Voyage en Orient, Volume 2: Les nuits du Ramazan; De Paris à Cythère; Lorely
The Project Gutenberg eBook of Voyage en Orient, Volume 2: Les nuits du Ramazan; De Paris à Cythère; Lorely
Title: Voyage en Orient, Volume 2: Les nuits du Ramazan; De Paris à Cythère; Lorely
Author: Gérard de Nerval
Release date: September 22, 2014 [eBook #46932]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier, Annemie Arnst and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive.)
VOYAGE EN ORIENT
PAR
GÉRARD DE NERVAL
II
LES NUITS DU RAMAZAN
DE PARIS A CYTHÈRE--LORELY
SEULE ÉDITION COMPLÈTE
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1884
(ŒUVRES COMPLÈTES DE GÉRARD DE NERVAL III)
VOYAGE EN ORIENT
LES NUITS DU RAMAZAN
I
STAMBOUL ET PÉRA
I—BALIK-BAZAR
Ville étrange que Constantinople! Splendeurs et misères, larmes et joies; l'arbitraire plus qu'ailleurs, et aussi plus de liberté;—quatre peuples différents qui vivent ensemble sans trop se haïr: Turcs, Arméniens, Grecs et Juifs, enfants du même sol, et se supportant beaucoup mieux les uns les autres que ne le font, chez nous, les gens de diverses provinces ou de divers partis.
Étais-je donc destiné à assister au dernier acte de fanatisme et de barbarie qui ait pu se commettre encore en vertu des anciennes traditions musulmanes?—J'avais retrouvé à Péra un de mes plus anciens amis, un peintre français, qui vivait là depuis trois ans, et fort splendidement, du produit de ses portraits et de ses tableaux;—ce qui prouve que Constantinople n'est pas aussi brouillé qu'on le croit avec les Muses. Nous étions partis de Péra, la ville franque, pour nous rendre aux bazars de Stamboul, la ville turque.
Après avoir passé la porte fortifiée de Galata, on a encore à descendre une longue rue tortueuse, bordée de cabarets, de pâtissiers, de barbiers, de bouchers et de cafés francs qui rappellent les nôtres, et dont les tables sont chargées de journaux grecs et arméniens;—il s'en publie cinq ou six à Constantinople seulement, sans compter les journaux grecs qui viennent de Morée.—C'est là le cas pour tout voyageur de faire appel à son érudition classique, afin de saisir quelques mots de cette langue vivace qui se régénère de jour en jour. La plupart des journaux affectent de s'éloigner du patois moderne et de se rapprocher du grec ancien jusqu'au point juste où ils pourraient risquer de n'être plus compris. On trouve là aussi des journaux valaques et serbes imprimés en langue roumaine, beaucoup plus facile à comprendre pour nous que le grec, à cause d'un mélange considérable de mots latins. Nous nous arrêtâmes quelques minutes dans un de ces cafés, pour y prendre un gloria sucré, chose inconnue chez les cafetiers turcs.—Plus bas, on rencontre le marché aux fruits offrant des échantillons magnifiques de la fertilité des campagnes qui environnent Constantinople. Enfin, l'on arrive, en descendant toujours, par des rues tortueuses et encombrées de passants, à l'échelle où il faut s'embarquer pour traverser la Corne d'or, golfe d'un quart de lieue de largeur et d'une lieue environ de longueur, qui est le port le plus merveilleux et le plus sûr du monde, et qui sépare Stamboul des faubourgs de Péra et de Galata.
Cette petite place est animée par une circulation extraordinaire, et présente, du côté du port, un embarcadère en planches bordé de caïques élégants. Les rameurs ont des chemises en crêpe de soie à manches longues d'une coupe tout à fait galante; leur barque file avec rapidité, grâce à sa forme de poisson, et se glisse sans difficulté entre les centaines de vaisseaux de toutes nations qui remplissent l'entrée du port.
En dix minutes, on a atteint l'échelle opposée, qui correspond à Balik-Bazar, le marché aux poissons; c'est là que nous fûmes témoins d'une scène extraordinaire.—Dans un carrefour étroit du marché, beaucoup d'hommes étaient réunis en cercle. Nous crûmes au premier abord qu'il s'agissait d'une lutte de jongleurs ou d'une danse d'ours. En fendant la foule, nous vîmes à terre un corps décapité, vêtu d'une veste et d'un pantalon bleus, et dont la tête, coiffée d'une casquette, était placée entre ses jambes, légèrement écartées. Un Turc se retourna vers nous et nous dit, en nous reconnaissant pour des Francs:
—Il paraît que l'on coupe aussi les têtes qui portent des chapeaux.
Pour un Turc, une casquette et un chapeau sont l'objet d'un préjugé pareil, attendu qu'il est défendu aux musulmans de porter une coiffure à visière, puisqu'ils doivent en priant se frapper le front à terre, tout en conservant leur coiffure.—Nous nous éloignâmes avec dégoût de cette scène, et nous gagnâmes les bazars. Un Arménien nous offrit de prendre des sorbets dans sa boutique, et nous raconta l'histoire de cette étrange exécution.
Le corps décapité que nous avions rencontré se trouvait depuis trois jours exposé dans Balik-Bazar, ce qui réjouissait fort peu les marchands de poissons. C'était celui d'un Arménien, nommé Owaghim, qui avait été surpris, trois jours auparavant, avec une femme turque. En pareil cas, il faut choisir entre la mort et l'apostasie.—Un Turc ne serait passible que de coups de bâton.—Owaghim s'était fait musulman. Plus tard, il se repentit d'avoir cédé à la crainte; il se retira dans les îles grecques, où il abjura sa nouvelle religion.
Trois ans plus tard, il crut son affaire oubliée et revint à Constantinople avec un costume de Franc. Des fanatiques le dénoncèrent, et l'autorité turque, quoique fort tolérante alors, dut faire exécuter la loi. Les consuls européens réclamèrent en sa faveur; mais que faire contre un texte précis? En Orient, la loi est à la fois civile et religieuse; le Coran et le Code ne font qu'un. La justice turque est obligée de compter avec le fanatisme encore violent des classes inférieures. On offrit d'abord à Owaghim de le mettre en liberté moyennant une nouvelle abjuration. Il refusa. On fit plus: on lui donna les moyens de s'échapper. Chose étrange! il refusa encore, disant qu'il ne pouvait vivre qu'à Constantinople; qu'il mourrait de chagrin en la quittant encore, ou de honte en y demeurant au prix d'une nouvelle apostasie. Alors, l'exécution eut lieu. Beaucoup de gens de sa religion le considérèrent comme un saint et brûlèrent des bougies en son honneur.
Cette histoire nous avait vivement impressionnés. La fatalité y a introduit des circonstances telles, que rien ne pouvait faire qu'elle eût un autre dénoûment. Le soir même du troisième jour de l'exposition du corps à Balik-Bazar, trois juifs, selon l'usage, le chargeaient sur leurs épaules et le jetaient dans le Bosphore parmi les chiens et les chevaux noyés que la mer rejette çà et là contre les côtes.
Je ne veux point, d'après ce triste épisode dont j'ai eu le malheur d'être témoin, douter des tendances progressives de la Turquie nouvelle. Là, comme en Angleterre, la loi enchaîne toutes les volontés et tous les esprits jusqu'à ce qu'elle ait pu être mieux interprétée. La question de l'adultère et celle de l'apostasie peuvent seules aujourd'hui encore donner lieu à de si tristes événements.
Nous avons parcouru les bazars splendides qui forment le centre de Stamboul. C'est tout un labyrinthe solidement construit en pierre dans le goût byzantin et où l'on trouve un abri vaste contre la chaleur du jour. D'immenses galeries, les unes cintrées, les autres construites en ogives, avec des piliers sculptés et des colonnades, sont consacrées chacune à un genre particulier de marchandises. On admire surtout les vêtements et les babouches des femmes, les étoffes brodées et lamées, les cachemires, les tapis, les meubles incrustés d'or, d'argent et de nacre, l'orfèvrerie, et plus encore les armes brillantes réunies dans cette partie du bazar qu'on appelle le Bésestain.
Une des extrémités de cette ville, pour ainsi dire souterraine, conduit à une place fort gaie entourée d'édifices et de mosquées, qu'on appelle la place du Sérasquier. C'est le lieu de promenade, pour l'intérieur de la ville, le plus fréquenté par les femmes et les enfants.—Les femmes sont plus sévèrement voilées dans Stamboul que dans Péra; vêtues du féredjé vert ou violet, et le visage couvert d'une gaze épaisse, il est rare qu'elles laissent voir autre chose que les yeux et la naissance du nez. Les Arméniennes et les Grecques enveloppent leurs traits d'une étoffe beaucoup plus légère.
Tout un côté de la place est occupé par des écrivains, des miniaturistes et des libraires; les constructions gracieuses des mosquées voisines, dont les cours sont plantées d'arbres et fréquentées par des milliers de pigeons qui viennent s'abattre parfois sur la place, les cafés et les étalages chargés de bijouteries, la tour voisine du Sérasquier qui domine toute la ville, et même plus loin l'aspect sombre des murs du vieux sérail, où réside la sultane mère, donnent à cette place un caractère plein d'originalité.
II—LE SULTAN
En redescendant vers le port, j'ai vu passer le sultan dans un cabriolet fort singulier; deux chevaux attelés en flèche tiraient cette voiture à deux roues, dont la large capote, carrée du haut connue un dais, laisse tomber sur le devant une pente de velours à crépine d'or. Il portait la redingote simple et boutonnée jusqu'au col, que nous voyons aux Turcs depuis la réforme, et la seule marque qui le distinguât était son chiffre impérial brodé en brillants sur son tarbouch rouge. Un sentiment de mélancolie est empreint sur sa figure pâle et distinguée. Par un mouvement machinal, j'avais oté mon chapeau pour le saluer, ce qui n'était au fond qu'une politesse d'étranger, et non certes la crainte de me voir traiter comme l'Arménien de Balik-Bazar.... Il me regarda alors avec attention, car je manifestais par là mon ignorance des usages. On ne salue pas le sultan.
Mon compagnon, que j'avais un instant perdu de vue dans la foule, me dit:
—Suivons le sultan; il va comme nous à Péra; seulement, il doit passer par le pont de bateaux qui traverse la Corne d'or. C'est le chemin le plus long, mais on n'a pas besoin de s'embarquer, et la mer en ce moment est un peu houleuse.
Nous nous mîmes à suivre le cabriolet, qui descendait lentement par une longue rue bordée de mosquées et de jardins magnifiques, au bout de laquelle on se trouve, après quelques détours, dans le quartier du Fanar, où demeurent les riches négociants grecs, ainsi que les princes de la nation. Plusieurs des maisons de ce quartier sont de véritables palais, et quelques églises ornées à l'intérieur de fraîches peintures s'abritent à l'ombre des hautes mosquées, dans l'enceinte même de Stamboul, la ville spécialement turque.
Chemin faisant, je parlais à mon ami de l'impression que m'avaient causée l'aspect inattendu d'Abdul-Medjid et la pénétrante douceur de son regard, qui semblait me reprocher de l'avoir salué comme un souverain vulgaire. Ce visage pâle, effilé, ces yeux en amande jetant, au travers de longs cils, un coup d'œil de surprise, adouci par la bienveillance, l'attitude aisée, la forme élancée du corps, tout cela m'avait prévenu favorablement pour lui.
—Comment, disais-je, a-t-il pu ordonner l'exécution de ce pauvre homme dont nous avons vu le corps décapité à Balik-Bazar?
—Il n'y pouvait rien, me dit mon compagnon: le pouvoir du sultan est plus borné que celui d'un monarque constitutionnel. Il est obligé de compter avec l'influence des ulémas, qui forment à la fois l'ordre judiciaire et religieux du pays, et aussi avec le peuple, dont les protestations sont des révoltes et des incendies. Il peut sans doute, au moyen des forces armées dont il dispose, et qui souvent ont opprimé ses aïeux, exercer un acte d'arbitraire; mais qui le défendra ensuite contre le poison, arme de ceux qui l'entourent, ou l'assassinat, arme de tous? Tous les vendredis, il est obligé de se rendre en public à l'une des mosquées de la ville, où il doit faire sa prière, afin que chaque quartier puisse le voir tour à tour. Aujourd'hui, il se rend au téké de Péra, qui est le couvent des derviches tourneurs.
Mon ami me donna encore sur la situation de ce prince d'autres détails, qui m'expliquèrent jusqu'à un certain point la mélancolie empreinte sur ses traits. Il est peut-être, en effet, le seul de tous les Turcs qui puisse se plaindre de l'inégalité des positions. C'est par une pensée toute démocratique que les musulmans ont placé à la tête de leur nation un homme qui est à la fois au-dessus et différent de tous.
A lui seul, dans son empire, il est défendu de se marier légalement. On a craint l'influence que donnerait à certaines familles une si haute alliance, et il ne pourrait pas davantage épouser une étrangère. Il se trouve donc privé des quatre femmes légitimes accordées par Mahomet à tout croyant qui a le moyen de les nourrir. Ses sultanes, qu'il ne peut appeler épouses, ne sont originairement que des esclaves, et, comme toutes les femmes de l'empire turc, Arméniennes, Grecques, catholiques ou juives, sont considérées comme libres, son harem ne peut se recruter que dans les pays étrangers à l'islamisme, et dont les souverains n'entretiennent pas avec lui de relations officielles.
A l'époque où la Porte était en guerre avec l'Europe, le harem du Grand Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes n'y manquaient pas, témoin cette Roxelane française au nez retroussé, qui a existé ailleurs qu'au théâtre, et dont on peut voir le cercueil, drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux dans la mosquée de Solimanié. Aujourd'hui plus de Françaises, plus même d'Européennes possibles pour l'infortuné sultan. S'il s'avisait seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra, qui portent fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche, il se verrait écrasé de notes diplomatiques d'ambassadeurs et de consuls, et ce serait peut-être l'occasion d'une guerre plus longue que celle qui fut causée jadis par l'enlèvement d'Hélène.
Quand le sultan traverse, dans la Péra, la foule immense de femmes grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de toute tentation, car l'étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse passagère, et il n'aurait pas le droit d'enfermer une femme de naissance libre. Il doit s'être blasé bien vite sur les Circassiennes, les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les conditions possibles de l'esclavage, et souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises; mais c'est là le fruit défendu.
Mon compagnon m'apprit aussi le nombre actuel des femmes du sérail. Il s'éloigne beaucoup de ce qu'on suppose en Europe. Le harem du sultan renferme seulement trente-trois cadines ou dames, parmi lesquelles trois seulement sont considérées comme favorites. Le reste des femmes du sérail sont des odaleuk ou femmes de chambre. L'Europe donne donc un sens impropre au terme d'odalisque. Il y a aussi des danseuses et des chanteuses qui ne s'élèveraient au rang des sultanes que par un caprice du maître et une dérogation aux usages. De telle sorte que le sultan, réduit à n'avoir pour femmes que des esclaves, est lui-même fils d'une esclave,—observation que ne lui ménagent pas les Turcs dans les époques de mécontentement populaire.
Nous poursuivions cette conversation en répétant de temps à autre: «Pauvre sultan!» Cependant, il descendit de voiture sur le quai du Fanar,—car on ne peut passer en voiture sur le pont de bateaux qui traverse la Corne d'Or à l'un de ses points les plus rétrécis. Deux arches assez hautes y sont établies pour le passage des barques. Il monta à cheval, et, arrivé sur l'autre bord, se dirigea par les sentiers qui côtoient les murs extérieurs de Galata, à travers le petit champ des Morts, ombragé de cyprès énormes, gagnant ainsi la grande rue de Péra. Les derviches l'attendaient rangés dans leur cour, où il nous fut impossible de pénétrer. C'est dans ce téké ou couvent que se trouve le tombeau du fameux comte de Bonneval, ce renégat célèbre qui fut longtemps à la tête des armées turques et lutta en Allemagne contre les armées chrétiennes. Sa femme, une Vénitienne qui l'avait suivi à Constantinople, lui servait d'aide de camp dans ses combats.
Pendant que nous étions restés arrêtés devant la porte du téké, un cortège funèbre, précédé par des prêtres grecs, montait la rue, se dirigeant vers l'extrémité du faubourg. Les gardes du sultan ordonnèrent aux prêtres de rétrograder, parce qu'il se pouvait qu'il sortît d'un moment à l'autre, et qu'il n'était pas convenable qu'il se croisât avec un enterrement. Il y eut quelques minutes d'hésitation. Enfin l'archimandrite, qui, avec sa couronne de forme impériale et ses longs vêtements byzantins brodés de clinquant, semblait fier comme Charlemagne, adressa vivement des représentations au chef de l'escorte; puis, se retournant, l'air indigné, vers ses prêtres, il fit signe de la main qu'il fallait continuer la marche, et que, si le sultan avait à sortir dans ce moment-là, ce serait à lui d'attendre que le mort fût passé.
Je cite ce trait comme un exemple de la tolérance qui existe à Constantinople pour les différents cultes.—Il se peut aussi que la protection de la Russie ne soit pas étrangère à cette fierté des prêtres grecs.
III—LE GRAND CHAMP DES MORTS
J'éprouve quelque embarras à parler si souvent de funérailles et de cimetières, à propos de cette riante et splendide cité de Constantinople, dont les horizons mouvementés et verdoyants, dont les maisons peintes et les mosquées si élégantes, avec leurs dômes d'étain et leurs minarets frêles, ne devraient inspirer que des idées de plaisir et de douce rêverie. Mais c'est qu'en ce pays la mort elle-même prend un air de fête. Le cortège grec dont j'ai parlé tout à l'heure n'avait rien de cet appareil funèbre de nos tristes enterrements. Les popes, au visage enluminé, aux habits éclatants de broderies, de jeunes ecclésiastiques venant ensuite, en longues robes de couleurs vives; —puis leurs amis vêtus de leurs costumes les plus riches, et au milieu la morte, jeune encore, d'une pâleur de cire, mais avec du fard sur les joues, et étendue sur des fleurs, couronnée de roses, vêtue de ses plus beaux ajustements de velours et de satin, et couverte d'une grande quantité de bijoux en diamants, qui probablement ne l'accompagnent pas dans la fosse; tel était le spectacle, plus mélancolique que navrant, présenté par ce cortège.
La vue que l'on a du couvent des derviches tourneurs s'étend sur le petit champ des Morts, dont les allées mystérieuses, bordées d'immenses cyprès, descendent vers la mer jusqu'aux bâtiments de la marine. Un café, où viennent volontiers s'asseoir les derviches, hommes de leur nature assez gais et assez causeurs, étend en face du téké ses rangées de tables et de tabourets, où l'on boit du café en fumant le narghilé ou la chibouk. On jouit là de la vue des passants européens. Les équipages des riches Anglais et des ambassadeurs circulent souvent dans cette rue, ainsi que les voitures dorées des femmes du pays ou leurs arabas,—qui ressemblent à des charrettes de blanchisseuses, sauf les agréments qu'y ajoutent la peinture et la dorure. Les arabas sont traînés par des bœufs. Leur avantage est de contenir facilement tout un harem qui se rend à la campagne. Le mari n'accompagne jamais ses épouses dans ces promenades, qui ont lieu le plus souvent le vendredi, ce jour étant le dimanche des Turcs.
Je compris, à l'animation et à la distinction de la foule, que l'on se dirigeait vers le théâtre d'une fête quelconque, situé probablement au delà du faubourg. Mon compagnon m'avait quitté pour aller dîner chez des Arméniens qui lui avaient commandé un tableau, et avait bien voulu m'indiquer un restaurant viennois situé dans le haut de Péra. A partir du couvent et de l'espace verdoyant qui s'étend de l'autre côté de la rue, on se trouve entièrement dans un quartier parisien. Des boutiques brillantes de marchandes de modes, de bijoutiers, de confiseurs et de lingers, des hôtels anglais et français, des cabinets de lecture et des cafés, voilà tout ce qu'on rencontre pendant un quart de lieue. Les consulats ont aussi, pour la plupart, leurs façades sur cette rue. On distingue surtout l'immense palais, entièrement bâti en pierre, de l'ambassade russe. Ce serait, au besoin, une forteresse redoutable qui commanderait les trois faubourgs de Péra, de Tophana et de Galata. Quant à l'ambassade française, elle est moins heureusement située, dans une rue qui descend vers Tophana; et ce palais, qui a coûté plusieurs millions, n'est pas encore terminé.
En suivant la rue, on la voit plus loin s'élargir et l'on rencontre à gauche le théâtre italien, ouvert seulement deux fois par semaine. Ensuite viennent de belles maisons bourgeoises donnant sur des jardins, puis à droite les bâtiments de l'Université turque et des écoles spéciales; puis encore plus loin, à gauche, l'hôpital français.
Le faubourg se termine au delà de ce point, et la route élargie se trouve encombrée de frituriers et de marchands de fruits, de pastèques et de poissons; les guinguettes commencent à se montrer plus librement que dans la ville. Elles ont en général d'immenses proportions. C'est d'abord une salle vaste comme l'intérieur d'un théâtre, avec une galerie haute à balustres de bois tournés. Il y a d'un côté un comptoir où se distribuent les vins blancs et rouges dans des verres à anse que chaque buveur emporte à la table qu'il a choisie; de l'autre, un immense fourneau chargé de ragoûts, qu'on vous distribue également dans une assiette qu'il faut emporter jusqu'à sa table. Dès lors, il faut s'habituer à manger sur ce petit meuble, qui ne monte pas à la hauteur du genou. La foule qui se presse dans ces sortes de lieux ne se compose que de Grecs, reconnaissables à leurs tarbouchs plus petits que ceux des Turcs, de juifs portant de petits turbans entourés d'une étoffe grise, et d'Arméniens au kalpak monstrueux, qui semble un bonnet de grenadier enflé par le haut. Un musulman n'oserait pénétrer publiquement dans ces établissements bachiques.
Il ne faut pas croire, d'après ces coiffures qui distinguent encore chaque race, dans le peuple surtout, que la Turquie soit autant qu'autrefois un pays d'inégalité. Jadis les chaussures, comme les bonnets, indiquaient la religion de tout habitant. Les Turcs seuls avaient droit de chausser la botte ou la babouche jaune: les Arméniens la portaient rouge, les Grecs bleue, et et les juifs noire. Les costumes éclatants et riches ne pouvaient également appartenir qu'aux musulmans. Les maisons mêmes participaient à ces distinctions, et celles des Turcs se distinguaient par des couleurs vives; les autres ne pouvaient être peintes que de nuances sombres. Aujourd'hui, cela a changé: tout sujet de l'empire a le droit d'endosser le costume presque européen de la réforme, et de se coiffer du fezzi rouge, qui disparaît en partie sous un flot de soie bleue, assez fourni pour avoir l'air d'une chevelure azurée.
C'est ce dont je fus convaincu en voyant un grand nombre de gens qui se dirigaient ainsi vêtus, à pied ou à cheval, vers la promenade européenne de Péra, peu fréquentée par les Turcs véritables. Les bottes vernies ont aussi fait disparaître, pour la plupart des tchélebys (élégants) de toute race, l'ancienne inégalité des chaussures. Seulement, il faut remarquer que le fanatisme se montre plus persistant chez les rayas que chez les musulmans. L'habitude ou la pauvreté n'influe pas moins d'un autre côté sur la conservation des anciens vêtements qui classifient les races.
Mais qui croirait encore Constantinople intolérante en admirant l'aspect animé de la promenade franque? Les voitures de toute sorte se croisent avec rapidité à la sortie du faubourg, les chevaux caracolent, les femmes parées se dirigent çà et là vers un bois qui descend à la mer, ou, sur la gauche, vers la route de Buyukdéré, où sont les maisons de plaisance des négociants et des banquiers. Si vous allez droit devant vous, vous arrivez en quelques pas à un sentier creux bordé de buissons, ombragé de sapins et de mélèzes, et d'où, par éclaircies, vous apercevez la mer et l'embouchure du détroit entre Scutari et la pointe du sérail qui termine Stamboul. La tour de Léandre, que les Turcs appellent la tour de la Fille, s'élève entre les deux villes, au centre du bras de mer qui se prolonge comme un fleuve à votre gauche. C'est une étroite construction carrée posée sur un rocher, et qui semble de loin une guérite de sentinelle; au delà, les îles des Princes se dessinent vaguement à l'entrée de la mer de Marmara.
Je n'ai pas besoin de dire que ce bois si pittoresque, si mystérieux et si frais est encore un cimetière. Il faut en prendre son parti, tous les lieux de plaisir à Constantinople se trouvent au milieu des tombes. Voyez, à travers les massifs d'arbres, de blancs fantômes qui se dressent par rangées, et qu'un rayon de soleil dessine nettement çà et là; ce sont des cippes en marbre blanc de la hauteur d'un homme, ayant pour tête une boule surmontée d'un turban; quelques-uns sont peints et dorés pour compléter l'illusion; la forme du turban indique le rang ou l'antiquité du défunt. Quelques-uns ne sont plus à la dernière mode. Plusieurs de ces pierres figuratives ont la tête cassée: c'est qu'elles surmontaient des tombes de janissaires, et, à l'époque où cette milice fut détruite, la colère du peuple ne s'arrêta pas aux vivants, on alla dans tous les cimetières décapiter aussi les monuments des morts.
Les tombes des femmes sont également surmontées de cippes, mais la tête y est remplacée par une rosace d'ornements représentant en relief des fleurs sculptées et dorées. Écoutez aussi les rires bruyants qui résonnent sous ces arbres funèbres; ce sont des veuves, des mères et des sœurs qui se réunissent en famille près des tombes d'êtres aimés.
La foi religieuse est si forte dans ce pays, qu'après les pleurs versés au moment de la séparation, personne ne songe plus qu'au bonheur dont les défunts doivent jouir au paradis de Mahomet. Les familles font apporter leur dîner près de la tombe, les enfants remplissent l'air de cris joyeux, et l'on a le soin de faire la part du mort et de la placer dans une ouverture ménagée à cet effet devant chaque tombeau. Les chiens errants, présents d'ordinaire à la scène, conçoivent l'espérance d'un souper prochain, et se contentent, en attendant, des restes du dîner que les enfants leur jettent. Il ne faut pas croire non plus que la famille pense que le mort profitera de l'assiettée de nourriture qui lui est consacrée; mais c'est une vieille coutume qui remonte à l'antiquité. Autrefois, des serpents sacrés se nourrissaient de ces offrandes pieuses; mais, à Constantinople, les chiens aussi sont sacrés.
En sortant de ce bois, qui tourne autour d'une caserne d'artillerie, bâtie dans de vastes proportions, je me retrouvai sur la route de Buyukdéré. Une plaine inculte couverte de gazon s'étend devant la caserne; là, j'assistai à une scène qui ne peut être séparée de ce qui précède; quelques centaines de chiens se trouvaient réunis sur l'herbe, exhalant des plaintes d'impatience. Peu de temps après, je vis sortir des canonniers qui portaient, deux par deux, d'énormes chaudrons, au moyen d'une longue perche pesant sur leurs épaules. Les chiens poussèrent des hurlements de joie. A peine les chaudrons furent-ils déposés à terre, que ces animaux s'élancèrent sur la nourriture qu'ils contenaient; et l'occupation des soldats était de diviser le trop grand encombrement qu'ils formaient au moyen des perches qu'ils avaient gardées.
—C'est la soupe que l'on sert aux chiens, me dit un Italien qui passait; ils ne sont pas malheureux!
»Je crois bien que, au fond, il n'y avait là que les restes de la nourriture des soldats. La faveur dont les chiens jouissent à Constantinople tient surtout à ce qu'ils débarrassent la voie publique des débris de substances animales qu'on y jette généralement. Les fondations pieuses qui les concernent, les bassins remplis d'eau qu'ils trouvent à l'entrée des mosquées et près des fontaines, n'ont pas sans doute d'autre but.
Il s'agissait d'arriver à des spectacles plus séduisants. Après la façade de la caserne, on se trouve à l'entrée du grand champ des Morts; c'est un plateau immense ombragé de sycomores et de pins. On passe d'abord au milieu des tombeaux francs, parmi lesquels on distingue beaucoup d'inscriptions anglaises avec des armoiries gravées, le tout sur de longues pierres plates où chacun vient s'asseoir sans scrupule, comme sur des bancs de marbre. Un café en forme de kiosque s'élève dans une éclaircie dont la vue domine la mer. De là, on aperçoit distinctement le rivage d'Asie, chargé de maisons peintes et de mosquées, comme si l'on regardait d'un bord à l'autre du Rhin. L'horizon se termine au loin par le sommet tronqué de l'Olympe de Bithynie, dont le profil se confond presque avec les nuages. Sur le rivage, à gauche, s'étendent les bâtiments du palais d'été du sultan, avec leurs longues colonnades grecques, leurs toits festonnés et leurs grilles dorées qui brillent au soleil.
Allons plus loin encore. C'est la partie du champ consacrée aux Arméniens. Les tombes, plates, sont couvertes des caractères réguliers de leur langue, et, sur le marbre, on voit sculptés les attributs du commerce que chacun a exercé dans sa vie: là des bijoux, là des marteaux et des équerres, là des balances, là des instruments de divers états. Les femmes seules ont uniformément des bouquets de fleurs.
Détournons nos regards de ces impressions toujours graves pour l'Européen.—La foule est immense; les femmes ne sont point voilées, et leurs traits, fermement dessinés, s'animent de joie et de santé sous la coiffure levantine, comme sous les bonnets ou les chapeaux d'Europe. Quelques Arméniennes seules conservent sur la figure une bande de gaze légère que soutient admirablement leur nez arqué, et qui, cachant à peine leurs traits, devient pour les moins jeunes une ressource de coquetterie. Où va toute cette foule parée et joyeuse?—Toujours à Buyukdéré.
IV—SAN-DIMITRI
Seulement, bien des gens s'arrêtent dans les cafés élégants qui bordent la route. On en rencontre un sur la gauche ouvrant ses larges galeries d'un côté sur le grand champ et de l'autre sur un vaste espace de vallons et de collines chargés de constructions légères, et entremêlés de jardins. Au delà reparaît la ligne lointaine dentelée par les mosquées et les minarets de Stamboul. Cette broderie de l'horizon, monotone à la longue, se retrouve dans la plupart des vues de l'entrée du Bosphore.
Ce café est le rendez-vous de la belle compagnie; on dirait un café chantant de nos Champs-Elysées. Des rangées de tables des deux côtés de la route sont garnies des fashionables et des élégantes de Péra. Tout est servi à la française, les glaces, la limonade et le moka. Le seul trait de couleur locale est la présence familière de trois ou quatre cigognes qui, dès que vous avez demandé du café, viennent se poser devant votre table comme des points d'interrogation. Leur long bec, emmanché d'un col qui domine de haut la table, n'oserait attaquer le sucrier. Elles attendent avec respect. Ces oiseaux prives s'en vont ainsi de table en table, recueillant du sucre ou des biscuits.
A une table près de la mienne se trouvait un homme d'un certain âge, aux cheveux blancs comme sa cravate, vêtu d'un habit noir d'une coupe un peu arriérée, et portant à sa boutonnière un ruban rayé de diverses couleurs étrangères. Il avait accaparé tous les journaux du café; posé le Journal de Constantinople sur l'Écho de Smyrne, le Portefolio maltese sur le Courrier d'Athènes, enfin tout ce qui aurait fait ma joie dans ce moment-là, en m'instruisant des nouvelles de l'Europe. Par-dessus cette masse de feuilles superposées, il lisait attentivement le Moniteur ottoman.
J'osai tirer vers moi l'un des journaux, en le priant de m'excuser: il me lança un de ces regards féroces que je n'ai vus qu'aux habitués des plus anciens cafés de Paris....
—Je vais avoir fini le Moniteur ottoman, me dit-il.
J'attendis quelques minutes. Il fut clément, et me passa enfin le journal avec un salut qui sentait son XVIIIe siècle.
—Monsieur, ajouta-t-il, nous avons grande fête ce soir. Le Moniteur nous annonce la naissance d'une princesse, et cet événement, qui sera plein de charme pour tous les sujets de Sa Hautesse, coïncide par hasard avec l'ouverture du Ramazan.
Je ne m'étonnai pas, de ce moment, de voir tout le monde en fête, et j'attendis patiemment, tantôt en regardant la route animée par les voitures et les cavalcades, tantôt en parcourant les journaux francs que mon voisin me passait à mesure qu'il en avait terminé la lecture.
Il apprécia sans doute ma politesse et ma patience, et, comme je me préparais à sortir, il me dit:
—Où allez-vous donc? Au bal?
—Est-ce qu'il y a un bal? répondis-je.
—Vous en entendez d'ici la musique.
En effet, les accords stridents d'un orchestre grec ou valaque arrivaient jusqu'à mon oreille. Mais cela ne prouvait pas que l'on dansât; car la plupart des guinguettes et des cafés de Constantinople ont aussi des musiciens qui jouent même pendant le jour.
—Venez avec moi, me dit l'inconnu.
A deux cents pas peut-être du kiosque que nous venions de quitter, nous vîmes une porte splendidement décorée, formant l'entrée d'un jardin qui, situé à la jonction de deux routes, avait une forme triangulaire. Des quinconces d'arbres reliés par des guirlandes, des salles de verdure entourant les tables, tout cela formait un spectacle assez vulgaire pour un Parisien. Mon guide était enthousiasmé. Nous entrâmes dans l'intérieur, qui se composait de plusieurs salles remplies de consommateurs; l'orchestre continuait à s'escrimer vaillamment, avec des violons à une corde, des flûtes de roseau, des tambourins et des guitares, exécutant, du reste, des airs assez originaux. Je demandai où était le bal.
—Attendez, me dit le vieillard, le bal ne peut commencer qu'au coucher du soleil. Ceci est dans les règlements de police. Mais, comme vous voyez, ce ne sera pas long.
Il m'avait conduit à une fenêtre, et, en effet, le soleil ne tarda pas à descendre derrière les lignes d'horizon violettes qui dominent la Corne d'or. Aussitôt un bruit immense se fit de tous côtés. C'étaient les canons de Tophana, puis ceux de tous les vaisseaux du port qui saluaient la double fête. Un spectacle magique commençait en même temps sur tout le plan lointain où se découpent les monuments de Stamboul. A mesure que l'ombre descendait du ciel, on voyait paraître de longs chapelets de feu dessinant les dômes des mosquées et traçant sur leurs coupoles des arabesques, qui formaient sans doute des légendes en lettres ornées; les minarets, élancés comme un millier de mâts au-dessus des édifices, portaient des bagues de lumières, dessinant les frêles galeries qu'ils supportent. De tous côtés partaient les chants des muezzins, si suaves d'ordinaire, ce jour-là bruyants comme des chants de triomphe.
Nous nous retournâmes vers là salle; la danse avait commencé.
Un grand vide s'était formé au centre de la salle; nous vîmes entrer, par le fond, une quinzaine de danseurs coiffés de rouge, avec des vestes brodées et des ceintures éclatantes. Il n'y avait que des hommes.
Le premier semblait conduire les autres, qui se tenaient par la main, en balançant les bras, tandis que lui-même liait sa danse compassée à celle de son voisin, au moyen d'un mouchoir, dont ils avaient chacun un bout. Il semblait la tête au col flexible d'un serpent, dont ses compagnons auraient formé les anneaux.
C'était là, évidemment, une danse grecque,—avec les balancements de hanches, les entrelacements et les pas en guirlande que dessine cette chorégraphie. Quand ils eurent fini, je commençais à manifester mon ennui des danses d'homme, que j'avais trop connues en Égypte, lorsque nous vîmes paraître un égal nombre de femmes qui reproduisirent la même figure. Elles étaient la plupart jolies et fort gracieuses, sous le costume levantin; leurs calottes rouges festonnées d'or, les fleurs et les gazillons lamés de leurs coiffures, les longues tresses ornées de sequins qui descendaient jusqu'à leurs pieds leur faisaient de nombreux partisans dans l'assemblée. Toutefois, c'étaient simplement des jeunes filles ioniennes venues avec leurs amis ou leurs frères, et toute tentative de séduction à leur égard eût amené des coups de couteau[1].
—Je vous ferai voir tout à l'heure mieux que cela, me dit le complaisant vieillard dont je venais de faire la connaissance.
Et, après avoir pris des sorbets, nous sortîmes de cet établissement, qui est le Mabille des Francs de Péra.
Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l'horizon, devenu plus obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, rappelant ces dessins piqués d'épingles que les enfants promènent devant les lumières. Il était trop tard pour s'y rendre; car, à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe.
—Convenez, me dit le vieillard, que Constantinople est le véritable séjour de la liberté. Vous allez vous en convaincre encore mieux tout à l'heure. Pourvu qu'on respecte les chiens, chose prudente d'ailleurs, et qu'on allume sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi libre ici toute la nuit qu'on l'est à Londres ... et qu'on l'est peu à Paris!
Il avait tiré de sa poche une lanterne de fer-blanc dont les replis en toile s'allongeaient comme des feuilles de soufflet qui s'écartent, et y planta sa bougie.
—Voyez, reprit-il, comme ces longues allées de cyprès du grand champ des Morts sont encore animées à cette heure.
En effet, des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient ça et là en froissant les feuilles des buissons; des caquetages mystérieux, des rires étouffés traversaient l'ombre des charmilles. L'effet des lanternes voltigeant partout aux mains des promeneurs me faisait penser à l'acte des nonnes de Robert, —comme si ces milliers de pierres plates éclairées au passage eussent dû, se lever tout à coup; mais non, tout était riant et calme; seulement, la brise de la mer berçait dans les ifs et dans les cyprès les colombes endormies. Je me rappelai ce vers de Gœthe:
Tu souris sur des tombes, immortel Amour!
Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois à contempler l'admirable spectacle de la vallée qui descend vers le golfe, et de l'illumination couronnant le fond bleuâtre, où s'estompaient les pointes des arbres, et où, par places, luisait la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues aux mâts des vaisseaux.
—Vous ne vous doutez pas, me dit le vieillard, que vous causez en ce moment avec un ancien page de l'impératrice Catherine II?
—Cela est bien respectable, pensai-je; car cela doit remonter au moins aux dernières années du siècle dernier.
—Je dois dire, ajouta le vieillard avec quelque prétention, que notre souveraine (car je suis Russe) était, à cette époque, un peu ... ce que je deviens aujourd'hui.
Il soupira. Puis il se mit à parler longtemps de l'impératrice, de son esprit, de sa grâce charmante, de sa bonté.
—Le rêve continuel de Catherine, ajouta-t-il, était de voir Constantinople. Elle parlait quelquefois de s'y rendre déguisée en bourgeoise allemande. Mais elle eût, certes, préféré y pénétrer par la conquête, et c'est pour cela qu'elle envoya en Grèce cette expédition commandée par Orlof, qui, de loin, prépara la révolution des Hellènes. La guerre de Crimée n'eut pas non plus d'autre but; mais les Turcs se défendirent si bien, qu'elle ne put arriver qu'à la possession de cette province, garantie en dernier lieu par un traité de paix.
»Vous avez entendu parler des fêtes qui se donnèrent dans ce pays, et où plusieurs de vos gentilshommes aventuriers assistèrent. On ne parlait que français à sa cour; on ne s'occupait que de la philosophie des encyclopédistes, de tragédies jouées à Paris et de poésie légère. Le prince de Ligne était arrivé enthousiasmé de l'Iphigénie en Tauride de Guymond de la Touche. L'impératrice lui fit aussitôt présent de la partie de l'ancienne Tauride où l'on avait cru retrouver les ruines du temple élevé par le cruel Thoas. Le prince fut très-embarrassé de ce présent de quelques lieues carrées, occupées par des cultivateurs musulmans, qui se bornaient à fumer et à boire du café tout le jour. Comme la guerre les avait rendus trop pauvres pour continuer ce passe-temps, le prince de Ligne se vit encore forcé de leur donner de l'argent afin qu'ils pussent renouveler leurs provisions. Ils se quittèrent très-bons amis.
»Ceci n'était que généreux. Orlof fut plus magnifique. Comme la contrée sablonneuse où l'on se trouvait blessait les yeux de sa souveraine, il fit apporter, de cinquante lieues, des forêts entières de sapins coupés qui, il est vrai, ne donnèrent d'ombrage que pendant le séjour de la cour impériale.
»Catherine, cependant, ne se consolait pas d'avoir perdu l'occasion de visiter la côte d'Asie. Pour occuper les loisirs du séjour en Crimée, elle pria M. de Ségur de lui enseigner à faire des vers français. Cette femme avait tous les caprices. Après s'être rendu compte des difficultés, elle s'enferma quatre heures dans son cabinet, et en ressortit ayant fait en tout deux alexandrins, qui ne sont que passables. Les voici:
Dans le sérail d'un khan[2], sur des coussins brodés,
Dans un kiosque d'or, de grilles entouré ...
»Elle n'avait pas pu se tirer du reste.
—Ces vers, observai-je, ne manquent pas d'une certaine couleur orientale; ils indiquent même un certain désir de savoir à quoi s'en tenir sur la galanterie des Turcs.
—Le prince de Ligne trouva détestables les rimes de ce distique, ce qui découragea l'impératrice de toute prosodie française.... Je vous parle de choses que je ne sais que par ouï dire. J'étais alors au berceau, et je n'ai vu que les dernières années de ce grand règne.... Après la mort de l'impératrice, j'héritai sans doute de ce désir violent qu'elle avait eu de voir Constantinople. Je quittai ma famille, et j'arrivai ici avec fort peu d'argent. J'avais vingt ans, de belles dents, et la jambe admirablement tournée....
[1] Une insulte, faite récemment dans un cabaret à la maîtresse d'un Grec, avait occasionné une rencontre terrible entre des Hellènes de Morée et des Ioniens. Ces derniers sont généralement insolents et querelleurs, parce qu'ils sont sujets de l'Angleterre. Cela amena un véritable combat qui ne manqua pas de spectateurs. Plus de cent cinquante hommes des deux nations se mirent en ligne dans le grand champ des Morts. Il y eut force coups de pistolet et de poignard. On alla prévenir l'autorité turque. Le pacha s'écria: «Backkaloum (qu'importe)! que ces chiens-là s'exterminent s'ils veulent, il y en aura moins.» Il est vrai que la police turque a peu d'action à Péra, à cause du nombre considérable des étrangers placés sous la protection des consuls.
[2] Le khan, c'est le sultan, ou encore tout souverain indépendant des pays d'Asie.
V—UNE AVENTURE DE L'ANCIEN SÉRAIL
Mon vieux compagnon s'interrompit avec un soupir et me dit en regardant le ciel:
—Je vais reprendre mon récit, je voudrais seulement vous montrer la reine de la fête qui commence pour Stamboul et qui durera trente nuits.
Il indiqua du doigt un point du ciel où se montrait un faible croissant: c'était la nouvelle lune, la lune du Ramazan, qui se traçait faiblement à l'horizon. Les fêtes ne commencent que quand elle a été vue nettement du haut des minarets ou des montagnes avoisinant la ville. On en transmet l'avis par des signaux.
—Que fîtes-vous, une fois à Constantinople? repris-je après cet incident, voyant que le vieillard aimait à se représenter ces souvenirs de sa jeunesse.
—Constantinople, monsieur, était plus brillante qu'aujourd'hui; le goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices, qu'on a toujours reconstruits à l'européenne depuis. Les mœurs y étaient sévères, mais la difficulté des intrigues en était le charme le plus puissant.
—Poursuivez! lui dis-je vivement intéressé et voyant qu'il s'arrêtait encore.
—Je ne vous parlerai pas, monsieur, de quelques délicieuses relations que j'ai nouées avec des personnes d'un rang ordinaire. Le danger, dans ces sortes de commerces, n'existe au fond que pour la forme, à moins toutefois que l'on n'ait l'imprudence grave de rendre visite à une dame turque chez elle, ou d'y pénétrer furtivement. Je renonce à me vanter des aventures de ce genre que j'ai risquées. La dernière seule peut vous intéresser.
»Mes parents me voyaient avec peine éloigné d'eux; leur persistance à me refuser les moyens de séjourner plus longtemps à Constantinople m'obligea à me placer dans une maison de commerce de Galata. Je tenais les écritures chez un riche joaillier arménien; un jour, plusieurs femmes s'y présentèrent, suivies d'esclaves qui portaient la livrée du sultan.
»A cette époque, les dames du sérail jouissaient de la liberté de venir faire leurs emplettes chez les négociants des quartiers francs, parce que le danger de leur manquer de respect était si grand, que personne ne l'eût osé. De plus, dans ce temps-là, les chrétiens étaient à peine regardés comme des hommes.... Lorsque l'ambassadeur français lui-même venait au sérail, on le faisait dîner à part, et le sultan disait plus tard à son premier vizir: «As-tu fait manger le chien?—Oui, le chien a mangé, répondait le ministre.—Eh bien, qu'on le mette dehors!» Ces mots étaient d'étiquette.... Les interprètes traduisaient cela par un compliment à l'ambassadeur et tout était dit.
Je coupai court à ces digressions, en priant mon interlocuteur d'en revenir à la visite des dames du sérail chez le joaillier.
—Vous comprenez que, dans ces circonstances, ces belles personnes étaient toujours accompagnées de leurs gardiens naturels, commandés par le kislar-aga. Au reste, l'aspect extérieur de ces dames n'avait de charmes que pour l'imagination, puisqu'elles étaient aussi soigneusement drapées et masquées que des dominos dans un bal de théâtre. Celle qui paraissait commander aux autres se fit montrer diverses parures, et, en ayant choisi une, se préparait à l'emporter. Je fis observer que la monture avait besoin d'être nettoyée, et qu'il manquait quelques petites pierres.
»—Eh bien, dit-elle, quand faudra-t-il l'envoyer chercher?... J'en ai besoin pour une fête où je dois paraître devant le sultan.
»Je la saluai avec respect, et, d'une voix quelque peu tremblante, je lui fis observer qu'on ne pouvait répondre du temps exact qui serait nécessaire pour ce travail.
»—Alors, dit la dame, quand ce sera prêt, envoyez un de vos jeunes gens au palais de Béchik-Tasch.
»Puis elle jeta un regard distrait autour d'elle....
»—J'irai moi-même, Altesse, répondis-je; car on ne pourrait confier à un esclave, ou même à un commis, une parure de cette valeur.
»—Eh bien, dit-elle, apportez-moi cela et vous en recevrez le prix.
»L'œil d'une femme est plus éloquent ici qu'ailleurs, car il est tout ce qu'on peut voir d'elle en public. Je crus démêler dans l'expression qu'avait celui de la princesse en me parlant une bienveillance particulière, que justifiaient assez ma figure et mon âge.... Monsieur, je puis le dire aujourd'hui sans amour-propre, j'ai été l'un des derniers beaux hommes de l'Europe.
Il se redressa en prononçant ces paroles, et sa taille semblait avoir repris une certaine élégance que je n'avais pas encore remarquée.
—Quand la parure, reprit-il, fut terminée, je me rendis à Béchik-Tasch par cette même route de Buyukdéré où nous sommes en ce moment. J'entrai dans le palais par les cours qui donnent sur la campagne. On me fit attendre quelque temps dans la salle de réception; puis la princesse ordonna qu'on m'introduisît près d'elle. Après lui avoir remis la parure et en avoir reçu l'argent, j'étais prêt à me retirer, lorsqu'un officier me demanda si je ne voulais pas assister à un spectacle de danses de corde qui se donnait dans le palais, et dont les acteurs étaient entrés avant moi. J'acceptai, et la princesse me fit servir à dîner; elle daigna même s'informer de la manière dont j'étais servi. Il y avait pour moi sans doute quelque danger à voir une personne d'un si haut rang agir envers moi avec tant d'honnêteté.... Quand la nuit fut venue, la dame me fit entrer dans une salle plus riche encore que la précédente, et fit apporter du café et des narghilés.... Des joueurs d'instruments étaient établis dans une galerie haute, entourée de balustres, et l'on paraissait attendre quelque chose d'extraordinaire que leur musique devait accompagner. Il me parut évident que la sultane avait préparé la fête pour moi; cependant, elle se tenait toujours à demi couchée sur un sofa au fond de la chambre, et dans l'attitude d'une impératrice. Elle semblait absorbée surtout dans la contemplation des exercices qui avaient lieu devant elle. Je ne pouvais comprendre cette timidité ou cette réserve d'étiquette qui l'empêchait de m'avouer ses sentiments, et je pensai qu'il fallait plus d'audace....
»Je m'étais élancé sur sa main, qu'elle m'abandonnait sans trop de résistance, lorsqu'un grand bruit se fit autour de nous.
»—Les janissaires! les janissaires! s'écrièrent les domestiques et les esclaves.
»La sultane parut interroger ses officiers, puis elle leur donna un ordre que je n'entendis pas. Les deux danseurs de corde et moi, nous fûmes conduits, par des escaliers dérobés, à une salle basse, où l'on nous laissa quelque temps dans l'obscurité. Nous entendions au-dessus de nos têtes les pas précipités des soldats, puis une sorte de lutte qui nous glaça d'effroi. Il était évident que l'on forçait une porte qui nous avait protégés jusque-là, et que l'on allait arriver à notre retraite. Des officiers de la sultane descendirent précipitamment par l'escalier et levèrent, dans la salle où nous étions, une espèce de trappe, en nous disant:
»—Tout est perdu!... descendez par ici!
»Nos pieds, qui s'attendaient à trouver des marches d'escalier, manquèrent tout à coup d'appui. Nous avions fait tous les trois un plongeon dans le Bosphore.... Les palais qui bordent la mer, et notamment celui de Béchik-Tasch, que vous avez pu voir sur la rive d'Europe, à un quart de lieue de la ville, sont en partie construits sur pilotis. Les salles inférieures sont parquetées de planchers de cèdre, qui couvrent immédiatement la surface de l'eau, et que l'on enlève lorsque les dames du sérail veulent s'exercer à la natation. C'est dans un de ces bains que nous nous étions plongés au milieu des ténèbres. Les trappes avaient été refermées sur nos têtes, et il était impossible de les soulever. D'ailleurs, des pas réguliers et des bruits d'armes s'entendaient encore. A peine pouvais-je, en me soutenant à la surface de l'eau, respirer de temps en temps un peu d'air. Ne voyant plus la possibilité de remonter dans le palais, je cherchais du moins à nager vers le dehors. Mais, arrivé à la limite extérieure, je trouvai partout une sorte de grille formée par les pilotis, et qui probablement servait d'ordinaire à empêcher que les femmes ne pussent, en nageant, s'échapper du palais ou se faire voir au dehors.
»Imaginez, monsieur, l'incommodité d'une telle situation: sur la tête, un plancher fermé partout, six pouces d'air au-dessous des planches, et l'eau montant peu à peu avec ce mouvement presque imperceptible de la Méditerranée qui s'élève, toutes les six heures, d'un pied ou deux. Il n'en fallait pas tant pour que je fusse assuré d'être noyé très-vile. Aussi secouais-je, avec une force désespérée, les pilotis qui m'entouraient comme une cage. De temps en temps, j'entendais les soupirs des deux malheureux danseurs de corde qui cherchaient comme moi à se frayer un passage. Enfin j'atteignis un pieu moins solide que les autres, qui, rongé sans doute par l'humidité, ou d'un bois plus vieux que les autres, paraissait céder sous la main. J'arrivai, par un effort désespéré, à en détacher un fragment pourri et à me glisser au dehors, grâce à la taille svelte que j'avais à cette époque. Puis, en m'attachant aux pieux extérieurs, je parvins, malgré ma fatigue, à regagner le rivage. J'ignore ce que sont devenus mes deux compagnons d'infortune. Effrayé des dangers de toute sorte que j'avais courus, je me hâtai de quitter Constantinople.
Je ne pus m'empêcher de dire à mon interlocuteur, après l'avoir plaint des dangers qu'il avait courus, que je le soupçonnais d'avoir un peu gazé quelques circonstances de son récit.
—Monsieur, répondit-il, je ne m'explique pas là-dessus; rien, dans tous les cas, ne me ferait trahir des bontés....
Il n'acheva pas. J'avais entendu déjà parler de ces sombres aventures attribuées à certaines daines du vieux sérail vers la fin du dernier siècle.... Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l'âge.
VI—UN VILLAGE GREC
Nous étions arrivés sur une hauteur qui domine San-Dimitri. C'est un village grec situé entre le grand et le petit champ des Morts. On y descend par une rue bordée de maisons de bois, fort élégantes et qui rappellent un peu le goût chinois dans la construction et dans les ornements extérieurs.
Je pensais que cette rue raccourcissait le chemin que nous avions à faire pour gagner Péra. Seulement, il fallait descendre jusqu'à une vallée dont le fond est traversé par un ruisseau. Le bord sert de chemin pour descendre vers la mer. Un grand nombre de casinos et de cabarets sont élevés des deux côtés.
Mon compagnon me dit:
—Où voulez-vous aller?
—Je serais bien aise de m'aller coucher.
—Mais, pendant le Ramazan, on ne dort que le jour. Terminons la nuit.... Ensuite, au lever du soleil, il sera raisonnable de regagner son lit. Je vais, si vous le permettez, vous conduire dans une maison où l'on joue le baccara.
Les façades des maisons entre lesquelles nous descendions, avec leurs pavillons avancés sur la rue, leurs fenêtres grillées, éclairés au dedans, et leurs parois vernies de couleurs éclatantes, indiquaient, en effet, des points de réunion non moins joyeux que ceux que nous venions de parcourir.
Il faudrait renoncer à la peinture des mœurs de Constantinople, si l'on s'effrayait trop de certaines descriptions d'une nature assez délicate. Les cinquante mille Européens que renferment les faubourgs de Péra et de Galata, Italiens, Français, Anglais, Allemands, Russes ou Grecs, n'ont entre eux aucun lien moral, pas même l'unité de religion, les sectes étant plus divisées entre elles que les cultes les plus opposés. En outre, il est certain que, dans une ville où la société féminine mène une vie si réservée, il serait impossible de voir même un visage de femme née dans le pays, s'il ne s'était créé de certains casinos ou cercles dont, il faut l'avouer, la société est assez mélangée. Les officiers des navires, les jeunes gens du haut commerce, le personnel varié des ambassades, tous ces éléments épars et isolés de la société européenne sentent le besoin de lieux de réunion qui soient un terrain neutre, plus encore que les soirées des ambassadeurs, des drogmans et des banquiers. C'est ce qui explique le nombre assez grand des bals par souscription qui ont lieu souvent dans l'intérieur de Péra.
Ici, nous nous trouvions dans un village entièrement grec, qui est la Capoue de la population franque. J'avais déjà, en plein jour, parcouru ce village sans me douter qu'il recélât tant de divertissements nocturnes, de casinos, de wauxhalls, et même, avouons-le, de tripots. L'air patriarcal des pères et des époux, assis sur des bancs ou travaillant à quelque métier de menuiserie, de tuilerie ou de tissage, la tenue modeste des femmes vêtues à la grecque, la gaieté insouciante des enfants, les rues pleines de volailles et de porcs, les cafés aux galeries hautes à balustres, donnant sur la vallée brumeuse, sur le ruisseau bordé d'herbages, tout cela ressemblait, avec la verdure des pins et des maisons de charpente sculptée, à quelque vue paisible des basses Alpes.—Et comment douter qu'il en fût autrement, la nuit, en ne voyant aucune lumière transpirer à travers les treillages des fenêtres? Cependant, après le couvre-feu, beaucoup de ces intérieurs étaient restés éclairés au dedans, et les danses, ainsi que les jeux, devaient s'y prolonger du soir au matin. Sans remonter jusqu'à la tradition des hétaïres grecques, on pourrait penser que la jeunesse pouvait attacher parfois des guirlandes au-dessus de ces portes peintes, comme au temps de l'antique Alcimadure.—Nous vîmes passer là, non pas un amoureux grec couronné de fleurs, mais un homme à la mine anglaise, marin probablement, mais entièrement vêtu de noir, avec une cravate blanche et des gants, qui s'était fait précéder d'un violon. Il marchait gravement derrière le ménétrier chargé d'égayer sa marche, ayant lui-même la mine assez mélancolique. Nous jugeâmes que ce devait être quelque maître d'équipage, quelque bossman, qui dépensait sa paye généreusement après une traversée.
Mon guide s'arrêta devant une maison aussi soigneusement obscure au dehors que les autres, et frappa à petits coups à la porte vernie. Un nègre vint ouvrir avec quelques signes de crainte; puis, nous voyant des chapeaux, il salua et nous appela effendis.
La maison dans laquelle nous étions entrés ne répondait pas, quoique gracieuse et d'un aspect élégant, à l'idée que l'on se forme généralement d'un intérieur turc. Le temps a marché, et l'immobilité proverbiale du vieil Orient commence à s'émouvoir au contre-coup de la civilisation. La réforme, qui a coiffé l'Osmanli du tarbouch et l'a emprisonné dans une redingote boutonnée jusqu'au col, a amené aussi, dans les habitations, la sobriété d'ornements où se plaît le goût moderne. Ainsi, plus d'arabesques touffues, de plafonds façonnés en gâteaux d'abeille ou en stalactites, plus de dentelures découpées, plus de caissons de bois de cèdre, mais des murailles lisses à teintes plates et vernies, avec des corniches à moulures simples; quelques dessins courants pour encadrer les panneaux des boiseries, quelques pots de fleurs d'où partent des enroulements et des ramages, le tout dans un style, ou plutôt dans une absence de style qui ne rappelle que lointainement l'ancien goût oriental, si capricieux et si féerique.
Dans la première pièce se tenaient les gens de service; dans une seconde, un peu plus ornée, je fus frappé du spectacle qui se présenta. Au centre de la pièce se trouvait une sorte de table ronde couverte d'un tapis épais, entourée de lits à l'antique, qui, dans le pays, s'appellent tandours; là s'étendaient à demi couchées, formant comme les rayons d'une roue, les pieds tendus vers le centre où se trouvait un foyer de chaleur caché par l'étoffe, plusieurs femmes, que leur embonpoint majestueux et vénérable, leurs habits éclatants, leurs vestes bordées de fourrures, leurs coiffures surannées montraient être arrivées à l'âge où l'on ne doit pas s'offenser du nom de matrone, pris en si bonne part chez les Romains; elles avaient simplement amené leurs filles ou nièces à la soirée, et en attendaient la fin comme les mères d'Opéra attendant au foyer de la danse. Elles venaient, la plupart, des maisons voisines, où elles ne devaient rentrer qu'au point du jour.
VII—QUATRE PORTRAITS
La troisième pièce décorée, qui dans nos usages représenterait le salon, était meublée de divans couverts de soie aux couleurs vives et variées. Sur le divan du fond trônaient quatre belles personnes qui, par un hasard pittoresque ou un choix particulier, se trouvaient présenter chacune un type oriental distinct.
Celle qui occupait le milieu du divan était une Circassienne, comme on pouvait le deviner tout de suite à ses grands yeux noirs contrastant avec un teint d'un blanc mat, à son nez aquilin d'une arête pure et fine, à son cou un peu long, à sa taille grande et svelte, à ses extrémités délicates, signes distinctifs de sa race. Sa coiffure, formée de gazillons mouchetés d'or et tordus en turban, laissait échapper des profusions de nattes d'un noir de jais, qui faisaient ressortir ses joues avivés par le fard. Une veste historiée de broderies et bordée de fanfreluches et de festons de soie, dont les couleurs bariolées formaient comme un cordon de fleurs autour de l'étoffe; une ceinture d'argent et un large pantalon de soie rose lamée complétaient ce costume, aussi brillant que gracieux. On comprend que, selon l'usage, ses yeux étaient accentués par des lignes de surmeh, qui les agrandissent et leur donnent de l'éclat; ses ongles longs et les paumes de ses mains avaient une teinte orange produite par le henné; la même toilette avait été faite à ses pieds nus, aussi soignés que des mains, et qu'elle repliait gracieusement sur le divan en faisant sonner de temps en temps les anneaux d'argent passés autour de ses chevilles.
A côté d'elle était assise une Arménienne, dont le costume, moins richement barbare, rappelait davantage les modes actuelles de Constantinople; un fezzi pareil à ceux des hommes, inondé par une épaisse chevelure de soie bleue, produite par la houppe qui s'y attache, et posé en arrière, paraît sa tête au profil légèrement busqué, aux traits assez fiers, mais d'une sérénité presque animale. Elle portait une sorte de spencer de velours vert, garni d'une épaisse bordure en duvet de cygne, dont la blancheur et la masse donnaient de l'élégance à son cou entouré de fins lacets, où pendaient des aigrettes d'argent. Sa taille était cerclée de plaques d'orfèvrerie, où se relevaient en bosse de gros boutons de filigrane, et, par un raffinement tout moderne, ses pieds, qui avaient laissé leurs babouches sur le tapis, se repliaient, couverts de bas de soie à coins brodés.
Contrairement à ses compagnes, qui laissaient librement pendre sur leurs épaules et leur dos leurs tresses entremêlées de cordonnets et de petites plaques de métal, la juive, placée à côté de l'Arménienne, cachait soigneusement les siens, comme l'ordonne sa loi, sons une espèce de bonnet blanc, arrondi en boule, rappelant la coiffure des femmes du temps du XVIe siècle, et dont celle de Christine de Pisan peut donner une idée. Son costume, plus sévère, se composait de deux tuniques superposées, celle de dessus s'arrêtant à la hauteur du genou; les couleurs en étaient plus amorties, et les broderies d'un éclat moins vif que celles des tuniques portées par les autres femmes. Sa physionomie, d'une douceur résignée et d'une régularité délicate, rappelait le type juif particulier à Constantinople, et qui ne ressemble en rien aux types que nous connaissons. Son nez n'avait pas cette courbure prononcée qui, chez nous, signe un visage du nom de Rébecca ou de Rachel.
La quatrième, assise à l'extrémité du divan, était une jeune Grecque blonde ayant le profil popularisé par la statuaire antique. Un taktikos de Smyrne aux festons et aux glands d'or, posé coquettement sur l'oreille et entouré par deux énormes tresses de cheveux tordus formant turban autour de la tête, accompagnait admirablement sa physionomie spirituelle, illuminée par un œil bleu où brillait la pensée, et contrastant avec l'éclat immobile et sans idée des grands yeux noirs de ses rivales en beauté.
—Voici, dit le vieillard, un échantillon parfait des quatre nations féminines qui composent la population byzantine.
Nous saluâmes ces belles personnes, qui nous répondirent par un salut à la turque. La Circassienne se leva, frappa des mains, et une porte s'ouvrit. Je vis au delà une autre salle où des joueurs, en costumes variés, entouraient une table verte.
—C'est ici tout simplement le Frascati de Péra, me dit mon compagnon. Nous pourrons jouer quelques parties en attendant le souper.
—Je préfère cette salle, lui dis-je, peu curieux de me mêler à cette foule—émaillée de plusieurs costumes grecs.
Cependant, deux petites filles étaient entrées, tenant, l'une un compotier de cristal posé sur un plateau, l'autre une carafe d'eau et des verres; elle tenait aussi une serviette bordée de soie lamée d'argent. La Circassienne, qui paraissait jouer le rôle de khanoun ou maîtresse, s'avança vers nous, prit une cuiller de vermeil qu'elle trempa dans des confitures de roses, et me présenta la cuiller devant la bouche avec un sourire des plus gracieux. Je savais qu'en pareil cas il fallait avaler la cuillerée, puis la faire passer au moyen d'un verre d'eau; ensuite, la petite fille me présenta la serviette pour m'essuyer la bouche. Tout cela se passait selon l'étiquette des meilleures maisons turques.
—Il me semble, dis-je, voir un tableau des Mille et une Nuits et faire en ce moment le rêve du dormeur éveillé. J'appellerais volontiers ces belles personnes: Charme-des-cœurs, Tourmente, Œil-du-jour, et Fleur-de-jasmin....
Le vieillard allait me dire leurs noms, lorsque nous entendîmes un bruit violent à la porte, accompagné du son métallique de crosses de fusil. Un grand tumulte eut lieu dans la salle de jeu, et plusieurs des assistants paraissaient fuir ou se cacher.
—Serions-nous chez des sultanes? dis-je en me rappelant le récit que m'avait fait le vieillard[1], et va-t-on nous jeter à la mer?
Son air impassible me rassura quelque peu. —Écoutons, dit-il.
On montait l'escalier, et un bruit de voix confuses s'entendait déjà dans les premières pièces, où se trouvaient les matrones. Un officier de police entra seul dans le salon, et j'entendis le mot Franguis que l'on prononçait en nous désignant; il voulut encore passer dans la salle de jeu, où ceux des joueurs qui ne s'étaient pas échappés continuaient leur partie avec calme.
C'était simplement une patrouille de cavas (gendarmes) qui cherchait à savoir s'il n'y avait pas de Turcs ou d'élèves des écoles militaires dans la maison. Il est clair que ceux qui s'étaient enfuis appartenaient à quelqu'une de ces catégories. Mais la patrouille avait fait trop de bruit en entrant pour qu'on ne pût pas supposer qu'elle était payée pour ne rien voir et pour n'avoir à signaler aucune contravention. Cela se passe ainsi, du reste, dans beaucoup de pays.
L'heure du souper était arrivée. Les joueurs heureux ou malheureux, se réconciliant après la lutte, entourèrent une table servie à l'européenne. Seulement, les femmes ne parurent pas à cette réunion devenue cordiale, et s'allèrent placer sur une estrade. Un orchestre établi à l'autre bout de la salle se faisait entendre pendant le repas, selon l'usage oriental.
Ce mélange de civilisation et de traditions byzantines n'est pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu'à créées le contact actuel de l'Europe et de l'Asie, dont Constantinople est le centre éclatant, et que rend possible la tolérance des Turcs. Il se trouvait réellement que nous n'assistions là qu'à une fête aussi innocente que les soirées des cafés de Marseille. Les jeunes filles qui concouraient à l'éclat de cette réunion étaient engagées, moyennant quelques piastres, pour donner aux étrangers une idée des beautés locales. Mais rien ne laissait penser qu'elles eussent été convoquées dans un autre but que celui de paraître belles et costumées selon la mode du pays. En effet, tout le monde se sépara aux premières lueurs du matin, et nous laissâmes le village de San-Dimitri à son calme et à sa tranquillité apparentes.—Rien n'était plus vertueux au dehors que ce paysage d'idylle vu à la clarté de l'aube, que ces maisons de bois dont les portes s'entr'ouvraient çà et là pour laisser paraître des ménagères matinales.
Nous nous séparâmes. Mon compagnon rentra chez lui dans Péra, et, quant à moi, encore ébloui des merveilles de cette nuit, j'allai me promener aux environs du téké des derviches, d'où l'on jouit de la vue entière de l'entrée du détroit. Le soleil ne tarda pas à se lever, ravivant les lignes lointaines des rives et des promontoires, et à l'instant même le canon retentit sur le port de Thophana. Du petit minaret situé au-dessus du téké, partit aussitôt une voix douce et mélancolique qui chantait:
—Allah akbar! Allah akbar! Allah akbar!
Je ne pus résister à une émotion étrange. Oui, Dieu est grand! Dieu est grand!... Et ces pauvres derviches, qui répètent invariablement ce verset sublime du haut de leur minaret, me semblaient faire, quant à moi, la critique d'une nuit mal employée. Le muezzin répétait toujours:
—Dieu est grand! Dieu est grand!
«Dieu est grand! Mahomet est son prophète; mettez vos péchés aux pieds d'Allah!» voilà les termes de cette éternelle complainte.... Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu'on lui donne, et j'aurais été malheureux de me sentir coupable en ce moment d'une faute réelle; mais je n'avais fait que me réjouir comme tous les Francs de Péra, dans une de ces nuits de fête auxquelles les gens de toute religion s'associent dans cette ville cosmopolite.—Pourquoi donc craindre l'œil de Dieu? La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine qui passait, pour venir à moi, au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l'autre rivage. L'astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, qui partout saisit les yeux, à cause de la hauteur des rivages et de la variété des aspects de la terre coupée par les eaux. Après une heure d'admiration, je me sentis fatigué, et je rentrai, en plein jour, à l'hôtel des demoiselles Péchefté, où je demeurais, et dont les fenêtres donnaient sur le petit champ des Morts.
[1] Les détails de cette promenade à travers les quartiers de Constantinople n'auraient aucun mérite s'ils péchaient par l'exactitude. L'aventure racontée dans le précédent chapitre n'a pas été inventée. Elle se rapporte, en effet, à la sœur de l'un des précédents sultans, et remonte probablement à l'époque de Sélim. A cette époque, les janissaires étaient chargés de la police nocturne, et pénétraient même dans les palais impériaux s'ils avaient quelques soupçons. La curiosité des femmes pour les bateleurs et les jongleurs fut cause aussi d'une scène analogue, à l'époque de Mahmoud. Une troupe de malheureux écuyers faillit en être victime. Ils furent sauvés par un batelier de Kourouchesmé qui se trouvait par hasard près du palais.
II
THÉATRES ET FÊTES
I—ILDIZ-KHAN
Après m'être reposé, je m'informai du moyen d'assister aux fêtes nocturnes qui se donnaient dans la ville turque. Mon ami le peintre, que je revis dans la journée, familier avec les mœurs du pays, ne vit pour moi d'autre moyen que de me faire habiter Stamboul; ce qui présentait de grandes difficultés.
Nous prîmes un caïque pour traverser la Corne d'or, et nous descendîmes à cette même échelle du marché aux poissons où nous avions été, la veille, témoins d'une scène sanglante. Les boutiques étaient fermées partout. Le bazar égyptien, qui vient ensuite, et où se vendent les épiceries, les couleurs, les produits chimiques, était hermétiquement fermé. Au delà, les rues n'étaient habitées et parcourues que par les chiens, étonnés toujours, pendant les premiers jours du Ramazan, de ne plus recevoir leur pitance aux heures accoutumées. Nous finîmes par arriver à une boutique voisine du bazar, occupée par un marchand arménien que connaissait mon ami. Tout était fermé chez lui; mais, n'étant pas soumis à la loi musulmane, il se permettait de veiller le jour et de dormir la nuit comme à l'ordinaire, sans en rien faire voir extérieurement.
Nous pûmes dîner chez lui, car il avait eu la précaution d'acheter des vivres la veille; autrement, il eût fallu revenir à Péra pour en trouver. La pensée que j'avais d'habiter Stamboul lui parut absurde au premier abord, attendu qu'aucun chrétien n'a le droit d'y prendre domicile: on leur permet seulement d'y venir pendant le jour. Pas un hôtel, pas une auberge, pas même un caravansérail qui leur soit destiné; l'exception ne porte que sur les Arméniens, Juifs ou Grecs, sujets de l'empire.
Cependant, je tenais à mon idée, et je lui fis observer que j'avais trouvé le moyen d'habiter le Caire, hors du quartier franc, en prenant le costume du pays et en me faisant passer pour Cophte.
—Eh bien, me dit-il, un moyen seul existe ici, c'est de vous faire passer pour Persan. Nous avons à Stamboul un caravansérail nommé Ildiz-Khan (khan de l'Étoile), dans lequel on reçoit tous les marchands asiatiques des diverses communions musulmanes. Ces gens-là ne sont pas seulement de la secte d'Ali; il y a aussi des guèbres, des parsis, des koraïtes, des wahabis; ce qui forme un tel mélange de langages, qu'il est impossible aux Turcs de savoir à quelle partie de l'Orient ces hommes appartiennent. De sorte qu'en vous abstenant de parler une langue du Nord, que l'on reconnaîtrait à la prononciation, vous pourrez demeurer parmi eux.
Nous nous rendîmes à Ildiz-Khan, situé dans la plus haute partie de la ville, près de la Colonne brûlée, l'un des restes les plus curieux de l'ancienne Byzance. Le caravansérail, entièrement bâti en pierre, présentait au dedans l'aspect d'une caserne. Trois étages de galeries occupaient les quatre côtés de la cour, et les logements, voûtés en cintre, avaient tous la même disposition: une grande pièce qui servait de magasin et un petit cabinet parqueté en planches où chacun pouvait placer son lit. De plus, le locataire avait le droit de mettre un chameau ou un cheval aux écuries communes.
N'ayant ni monture ni marchandises, je devais nécessairement passer pour un commerçant qui avait tout vendu déjà, et qui venait dans l'intention de refaire sa pacotille. L'Arménien était en relation d'affaires avec des marchands de Mossoul et de Bassora, auxquels il me présenta. Nous fîmes venir des pipes et du café, et nous leur exposâmes l'affaire. Ils ne virent aucun inconvénient à me recevoir parmi eux, pourvu que je prisse leur costume. Mais, comme j'en avais déjà plusieurs parties, notamment un machlah en poil de chameau, qui m'avait servi en Égypte et en Syrie, il ne me fallait plus qu'un bonnet d'astrakan pointu à la persane, que l'Arménien me procura.
Plusieurs de ces Persans parlaient la langue franque du Levant, dans laquelle on finit toujours par s'entendre, pour peu qu'on ait vécu dans les villes commerçantes; de sorte que je pus facilement lier amitié avec mes voisins. J'étais vivement recommandé à tous ceux qui habitaient la même galerie, et je n'avais à m'inquiéter que de leur trop grand empressement à me faire fête et à m'accompagner partout. Chaque étage du khan avait son cuisinier, qui était en même temps cafetier; nous pouvions donc parfaitement nous passer des relations extérieures. Cependant, quand venait le soir, les Persans, qui, comme les Turcs, avaient dormi toute la journée pour pouvoir fêter ensuite chaque nuit du Ramazan, m'emmenaient avec eux voir la fête continuelle qui devait durer trente lunes.
Si la ville était illuminée splendidement, pour qui la regardait des hauteurs de Péra, ses rues intérieures me parurent encore plus éclatantes. Toutes les boutiques ouvertes, ornées de guirlandes et de vases de fleurs, radieuses à l'intérieur de glaces et de bougies, les marchandises artistement parées, les lanternes de couleur suspendues au dehors, les peintures et les dorures rafraîchies, les pâtissiers surtout, les confiseurs, les marchands de jouets d'enfant et les bijoutiers étalant toutes leurs richesses, voilà ce qui, partout, éblouissait les yeux. Les rues étaient pleines de femmes et d'enfants plus encore que d'hommes; car ces derniers passaient la plus grande partie du temps dans les mosquées et dans les cafés.
Il ne faut pas croire même que les cabarets fussent fermés; une fête turque est pour tout le monde; les rayas cathodiques, grecs, arméniens ou juifs pouvaient seuls fréquenter ces établissements. La porte extérieure doit être toujours fermée; mais on la pousse, et l'on peut ensuite s'abreuver d'un bon verre de vin de Ténédos moyennant dix paras (cinq centimes).
Partout des frituriers, des marchands de fruits ou d'épis de maïs bouillis, avec lesquels un homme peut se nourrir tout un jour pour dix paras;—ainsi que des vendeurs de baklavas, sorte de galettes très-imprégnées de beurre et de sucre, dont les femmes surtout sont friandes. La place du Sérasquier est la plus brillante de toutes. Ouverte en triangle, avec les illuminations de deux mosquées à droite et à gauche, et dans le fond celle des bâtiments de la guerre, elle présente un large espace aux cavalcades et aux divers cortéges qui la traversent. Un grand nombre d'étalages de marchands ambulants garnissent le devant des maisons, et une dizaine de cafés font assaut d'annonces diverses de spectacles, de baladins et d'ombres chinoises. Les plus amusants, pour tout homme instruit, sont naturellement ceux où il se déclame des poëmes,—où il se raconte des histoires et des légendes.
II—VISITE A PÉRA
N'étant pas forcé, comme les musulmans, de dormir tout le jour et de passer la nuit entière dans les plaisirs pendant le bienheureux mois du Ramazan, à la fois carême et carnaval, j'allais souvent à Péra pour reprendre langue avec les Européens. Un jour, mes yeux furent frappés d'une grande affiche de théâtre posée sur les murs, et qui annonçait l'ouverture de la saison théâtrale. C'était la troupe italienne qui allait commencer trois mois de représentations, et le nom qui brillait en grosses lettres comme l'étoile dramatique du moment, c'était celui de la Ronzi-Tacchinardi, cette cantatrice des plus beaux temps de Rossini, à laquelle Stendhal a consacré de belles pages. La Ronzi n'était plus jeune, hélas! Elle venait à Constantinople, comme y avait passé, quelques années auparavant, l'illustre tragédienne mademoiselle Georges, qui, après avoir paru au théâtre de Péra, et aussi devant le sultan, était allée donner ensuite des représentations en Crimée, et jouer Iphigénie en Tauride aux lieux mêmes où s'élevait jadis le temple de Thoas. Les artistes éminents, comme les grands génies de toute sorte, ont le sentiment profond du passé; ils aiment aussi les courses aventureuses et sont attirés toujours vers le soleil d'Orient, comme se sentant de la nature des aigles. Donizetti présidait l'orchestre, par une permission spéciale du sultan, qui l'a depuis longtemps engagé comme chef de sa musique.
Il est vrai que ce nom rayonnant n'était que celui du frère de ce compositeur que nous avons tant admiré; mais il n'en brillait pas moins sur l'affiche avec un charme particulier pour les Européens; aussi la ville franque n'était-elle occupée que de la représentation prochaine. Les billets, distribués d'avance dans les hôtels et dans les cafés, étaient devenus difficiles à obtenir. J'eus l'idée d'aller voir le directeur du principal journal français de Constantinople, dont les bureaux étaient à Galata. Il parut charmé de ma visite, me retint à dîner et me fit ensuite les honneurs de sa loge.
—Si vous n'avez pas oublié, me dit-il, votre ancien métier de feuilletoniste, vous nous ferez les comptes rendus du théâtre et vous y aurez vos entrées.
J'acceptai un peu imprudemment peut-être; car, lorsqu'on demeure à Stamboul, il n'est pas commode d'y retourner tous les deux jours en pleine nuit, après la fin du spectacle.
On jouait Buondelmonte; la salle de spectacle, située dans le haut de Péra, est beaucoup plus longue que large; les loges sont déposées à l'italienne, sans galeries; elles étaient occupées presque toutes par les ambassadeurs et les banquiers. Les Arméniens, les Grecs et les Francs composaient à peu près tout le parquet, et, à l'orchestre seulement, on distinguait quelques Turcs, de ceux sans doute que leurs parents ont envoyés de bonne heure à Paris ou à Vienne; car, si aucun préjugé n'empêche, au fond, un musulman d'aller à nos théâtres, il faut songer que notre musique ne les ravit que médiocrement; la leur, qui procède par quarts de ton, nous est également incompréhensible, à moins d'être, pour ainsi dire, traduite selon notre système musical. Les airs grecs ou valaques paraissent seuls être compris de tous. Donizetti avait chargé son frère d'en recueillir le plus possible et les utilisait sans doute dans ses opéras.
Le directeur du Journal de Constantinople voulait me présenter à l'ambassadeur français; mais je déclinai cet honneur, attendu qu'il m'aurait invité à dîner, et l'on m'avait prévenu contre cette éventualité.
Ce fonctionnaire habitait tout l'été à Thérapia, village situé sur le Bosphore, à six lieues de Constantinople. Il faut, pour s'y rendre, louer un caïque avec six rameurs pour une demi-journée, ce qui coûte environ vingt francs. On le voit, c'est un dîner assez cher que vous offre l'ambassadeur.... On peut ajouter aussi, aux chances fâcheuses de cette invitation, l'ennui de revenir par mer à une heure assez avancée, quelquefois par le mauvais temps, dans une barque en forme de poisson, épaisse comme la main, et accompagnée d'un chœur infatigable de marsouins qui dansent ironiquement à la pointe des vagues, dans l'espérance de souper aux dépens des convives attardés de l'ambassadeur de France.
La représentation se passa comme dans un théâtre italien quelconque. La Ronzi fut couverte de bouquets, rappelée vingt fois; elle tint être satisfaite de l'enthousiasme byzantin. Puis chacun ralluma sa lanterne, les ambassadeurs et les banquiers firent avancer leurs voitures, d'autres montèrent à cheval; pour moi, je me disposai à regagner Ildiz-Khan; car, à Péra, on ne trouverait pas à loger pour une seule nuit.
Je connaissais assez le chemin fort long qui conduit à Stamboul par le pont de bateaux qui traverse la Corne d'Or, pour ne pas craindre de m'y engager à la pure clarté de la lune du Ramazan, par une de ces belles nuits qui valent nos aurores. Les chiens, qui font si exactement la police des rues, n'attaquent jamais que les imprudents qui, au mépris des ordonnances, se dispensent de porter une lanterne. Je m'engageai donc à travers le cimetière de Péra par un chemin qui conduit à la porte de Galata, correspondante aux bâtiments de la marine; l'enceinte fortifiée se termine là; mais on ne peut traverser la Corne d'Or sans y pénétrer. On frappe à un guichet, et le portier vous ouvre moyennant un bakchis; on répond au salut des gens du corps de garde par un aleihoum al salam; puis, au bout d'une rue qui descend vers la mer, on gagne ce magnifique pont, d'un quart de lieue, qu'a fait construire le sultan Mahmoud.
Une fois sur l'autre rive, j'ai retrouvé avec plaisir les illuminations de la fête, tableau des plus réjouissants quand on vient de faire une lieue, la nuit, à travers les cyprès et les tombes.
Ce quai du Fanar, encombré de vendeurs de fruits, de pâtissiers, de confiseurs, de frituriers ambulants, de Grecs vendant de l'anisette et du rosolio, est très-fréquenté des matelots, dont les navires sont rangés par centaines dans la baie. Les cabarets et les cafés, illuminés de transparents et de lanternes, se voient encore quelque temps dans les rues environnantes, puis les lumières et le bruit diminuent peu à peu, et il faut traverser une longue série de quartiers solitaires et calmes, car la fête n'a lieu que dans les parties commerçantes de la ville. Bientôt apparaissent les hautes arches de l'aqueduc de Valens, dominant de leur immense construction de pierre les humbles maisons turques toutes bâties en bois. Parfois, le chemin s'élève en terrasses dominant d'une cinquantaine de pieds la rue qui se croise avec lui ou qui le suit quelque temps avant de monter ou de descendre vers les collines ou vers la mer.
Stamboul est une ville fort montueuse et où l'art a fait bien peu de chose pour corriger la nature. On se sent sur un meilleur terrain quand on a pris le bout de cette longue rue des Mosquées, qui forme l'artère principale, et qui aboutit aux grands bazars. Elle est admirable, la nuit surtout, à cause des magnifiques jardins, des galeries découpées, des fontaines de marbre aux grilles dorées, des kiosques, des portiques et des minarets multipliés qui se dessinent aux vagues clartés d'un jour bleuâtre; les inscriptions dorées, les peintures de laque, les grillages aux nervures brillantes, les marbres sculptés et les ornements rehaussés de couleurs éclatent çà et là, relevant de teintes vives l'aspect des jardins d'un vert sombre, où frémissent les festons de la vigne suspendue sur de hautes treilles. Enfin la solitude cesse, l'air se remplit de bruits joyeux, les boutiques brillent de nouveau. Les quartiers populeux et riches se déploient dans tout leur éclat; les marchands de jouets d'enfant étalent sur leurs devantures mille fantaisies bizarres qui font la joie des mères et des braves pères de famille, heureux de rentrer chez eux, soit avec un polichinelle de fabrique française, soit avec des jouets de Nuremberg, ou encore avec de charmants joujoux chinois apportés par les caravanes. Les Chinois sont le peuple du monde qui comprend le mieux ce qu'il faut pour amuser les enfants.
III—CARAGUEUS
Parmi ces jouets, on distingue de tous côtés la bizarre marionnette appelée Caragueus, que les Français connaissent déjà de réputation. Il est incroyable que cette indécente figure soit mise sans scrupule dans les mains de la jeunesse. C'est pourtant le cadeau le plus fréquent qu'un père ou une mère fasse à ses enfants. L'Orient a d'autres idées que nous sur l'éducation et sur la morale. On cherche là à développer les sens, comme nous cherchons à les éteindre....
J'étais arrivé sur la place du Sérasquier: une grande foule se pressait devant un théâtre d'ombres chinoises signalé par un transparent sur lequel on lisait en grosses lettres: CARAGUEUS, victime de sa chasteté!
Effroyable paradoxe pour qui connaît le personnage.... L'adjectif et le substantif que je viens de traduire hurlaient sans doute d'effroi de se trouver réunis sous un tel nom. J'entrai cependant à ce spectacle, bravant les chances d'une déception grossière.
A la porte de ce eheb-bazi (jeu de nuit) se tenaient quatre acteurs, qui devaient jouer dans la seconde pièce; car, après Caragueus, on promettait encore Le Mari des Deux Veuves, farce-comédie, de celles qu'on appelle taklid.
Les acteurs, vêtus de vestes brodées d'or, portaient sous leurs tarbouchs élégants de longs cheveux nattés comme ceux des femmes. Les paupières rehaussées de noir et les mains teintes de rouge, avec des paillettes appliquées sur la peau du visage et des mouchetures sur leurs bras nus, ils faisaient au public un accueil bienveillant, et recevaient le prix d'entrée en adressant un sourire gracieux aux effendis qui payaient plus que le simple populaire. Un irmelikalten (pièce d'or d'un franc vingt-cinq centimes) assurait au spectateur l'expression d'une vive reconnaissance et une place réservée sur les premiers bancs. Au demeurant, personne n'était astreint qu'à une simple cotisation de dix paras. Il faut ajouter même que le prix de l'entrée donnait droit à une consommation uniforme de café et de tabac. Les scherbets (sorbets) et les divers rafraîchissements se payaient à part.
Dès que je fus assis sur l'une des banquettes, un jeune garçon, élégamment vêtu, les bras découverts jusqu'aux épaules, et qui, d'après la grâce pudique de ses traits, eût pu passer pour une jeune fille, vint me demander si je voulais un chibouk ou un narghilé, et, quand j'eus choisi, il m'apporta en outre une tasse de café.
La salle se remplissait peu à peu de gens de toute sorte; on n'y voyait pas une seule femme; mais beaucoup d'enfants avaient été amenés par des esclaves ou des serviteurs. Ils étaient la plupart bien vêtus, et, dans ces jours de fête, leurs parents avaient sans doute voulu les faire jouir du spectacle, mais ils ne les accompagnaient pas; car, en Turquie, l'homme ne s'embarrasse ni de la femme ni de l'enfant: chacun va de son côté, et les petits garçons ne suivent plus les mères après le premier âge. Les esclaves auxquels on les confie sont, du reste, regardés comme faisant partie de la famille. Dispensés des travaux pénibles, se bornant, comme ceux des anciens, aux services domestiques, leur sort est envié par les simples rayas, et, s'ils ont de l'intelligence, ils arrivent presque toujours à se faire affranchir, après quelques années de service, avec une rente qu'il est d'usage de constituer en pareil cas. Il est honteux de penser que l'Europe chrétienne ait été plus cruelle que les Turcs, en forçant à de durs travaux ses esclaves des colonies.
Revenons à la représentation. Quand la salle se trouva suffisamment garnie, un orchestre, placé dans une haute galerie, fit entendre une sorte d'ouverture. Pendant ce temps, un des coins de la salle s'éclairait d'une manière inattendue. Une gaze transparente entièrement blanche, encadrée d'ornements en festons, désignait le lieu où devaient paraître les ombres chinoises. Les lumières qui éclairaient d'abord la salle s'étaient éteintes, et un cri joyeux retentit de tous côtés lorsque l'orchestre se fut arrêté. Un silence se fit ensuite; puis on entendit derrière la toile un retentissement pareil à celui de morceau de bois tournés qu'on secouerait dans un sac. C'étaient les marionnettes, qui, selon l'usage, s'annonçaient par ce bruit accueilli avec transport par les enfants.
Aussitôt, un spectateur, un compère probablement, se mit à crier à l'acteur chargé de faire parler les marionnettes:
—Que nous donneras-tu aujourd'hui?
A quoi celui-ci répondit:
—Cela est écrit au-dessus de la porte pour ceux qui savent lire.
—Mais j'ai oublié ce qui m'a été appris par le hodja.... (C'est le religieux chargé d'instruire les enfants dans les mosquées.)
—Eh bien, il s'agit ce soir de l'illustre Caragueus, victime de sa chasteté.
—Comment pourras-tu justifier ce titre?
—En comptant sur l'intelligence des gens de goût, et en implorant l'aide d'Ahmad aux yeux noirs.
Ahmad, c'est le petit nom, le nom familier que les fidèles donnent à Mahomet. Quant à la qualification des yeux noirs, on peut remarquer que c'est la traduction même du nom de caragueus....
—Tu parles bien! répondit l'interlocuteur; il reste à savoir si cela continuera!
—Sois tranquille! répondit la voix qui partait du théâtre; mes amis et moi, nous sommes à l'épreuve des critiques.
L'orchestre reprit; puis l'on vit apparaître derrière la gaze une décoration qui représentait une place de Constantinople, avec une fontaine et des maisons, sur le devant. Ensuite passèrent successivement un cavas, un chien, un porteur d'eau, et autres personnages mécaniques dont les vêtements avaient des couleurs fort distinctes, et qui n'étaient pas de simples silhouettes, comme dans les ombres chinoises que nous connaissons.
Bientôt l'on vit sortir d'une maison un Turc, suivi d'un esclave qui portait un sac de voyage. Il paraissait inquiet, et, prenant tout à coup une résolution, il alla frapper à une autre maison de la place, en criant:
—Caragueus! Caragueus! mon meilleur ami, est-ce que tu dors encore?
Caragueus mit le nez à la fenêtre, et, à sa vue, un cri d'enthousiasme résonna dans tout l'auditoire; puis, ayant demandé le temps de s'habiller, il reparut bientôt et embrassa son ami.
—Écoute, dit ce dernier, j'attends de toi un grand service; une affaire importante me force d'aller à Brousse. Tu sais que je suis le mari d'une femme fort belle, et je t'avouerai qu'il m'en coûte de la laisser seule, n'ayant pas beaucoup de confiance dans mes gens.... Eh bien, mon ami, il m'est venu cette nuit une idée: c'est de te faire le gardien de sa vertu. Je sais ta délicatesse et l'affection profonde que tu as pour moi, je suis heureux de te donner cette preuve d'estime.
—Malheureux! dit Caragueus, quelle est ta folie! regarde moi donc un peu!
—Eh bien?
—Quoi! tu ne comprends pas que ta femme, en me voyant, ne pourra résister au désir de m'appartenir?
—Je ne vois pas cela, dit le Turc; elle m'aime, et, si je puis craindre quelque séduction à laquelle elle se laisse prendre, ce n'est pas de ton côté, mon pauvre ami, qu'elle viendra; ton honneur m'en répond d'abord ... et ensuite ... Ah! par Allah! tu es si singulièrement bâti.... Enfin, je compte sur toi.
Le Turc s'éloigne.
—Aveuglement des hommes! s'écrie Caragueus. Moi! singulièrement bâti! dis donc: Trop bien bâti! trop beau! trop séduisant! trop dangereux!... Enfin, dit-il en monologue, mon ami m'a commis à la garde de sa femme; il faut répondre à cette confiance. Entrons dans sa maison comme il l'a voulu, et allons nous établir sur son divan.... Oh! malheur! mais sa femme, curieuse comme elles le sont toutes, voudra me voir ... et, du moment que ses yeux se seront portés sur moi, elle sera dans l'admiration et percha toute retenue. Non! n'entrons pas!... restons à la porte de ce logis comme un spahi en sentinelle. Une femme est si peu de chose ... et un véritable ami est un bien si rare!
Cette phrase excita une véritable sympathie dans l'auditoire masculin du café; elle était encadrée dans un couplet, ces sortes de pièces étant mêlées de vaudevilles, comme beaucoup des nôtres; les refrains reproduisent souvent le mot bakkaloum, qui est le terme favori des Turcs, et qui veut dire: «Qu'importe! » ou: «Cela m'est égal. »
Quant à Caragueus, à travers la gaze légère qui fondait les tons de la décoration et des personnages, il se dessinait admirablement avec son œil noir, ses sourcils nettement tracés et les avantages les plus saillants de sa désinvolture. Son amour-propre, au point de vue des séductions, ne paraissait pas étonner les spectateurs.
Après son couplet, il sembla plongé dans ses réflexions.
—Que faire? se dit-il. Veiller à la porte, sans doute, en attendant le retour de mon ami.... Mais cette femme peut me voir à la dérobée par les moucharabys (jalousies). De plus, elle peut être tentée de sortir avec ses esclaves pour aller au bain.... Aucun mari, hélas! ne peut empêcher sa femme de sortir sous ce prétexte.... Alors, elle pourra m'admirer à loisir.... O imprudent ami! pourquoi m'avoir donné cette surveillance?
Ici, la pièce tourne au fantastique. Caragueus, pour se soustraire aux regards de la femme de son ami, se couche sur le ventre, en disant:
—J'aurai l'air d'un pont....
Il faudrait se rendre compte de sa conformation particulière pour comprendre cette excentricité. On peut se figurer Polichinelle posant la bosse de son ventre comme une arche, et figurant le pont avec ses pieds et ses bras. Seulement, Caragueus n'a pas de bosse sur les épaules. Il passe une foule de gens, des chevaux, des chiens, une patrouille, puis enfin un arabas traîné par des bœufs et chargé de femmes. L'infortuné Caragueus se lève à temps pour ne pas servir de pont à une aussi lourde machine.
Une scène plus comique à la représentation que facile à décrire succède à celle où Caragueus, pour se dissimuler aux regards de la femme de son ami, a voulu avoir l'air d'un pont. Il faudrait, pour se l'expliquer, remonter au comique des atellanes latines.... Aussi bien Caragueus lui-même n'est-il autre que le Polichinelle des Osques, dont on voit encore de si beaux exemplaires au musée de Naples. Dans cette scène, d'une excentricité qu'il serait difficile de faire supporter chez nous, Caragueus se couche sur le dos, et désire avoir l'air d'un pieu. La foule passe, et tout le monde dit:
—Qui est-ce qui a planté là ce pieu? Il n'y en avait pas hier. Est-ce du chêne? est-ce du sapin?
Arrivent des blanchisseuses, revenant de la fontaine, qui étendent du linge sur Caragueus. Il voit avec plaisir que sa supposition a réussi. Un instant après, on voit entrer des esclaves menant des chevaux à l'abreuvoir; un ami les rencontre et les invite à entrer dans une galère (sorte de cabaret) pour se rafraîchir; mais où attacher les chevaux?
—Tiens, voilà un pieu.
Et on attache les chevaux à Caragueus.
Bientôt des chants joyeux, provoqués par l'aimable chaleur du vin de Ténédos, retentissent dans le cabaret. Les chevaux, impatients, s'agitent: Caragueus, tiré à quatre, appelle les passants à son secours, et démontre douloureusement qu'il est victime d'une erreur. On le délivre et on le remet sur pieds. En ce moment, l'épouse de son ami sort de la maison pour se rendre au bain. Il n'a pas le temps de se cacher, et l'admiration de cette femme éclate par des transports que l'auditoire s'explique à merveille.
—Le bel homme! s'écrie la dame; je n'en ai jamais vu de pareil.
—Excusez-moi, madame, dit Caragueus toujours vertueux, je ne suis pas un homme à qui l'on puisse parler.... Je suis un veilleur de nuit, de ceux qui frappent avec leur hallebarde pour avertir le public s'il se déclare quelque incendie dans le quartier.
—Et comment te trouves-tu là encore à cette heure du jour?
—Je suis un malheureux pécheur,... quoique bon musulman; je me suis laissé entraîner au cabaret par des giaours. Alors, je ne sais comment, on m'a laissé mort-ivre sur cette place: que Mahomet me pardonne d'avoir enfreint ses prescriptions!
—Pauvre homme!... tu dois être malade.... Entre dans la maison et tu pourras y prendre du repos.
Et la dame cherche à prendre la main de Caragueus en signe d'hospitalité.
—Ne me touchez pas! s'écrie ce dernier avec terreur; je suis impur!... Je ne saurais, du reste, entrer dans une honnête maison musulmane.... J'ai été souillé par le contact d'un chien.
Pour comprendre cette supposition héroïque qu'élève la délicatesse menacée de Caragueus, il faut savoir que les Turcs, bien que respectant la vie des chiens, et même les nourrissant au moyen de fondations pieuses, regardent comme une impureté de les toucher ou d'être touchés par eux.
—Comment cela est-il arrivé? dit la dame.
—Le ciel m'a puni justement; j'avais mangé des confitures de raisin pendant mon affreuse débauche de cette nuit; et, quand je me suis réveillé là sur la voie publique, j'ai senti avec horreur qu'un chien me léchait le visage.... Voilà la vérité; qu'Allah me pardonne!
De toutes les suppositions qu'entasse Caragueus pour repousser les avances de la femme de son ami, celle-là paraît être la plus victorieuse.
—Pauvre homme! dit-elle avec compassion; personne, en effet, ne pourra te toucher avant que tu aies fait cinq ablutions d'un quart d'heure chacune, en récitant des versets du Coran. Va-t'en à la fontaine, et que je te retrouve ici quand je reviendrai du bain.
—Que les femmes de Stamboul sont hardies! s'écrie Caragueus, resté seul. Sons ce féredjé qui cache leur figure, elles prennent plus d'audace pour insulter à la pudeur des honnêtes gens. Non, je ne me laisserai pas prendre à ces artifices, à cette voix mielleuse, à cet œil qui flamboie dans les ouvertures de son masque de gaze. Pourquoi la police ne force-t-elle pas ces effrontées de couvrir aussi leurs yeux?
Il serait trop long de décrire les autres malheurs de Caragueus. Le comique de la scène consiste toujours dans cette, situation de la garde d'une femme confiée à l'être qui semble la plus complète antithèse de ceux auxquels les Turcs accordent ordinairement leur confiance. La dame sort du bain, et retrouve de nouveau à son poste l'infortuné gardien de sa vertu, que divers contre-temps ont retenu à la même place. Mais elle n'a pu s'empêcher de parler aux autres femmes qui se trouvaient au bain avec elle de l'inconnu si beau et si bien fait qu'elle a rencontré dans la rue; de sorte qu'une foule de baigneuses se précipitent sur les pas de leur amie. On juge de l'embarras de Caragueus en proie à ces nouvelles Ménades.
La femme de son ami déchire ses vêtements, s'arrache les cheveux et n'épargne aucun moyen pour combattre sa rigueur. Il va succomber ... lorsque tout à coup passe une voiture qui sépare la foule. C'est un carrosse dans l'ancien goût français, celui d'un ambassadeur. Caragueus se rattache à cette dernière chance; il supplie l'ambassadeur franc de le prendre sous sa protection, de le laisser monter dans sa voiture pour pouvoir échapper aux tentations qui l'assiègent. L'ambassadeur descend; il porte un costume fort galant: chapeau à trois cornes posé sur une immense perruque, habit et gilet brodés, culotte courte, épée en verrouil; il déclare aux dames que Caragueus est sous sa protection, que c'est son meilleur ami.... Ce dernier l'embrasse avec effusion et se hâte de monter dans la voiture, qui disparaît, emportant le rêve des pauvres baigneuses.
Le mari revient et s'applaudit d'apprendre que la chasteté de Caragueus lui a conservé une femme pure. Cette pièce est le triomphe de l'amitié.
J'aurais donné moins de développement à cette analyse, si cette pièce populaire ne représentait quelque chose des mœurs du pays. D'après le costume de l'ambassadeur, on peut juger qu'elle remonte au siècle dernier, et se joue traditionnellement comme nos arlequinades. Le Caragueus est l'éternel acteur de ces farces, où cependant il ne tient pas toujours le principal rôle. J'ai tout lieu de croire que les mœurs de Constantinople sont changées depuis la réforme. Mais, aux époques qui précédèrent l'avènement du sultan Mahmoud, on peut croire que le sexe le plus faible protestait à sa manière contre l'oppression du fort. C'est ce qui expliquerait la facilité des femmes à se rendre aux mérites de Caragueus.
Dans les pièces modernes, presque toujours ce personnage appartient à l'opposition. C'est ou le bourgeois railleur, ou l'homme du peuple dont le bon sens critique les actes des autorités secondaires. A l'époque où les règlements de police ordonnaient, pour la première fois, qu'on ne pût sortir sans lanterne après la chute du jour, Caragueus parut avec une lanterne singulièrement suspendue, narguant impunément le pouvoir, parce que l'ordonnance n'avait pas dit que la lanterne dût enfermer une bougie. Arrêté par les cavas et relâché d'après la légalité de son observation, on le vit reparaître avec une lanterne ornée d'une bougie qu'il avait négligé d'allumer.... Cette facétie est pareille à celles que nos légendes populaires attribuent à Jean de Calais; ce qui prouve que tous les peuples sont les mêmes. Caragueus a son franc-parler; il a toujours délié le pal, le sabre et le cordon.
Après l'entr'acte, pendant lequel on renouvela les provisions de tabac et les divers rafraîchissements, nous vîmes tomber tout à coup la toile de gaze derrière laquelle s'étaient dessinées les marionnettes, et de véritables acteurs parurent sur l'estrade pour représenter le Mari des Deux Veuves. Il y avait dans cette pièce trois femmes et un seul homme; cependant, il n'y avait que des hommes pour la représenter; mais, sous le costume féminin, des jeunes gens orientaux, avec cette grâce toute féminine, cette délicatesse de teint et cette intrépidité d'imitation qu'on ne trouverait pas chez nous, arrivent à produire une illusion complète. Ce sont ordinairement des Grecs ou des Circassiens.
On vit paraître d'abord une juive, de celles qui font à peu près le métier de revendeuses à la toilette, et qui favorisent les intrigues des femmes chez lesquelles elles sont admises. Elle faisait le compte des sommes qu'elle avait gagnées, et espérait tirer plus encore d'une affaire nouvelle, étant liée avec un jeune Turc nommé Osman, amoureux d'une riche veuve, épouse principale d'un bimbachi (colonel) tué à la guerre. Toute femme pouvant se remarier après trois mois de veuvage, il était à croire que la dame choisirait l'amant qu'elle avait distingué déjà du vivant de son mari, et qui plusieurs fois lui avait offert, par l'entremise de la juive, des bouquets emblématiques.
Aussi cette dernière se hâte-t-elle d'introduire l'heureux Osman, de qui la présence dans la maison est désormais sans danger.
Osman espère qu'on ne tardera pas à allumer le flambeau, et presse son amante d'y songer.... Mais, ô ingratitude! ou plutôt caprice éternel des femmes! celle-là refuse de consentir au mariage, à moins qu'Osman ne lui promette d'épouser aussi la seconde femme du bimbach.
—Par Tcheytan (le diable)! se dit Osman, épouser deux femmes, c'est plus grave.... Mais, lumière de mes yeux, dit-il à la veuve, qui a pu vous donner cette idée? C'est une exigence qui n'est pas ordinaire.
—Je vais vous l'expliquer, dit la veuve. Je suis belle et jeune, comme vous me l'avez dit toujours.... Eh bien, il y a dans cette maison une femme moins belle que moi, moins jeune aussi, qui, par ses artifices, s'est fait épouser et ensuite aimer de feu mon mari. Elle m'a imitée en tout, et a fini par lui plaire plus que moi.... Eh bien, sûre comme je suis de votre affection, je voudrais qu'en m'épousant, vous prissiez aussi cette laide créature comme seconde femme. Elle m'a tellement fait souffrir par l'empire que sa ruse lui avait procuré sur l'esprit très-faible de mon premier mari, que je veux désormais qu'elle souffre, qu'elle pleure de me voir préférée, de se trouver l'objet de vos dédains ... d'être enfin aussi malheureuse que je l'ai été.
—Madame, répond Osman, le portrait que vous me faites de cette femme me séduit peu en sa faveur. Je comprends qu'elle est fort désagréable ... et qu'au bonheur de vous épouser il faut joindre l'inconvénient d'une seconde union qui peut m'embarrasser beaucoup.... Vous savez que, selon la loi du prophète le mari se doit également à ses épouses, soit qu'il en prenne un petit nombre ou qu'il aille jusqu'à quatre ... ce que je me dispenserai de faire.
—Eh bien, j'ai fait un vœu à Fathima (la fille du prophète), et je n'épouserai qu'un homme qui fera ce que je vous dis.
—Madame, je vous demande la permission d'y réfléchir.... Que je suis malheureux!... se dit Osman resté seul; épouser deux femmes, dont l'une est belle et l'autre laide. Il faut passer par l'amertume pour arriver au plaisir....
La juive revient et il l'instruit de sa position.
—Que dites-vous? répond cette dernière, mais la seconde épouse est charmante! N'écoutez donc pas une femme qui parle de sa rivale. Il est vrai que celle que vous aimez est blonde et l'autre brune. Est-ce que vous haïssez les brunes?
—Moi? dit l'amant. Je n'ai pas de tels préjugés.
—Eh bien, dit la juive, craignez-vous tant la possession de deux femmes également charmantes? car, quoique différentes de teint, elles se valent l'une l'autre.... Je m'y connais!
—Si tu dis vrai, reprend Osman, la loi du prophète qui oblige tout époux à se partager également entre ses femmes me deviendra moins dure.
—Vous allez la voir, dit la juive; je l'ai prévenue que vous étiez amoureux d'elle, et que, quand elle vous avait vu passer dans la rue et vous arrêter sous ses fenêtres, c'était toujours à son intention.
Osman se hâte de récompenser l'intelligente messagère et voit bientôt entrer la seconde veuve du bimbachi. Elle est fort belle, en effet, quoique un peu bronzée. Elle se montre flattée des attentions du jeune homme et ne recule pas devant le mariage.
—Vous m'aimiez en silence, dit-elle, et l'on m'a instruite que vous ne vous déclariez pas par timidité.... J'ai été touchée de ce sentiment. Maintenant, je suis libre et je veux récompenser vos vœux. Faites demander le cadi.
—Il n'y a point de difficultés, dit la juive; seulement, ce malheureux jeune homme doit de l'argent à la grande dame (la première).
—Quoi! dit la seconde, cette créature laide et méchante fait l'usure?
—Hélas, oui!... et c'est moi qui me suis entremise dans cette affaire, par l'empressement que j'ai toujours de rendre service à la jeunesse. Ce pauvre garçon a été sauvé d'un mauvais pas, grâce à mon intervention, et, comme il ne peut pas rendre l'argent, la khanoun ne veut donner quittance que moyennant le mariage.
—Telle est la triste vérité, dit le jeune homme.
La dame s'attendrit.
—Mais quel plaisir vous auriez, lui dit la juive, avoir cette femme astucieuse méprisée et dédaignée par l'homme qui vous aime!
Il est dans la nature d'une femme fière et convaincue de ses avantages de ne pas douter d'un pareil résultat.
On signe le contrat. Dès lors, la question est de savoir laquelle des deux femmes aura la prééminence. La juive apporte à l'heureux Osman un bouquet, qui doit devenir le signe du choix que fera le nouvel époux pour la première nuit des noces. Embarras de ce dernier: chacune des femmes tend déjà la main pour recevoir le gage de préférence. Mais, au moment où il hésite entre la brune et la blonde, un grand bruit se fait dans la maison; les esclaves accourent effrayés en disant qu'ils viennent de voir un revenant. Tableau des plus dramatiques. Le bimbachi entre en scène avec un bâton. Cet époux si peu regretté n'est pas mort comme on l'imaginait. Il manquait au cadre de l'armée, ce qui l'avait fait noter parmi les morts, mais il n'avait été que prisonnier. Un traité de paix intervenu entre les Russes et les Turcs l'a rendu à sa patrie ... et à ses affections. Il ne tarde pas à comprendre la scène qui se passe et administre une volée de coups de bâton à tous les assistants. Les deux femmes, la juive et l'amant s'enfuient après les premiers coups, et le cadi, moins alerte, est battu pour tout le monde, aux applaudissements les plus enthousiastes du public.
Telle est cette scène, dont le dénoûment moral réjouit tout les maris présents à la représentation.
Ces deux pièces peuvent donner une idée de l'état où l'art dramatique se trouve encore en Turquie. Il est impossible d'y méconnaître ce sentiment de comique primitif que l'on retrouve dans les pièces grecques et latines. Mais cela ne va pas plus loin. L'organisation de la société musulmane est contraire à l'établissement d'un théâtre sérieux. Un théâtre est impossible sans les femmes, et, quoi qu'on fasse, on ne pourra pas amener les maris à les laisser paraître en public. Les marionnettes, les acteurs même qui paraissent dans les représentations des cafés, ne servent qu'à amuser les habitués de ces établissements, peu généreux d'ordinaire.... L'homme riche donne des représentations chez lui. Il invite ses amis, ses femmes invitent également leurs connaissances, et la représentation a lieu dans une grande salle de la maison. En sorte qu'il est impossible d'établir un théâtre machiné, excepté chez les grands personnages. Le sultan lui-même, quoique fort amateur de représentations théâtrales, n'a chez lui aucune salle de spectacle solidement construite; il arrive souvent que les dames du sérail, entendant parler de quelque représentation brillante qui s'est donnée au théâtre de Péra, veulent en jouir à leur tour, et le sultan s'empresse alors d'engager la troupe pour une ou plusieurs soirées.
On fait aussitôt construire, au palais d'été, un théâtre provisoire, adossé à l'une des façades du bâtiment. Les fenêtres des cadines (dames), parfaitement grillées d'ailleurs, deviennent des loges, d'où partent parfois des éclats de rire ou des signes d'approbation; et la salle en amphithéâtre placée entre ces loges et le théâtre n'est garnie que des invités masculins, des personnages diplomatiques et autres conviés à ces fêtes théâtrales.
Le sultan a eu récemment la curiosité de faire jouer devant lui une comédie de Molière: c'était M. de Pourceaugnac; l'effet en a été immense. Des interprètes expliquaient à mesure les situations aux personnes de la cour qui ne comprenaient pas le français. Mais il faut reconnaître que la plupart des hommes d'État turcs connaissent plus ou moins notre langue, attendu que, comme on sait, le français est la langue diplomatique universelle. Les fonctionnaires turcs, pour correspondre avec les cabinets étrangers, sont obligés d'employer notre langue. C'est ce qui explique l'existence à Paris des collèges turcs et égyptiens.
Quant aux femmes du sérail, ce sont des savantes: toute dame appartenant à la maison du sultan reçoit une instruction très-sérieuse en histoire, poésie, musique, peinture et géographie. Beaucoup de ces dames sont artistes ou poètes, et l'on voit souvent courir à Péra des pièces de vers ou des morceaux lyriques dus aux talents de ces aimables recluses.
IV—LES BUVEURS D'EAU
On peut s'arrêter un instant aux spectacles de la place de Sérasquier, à ces scènes de folie qui se renouvellent dans tous les quartiers populaires, et qui prennent partout une teinte mystique inexplicable pour nous autres Européens. Qu'est-ce, par exemple, que Caragueus, ce type extraordinaire de fantaisie et d'impureté, qui ne se produit publiquement que dans les fêtes religieuses? N'est-ce pas un souvenir égaré du dieu de Lampsaque, de ce Pan, père universel, que l'Asie pleure encore?...
Lorsque je sortis du café, je me promenai sur la place, songeant à ce que j'avais vu. Une impression de soif que je ressentis me fit rechercher les étalages des vendeurs de boissons.
Dans ce pays où les liqueurs fermentées ou spiritueuses ne peuvent se vendre extérieurement, on remarque une industrie bizarre, celle des vendeurs d'eau à la mesure et au verre.
Ces cabaretiers extraordinaires ont des étalages où l'on distingue une foule de vases et de coupes remplis d'une eau plus ou moins recherchée. A Constantinople, l'eau n'arrive que par l'aqueduc de Valens, et ne se conserve que dans des réservoirs dus aux empereurs byzantins, où elle prend souvent un goût désagréable.... Si bien qu'en raison de la rareté de cet élément, il s'est établi à Constantinople une école de buveurs d'eau, gourmets véritables, au point de vue de ce liquide.
On vend, dans ces sortes de boutiques, des eaux de divers pays et de différentes années. L'eau du Nil est la plus estimée, attendu qu'elle est la seule que boive le sultan; c'est une partie du tribut qu'on lui apporte d'Alexandrie. Elle est réputée favorable à la fécondité. L'eau de l'Euphrate, un peu verte, un peu âpre au goût, se recommande aux natures faibles ou relâchées. L'eau du Danube, chargée de sels, plaît aux hommes d'un tempérament énergique. Il y a des eaux de plusieurs années. On apprécie beaucoup l'eau du Nil de 1833, bouchée et cachetée dans des bouteilles que l'on vend très-cher....
Un Européen non initié au dogme de Mahomet n'est pas naturellement fanatique de l'eau. Je me souviens d'avoir entendu soutenir, à Vienne, par un docteur suédois, que l'eau était une pierre, un simple cristal naturellement à l'état de glace, lequel ne se trouvait liquéfié, dans les climats au-dessous du pôle, que par une chaleur relativement forte, mais incapable cependant de fondre les autres pierres. Pour corroborer sa doctrine, il faisait des expériences chimiques sur les diverses eaux des fleuves, des lacs ou des sources, et y démontrait, dans le résidu produit par l'évaporation, des substances nuisibles à la santé humaine. Il est bon de dire que le but principal du docteur, en dépréciant l'usage de l'eau, tendait à obtenir du gouvernement un privilège de brasserie impériale. M. de Metternich avait paru frappé de ses raisonnements. Du reste, comme grand producteur de vin, il avait intérêt à en partager l'idée.
Quoi qu'il en soit de la possibilité scientifique de cette hypothèse, elle m'avait laissé une impression vive: on peut n'aimer pas à avaler de la pierre fondue. Les Turcs s'en arrangent, il est vrai; mais à combien de maladies spéciales, de fièvres, de pestes et de fléaux divers ne sont-ils pas exposés!
Telles sont les réflexions qui m'empêchaient de me livrer à ce rafraîchissement. Je laissai les amateurs à leur débauche d'eaux plus ou moins vieilles, plus ou moins choisies, et je m'arrêtai devant un étalage où brillaient des flacons qui semblaient contenir de la limonade. On m'en vendit un, moyennant une piastre turque (vingt-cinq centimes). Dès que je l'eus porté à ma bouche, je fus obligé d'en rejeter la première gorgée. Le marchand riait de mon innocence (on saura plus tard ce qu'était cette boisson!); de sorte qu'il me fallut retourner à Ildiz-Khan pour trouver un rafraîchissement plus agréable.
Le jour était venu, et les Persans, rentrés de meilleure heure, dormaient depuis longtemps. Quant à moi, excité par cette nuit de courses et de spectacles, je ne pus arriver à m'endormir. Je finis par me rhabiller, et je retournai à Péra pour voir mon ami le peintre.
On me dit qu'il avait déménagé et demeurait à Kouroukschemé, chez des Arméniens qui lui avaient commandé un tableau religieux. Kouroukschemé est situé sur la rive européenne du Bosphore, à une lieue de Péra. Il me fallut prendre un caïque à l'échelle de Tophana.
Rien n'est charmant comme ce quai maritime de la cité franque. On descend de Péra par des rues montueuses aboutissant par en haut à la grande rue, puis aux divers consulats et aux ambassades; ensuite on se trouve sur une place de marché encombrée d'étalages fruitiers où s'entassent les magnifiques productions de la côte d'Asie. Il y a des cerises presque en tout temps, la cerise étant un produit naturel de ces climats. Les pastèques, les figues de cactus et les raisins marquaient la saison où nous nous trouvions,—et d'énormes melons de la Cassaba, les meilleurs du monde, arrivés de Smyrne, invitaient tout passant à un déjeuner simple et délicieux. Ce qui distingue cette place, c'est une fontaine admirable dans l'ancien goût turc, ornée de portiques découpés, soutenue par des colonnettes et des arabesques sculptées et peintes. Autour de la place et dans la rue qui mène au quai, on voit un grand nombre de cafés sur la façade desquels je distinguais encore des transparents aux lumières éteintes,—qui portaient en lettres d'or ce même nom de Caragueus, aussi aimé là qu'à Stamboul.
Quoique Tophana fasse partie des quartiers francs, il s'y trouve beaucoup de musulmans, la plupart portefaix (hamals), ou mariniers (caïdjis). Une batterie de six pièces est en évidence sur le quai; elle sert à saluer les vaisseaux qui entrent dans la Corne d'or, et à annoncer le lever et le coucher du soleil aux trois parties de la ville séparées par les eaux: Péra, Stamboul et Scutari.
Cette dernière apparaît majestueusement de l'autre côté du Bosphore, festonnant l'azur de dômes, de minarets et de kiosques, comme sa rivale Stamboul.
Je n'eus pas de peine à trouver une barque à deux rameurs. Le temps était magnifique, et la barque, fine et légère, se mit à fendre l'eau avec une vitesse extraordinaire.—Le respect des musulmans pour les divers animaux explique comment le canal du Bosphore, qui coupe comme un fleuve les riches coteaux d'Europe et d'Asie, est toujours couvert d'oiseaux aquatiques qui voltigent ou nagent par milliers sur l'eau bleue, et animent ainsi la longue perspective des palais et des villas.
A partir de Tophana, les deux rivages, beaucoup plus rapprochés en apparence qu'ils ne le sont en effet, présentent longtemps une ligne continue de maisons peintes de couleurs vives, relevées d'ornements et de grillages dorés.
Une série de colonnades commence bientôt sur la rive gauche et dure pendant un quart de lieue. Ce sont les bâtiments du palais neuf de Béchik-Tasch. Ils sont construits entièrement dans le style grec et peints à l'huile en blanc; les grilles sont dorées. Tous les tuyaux de cheminée sont faits en forme de colonnes doriques, le tout d'un aspect à la fois splendide et gracieux. Des barques dorées flottent attachées aux quais, dont les marches de marbre descendent jusqu'à la mer. D'immenses jardins suivent au-dessus les ondulations des collines. Le pin parasol domina partout les autres végétations. On ne voit nulle part de palmiers, car le climat de Constantinople est déjà trop froid pour ces arbres. Un village, dont le port est garni de ces grandes barques nommées caïques, succède bientôt au palais; puis on passe encore devant un sérail plus ancien, qui est le même qu'habitait en dernier lien la sultane Esmé, sœur de Mahmoud. C'est le style turc du dernier siècle: des festons, des rocailles comme ornements, des kiosques ornés de trèfles et d'arabesques, qui s'avancent comme d'énormes cages grillées d'or, des toits aigus et des colonnelles peintes de couleurs vives.... On rêve quelque temps les mystères des Mille et une Nuits.
Dans les caïques, le passager est couché sur un matelas, à l'arrière, tandis que les rameurs s'évertuent à couper l'onde avec leurs bras robustes et leurs épaules bronzées, coquettement revêtus de larges chemises en crêpe de soie à bandes satinées. Ces hommes sont très-polis, et affectent même dans les attitudes de leur travail une sorte de grâce artistique.
En suivant la côte européenne du Bosphore, on voit une longue file de maisons de campagne habitées généralement par des employés du sultan. Enfin, un nouveau port rempli de barques se présente; c'est Kouroukschemé.
Je retins la barque pour me ramener le soir, c'est l'usage; les rameurs entrèrent au café, et, en pénétrant dans le village, je crus voir un tableau de Decamps. Le soleil découpait partout des losanges lumineuses sur les boutiques peintes et sur les murs passés au blanc de chaux; le vert glauque de la végétation reposait çà et là les yeux fatigués de lumière. J'entrai chez un marchand de tabac pour acheter du latakeh, et je m'informai de la maison arménienne où je devais trouver mon ami.
On me l'indiqua avec complaisance. En effet, la famille qui favorisait en ce moment la peinture française était celle de grands personnages arméniens. On m'accompagna jusqu'à la porte, et je trouvai bientôt l'artiste installé dans une salle magnifique qui ressemblait au café Turc du boulevard du Temple, dont la décoration orientale est beaucoup plus exacte qu'on ne le croit.
Plusieurs Français se trouvaient réunis dans cette salle, admirant les cartons des fresques projetées par le peintre, plusieurs attachés de l'ambassade française, un prince belge et l'hospodar de Valachie, venu pour les fêtes à Constantinople. Nous allâmes visiter la chapelle, où l'on pouvait voir déjà la plus grande partie de la décoration future. Un immense tableau, représentant l'adoration des Mages, remplissait le fond derrière l'endroit où devait s'élever le maître-autel. Les peintures latérales étaient seules à l'état d'esquisse.... La famille qui faisait faire ces travaux, ayant plusieurs résidences à Constantinople et à la campagne, avait donné au peintre toute la maison avec les valets et les chevaux, qui se trouvaient à ses ordres; de sorte qu'il nous proposa d'aller faire des promenades dans les environs. Il y avait une fête grecque à Arnaut-Kueil, situé à une lieue de là; puis, comme c'était un vendredi (le dimanche des Turcs), nous pouvions, en faisant une lieue de plus et en traversant le Bosphore, nous rendre aux Eaux-Douces d'Asie.
Quoique les Turcs dorment en général tout le jour pendant le mois du Ramazan, ils n'y sont pas obligés par la loi religieuse, et ne le font que pour n'avoir pas à songer à la nourriture, puisqu'il leur est défendu de manger avant le coucher du soleil. Les vendredis, ils s'arrachent au repos et se promènent comme d'ordinaire à la campagne, et principalement aux Eaux-Douces d'Europe, situées à l'extrémité de la Corne d'or, ou à celles d'Asie, qui devaient être le but de notre promenade.
Nous commençâmes par nous rendre à Arnaut-Kueil; mais la fête n'était pas encore commencée; seulement, il y avait beaucoup de monde et un grand nombre de marchands ambulants. Dans une vallée étroite, ombragée de pins et de mélèzes, on avait établi des enceintes et des échafaudages pour les danses et pour les représentations. Le lieu central de la fête était une grotte ornée d'une fontaine consacrée à Élie, dont l'eau ne commence à couler chaque année que le jour d'un certain saint dont j'ai oublié le nom. On distribue des verres de cette eau à tous les fidèles qui se présentent. Plusieurs centaines de femmes grecques se pressaient aux abords de la fontaine sainte; mais l'heure du miracle n'était pas venue. D'autres se promenaient sous l'ombrage ou se groupaient sur les gazons. Je reconnus parmi elles les quatre belles personnes que j'avais vues déjà dans la maison de jeu de San-Dimitri; elles ne portaient plus les costumes variés qui servaient là à présenter aux spectateurs l'idéal des quatre races féminines de Constantinople; seulement, elles étaient très-fardées et avaient des mouches. Une femme âgée les guidait; la pure clarté du soleil leur était moins favorable que la lumière. Les attachés de l'ambassade paraissaient les connaître de longue date; ils se mirent à causer avec elles et leur firent apporter des sorbets.
V—LE PACHA DE SCUTARI
Pendant que nous nous reposions sous un énorme sycomore, un Turc d'un âge mûr, vêtu de sa longue redingote boutonnée, coiffé de son fezzi à houppe de soie bleue, et décoré d'un petit nichan presque imperceptible, était venu s'asseoir sur le banc qui entourait l'arbre. Il avait amené un jeune garçon vêtu comme lui en diminutif, et qui nous salua avec la gravité qu'ont d'ordinaire les enfants turcs lorsque, sortis du premier âge, ils ne sont plus sous la surveillance des mères. Le Turc, nous voyant louer la gentillesse de son fils, nous salua à son tour, et appela un cafedji qui se tenait près de la fontaine. Un instant après, nous fûmes étonnés de voir apporter des pipes et des rafraîchissements, que l'inconnu nous pria d'accepter. Nous hésitions, lorsque le cafetier dit:
—Vous pouvez accepter; c'est un grand personnage qui vous fait cette politesse; c'est le pacha de Scutari.
On ne refuse rien d'un pacha.
Je fus étonné d'être le seul à n'avoir point part à la distribution; mon ami en fit l'observation au cafedji, qui répondit:
—Je ne sers point un kafir (un hérétique).
—Kafir! m'écriai-je, car c'était une insulte: un kafir, c'est toi-même, fils de chien!
Je n'avais pas songé que cet homme, sans doute fidèle musulman sunnite, n'adressait son injure qu'au costume persan que je portais, et qui me déguisait en sectateur d'Ali ou schiite.
Nous échangeâmes quelques mots vifs, car il ne faut jamais laisser le dernier mot à un homme grossier en Orient; sans quoi, il vous croit timide et peut vous frapper, tandis que les plus grosses injures n'aboutissent qu'à faire triompher l'un ou l'autre dans l'esprit des assistants. Cependant, comme le pacha voyait la scène avec étonnement, mes compagnons, qui avaient ri beaucoup d'abord de la méprise, me firent reconnaître pour un Franc. Je ne cite cette scène que pour marquer le fanatisme qui existe encore dans les classes inférieures, et qui, très-calmé à l'égard des Européens, s'exerce toujours avec force entre les différentes sectes. Il en est, du reste, à peu près de même du côté des chrétiens: un catholique romain estime plus un Turc qu'un Grec.
Le pacha rit beaucoup de l'aventure et se mit à causer avec le peintre. Nous nous rembarquâmes en même temps que lui après la fêle; et, comme nos barques avaient à passer devant le palais d'été du sultan, situé sur la côte d'Asie, il nous permit de le visiter.
Ce sérail d'été, qu'il ne faut pas confondre avec l'autre, situé sur la côte européenne, est la plus délicieuse résidence du monde. D'immenses jardins, étages en terrasses, arrivent jusqu'au sommet de la montagne, d'où l'on aperçoit nettement Scutari sur la droite, et, aux derniers plans, la silhouette bleuâtre de l'Olympe de Bithynie. Le palais est bâti dans le style du XVIIIe siècle. Il fallut, avant d'y entrer, remplacer nos bottes par des babouches qui nous furent prêtées; puis nous fûmes admis à visiter les appartements des sultanes, vides, naturellement, dans ce moment-là.
Les salles inférieures sont construites sur pilotis, la plupart de bois précieux; on nous a parlé même de pilotis d'aloès, qui résistent davantage à la corruption que produit l'eau de mer. Après avoir visité les vastes pièces du rez-de-chaussée que l'on n'habite pas, nous fûmes introduits dans les appartements. Il y avait, au milieu, une grande salle, sur laquelle s'ouvraient une vingtaine de cabinets avec des portes distinctes, comme dans les galeries des établissements de bains.
Nous pûmes entrer dans chaque pièce, uniformément meublée d'un divan, de quelques chaises, d'une commode d'acajou et d'une cheminée de marbre, surmontée d'une pendule à colonnes. On se serait cru dans la chambre d'une Parisienne, si le mobilier eût été complété par un lit à bateau; mais, en Orient, les divans seuls servent de lits.
Chacune de ces chambres était celle d'une cadine. La symétrie et l'exacte uniformité de ces chambres me frappèrent: on m'apprit que l'égalité la plus parfaite régnait entre les femmes du sultan.... Le peintre m'en donna pour preuve ce fait: que, lorsque Sa Hautesse commande à Péra des boîtes de bonbons, achetées ordinairement chez un confiseur français, on est obligé de les composer de sucreries exactement pareilles. Une papillote de plus, un bonbon d'une forme particulière, des pastilles ou des dragées en plus ou en moins seraient cause de complications graves dans les relations de ces belles personnes; comme tous les musulmans, quels qu'ils soient, elles ont le sentiment de l'égalité.
On fit jouer pour nous, dans la salle principale, une pendule à musique, exécutant plusieurs airs d'opéras italiens. Des oiseaux mécaniques, des rossignols chantants, des paons faisant la roue, égayaient l'aspect de ce petit monument. Au second étage se trouvaient les logements des odaleuk, qui se divisent en chanteuses et en servantes. Plus haut se trouvaient logées les esclaves. Il règne dans le harem un ordre pareil à celui qui existe dans les pensions bien tenues. La plus ancienne cadine exerce la principale autorité; mais elle est toujours au-dessous de la sultane mère, qu'elle doit, de temps en temps, aller consulter au vieux Séraï, à Stamboul.
Voilà ce que j'ai pu saisir des habitudes intérieures du sérail. Tout s'y passe en général beaucoup plus simplement que ne le supposent les imaginations dépravées des Européens. La question du nombre de femmes ne tient chez les Turcs à aucune autre idée que celle de la reproduction. La race caucasienne, si belle, si énergique, a diminué de beaucoup par un de ces faits physiologiques qu'il est difficile de définir. Les guerres du siècle dernier ont surtout affaibli beaucoup la population spécialement turque. Le courage de ces hommes les a décimés, comme il est arrivé pour les races franques du moyen âge.
Le sultan paraît fort disposé, pour sa part, à repeupler l'empire turc, si l'on se rend compte du nombre de naissances de princes et de princesses annoncées à la ville de temps en temps par le bruit du canon et par les illuminations de Stamboul.
On nous fit voir ensuite les celliers, les cuisines, les appartements de réception et la salle de concert; tout est arrangé de manière à ce que les femmes puissent participer, sans être vues, à tous les divertissements des personnes imitées par le sultan. Partout on remarque des loges grillées ouvertes sur les salles comme des tribunes, et qui permettent aux dames du harem de s'associer d'intention à la politique ou aux plaisirs.
Nous admirâmes la salle des bains, construite en marbre, et la mosquée particulière du palais. Ensuite on nous fit sortir par un péristyle donnant sur les jardins, orné de colonnes et fermé d'une galerie en vitrages qui contenait des arbustes, des plantes et des fleurs de l'Inde. Ainsi, Constantinople, déjà froid à cause de sa position montueuse et des orages fréquents de la mer Noire, a des serres de plantes tropicales comme nos pays du Nord.
Nous parcourûmes de nouveau les jardins, et l'on nous fit entrer dans un pavillon où l'on nous avait servi une collation de fruits du jardin et de confitures. Le pacha nous invita à ce régal; mais il ne mangea rien lui-même, parce que la lune du Ramazan n'était pas encore levée. Nous étions tout confus de sa politesse, et un peu embarrassés de ne pouvoir la reconnaître qu'en paroles.
—Vous pourrez dire, répondit-il à nos remercîments, que vous avez fait un repas chez le sultan!
Sans s'exagérer l'honneur d'une réception si gracieuse, on peut y voir du moins beaucoup de bienveillance, et l'oubli, presque complet aujourd'hui chez les Turcs, des préjugés religieux.
VI—LES DERVICHES
Après avoir suffisamment admiré les appartements et les jardins du sérail d'Asie, nous renonçâmes à visiter les Eaux-Douces d'Asie; ce qui nous eût obligés à remonter le Bosphore d'une lieue, et, nous trouvant près de Scutari, nous fîmes le projet d'aller voir le couvent des derviches hurleurs.
Scutari est la ville de l'orthodoxie musulmane beaucoup plus que Stamboul, où les populations sont mélangées, et qui appartient à l'Europe. L'asiatique Scutari garde encore les vieilles traditions turques; le costume de la réforme y est presque inconnu; le turban vert ou blanc s'y montre encore avec obstination; c'est, en un mot, le faubourg Saint Germain de Constantinople. Les maisons, les fontaines et les mosquées sont d'un style plus ancien; les inventions nouvelles d'assainissement, de pavage ou de cailloutage, les trottoirs, les lanternes, les voitures attelées de chevaux, que l'on voit à Stamboul, sont considérés là comme des innovations dangereuses. Scutari est le refuge des vieux musulmans qui, persuadés que la Turquie d'Europe ne tardera pas à être la proie des chrétiens, désirent s'assurer un tombeau paisible sur la terre de Natolie. Ils pensent que le Bosphore sera la séparation des deux empires et des deux religions, et qu'ils jouiront ensuite en Asie d'une complète sécurité.
Scutari n'a de remarquable que sa grande mosquée et son cimetière aux cyprès gigantesques; ses tours, ses kiosques, ses fontaines et ses centaines de minarets ne la distingueraient pas, sans cela, de l'autre ville turque. Le couvent des derviches hurleurs est situé à peu de distance de la mosquée; il est d'une architecture plus vieille que le téké des derviches de Péra, qui sont, eux, des derviches tourneurs.
Le pacha, qui nous avait accompagnés jusqu'à la ville, voulait nous dissuader d'aller visiter ces moines, qu'il appelait des fous; mais la curiosité des voyageurs est respectable. Il le comprit, et nous quitta en nous invitant à retourner le voir.
Les derviches ont cela de particulier, qu'ils sont plus tolérants qu'aucune institution religieuse. Les musulmans orthodoxes, obligés d'accepter leur existence comme corporation, ne font réellement que les tolérer.
Le peuple les aime et les soutient; leur exaltation, leur bonne humeur, la facilité de leur caractère et de leurs principes plaisent à la foule plus que la roideur des imans et des mollahs. Ces derniers les traitent de panthéistes et attaquent souvent leurs doctrines, sans pouvoir absolument toutefois les convaincre d'hérésie.
Il y a deux systèmes de philosophie qui forment le fond de la religion turque et de l'instruction qui en découle. L'un est tout aristotélique, l'autre tout platonicien. Les derviches se rattachent au dernier. Il ne faut pas s'étonner de ce rapport des musulmans avec les Grecs, puisque nous n'avons connu nous-mêmes que par leurs traductions les derniers écrits philosophiques du monde ancien.
Que les derviches soient des panthéistes, comme le prétendent les vrais Osmanlis, cela ne les empêche pas toutefois d'avoir des titres religieux incontestables. Ils ont été établis, disent-ils, dans leurs maisons et dans leurs privilèges par Orhan, second sultan des Turcs. Les maîtres qui ont fondé leurs ordres sont au nombre de sept, chiffre tout pythagoricien qui indique la source de leurs idées. Le nom général est mewelevis, du nom du premier fondateur; quand à derviches ou durvesch, cela veut dire pauvre. C'est au fond une secte de communistes musulmans.
Plusieurs appartiennent aux munasihi, qui croient à la transmigration des âmes. Selon eux, tout homme qui n'est pas digne de renaître sous une forme humaine entre, après sa mort, dans le corps de l'animal qui lui ressemble le plus comme humeur ou comme tempérament. Le vide que laisserait cette émigration des âmes humaines se trouve comblé par celles des bêtes dignes, par leur intelligence ou leur fidélité, de s'élever dans l'échelle animale. Ce sentiment, qui appartient évidemment à la tradition indienne, explique les diverses fondations pieuses faites dans les couvents et les mosquées en faveur des animaux; car on les respecte aussi bien comme pouvant avoir été des hommes que comme capables de le devenir. Cela explique pourquoi aucun musulman ne mange de porc, parce que cet animal semble, par sa forme et par ses appétits, plus voisin de l'espèce humaine.
Les eschrakis ou illuminés s'appliquent à la contemplation de Dieu dans les nombres, dans les formes et dans les couleurs. Ils sont, en général, plus réservés, plus aimants et plus élégants que les autres. Ils sont préférés pour l'instruction, et cherchent à développer la force de leurs élèves par les exercices de vigueur ou de grâce. Leurs doctrines procèdent évidemment de Pythagore et de Platon. Ils sont poëtes, musiciens et artistes.
Il y a parmi eux aussi quelques haïretis ou étonnés (mot dont peut être on a fait le mot d'hérétiques), qui représentent l'esprit de scepticisme ou d'indifférence. Ceux-là sont véritablement des épicuriens. Ils posent en principe que le mensonge ne peut se distinguer de la vérité, et qu'à travers les subtilités de la malice humaine, il est imprudent de chercher à démêler une idée quelconque. La passion peut vous tromper, vous aigrir et vous rendre injuste d«ms le bien comme dans le mal; de sorte qu'il faut s'abstenir et dire: Allah bilour bizé haranouk! «Dieu le sait et nous ne le savons pas,» ou: «Dieu sait bien ce qui est le meilleur! »
Telles sont les trois opinions philosophiques qui dominent là comme à peu près partout, et, parmi les derviches, cela n'engendre point les haines que ces principes opposés excitent dans la société humaine; les eschrakis, dogmatistes spirituels, vivent en paix avec les munasihi, panthéistes matériels, et les haïretis, sceptiques, se gardent bien d'épuiser leurs poumons à discuter avec les autres. Chacun vit à sa manière et selon son tempérament, les uns usant souvent immodérément de la nourriture, d'autres des boissons et des excitants narcotiques, d'autres encore de l'amour. Le derviche est l'être favorisé par excellence parmi les musulmans, pourvu que ses vertus privées, son enthousiasme et son dévouement soient reconnus par ses frères.
La sainteté dont il fait profession, la pauvreté qu'il embrasse en principe, et qui ne se trouve soulagée parfois que par les dons volontaires des fidèles, la patience et la modestie qui sont aussi ses qualités ordinaires, le mettent autant au-dessus des autres hommes moralement, qu'il s'est mis naturellement au-dessous. Un derviche peut boire du vin et des liqueurs si on lui en offre, car il lui est défendu de rien payer. Si, passant dans la rue, il a envie d'un objet curieux, d'un ornement exposé dans une boutique, le marchand le lui donne d'ordinaire ou le lui laisse emporter. S'il rencontre une femme, et qu'il soit très-respecté du peuple, il est admis qu'il peut l'approcher sans impureté. Il est vrai que ceci ne se passerait plus aujourd'hui dans les grandes villes, où la police est médiocrement édifiée sur les qualités des derviches; mais le principe qui domine ces libertés, c'est que l'homme qui abandonne tout peut tout recevoir, parce que, sa vertu étant de repousser toute possession, celle des fidèles croyants est de l'en dédommager par des dons et des offrandes.
Par la même cause de sainteté particulière, les derviches ont le droit de se dispenser du voyage de la Mecque; ils peuvent manger du porc et du lièvre, et même toucher les chiens; ce qui est défendu aux autres Turcs, malgré la révérence qu'ils ont tous pour le souvenir du chien des sept Dormants.
Quand nous entrâmes dans la cour du téké, nous vîmes un grand nombre de ces animaux auxquels des frères servants distribuaient le repas du soir. Il y a pour cela des donations fort anciennes et fort respectées. Les murs de la cour, plantée d'acacias et de platanes, étaient garnis çà et là de petites constructions en bois peint et sculpté suspendues à une certaine hauteur, comme des consoles. C'étaient des logettes consacrées à des oiseaux qui, au hasard, en venaient prendre possession et qui restaient parfaitement libres.
La représentation donnée par les derviches hurleurs ne m'offrit rien de nouveau, attendu que j'en avais déjà vu de pareilles au Caire. Ces braves gens passent plusieurs heures à danser en frappant fortement la terre du pied autour d'un mât décoré de guirlandes, qu'on appelle sâry; cela produit un peu l'effet d'une farandole où l'on resterait en place. Ils chantent sur des intonations diverses une éternelle litanie qui a pour refrain: Allah hay! c'est-à-dire «Dieu vivant!» Le public est admis à ces séances dans des tribunes hautes ornées de balustrades de bois. Au bout d'une heure de cet exercice, quelques-uns entrent dans un état d'excitation qui les rend melbous (inspirés). Ils se roulent à terre et ont des visions béatifiques.
Ceux que nous vîmes dans cette représentation portaient des cheveux longs sous leur bonnet de feutre en forme de pot de fleurs renversé; leur costume était blanc avec des boutons noirs; on les appelle kadris, du nom de leur fondateur.
Un des assistants nous raconta qu'il avait vu les exercices des derviches du téké de Péra, lesquels sont spécialement tourneurs. Comme à Scutari, on entre dans une immense salle de bois, dominée par des galeries et des tribunes où le public est admis sans conditions; mais il est convenable de déposer une légère aumône. Au téké de Péra, tous les derviches ont des robes blanches plissées comme des fustanelles grecques. Leur travail est, dans les séances publiques, de tourner sur eux-mêmes pendant le plus longtemps possible. Ils sont tous vêtus de blanc; leur chef seul est vêtu de bleu. Tous les mardis et tous les vendredis, la séance commence par un sermon, après lequel tous les derviches s'inclinent devant le supérieur, puis se divisent dans toute la salle de manière à pouvoir tourner séparément sans se toucher jamais. Les jupes blanches volent, la tête tourne avec sa coiffe de feutre, et chacun de ces religieux a l'air d'un volant. Cependant, certains d'entre eux, exécutent des airs mélancoliques sur une flûte de roseau. Il arrive pour les tourneurs comme pour les hurleurs un certain moment d'exaltation pour ainsi dire magnétique qui leur procure une extase toute particulière.
Il n'y a nulle raison pour des hommes instruits de s'étonner de ces pratiques bizarres. Ces derviches représentent la tradition non interrompue des cabires, des dactyles et des corybantes, qui ont dansé et hurlé durant tant de siècles antiques sur ce même rivage. Ces mouvements convulsifs, aidés par les boissons et les pâtes excitantes, font arriver l'homme à un état bizarre où Dieu, touché de son amour, consent à se révéler par des rêves sublimes, avant-goût du paradis.
En descendant du couvent des derviches pour regagner l'échelle maritime, nous vîmes la lune levée qui dessinait à gauche les immenses cyprès du cimetière de Scutari, et, sur la hauteur, les maisons brillantes de couleurs et de dorures de la haute ville de Scutari, qu'on appelle la Cité d'argent.
Le palais d'été du sultan, que nous avions visité dans la journée, se montrait nettement à droite au bord de la mer, avec ses murs festonnés peints de blanc et relevés d'or pâle. Nous traversâmes la place du marché, et les caïques, en vingt minutes, nous déposèrent à Tophana, sur la rive européenne.
En voyant Scutari se dessiner au loin sur son horizon découpé de montagnes bleuâtres, avec les longues allées d'ifs et de cyprès de son cimetière, je me rappelai cette phrase de Byron;
«O Scutari! tes maisons blanches dominent sur des milliers de tombes,—tandis qu'au-dessus d'elles, on voit l'arbre toujours vert, le cyprès élancé et sombre, dont le feuillage est empreint d'un deuil sans fin—comme un amour qui n'est pas partagé! »
III
LES CONTEURS
UNE LÉGENDE DANS UN CAFÉ
On ne donnerait qu'une faible idée des plaisirs de Constantinople pendant le Ramazan et des principaux charmes de ses nuits, si l'on passait sous silence les contes merveilleux récités ou déclamés par des conteurs de profession attachés aux principaux cafés de Stamboul. Traduire une de ces légendes, c'est en même temps compléter les idées que l'on doit se faire d'une littérature à la fois savante et populaire qui encadre spirituellement les traditions et les légendes religieuses considérées au point de vue de l'islamisme.
Je passais, aux yeux des Persans qui m'avaient pris sous leur protection, pour un taleb (savant); de sorte qu'ils me conduisirent à des cafés situés derrière la mosquée de Bayézid, et où se réunissaient autrefois les fumeurs d'opium. Aujourd'hui, cette consommation est défendue; mais les négociants étrangers à la Turquie fréquentent par habitude ce point éloigné du tumulte des quartiers du centre.
On s'assied, on se fait apporter un narghilé ou une chibouk, et l'on écoute des récits qui, comme nos feuilletons actuels, se prolongent le plus possible. C'est l'intérêt du cafetier et du narrateur.
Quoique ayant commencé fort jeune l'étude des langues de l'Orient, je n'en sais que les mots les plus indispensables; cependant, l'animation du récit m'intéressait toujours, et, avec l'aide de mes amis du caravansérail, j'arrivais à me rendre compte au moins du sujet.
Je puis donc rendre à peu près l'effet d'une de ces narrations imagées où se plaît le génie traditionnel des Orientaux. Il est bon de dire que le café où nous nous trouvions est situé dans les quartiers ouvriers de Stamboul, qui avoisinent les bazars. Dans les rues environnantes se trouvent les ateliers des fondeurs, des ciseleurs, des graveurs, qui fabriquent ou réparent les riches armes exposées au Bésestain, de ceux aussi qui travaillent aux ustensiles de fer et de cuivre; divers autres métiers se rapportent encore aux marchandises variées étalées dans les nombreuses divisions du grand bazar.
De sorte que l'assemblée eût paru, pour nos hommes du monde, un peu vulgaire. Cependant, quelques costumes soignés se distinguaient çà et là sur les bancs et sur les estrades.
En Turquie, le sentiment de l'égalité existe sincèrement chez tous, et ce qui le soutient encore, c'est que tout le monde possède une instruction sommaire, suffisante pour tout comprendre et pour tout sentir;—attendu que l'éducation est obligatoire, et que les gens de toute classe envoient leurs enfants étudier longtemps aux mosquées, où on les instruit gratuitement.—Aussi ne s'étonne-t-on pas de voir l'homme du dernier rang arriver aux plus hautes positions, pour lesquelles il ne lui reste plus à acquérir que les connaissances spéciales.
Le conteur que nous devions entendre paraissait être renommé. Outre les consommateurs du café, une grande foule d'auditeurs simples se pressait au dehors. On commanda le silence, et un jeune homme au visage pâle, aux traits pleins de finesse, à l'œil étincelant, aux longs cheveux s'échappant, comme ceux des santons, de dessous un bonnet d'une autre forme que les tarbouchs ou les fezzi, vint s'asseoir sur un tabouret dans un espace de quatre à cinq pieds qui occupait le centre des bancs. On lui apporta du café, et tout le monde écouta religieusement; car, selon l'usage, chaque partie du récit devait durer une demi-heure. Ces conteurs de profession ne sont pas des poëtes: ce sont, pour ainsi dire, des rapsodes; ils arrangent et développent un sujet traité déjà de diverses manières, ou fondé sur d'anciennes légendes. C'est ainsi qu'on voit se renouveler, avec mille additions ou changements, les aventures d'Antar, d'Abou-Zeyd ou de Medjnoun. Il s'agissait, cette fois, d'un roman destiné à peindre la gloire de ces antiques associations ouvrières auxquelles l'Orient a donné naissance.
—Louange à Dieu! dit-il, et à son favori Ahmad, dont les yeux noirs brillent d'un éclat si doux. Il est le seul apôtre de la vérité.
Tout le monde s'écria:
—Amin! (Cela est ainsi.)
HISTOIRE DE LA REINE DU MATIN ET DE SOLIMAN, PRINCE DES GÉNIES
I—ADONIRAM
Pour servir les desseins du grand roi Soliman-Ben-Daoud[1], son serviteur Adoniram avait renoncé depuis dix ans au sommeil, aux plaisirs, à la joie des festins. Chef des légions d'ouvriers qui, semblables à d'innombrables essaims d'abeilles, concouraient à construire ces ruches d'or, de cèdre, de marbre et d'airain que le roi de Jérusalem destinait à Adonaï et préparait à sa propre grandeur, le maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à modeler les figures colossales destinées à orner l'édifice.
Il avait établi, non loin du temple inachevé, des forges où sans cesse retentissait le marteau, des fonderies souterraines, où le bronze liquide glissait le long de cent canaux de sable, et prenait la forme des lions, des tigres, des dragons ailés, des chérubins, ou même de ces génies étranges et foudroyés ... races lointaines, à demi perdues dans la mémoire des hommes.
Plus de cent mille artisans soumis à Adoniram exécutaient ses vastes conceptions: les fondeurs étaient au nombre de trente mille; les maçons et les tailleurs de pierre formaient une armée de quatre-vingt mille hommes; soixante et dix mille manœuvres aidaient à transporter les matériaux. Disséminés par bataillons nombreux, les charpentiers épars dans les montagnes abattaient les pins séculaires jusque dans les déserts des Scythes, et les cèdres sur les plateaux du Liban. Au moyen de trois mille trois cents intendants, Adoniram exerçait la discipline et maintenait l'ordre parmi ces populations ouvrières qui fonctionnaient sans confusion.
Cependant, l'âme inquiète d'Adoniram présidait avec une sorte de dédain à des œuvres si grandes. Accomplir une des sept merveilles du monde lui semblait une tâche mesquine. Plus l'ouvrage avançait, plus la faiblesse de la race humaine lui paraissait évidente, et plus il gémissait sur l'insuffisance et sur les moyens bornés de ses contemporains. Ardent à concevoir, plus ardent à exécuter, Adoniram rêvait des travaux gigantesques; son cerveau, bouillonnant comme une fournaise, enfantait des monstruosités sublimes, et, tandis que son art étonnait les princes des Hébreux, lui seul prenait en pitié les travaux auxquels il se voyait réduit.
C'était un personnage sombre, mystérieux. Le roi de Tyr, qui l'avait employé, en avait fait présent à Soliman. Mais quelle était la patrie d'Adoniram? Nul ne le savait! D'où venait-il? Mystère. Où avait-il approfondi les éléments d'un savoir si pratique, si profond et si varié? On l'ignorait. Il semblait tout créer, tout deviner et tout faire. Quelle était son origine? à quelle race appartenait-il? C'était un secret, et le mieux gardé de tous: il ne souffrait point qu'on l'interrogeât à cet égard. Sa misanthropie le tenait comme étranger et solitaire au milieu de la lignée des enfants d'Adam; son éclatant et audacieux génie le plaçait au-dessus des hommes, qui ne se sentaient point ses frères. Il participait de l'esprit de lumière et du génie des ténèbres!
Indifférent aux femmes, qui le contemplaient à la dérobée et ne s'entretenaient jamais de lui, méprisant les hommes, qui évitaient le feu de son regard, il était aussi dédaigneux de la terreur inspirée par son aspect imposant, par sa taille haute et robuste, que de l'impression produite par son étrange et fascinante beauté. Son cœur était muet; l'activité de l'artiste animait seule des mains faites pour pétrir le monde, et courbait seule des épaules faites pour le soulever.
S'il n'avait pas d'amis, il avait des esclaves dévoués, et il s'était donné un compagnon, un seul ... un enfant, un jeune artiste issu de ces familles de la Phénicie, qui naguère avaient transporté leurs divinités sensuelles aux rives orientales de l'Asie Mineure. Pâle de visage, artiste minutieux, amant docile de la nature, Benoni avait passé son enfance dans les écoles, et sa jeunesse au delà de la Syrie, sur ces rivages fertiles où l'Euphrate, ruisseau modeste encore, ne voit sur ses bords que des pâtres soupirant leurs chansons à l'ombre des lauriers verts étoiles de roses.
Un jour, à l'heure où le soleil commence à s'incliner sur la mer, un jour que Benoni, devant un bloc de cire, modelait délicatement une génisse, s'étudiant à deviner l'élastique mobilité des muscles, maître Adoniram, s'étant approché, contempla longuement l'ouvrage presque achevé, et fronça le sourcil.
—Triste labeur! s'écria-t-il. De la patience, du goût, des puérilités!... du génie, nulle part; de la volonté, point. Tout dégénère, et déjà l'isolement, la diversité, la contradiction, l'indiscipline, instruments éternels de la perte de vos races énervées, paralysent vos pauvres imaginations. Où sont mes ouvriers: mes fondeurs, mes chauffeurs, mes forgerons?... Dispersés!... Ces fours refroidis devraient, à cette heure, retentir des rugissements de la flamme incessamment attisée; la terre aurait dû recevoir les empreintes de ces modèles pétris de mes mains. Mille bras devraient s'incliner sur la fournaise ... et nous voilà seuls!
—Maître, répondit avec douceur Benoni, ces gens grossiers ne sont pas soutenus par le génie qui t'embrase; ils ont besoin de repos, et l'art qui nous captive laisse leur pensée oisive. Ils ont pris congé pour tout le jour. L'ordre du sage Soliman leur a fait un devoir du repos.... Jérusalem s'épanouit en fête.
—Une fête! que m'importe? Le repos!... je ne l'ai jamais connu, moi. Ce qui m'abat, c'est l'oisiveté! Quelle œuvre faisons-nous? Un temple d'orfèvrerie, un palais pour l'orgueil et la volupté, des joyaux qu'un tison réduirait en cendres. Ils appellent cela créer pour l'éternité!... Un jour, attirés par l'appât d'un gain vulgaire, des hordes de vainqueurs, conjurés contre ce peuple amolli, abattront en quelques heures ce fragile édifice, et il n'en restera rien qu'un souvenir. Nos modèles fondront aux lueurs des torches, comme les neiges du Liban quand survient l'été, et la postérité, en parcourant ces coteaux déserts, redira: «C'était une pauvre et faible nation que cette race des Hébreux!... »
—Eh quoi! maître, un palais si magnifique, ... un temple, le plus riche, le plus vaste, le plus solide....
—Vanité! vanité! comme dit, par vanité, le seigneur Soliman. Sais-tu ce que firent jadis les enfants d'Hénoch? Une œuvre sans nom ... dont le Créateur s'effraya: il fit trembler la terre en la renversant, et, des matériaux épars, on a construit Babylone,... jolie ville où l'on peut faire voler dix chars sur la tranche des murailles. Sais-tu ce que c'est qu'un monument, et connais-tu les Pyramides? Elles dureront jusqu'au jour où s'écrouleront dans l'abîme les montagnes de Kaf qui entourent le monde. Ce ne sont point les fils d'Adam qui les ont élevées!
—On dit pourtant....
—On ment: le déluge a laissé son empreinte à leur cime. Écoute: à deux milles d'ici, en remontant le Cédron, il y a un bloc de rocher carré de six cents coudées. Que l'on me donne cent mille praticiens armés du fer et du marteau; dans le bloc énorme, je taillerais la tête monstrueuse d'un sphinx ... qui sourit et fixe un regard implacable sur le ciel. Du haut des nuées, Jéhovah le verrait et pâlirait de stupeur.... Voilà un monument. Cent mille années s'écouleraient, et les enfants des hommes diraient encore: «Un grand peuple a marqué là son passage. »
—Seigneur, se dit Benoni en frissonnant, de quelle race est descendu ce génie rebelle?...
—Ces collines, qu'ils appellent des montagnes, me font pitié. Encore, si l'on travaillait à les échelonner les unes sur les autres, en taillant sur leurs angles des figures colossales, ... cela pourrait valoir quelque chose. A la base, on creuserait une caverne assez vaste pour loger une légion de prêtres: ils y mettraient leur arche avec ses chérubins d'or et ses deux cailloux qu'ils appellent des tables, et Jérusalem aurait un temple; mais nous allons loger Dieu comme un riche seraf (banquier) de Memphis....
—Ta pensée lève toujours l'impossible.
—Nous sommes nés trop tard; le monde est vieux, la vieillesse est débile; tu as raison. Décadence et chute! tu copies la nature avec froideur, tu t'occupes comme la ménagère qui tisse un voile de lin; ton esprit hébété se fait tour à tour l'esclave d'une vache, d'un lion, d'un cheval, d'un tigre, et ton travail a pour but de rivaliser par l'imitation avec une génisse, une lionne, une tigresse, une cavale;... ces bêtes font ce que tu exécutes, et plus encore, car elles transmettent la vie avec la forme. Enfant, l'art n'est point là: il consiste à créer. Quand tu dessines un de ces ornements qui serpentait le long des frises, te bornes-tu à copier les fleurs et les feuillages qui rampent sur le sol? Non: tu inventes, tu laisses courir le stylet au caprice de l'imagination, entremêlant les fantaisies les plus bizarres. Eh bien, à côté de l'homme et des animaux existants, que ne cherches-tu de même des formes inconnues, des êtres innomés, des incarnations devant lesquelles l'homme a reculé, des accouplements terribles, des figures propres à répandre le respect, la gaieté, la stupeur et l'effroi? Souviens-toi des vieux Égyptiens, des artistes hardis et naïfs de l'Assyrie. N'ont-ils pas arraché des flancs du granit ces sphinx, ces cynocéphales, ces divinités de basalte dont l'aspect révoltait le Jéhovah du vieux Daoud? En revoyant d'âge en âge ces symboles redoutables, on répétera qu'il exista jadis des génies audacieux. Ces gens-là songeaient-ils à la forme? Ils s'en raillaient, et, forts de leurs inventions, ils pouvaient crier à celui qui créa tout: «Ces êtres de granit, tu ne les devines point et tu n'oserais les animer. » Mais le Dieu multiple de la nature vous a ployés sous le joug: la matière vous limite; votre génie dégénéré se plonge dans les vulgarités de la forme; l'art est perdu.
—D'où vient, se disait Benoni, cet Adoniram dont l'esprit échappe à l'humanité?
—Revenons à des amusettes qui soient à l'humble portée du grand roi Soliman, reprit le fondeur en passant sa main sur son large front dont il écarta une forêt de cheveux noirs et crépus. Voilà quarante-huit bœufs en bronze d'une assez bonne stature, autant de lions, des oiseaux, des palmes, des chérubins.... Tout cela est un peu plus expressif que la nature. Je les destine à supporter une mer d'airain de dix coudées, coulée d'un seul jet, d'une profondeur de cinq coudées et bordée d'un cordon de trente coudées, enrichi de moulures. Mais j'ai des modèles à terminer. Le moule de la vasque est prêt. Je crains qu'il ne se fendille par la chaleur du jour: il faudrait se hâter, et, tu le vois, ami, les ouvriers sont en fête et m'abandonnent.... Une fête! dis-tu; quelle fête? à quelle occasion?...
Le conteur s'arrêta ici, la demi-heure était passée. Chacun alors eut la liberté de demander du café, des sorbets ou du tabac. Quelques conversations s'engagèrent sur le mérite des détails ou sur l'attrait que promettait la narration. Un des Persans qui étaient près de moi fit observer que cette histoire lui paraissait puisée dans le Soliman-Nameh.
Pendant cette pause,—car ce repos du narrateur est appelé ainsi, de même que chaque veillée complète s'appelle séance,—un petit garçon qu'il avait amené parcourait les rangs de la foule en tendant à chacun une sébile, qu'il rapporta remplie de monnaie aux pieds de son maître. Ce dernier reprit le dialogue par la réponse de Benoni à Adoniram: