nous fûmes dans l’église, don Pacheco jouit de ma surprise. J’étais frappé de son étendue et de sa magnificence. J’y comptai vingt-neuf nefs en longueur, et dix-neuf en largeur, décorées par plus de mille colonnes de jaspe de diverses couleurs. Le maître-autel est sous un dôme superbe, dont l’enceinte est si vaste, qu’il ressemble à une église. Le tabernacle est une espèce de temple surmonté d’un dôme entouré de figures de bronze doré, hautes de quinze pouces, représentant les apôtres. Les colonnes sur lesquelles repose le tabernacle, sont de jaspe veiné et nuancé de plusieurs couleurs. L’église a six cents pieds de longueur, et deux cents cinquante de largeur; on y entre par dix-sept portes couvertes d’arabesques. Ce temple du vrai Dieu, me dit don Pacheco, était jadis une mosquée bâtie par Abderame dans le huitième siècle; il voulait en faire la première mosquée du monde après celle de la Mecque. Quatre mille sept cents lampes éclairaient nuit et jour cette mosquée, et consumaient par an près de vingt mille livres d’huile. On brûlait aussi soixante livres de bois d’aloès et autant d’ambre gris pour les parfums. Il faut convenir, ajoutait don Pacheco, que ces Maures étaient des hommes magnifiques et braves. J’aime beaucoup leurs fêtes, leur galanterie; cependant, s’il existait encore dans un coin de l’Espagne quelques individus de cette nation, j’irais les combattre à outrance à cause de leur religion.
Ce fut en 1236 que Ferdinand fit de cette mosquée la cathédrale de Cordoue. Don Pacheco me montra un crucifix gravé sur une colonne de marbre par l’ongle d’un esclave chrétien qui y était enchaîné. C’est un ouvrage, disait-il, miraculeux. Je fus de son avis. Nous allâmes voir ensuite la petite chapelle où le Coran était renfermé. Elle était en grande vénération chez les Maures. Nous visitâmes encore la chapelle toute dorée où est la statue équestre de saint Louis, roi de France. C’est un grand saint, me dit don Pacheco. — Et de plus un grand roi, ajoutai-je; on n’a d’autre reproche à lui faire que les croisades. — Non, par saint Jacques, s’écria don Pacheco: je voudrais qu’on les recommençât, j’y volerais un des premiers. J’abhorre les Turcs et leur Mahomet, et je donnerais la moitié de mon bien pour monter au Calvaire où Jésus fut crucifié, et pour baiser son tombeau. Il me raconta ensuite que Ferdinand avait obligé les Maures, après la prise de Cordoue, à rapporter à Compostelle, sur leurs épaules, les cloches de cette cathédrale: il y a environ cent quatre-vingts lieues de distance. C’était par droit de représailles: les Maures, deux cent soixante ans auparavant, avaient forcé les Chrétiens de Compostelle d’apporter de cette même manière, à Cordoue, les cloches de leur cathédrale.
La grande place de Cordoue est superbe, par son étendue, et par le nombre des maisons qui l’environnent, qui toutes ont des portiques agréables et très-commodes. C’est dans cette place, me dit don Pacheco, que se font les courses des taureaux. Je lui répondis que j’aimerais mieux y voir les magnifiques tournois des Maures.
En allant dîner, don Pacheco m’annonça que c’était vendredi, et que je ferais maigre. Je ne puis, disait-il, sans pécher mortellement, vous donner de la viande; mais vous dînerez avec la marquise dona Theresa, à laquelle je suis très-attaché, et dont le mari commande depuis deux ans dans la nouvelle Espagne. C’est une femme charmante, mais excessivement jalouse; elle m’arracherait les yeux à la moindre infidélité. Nous aurons aussi le père don Basile, mon confesseur, qui sera le vôtre, si vous le désirez. Ma foi, lui dis-je, je n’ai sur ma conscience que des péchés français, et je les rapporterai dans ma patrie. Cette observance du maigre à table avec son confesseur et sa maîtresse ne m’étonnait pas. Le duc de Berri, frère de Louis XI, soupait avec la sienne et son aumônier, lorsqu’il fut empoisonné par ce misérable prêtre, que le roi avait séduit.[63]
Don Pacheco, pendant le repas, fut très-galant pour sa maîtresse, très-attentif pour son confesseur, et très-aimable pour moi. Le moine jacobin nous apprit, au sujet du carême, que jadis on arrachait la langue à tout impie qui mangeait de la chair dans ce saint temps. J’observai qu’il aurait mieux valu lui arracher les dents si nécessaires à la mastication. En Turquie, ajoutai-je, on verse du plomb fondu dans la bouche d’un homme qui a bu du vin. Per la Virgen, s’écria don Pacheco, si j’avais eu le malheur d’être né Musulman, je boirais du vin, j’aurais des femmes tant que je pourrais; et puisque je devrais être damné, je ferais mon paradis dans ce monde!
Le père don Basile, qui croyait que Dieu avait renouvelé pour lui le miracle de l’apostolat, fut de son avis; et, à ce sujet, il nous lit un panégyrique de saint Dominique, fondateur de son ordre. C’est, dit-il, un de nos plus grands saints; nous lui devons l’institution du rosaire dans lequel la mère de Dieu est invoquée cent cinquante fois. Ce grand saint, animé par un zèle apostolique, a combattu en personne, le crucifix à la main, dans l’armée du comte de Monfort, contre les Albigeois. Notre ordre a donné à l’église trois papes, quarante-huit cardinaux, six cents archevêques, et quinze cents évêques; de plus, quantité de patriarches, de saints, de confesseurs de rois, et une foule de fameux théologiens. Je convins que l’univers avoit de grandes obligations à son ordre. Par saint Pierre et saint Paul, s’écria-t-il, les jacobins sont les colonnes du temple du Seigneur; et tant qu’ils existeront, nul Samson ne pourra les ébranler...
La marquise à son tour nous parla des visions béatifiques de son aïeule, et de ces visions, passa aux intrigues galantes de la ville, que la médisance assaisonna de son sel piquant. Don Pacheco nous entretint de la bravoure espagnole, de leurs hauts faits d’armes, et de l’antiquité des grandes maisons d’Espagne, les premières de l’Europe. J’écoutais tous ces récits avec admiration, approuvant tout d’un signe de tête et de quelques monosyllabes; ce qui me rendait un convive très-intéressant. L’après-dînée, pendant que la sieste fermait tous les yeux et toutes les portes des maisons, j’allai parcourir la ville; les rues étaient presque désertes, et n’offrent guère plus de population aux autres heures. Beaucoup de maisons sont inhabitées. Quel dommage, disais-je, qu’un aussi beau climat, une terre si fertile soit dénué d’habitants, tandis que les hommes sont entassés sur les glaces de Pétersbourg et sous les brouillards de la Hollande! Mais si les hommes sont rares à Cordoue, les églises et les cloîtres y sont très-nombreux, et toujours assiégés d’une foule de mendiants qui vivent d’aumônes et de paresse. Cordoue est dans une situation charmante, au bord du Guadalquivir, que l’on traverse sur un pont magnifique; du côté du nord, la ville est dominée par la chaîne des montagnes de la Sierra-Moréna, sur la pente desquelles on trouve des jardins très-agréables, des vignes, des forêts d’orangers, de citronniers, d’oliviers et d’arbres fruitiers. Ces montagnes sont entrecoupées de vallées délicieuses, rafraîchies et arrosées par nombre de fontaines et de ruisseaux. Enchanté de l’aménité de ce lieu, je m’écriai: O fortunatos nimium sua si bona norint! Ah! si Séraphine avait été fidèle, c’est au bord de ces ruisseaux, à l’ombre de ces orangers que j’aurais joui de ses doux entretiens, de ses tendres caresses; que, dans les ravissements de l’amour, de l’aspect de la beauté du ciel, j’aurais adressé à l’Être-Suprême l’hymne de la reconnaissance! Au midi du Guadalquivir, on aperçoit une grande plaine. Les faubourgs de la ville sont très-vastes et très-beaux.
Le lendemain, en prenant le chocolat dans la chambre de don Pacheco, je m’amusai à observer la forme bizarre de son lit. La couchette était un assemblage de planches dorées posées sur les carreaux, et sur ces planches étaient deux matelas: ce lit sans rideaux n’avait d’autre ornement que la dorure des planches; au lever du maître, tout cet attirail est enlevé, et rangé dans un coin de la chambre.
Après le déjeûné, mon hôte me dit qu’il avait une nouvelle voiture, et que, si je voulais, nous irions l’essayer à la promenade. J’accepte. Nous descendons aussitôt; je veux y monter, mais il m’arrête, en me disant: nous suivrons le carrosse à pied jusqu’à l’église; je veux, pour éviter les malheurs qui pourraient survenir par la suite, qu’il ait eu d’abord l’honneur de porter notre Seigneur J. C. J’approuvai un acte religieux qui inspire de la confiance. La superstition est une maladie de la religion, qui quelquefois la soutient, et l’affermit.
Arrivés dans l’église, nous entrâmes dans la sacristie, et don Pacheco pria les prêtres qui portoient le viatique de se servir de son carrosse. Précisément il allait sortir, et le portedieu monta dans la voiture avec ses deux acolytes. En attendant, nous ouïmes la messe, où je m’aperçus que presque toutes les femmes avaient les yeux sur moi. Je compris que ma mésaventure avec Séraphine me rendait un objet de curiosité: mais ce qui me divertit beaucoup, ce fut la présence de M. Jacob-Dominique, l’hébreu nouveau converti: il entendait la messe avec une dévotion édifiante; il murmurait son rosaire; à l’élévation son front touchait la terre. Comme je le regardais attentivement, nos yeux se rencontrèrent, et je lui fis en souriant un signe d’approbation, qui le fit sourire à son tour. Le carrosse revenu, nous allâmes chercher la marquise dona Theresa, et nous partîmes pour un sitio qui lui appartenait, situé à mi-côte: le chemin était escarpé, très-rude; le cocher maladroit fit monter une roue sur un débris de rocher, et nous versâmes. La marquise jetait les hauts cris en appelant la Madonne à son secours: don Pacheco, étendu sur elle, le bras foulé et deux contusions à la tête, crioit: Jésus! Jésus! et jurait contre son cocher. Pour moi; sain et sauf, je me hâtai de les secourir. Dès que don Pacheco fut relevé, quoique souffrant beaucoup, il courut après son cocher, l’épée à la main: il voulait absolument le tuer; mais il eut des ailes aux pieds. Cependant, comme nous avions besoin de lui, son maître se calma, et promit de le laisser vivre encore quelque temps. Nous revînmes tristement à la ville; don Pacheco, en gémissant, me disait: J’ai été fort heureux d’avoir prêté mon carrosse à l’église avant d’y entrer; sans quoi nous tombions dans un précipice hérissé de rochers, où nous aurions tous péri: je trouvai cette manière de se consoler très-philosophique. Cependant, il fut obligé de garder la chambre pendant plusieurs jours, où il reçut la visite de toute la noblesse de la ville. Sa fille sollicita la permission de le voir, mais il fut inexorable.
On disserta beaucoup sur cet événement: les moines assuraient qu’il était sans exemple qu’un carrosse eût versé après avoir eu l’honneur de porter le venerabile. Je crus m’apercevoir qu’ils cherchaient à persuader que j’étais la cause de ce malheur, attendu l’indévotion et le scepticisme de notre nation, et surtout du militaire français. Une belle dame me demanda si je n’étais pas janséniste? — Non, lui dis-je, je suis capitaine d’infanterie.
L’après-dînée pendant la méridienne, j’allai chercher milord Dorset à son auberge; je lui demandai comment il se trouvait à Cordoue? — Je végète tout doucement, dit-il, je mange beaucoup d’oranges et bois d’excellent punch: je lis l’histoire d’Espagne de Mariana, je médite Pope et son Essai sur l’homme, où sous les couleurs d’une riche poésie, j’apprends à me connaître et à devenir meilleur; mais je puis dire avec plus de raison que lui, que tout est bien.[64] Vous ne soupçonneriez pas avec qui j’ai des conversations assez longues? avec mon cordonnier: cet homme, âgé d’environ dix lustres, fait des souliers depuis l’âge de douze ans; il ne sait ni lire, ni écrire, mais il a beaucoup voyagé. En fesant ses souliers, il roule dans sa tête des idées métaphysiques. L’autre jour il me disait: si notre ame est immortelle, elle n’a donc pas été créée? Car tout ce qui a été créé doit finir; donc, elle existait avant notre formation, et où? et comment? Et pourquoi a-t-elle animé mon corps plutôt que celui d’un autre? Est-ce qu’elle lui était destinée de toute éternité? Milord, tout cela m’embarrasse et m’inquiète quelquefois; mais quand je vois que cette pensée me tourmente trop, un verre de vin met mon ame à la raison. — Votre cordonnier, lui dis-je, me paraît un grand métaphysicien. Un philosophe grec découvrit un mathématicien dans un homme chargé d’un fardeau, par la sagacité avec laquelle il était arrangé; il le tira de son état pour en faire un savant. — Je ne pourrais pas rendre le même service à mon cordonnier: il prétend que tous les états sont égaux, et que l’ignorance et le savoir se touchent de si près, que ce n’est pas la peine de passer le pont, pour entrer dans le pays de la science. Je contai à milord l’aventure de don Pacheco, qui égaya beaucoup sa philosophie. J’aime, dit-il, la nation espagnole, et je lui pardonne sa superstition, qui n’altère ni sa gaîté, ni son penchant au plaisir, ni ses vertus sociales. Le peuple de Londres n’est point attaqué de cette maladie religieuse; mais il est sombre, débauché, et quelquefois féroce: ce que j’attribue à la tristesse et à l’âpreté de notre climat, et surtout à l’avarice et à la cupidité. Après une visite d’une heure, je le quittai en promettant de venir le prendre le lendemain matin pour aller nous promener ensemble.
J’allai faire la partie d’échec du malade; je ne me laissai pas vaincre comme autrefois à Perpignan: Séraphine n’était plus le prix de ma défaite; mais il s’était fortifié, et nous combattions à force égale. Je voulus hasarder quelques propos en faveur de sa fille. Ne m’en parlez jamais, me dit-il gravement; j’ai commandé ce matin cinquante messes pour l’ame de sa mère; lorsqu’elle sera sortie du purgatoire, elle priera pour sa fille.
Le jour suivant à dix heures du matin, je me rendis chez milord, et nous sortîmes aussitôt. Le temps était doux, le ciel serein, et les champs couverts de verdure et de fleurs. Milord animé, vivifié par cette heureuse température, me disait: il me semble que je suis dans le paradis terrestre; il est vrai que je ne vois pas l’arbre de la science. Maintenant à Londres, il neige, il pleut; on s’enveloppe dans sa fourrure, et l’on souffle dans ses doigts. Ici tout est riant, nous cueillons la violette: j’ai vu ce matin des roses; l’année n’a ici que deux saisons, un long printemps et un été. Si ce qu’avance notre Bacon est vrai, que l’inconstance du climat, la transition brusque d’une température à l’autre, sont les causes principales de la destruction rapide de l’homme, les habitants de la Bétique doivent jouir d’une santé ferme et durable.
Nous trouvions dans les rues des moines de toutes les couleurs, des capucins à longue barbe, des femmes, des matrones couvertes de leurs mantes, des hommes enveloppés de leurs capes, et coiffés d’un vaste chapeau à ailes rabattues, marchant d’un pas grave et mesuré; nous rencontrions aussi de jolies femmes lestes et piquantes, la tête ornée d’un voile blanc, et arrangé avec tant d’adresse, que la beauté de leur visage et le feu de leurs yeux brillaient d’un éclat moins vif, mais plus doux; ainsi, lorsqu’un rayon de soleil perce l’obscurité d’un nuage, l’éclat de ce rayon adouci flatte plus nos yeux, et nous paraît plus riant et plus tendre.
La gaîté, le sourire, la mollesse de la démarche de ses jeunes beautés contrastaient singulièrement avec la gravité des matrones. Je crois voir, dis-je à milord, les nymphes de Vénus à côté des sybilles. — Et moi, en voyant cette quantité de moines, je me crois dans un bal masqué. Mais nous voici dans une situation charmante. Le Guadalquivir coule à nos pieds; le gazon nous offre des siéges et les orangers leurs ombrages; asseyons nous. Je lui demandai alors quelques détails sur l’Andalousie. — Ce beau pays a appartenu long-temps aux Romains et aux Goths, les Maures leur succédèrent; mais infidèles à leurs souverains d’Afrique, ils divisèrent la Bétique en trois royaumes, qu’ils se partagèrent, Jaen, Cordoue et Séville. Les Abderames se plurent à embellir Cordoue, la capitale de leur royaume; des fontaines ornaient la place publique, et portaient l’eau dans les maisons. La ville fut pavée en 851.[65] La population était alors immense: des historiens prétendent que les bords du Guadalquivir étaient couverts de douze mille villages; Cordoue renfermait dans ses murs deux cent mille habitants qui, aujourd’hui, sont réduits à trente-cinq mille: les califes y étalaient un luxe, une magnificence dont le récit paraît fabuleux.[66]
Abderame III, qui régnait en 912, prince politique, guerrier, généreux et magnifique, fut épris pendant toute sa vie de l’une de ses esclaves nommée Zehra. Il fit bâtir pour elle une ville près de Cordoue, et lui donna ce même nom de Zehra, qui signifie fleur, ornement du monde. C’était un séjour délicieux; dans les rues on respirait la fraîcheur et la volupté. Le palais de cette favorite surpassait tous ceux de la ville en splendeur et en délices. Quarante colonnes de granit, plus de douze cents autres de marbre d’Espagne et d’Italie soutenaient et décoraient ce superbe édifice; les murs du salon nommé Califat étaient revêtus d’or, des animaux d’or massif versaient l’eau dans des bassins d’albâtre: rien surtout n’égalait la richesse et l’éclat du pavillon où le calife venait passer les soirées auprès de sa bien-aimée, et se délasser des travaux du jour. Le plafond, revêtu d’or et d’acier, incrusté de pierres précieuses, réfléchissait la lumière d’une infinité de flambeaux portés par des lustres de cristal: au centre de ce salon une gerbe d’argent vif jaillissait dans un bassin d’albâtre. — N’avez-vous pas trouvé, lui dis-je en riant, cette description dans un conte arabe? ou bien me parlez-vous des richesses immenses de Salomon, qui avait fait bâtir un temple et deux palais où le trône, la vaisselle, les vases étaient d’or massif, ainsi que les boucliers des gardes, sans que ce faste oriental eût coûté une obole à ses sujets, qui buvaient et se réjouissaient à l’ombre de leurs vignes et de leurs figuiers? — Le luxe et l’opulence des califes sont beaucoup moins problématiques que ceux de Salomon. Tous les auteurs arabes attestent la magnificence des rois de Cordoue. La prodigieuse fertilité du sol, des mines abondantes d’or et d’argent, en étaient la source. Le sérail d’Abderame III renfermait six mille trois cents personnes, soit épouses, concubines, ou eunuques noirs et blancs. Abderame, chargé du poids du gouvernement, élevait cette belle mosquée, aujourd’hui la cathédrale de Cordoue, construisait des aqueducs qui apportaient l’eau dans des tuyaux de plomb, cultivait en même temps les lettres et les beaux arts, les encourageait, s’entourait de philosophes, de poètes, jouissait de leurs entretiens. Une petite anecdote va vous faire connaître le caractère aimable de ce calife. Une de ses esclaves favorites, piquée contre lui, jura, dans sa colère, de faire murer la porte de son appartement plutôt que de la lui ouvrir. Le chef des eunuques, épouvanté, vint se prosterner aux pieds de son maître, et lui dénoncer ce blasphême. Le calife lui commande en souriant de faire bâtir devant la porte de cette esclave un mur de pièces d’argent, dont la démolition lui appartiendrait lorsqu’il lui plairait d’ouvrir sa porte: le même jour le mur d’argent fut renversé. — Il me paraît que jamais mortel n’a été aussi heureux que cet Abderame; nul n’a réuni autant de gloire, de plaisirs, et de bienfaits de la nature et de la fortune. — Vous allez juger de son bonheur par un article de son testament. «J’ai régné, dit-il, cinquante ans; j’ai épuisé tous les plaisirs, toutes les voluptés; j’ai joui de tout ce qui flatte l’ambition, l’orgueil des hommes; et dans ce laps de temps, au sein de la gloire, de la puissance et des voluptés, je n’ai compté que quatorze jours de bonheur. Mortels! appréciez la grandeur et le prix de la vie!» — Je vois que ce monarque n’avait plus rien à désirer, et que les éléments du bonheur se composent de la crainte et de l’espérance. Sans doute un amant espagnol, qui ne voit sa maîtresse qu’à travers les jalousies de ses fenêtres, qui ne lui parle que des doigts, qui vient jouer la nuit de la guitare sous son balcon, est beaucoup plus heureux que cet Abderame, ou feu Salomon, avec leurs mille épouses ou concubines. — Ce qui doit rendre la ville de Cordoue célèbre à jamais, c’est qu’elle fut, comme Athènes, l’asile des sciences et des arts. On prétend que le sultan Alkehem II, avait rassemblé six cent mille volumes manuscrits dans sa bibliothèque royale. Cordoue avait des écoles fameuses de médecine, d’astronomie, de géométrie, de chimie et de musique. Cette dernière école produisit le célèbre Mussali, regardé comme un des plus grands musiciens. Les autres écoles ont été illustrées par plusieurs savants, et surtout par Averroès, le premier des philosophes. Sa vie fut singulière. Dans sa jeunesse il était passionné pour la poésie et les plaisirs: dans l’âge mûr, il brûla ses vers, étudia la législation, remplit une charge de judicature, qu’il quitta dans un âge plus avancé pour s’adonner à la médecine, qu’il exerça avec un grand succès. Enfin la philosophie s’empara entièrement de là dernière saison de sa vie. Son indifférence pour toutes les religions lui attira la haine des imans et des fanatiques; ils le dénoncèrent à l’empereur de Maroc, qui le condamna à se tenir à la porte de la mosquée, pour y recevoir, sur le visage, le crachat des fidèles. Je n’entre jamais dans cette église sans penser à ce philosophe, le plus beau génie de Cordoue, souillé, couvert de la salive de ses concitoyens. Il me rappelle notre Thomas Morus, homme savant, grand philosophe, condamné à perdre la tête sur un échafaud. Le règne des Maures a duré sept siècles.
Cordoue dans tous les temps a produit de grands hommes, les deux Sénèque et Lucain leur neveu: et qui ne serait pas embrasé du feu du génie, sous l’influence d’un si beau climat! Du temps des Romains il y avait une université où l’on enseignait l’art oratoire, la philosophie et la morale. — Vous ne me parlez pas de Gonsalve Fernandez, surnommé le Grand-Capitaine? — Que m’importe aujourd’hui qu’il ait existé, qu’il ait chassé les Français du royaume de Naples, autant par ses ruses et ses perfidies, que par ses talents militaires! j’estime infiniment plus Loke, Newton, Pope et Cicéron, Plutarque et Montesquieu, qui m’amusent et m’instruisent des siècles après leur mort, que le prince Eugène et Marleborough même, quoiqu’il ait battu les Français, et couvert ma nation de gloire.
A l’heure du dîné, je quittai milord, en promettant de venir le rejoindre pendant les méridiennes: mais la destinée en avait ordonné autrement, ce qui contrariait un peu ma liberté d’indifférence; car j’avais projeté une chose, et je fus obligé d’en faire une autre.
Je trouvai à la porte de don Pacheco une femme âgée, qui, après m’avoir salué d’un ave Maria, me demanda si je n’étais pas le seigneur don Louis de Saint-Gervais; sur ma réponse affirmative, elle ajouta qu’Una Senora Hermosa (belle) désirait me voir et me parler. — Quel est son nom? — J’ai ordre de le taire. — Où est sa demeure? — A la plaza Mayor. — Je ne suis guère plus avancé. — Si vous voulez venir chez elle, je vous y conduirai. — C’est l’heure du dîné: — Eh bien, venez à quatre heures, après la sieste; rendez-vous à la porte de la cathédrale, j’y serai. — Ne pouvez-vous me dire ce que me veut cette belle dame? — Non, elle s’expliquera elle-même. — Puis-je lui être utile? — Oui, si votre ame a la générosité que votre physionomie annonce. — Je vous remercie; à quatre heures précises, je me trouverai devant la cathédrale. — Viva usted mil anos. — Je vous rends grâce, je n’en désire pas tant.
Je rêvai pendant le dîné à ce message; est-ce encore, me disai-je, une Angélique Paular, qui, pressée du besoin du mariage, veut m’honorer de sa tendresse et de sa main? ou quelque belle dame ennuyée des plaisirs de l’hymen, aspire-t-elle à ceux de l’amour? Soit curiosité ou tout autre intérêt, j’allai au rendez-vous. J’étais devant la mosquée d’Abderame, je regardais, j’admirais la superbe façade de cette église, où jadis les enfants de Mahomet, avec un autre culte, d’autres rites, venaient adorer le même Dieu que nous, lorsque j’entendis à mes oreilles: Dios bendiga ousia.[67] Je tournai la tête, et je reconnus la messagère du matin. Je la suivis, et nous entrâmes dans une maison de belle apparence. Elle me conduisit dans un salon où elle me laissa, en me priant d’attendre; ce que je fis en me promenant, car une agitation intérieure me forçait au mouvement. Quelle fut ma surprise, lorsqu’au lieu d’une belle dame, je vis entrer un beau jeune homme, qui me dit en m’abordant: Je viens vous faire les excuses de ma femme, elle est occupée dans ce moment; mais elle ne tardera point à paraître. — Je la prie de ne pas se déranger: puis-je vous demander à qui j’ai l’honneur de parler? — Mon épouse veut avoir le plaisir de se faire connaître et de se nommer elle-même. Après ces mots, nous nous promenâmes dans le salon, sans aucun motif de conversation, chacun de nous occupé à imaginer des phrases, et moi surtout impatient de savoir quel rôle je venais jouer dans cette maison. Mais j’entends ma femme, me dit cet époux; elle vient, je vous laisse avec elle; et soudain il s’éclipsa. J’aperçois alors à la porte du salon une femme d’une taille majestueuse, qui s’avançait à pas lents: je la regarde attentivement, sans bien démêler ses traits qu’ombrageait un voile blanc. Lorsqu’elle fut auprès de moi, elle me dit: Le chevalier don Louis ne me reconnaît pas? — Ah! pardonnez-moi, m’écriai-je, je vous reconnais à vos beaux yeux, et à votre voix si douce, si mélodieuse. Vous êtes la beauté que j’avais trouvée à Perpignan, que j’ai perdue à Cordoue, et qui m’a fait faire bien du chemin. A ce reproche, elle rougit, et baissa les yeux, et puis se rassurant, elle me dit: Vous m’en voulez beaucoup, j’ai de grands torts à vos yeux? — Plus je vous regarde, et plus je vous trouve coupable. — Savez-vous que vous parlez très-bien espagnol? — Je vous en ai l’obligation. — Eh bien, don Louis, je veux vous en avoir une bien plus importante, et je connais trop votre générosité, vos vertus, pour ne pas compter sur vous. — Je ne vous aurais jamais vue, vous ne m’auriez jamais aimé, que je ne pourrais rien refuser à la belle Séraphine. Qu’exigez-vous de moi? faut-il aller pour vous à Saint-Jacques-de-Compostelle, à l’église de Notre-Dame d’Atocha? — Vous n’irez pas si loin. — A propos, votre mari, mon heureux rival, est un très-joli homme; il ne laisse aucune consolation à mon amour-propre. — Vous n’en serez que moins indulgent pour moi. — Au contraire, j’en serai plus porté à vous obliger. Quel service puis-je vous rendre? — Celui de me réconcilier avec mon père: sa colère tombera devant vous; il vous aime beaucoup; c’est le regret de vous avoir manqué de parole, de ne pas vous avoir pour gendre, qui l’irrite le plus contre nous; et si vous voulez implorer notre grâce, je ne doute pas du succès de vos prières. — Il serait peut-être moins inexorable, si don Alonzo était gentilhomme. — Il a de la fortune, et vit noblement, et tout Espagnol riche est hidalgo ou passe pour tel.[68] — Je répondrai, madame, à votre confiance; je vais plaider voire cause, et non la mienne; j’oublierai la belle et tendre Séraphine, pour madame de la Roca. Son époux entra dans ce moment, et joignit avec beaucoup de grâce et d’intérêt ses prières à celles de sa femme. Il m’invita à dîner pour le lendemain: je le refusai, en lui alléguant que son beau-père me saurait mauvais gré de ma liaison avec eux, et que j’affaiblirais par-là mon influence et mon crédit. Mais je vais tâcher de réveiller sa tendresse pour vous, de rendre un père à ses enfants, et des enfants à leur père. Je ne quittai point cette brillante Séraphine, sans un vif serrement de cœur. Sa beauté était dans tout son éclat; l’hymen semblait avoir achevé l’ouvrage de la nature, en perfectionnant ses charmes: dans cette entrevue mon amour se réveilla, et le souvenir touchant d’avoir été aimé rouvrait une blessure encore récente.
Cependant je tâchai de rappeler toutes les forces de mon ame, et de l’ouvrir à la voix de l’honneur pour exécuter la noble commission dont j’étais chargé. Je me promenai sur la plaza Mayor, rêvant aux moyens que j’emploierais pour fléchir don Pacheco; je délibérais si je ferais agir sa maîtresse ou son confesseur. Réflexion faite, je crus devoir les exclure tous les deux. La marquise n’avait aucun intérêt à cette réconciliation, et le moine n’aurait pas voulu s’en charger de peur de déplaire à son pénitent, et de risquer son crédit. Pour conclusion je vis que je ne pouvais compter que sur moi-même. Attendons, dis-je, à demain; si don Pacheco a passé une bonne nuit, si sa digestion est bien élaborée, s’il est content de la marquise, je hasarderai ma requête.
Heureusement je le trouvai de belle humeur. Il avait bien dormi; la marquise venait de lui envoyer un scapulaire brodé de sa main, dont il me fit admirer le travail et l’élégance; et pour accroître sa gaîté, je lui proposai une partie d’échec: c’était proposer une bataille à Charles XII, ou à un poète de me lire ses vers. Je me laissai vaincre deux fois; Pompée n’était pas plus heureux en montant sur son char triomphal au Capitole, après avoir vaincu Sertorius. Il me parla ensuite avec transport de sa belle marquise, me vanta sa fidélité, sa tendresse, et me dit qu’il comptait lui laisser dans son testament un legs considérable, et qu’il voulait être enterré en habit de religieux. — Croyez-vous, lui dis-je en riant, entrer dans le Ciel à la faveur de ce déguisement? — Non, mais je m’habille ainsi pour que le diable n’enlève pas mon ame en chemin. — Que laissez-vous à votre fille? — Son mari; que lui faut-il de plus? — Votre tendresse et son pardon. — Elle ne les aura jamais: elle m’a fait manquer à ma parole, à la reconnaissance, elle a trahi ma confiance, mes bontés! — Mais c’est moi qui suis le plus maltraité, le plus malheureux: je perds un beau-père illustre, une grande alliance, et une femme charmante: cependant je lui pardonne son inconstance, et je vous rends votre parole. — L’exemple est beau et digne d’un chevalier français; mais notre position est différente: vous perdez une femme, et vous en retrouverez une autre; et moi je perds une fille que j’aimais, et je trouve un gendre que je n’aime pas, et dont je ne puis me défaire. Que diraient mes ancêtres, si j’avouais un commerçant pour l’époux de ma fille? Que penserait ce trisaïeul de ma grand-mère, Martin Bozo, chevalier de l’ordre de la Bande, mort à l’âge de cent vingt ans, après avoir fait cent campagnes et vu une infinité de combats et de batailles? — On m’a assuré que don Alonzo de la Roca était extrêmement flatté de votre alliance; il prétend que le titre de votre gendre l’anoblit plus que ne ferait celui de grand d’Espagne. Je m ’aperçus que cette phrase chatouillait son amour-propre. J’ajoutai: Don Alonzo a reçu une excellente éducation, sa figure est charmante, son air noble; on le prendrait pour un grand seigneur. Il a pour vous, pour vos belles qualités, la plus grande vénération; il vous regarde comme un de ces braves chevaliers qui, jadis, firent tant d’honneur à l’Espagne. Il jouit d’une grande opulence, et vous savez quelle considération, quels hommages elle attire; elle mène à tout. De plus, monsieur, vous croyez me devoir quelque dédommagement pour la perte que je fais; eh bien, accordez à ma prière la grâce de vos enfants: ce sera ma récompense et le plus grand de vos bienfaits. — Votre générosité, votre éloquence, en me frappant d’admiration, m’entraînent malgré moi: je fais grâce à ma fille à cause de vous, je consens à la voir. — Sans son époux? — Oui je le reconnaîtrai pour le mari de ma fille; mais de loin, sans le recevoir chez moi. — Un demi-bienfait n’est pas digne de vous; un cœur noble comme le vôtre s’abandonne à sa générosité, sans la circonscrire dans des bornes étroites. — Vous me pressez vivement! — C’est ma tendre amitié pour vous qui me fait plaider cette cause avec chaleur. — Allons, vous le voulez, je pardonne à tous deux, et je consens à les voir. A ces mots je l’embrassai, le serrai dans mes bras, en l’assurant de ma reconnaissance et de celle de ses enfants. Il me permit de les amener le lendemain. Je courus sur-le-champ leur porter cette heureuse nouvelle. Séraphine, l’œil mouillé de larmes me remercia dans les termes les plus affectueux. Nous arrêtâmes que je viendrais les chercher le lendemain à l’heure du déjeûné de don Pacheco. Je conseillai à don Alonzo la parure la plus élégante, et à sa femme l’habit le plus simple et le plus modeste.
J’allai les prendre à l’heure convenue. Séraphine, un voile blanc sur la tête, sa basquine pour toute parure, pâle et tremblante, ressemblait à la belle Iphigénie que l’on menait à l’autel; et son époux, jeune et bien fait, était paré, comme un jour de noces, d’un habit bleu céleste brodé en argent, et d’un chapeau orné de grandes plumes blanches; la garde de son épée était d’un acier brillant, et les pierres de ses boucles étincelaient du feu des diamants. Dès que nous fûmes chez don Pacheco, j’allai le prévenir de l’arrivée de ses enfants. Il appela aussitôt son valet de chambre, se fit donner son plus bel habit, sa clef de chambellan, sa croix de Calatrava, son grand chapeau galonné d’or, orné de plumes, sa longue épée, qu’il attacha à ses cotés après l’avoir baisée, fit placer dans son antichambre tous ses nouveaux et anciens domestiques, car, selon l’usage charitable des Espagnols, il nourrissait dans sa maison tous les domestiques de son père et de sa mère, et quand tout fut en ordre, il me permit d’amener don Alonzo de la Roca et sa femme. J’allai les chercher. Je donnai la main à Séraphine, qui tremblait comme la colombe dans les serres de l’épervier: son mari nous suivait, et semblait se rassurer caché derrière nous. Don Pacheco était debout au milieu de la chambre, appuyé sur sa canne à pomme d’or, le chapeau sur la tête, la physionomie austère et fière: c’était un préteur romain sur son tribunal. Voici, seigneur don Pacheco, lui dis-je en entrant, votre fille et votre gendre qui viennent embrasser vos genoux, et implorer leur grâce. Alors Séraphine se précipita à ses pieds; mais elle faillit à se trouver mal. Son père s’empressa de la relever et de la faire asseoir. Ensuite il jeta les yeux sur son gendre, dont la bonne mine, l’éclat des vêtements, paraissaient lui faire une vive impression. Don Alonzo, les yeux baissés, gardait le silence. Pour terminer l’embarras des trois acteurs de cette scène, je dis à don Pacheco: Vos deux enfants, navrés de repentir d’avoir pu vous déplaire, vous implorent à genoux et demandent leur grâce et votre bénédiction. Votre fille ne peut vivre si vous ne lui pardonnez, si elle n’a plus votre tendresse. Allons, seigneur don Pacheco, écoutez la nature, votre générosité et votre clémence, embrassez votre fille.
Séraphine alors se leva pour se jeter au cou de son père qui la prévint et la prit dans ses bras. Séraphine pleurait; don Pacheco, pour conserver sa dignité, retenait ses larmes qui voulaient s’échapper. — Ah! mon père, lui dit Séraphine en sanglotant, me pardonnez-vous? — Oui, oui, je te pardonne; que Dieu te pardonne comme moi et te bénisse! Votre gendre, lui dis-je, est sans doute compris dans l’amnistie? — Oui, c’est un très-joli garçon. Don Alonzo, ajouta-t-il, en fixant les yeux sur lui, j’avais promis ma fille à don Louis de Saint-Gervais, bon gentilhomme, brave chevalier français, capitaine d’infanterie, qui a fait sept campagnes, a reçu deux blessures glorieuses et m’a rendu de grands services; vous avez employé la séduction et aspiré à mon alliance sans être gentilhomme. — Ah! s’écria Séraphine, je suis aussi coupable que lui! Et puisque vous m’avez pardonné, mon époux mérite la même indulgence. J’ajoutai: «Il est digne de votre tendresse et de vos bontés, par son respect et son admiration pour vous, et son amour pour votre fille: s’il n’est pas né hidalgo, il en a les sentiments, et la bravoure, et la bonne mine; ses titres de noblesse sont dans son ame.» — Monsieur, je vous reconnais pour mon fils, à condition que vous quitterez votre commerce, et que vous entrerez dans la garde espagnole; vous êtes jeune, riche et bien fait; j’ai des amis à la cour, je vous ferai nommer alfierez (enseigne). Un jour vous pouvez devenir capitaine, colonel; le gendre de don Pacheco Lasso, conde de Montijo, caballero del orden de Calatrava, gentilhomme de la chambre de sa majesté catholique, doit avoir un état brillant, et qui réponde à la splendeur du sang auquel il s’allie. Don Alonzo lui répondit qu’il embrasserait volontiers un état qu’il aimait, et qui devait le rendre plus agréable à son beau-père, dont il désirait vivement l’estime et la tendresse. — Allons, monsieur, je suis content de vous, je vous reconnais pour mon fils, et pour un véritable gentilhomme: allez faire venir vos effets, vous logerez dans ma maison, et vous trouverez en moi un bon père. Ainsi se termina, à la satisfaction des intéressés, une scène qui leur avait donné bien de l’inquiétude. Brave chevalier, me dit don Pacheco, je donnerais la moitié de mon bien pour que vous fussiez Espagnol et que vous demeurassiez avec nous: mais partout où vous serez, à Paris, en Perse, à Pékin, mon souvenir et mon amitié vous suivront toujours. Séraphine me dit qu’elle n’oublierait jamais don Louis et sa générosité. — Ni moi non plus, la perte que j’ai faite. A ces mots, ses beaux yeux semblèrent me dire que je n’étais pas encore entièrement effacé de son cœur, et que je ne devais mon malheur qu’à mon absence un peu trop prolongée.
Rien ne me retenait plus à Cordoue; mon projet était, en retournant en France, de m’arrêter quinze ou vingt jours à Valence, pour les passer au sein de l’amitié avec don Inigo et avec son aimable fille; mais j’attendais le retour de don Manuel et du père don Augustin, pour aller avec eux et l’hermite de Carthagène, à la nouvelle colonie de la Sierra-Moréna. Milord Dorset partit bientôt pour l’Italie, où il allait, disait-il, comparer le vin de Monte Pulciano et le Lacrima Christi avec le Malaga et le Xerès, et la galanterie et la superstition espagnoles avec la volupté et la dévotion italiennes. La veille de son départ je passai avec lui toute la journée. Nous allâmes nous promener dans les belles vallées des environs, nous gravissions sur les hauteurs; de-là nous portions nos regards sur cette terre fortunée qui déployait devant nous sa fertilité et sa magnificence. «Du temps des Romains, me dit milord, le produit des chardons montait à cinquante mille écus, et maintenant dans les années d’abondance on fume les terres avec des citrons.» Nous rencontrions nombre de femmes avec des chapeaux ronds sur leurs voiles et des basquines de couleur, montées sur de petites bourriques, la plupart d’une figure agréable, relevée par de beaux yeux; mais ce qui les rendait plus intéressantes, c’était leur gaîté et le doux sourire dont elles nous caressaient en passant près de nous. — Ah! bienheureuse influence du climat, s’écria milord, l’homme et la terre, tout est ici heureux et riant!
De retour à la ville, nous entrâmes dans une église remplie de caisses d’orangers et de vases de fleurs, et parquetée de gazons fleuris; une multitude d’oiseaux voletants çà et là, semblaient, par des chants d’allégresse, célébrer les louanges du Seigneur, et le remercier de ses bienfaits. «J’ai vu, me dit milord, dans les églises de Madrid, des fontaines dont l’eau tombait dans des bassins d’argent ou de marbre, entourées d’orangers renfermés dans de belles caisses, et de cages remplies d’oiseaux. Jadis à la messe de minuit, des religieux dansaient dans l’église au son des instruments; ils disaient que l’on ne peut trop se réjouir de la naissance du Seigneur: des railleries ont fait supprimer ces danses; mais il y a encore des processions où des hommes et des femmes dansent ensemble devant l’image de la Vierge, au son des castagnettes et d’autres instruments. Le jeudi saint à Ségovie, huit hommes métamorphosés en géants, et conduits par un nain, précèdent un autel magnifiquement décoré, et chargé du Saint-Sacrement: cet autel, porté par des hommes cachés sous des tentures, paraît marcher tout seul; d’autres hommes, représentant des animaux, l’environnent; tandis que divers personnages, armés de castagnettes, dansent autour des prêtres, au son des flûtes et des tambourins. Les danses, les chants, les parures champêtres des églises attachent les peuples à la religion, surtout ceux du midi. Où la superstition a-t-elle eu plus d’empire qu’à Rome? Où conserve-t-elle mieux sa puissance que dans l’Italie moderne? Les auteurs Arabes rapportent que Mahomet fit un pélerinage à la Mecque à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes, suivi d’un grand nombre de victimes ornées de fleurs et de banderolles, et que parvenu dans le temple, il baisa respectueusement l’angle de la pierre noire, fit sept fois le tour du sanctuaire d’Ismaël; les trois premiers d’un pas précipité, les autres plus lentement; il s’approcha ensuite du marche-pied d’Abraham, et alla baiser une seconde fois l’angle de la pierre noire. Les Grecs soutenaient leur religion par leurs fêtes et leurs pompeuses théories. Le christianisme pénètre de vénération et d’amour les ames sensibles des Italiens et des Espagnols par l’image d’une vierge belle, touchante et portant un dieu-enfant dans ses bras. Je conviens cependant que dans ces climats, l’église indulgente pour la faiblesse et la fragilité des hommes, semble n’exiger d’eux que l’observance des rites, des jeûnes et du carême: le joug de cette religion n’est pas accablant; ses liens sont faibles et peu serrés; mais son règne en sera de plus longue durée. Un jour Sixte-Quint, à qui l’on disait que le calvinisme défendait rigoureusement les plaisirs de l’amour, s’écria:
A la porte de l’église, un mendiant s’adressant à milord, lui dit: Caballero perdone usted, non tengo moneda.[70] Voilà, dis-je, milord, un pauvre qui demande l’aumône en termes bien civils. — Ce peuple est fier, il refuserait votre argent si vous l’humiliez: vous allez en juger, en voici un autre. Il arriva et tendit son chapeau; milord lui fit l’aumône, en lui disant: pourquoi ne travaillez-vous pas? — Il répondit: reprenez vos charités; je vous demande de l’argent et non des conseils. Les Espagnols, continua milord lorsque cet homme fut éloigné, tiennent leurs mœurs, leurs usages et leurs idiomes, des Romains, des Goths, des Sarrazins ou Maures qui ont conquis et habité l’Ibérie. Les Français même ont occupé la Catalogne, la Navarre et les Pyrénées; l’Espagne a reçu des Maures les combats des taureaux, les fêtes, la galanterie, la vaine gloire, l’ambition des titres fastueux, son goût pour les métaphores et les expressions emphatiques; et enfin la pompe et la majesté de sa langue qui manque de mollesse et de simplicité; les Goths leur ont transmis la valeur et la probité; les Africains la paresse, l’amour de la solitude et la jalousie pour les femmes. — Et les Français, que leur ont-ils donné? — Rien; ils n’avaient à cette époque que des mœurs grossières et féroces.
Ce fut là mon dernier entretien avec cet aimable Anglais, généreux sans ostentation, savant modeste, indulgent dans la société, sévère dans les principes de morale, indifférent à tous les cultes, mais plein de respect et d’amour pour la Divinité; il citait souvent cette maxime de Montaigne, écrivain qu’il aimait beaucoup: L’ignorance et l’incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite.
Après son départ, je passai mes journées avec don Pacheco et ses enfants; mais j’évitais avec soin les tête-à-têtes avec la belle Séraphine.
Don Pacheco me mena dans une société très-agréable et unique dans l’Espagne, où la noblesse seule était admise: trente familles nobles se rassemblent tour-à-tour et tous les soirs dans une de leurs maisons; les dames y font les honneurs avec beaucoup de grâce et d’aménité: comme la plupart des Espagnoles, elles ont peu d’instruction, mais beaucoup d’esprit et de réparties brillantes. On sert des glaces et toutes sortes de rafraîchissements. On y joue un jeu très-modéré, ce qui laisse à la conversation tout son enjouement et toute sa vivacité.
Huit jours s’étaient écoulés depuis le départ de milord, lorsqu’un matin, dormant encore, on frappe vivement à ma porte: je m’éveille en sursaut, je m’enveloppe de ma redingote, je vais ouvrir; un homme me saute au cou, m’embrasse, m’étouffe presque; c’était le poète du Toboso, qui s’écrie: Nous amenons l’ours de la Montagne avec son chien: mais je suis à jeûn, mes entrailles crient, nous marchons depuis quatre heures du matin: don Pacheco Lasso, conde di Montijo, donne-t-il à déjeûner? — Oui, vous allez avoir du chocolat de Soconusco, du biscuit et de l’azucar esponjando. Et qu’avez-vous fait de don Augustin? — Il s’est retiré dans la bergerie de ses confrères. C’est un aimable homme, malgré sa gravité et sa dévotion. Mais croiriez-vous qu’il a voulu me jouer un mauvais tour? Il cherchait à me pervertir en me parlant de la grâce, du péché originel qui nous damne par la faute d’Adam, dont je n’étais pas caution: il voulait me faire renoncer aux femmes, au plaisir, et même à la poésie; il m’a menacé de l’enfer, si je continuais ma vie épicurienne. Les poètes, lui ai-je répondu, ont des ames d’une nature différente des autres; demandez à Tibulle, qui a dit:
Vous voyez, mon père, qu’après notre mort, nous allons dans les Champs Élysées, où nous nous promenons, les bras croisés, sous des ombrages frais, avec Ovide, Properce, Sapho, Corine, Horace, Virgile, et notre aimable et savante compatriote Aloysya Sygea, favorite des muses latines.[73] Ce bon religieux s’est moqué des Champs Élysées, et de la promenade qu’y font les enfants d’Apollon. Il appelle cela des rêves poétiques, et il a ajouté que l’heure de la grâce n’était pas encore venue. Saint Augustin, me disait-il, comme vous, s’abandonnait au plaisir, aux femmes, n’aimait que le jeu, les spectacles, dans son enfance volait son père: enfin les larmes et les prières de sa mère, les épîtres de Saint Paul opérèrent sa conversion. Il avait alors à peu près votre âge, trente-trois ans. Je lui répondis que je n’en avais que trente-deux, et que j’attendrais encore, pour songer à réformer ma vie, que le soleil eût visité ses douze demeures. Je lui demandai où il avait laissé don Fernandès? — Dans une posada, non loin d’ici, encore revêtu de son habit d’hermite et de sa longue barbe, ornement qu’il veut conserver jusqu’après son entrevue avec sa tendre moitié. — Contez-moi comment s’est passée la vôtre avec ce mari jaloux, et comment vous l’avez arraché à sa caverne. — Je laisse au père don Augustin l’honneur de la narration. Il a joué le premier rôle, il est juste qu’il parle le premier. Après le déjeûné, je présentai mon ami à don Pacheco et à sa fille; il fut ébloui de la beauté de Séraphine. Je voudrais bien, me dit-il tout bas, faire un Ménélas du seigneur de la Roca. Don Pacheco le pria à dîner, lui offrit une chambre chez lui; mais don Manuel était trop épris de sa liberté, pour se soumettre à la moindre dépendance.
Nous nous rendîmes ensuite, chez don Augustin, que j’embrassai avec bien du plaisir; je lui demandai s’il avait été content de son compagnon de voyage. — Oui, il a toujours eu de l’appétit, de la gaîté et de la complaisance pour moi, et il a suivi le conseil que saint Paul donnait à Timothée: modico vino utere propter stomachum. Après quelques autres propos, il me fit le récit de son voyage. «Le septième jour, nous arrivâmes à dix heures du matin à l’hermitage de don Ambrosio. Il était assis devant sa porte, mangeant un morceau de pain qu’il partageait avec son chien. Sa longue barbe, ses cheveux hérissés, sa peau rembrunie, lui composaient une physionomie terrible. Je crus voir Caïn après l’assassinat de son frère. A notre approche il se leva: son fidèle Acate commença à gronder; mais il le fit taire. Dès qu’il eut reconnu don Manuel, il lui demanda de ses nouvelles et de celles de l’officier français; il nous invita ensuite à nous asseoir. Je n’ai pas, dit-il, de chaise à vous offrir, mais j’ai creusé un canapé au pied de ce rocher; le siége est un peu dur, mais il est analogue à mon hermitage. Je commençai par lui demander s’il était heureux au milieu de ces rochers. Non, me dit-il; mais je serais plus malheureux ailleurs: le bonheur n’existe nulle part. — Pardonnez-moi: soyez bien avec Dieu, aimez et secourez vos semblables, vous trouverez du repos et quelque félicité sur la terre. Point de crimes sans remords, point de vertus sans consolation. L’impétuosité des passions nous pousse sur des écueils où notre raison et notre bonheur se brisent; vous avez écouté la vengeance et la jalousie, et vous êtes tombé dans l’abîme du malheur. — Mon père, vous connaissez donc mes infortunes? Vous savez qu’une femme infidèle et parjure... Vous savez que j’ai puni le perfide? — Je sais tout; je sais qu’un épais nuage a offusqué votre raison, et quelle fureur s’est emparée de vos sens: mais votre épouse est vertueuse; votre prétendu rival vit encore, et n’est point coupable. — Que me dites-vous, s’écria-t-il! est-il possible? Non, je ne puis le croire. Alors don Manuel a pris la parole, et lui a conté les amours et le mariage du comte d’Avila, la douleur, la retraite de dona Francisca, et en même temps il lui remit de ses lettres écrites au comte ou à sa femme. En les lisant don Fernandès soupirait, sanglotait; ensuite il s’écria: Malheureux que je suis! j’ai outragé la vertu, l’innocence, l’humanité! O chère Francisca! pardon! pardon! Mais non, je suis trop criminel, j’en suis indigne. Rassurez-vous, lui dis-je: la vertu, la sensibilité pardonnent aisément au repentir. C’est la Providence qui nous envoie pour vous dessiller les yeux, et dissiper des soupçons qui offensaient deux êtres vertueux. Don Manuel lui apprit alors que sa femme, sept mois après son départ, lui avait donné un fils, et qu’elle s’était retirée avec lui et sa mère dans la nouvelle colonie de la Sierra-Moréna, où ils vivaient du produit d’un petit jardin. A ces nouvelles, don Fernandès, transporté de joie, baisa la main de don Augustin, et lui dit: «Mon père, vous êtes un de ces anges qui apparurent à Abraham, et vous descendez sur la terre pour me réconcilier avec la vie et avec Dieu: oui, avec Dieu, car, dans mon malheur, je l’accusais, je le méconnaissais! Recevez le vœu que je fais de jeûner tous les vendredis pendant trois ans, et d’aller dans un an à Saint-Jacques-de-Compostelle à pied, pour remercier le Ciel des grâces dont il me comble.» Don Augustin ajouta: J’aurais voulu m’opposer à ce pèlerinage; je n’aime pas qu’on abandonne sa famille et ses affaires pour aller courir le monde; nos prières montent au Ciel de tous les coins de la terre; mais ce n’était pas le moment de réprimer sa dévotion, et de borner sa reconnaissance envers l’Être-Suprême. Don Fernandès fit ses adieux à la caverne, baisa son crucifix, et nous partîmes aussitôt. Il a voulu garder sa barbe et son habit d’hermite, pour s’assurer par lui-même si sa femme l’aimait toujours, et lui pardonnerait ses fautes.
Après cet entretien, nous quittâmes don Augustin pour aller faire une visite à don Fernandès; il me reconnut, et me fit les plus tendres remercîments du service important que je lui avais rendu. O Providence! s’écria-t-il, si vous n’arrivez pas à ma caverne à l’entrée de la nuit, si, peut-être inspiré par Dieu même, je ne vous conte pas mon histoire, j’étais perdu à jamais! Vingt fois j’ai été sur le point de me poignarder, et tôt ou tard j’aurais succombé à mon désespoir. Il venait d’écrire au comte d’Avila, et il nous fit la lecture de sa lettre.
«Je rougis, monsieur le comte, je frémis de l’excès de mes torts; vous avez pardonné le crime de l’amour et de la jalousie, et votre générosité me rend encore plus coupable. Je vous dois mon retour à la raison, une femme adorée, et le bonheur du reste de ma vie; jugez de la force de mes remords et de la vivacité de ma reconnaissance. Je dois consacrer mes jours à l’expiation de ma faute, et à l’homme généreux que j’ai si cruellement offensé: je serais le plus ingrat, le plus lâche de tous les hommes, si j’oubliais vos bienfaits. Adieu, monsieur le comte, plaignez mes erreurs, oubliez-les, et accordez-moi, avec votre commisération, quelque peu d’amitié.»
Après cette lecture, nous arrêtâmes notre voyage pour le surlendemain. Don Fernandès voulait partir ce même jour; mais je lui fis entendre que, comblé des bontés de don Pacheco, l’amitié et la décence me défendaient un départ si précipité. Je lui dis que j’avais une lettre du comte d’Avila pour dona Francisca: il a voulu la prévenir de votre retour pour la préparer à votre vue, et affaiblir l’impression trop vive d’un bonheur inattendu. — Je ne crois pas qu’elle puisse me reconnaître sous cet habit d’hermite, et sous mon nouveau visage, défiguré par les souffrances et par ma longue barbe.
Retourné chez don Pacheco, je lui annonçai, avec un vif serrement de cœur, mon départ prochain. Séraphine en pâlit; son père s’écria: Pourquoi n’ai-je pas deux filles! Mais vous serez toujours mon enfant. Un moment après il me conduisit dans son cabinet, prit dans son bureau une bourse pleine d’or, et me l’offrit en me disant: Vous m’avez prêté, permettez que je vous rende le même service: tout voyageur a besoin d’argent. Comme je refusais, il s’écria: Quoi! j’accepte l’argent d’un gentilhomme français, et vous refusez celui d’un hidalgo espagnol, du conde de Montijo! Je compris que sa fierté serait blessée, et j’acceptai cent piastres, en lui disant qu’une plus grande somme m’embarrasserait. Fort bien, répondit-il; mais jurez-moi sur votre épée, foi de chevalier, que toutes les fois que vous aurez besoin de ma bourse, ou de quelque autre service, vous aurez recours à moi, à moi le premier, et à moi seul. J’ai toujours dans mon coffre deux cents quadruples, soit pour mes amis, soit pour les malheureux, et pour laisser des messes après ma mort. Je mis la main sur mon épée, et prêtai le serment.
La veille de mon départ je soupai avec cette aimable famille; mais je leur persuadai que nous nous reverrions le lendemain à déjeuner. Cependant Séraphine, en me quittant, me dit en me serrant la main: Mon cher don Louis, je ne vous oublierai jamais; puissiez-vous être aussi heureux que vous le méritez, et que je le désire! Rappelez-vous souvent que vous avez une tendre amie à Cordoue. Son mari, présent à ces adieux, me jurait aussi la plus vive amitié. A demain, ajoutèrent-ils en se retirant. Jamais, jamais, dis-je tout bas, l’ame oppressée; nous nous sommes parlé pour la dernière fois. Je sortis de la maison à la pointe du jour, favorisé par le fidèle Antonio, qui était dans ma confidence. J’avais pris congé de don Augustin, qui me dit: J’éprouve en vous perdant la même douleur que Tobie ressentit au départ de son fils. Je prierai tous les jours pour votre conversion; si la grâce ne vous éclaire pas, je mets ma confiance en la miséricorde de Dieu: j’espère qu’il vous pardonnera vos erreurs en faveur de vos vertus, comme j’espère qu’il aura pardonné aux sages de l’antiquité.
Don Manuel et don Fernandès m’attendaient; la voiture était devant la maison, et nous partîmes aussitôt. Je m’écriai à la porte de la ville: Adieu, don Pacheco! adieu, belle Séraphine! adieu, tendres et généreux amis! c’en est fait, je ne vous verrai plus! Qu’un voyageur est malheureux s’il est sensible! son cœur s’attache, s’abandonne à l’amitié, et se lie par des nœuds qu’il faut rompre bientôt et pour jamais.
Tandis que je me livrais à ces réflexions, don Fernandès, de son côté, rêvait à sa femme, à son enfant, et au bonheur qui l’attendait. Le poète du Toboso, ennuyé de notre taciturnité, se mit à chanter une romance qu’il avait faite jadis pour une maîtresse qui l’avait trahi.[74] Son chant fini, nous lui demandâmes le récit de la perfidie de sa Corine. — La voici.
«J’étais, à Tolède, fort épris de la belle dona Maria, jeune fille, vraie rose du printemps; elle recevait avec bonté mon encens et mes vœux. J’ai composé pour elle plus de vers que l’été ne produit de chenilles. Je passai la plus grande partie des nuits à jouer de la guitare sous son balcon, et à m’enrouer en chantant ses attraits célestes, et mon amour et mes souffrances. Le jour je me promenais dans sa rue, où nous avions avec les doigts une conversation suivie et intéressante. Dimanches et fêtes je ne bougeais de l’église où elle venait sous les ailes de sa mère; je la suivais dans les processions. Enfin l’amour avait versé un baume divin dans la coupe de ma vie; je n’aurais pas troqué un cheveu de dona Maria contre les trésors de Notre-Dame d’Atocha ou de Lorette; je préférais un de ses regards, un de ses baisers envoyé avec ses doigts, aux faveurs de Vénus ou de la belle Hélène. Enfin, pour jouir d’une félicité ineffable et éternelle, je lui proposai de couronner secrètement ma tendresse des myrtes de l’hymen: elle écouta mes vœux d’une oreille indulgente. Nous convînmes qu’après le mariage nous irions à Madrid attendre le consentement de ses parents. Mais comme l’argent est le nerf de l’amour ainsi que de la guerre, il fut décidé dans notre conseil que j’irais au Toboso lever quelque petit impôt sur mes oliviers et sur mes vignes. Je partis après de longs regards et de tendres adieux. Arrivé au Toboso, je vendis ma récolte pendante de vin et d’huile; je me défis, au grand scandale de ma famille, d’un petit saint Joseph d’argent qui existait dans la maison depuis cent ans, et qui en était le palladium. Je donnai à très-bon compte, à une dévote, cinq ou six reliquaires que jadis mon aïeul avait apportés de Rome. Mon petit pécule amassé, après trois mois d’absence, je retournai à Tolède enivré d’espérance et d’amour. Si ma mule avait eu les ailes de l’hippogriffe, j’aurais encore trouvé son allure trop lente. Je la poussais, je la piquais; la pauvre bête a failli d’en crever. J’entre enfin dans Tolède, fatigué, brisé, mais ivre de joie. Dès que la nuit, doux astre des amants et des voleurs, eut étendu son manteau noir sur la ville, je courus sous le balcon de ma bien-aimée; je fais résonner ma guitare; ma verve s’échauffe; j’improvise, je chante les couplets les plus tendres, les plus flatteurs; je lui donne la palme de la beauté; Vénus était jalouse de ses charmes; Jupiter aurait répudié Junon pour elle: mais j’ai beau chanter, personne ne paraît, ne répond, pas même les échos. J’ouvre l’oreille, j’écoute encore; même silence. Enfin, l’aube du jour commençant à percer, je me retire étonné, affligé, confondu. Qu’est devenue, disais-je, la belle Maria? Serait-elle en proie à quelque maladie, à quelque médecin? Serait-elle, comme Danaé, renfermée dans une tour? Ah, j’en jure par le Styx, nouveau Jupiter, je pénétrerai dans sa prison, et l’hymen recevra mes serments sur l’autel de l’amour. Cependant, quand le soleil parut dans toute sa pompe, que le pauvre artisan, que l’avide marchand eurent ouvert leurs magasins, que les chanoines eurent fini leurs matines, je courus dans le voisinage de la maison de ma divinité pour avoir de ses nouvelles. Par la triple Hécate! quel coup de foudre! mon amante, ma future épouse était depuis trois jours la femme de don Pablo, y Alessandro, y Timoleon Villa-Franca, neveu du corrégidor. A cette nouvelle, d’abord pâle d’étonnement, et ensuite rouge de colère, après une diatribe virulente contre tout le sexe en masse, je résolus de me battre avec mon rival, pour savoir à qui resterait sa femme. Si Pâris et Mélénas avaient fait de même, ils auraient épargné bien du sang et de l’argent; et Troye, peut-être, existerait encore! Marchant d’un pas rapide pour aller chercher mon épée, je rencontrai un de mes amis qui me demanda où je courais avec l’air du Jupiter tonnant du Capitole. — Je vais foudroyer el senor don Pablo, y Alessandro, y Timoleon Villa-Franca, qui m’a ravi mon épouse. — Pourquoi te fâcher? il te la rendra volontiers dans six mois; mais laisse-le vivre encore deux heures, et allons déjeûner chez moi: tu en auras plus de courage et de vigueur. — Je n’ai jamais refusé un bon repas; mais mon rival n’en mourra pas moins. Cependant je le suis à son logement, où, le verre à la main, je lui contai mes amours, et leur triste péripétie. Mon ami, qui avait fait un cours de théologie à Salamanque, et qui alors fesait un cours de philosophie-pratique à l’école de Bacchus et de Cypris, me régala de très-bon vin; et tandis qu’il remplissait mon verre qui se vidait comme le tonneau des Danaïdes, il me cita, pour consoler mon amour, ou plutôt ma vanité, tous les exemples, puisés dans la mythologie ou dans l’histoire, des amants ou des époux trompés par ce sexe. Vénus avait trahi Vulcain; Alcmène Amphytrion, Hélène Mélénas: te nommerai-je, disait-il, Clytemnestre, Pompeia femme de Jules-César, Faustine d’Antonin-le-Pieux? maintenant je vais te citer les infidélités des femmes modernes. Arrête, lui dis-je, tu n’as pas une poitrine assez forte pour un si long récit; mais il me vient une idée lumineuse: peux-tu me prêter un habit noir? — Oui; pourquoi faire? — Je suis veuf, je vais prendre le deuil de ma femme. Il me faut des pleureuses et un crêpe noir. — Je puis te prêter tout cet attirail. J’ai quitté depuis peu le deuil de mon oncle, dont jetais héritier, et dont tu bois le bon vin en ce moment. — Voilà un excellent oncle, de mourir exprès pour te laisser sa cave. Il m’alla chercher son habit noir. Je m’en revêtis; j’attachai à mon chapeau un crêpe d’une aune de longueur, et à mes manches des pleureuses de six pouces de large; et ainsi équipé, j’allai chez dona Maria Villa-Franca. Je la trouvai avec son époux au milieu d’un cercle nombreux. Dès qu’elle m’aperçut elle jeta un grand cri, et puis, tâchant de se remettre, elle vint à moi, et me demanda de qui je portais le deuil. Hélas, lui répondis-je d’un ton larmoyant, de feu mon épouse dona Maria que j’ai perdue pendant mon voyage au Toboso. A ces mots elle devint rouge comme la fleur du caroubier, et s’éloigna en silence. D’autres personnes me firent la même question, et je fis la même réponse. Tous les témoins, hors les deux époux, riaient dans leur barbe, et fesaient leurs efforts pour ne pas éclater; et moi je conservai toujours mon air grave et affligé. Lorsque j’eus assez joui de ma vengeance et de mon petit triomphe, je m’éclipsai tout doucement, et j’allai promener mon deuil dans la ville. Mon veuvage devint le sujet de tous les entretiens. Ordinairement on rit des amants disgraciés qui pleurent leur infortune; mais ici les rieurs furent pour moi. Je traînai ainsi mon deuil pendant trois jours, et je ne le quittai que sur les instances de quelques amis que les nouveaux époux firent agir auprès de moi.»
Ce récit nous mena jusqu’à la venta Adelcolea, qui est à deux lieues de Cordoue. C’est un vaste bâtiment où sont attachés une chapelle, et un jardin très-agréable planté de figuiers et d’orangers. C’était dimanche: notre calessero voulut s’arrêter pour entendre la messe. Heureusement un moine récolet, qui venait d’arriver, nous offrit de la dire: nous acceptâmes son offre. Il prit aussitôt une vieille chasuble, se lava les mains, et nous expédia une messe en dix minutes. Pendant la célébration, j’examinai de petites planches, où étaient peints des malades qui avaient obtenu leur guérison par le secours des animas beneditas. Après la messe, nous invitâmes le récolet à déjeuner avec nous. Il officia encore mieux à table qu’à l’église, et quand il eut avalé quelques verres de vin, il nous fit des contes aussi graveleux que plaisants. Ensuite il nous parla de son patron saint Dominique et de ses miracles; il nous assura que ce saint avait prédit sa mort, et avait déclaré en mourant, à cinquante-un ans, qu’il avait conservé sa virginité. Don Manuel lui demanda si à sa mort il ferait le même aveu. Le récolet répondit qu’il ne savait s’il pourrait parler à l’article de la mort.
Au sortir de cette venta, nous passâmes le Guadalquivir sur un très-beau pont. Nous étions à l’entrée de cette Bétique, jadis si célèbre, si florissante, aujourd’hui semblable à un champ ravagé par le passage d’une armée. Cependant en approchant d’Andaxar, nous trouvâmes des plaines assez bien cultivées; nous y vîmes surtout une grande quantité de melons et de citrouilles. A Guarda-Romana, que l’on prononce Guarraman, nous fûmes étonnés de voir des maisons en pierre de taille et bien bâties. Elles sont réunies quatre à quatre, ont la même façade, et de petits jardins en décorent l’entrée: nous voyions des vases de fleurs sur les croisées, et des berceaux d’enfant, des rouets devant les portes. Dans les jardins, des hommes cultivaient la terre, des enfants jouaient, couraient ou conduisaient des moutons: des femmes proprement vêtues tournaient le rouet ou allaitaient leur enfant, ou avaient l’aiguille à la main. Cette terre e lieta, e dilettosa, me dit le poète de la Manche, est très-poétique, et vaut beaucoup mieux que la vallée judaïque qu’arrose le torrent de Cédron: si j’étais le roi catholique, je peuplerais ce canton des bergers et des bergères de l’Arcadie, ou de lu Sicile. — Et moi, j’y transporterais des hommes robustes, au lieu de les envoyer exploiter des mines au Mexique ou au Pérou.
La colonie était un assemblage d’Allemands, de Français et d’Espagnols. Nous trouvâmes devant la porte d’une maison un vieux Alsacien, assis sur un banc de pierre; ses cheveux blancs, la sérénité de son visage, l’air riant dont il nous salua, nous engagèrent à l’aborder. Il nous dit: je suis un des premiers fondateurs de la colonie; nous y avons été attirés par don Pablo Olavide, au nombre de six mille Allemands: ce pays, que l’on nous avait vanté, n’était alors qu’une solitude couverte de forêts de sapins, le repaire des loups et des brigands, et l’effroi des voyageurs. Nous n’y trouvâmes pas même de l’eau pour boire; aussi dans les premières années, un grand nombre d’entre nous ont péri de tristesse et de maladies épidémiques. J’ai échappé à la mort; mais je travaillais tout le jour comme un esclave, et je baignais souvent de mes larmes le morceau de pain que je mangeais: j’ai vu mourir à mes côtés ma femme de misère et d’excès de travail, et mon enfant âgé de deux ans. Mais enfin le ciel a eu pitié des nouveaux colons, et vous voyez qu’après tant de travaux et de souffrances, la colonie commence à prospérer. En arrivant on donna à chaque famille un pic, une bêche, une hache, un marteau, une faux, une charrue, des vases et des plats de terre, deux couvertures de chanvre et de laine: dans la suite on distribua par ménage deux vaches, cinq brebis, cinq chèvres, cinq poules, un coq et une truie pleine, du grain et des légumes pour notre semence et pour nourriture. Nous félicitâmes ce bon vieillard de son bonheur. — Dites de mon repos, car le bonheur, je ne l’attends qu’au ciel. Il nous avoua ensuite qu’il était luthérien; cependant qu’il ne croyait pas offenser Dieu, en allant le dimanche à la messe; qu’il n’avait jamais pu se soumettre à la confession; mais qu’après quelques admonitions on l’avait laissé tranquille. En nous quittant, il nous présenta un très-beau melon, dont il ne voulut recevoir aucun salaire.
En continuant notre route, nous nous élevions insensiblement; les aspects devenaient plus variés, plus romantiques; en approchant de la Caroline, nous nous arrêtâmes sur le sommet d’un coteau, d’où nous apperçûmes cette ville naissante; nous découvrions de tout côté des prairies fertiles, couvertes de vaches, de poulains, de chevaux et de jeunes mulets; nous voyions des habitations modestes, où de nouveaux colons, oubliant une patrie ingrate, étaient venus en adopter une autre sous un ciel plus doux et plus ami. Don Fernandès, à l’aspect de l’asile où était sa femme, pleura d’attendrissement; nous avions mis pied à terre, et par une belle route bordée de peupliers, d’aloès, de figuiers et d’oliviers, nous descendîmes à la ville; il était midi, lorsque nous y entrâmes. Don Fernandès me pria d’aller chez l’alcade m’informer de l’habitation de dona Francisca; elle n’était qu’à un mille de la Caroline. Nous dînâmes à la hâte, malgré l’avis de don Manuel, qui disait qu’il aimait les messes courtes et les longs repas. Le dîné expédié, nous partîmes pour l’habitation de dona Francisca; la route en est très-agréable. Nous étions encore à cent pas de la maison, lorsque don Fernandès s’écria: Je vois ma femme! c’est elle-même avec sa mère; courez, mes chers amis; allez la prévenir; sollicitez ma grâce, je vous attends sur cette pierre.
Nous trouvâmes dona Francisca devant la porte de sa maison, tenant son enfant qu’elle fesait sauter, en lui fredonnant une chanson: sous l’habit grossier d’une villageoise, l’éclat de ses yeux, sa figure noble et touchante brillaient comme une rose, au milieu des feuilles du buisson qui l’enveloppent.
Sa mère était à ses côtés, tournant le rouet, et environnée de poulets, de poules et de canards; plus loin un Allemand robuste, leur sociétaire, tirait de l’eau d’un puits. A notre approche, dona Francisca se leva, nous regardant d’un œil étonné. Après l’avoir saluée, je lui présentai la lettre du comte d’Avila. Ah! s’écria-t-elle, je suis ravie d’avoir de ses nouvelles: comment se porte cet ami généreux? Je l’assurai du bon état de sa santé; elle ouvrit aussitôt la lettre. Lorsqu’elle fut à cette phrase, ces messieurs vous donneront des nouvelles de votre mari, son visage s’altéra, ses mains tremblèrent. Où est cet infortuné, dit-elle, en gémissant; que fait-il sans moi, loin de moi; m’a-t-il oubliée? de grâce, répondez. — Non, madame, vous êtes toujours dans son souvenir; il vous aime toujours: il brûle du désir de vous revoir. — Et pourquoi ne vient-il pas? — Madame, cet hermite que vous voyez sur cette pierre est mieux instruit que nous; il a vu don Fernandès, lui a parlé: voulez-vous qu’il vous donne de ses nouvelles? — Oui, courons; et aussitôt elle donne son enfant à sa mère, précipite ses pas, arrive tout essoufflée, et interroge son époux, sans faire attention à sa figure. Madame, lui répond don Fernandès vivement ému et d’une voix tremblante, sa santé a résisté à ses chagrins et à ses remords; il brûle de vous voir, et de solliciter à vos genoux son pardon, l’oubli de sa barbare jalousie. — Ah! qu’il vienne, qu’il m’aime, qu’il paraisse, et tout est pardonné! A cette exclamation don Fernandès tombe à ses pieds, et sans pouvoir proférer une parole, prend sa main, la baigne de ses larmes. Dona Francisca très-étonnée, s’écrie: O ciel! que faites-vous? qui êtes-vous? — Je suis ce malheureux... Sa voix fut étouffée par ses sanglots. Sa femme le regarde alors plus attentivement, croit reconnaître sa voix, ses traits, mais n’ose encore se livrer à la joie, et prodiguer ses caresses. Ah! s’écria-t-elle avec la plus vive émotion, dissipez mon doute, mes craintes: don Fernandès, est-ce vous? — Oui, ma chère Francisca; c’est ton époux qui implore ta pitié. A ces mots, elle s’élance à son cou, l’embrasse, le presse dans ses bras, et arrose son visage des larmes de la joie et de la sensibilité. Mais bientôt elle succombe, se trouve mal, son mari la soutient, la fait asseoir, et la rappelle à la vie par les expressions les plus tendres et les plus vives caresses. La mère de dona Francisca accourut à cette scène, leur enfant dans ses bras: don Fernandès, oubliant son habit et l’épaisseur de sa barbe, veut embrasser son fils qui, effrayé de la longue barbe, comme jadis Astianax le fut des plumes du casque d’Hector, recule en jetant un cri d’effroi. La bonne mère même repoussa don Fernandès. Sa femme, revenue de sa défaillance, lui dit: Ma mère, c’est don Fernandès, votre fils, mon époux. Elle ne pouvait se le persuader; mais l’air riant et animé de sa fille, les caresses qu’elle prodiguait à cet hermite dissipèrent tous ses doutes; et à son tour, elle embrassa son gendre, qui prit son enfant dans ses bras, le regarda long-temps, et vit avec plaisir qu’il avait le front et le nez de son père, et les beaux yeux de sa mère. Après cette scène touchante, nous prîmes congé de ces deux époux, qui nous firent promettre de revenir le lendemain dîner avec eux. Ben ama quien nunca olvida,[75] dit en nous allant le poète de la Manche. Convenez, répondis-je, que le mariage a plusieurs mois de la lune du miel? — Oui, comme l’hiver a parfois de beaux jours. Al buon dia abre la puerta, e para el malo te appareja.[76] — Puisque, mon cher, vous vous jetez dans les sentences, voici la mienne: Amare et sapere vix à Deo conceditur.[77] — Laquelle aimez-vous mieux de ces deux reconnaissances matrimoniales, celle de don Fernandès, ou celle d’Ulysse. — Je n’aime ni les haillons d’Ulysse, ni le pied de bœuf qu’on lui lance à la tête, ni son combat avec le mendiant Irus, auquel il brisa la mâchoire; je n’aime pas davantage la traduction de madame Dacier.
Ainsi devisant, nous rentrâmes dans notre auberge, la seule du pays; elle porte le nom de Funda et non de Posada ou Venta, parce que dans la Funda on vous donne à manger, ce qui arrive rarement dans les autres auberges.
Le lendemain, avant de nous rendre chez les deux époux, nous parcourûmes cette ville naissante; elle est située sur une jolie montagne; elle a plusieurs grandes rues, percées en lignes droites et ornées de statues et de ponts. Les maisons sont bâties sur un plan uniforme et sans ornement. Au centre de la ville est une place octogone entourée d’un portique, c’est là où se tient le marché: tout le plateau de la montagne est en potagers, et planté en avenues d’ormes encore bien jeunes. Les jardins des environs sont charmants. Les terres novales promettent l’abondance; partout on creuse des puits: on a recueilli dans les montagnes les eaux qui se perdoient en ruisseaux; elles forment aujourd’hui des canaux d’irrigation, et remplissent les abreuvoirs: déjà s’élèvent cinq villages: au centre de chacun d’eux on a bâti une petite église avec son presbytère, une prison, la chambre de la junte, et un hospice.
Vers le midi nous nous rendîmes chez don Fernandès, nous trouvâmes les deux époux occupés des apprêts de notre dîné; don Fernandès avait fait sa barbe, arrangé ses cheveux et quitté son habit d’hermite: ce n’était plus le même personnage; le sale hermite était devenu un beau jeune homme, il avait repris la fraîcheur et le coloris de la jeunesse. Je lui en fis mon compliment; le poète du Toboso le compara à Jason rajeuni par Médée. «Voilà, dit don Fernandès, en désignant son épouse, la magicienne qui m’a rendu la jeunesse.» Dona Francisca nous parut aussi briller de nouveaux charmes; le contentement et le bonheur lui avaient rendu toute sa beauté. «Vous me trouvez, dit don Fernandès, dans une occupation très-agréable: je suis devenu le maître-d’hôtel, le premier officier de la maison, et l’intendant du jardin. Chaque emploi me procure une jouissance nouvelle; mais nous attendons pour dîner notre commensal, c’est le curé. Les nouveaux colons ont été obligés de se réunir par groupes pour subsister avec plus d’aisance. «Oui, ajouta dona Francisca, nous avons associé ce curé à notre pauvreté, et il nous a rendu de grands services, celui entr’autres d’adoucir mes peines, en me parlant de Dieu, de sa miséricorde, de la récompense attachée à la vertu, souvent même dans ce monde: il ne m’a pas trompée, le ciel a eu pitié de moi, et m’a rendu le père de mon enfant, l’époux qui fait le charme de ma vie.
Le bon curé arriva; nous nous assîmes sur des chaises de paille, autour d’une table ronde de bois blanc, dans une chambre dont les quatre murs très-blancs, n’avaient pour décoration qu’une image de la Vierge: les couverts étaient de buis, les assiettes d’argile; deux amphores de terre contenaient le vin et l’eau; un potage à l’huile, une poule au riz et au safran, des tomates, des œufs, du beurre, chose assez rare en Espagne, nous offrirent un festin que je trouvai délicieux, autant par l’appétit qui l’assaisonnait que par la gaîté du local, la vue de la campagne, la douceur et la simplicité de ces mœurs patriarchales, et surtout par l’aspect du bonheur des deux époux, redevenus amants.
Don Manuel qui trouvait le vin bon, et qui le tempérait rarement par l’eau des Naïades, dit au curé: Avouez que nous avons plus d’obligation au patriarche Noé, qu’à tous les saints de la légende? — Oui, il a sauvé dans son arche tout le genre humain, et tous les animaux de la terre. — Tant pis, il aurait du laisser noyer les crapauds, les taupes, les serpents, les chenilles, les araignées, les scorpions, les tigres, les léopards, les loups et tant d’autres animaux qui désolent et infestent ce globe sublunaire; il aurait eu moins d’embarras dans son coffre, et nous aurait rendu un service signalé; mais si ce grand patriarche a planté la vigne, c’est par ce bienfait qu’il a mérité notre reconnaissance, et de vivre neuf cents ans. Buvons à sa santé! On dit que les Stoïciens conseillaient de s’enivrer quelquefois pour relâcher l’ame, et que le sage Socrate avait remporté dans une orgie la palme d’un défi entre les buveurs. Allons, monsieur le curé, buvons à la santé de Socrate! Dulce est desipere in loco.[78] Je bois, répond le curé, à la santé du comte Olavide, notre protecteur, notre père, et de cette aimable compagnie. Nous répondîmes tous à cette santé, et bûmes au comte Olavide, le bienfaiteur des humains. Dites-moi, monsieur le pasteur, reprend don Manuel, vous qui êtes dans le secret de l’église, pourquoi les hommes n’ont pas été meilleurs après le déluge et après la mort de notre Seigneur? pourquoi, comme dit Horace, l’espèce humaine va toujours en dégénérant? Pourquoi les hommes sont toujours méchants et fripons, et les femmes coquettes et volages. — C’est qu’ils abusent de la liberté que Dieu leur a laissée. — En ce cas il leur a fait un mauvais présent. Permettez-moi une autre question. Pourquoi les théologiens font-ils du Dieu d’Abraham et de Jacob un Dieu de colère, toujours armé de la foudre pour exercer ses vengeances et écraser de petits insectes comme nous? Il me semble que le pardon des injures est une vertu, et la clémence un des attributs de la Divinité? — Saint Thomas et saint Augustin vous expliqueront ces mystères; quant à nous, notre devoir est de nous soumettre... Pour changer la conversation, et tirer d’embarras ce pauvre pasteur, je lui demandai quels étaient le régime et les lois de ce nouvel établissement. On accorde, me dit-il, vingt ou trente acres de terre à une famille, sous la condition qu’elle les fera valoir pendant dix ans. Jusqu’après ce terme, elle ne paye aucun impôt; les dîmes ne sont perçues qu’au bout de quatre ans; les colons, ou leurs héritiers, ou leurs domestiques, ne peuvent quitter de dix ans la portion de terre qui leur a été concédée. A l’expiration de ce terme, s’ils veulent s’y fixer, la terre leur est donnée à bail, et elle paye un petit cens. Le roi fournit les semences de blé; mais, après la moisson, il faut rendre la même quantité. Le roi, de plus, donne quelques instruments aratoires, et les murs des maisons sont bâtis à ses frais. Il y a dans chaque district des écoles situées à côté des églises, où l’on apprend aux enfants la doctrine chrétienne et la langue espagnole; mais il est défendu de leur enseigner la grammaire ni aucune autre science: il ne faut au laboureur que des bras, de la religion, de la morale, et des connaissances relatives à son état.
Don Fernandès nous proposa d’aller, au sortir de table, nous promener dans le district. Tout déjà prospérait dans cette terre, naguère inculte et hérissée de ronces. Elle produisait des légumes, des fleurs, du grain et du chanvre: des vignes, des oliviers, des mûriers, des pommiers et des cerisiers commençaient à s’élever, et à promettre leurs bienfaits aux nouveaux cultivateurs. Le contentement régnait sur les visages; la plupart avaient agrandi leurs logements, et embelli leurs jardins. Il me paraît, dis-je au curé, que Dieu bénit leurs travaux, que la fertilité descend sur cette terre. Mon ame jouit à la vue de cette nouvelle création, qui semble, pour ainsi dire, sortir du sein du chaos et de la désolation. Ce canton, me répondit le curé, nous rappelle l’Écriture-Sainte qui décrit ainsi ta vie champêtre des Hébreux: «La terre de Judas était fertile, chacun y cultivait son champ en paix; les arbres portaient des fruits, et chaque habitant était assis sous sa vigne ou sous son figuier.» Deux fois par an tous les colons et moi à leur tête, nous fesons le tour des campagnes en implorant les grâces et les bénédictions du Ciel. Ces rogations ont été établies par saint Mamert, évêque de Vienne. Ce saint, voyant son peuple affligé par des tremblements de terre et d’autres présages sinistres, ordonna, pour tous les ans, trois jours avant l’Ascension, des jeûnes et des prières solennelles. Bientôt les églises d’occident adoptèrent ces rogations; le concile d’Orléans ordonna aux maîtres d’exempter, ces jours-là, les domestiques de leurs travaux, afin que tout le peuple fût réuni pour gémir et prier.[79] Un concile de Mayence obligea les fidèles d’assister aux prières et aux processions couverts de cendres et pieds nus. Ces rogations, dis-je alors, nous viennent des Romains, qui, deux fois l’année, célébraient des fêtes en l’honneur de Cérès, pour en obtenir les biens de la terre: la première se fesait au printemps, la seconde à l’époque de la moisson.[80]
Nous étions alors devant une habitation très-bien cultivée, où je voyais grand nombre de colons occupés aux travaux de la campagne. Voilà, dis-je au curé, bien du monde réuni dans ce petit coin de terre? — Oui, et ce qui vous étonnera, c’est que tout ce monde n’est qu’une même famille, dont j’ai marié, la semaine passée, tous les individus à la fois. La maîtresse de l’habitation, veuve de quarante ans, par son activité, son industrie, et celle de feu son mari, a fait prospérer sa concession. Elle a quatre enfants mâles tous sortis de l’adolescence. Elle les rassembla, il y a environ un mois, pour leur faire le partage de ses biens. Elle donna à son aîné le champ qu’elle avait cultivé, parce que les lois de la Sierra-Moréna en défendent la division: elle distribua aux trois autres les fruits de ses économies, soit en bestiaux, soit en argent, en leur annonçant qu’elle allait se marier. Les trois fils aînés, tout aussi portés au mariage, avaient déjà fait leur choix, et n’attendaient que les bienfaits de leur mère pour épouser leurs maîtresses; ils lui avouèrent leur inclination, les quatre mariages furent arrêtés, et j’ai eu le bonheur de donner la bénédiction nuptiale, le même jour, à la mère et à ses trois fils. La paix, le travail, l’amour, l’aisance, mère de la concorde, règnent dans ces heureux ménages; c’est une faible copie de l’âge d’or: mais je crains que le bonheur de nos colons ne soit pas de longue durée; déjà j’entends le bruit sourd des murmures; tous les habitants ne sont pas également satisfaits de leur sort. — D’où peut leur venir ce mécontentement? — De l’inquiétude de l’esprit humain, de la paresse. L’homme désire l’aisance, et craint la peine qui la procure; il aspire au bonheur, et ne sait pas en jouir: cependant si le pays continue à être cultivé, il deviendra un des plus florissants de l’Espagne. Mais l’avenir m’effraie: cette colonie sera un jour négligée, abandonnée. — Il me semble pourtant que le gouvernement l’a prise à cœur, la protège fortement? — Oui, à présent il la soutient, la vivifie; mais je redoute la vengeance des moines: ils sont implacables. Don Pablo Olavide a fait sanctionner par le roi un article qui porte que l’on ne permettra dans la colonie aucune fondation de couvents des deux sexes, sous quelque motif ou dénomination que ce soit, et que les curés et les vicaires seuls régleraient tout ce qui concerne le spirituel. J’ai bien peur que cette clause ne renverse la colonie; le comte Olavide lui-même aperçoit des nuages; l’intrigue s’agite et travaille sourdement; les moines sont en campagne; mais il faut espérer que la Providence veillera sur nous, et protégera Israël contre les Philistins.[81]
L’approche de la nuit nous sépara. Les adieux furent touchants; les époux manquèrent d’expressions pour nous témoigner leur reconnaissance et leurs regrets de nous voir partir si tôt. Don Manuel souhaita à don Fernandès la longévité et les nombreux troupeaux d’Abraham; et à dona Francisca, qu’elle conservât, comme Sara, sa beauté jusqu’à soixante ans. Elle lui répondit: Que le Ciel, dans ma vieillesse, me laisse mon époux, mon enfant et la santé, c’est tout ce que j’ambitionne. Le pasteur promit au poète du Toboso de prier Dieu pour lui. Det vitam, det opes, répondit-il, je me charge du reste.[82]
En retournant à la Caroline, il me dit: J’aimerais assez cette vie poétique: un jardin, une petite maison, un beau ciel, un doux loisir, tout cela est séduisant; mais je voudrais, comme les patriarches ou les Musulmans, avoir dans ma chaumière un harem de trois ou quatre femmes, pour égayer ma solitude et amuser le bacha Soliman. Lorsqu’Apollon était berger, il poursuivait une bergère; cela occupe et fait passer le temps. Pour moi, lui dis-je, j’ignore où j’irai passer le mien; quoique jeune encore, ma vie a été si active, si agitée, qu’il me semble avoir vécu, comme Nestor, trois âges d’hommes. On a beau me crier aux oreilles que je suis libre, maître de ma destinée, je sens en moi quelque chose qui m’entraîne, me subjugue en dépit de ma raison et de ma volonté. Je lui confiai alors que mon projet était d’aller passer quinze jours à Valence, après quoi, de retourner dans mes pénates, pour vivre dans ma terre, et chercher une épouse selon mon cœur. Peut-être toutes les belles ne seront pas pour moi des nymphes fugitives. — Vous avez donc, me dit-il, la fureur matrimoniale? — Oui, je regarde le mariage comme l’état le plus près du bonheur. — Et moi, comme l’antipode. Pour se concentrer dans un ménage, il faut être dans son automne, et même entrer dans son hiver: alors l’imagination est refroidie, les sens sont affaiblis, les désirs rares et modestes, et c’est là ce qui constitue un mari parfait. — Mon ami, vos paradoxes ne feront pas fortune dans le monde. Mais voici un moment cruel pour moi; je vais partir pour Valence, où vous ne pouvez me suivre. — Pourquoi? — Vous avez juré sur les reliques de saint Vincent de ne pas y reparaître de deux ans. — Bah! s’écria-t-il, saint Vincent est un bon diable; il ne ne m’en voudra pas pour si peu de chose. Je brûle de revoir ma chère Euridice; comme Orphée, je m’ennuie de mon veuvage, et, comme lui, j’irais la chercher au fond des enfers. Mais je monte sur le trépied; loin d’ici, profanes! Odi profanum vulgus et arceo.
Ce poète aimable, décidé à me suivre, nous partîmes de la Caroline les premiers jours de février. Le printemps s’annonçait. Les Grecs plaçaient le temple d’Apollon à Delos, et celui de Vénus à Paphos ou à Gnide, et moi je choisirais l’Andalousie pour élever un temple au printemps. Celui du nord de la France a, comme certains écrivains, une réputation mal acquise; il n’y paraît que voilé de brouillards, et escorté des vents et des pluies: mais dans la Bétique ce dieu arrive sur des nuages d’or, promenés par les zéphyrs: la terre est en travail, enfante, et chaque jour fait éclore une fleur nouvelle et un plaisir nouveau. Oui, mon ami, ajouta le poète de la Manche, le Ciel sourit, s’ouvre, l’Amour descend, et verse dans ma coupe un baume céleste; la belle Clara m’attend couronnée de myrtes et de roses; je vais me précipiter dans ses bras, et me plonger dans un torrent de délices.
En descendant de la Sierra-Moréna, toute la belle décoration de la campagne s’évanouit: nous traversions des pâturages déserts, des villages délabrés et solitaires: par-ci, par-là, quelques vignobles, des champs de blé arrêtent les regards et consolent les voyageurs. Les habitants étaient vêtus d’une étoffe grossière, et ce qui affligeait le plus don Manuel, c’était d’y voir les femmes enlaidies. Ce pays, disait-il, est maudit de Dieu; sans doute c’est ici que s’est retirée l’une des dix tribus de Samarie que l’on cherche depuis si long-temps.[83] Tout-à-coup le calessero s’arrêta et s’agenouilla devant une croix qui bordait le chemin, marmotta quelques prières, et nous conta ensuite qu’au même lieu où cette croix avait été plantée, une sorcière, qui s’était changée en vache, avait tué un berger. Je lui demandai le motif de ce meurtre. — Elle l’aimait d’amour; mais comme elle était laide, vieille et sorcière, il ne voulut jamais l’écouter. — Cette sorcière, reprit don Manuel, était une vraie bête à cornes: si, au lieu de se métamorphoser en vache, elle eût pris la figure d’une jolie nymphe, le berger l’aurait traitée avec les mêmes égards que Jupiter eut pour la sensible Léda ou pour la belle Europe.
Après plusieurs jours de marche, nous dînâmes à Puente de la Hiquera, ville située sur une montagne. La fertilité des champs nous annonçait déjà le beau royaume de Valence. De cette hauteur nous jouissions de la vue d’une vallée charmante; nous dînâmes à la hâte pour descendre dans ce beau jardin, semblable à celui où Eve cueillit le fruit défendu, et dont Milton a fait une si belle description. Les chemins étaient bordés de groseilliers, d’oliviers, de légumes, de citrouilles, d’amandiers, de mûriers, de melons et de champs de blé. Tout brillait de fertilité et de l’éclat des fleurs; de petits canaux arrosaient ce pays enchanteur. La route qui le traverse est une des plus belles de l’Espagne. Nous trouvions des ponts superbes, des venta dans la situation la plus heureuse. Nous jouissions de la gaîté et des chants des cultivateurs, qui suspendaient leurs travaux et leurs chansons pour nous regarder passer. Ils nous criaient: Viandante, vaga usted con Dios y con la Virgen.[84] Les habitants de ces villages sont vêtus d’une chemise blanche et d’un tablier écossais; ils portent des chaussons bleuâtres et des souliers de chanvre qu’ils nomment alpargatas; ils mettent sur leurs chemises un petit gilet noir on écarlate où sont attachées des manches flottantes. Les femmes ont des corsets bleus de toile de coton garnis de larges rubans; elles entortillent leurs cheveux derrière la tête à la manière des Grecques; elles se mettent, pour ornement, une file de grandes perles et de petits jetons d’or qui descendent sur leur poitrine. Leurs habits propres et serrés développent l’élégance de leur taille.
Nous arrivâmes le soir dans une bourgade d’un aspect enchanteur; hommes et femmes étaient assis devant leurs portes; les chants, les guitares retentissaient au loin. Heureux enfants de la Nature, jouissez de ses faveurs! La terre vous prodigue ses fruits et les tableaux les plus riants; la douceur du climat vous donne l’enjouement et la santé; et à l’ombre de l’ignorance vous jouissez de cette heureuse incurie d’où naissent la modération des désirs et la quiétude de l’ame! Nous voulûmes acheter des oranges; une femme nous dit, «Venez en cueillir et mangez-en autant qu’il vous plaira». Nous la suivîmes accompagnés d’une troupe d’enfants pour qui nous étions un spectacle nouveau: don Manuel surtout attirait leurs regards. Je suis ici, me disait-il, un phénomène; j’ai cette obligation au monticule placé sur mes épaules. La femme qui nous conduisait dans son jardin n’avait que dix-sept ans, et déjà l’hymen lui avait donné trois enfants; elle nous avoua avec beaucoup d’ingénuité, que son petit Antonio était né avant le mariage; mais que son mari très-honnête homme, lui avait promis de l’épouser et lui avait tenu parole. Elle nous cueillit les meilleures oranges et en refusa le paiement, en nous disant que si Dieu prodiguait à l’homme les biens de la terre, c’était pour qu’il les partageât avec ses semblables. L’hospitalité règne chez ces habitants; mais ils regardent comme un vol le fruit que l’on emporterait dans ses poches.
Le lendemain nous n’avions plus que trois leguas pour arriver à Valence: les villages multipliés, la richesse de la campagne, tout annonce l’approche de cette grande ville: mon cœur palpitait de plaisir et de tendresse en songeant que j’allais embrasser don Inigo et sa charmante fille, qui semblait m’intéresser davantage à mesure que je me rapprochais d’elle. Don Manuel trépignait aussi de joie et sentait renaître tous ses feux pour la belle Clara; cependant, malgré son amour, il voulut s’arrêter pour déjeûner dans une auberge d’assez belle apparence. Le vin s’étant trouvé très-bon, j’eus beau l’inviter à se hâter pour Arriver de bonne heure, il me dit: mon ami, à table, festina lente; et tout à coup l’enthousiasme le saisit, et il improvisa et chanta ce couplet:
Nous partîmes enfin lorsqu’il eut fini son vin et sa chanson: à la dernière lieue nous mîmes pied à terre; une superbe allée, bordée de maisons de campagne, nous conduisit jusqu’au faubourg. En y entrant, le bruit des métiers, la multiplicité des boutiques, des cabarets, des petits chariots, l’agitation, le mouvement et le tumulte nous annoncèrent le voisinage de la grande ville. Au milieu du fracas et de la société des hommes, je sentis mon cœur oppressé; il me semblait qu’en quittant la campagne, son air pur, les bois, les vergers, leur calme heureux, leur douce solitude, j’entrais dans une vaste prison qui renfermait une infinité de malheureux; mais cette oppression cessa en approchant de la maison de don Inigo. J’entrai dans son cabinet sans me faire annoncer; il jeta un cri de joie en me voyant. Je me précipitai dans ses bras et je l’embrassai bien tendrement. Après nous être remis de ce trouble si doux, je lui demandai des nouvelles de Rosalie. Elle vient, me dit-il, d’éprouver un événement qui l’attriste et me comble de joie; elle a reçu, la semaine dernière, la nouvelle de la mort de son époux. Il s’était sauvé des prisons de Madrid, où ses dettes et son libertinage l’avaient fait en fermer. Poursuivi par des alguasils, il a voulu se défendre, il a blessé l’un d’eux d’un coup de poignard; mais aussitôt un coup de sabre lui a fendu la tête. Rosalie n’a pu refuser des larmes à la malheureuse destinée d’un homme qu’elle avait aimé, auquel un lien sacré l’unissait encore; et ce qui accroît sa douleur, c’est de le savoir mort sans confession, et condamné aux flammes éternelles. Elle le pleure tous les jours; mais j’espère que votre présence dissipera bientôt cet attendrissement et séchera ses larmes. Alors, sans lui faire annoncer mon arrivée, il l’envoya chercher. A ma vue son émotion fut si vive qu’elle fut obligée de se jeter dans un fauteuil, en s’écriant d’une voix faible: Que vedo el senor caballero don Luis! Je demandai à son père la permission de l’embrasser, ce qu’il m’accorda sans peine. Rosalie, en rougissant, me pressa légèrement dans ses bras. Sous son habit de deuil elle me parut encore plus jolie, son regard était doux et tendre, son air mélancolique, l’aimable pudeur fleurissait sur son visage. Vous avez donc pleuré, lui dis-je, un époux qui vous avait si lâchement abandonnée? — Oui, le malheur d’un homme doit faire oublier ses fautes. J’ai déjà récité bien des prières pour lui, et mon père m’a promis de faire dire cent messes pour le repos de son ame, si Dieu lui a fait la grâce de ne le condamner qu’au purgatoire. Que je serais tranquille si quelqu’un pouvait me l’assurer! Je lui dis que l’on devait tout espérer de la clémence du Père des humains.
Je logeai chez don Inigo qui me dit: Vous êtes chez vous, chez votre père; plus long-temps vous resterez avec nous, plus Rosalie et moi nous vous devrons de reconnaissance.
Don Manuel s’était logé à l’extrémité de la ville, chez un Juif; il m’avait promis de venir me voir le lendemain de notre arrivée: je l’attendis vainement; mais le matin du jour suivant, il entra dans ma chambre, l’air effaré, le visage blême; je lui demandai des nouvelles de sa santé. — Ah! me dit-il, je ne sais pas ce que devient mon ame, le trouble la saisit, je crois qu’elle veut m’abandonner et retourner à son premier gîte. — Est-ce que dona Clara vous a mal reçu? avez-vous à gémir de son inconstance? La chaste Pénélope n’a pas voulu reconnaître Ulysse? — Oui, c’est une volage, une perfide. Le soir même de notre arrivée, enflammé d’amour, sur les ailes de l’espérance, je volai chez elle, déguisé sous mon uniforme monacal; on m’introduit dans sa chambre sous le nom du père Chrisostôme; je comptais bien en avoir l’éloquence; je me préparais à une reconnaissance des plus pathétiques; mais cette nouvelle Dalila me regarda d’un air froid et dédaigneux. Je crus d’abord qu’elle ne me reconnaissait pas. Je me suis nommé, je lui ai demandé si elle avait oublié son poète, son ami. — Non, je me rappelle votre figure et votre serment: vous avez juré sur les reliques de saint Vincent, de ne pas reparaître de deux ans dans Valence; vous vous parjurez, vous profanez ce vêtement sacré, je ne veux point partager votre crime: tremblez, craignez les foudres du ciel, on n’offense pas les saints impunément; Dieu même venge les insultes faites à ses élus. Sachez que quarante-deux petits enfants s’étant moqués du prophète Élysée, et l’ayant appelé chauve, Dieu envoya deux ours qui les dévorèrent tous. D’abord étonné, glacé de cet accueil, je suis resté muet, pétrifié; mais bientôt l’indignation ranimant mes esprits, je lui ai dit: Je vois, ma belle, que si vous avez perdu la tête, vous n’avez pas perdu la mémoire et la langue; je ne vous croyais pas si savante. Qui diable vous a appris cette belle histoire des deux ours? Mais je vois que amor di donna, aqua in cestillo.[85] Au reste, je m’aperçois avec plaisir que de Magdeleine pécheresse, vous êtes devenue Magdeleine pénitente. Allons, touché de vos remords, je vais vous donner l’absolution. Alors, avec une sainte gravité, fesant sur elle le signe de la croix, je lui ai dit: Absolvo te à peccatis tuis, in nomine, etc. Je m’évadai ensuite; car je m’apercevais au feu de ses regards que la colère bouillonnait dans ses veines, et notum quid possit fœmina furens.[86] Je suis venu souper avec mon Hébreu. Fils de Jacob et de Rachel, lui ai-je dit, noyons mon amour et nos soucis dans le vin. Il n’y a rien de vrai, de solide que le plaisir et le bon vin, dissipat Evius curas edaces. Mahomet a dit que Dieu avait fait deux beaux présents à l’homme, les femmes et les parfums; il s’est trompé, il a voulu dire, les femmes et le vin. Lorsque nos têtes ont été échauffées des vapeurs de Bacchus, nous avons bu à la santé du diable, et l’avons prié à souper avec nous; ensuite, après avoir vidé nos flacons, et beaucoup ri de notre invitation au grand-maître des enfers, à minuit, à l’heure oh les sorciers vont au sabbat, où les démons remontent sur la terre, nous sommes allés paisiblement nous mettre dans nos lits.
Mais voici le pire de mon histoire: Un peu avant la naissance du jour, à l’heure des songes, je dormais profondément, lorsque j’ai vu entrer dans ma chambre des hommes vêtus de noir, ayant des têtes de mort sur leurs habits et des cierges à la main, et le diable à leur tête, le front armé de cornes, et les yeux ardents comme deux escarboucles; ils ont entouré un cercueil qui était au milieu de ma chambre; ensuite ils sont venus près de mon lit: j’étais dans une situation terrible, je suffoquais; une sueur froide m’inondait. Cependant voyant le diable si près de moi, j’ai fait un effort pour lui parler, et lui ai demandé, d’une voix faible et tremblante, ce qu’il voulait: Mon cher apostat, m’a-t-il répondu, tu m’as prié hier à souper avec toi, je t’en remercie; je viens à mon tour t’inviter à souper dans quatre jours dans mon palais avec Luther, Calvin, Pilate, Judas, Mahomet, l’empereur Julien, Henri VIII, Jean Hus et Jérôme de Prague; ce sont eux que tu vois autour de moi. A ces mots il a disparu, et a laissé dans ma chambre une odeur de soufre épouvantable: j’étais mourant, plus froid qu’un prédicateur qui reste court en chaire: je n’ai pu me rendormir; les rayons du jour ont dissipé mon effroi, et j’ai déjeûné avec mon israélite, qui, ni juif, ni chrétien, s’est moqué de mon songe, de la pythonisse d’Endor, de l’ombre de Samuel, qui fit si grande peur au roi Saül, et des songes de Nabuchodonosor, expliqués par Daniel; enfin sa gaîté, ses plaisanteries m’ont rendu le courage; et pour achever agréablement la journée, je suis allé dîner chez un de mes anciens amis, qui a parcouru les différents états de la vie; il a été moine, corsaire, médecin, journaliste et comédien. Aujourd’hui il mange gaîment l’héritage de l’un de ses oncles, mort au Mexique. C’est un mécréant, grand contempteur des saints et de leurs miracles; je lui ai confié le serment que j’avais fait à Saint Vincent, et que j’ai violé. Rassure-toi, m’a-t-il dit: Saint Vincent n’a pas en paradis d’assez bonnes lunettes pour voir ce qui se passe sur la terre; il s’embarrasse fort peu que don Manuel, l’improvisateur, porte ses talents et sa bosse à Ispahan, à Pékin ou à Valence. Pierre Barjone a renié trois fois Notre-Seigneur, et n’en est pas moins un grand saint. Moi, j’ai fait vœu de chasteté et de pauvreté; j’ai de l’argent et une jolie maîtresse, qui me donne le paradis dans ce monde, en attendant que mon ame aille occuper sa niche dans l’autre: le 19 avril, c’est la fête de San Vincente; tu composeras quelques jolis couplets à sa gloire, et par-là tu feras ta paix avec lui. Ce discours, qui a été suivi d’un bon dîné, a appaisé quelque petite syndérèse qui me restait sur le cœur; et le soir je suis rentré dans ma chambre, plein de confiance et d’hilarité, et avec un peu de vin dans la tête: mais la nuit, j’ai eu une autre vision; j’ai vu un grand fantôme vêtu de blanc, le chef couronné d’une auréole brillante, qui m’a dit: Je suis St. Vincent Ferrier, j’ai pitié de toi; je descends du ciel pour sauver ton ame, tu n’as plus que trois jours à rester sur la terre, repens-toi; demande pardon à Dieu de ton impiété, de ton libertinage; rappelle-toi l’habit religieux que tu as porté dans ta jeunesse; cette robe sacrée déposera contre toi au tribunal de l’Éternel; tremble, implore ta grâce ou tu vas devenir la proie du démon, et tomber dans l’abîme. Je me suis éveillé en sursaut, et l’ombre s’est évanouie: mais je l’ai toujours présente: j’entends toujours la voix du Saint; et cette apparition et celle du diable, et l’annonce de ma mort prochaine me troublent, enveloppent mon ame d’un crêpe funèbre, et me donnent la fièvre. Pendant ce discours, je l’observais; ses yeux étaient ardents, son visage décomposé; son corps tremblait: je le rassurai autant que je pus; je lui dis que ces visions étaient l’effet d’une imagination vive, et d’un sang agité, et ne méritaient pas plus de croyance que celles de Sainte Thérèse ou celles du roi Baltazar, qui vit une main écrire des mots sur une muraille. Je lui proposai de dîner chez don Inigo; il me dit qu’il n’avait pas faim, qu’il allait prendre l’air, et composer une satire contre dona Clara, pour lui laisser en mourant une marque de sa reconnaissance et de son souvenir. Je lui promis d’aller le lendemain déjeûner avec lui.
Avant dîné j’allai avec don Inigo me promener dans la ville et visiter les couvents et les églises, qui, la plupart au lieu de dômes, n’ont que des tours hautes et minces, ornées de toutes sortes de pilastres et de devises bizarres; tout est peint et doré avec profusion. Je ne remarquai que le couvent des Franciscains; il paraît que ces moines sont très-bien logés en Espagne; le monastère a une cour double, entourée d’un portique ouvert où sont des fontaines qui versent leurs eaux dans les deux cours: nous vîmes passer l’archevêque. Ce prélat, me dit don Inigo, est le fils d’un paysan, ainsi que son prédécesseur l’était. Ce dernier a fait bâtir une riche habitation pour les franciscains, qui sont les champions de l’immaculée Conception; et le prélat d’aujourd’hui, dont les dogmes sont diamétralement opposés à ceux de son prédécesseur, en a fait autant pour les pères des écoles pies. Lorsque nous fûmes à peu près au centre de la ville, il me dit: C’est ici qu’était jadis la porte par où le Cid fit son entrée triomphale dans Valence, et termina ses exploits. Jugez combien cette ville s’est agrandie; c’est surtout depuis l’avénement de la maison de Bourbon au trône d’Espagne.
Nous trouvâmes une affiche de comédie dont la lecture me parut amusante et bonne à retenir.
A l’impératrice du Ciel, mère du Verbe éternel, nord de toute l’Espagne, consolation, fidèle sentinelle et rempart de tous les Espagnols, la très-sainte Marie, a son profit, et pour l’augmentation de son plus grand culte, la compagnie des comiques jouera aujourd’hui une nouvelle et joyeuse comédie intitulée el Heredero universal (le Légataire universel), de Carlos Gordoni, auteur de la Margarita (Marguerite). Le fameux Romano dansera le fandango. On prévient que la salle sera éclairée. Je dis à don Inigo: Cet Heredero universel est sans doute une traduction ou imitation du Légataire de Regnard? — Oui, mais l’auteur se garde bien de l’avouer, ainsi que la traduction de la Margarita, qui est la Nanine française. — Si les Espagnols sont glorieux, à plus forte raison les auteurs doivent l’être.
Nous trouvâmes, à notre retour, chez don Inigo, le curé de la paroisse qui l’attendait. Je les laissai ensemble. Dès qu’il fut parti, don Inigo me fit appeler, et me dit: Savez-vous ce qu’est venu faire ici le curé? — Non, vraiment. — Il a apporté son registre pour inscrire les noms de toutes les personnes qui logent chez moi, et le vôtre aussi. — Qu’en veut-il faire? — Nous approchons de Pâques, et il faut que chacun de nous lui fournisse son billet de confession et de communion, qu’il viendra chercher après Pâques. Si quelqu’un ne le donnait pas, il serait foudroyé des censures de l’église, et son nom affiché dans les carrefours; et s’il ne se confesse pas dans un temps donné, il est puni corporellement. —Cette loi de l’église doit enfanter beaucoup de sacriléges? — N’en doutez pas; mais nos prêtres ont pour principe qu’il faut employer tous les moyens pour forcer les hommes à leurs devoirs, sous le prétexte que la persuasion arrive tôt ou tard. Au reste, ne vous alarmez pas, j’aurai un billet pour vous. — Comment vous y prendrez-vous? — J’en achèterai un. Ces billets sont communs, et se vendent à très-bon compte. Dès le commencement de la semaine sainte, des femmes perdues, profanant ce que notre religion a de plus sacré, vont communier dans diverses églises, et retirant leur billet à chaque fois, elles le jettent dans le commerce. D’autres de ces créatures se prostituent à des moines, qui les payent en ce papier-monnaie. Il est des hommes plus hardis qui, pour épargner les frais du billet, ne craignent pas de communier sans confession, et de devenir sacriléges. — Ainsi c’est à Pâques où se commettent les plus grands crimes. — Il faut en gémir, et attendre du temps la suppression de ces abus.
Le lendemain matin je me rendis chez don Manuel; je le trouvai dans son lit. Sitôt qu’il m’aperçut, il s’écria: Mon ami, je suis mort; la fièvre me dévore; j’ai eu cette nuit d’autres visions; saint Vincent est à mes trousses; il se venge. Allez, je vous prie, me chercher un médecin et un confesseur. A cette demande je compris que ses visions et la fièvre avaient affaibli sa tête, et je me flattai que la présence du médecin et du confesseur la rétabliraient bien mieux que les plus belles maximes de la morale et de la philosophie. Je m’adressai, pour avoir ces deux personnages, à don Inigo, qui m’indiqua son docteur et le vicaire de sa paroisse. Je courus d’abord chez l’Esculape. C’est bientôt, me dit-il, l’heure de mon dîné; je ne fais jamais de visite dans ce moment. — Vous viendrez, je l’espère, au sortir de table?— Non, je fais alors la méridienne. — Mais après la méridienne vous paraîtrez sans doute? — Pas encore. Ce matin j’ai purgé l’archevêque pour une légère indigestion, et je yeux aller voir l’effet de la médecine: vous sentez bien ce qu’on doit à son ousia illustrissima. Mais dès que je l’aurai vu, je courrai chez votre malade, à la considération de mon ami don Inigo Flores. — Mais si pendant le temps donné à votre dîné, à votre sommeil, à son ousia illustrissima, le malade meurt? — Ce ne sera pas ma faute; nous prierons Dieu pour lui. J’eus beau le presser, et vouloir rompre l’ordre méthodique de sa journée, il me répondit que s’il brisait ses habitudes, troublait sa digestion et son repos pour ses malades, il serait bientôt plus malade qu eux. J’allai ensuite chez le vicaire, que je ne trouvai pas: j’y retournai le soir, et je le menai chez don Manuel. Le docteur y était déjà; il me dit à l’oreille que mon ami avait une fièvre inflammatoire, qu’il ne répondait pas de ses jours, et qu’il fallait le faire confesser tout de suite. Dès que don Manuel aperçut le vicaire, il lui cria: Prêtre du Seigneur, je suis perdu; le diable m’attend demain à souper avec Luther, Calvin, Judas, Pilate, Mahomet et Julien l’apostat. L’ecclésiastique, qui vit que son imagination était frappée, chercha à le rassurer par les paroles du psalmiste: «Dieu est bon, et sa miséricorde est éternelle.» Saint Paul, ajouta-t-il, était l’ennemi de Dieu; saint Augustin était plongé dans le bourbier du vice: cependant tous deux jouissent aujourd’hui du bonheur et de la gloire des saints. Écoutez la voix de Dieu, qui vous appelle à lui comme il appela jadis trois fois Samuel encore enfant; n’imitez pas ce petit Samuel, qui ne reconnut pas sa voix. L’entendez-vous? la reconnaissez-vous? — Oui, monsieur. — Le Dieu de bonté vous envoie aujourd’hui, pour votre salut, une grave maladie. — Hélas! oui; mais j’aurais désiré que ce fût un peu plus tard. — Voulez-vous vous confesser? Vos maux s’affaibliront quand votre conscience sera plus tranquille. — Je le veux bien, quoique je n’aie pas eu le temps de me préparer. Alors nous sortîmes tous, et je revins chez don Inigo navré de douleur. Le père et la fille cherchèrent à me consoler; Rosalie me disait, non sans quelque rougeur: Il vous restera encore de bons amis, mon père et moi. Je ne pus fermer l’œil de la nuit; j’avais toujours devant les yeux ce poète charmant, jovial, plein d’esprit, à peine au milieu de sa carrière, et déjà dans les bras de la mort, au moment où il ne s’occupait que de plaisirs et de jouissances.
De grand matin je retournai chez lui; il était assoupi; on l’avait saigné deux fois. Sa garde me dit qu’il avait passé une nuit très-agitée; qu’il sommeillait dans ce moment, et rêvait, ou plutôt qu’il était dans le délire. Je m’assis auprès de son lit, et j’attendis le moment de son réveil. Dans son délire, il nommait dona Clara, l’appelait sa bien-aimée; ensuite, après un court silence, il s’écria: Où suis-je? Je vois les Euménides; voilà Minos, Eacus, Rhadamante, en robes noires, avec de longues barbes: ils jugent les pâles humains. L’effroi l’éveille, et cessant de parler, il roula les yeux autour de lui, et les arrêta sur moi; et m’ayant reconnu, il me dit: Mon ami, je vois la mort planer sur ma tête sa faux à la main; tout est fini: saint Vincent me poursuit. Pour l’appaiser, j’ai fait le vœu, si j’en échappe, de mettre en vers sa vie et ses miracles. Hélas! j’ai offensé Dieu devant vous, je vous ai scandalisé par mes actions et mes discours, je vous en demande pardon. Il me pria ensuite d’empêcher le Juif, son hôte, d’entrer dans la chambre. Je crois voir, dit-il, l’apôtre qui a trahi J. C. C’est ce nouveau Judas qui a évoqué le diable que j’ai vu dans la nuit. Je lui promis d’écarter cet Hébreu. Une autre grâce, ajouta-t-il, que j’ai à vous demander, c’est d’emporter le manuscrit de mes vers, contenant odes, romances, épigrammes, élégies, séguidilles. Épicure, en mourant, tourmenté des douleurs de la colique, dit que sa seule consolation était dans la beauté des ouvrages qu’il laissait au monde. C’est aussi la mienne. Faites imprimer mes vers après ma mort. Mon confesseur veut que je les condamne au feu: ainsi Dieu ordonna à Abraham le sacrifice de son fils; mais il arrêta son bras prêt à l’immoler. Faites de même; sauvez mes entrailles: c’est un service que vous rendrez à ma patrie: du produit de l’impression vous ferez dire des messes pour ma pauvre ame, car je veux séjourner en purgatoire le moins que je pourrai. — Soyez tranquille, votre manuscrit verra le jour, et assurera votre gloire. Je vis que l’espoir de cette gloire le consolait, en mourant, de la perte de la vie.
Dans ce moment entra son ami, corsaire et moine, chez lequel il avait dîné. Il lui parla de la mort de Socrate, de celle d’Épaminondas, de Sénèque. Il faut, lui dit-il, mourir en philosophe comme les sages de l’antiquité. Il lui cita ce vers impie: