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Voyage en Orient, Volume 2: Les nuits du Ramazan; De Paris à Cythère; Lorely

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A Vienne, au contraire, les figures sont très-variées, bien qu'il soit possible encore de les classer en un petit nombre de types analogues. En général, blondes et brunes ont toutes la peau extrêmement blanche et délicate, la taille parfaite et les bras superbes. On pourrait dire que la classe moyenne est moins favorisée; mais les beautés de l'aristocratie, que l'on voit toutes réunies dans les grandes soirées et dans les concerts, et celles de la classe inférieure, qui ne manquent guère les réunions du Sperl et du Volksgarten, luttent, à chance égale, de beauté, de fraîcheur, et même souvent d'élégance et de grâce.

Ce sont là d'heureux pays, surtout lorsque l'on pense aux tristes créatures qui peuplent nos villes et nos campagnes; c'est le signe à la fois du bien-être de la population inférieure et du facile travail qui suffit à le lui procurer. Sans prétendre faire ici le panégyrique du gouvernement de l'Autriche, je puis t'assurer que c'est le plus favorable de tous au bonheur du peuple, ainsi que des classes élevées; quant à la bourgeoisie, nous savons déjà qu'il n'y a qu'elle qui gagne aux révolutions.

Je regrette de ne pouvoir te parler encore que des plaisirs d'hiver de la population viennoise. Le Prater, que je n'ai vu que lorsqu'il était dépouillé de sa verdure, n'avait pas perdu pourtant toutes ses beautés; les jouis de neige surtout, il présente un coup d'œil charmant, et la foule venait de nouveau envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons élégants, trahis tout d'abord par la nudité de leurs bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent en îles les bois et les prairies. A gauche commence le chemin de Vienne à Brunn. A un quart de lieue plus loin coule le Danube (car Vienne n'est pas plus sur le Danube que Strasbourg sur le Rhin). Tels sont les Champs-Elysées de cette capitale. Son plus grand jardin public se rencontre à peu de distance, dans le quartier de Léopoldstadt. Lorsque j'y suis entré, ses longues allées étaient vides, ses parterres jaunis. De loin en loin, on découvrait des horizons charmants; des montagnes couronnées de châteaux indiquent à distance les rives du Danube. Un autre jardin qu'on appelle jardin du Peuple, est situé dans l'intérieur même des remparts, près du château impérial.

Les jardins de Schœnbrunn n'étaient pas les moins désolés dans le moment où je les ai parcourus. Schœnbrunn est le Versailles de Vienne; le village de Hitzing qui l'avoisine est toujours, chaque dimanche, le rendez-vous des joyeuses compagnies. Strauss fils préside toute la journée son orchestre au casino de Hitzing, et n'en retourne pas moins, le soir, diriger les valses du Sperl. Pour arriver à Hitzing, on traverse la cour du château de Schœnbrunn; des Chimères de marbre gardent l'entrée, et toute cette cour déserte est négligée et décorée dans le goût du XVIIIe siècle; le château lui-même, dont la façade est imposante, n'a rien de riche dans son intérieur que l'immensité de ses salles, où le badigeonnage recouvre presque partout les vieilles rocailles dorées. Mais, en sortant du côté des jardins, on jouit d'un coup d'œil magnifique, dont les souvenirs de Saint-Cloud et de Versailles ne rabaissent pas l'impression.

Le pavillon de Marie-Thérèse, situé sur une colline qui déroule à ses pieds d'immenses nappes de verdure, est d'une architecture toute féerique, et à laquelle je ne puis rien comparer. Composé d'une longue colonnade tout à jour, et dont les quatre arcades du milieu sont seules vitrées de glaces pour former un cabinet de repos, ce bâtiment est à la fois un palais et un are de triomphe. Vu de la route, il couronne le château dans toute sa largeur et semble en faire partie, parce que la colline sur laquelle il est bâti élève sa base au niveau des toits de Schœnbrunn. Il faut monter longtemps par les allées de pins, par les gazons, le long des fontaines sculptées dans le goût du Puget et de Bouchardon, en admirant toutes les divinités de cet Olympe maniéré, pour parvenir enfin aux marches de ce temple digne d'elles, qui se découpe si hardiment dans l'air, et y fait flotter tous les festons et tous les astragales de mademoiselle de Scudéri....

Je me sauve au travers du jardin pour revenir aux faubourgs de Vienne par cette belle avenue de Maria-Hilf, ornée pendant une lieue d'un double rang de peupliers immenses. La foule endimanchée se presse toujours vers Hitzing en faisant des haltes nombreuses dans les cafés et les casinos qui bordent toute la chaussée. C'est la plus belle entrée de Vienne: c'est une Courtille décente et bourgeoise dont les beaux équipages ne se détournent pas.

Pour en finir avec les faubourgs de Vienne, desquels on ne peut guère séparer Schœnbrunn et Hitzing, je dois te parler encore des trois théâtres qui complètent la longue série des amusements populaires. Le théâtre de la Vienne (an der Wien), celui de Josephstadt, et celui de Léopoldstadt, sont, en effet, des théâtres consacrés au peuple, et que nous pouvons comparer à nos scènes de boulevard. Les autres théâtres de Vienne, celui de la Burg pour la comédie et le drame, et celui de la Porte-de-Carinthie pour le ballet et l'opéra, sont situés dans l'enceinte des murs. Le théâtre de la Vienne, malgré son humble destination, est le plus beau de la ville et le plus magnifiquement décoré. Il est aussi grand que l'Opéra de Paris, et ressemble beaucoup, par sa coupe et ses ornements, aux grands théâtres d'Italie. On y joue des drames historiques, de grandes féeries-ballets et quelques petites pièces d'introduction, imitées généralement de nos vaudevilles. Lorsque j'arrivai à Vienne, un mélodrame de madame Birch-Pfeiffer, les Styriens, y obtenait un grand succès. Pendant ce temps, on représentait à Léopoldstadt, ainsi que je te l'ai déjà appris, une autre pièce de cette même dame. Madame Birch-Pfeiffer est le Bouchardy du théâtre allemand. Elle intitule franchement ses pièces drames populaires; mais ce serait lui faire trop d'honneur que de la comparer à notre compatriote autrement que par ses succès. J'ai vu jouer aussi au théâtre de la Vienne le Guillaume Tell de Schiller; ce qui prouverait que la censure impériale n'est pas si farouche qu'on la fait; car, assurément, personne ne lui contesterait le droit de défendre la représentation de Guillaume Tell.

Mais la censure nous a permis de voir représenter aussi Ruy Blas à Léopoldstadt, sous le titre de Maître et Valet; il est vrai que le dénoûment est légèrement modifié. Ruy Blas ne fait que menacer son maître avec cette fameuse épée qu'il lui arrache si hardiment. On s'explique alors; le valet retrouve ses parents, comme Figaro; mais, plus heureux que ce dernier, il les retrouve riches et grands seigneurs. Je crois même qu'au dénoûment il épouse la reine, et devient une sorte de mari-Cobourg, ce qui est encore bien plus constitutionnel.

Les théâtres de Léopoldstadt et de la Vienne sont desservis tous les deux par la troupe du directeur Carl. Le fond de leur répertoire se compose de farces locales, sortes de pièces bizarres à grand spectacle, dont les Viennois ne peuvent se lasser. Pour s'en faire une idée en France, il faudrait réunir la' pantomime de Deburau aux vaudevilles les plus excentriques du théâtre des Variétés. Celui des Saltimbanques en donnerait une sorte d'aperçu. L'esprit logique et régulier du bourgeois parisien ne supporterait pas la liberté folle et la gaieté humoristique de ces compositions. La plus célèbre, et pour ainsi dire le modèle du genre, est intitulée: Trente ans de la vie d'un mauvais sujet. Presque toutes ces farces locales ont pour auteur un acteur nommé Nestroy, qui en joue les principaux rôles avec beaucoup de verve et d'esprit.

Le théâtre de Josephstadt, dont l'intérieur ressemble à la salle du Gymnase, vient d'être occupé pendant deux mois par les séances d'un physicien nommé Dobler. Cet artiste ne s'élève point au-dessus de Bosco, qui charme en ce moment le public de Constantinople. Depuis son départ, Josephstadt a rajeuni l'éternel sujet de la Révolte au sérail, qui, grâce aux jolies figurantes et aux tribulations des malheureux Turcs européanisés, fait fureur en ce moment; le peuple viennois ne commence à rire des Turcs que depuis fort peu d'années, ce qui explique aussi l'excès de sa satisfaction.

J'ai été témoin, à Josephstadt, d'une représentation dont nous n'avons guère l'idée en France. C'était l'Académie du célèbre Saphir, l'un des journalistes et des poëtes les plus distingués d'Allemagne. Une foule d'artistes concourait, d'ailleurs, à cette séance littéraire. Elle a commencé par une scène en vers, de Saphir, intitulée la Conjugaison du verbe aimer. Trois des plus jolies actrices du Théâtre-Impérial représentaient, l'une la maîtresse, les deux autres les écolières. Cette ingénieuse idée était d'une exécution charmante. Ensuite, la Revue nocturne chantée par un acteur du théâtre delà Porte-de-Carinthie, était accompagnée au piano par Liszt. Puis mademoiselle Caroline Miller vint jouer, elle seule, une comédie en trois actes, fort courte heureusement, composée aussi par Saphir. C'était une sorte de parodie où le spirituel bénéficiaire faisait la critique de nos comédies modernes. Mademoiselle Miller partagea les applaudissements donnés à l'ouvrage. On sait que cette actrice est appelée la Mars de l'Allemagne. Un journaliste de Vienne remarquait dernièrement, à ce propos, qu'il serait peut-être plus convenable de dire que mademoiselle Mars est la Caroline Miller, de la France. Nous déclarons ne nous y point opposer. La séance académique, après plusieurs lectures de vers, fut terminée par une lecture humoristique que Saphir vint faire en personne. Nous avions conçu d'abord quelque inquiétude sur le sort de cette longue production littéraire, qui arrivait après les chanteurs et les acteurs, après Liszt, après Bériot. On viendrait lire alors à un public français un article inédit de Voltaire, qu'il demanderait bien vite ses chevaux et ses socques, comme M. de Buffon. Eh bien, tout ce public brillant de Vienne resta à la lecture de cet article, qui était le développement d'un paradoxe philosophique, et l'on applaudit Saphir, et on le redemanda deux fois. Voilà ce que c'est qu'une académie dans les villes d'Allemagne; un homme de lettres donne des concerts de poésie et de musique, comme un simple artiste exécutant. L'Académie de Saphir lui a rapporté trois mille florins. Impossible de te donner une idée plus exacte des plaisirs du grand monde à Vienne; il faut séparer absolument celui-là de l'autre; car, ici, il y a encore un grand monde, n'en doute pas.

Ce sont là les plaisirs de la population de Vienne pendant l'hiver. Et c'est l'hiver seulement qu'on peut étudier cette ville dans toutes les nuances originales de son caractère semi-slave et semi-européen. L'été, le beau monde s'éloigne, parcourt l'Italie, la Suisse et les villes de bains, ou va sièger dans ses châteaux de Hongrie et de Bohême; le peuple transporte au Prater, à l'Augarten, à Hitzing, toute l'ardeur et tout l'enivrement de ses fêtes, de ses valses et des interminables soupers. Il faut donc prendre alors les bateaux du Danube ou la poste impériale, et laisser cette capitale à sa vie de tous les jours, si variée et si monotone à la fois.

Vienne, pendant l'été, devient une ville aussi ennuyeuse que l'est Munich dans tous les temps.


X—SUITE DU JOURNAL

1er février.—Reprenons l'histoire de nos aventures.... Et maintenant, sonnons de la trompette; couvrons nos défaites passées avec tous les triomphes de ce qui nous arrive aujourd'hui. Ce sont de beaux drapeaux, des drapeaux de lin et de soie que nous élevons à présent. Nous voilà du faubourg dans la ville, et de la ville....

Pas encore.

Mon ami, je t'ai décrit jusqu'à présent fidèlement mes liaisons avec des beautés de bas lieu; pauvres amours! elles sont cependant bien bonnes et bien douces. La première m'a donné tout l'amour qu'elle a pu; puis elle est partie comme un bel ange pour aller voir sa mère à Brunn. Les deux autres m'accueillaient fort amicalement et m'ouvraient leur bouche souriante comme des fleurs attendant les fruits; ce n'était plus que patience à prendre quelque temps pour l'honneur de la ville et de ses faubourgs. Mais, ma foi, mes belles, le Français est volage!... le Français a rompu cette glace viennoise qui présente des obstacles au simple voyageur, à celui qui passe et qui s'envole. Maintenant, nous avons droit de cité, pignon sur rue: nous nous adressons à de grandes dames!... «Ce sont de grandes dames, voyez-vous!» comme disait mon ami Bocage.

Tu vas croire que je suis fou de joie; mais non, je suis très-calme; cela est comme je te le dis, voilà tout.

J'hésite à te continuer ma confession, ô mon ami! comme tu peux voir que j'ai longtemps hésité à t'envoyer cette lettre. Ma conduite n'est-elle pas perfide envers ces bonnes créatures, qui n'imaginaient pas que les secrets de leur beauté et de leurs caprices s'éparpilleraient dans l'univers, et s'en iraient à quatre cents lieues réjouir la pensée d'un moraliste blasé (c'est toi-même), et lui fournir une série d'observations physiologiques.

Ne va pas révéler, à des Parisiens surtout, le secret de nos confidences, ou bien dis-leur que tout cela est de pure imagination; que, d'ailleurs, cela est si loin (comme disait Racine dans la préface de Bajazet)! et enfin, que les noms, adresses et autres indications sont suffisamment déguisés pour que rien, en cela, ne ressemble à une indiscrétion. Et, d'ailleurs, qu'importe après tout?... Nous ne vivons pas, nous n'aimons pas. Nous étudions la vie, nous analysons l'amour, nous sommes des philosophes, pardieu!

Représente-toi une grande cheminée de marbre sculpté. Les cheminées sont rares à Vienne, et n'existent guère que dans les palais. Les fauteuils et les divans ont des pieds dorés. Autour de la salle, il y a des consoles dorées; et les lambris ... ma foi, il y a aussi des lambris dorés. La chose est complète, comme tu vois.

Devant cette cheminée, trois dames charmantes sont assises: l'une est de Vienne; les deux autres sont, l'une Italienne, l'autre Anglaise. L'une des trois est la maîtresse de la maison. Des hommes qui sont là, deux sont comtes, un autre est un prince hongrois, un autre est ministre, et les autres sont des jeunes gens pleins d'avenir. Les dames ont parmi eux des maris et des amants avoués, connus; mais tu sais que les amants passent en général à l'état de maris, c'est-à-dire ne comptent plus comme individualité masculine. Cette remarque est très-forte, songes-y bien.

Ton ami se trouve donc seul d'homme dans cette société, à bien juger sa position; la maîtresse de la maison mise à part (cela doit être), ton ami a donc des chances de fixer l'attention des deux dames qui restent, et même il a peu de mérite à cela par les raisons que je viens d'exposer.

Ton ami a dîné confortablement; il a bu des vins de France et de Hongrie, pris du café et de la liqueur; il est bien mis, son linge est d'une finesse exquise, ses cheveux sont soyeux et frisés très-légèrement; ton ami fait du paradoxe, ce qui est usé depuis dix ans chez nous, et ce qui est ici tout neuf. Les seigneurs étrangers ne sont pas de force à lutter sur ce bon terrain que nous avons tant remué. Ton ami flamboie et pétille; on le touche, il en sort du feu.

Voilà un jeune homme bien posé; il plaît prodigieusement aux dames; les hommes sont très-charmés aussi. Les gens de ce pays sont si bons! Ton ami passe donc pour un causeur agréable. On se plaint qu'il parle peu; mais, quand il s'échauffe, il est très-bien!

Je te dirai que, des deux dames, il en est une qui me plaît beaucoup, et l'autre beaucoup aussi. Toutefois, l'Anglaise a un petit parler si doux, elle est si bien assise dans son fauteuil; elle a de si beaux cheveux blonds à reflets rouges, la peau si blanche; de la soie, de la ouate et des tulles, des perles et des opales: on ne sait pas trop ce qu'il y a au milieu de tout cela, mais c'est si bien arrangé!

C'est là un genre de beauté et de charme que je commence à présent à comprendre; je vieillis. Si bien que me voilà à m'occuper toute la soirée de cette jolie femme dans son fauteuil. L'autre paraissait s'amuser beaucoup dans la conversation d'un monsieur d'un certain âge qui semble fort épris d'elle, et dans les conditions d'un patito tudesque, ce qui n'est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame bleue; je lui témoignais avec feu mon admiration pour les cheveux et le teint des blondes. Voici l'autre, qui nous écoutait d'une oreille, qui quitte brusquement la conversation de son soupirant et se mêle à la nôtre. Je veux tourner la question. Elle avait tout entendu. Je me hâte d'établir une distinction pour les brunes qui ont la peau blanche; elle me répond que la sienne est noire.... De sorte que voilà ton ami réduit aux exceptions, aux conventions, aux protestations. Alors, je pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J'en étais fâché, parce qu'après tout elle est fort belle et fort majestueuse dans sa robe blanche, et ressemble à la Grisi dans le premier acte de Don Juan. Ce souvenir m'avait servi, du reste, à rajuster un peu les choses. Deux jours après, je me rencontre au Casino avec l'un des comtes qui étaient là; nous allons par occasion dîner ensemble, puis au spectacle. Nous nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux dames dont j'ai parlé plus haut; il me propose de me présenter à l'une d'elles: la noire. J'objecte ma maladresse précédente. Il me dit qu'au contraire, cela avait très-bien fait. Cet homme est profond.

Je craignis d'abord qu'il ne fût l'amant de cette dame et ne tendît à s'en débarrasser, d'autant plus qu'il me dit:

—Il est très-commode de la connaître, parce qu'elle a une loge au théâtre de la Porte-de-Carinthie, et qu'alors vous irez quand vous voudrez.

—Cher comte, cela est très-bien; présentez-moi à la dame.

Il l'avertit, et, le lendemain, me voici chez cette belle personne vers trois heures. Le salon est plein de monde. J'ai l'air à peine d'être là. Cependant; un grand Italien salue et s'en va, puis un gros individu, qui me rappelait le co-registrateur Heerbrand d'Hoffmann, puis mon introducteur, qui avait affaire. Restent le prince hongrois et le patito. Je veux me lever à mon tour; la dame me retient en me demandant si ... (j'allais écrire une phrase qui serait une indication). Enfin, sache seulement qu'elle me demande un petit service que je peux lui rendre. Le prince s'en va pour faire une partie de paume. Le vieux (nous l'appellerons marquis, si tu veux), le vieux marquis tient bon. Elle lui dit:

—Mon cher marquis, je ne vous renvoie pas, mais c'est qu'il faut que j'écrive.

Il se lève, et je me lève aussi. Elle me dit:

—Non, restez; il faut bien que je vous donne la lettre.

Nous voilà seuls. Elle poursuit:

—Je n'ai pas de lettre à vous donner; causons un peu; c'est si ennuyeux de causera plusieurs! Je veux aller à Munich, dites-moi comment cela est?

Je réponds:

—J'en ai un itinéraire superbe avec des gravures, je vous l'apporterai demain.

C'était assez adroit; puis je dis quelques mots de Munich, et nous passons à d'autres sujets de conversation.

Mais ... il me semble que je vais te raconter l'aventure la plus commune du monde. M'en vanter? Pourquoi donc? Je t'avouerai même que cela a mal fini. Je m'étais laissé aller avec complaisance à décrire mes amours de rencontre, mais ce n'était que comme étude de mœurs lointaines; il s'agissait de femmes qui ne parlent à peu près aucune langue européenne ... et, pour ce que j'aurais à dire encore, je me suis rappelé à temps le vers de Klopstock: «Ici, la discrétion me fait signe de son doigt d'airain. »

P.-S.—Ne sois pas trop sévère pour cette correspondance à bâtons rompus.... A Vienne, cet hiver, j'ai continuellement vécu dans un rêve. Est-ce déjà la douce atmosphère de l'Orient qui agit sur ma tête et sur mon cœur?—Je n'en suis pourtant ici qu'à moitié chemin.


XI—L'ADRIATIQUE

Quelle catastrophe, mon ami! Comment te dire tout ce qui m'est arrivé, ou plutôt comment oser désormais livrer une lettre confidentielle à la poste impériale! Songe bien que je suis encore sur le territoire de l'Autriche, c'est-à-dire sur des planches qui en dépendent,—le pont du Francesco-Primo, vaisseau du Lloyd autrichien. Je t'écris en vue de Trieste, ville assez maussade, située sur une langue de terre qui s'avance dans l'Adriatique, avec ses grandes rues qui la coupent à angles droits et où souffle un vent continuel. Il y a de beaux paysages, sans doute, dans les montagnes sombres qui creusent l'horizon; mais tu peux, en lire d'admirables descriptions dans Jean Sbogar et dans Mademoiselle de Marsan, de Charles Nodier; il est inutile de les recommencer. Quant à mon voyage de Vienne ici, je l'ai fait en chemin de fer, sauf une vingtaine de lieues dans les gorges de montagnes couvertes de sapins poudrés de frimas.... Il faisait très-froid. Cela n'était pas gai, mais c'était en rapport avec mes sentiments intérieurs. Contente-toi de cet aveu.

Tu me demanderas pourquoi je ne me rends pas en Orient par le Danube, comme c'était d'abord mon intention. Je l'apprendrai que les aimables aventures qui m'ont arrêté à Vienne beaucoup plus longtemps que je ne voulais y rester, m'ont fait manquer le dernier bateau à vapeur qui descend vers Belgrade et Semlin, où, d'ordinaire, on prend la poste turque. Les glaces sont arrivées, il n'a plus été possible de naviguer. Dans ma pensée, je comptais finir l'hiver à Vienne et ne repartir qu'au printemps ... peut-être même jamais. Les dieux en ont décidé autrement.

Non, tu ne sauras rien encore. Il faut que j'aie mis l'étendue des mers entre moi et ... un doux et triste souvenir. Sais-tu maintenant où je vais, sur ce beau paquebot du Lloyd autrichien?

Je vais rêver à mes amours ... dans l'île même de Cythère (Cérigo).

Nous descendons l'Adriatique par un temps épouvantable; impossible de voir autre chose que les côtes brumeuses de l'Illyrie à notre gauche et les îles nombreuses de l'archipel dalmate. Le pays des Monténégrins ne dessine lui-même à l'horizon qu'une sombre silhouette, que nous avons aperçue en passant devant Raguse, ville tout italienne. Nous avons relâché plus tard à Corfou, pour prendre du charbon et pour recevoir quelques Égyptiens, commandés par un Turc qui se nomme Soliman-Aga. Ces braves gens se sont établis sur le pont, où ils restent accroupis le jour et couchés la nuit, chacun sur son tapis. Le chef seul demeure avec nous, dans l'entre-pont, et prend ses repas à notre table. Il parle un peu l'italien et semble un assez joyeux compagnon.

La tempête a augmenté quand nous approchions de la Grèce. Le roulis était si violent pendant notre dîner, que la plupart des convives avaient peu à peu gagné leurs hamacs.

Dans ces circonstances, où, après maintes bravades, la table d'abord pleine se dégarnit insensiblement, aux grands éclats de rire de ceux qui résistent à l'effet du tangage, il s'établit entre ces derniers une sorte de fraternité maritime. Ce qui n'était pour tous qu'un repas devient pour ceux qui restent un festin, qu'on prolonge le plus possible. C'est un peu comme la poule au billard; il s'agit de ne pas mourir.

Mourir!... et tu vas voir si l'allusion est plaisante. Nous étions restés quatre à table, après avoir vu échouer honteusement trente convives. Il y avait, outre Soliman et moi, un capitaine anglais et un capucin de la terre sainte, nommé le père Charles. C'était un bonhomme qui riait de bon cœur avec nous et qui nous fit remarquer que, ce jour-là, Soliman-Aga ne s'était pas versé de vin, ce qu'il faisait abondamment d'ordinaire. Il le lui dit en plaisantant.

—Pour aujourd'hui, répondit le Turc, il tonne trop fort.

Le père Charles se leva de table et tira de sa manche un cigare qu'il m'offrit fort gracieusement.

Je l'allumai, et je voulais encore tenir compagnie aux deux autres; mais je ne tardai pas à sentir qu'il était plus sain d'aller prendre l'air sur le pont.

Je n'y restai qu'un instant. L'orage était encore dans toute sa force. Je me hâtai de regagner l'entre-pont. L'Anglais se livrait à de grands éclats de gaieté et mangeait de tous les plats en disant qu'il consommerait volontiers le dîner de la chambrée entière (il est vrai que le Turc l'y aidait puissamment). Pour compléter sa bravade, il demanda une bouteille de vin de Champagne et nous en offrit à tous; personne de ceux qui étaient couchés dans les cadres n'accepta son invitation. Il dit alors au Turc:

—Eh bien, nous la boirons ensemble!

Mais, en ce moment, le tonnerre grondait encore, et Soliman-Aga, croyant peut-être que c'était une tentation du diable, quitta la table et se précipita dehors sans rien répondre.

L'Anglais, contrarié, s'écria:

—Eh bien, tant mieux! je la boirai tout seul, et j'en boirai encore une autre après!

Le lendemain matin, l'orage était apaisé; le garçon, en entrant dans la salle, trouva l'Anglais couché à demi sur la table, la tête reposant sur ses bras. On le secoua. Il était mort!

—Bismillah! s'écria le Turc.

C'est le mot qu'ils prononcent pour conjurer toute chose fatale.

L'Anglais était bien mort. Le père Charles regretta de ne pouvoir prier comme prêtre pour lui; mais certainement il pria en lui-même comme homme.

Étrange destinée! cet Anglais était un ancien capitaine de la compagnie des Indes, souffrant d'une maladie de cœur, et à qui l'on avait conseillé l'eau du Nil. Le vin ne lui a pas donné le temps d'arriver à l'eau.

Après tout, est-ce là un genre de mort bien malheureux?

On va s'arrêter à Cérigo pour y laisser le corps de l'Anglais. C'est ce qui me permet d'aborder à cette île, où le bateau ne relâche pas ordinairement. Tu auras compris sans doute la pensée qui m'a fait brusquement quitter Vienne.... Je m'arrache à des souvenirs.—Je n'ajouterai pas un mot de plus. J'ai la pudeur de la souffrance, comme l'animal blessé qui se retire dans la solitude pour y souffrir longtemps ou pour y succomber sans plainte.


LORELY

SOUVENIRS D'ALLEMAGNE


A JULES JANIN

Cologne, 21 juin 1853.

Vous la connaissez comme moi, mon ami, cette Lorely ou Lorelei,—la fée du Rhin,—dont les pieds rosés s'appuient sans glisser sur les rochers humides de Baccarach, près de Coblence. Vous l'avez aperçue sans doute avec sa tête au col flexible, qui se dresse sur son corps penché. Sa coiffe de velours grenat, à retroussis de drap d'or, brille au loin comme la tête sanglante du vieux dragon de l'Éden.

Sa longue chevelure blonde tombe à sa droite sur ses blanches épaules, comme un fleuve d'or qui s'épancherait dans les eaux verdâtres du fleme. Son genou plié relève l'envers chamarré de sa robe de brocart, et ne laisse paraître que certains plis obscurs de l'étoffe verte qui se colle à ses flancs.

Son bras gauche entoure négligemment la mandore des vieux minnesingers de Thuringe, et entre ses beaux seins, aimantés de rose, étincelle le ruban pailleté qui retient faiblement les plis de lin de sa tunique. Son sourire est doué d'une grâce invincible, et sa bouche entr'ouverte laisse échapper les chants de l'antique sirène.

Je l'avais aperçue déjà dans la nuit, sur cette rive où la vigne verdoie et jaunit tour à tour, relevée au loin par la sombre couleur des sapins et par la pierre rouge, de ces châteaux et de ces forts, dont les balistes des Romains, les engins de guerre de Frédéric Barberousse et les canons de Louis XIV ont édenté les vieilles murailles.

Eh bien, mon ami, cette fée radieuse des brouillards, cette ondine fatale comme toutes les nixes du Nord qu'a chantées Henri Heine, elle me fait signe toujours: elle m'attire encore une fois!

Je devrais me méfier pourtant de sa grâce trompeuse,—car son nom même signifie en même temps charme et mensonge; et, une fois déjà, je me suis trouvé jeté sur la rive, brisé dans mes espoirs et dans mes amours, et bien tristement réveillé d'un songe heureux qui promettait d'être éternel.

On m'avait cru mort de ce naufrage, et l'amitié, d'abord inquiète, m'a conféré d'avance des honneurs que je ne me rappelle qu'en rougissant, mais dont plus tard peut-être je me croirai plus digne.

Voici ce que vous écriviez, il y a environ dix ans,—et cela n'est pas sans rapport avec certaines parties du livre que je publie aujourd'hui. Permettez-moi donc de citer quelques lignes de cette biographie anticipée, que j'ai eu le bonheur de lire autrement que des yeux de l'âme.

Alas! poor Yorick!...

«Ceux qui l'ont connu pourraient dire au besoin toute la grâce et toute l'innocence de ce gentil esprit qui tenait si bien sa place parmi les beaux esprits contemporains. Il avait à peine trente ans, et il s'était fait, en grand silence, une renommée honnête et loyale, qui ne pouvait que grandir. C'était tout simplement, mais dans la plus loyale acception de ce mot-là, la poésie, un poëte, un rêveur, un de ces jeunes gens sans fiel, sans ambition, sans envie, à qui pas un bourgeois ne voudrait donner en mariage même sa fille borgne et bossue; en le voyant passer le nez au vent, le sourire sur la lèvre, l'imagination éveillée, l'œil à demi fermé, l'homme sage, ce qu'on appelle un homme sage, se dit à lui-même:

»—Quel bonheur que je ne sois pas fait ainsi!

»Il vivait an jour le jour, acceptant avec reconnaissance, avec amour, chacune des belles heures de la jeunesse, tombées du sein de Dieu. Il avait été riche un instant; mais, par goût, par passion, par instinct, il n'avait pas cessé de mener la vie des plus pauvres diables. Seulement, il avait obéi plus que jamais au caprice, à la fantaisie, à ce merveilleux vagabondage dont ceux-là qui l'ignorent disent tant de mal. Au lieu d'acheter avec son argent de la terre, une maison, un impôt à payer, des droits et des devoirs, des soucis, des peines et l'estime de ses voisins les électeurs[1], il avait acheté des morceaux de toile peinte, des fragments de bois vermoulu, toute sorte de souvenirs des temps passés, un grand lit de chêne sculpté de haut en bas; mais, le lit acheté et payé, il n'avait plus eu assez d'argent pour acheter de quoi le garnir, et il s'était couché, non pas dans son lit, mais à côté de son lit, sur un matelas d'emprunt. Après quoi, toute sa fortune s'en était allée pièce à pièce, comme s'en allait son esprit, causerie par causerie, bons mots par bons mots; mais une causerie innocente, mais des bons mots sans malice et qui ne blessaient personne. Il se réveillait en causant le matin, comme l'oiseau se réveille en chantant, et en voilà pour jusqu'au soir. Chante donc, pauvre oiseau sur la branche; chante et ne songe pas à l'hiver;—laisse les soucis de l'hiver à la fourmi qui rampe à tes pieds.

»Il serait impossible d'expliquer comment cet enfant, car, à tout prendre, c'était un enfant, savait tant de choses sans avoir rien étudié, sinon au hasard, par les temps pluvieux, quand il était seul, l'hiver, au coin du feu. Toujours est-il qu'il était très-versé dans les sciences littéraires. Il avait deviné l'antiquité, pour ainsi dire, et jamais il ne s'est permis de blasphème contre les vieux dieux du vieil Olympe; au contraire, il les glorifiait en mainte circonstance, les reconnaissait tout haut pour les vrais dieux, et disant son meâ culpâ de toutes ses hérésies poétiques. Car, en même temps qu'il célébrait Homère et Virgile, comme on raconte ses visions dans la nuit, comme on raconte un beau songe d'été, il allait tout droit à Shakspeare, à Gœthe surtout; si bien qu'un beau matin, en se frottant les yeux, il découvrit qu'il savait la langue allemande dans tous ses mystères, et qu'il lisait couramment le drame du docteur Faust. Vous jugez de son étonnement et du nôtre. Il s'était couché la veille presque Athénien, il se relevait le lendemain un Allemand de la vieille roche. Il acceptait non-seulement le premier, mais encore le second Faust; et cependant, nous autres, nous lui disions que c'était bien assez du premier. Bien plus, il a traduit les deux Faust, il les a commentés; il les a expliqués à sa manière; il voulait en faire un livre classique, disait-il. Souvent il s'arrêtait en pleine campagne, prêtant l'oreille, et, dans ces lointains lumineux que, lui seul, il pouvait découvrir, vous eussiez dit qu'il allait dominer tous les bruits, tous les murmures, toutes les imprécations, toutes les prières venus à travers les bouillonnements du fleuve, de l'autre côté du Pihin.

»Si jeune encore, comme vous voyez, il avait eu toutes les fantaisies, il avait obéi à tous les caprices. Vous lui pouviez appliquer toutes les douces et folles histoires qui se passent, dit-on, dans l'atelier et dans la mansarde, tous les joyeux petits drames du grenier où l'on est si bien à vingt ans, et encore c'eût été vous tenir un peu en deçà de la vérité. Pas un jeune homme, plus que lui, n'a été facile à se lier avec ce qui était jeune, beau et poétique; l'amitié lui poussait comme à d'autres l'amour, par folles bouffées; il s'enivrait du génie de ses amis comme on s'enivre de la beauté de sa maîtresse! Silence! ne l'interrogez pas! où va-t-il? Dieu le sait. A quoi? que veut-il? quelle est la grande idée qui l'occupe à cette heure? Respectez sa méditation, je vous prie; il est tout occupé du roman ou du poëme et des rêves de ses amis de la veille. Il arrange dans sa tête ces turbulentes amours; il dispose tous ces événements amoncelés; il donne à chacun son rêve, son langage, sa joie ou sa douleur. «Eh bien, Ernest, qu'as-tu fait? Moi, j'ai tué cette nuit cette pauvre enfant de quinze ans, dont tu m'as conté l'histoire. Mon cœur saigne encore, mon ami, mais il le fallait; cette enfant n'avait plus qu'à mourir!... Et toi, cher Auguste, qu'as-tu fait de ton jeune héros que nous avons laissé dans la bataille philosophique? Si j'étais à ta place, je le rappellerais de l'Université, et je lui donnerais une maîtresse.» Telles étaient les grandes occupations de sa vie: marier, élever, accorder entre eux toute sorte de beaux jeunes gens, tous frais éclos de l'imagination de ses voisins; il se passionnait pour les livres d'autrui bien plus que pour ses propres livres; quoiqu'il fît, il était tout prêt à tout quitter pour vous suivre. «Tu as une fantaisie, je vais me promener avec elle, bras dessus, bras dessous, pendant que tu resteras à la maison à te réjouir.» Et, quand il avait bien promené votre poésie, çà et là, dans les sentiers que, lui seul, il connaissait, au bout de huit jours, il vous la ramenait calme, reposée, la tête couronnée de fleurs, le cœur bien épris, les pieds lavés dans la rosée du matin, la joue animée au soleil du midi. Cela fait, il revenait tranquillement à sa propre fantaisie qu'il avait abandonnée, sans trop de façon, sur le bord du chemin. Cher et doux bohémien de la prose et des vers! admirable vagabond dans le royaume de la poésie! braconnier sur les terres d'autrui! Mais il abandonnait à qui les voulait prendre les beaux faisans dorés qu'il avait tués!

»Une fois, il voulut voir l'Allemagne, qui a toujours été son grand rêve. Il part; il arrive à Vienne par un beau jour pour la science, par le carnaval officiel et gigantesque qui se fait là-bas. Lui alors, il fut tout étonné et tout émerveille de sa découverte. Quoi! une ville en Europe où l'on danse toute la nuit, où l'on boit tout le jour, où l'on fume le reste du temps de l'excellent tabac. Quoi! une ville que rien n'agite, ni les regrets du passé, ni l'ambition du jour présent, ni les inquiétudes du lendemain! une ville où les femmes sont belles sans art, où les philosophes parlent comme des poëtes, où les poëtes pensent comme des philosophes, où personne n'est insulté, pas même l'empereur, où chacun se découvre devant la gloire, où rien n'est bruyant, excepté la joie et le bonheur! Voilà une merveilleuse découverte. Notre ami ne chercha pas autre chose. Il disait que son voyage avait assez rapporté. Son enthousiasme fut si grand et si calme, qu'il en fut parlé à M. de Metternich. M. de Metternich voulut le voir et le fit inviter à sa maison pour tel jour. Il répondit à l'envoyé de Son Altesse qu'il était bien fâché, mais que justement, ce jour-là, il allait entendre Strauss, qui jouait avec tout son orchestre une valse formidable de Liszt, et que, le lendemain, il devait se trouver au concert de madame Pleyel, qu'il devait conduire lui-même au piano, mais que, le surlendemain, il serait tout entier aux ordres de Son Altesse. En conséquence, il ne fut qu'au bout d'un mois chez le prince. Il entra doucement, sans se faire annoncer; il se plaça dans un angle obscur, regardant toutes choses et surtout les belles dames; il prêta l'oreille sans mot dire à l'élégante et spirituelle conversation qui se faisait autour de lui; il n'eut de contradiction pour personne,—il ne se vanta ni des chevaux qu'il n'avait pas,—ni de ses maisons imaginaires, —ni de son blason,—ni de ses amitiés illustres; il se donna bien de garde de mal parler de quelques hommes d'élite dont la France s'honore encore à bon droit.—Bref, il en dit si peu et il écouta si bien, que M. de Metternich demandait à la fin de la soirée quel était ce jeune homme blond, bien élevé, si calme, au sourire si intelligent et si bienveillant à la fois; et, quand on lui eut répondu: «C'est un homme de lettres français, monseigneur!» M. de Metternich, tout étonné, ne pouvait pas revenir d'une admiration qui allait jusqu'à la stupeur.

»Ainsi il serait resté à Vienne toute sa vie peut-être; mais les circonstances changèrent, et il revint après quelques mois de l'Allemagne en donnant toute sorte de louanges à cette vie paisible, studieuse et cependant enthousiaste et amoureuse, qu'il avait partagée. Le sentiment de l'ordre, uni à la passion, lui était venu en voyant réunis tout à la fois tant de calme et tant de poésie. Il avait bien mieux fait que de découvrir dans la poussière des bibliothèques quelques vieux livres tout moisis qui n'intéressent personne; il avait découvert comment la jeune Allemagne, si fougueuse et si terrible, initiée à toutes les sociétés secrètes, qui s'en va le poignard à la main, marchant incessamment sur les traces sanglantes du jeune Sand, quand elle a enfin jeté au dehors toute sa fougue révolutionnaire, s'en revient docilement à l'obéissance, à l'autorité, à la famille.—Double phénomène qui a sauvé l'Allemagne et qui la sauve encore aujourd'hui.

»Toujours est-il que notre ami se mit à songer sérieusement à ce curieux miracle, dont pas une nation moderne ne lui offrait l'analogie, à toute cette turbulence et à tout ce sang-froid, et que, de cette pensée-là, longtemps méditée, résulta un drame, un beau drame sérieux, solennel, complet. Mais vous ne sauriez croire quel fut l'étonnement universel quand on apprit que ce rêveur, ce vagabond charmant, cet amoureux sans fin et sans cesse, écrivait quoi? Un drame!—Lui, un drame, un drame où l'on parle tout haut, un drame tout rempli de trahisons, de sang, de vengeances, de révoltes? Allons donc, vous êtes dans une grave erreur, mon pauvre homme! Moi qui vous parle, pas plus tard qu'hier, j'ai rencontré Gérard dans la forêt de Saint-Germain, à cheval sur un âne qui allait au pas. Il ne songeait guère à arranger des coups de théâtre, je vous jure; il regardait tout à la fois le soleil qui se couchait et la lune qui se levait, et il disait à celui-là: «Bonjour, monsieur!» à celle-là: «Bonne nuit, madame!» Pendant ce temps, l'âne heureux broutait le cytise en fleurs.

»Et, comme il avait dit, il devait faire. Tout en souriant à son aise, tout en vagabondant selon sa coutume, et sans quitter les frais sentiers non frayés qu'il savait découvrir, même au milieu des turbulences contemporaines, il vint à bout de son drame. Rien ne lui coûta pour arriver à son but solennel. Il avait disposé sa fable d'une main ferme; il avait écrit son dialogue d'un style éloquent et passionné; il n'avait reculé devant pas un des mystères du carbonarisme allemand; seulement, il les avait expliqués et commentés avec sa bienveillance accoutumée.—Voilà tout son drame tout fait. Alors, il se met à le lire, il se met à pleurer, il se met à trembler, tout comme fera le parterre plus tard. Il se passionne pour l'héroïne qu'il a faite si belle et si touchante; il prend en main la défense de son jeune homme, condamné à l'assassinat par le fanatisme; il prête l'oreille au fond de toutes ces émotions souterraines pour savoir s'il n'entendra pas retentir quelques accents égarés de la muse belliqueuse de Kœrner. Si bien qu'il recula le premier devant son œuvre. Une fois achevée, il la laissa là parmi ses vieilles lames ébréchées, ses vieux fauteuils sans dossier, ses vieilles tables boiteuses, tous ces vieux lambeaux entassés çà et là avec tant d'amour, et que déjà recouvrait l'araignée de son transparent et frêle linceul. Ce ne fut qu'à force de sollicitations et de prières, que le théâtre put obtenir ce drame, intitulé Léo Burckart. Il ne voulait pas qu'on le jouât. Il disait que cela lui brisait le cœur, de voir les enfants de sa création exposés sur un théâtre, et il se lamentait sur la perte de l'idéal. «De l'huile, disait-il, pour remplacer le soleil! Des paravents pour remplacer la verdure; la première venue, qui usurpe le nom de ma chaste jeune fille, et, pour mon héros, un grand gaillard en chapeau gris qu'il faut aller chercher à l'estaminet voisin!» Bref, toutes les peines que se donnent les inventeurs ordinaires pour mettre leurs inventions an grand jour, il se les donnait, lui, pour garder les siennes en réserve. Le jour de la première représentation de Léo Burckart, il a pleuré.

»—Au moins, disait-il, si j'avais été sifflé, j'aurais emporté ces pauvres êtres dans mon manteau; eux et moi, nous serions partis à pied pour l'Allemagne, et, une fois là, nous aurions récité en chœur le Super flumina Babylonis!

»Il avait ainsi à son service toute sorte de paraboles et de consolations; il savait ainsi animer toutes choses, et leur prêter mille discours pleins de grâce et de charme; mais il faudrait avoir dans l'esprit un peu de la poésie qu'il avait dans le cœur, pour vous les raconter.

»Je vous demande pardon si je vous écris, un peu au hasard, cette heureuse et modeste biographie; mais je vous l'écris comme elle s'est faite, au jour le jour, sans art, sans préparation aucune, sans une mauvaise passion, sans un seul instant d'ambition ou d'envie. Un enfant bien né, naturellement bien élevé, qui serait enfermé dans quelque beau jardin des hauteurs de Florence, au milieu des fleurs, et tenant sous ses yeux tous les chefs-d'œuvre amoncelés, n'aurait pas de plus honnêtes émotions et de plus saints ravissements que le jeune homme dont je vous parle. Seulement, il faisait naître les fleurs sur son passage, c'est-à-dire qu'il en voyait partout; et, quant aux chefs-d'œuvre, il avait la vue perçante, il en savait découvrir sur la terre et dans le ciel. Il devinait leur profil imposant dans les nuages, il s'asseyait à leur ombre; il savait si bien les décrire, qu'il vous les montrait lui-même souvent plus beaux que vous ne les eussiez vus de vos yeux. Tel il était; et si bien que pas un de ceux qui l'ont connu ne se refuserait à ajouter quelque parole amie à cet éloge. »

Cet éloge, qui traversa l'Europe et ma chère Allemagne,—jusqu'en cette froide Silésie, où reposent les cendres de ma mère, jusqu'à cette Bérésina glacée où mon père lutta contre la mort, voyant périr autour de lui les braves soldats ses compagnons, —m'avait rempli tour à tour de joie et de mélancolie. Quand j'ai traversé de nouveau les vieilles forêts de pins et de chênes et les cités bienveillantes où m'attendaient des amis inconnus, je ne pouvais parvenir à leur persuader que j'étais moi-même. On disait: «Il est mort, quel dommage! une vive intelligence, bonne surtout, sympathique à notre Allemagne, comme à une seconde mère,—et que nous apprécions seulement depuis son dernier instant illustré par Jules Janin.... Et vous qui passez parmi nous, pourquoi dérobez-vous la seule chose qu'il ait laissée après lui, un peu de gloire autour d'un nom. Nous les connaissons trop, ces aventuriers de France, qui se font passer pour des poëtes, vivants ou morts, et s'introduisent ainsi dans nos cercles et dans nos salons!» Voilà ce que m'avaient valu les douze colonnes du Journal des Débats, seul toléré par les chancelleries;—et, dans les villes où j'étais connu personnellement, on ne m'accueillait pas sans quelque crainte en songeant aux vieilles légendes germaniques de vampires et de morts fiancés. Vous jugez s'il était possible que, là même, quelque bourgeois m'accordât sa fille borgne ou bossue. C'est la conviction de cette impossibilité qui m'a poussé vers l'Orient.

Je serais toutefois plus Allemand encore que vous ne pensez si j'avais intitulé la présente épître: Lettre d'un mort, ou Extrait des papiers d'un défunt, d'après l'exemple du prince Puckler-Muskau.

C'est pourtant ce prince fantasque et désormais médiatisé, qui m'avait donné l'idée de parcourir l'Afrique et l'Asie. Je l'ai vu un jour passer à Vienne, dans une calèche que le monde suivait. Lui aussi, avait été cru mort, ce qui donna sujet à une foule de panégyriques et commença sa réputation;—par le fait, il avait traversé deux fois le lac funeste de Karon, dans la province égyptienne du Fayoum. Il ramenait d'Égypte une Abyssinienne cuivrée qu'on voyait assise sur le siège de sa voiture, à côté du cocher. La pauvre enfant frissonnait dans son habbarah quadrillé, en traversant la foule élégante, sur les glacis et les boulevards de la porte de Carinthie, et contemplait avec tristesse le drap de neige qui couvrait les gazons et les longues allées d'ormes poudrés à blanc.

Cette promenade a été un des grands divertissements de la société viennoise, et je ne sais si le regard éclatant de l'Abyssinienne ne fut pas encore pour moi un des coups d'œil vainqueurs de la trompeuse Lorely. Depuis ce jour, je ne fis que rêver à l'Orient, comme vous l'avez dit dans la suite de votre article, et je me promenais tous les soirs pensif le long de ce Danube orageux qui touche au Rhin par ses sources et par ses bouches vaseuses aux flots qui vont vers le Bosphore.

Alors, j'ai tout quitté, Vienne et ses délices, et cette société qui vivait encore en plein XVIIIe siècle, et qui ne prévoyait ni sa révolution sanglante,—ni les révoltes de ces magyars chamarrés de velours et d'or, avec leurs boutons d'opale et leurs ordres de diamants, qui vivaient si familièrement avec nous, artistes ou poëtes,—adorant madame Pleyel, admirant Liszt et Bériot. Je vous adressais alors les récits de nos fêtes, de nos amitiés, de nos amours, et certaines considérations sur le tokay et le johannisberg, qui vous ont fait croire que j'étais dans l'intimité de M. de Metternich. Ici se trouve une erreur dans votre article biographique. J'ai rencontré bien des fois ce diplomate célèbre, mais je ne me suis jamais rendu chez lui. Peut-être m'a-t-il adressé quelque phrase polie, peut-être l'ai-je complimenté sur ses vignes du Danube et du Rhin, voilà tout. Il est des instants où les extrêmes se rapprochent sur le terrain banal des convenances....

Finissons ce bavardage, et louons encore une fois ce joyeux Rhin, qui touche maintenant à Paris, et qui sépare, en les embrassant, ses deux rives amies. Oublions la mort, oublions le passé, et ne nous méfions pas désormais de cette belle aux regards irrésistibles que nous n'admirons plus avec les yeux de la première jeunesse!


[1] Électeur en 1830,—électeur de naissance, et il ne s'en est jamais vanté ...; mais il ne s'est guère permis la vie des pauvres diables qu'à ses moments de loisir. (Note des Éditeurs.)


SENSATIONS D'UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE


I

DU RHIN AU MEIN

(1838-1840)

INTRODUCTION

Pourquoi le public supporte-t-il les feuilletons de théâtre les plus insipides, les analyses les plus nues, les chroniques théâtrales les plus minutieuses? C'est que, d'après l'article, il ira voir la pièce, ou bien qu'il en saura assez pour se dispenser de la voir. Le goût des voyages n'est pas aujourd'hui moins répandu que le goût du spectacle, et l'on tient à recueillir plusieurs avis, car chacun voit à sa manière;, et les impressions sont plus diverses encore entre les voyageurs qu'entre les critiques.

Cela est tellement vrai, qu'il y a eu des temps où l'impression de voyage n'existait pas. Chapelle et Bachaumont n'ont vu que des tables plus ou moins bien servies dans les diverses provinces de France; ajoutez-y comme couleur locale le Suisse avec sa hallebarde, peint sur la porte de Notre-Dame de la Garde, et, comme poésie, toutes les rimes du Château d'If, et vous n'avez point d'autre idée de la France pendant tout un siècle. Les voyages de Casanova ne sont que le commentaire de la liste de don Juan; Dupaty ne s'occupe que des statues et des tableaux; le spirituel Ermite, l'auteur des paroles de Guillaume Tell, M. de Jouy, ne voit sur toute la surface de la France que des opprimés, des philanthropes, des galériens vertueux, des soldas laboureurs et des tabatières-Touquet, que les commis voyageurs propagent avec courage et précaution.

Jusque-là, on ne sait pas même qu'il existe une cathédrale en France; on n'a pas dit un mot des richesses que le moyen âge et la renaissance ont semées sur le sol, et qui sont comme les glorieux ossements de notre gloire nationale. Voltaire a rempli le XVIIIe siècle et n'en a pas dit un mot, à part quelques allusions vagues à l'art des Velches et des Vandales. Bien plus, Rousseau, si coloré, si habile à retracer les grands spectacles de la nature, Rousseau a vu Gênes et Milan, et Venise, et n'a pas une ligne d'étonnement ou d'admiration touchant l'aspect des cités.

Il est donc possible qu'on voyage sans regarder, ou bien qu'on regarde sans voir. Il a fallu que Bernardin de Saint-Pierre vît les étranges paysages de l'Amérique et des Indes, pour créer en quelque sorte la couleur locale, dont on a tant abusé depuis. Eh bien, Bernardin de Saint-Pierre lui-même ne trouve d'admiration que pour les arbres et pour les fleurs; il a vu l'Italie, et la Flandre, et l'Allemagne, sans y remarquer autre chose que des villes bien ou mal bâties, et Dieu sait celles qu'on appelait alors bien bâties! il a trouvé Venise malsaine, et le clocher d'Anvers bizarrement tailladé; il a vu l'Espagne, et n'en a pas conçu d'autres idées que celles qui avaient pu naître dans le cerveau de M. de Florian! La Révolution arrive, échauffe toutes les idées, laboure toutes les cervelles, change l'axe de tous les systèmes et de toutes les opinions, et il en sort, comme poëtes didactiques, l'abbé Delille, Esmenard, Roucher et vingt autres qui ont décrit tout l'univers, sans laisser une impression vraie et sentie, une peinture, une image.

On comprend que je ne parle pas ici des voyageurs spéciaux qui se bornent à dire: «Ce pays est agréablement varié et coupé de rivières, qui y répandent l'abondance et la fertilité, etc. La ville est grande et bien bâtie, et les rues sont suffisamment aérées; ses habitants sont actifs et industrieux; le commerce des cuirs y fleurit particulièrement,» A la fin du XVIIIe siècle déjà, l'on s'apercevait que ces froides nomenclatures avaient peu d'intérêt pour le lecteur; aussi quelques écrivains avaient-ils imaginé de mêler à leurs tableaux une certaine dose d'idées sentimentales; Raynal, par exemple, l'encyclopédiste, s'écriait en décrivant un pays des rives du Gange: «O rivage d'Ayauba! tu n'es rien, mais tu possèdes le tombeau d'Élisa!» suivait une méditation à la façon des Nuits d'Young, sur la mort d'Élisa, amie du voyageur, dont le destin se trouvait singulièrement mêlé à l'Histoire philosophique des deux Indes.

Vous comprenez que je ne prétends pas ici sacrifier l'intelligence des écrivains d'autrefois à celle des modernes, mais constater seulement ce fait singulier, que les paysagistes littéraires sont presque tous de notre siècle.

Il semble ainsi que cette faculté soit un appendice à des qualités de peinture et de poésie beaucoup plus élevées encore. Il y a dans tout grand poëte un voyageur sublime; mais plusieurs, comme Walter Scott, comme Chateaubriand et comme Victor Hugo, ne se servent des impressions qu'ils ont recueillies, recomposées ou devinées à l'aspect des villes et des pays, que pour poser la scène de leurs vastes compositions; d'autres, comme Byron et Lamartine, font des poésies et des poëmes avec la partie idéale et majestueuse de leur voyage; ceux-là parcourent la terre comme les anges de Thomas Moore, en la frôlant à peine du pied. Il est vrai que leur génie les met au-dessus des impressions vulgaires et triviales, et que leur fortune les défend également des bizarres traverses qui peuvent émouvoir la fantaisie humoristique d'un touriste ordinaire. En effet, le Voyage de Sterne, les Feuilles éparses d'un voyageur enthousiaste d'Hoffmann, les Impressions de voyage d'Alexandre Dumas, les Reisebilder de Henri Heine, les Tournées flamandes de Royer et de Roger de Beauvoir, appartiennent tous à une façon particulière et fantastique de voir et de sentir, dont l'expression paraît avoir un grand attrait pour le public. Il est tels poëtes aussi, qui, sans sortir de Paris, devinent complètement la couleur et l'effet des régions étrangères, et qui ne trouvent plus rien à dire quand la réalité succède à cette sorte de mirage intellectuel et magique. Tels sont, par exemple, Balzac, Janin, de Musset et Eugène Sue, et je me fierais plus volontiers à de pareils voyageurs d'imagination et d'intention qu'à bien d'autres qui ont traîné leurs semelles sur tous les chemins des deux mondes. On pourrait leur appliquer la magnifique pensée d'un sonnet de Schiller sur Christophe Colomb. «Va devant toi, et, si ce monde que tu cherches n'a pas été créé encore, il jaillira des ondes exprès pour justifier ton audace; car il existe un Éternel entre la nature et le génie, qui fait que l'une tient toujours ce que l'autre promet.» N'allez pas croire maintenant que toutes ces généralités tendent à fournir une préface à mes impressions personnelles. Je pensais plutôt, en les écrivant, au travail que prépare en ce moment mon illustre compagnon de voyage[1], qui s'est déjà acquis en Allemagne, comme voyageur, la popularité de Pierre Schlemild. Je dis mon compagnon de voyage sans savoir encore seulement si je le rejoindrai ailleurs qu'au bout du monde, ou, pour mieux dire, à Paris. Jusqu'ici, nous avançons parallèlement vers l'Allemagne, à cinquante lieues l'un de l'autre, et les journaux seulement des villes qu'il traverse m'apportent tous les matins de ses nouvelles; pour moi qui ne jouis pas du même privilège de célébrité, j'ai besoin de ces lignes pour lui faire savoir des miennes, et je n'aurais, d'ailleurs, à écrire aujourd'hui qu'une causerie de route seulement, et tout au plus, ensuite, une chronique des eaux de Bade, comme celles d'Aix ou de Bagnères, points cardinaux où l'on rencontrerait la plus grande partie de la société parisienne, éparse et rayonnant partout loin du centre, comme la rose des vents.

D'ailleurs, on sait comment je voyage, et que je n'ai aucune des habitudes et des qualités du touriste littéraire; j'ai déjà parcouru autant de pays que Joconde, et je suis sorti ou rentré par toutes les portes de la France; mais, quant à voir les points de vue et les curiosités selon l'ordre des itinéraires, c'est de quoi je me suis toujours soigneusement défendu. Je suis rarement préoccupé des monuments et des objets d'art, et, une fois dans une ville, je m'abandonne au hasard, sûr d'en rencontrer assez toujours pour ma consommation de flâneur. J'ai perdu beaucoup sans doute à cette indifférence; mais je lui dois aussi beaucoup de rencontres et d'admirations imprévues que le guide officiel ne m'eût pas fait connaître ou qu'il m'aurait gâtées. Ce que j'aime surtout en voyage, c'est à respirer l'air des forêts et des plaines, c'est à suivre rapidement les longues prairies brumeuses de la Flandre, ou lentement les campagnes joyeuses de l'Italie, pleines d'or et de soleil; c'est à parcourir au hasard les rues tortueuses des villes, à me mêler inconnu à cette foule bigarrée qui bruit d'un langage étrange, à prendre part, pour un jour, à sa vie éternelle; curieuse épreuve, isolement salutaire pour l'homme qui sait échapper quelquefois aux molles contraintes de l'habitude, et qui, après une âpre montée, se retourne et parvient à regarder sa vie d'un point unique et sublime, comme on parcourt de ses yeux, du haut du clocher de Strasbourg, le chemin qu'on vient de faire péniblement durant une longue journée.


[1] Alexandre Dumas.


I—STRASBOURG

Vous comprenez que la première idée du Parisien qui descend de voiture à Strasbourg est de demander à voir le Rhin; il s'informe, il se hâte, il fredonne avec ardeur le refrain semi-germanique d'Alphonse Karr: «Au Rhin! au Rhin! c'est là que sont nos vignes!» Mais bientôt il apprend avec stupeur que le Rhin est encore à une lieue de la ville. Quoi! le Rhin ne baigne pas les murs de Strasbourg, le pied de sa vieille cathédrale?... Hélas! non. Le Rhin à Strasbourg et la mer à Bordeaux sont deux grandes erreurs du Parisien sédentaire. Mais, tout moulu qu'on est du voyage, le moyen de rester une heure à Strasbourg sans avoir vu le Rhin? Alors, on traverse la moitié de la ville, et l'on s'aperçoit à peine que son pavé de cailloux est plus rude et plus raboteux encore que l'inégal pavé du Mans, qui cahotait si durement la charrette du Roman comique. On marche longtemps encore à travers les diverses fortifications, puis on suit une chaussée d'une demi-lieue, et, quand on a vu disparaître enfin derrière soi la ville tout entière, qui n'est plus indiquée à l'horizon que par le doigt de pierre de son clocher, quand on a traversé un premier bras du Rhin, large comme la Seine, et une île verte de peupliers et de bouleaux, alors on voit couler à ses pieds le grand fleuve, rapide et frémissant, et portant dans ses larmes grisâtres une tempête éternelle. Mais, de l'autre côté, là-bas à l'horizon, au bout du pont mouvant de soixante bateaux, savez-vous ce qu'il y a?... Il y a l'Allemagne! la terre de Gœthe et de Schiller, le pays d'Hoffmann; la vieille Allemagne, notre mère à tous!... Teutonia!...

N'est-ce pas là de quoi hésiter avant de poser le pied sur ce pont qui serpente, et dont chaque barque est un anneau; l'Allemagne au bout? Et voilà encore une illusion, encore un rêve, encore une vision lumineuse qui va disparaître sans retour de ce bel univers magique que nous avait créé la poésie!... Là, tout se trouvait réuni, et tout plus beau, tout plus grand, plus riche et plus vrai peut-être que les œuvres de la nature et de l'art. Le microcosmos du docteur Faust nous apparaît à tous au sortir du berceau; mais, à chaque pas que nous faisons dans le monde réel, ce monde fantastique perd un de ses astres, une de ses couleurs, une de ses régions fabuleuses. Ainsi, pour moi, déjà bien des contrées du monde se sont réalisées, et le souvenir qu'elles m'ont laissé est loin d'égaler les splendeurs du rêve qu'elles m'ont fait perdre. Mais qui pourrait se retenir pourtant de briser encore une de ces portes enchantées, derrière lesquelles il n'y a souvent qu'une prosaïque nature, un horizon décoloré? N'imagine-t-on pas, quand on va passer la frontière d'un pays, qu'il va tout à coup éclater devant vous dans toute la splendeur de son sol, de ses arts et de son génie!... Il n'en est pas ainsi, et chaque nation ne se découvre à l'étranger qu'avec lenteur et réserve, laissant tomber ses voiles un à un comme une pudique épousée.

Tout en songeant à cela, nous avons traversé le Rhin; nous voici sur le rivage et sur la frontière germaniques. Rien ne change encore; nous avons laissé des douaniers là-bas, et nous en retrouvons ici; seulement, ceux de France parlaient allemand, ceux de Bade parlent français; c'est naturel. Kehl est aussi une petite ville toute française, comme toutes les villes étrangères qui avoisinent nos frontières. Si nous voulons observer une ville allemande, retournons à Strasbourg.

Aussi bien il n'existe à Kehl que des débitants de tabac. Vous avez là du tabac de tous les pays, et même du tabac français vraie régie, façon de Paris, passé en contrebande sans doute, et beaucoup meilleur que tous les autres; les étiquettes sont très-variées et très-séduisantes, mais les boîtes ne recèlent que de ce même caporal, autrement nommé chiffonnier.

Il n'y a donc point de contrebande à faire, et il faut bien repasser, pur de tout crime, devant les douanes des deux pays.

Mais, pour votre retour, les douaniers vous demandent deux kreutzers (prononcez kritch); vous donnez deux sous, et l'on vous rend une charmante petite médaille ornée du portrait du grand-duc de Bade, et représentant la valeur d'un kreutzer. Vous avez donc fait une première fois connaissance avec la monnaie allemande; puissiez-vous vous en tenir là!

La seconde idée du Parisien, après avoir vu le Rhin et foulé la terre allemande, se formule tout d'abord devant ses yeux quand il se retourne vers la France; car les rocs dentelés du clocher de Strasbourg, comme dit Victor Hugo, n'ont pas un instant quitte l'horizon. Seulement, les jambes du voyageur frémissent quand il songe qu'il a bien une lieue à faire en ligne horizontale, mais que, du pied de l'église, il aura presque une lieue encore en ligne perpendiculaire. A l'aspect d'un clocher pareil, on peut dire que Strasbourg est une ville plus haute que large; en revanche, ce clocher est le seul qui s'élance de l'uniforme dentelure des toits; nul autre édifice n'ose même monter plus haut que le premier étage de la cathédrale, dont le vaisseau, surmonté de son mât sublime, semble flotter paisiblement sur une mer peu agitée.

En rentrant dans la ville, on traverse la citadelle aux portes sculptées, où luit encore le soleil de Louis XIV, nec pluribus impar. La place contient un village complet, à moitié militaire, à moitié civil. Dans Strasbourg, après avoir passé la seconde porte, on suit longtemps les grilles de l'arsenal, qui déploie une ostentation de canons vraiment formidable pour l'étranger qui entre en France. Il y a là peut-être six cents pièces de toutes dimensions, écurées comme des chaudrons, et des amas de boulets à paver toute la ville. Mais hâtons-nous vers la cathédrale, car le jour commence à baisser.

Je fais ici une tournée de flâneur et non des descriptions régulières. Pardonnez-moi de rendre compte de Strasbourg comme d'un vaudeville. Je n'ai ici nulle mission artistique ou littéraire, je n'inspecte pas les monuments, je n'étudie aucun système pénitentiaire, je ne me livre à aucune considération d'histoire ni de statistique, et je regrette seulement de n'être pas arrivé à Strasbourg dans la saison du jambon, de la sauercraut et du foie gras. Quant à la bière de Strasbourg, elle est jugée partout; où l'eau est mauvaise, la bière est mauvaise, et l'eau de Strasbourg n'est bonne qu'à faire débiter son vin. Je me refuse donc à toute description de la cathédrale: chacun en connaît les gravures, et, quant à moi, jamais un monument dont j'ai vu la gravure ne me surprend à voir; mais ce que la gravure ne peut rendre, c'est la couleur étrange de cet édifice, bâti de cette pierre rouge et dure dont sont faites les plus belles maisons de l'Alsace. En vieillissant, cette pierre prend une teinte noirâtre, qui domine aujourd'hui dans toutes les parties saillantes et découpées de la cathédrale.

Je ne vous dirai ni l'âge ni la taille de cette église, que vous trouverez dans tous les itinéraires possibles; mais j'ai vu le clocher de Rouen et celui d'Anvers avant celui de Strasbourg, et je trouve sans préférence que ce sont trois beaux clochers. Que dis-je! celui de la cathédrale de Rouen n'est qu'une flèche, encore est-elle démolie, et figurée seulement aujourd'hui en fer creux; le parallèle ne peut donc s'établir qu'avec le clocher d'Anvers. Ce dernier est d'un gothique plus grandiose, plus hardi, plus efflorescent. On distingue dans le clocher de Strasbourg une minutie de détails fatigante. Toutes ces aiguilles et ces dentelures régulières semblent appartenir à une cristallisation gigantesque. Quatre escaliers déroulent leurs banderoles le long du cône principal, et l'ascension dans cette cage de pierre, dont les rampes, les arêtes et les découpures à jour n'ont guère, en général, que la grosseur du bras, veut une certaine hardiesse que tous les curieux n'ont pas. Pourtant la pierre est dure comme du fer, et l'escalier de la plus haute flèche ne tremble point, comme celui d'Anvers, où les pierres mal scellées font jouer leurs crampons de fer d'une manière inquiétante.

De la dernière plate-forme, le panorama qui se déroule est fort beau; d'un côté les Vosges, de l'autre les montagnes de la forêt Noire, les unes et les autres boisées de chênes et de pins; au milieu, le Rhin dans un cours de vingt lieues, les premières masses touffues de la forêt des Ardennes, et puis un damier de plaines les plus vertes et les plus fraîches du monde, où serpente l'Ille, petite rivière qui traverse deux fois Strasbourg. A vos pieds, la ville répand inégalement ses masses de maisons dans l'enceinte régulière de ses fosses et de ses murs. L'aspect est monotone et ne rappelle nullement les villes de Flandre, dont les maisons peintes, sculptées et quelquefois dorées, dentellent l'horizon avec une fantaisie tout orientale. Les grands carrés des casernes, des arsenaux, et des places principales, jettent seuls un peu de variété dans ces fouillis de toits revêtus d'une brique terreuse et troués presque tous de trois ou quatre étages de lucarnes. On ne rencontre, d'ailleurs, aucune ville remarquable sur cette immense étendue de pays; mais, comme il y a dans les belvéders quelque chose qu'on n'aperçoit jamais que quand le temps est très-pur, le cicérone prétend qu'on peut voir, à de certains beaux jours, le vieux château de Bade sur sa montagne de pins.

A Fourvières, de même, on prétend qu'il est possible de distinguer les Alpes; à Anvers, Rotterdam; au phare d'Ostende, les côtes d'Angleterre. Tout cela n'est rien: à Rome, on vous jure que vous pourrez, du haut de la boule d'or de Saint-Pierre, voir à l'horizon les deux mers qui baignent les États romains. Il y a partout des nuages complaisants qui se prêtent, d'ailleurs, à de pareilles illusions.

Tout l'extérieur de l'église est restauré avec un soin extrême; chaque statue est à sa place; pas une arête n'est ébréchée, pas une côte n'est rompue; les deux portes latérales sont des chefs-d'œuvre de sculpture et d'architecture; l'une est moresque, l'autre est byzantine, et chacune est bien préférable à l'immense façade, plus imposante par sa masse qu'originale par les détails. Quant à l'intérieur, le badigeon y règne avec ferveur, comme vous pensez bien, tout clergé possible tenant à habiter avant tout une église bien propre et bien close. Les vitraux sont, en général, réparés selon ce principe, et répandent çà et là de grandes plaques de clarté qui sont les marques de cette intelligente restauration; le XVIIIe siècle avait commencé l'œuvre en taisant disparaître l'abside gothique sous une décoration en style pompadour, que l'on doit, ainsi que le bâtiments de l'archevêché, au cardinal de Rohan.

Mais j'ai promis de ne point décrire, et je vais me replonger en liberté dans les rues tortueuses de la ville. Le premier aspect en est assez triste, puis on s'y accoutume, et l'on découvre des points de vue charmants à certaines heures du jour. Les quais de l'Ille surtout en fournissent de fort agréables. L'Ille, avec ses eaux vertes et calmes, embarrassées partout de ponts, de moulins, de charpentes soutenant des maisons qui surplombent, ressemble, dans les beaux jours d'été, à cette partie du Tibre qui traverse les plus pauvres quartiers de Rome. Le faubourg de Saverne fait surtout l'effet du quartier des Transtevères. Pour si haute que soit ma comparaison, je sais qu'elle n'est pas à l'éloge de l'administration municipale; mais, pourquoi le cacher? Strasbourg est une ville mal tenue; elle a, dans ce sens même, un parfum de moyen âge beaucoup trop prononcé. Le marché à la viande, qui se recommandait jadis à la plume de Théophile Gautier, a été reconstruit et assaini depuis quelques années; mais on rencontre encore, derrière, de vastes espaces pleins de mares et de gravois, où les animaux indépendants trouvent à vivre sans rien faire. Près de là, il y a toute une rue de juifs, comme au moyen âge; puis les plus infâmes complications de ruelles, de passages, d'impasses, serpentent, fourmillent, croupissent, dans l'espace contenu entre la place d'Armes et le quai des Tanneurs, qui est une rue. Du reste, en accusant la ville de sa négligence à l'égard de tout ce quartier, nous devons dire qu'elle apporte des soins particuliers à l'embellissement des rues qui avoisinent la résidence des autorités: la place d'Armes est fort belle, et l'on s'y promène entre deux allées d'orangers. La rue Brûlée, où siège le gouvernement, ne manque que de largeur, et la rue du Dôme est devenue la rue Vivienne de Strasbourg; à l'heure qu'il est, on l'a pavée en asphalte, et ses trottoirs, déjà terminés, portent partout la signature ineffaçable de la société Lobsann. Le bitume envahit peu à peu Strasbourg, et ce n'est pas malheureux, vu l'imperfection du pavage actuel; dans une ville pavée en cailloux, le bitume est roi. Toutefois, les dames prétendent ici que la boue qu'on emporte d'un pavé de bitume tache les vêtements d'une manière indélébile; en revanche, elle est excellente pour marquer le linge. N'y a-t-il pas là matière à quelque spéculation?

Si vous êtes déjà las de la ville, je ne le suis pas moins que vous; nous n'y laissons plus rien de remarquable que le tombeau du maréchal de Saxe, énorme catafalque de marbre noir et blanc, sculpté par Pigalle, et d'un rococo remarquable, bien que présentant de belles parties de sculpture. Le héros, fièrement cambré dans son armure et dans ses draperies, produit exactement l'effet du commandeur de Don Juan. On est tenté de l'inviter à souper.

Pour sortir de Strasbourg et se rendre aux promenades publiques, il faut traverser de nouveau l'Ille, qui coule de ce côte entre le théâtre et les remparts. Lorsqu'il s'est agi d'établir des bateaux à vapeur devant naviguer de Strasbourg à Bâle, par le canal intérieur, la ville a dû faire couper la plupart des ponts pour les rendre mobiles. Alors, ses architectes y ont construit des ponts-levis qui rappellent l'enfance de la mécanique. Imaginez un énorme cadre en charpente, équivalent juste à la pesanteur du pont et suspendu sur la tête du promeneur; l'idée de ce système doit dater des premières invasions des Saxons; depuis l'obélisque et M. Lebas, la mécanique n'ayant plus de progrès à faire, elle remonte à son origine.

Quand on a traversé les fossés, les tranchées, les bastions, partout revêtus de verdure, on trouve une charmante promenade, des allées silencieuses, une rivière où traîne mollement le feuillage des saules. A droite et à gauche, sont des jardins publics, les Tivoli et les Mabille de l'endroit. Au jardin Lips, on donne tous les dimanches des fêtes et des feux d'artifice; sa décoration serait pour nous un peu passée: des temples de l'Amour, des ermitages, des rochers à cascades, dans le goût bourgeois des pendules et des assiettes montées; puis un moulin d'eau et un pont en fil de fer qui conduit dans un îlot. Tout cela devient fort bruyant et fort animé le dimanche, ce qui me conduit à vous parler de la population.

Il faut bien l'avouer, on parle moins français à Strasbourg qu'à Francfort ou à Vienne, et de plus mauvais français, quand on le parle. Il est difficile de se faire comprendre des gens du peuple, et nous en sommes à nous demander ce qu'apprennent les enfants aux écoles mutuelles qu'on dit si fréquentées dans ce département. Peut-être savent-ils le latin. Cependant, il y a peu d'Allemands réels à Strasbourg, et cette ville a donné des preuves de patriotisme incontestables. Pourquoi ne se fait-elle pas un point d'honneur de parler sa langue maternelle? Le type allemand se retrouve, sans être absolu pourtant, dans les traits gracieux des dames de la société: leur tournure n'a rien de provincial, et elles se mettent fort bien. Nous ne pouvons faire le même éloge des hommes, qui manquent en général d'élégance dans les manières et de distinction dans les traits. La garnison a beau jeu près des dames, si les dames ne sont pas, comme leur ville, imprenables. On ne rencontre plus à Strasbourg ces vêtements pittoresques des paysans de l'Alsace, qui nous étonnent encore le long de la route; mais un grand nombre de femmes du peuple portent, le dimanche, des ajustements très-brillants et très-variés: les uns se rapprochent du costume suisse, les autres même du costume napolitain. Des broderies d'or et d'argent éclatent surtout sur la tête et sur la poitrine. L'harmonie et la vivacité des couleurs, la bizarrerie de la coupe, rendraient ces costumes dignes de figurer dans les opéras. Recommandons-les au directeur de l'Académie royale de musique.

C'est dans les brasseries, le dimanche, qu'il faut observer la partie la plus grouillante de la population. Là, point de sergents de ville, point de gendarmes. Le cancan règne en maître au militaire et au civil; les tourlourous s'y rendent fort agréables; les canonniers sont d'une force supérieure, et les femmes en remontreraient aux Espagnols et aux bayadères pour la grâce et la liberté des mouvements. Il existe pourtant des brasseries qui se rapprochent davantage de nos cafés; mais la musique y élit domicile, soit que l'on danse on non. Strasbourg est parcouru à toute heure par des bandes de violons, qui viennent même accompagner les repas de table d'hôte. On dîne de midi à une heure. A peine êtes-vous admis à consommer une soupe aux boulettes ou un bouilli aux betteraves, que vous voyez six individus qui viennent s'asseoir derrière vous, à une table ronde, où ils étalent leur partition, et se mettent à exécuter avec verve une ouverture, une valse, ou même une symphonie. La musique doit se joindre à tous les assaisonnements bizarres dont s'accompagne forcément la cuisine allemande, qui est encore aujourd'hui la cuisine de Strasbourg.

Maintenant, connaissez-vous assez Strasbourg, et voulez-vous connaître Bade? Nous partirons quand vous voudrez.


II—LA FORÊT NOIRE

J'entame ce chapitre sur un point bien délicat, que nul touriste n'a encore osé toucher, ce me semble, hormis, peut-être, notre vieux d'Assoucy, le joueur, le bretteur, le goinfre, enfin le plus aventureux compagnon du monde. C'est à savoir le cas plus ou moins rare où un voyageur se trouve manquer d'argent.

Faute d'argent, c'est douleur sans pareil.

comme disait François Villon.

En général, les impressions les plus déshabillées se taisent à cet endroit; ces livres véridiques ressemblent aux romans de chevalerie, qui n'oseraient nous apprendre quel a été tel jour le gîte et le souper de leur héros, et si le linge du chevalier n'avait pas besoin de temps en temps d'être rafraîchi dans la rivière.

George Sand nous donne bien quelques détails parfois sur sa blouse de forestière, sur sa chaussure éculée ou sur ses maigres soupers, assaisonnés de commis voyageurs ou de larrons présumés dans mainte auberge suspecte. Le prince Puckler-Muskau lui-même nous avoue qu'il vendit un jour sa voiture, congédia son valet de chambre, et daigna traverser deux ou trois principautés allemandes pédestrement, en costume d'artiste. Mais tout cela est drapé, arrangé, coloré d'une façon charmante. Le vieux Cid avouait bien qu'il manqua de courage un jour; mais qui donc oserait compromettre son crédit et ses prétentions à un honorable établissement en avouant qu'un jour il a manqué d'argent?

Mais, puisque enfin j'ai cette audace, et que mon récit peut apprendre quelque chose d'utile aux voyageurs futurs, j'en dois donner aussi les détails et les circonstances. J'avais formé le projet de mon voyage à Francfort avec un de nos plus célèbres écrivains touristes, qui a déjà, je crois, écrit de son côté nos impressions communes ou distinctes; aussi me tairai-je sur les choses qu'il a décrites, mais je puis bien parler de ce qui m'a été personnel.

Mon compagnon était parti par la Belgique, et moi par la Suisse; c'est à Francfort seulement que nous devions nous rencontrer, pour y résider quelque temps et revenir ensemble. Mais, comme sa tournée était plus longue que la mienne, vu qu'on lui faisait fête partout, que les rois le voulaient voir, et qu'on avait besoin de sa présence au jubilé de Malines, qui se célébrait à cette époque, je crus prudent d'attendre à Bade que les journaux vinssent m'avertir de son arrivée à Francfort. Une lettre chargée devait nous parvenir à tous deux dans cette dernière ville. Je lui écrivis de m'en envoyer ma part à Bade, où je restais encore. Ici, vous allez voir un coin des tribulations de voyage. Les banquiers ne veulent pas se charger d'envoyer une somme au-dessous de cinq cents francs en pays étranger, à moins d'arrangements pris d'avance. A quoi vous direz qu'il est fort simple de se faire ouvrir un crédit sur tous les correspondants de son banquier; à quoi je répondrai que cela n'est pas toujours si simple qu'il le paraît. Le prince Puckler-Muskau dirait comme moi, qui ne suis que littérateur, s'il osait avoir cette franchise. Aussi bien je pourrais inventer mille excuses; j'étais alors à Baden-Baden, et l'année justement de l'ouverture des jeux Bénazet; je pourrais avoir risqué quelques centaines de louis à la table où l'électeur de Hesse jetait tous les jours vingt-cinq mille francs; je pourrais, ayant gagné, avoir été dévalisé dans la forêt Noire par quelque ancien habitué de Frascati, transplanté à la maison de conversation de Bade et s'étiolant au pied de son humide colline. En effet, vous êtes là entre deux dangers: la forêt Noire entoure la maison de jeu; les pontes malheureux peuvent se refaire à deux pas du bâtiment. Vous entrez riche, et vous perdez tout par la rouge et la noire, ou par les trois coquins de zéros; vous sortez gagnant, et l'on vous met à sec à l'ombre du sapin le plus voisin: c'est un cercle vicieux dont il est impossible de se tirer.

Eh bien, je ne veux avoir recours à aucun de ces faux-fuyants. Je n'avais été dépouillé ni par le jeu, ni par les voleurs, ni par aucune de ces ravissantes baronnes allemandes, princesses russes ou ladies anglaises, qui se pressent dans le salon réservé, séparé des jeux par une cloison, ou qui même viennent s'asseoir en si grand nombre autour des tables vertes, avec leurs blanches épaules, leurs blonds cheveux et leurs étincelantes parures: j'avais vidé ma bourse de poëte et de voyageur, voilà tout. J'avais bien vécu à Strasbourg et à Bade; ici, à l'hôtel du Corbeau, et, là, à l'hôtel du Soleil; maintenant, j'attendais la lettre chargée de mon ami, et la voici enfin qui m'arrive à Bade, contenant une lettre de change, tirée par un M. Éloi fils, négociant à Francfort, sur un M. Elgé, également négociant à Strasbourg.

Bade est à quinze lieues de Strasbourg, la voiture coûte cinq francs, et, mon compte payé à l'hôtel du Soleil, il me restait la valeur d'un écu de six livres d'autrefois. La lettre chargée arrivait bien. Vous allez voir que c'était justement le billet de la Châtre. Je descends, en arrivant, à l'hôtel du Corbeau, (j'avais laissé mon bagage à Bade, puisqu'il fallait toujours y repasser); je cours de là chez M. Elgé, lequel déploie proprement le billet Éloi, l'examine avec tranquillité, et me dit:

—Monsieur, avant de payer le billet Éloi fils, vous trouverez bon que je consulte M. Éloi père.

—Monsieur, avec plaisir.

—Monsieur, à tantôt.

Je me promène impatiemment dans la bonne ville de Strasbourg. Je rencontre Alphonse Royer, qui arrivait de Paris, et partait pour Munich à quatre heures. Il me témoigna son ennui de ne pouvoir dîner avec moi et aller ensuite entendre la belle madame Janick dans Anna Bolena (c'était la troupe allemande qui jouait alors à Strasbourg). J'embarque enfin mon ami Royer, en me promettant de le rencontrer quelque part sur cette bonne terre allemande que nous avons tant de fois sillonnée tous deux; puis, avant six heures, je me dirige posément, sans trop me presser, chez M. Elgé, songeant seulement qu'il est l'heure de dîner, si je veux arriver de bonne heure au spectacle. C'est alors que M. Elgé me dit ces mots mémorables derrière un grillage:

—Monsieur, M. Éloi père vient de me dire ... que M. Éloi fils était un polisson.

—Pardon; cette opinion m'est indifférente; mais payez-vous le billet?

—D'après cela, monsieur, nullement.... Je suis fâché....

Vous avez bien compris déjà qu'il s'agissait de dîner à l'hôtel du Corbeau et de retourner coucher à Bade à l'hôtel du Soleil, où était mon bagage, le tout avec environ un franc, monnaie de France; mais, avant tout, il fallait écrire à mon correspondant de Francfort qu'il n'avait pas pris un moyen assez sûr pour m'envoyer l'argent.

Je demandai une feuille de papier à lettre, et j'écrivis couramment l'épitre suivante:

A M. Alexandre Dumas, à Francfort

(En réponse à sa lettre du *** octobre).

En partant de Baden, j'avais d'abord songé Que par monsieur Éloi, que par monsieur Elgé, Je pourrais, attendant des fortunes meilleures, Aller prendre ma place au bateau de six heures[1]; Ce qui m'avait conduit, plein d'un espoir si beau, De l'hôtel du Soleil à l'hôtel du Corbeau; Mais, à Strasbourg, le sort ne me fut point prospère: Éloi fils avait trop compté sur Éloi père ... Et je repars, pleurant mon destin nonpareil, De l'hôtel du Corbeau pour l'hôtel du Soleil!

Ayant écrit ce billet, versifié dans le goût Louis XIII, et qui fait preuve, je crois, de quelque philosophie, je pris un simple potage à l'hôtel du Corbeau, où l'on, m'avait accueilli en prince russe. Je prétextai, comme les beaux du Café de Paris, mon mauvais estomac qui m'empêchait de faire un dîner plus solide, et je repartis bravement pour Bade, aux rayons du soleil couchant.


[1] Le bateau à vapeur du Rhin.


III—LES VOYAGES A PIED

Je vous préviens qu'une fois passé sur le pont de Kehl, qui balance sur le Rhin son chapelet immense de bateaux, après avoir payé le passage du pont aux douaniers badois et échangé mes gros sous français contre des kreutzers légèrement argentés, voilà que j'entre en pleine forêt Noire. Est-ce moi qui ai à redouter les voleurs? est-ce moi que les voyageurs ont à redouter?

Cette forêt n'a rien de bien terrible au premier abord; du haut des remparts de Strasbourg, on aperçoit sa verte lisière qui cerne des monts violets; des villages riants se montrent dans les éclaircies; les charbonneries fument de loin en loin. Les maisons n'ont pas un air trop sauvage; les cabarets présentent cette particularité locale, que, quand vous demandez un verre d'eau-de-vie, on vous sert un verre de kirsch. Du moment qu'on s'est bien entendu sur ces deux mots, l'on vit avec eux en parfaite intelligence.

Mon voyage à pied à travers celte contrée ne tiendra donc pas ce qu'il semble promettre; et, d'ailleurs, la route est peuplée de piétons comme moi, et, si ce n'était la grande traite que j'ai à faire, justement à la tombée du jour, avec le risque de ne plus reconnaître les routes, je n'aurais nulle inquiétude sur ma position. Mais il est dur de songer, en regardant les poteaux dressés de lieue en lieue, et qui indiquent en même temps les heures de marche, que je ne puis arriver à Bade avant trois heures du matin. De plus, une fois la nuit tombée, je ne verrai plus les poteaux.

Depuis Bichoffsheim, j'étais accompagné obstinément d'un grand particulier chargé d'un havresac, et qui semblait tenir beaucoup à régler son pas sur le mien. Malgré le vide de mes poches, mon extérieur était assez soigné pour annoncer ... que je ne voyageais à pied que parce que ma voiture était brisée, ou que, habitant quelque château, je me promenais dans les environs, cherchant des végétaux ou des minéraux, égaré peut-être. Mon compagnon de route, qui était Français, commença par m'ouvrir ces diverses suppositions.

—Monsieur, lui dis-je pour lui ôter tout espoir de bourse ou de portefeuille, je suis un artiste, voyageant pour mon instruction, et je vous avouerai que je n'ai plus qu'une vingtaine de kreutzers pour aller à Bade ce soir. Si je trouvais un cabaret où je pusse souper pour ce prix, cela me donnerait des jambes pour arriver.

—Comment, monsieur, ce soir à Bade? Mais ce sera demain matin; vous ne pouvez pas marcher toute la nuit.

—J'aimerais mieux dormir en effet dans un bon lit; mais j'ai toujours vu que, dans les auberges les plus misérables, on payait le coucher an moins le double de ce que je possède. Alors, il faut bien que je marche jusqu'à ce que j'arrive.

—Moi, me dit-il, je couche à Schœndorf, dans deux heures d'ici. Pourquoi n'y couchez vous pas? Vous ferez demain le reste de la roule.

—Mais je vous dis que je n'ai que vingt kreutzers!

—Eh bien, monsieur, avec cela, on soupe, on dort et on déjeune; je ne dépenserai pas davantage, moi.

Je le priai de m'expliquer sa théorie, n'ayant jamais rencontré de pareils gîtes, et pourtant j'ai couché dans de bien affreuses auberges, en Italie surtout. Il m'apprit alors une chose que je soupçonnais déjà, c'est qu'il y avait partout deux prix très-différents pour les voyageurs en voiture et pour les voyageurs à pied.

—Par exemple, me dit-il, moi, je vais à Constantinople, et j'ai emporté cinquante francs, avec quoi je ferai la route.

Cette confiance m'étonna tellement, que je lui fis expliquer en détail toutes ses dépenses; il est clair qu'il ne pouvait y aller ainsi par le paquebot du Danube.

—Combien dépensez-vous par jour? lui dis je.

—Vingt sous de France par jour, au plus. Je vous ai dit ce que coûtait la dépense d'auberge; le reste est pour les petits vers de rack, et un bon morceau de pain vers midi.

Il m'assura qu'il avait déjà fait la route de Strasbourg à Vienne pour seize francs. Les auberges les plus chères étaient dans les pays avoisinant la France. En Bavière, le lit ne coûte plus que trois kreutzers (deux sous). En Autriche et en Hongrie, il n'y a plus de lits; on couche sur la paille, dans la salle du cabaret; on n'a à payer que le souper et le déjeuner, qui sont deux fois moins chers qu'ailleurs. Une fois la frontière hongroise passée, l'hospitalité commence. A partir de Semlin, les lieues de poste s'appellent lieues de chameau; pour quelques sous par jour, on peut monter sur ces animaux, et chevaucher fort noblement; mais c'est plus fatigant que la marche.

La profession de ce brave homme était de travailler dans les cartonnages; je ne sais trop ce qui le poussait à l'aller exercer à Stamboul. Il me dit seulement qu'il s'ennuyait en France. La conquête d'Alger a développé chez beaucoup de nos ouvriers le désir de connaître l'Orient; mais on va à Constantinople par terre, et, pour se rendre à Alger, il faut payer le passage; ceux donc qui ont de bonnes jambes préfèrent ce dernier voyage.

Je laissai mon compagnon s'arrêter à Schœndorf, et je continuai à marcher; mais, à mesure que j'avançais, la nuit devenait plus noire, et une pluie fine ne tarda pas à tomber. Dans la crainte qu'elle ne devînt plus grosse, et, malgré tout mon courage, je n'avais pas prévu ce désagrément, je résolus de m'arrêter au premier village, et de réclamer pour moi le tarif des compagnons, étudiants et autres piétons.

J'arrive enfin à une auberge d'une apparence fort médiocre et dont la salle était déjà remplie de voyageurs du même ordre que celui que j'avais rencontré; les uns soupaient, les autres jouaient aux cartes. Je me mêle le plus possible à leur société, je hasarde des manières simples, et je demande à souper en même temps que l'un d'eux.

—Faut-il tuer un poulet? me dit l'hôte.

—Non; je veux manger, comme ce garçon qui est là, de la soupe et un morceau de rôti.

—De quel vin désire monsieur?

—Un pot de bière, comme à tous ces messieurs.

—Monsieur couche-t-il ici?

—Oui, comme tous les autres; mettez-moi où vous voudrez.

On me sert, en effet, le même souper qu'à mon vis-à-vis; seulement, l'hôte était allé chercher une nappe, de l'argenterie, et avait couvert la table autour de moi de hors-d'œuvre auxquels prudemment je ne touchai pas.

Ce brillant service me parut de mauvais augure, et je vis tout de suite que le monsieur perçait sous le piéton; c'était à la fois flatteur et inquiétant. Ma redingote n'avait rien de merveilleux; en somme, plusieurs des jeunes gens qui étaient là en portaient d'aussi propres; ma chemise fine peut-être m'avait trahi. Je suis sûr que ces gens me prenaient pour un prince d'opéra-comique, qui se découvrirait plus tard, montrerait son cordon, et les couvrirait de bienfaits. Autrement, je m'expliquerais mal les cérémonies qui se firent pour mon coucher. On commença par m'apporter des pantoufles dans la salle même du gasthaus (cabaret); puis la maîtresse de la maison avec un flambeau, et l'hôte avec les pantoufles, que je n'avais pas voulu chausser devant tout le monde, m'accompagnèrent par un escalier tortueux, dont ces gens paraissaient honteux, à une chambre, la plus belle de la maison, qui était à la fois la chambre nuptiale et celle des enfants; on avait déplacé à la hâte ces malheureux petits, traîné leurs lits dans le corridor, et rassemblé dans la chambre, ainsi débarrassée, toutes les richesses de la famille: deux miroirs, des flambeaux de plaqué, une timbale, une gravure de Napoléon, un petit Jésus en cire orné de clinquant sous un verre, des pots de fleurs, une table à ouvrage, et un châle ronge pour parer le lit.

Voyant tout ce remue-ménage, je pris décidément mon parti, je me confiai à Dieu et à la fortune, et je dormis profondément dans ce lit qui était fort dur et d'une propreté médiocre sous toutes ces magnificences.

Le lendemain, je demandai mon compte sans oser déjeuner. On m'apporta une carte fort lien rédigée par articles, dont le total était de deux florins (près de deux francs cinquante centimes). L'hôte fut bien étonné quand je tirai ma bourse, ou plutôt mes vingt kreutzers. Je ne voulus pas discuter, et les offris au garçon pour m'accompagner jusqu'à Bade. Là, grâce à mon bagage, l'hôte du Soleil prit assez de confiance en moi pour acquitter ma dette, et, huit jours après, ayant vécu fort bien chez ce brave homme, toujours sur la foi du même bagage, je reçus enfin de Francfort tout l'argent de la lettre de change, cette fois par les packwagan (messageries), et en beaux frédérics d'or collés sur une carte avec de la cire. Ceci me parut valoir beaucoup mieux que le papier de commerce qui m'avait été adressé d'abord, et mon hôte fut du même avis.


IV—LA MAISON DE CONVERSATION

Ne va-t-on pas me dire, comme Alphonse Royer, que je trahis mon compagnon de route, et que je tends à lui couper l'impression de voyage sous le pied! Dieu merci, je n'ai pas tant d'ambition, et ce que j'écris ici ne deviendra peut-être jamais un chapitre de livre; il passait à Strasbourg, en effet, le voyageur lointain et sérieux, qui nous abandonne l'Europe, parce qu'il a choisi l'Orient, quand il m'a lancé cette phrase dédaigneuse. Et, certes, nous sommes bien hardis de parler de voyage, nous autres Parisiens craintifs, qui flânons tout au plus sur un rayon de deux cents lieues; autant vaudrait recommencer encore le Voyage à Saint-Cloud par terre et par mer, ce beau chef-d'œuvre humoristique du temps passé, dont l'auteur n'avait pas prévu que ce même trajet pourrait un jour s'accomplir aussi par fer, d'une façon non moins périlleuse. Bade est le Saint-Cloud de Strasbourg. Le samedi, les Strasbourgeois ferment leurs boutiques et s'en vont passer le dimanche à Bade; c'est aussi simple que cela. Cette circonstance n'ôte-t-elle pas quelque chose à l'auréole aristocratique des eaux de Baden-Baden? Les grisettes du jardin Lips coudoient, au bal du samedi, les comtesses de l'Allemagne et les princesses de la Russie, car la présentation au Cercle des étrangers, dont on fait si grand bruit à Bade, n'exclut guère que les femmes en bonnet, les ouvriers en veste elles militaires non gradés.

Me voilà donc partant un samedi, comme un simple Strasbourgeois, mais partant en poste à une heure, sur une route encombrée de voitures. Il s'agit seulement d'arriver le soir même et de pouvoir s'habiller pour le bal. Nous traversons les marchés, nous brûlons ce qui sert de pavé à Strasbourg, simple cailloutage, que le polonceau menace d'envahir; nous longeons l'arsenal et ses six cents canons, empilés dans les cours comme des saumons de plomb; nous suivons l'Ille aux eaux verdâtres, bordée de militaires qui pêchent toute la journée, amorçant leurs lignes avec des sauterelles, moyen économique, qui leur réussit rarement; nous laissons à droite le monument de Desaix, sculpté en pierre rouge, au milieu des saules pleureurs, nous laissons derrière nous encore la douane française, les deux bras du Rhin, et nous nous trouvons enfin face à face avec la douane de Kehl.

La douane de Kehl est fort bonne personne et fort expéditive. Et que pourrions-nous, en effet, introduire en Allemagne? Des gants de Paris; du damassé de coton; de la dentelle de blonde; des cigares de la régie; des cachemires Ternaux? Ce serait un commerce peu lucratif. Nous avons, il est vrai, la prétention d'y introduire des idées, mais cela n'est encore qu'une prétention.

Le postillon remonte à cheval, et nous repartons fièrement; car nous jouissons d'un postillon à cheval. Et savez-vous bien, vous autres Français, nés malins, qui avez créé le Postillon de Longjumeau et le Postillon de mam'Ablou, savez-vous qu'il n'existe plus en France un seul postillon, un postillon pur sang, à l'heure qu'il est? Chantez donc à pleine gorge: «Ah! ah! ah! qu'il était beau!...» Je vous défie de me trouver des postillons, ailleurs qu'au bal Musard ou à l'Opéra-Comique. Les administrations de toutes les postes françaises se sont entendues pour dépouiller le postillon de son uniforme et le faire asseoir sur le siège. A présent, ce postillon si avenant, si fringant, si français, n'est plus qu'un mauvais paysan revêtu d'une blouse usée, qui ronfle auprès du conducteur, ou se mêle à la conversation des voyageurs de la banquette. Ainsi s'en est allé encore ce reste d'une couleur oubliée, ce dernier des costumes français, débris surnageant à peine, auquel s'étaient repris un instant la poésie et la chanson!

Le postillon de Bade, autrefois méprisé, fait cliquer son fouet et sonner ses grelots en passant devant nos diligences; il a toujours la culotte de peau, lui, le chapeau ciré, la trompette entourée de torsades éclatantes; malheureusement, son habit est forcément jaune, avec des revers cramoisis, ce sont les couleurs du grand-duc de Bade: d'or et de gueules. Le seul moyen d'échapper héraldiquement à ce drap jaune serait de porter du drap d'or. Le gouvernement n'a pas les moyens d'en faire les frais, toutefois, ses postillons sont encore fort présentables. Rougis de ta blouse, postillon français!... Tu n'es plus beau!

La route est droite comme un chemin de fer; dans la singulière contrée que nous traversons, tout est montagne ou plat pays, point de collines ni d'accidents de terrain; les prés sont magnifiques, les chemins vicinaux, bordés d'arbres fruitiers, ont de quoi exciter l'enthousiasme du général Bugeaud; de temps en temps, nous suivons le Rhin, qui serpente à gauche, et, vers le milieu du voyage, le fort Louis nous apparaît à l'horizon. D'un autre côté, l'on nous indique le vieux noyer près duquel fut tué Turenne. Est-ce bien le même? En tout cas, on fait voir le boulet dont il fut frappé. La route traverse encore plusieurs villages assez laids; puis nous nous rapprochons enfin de ces montagnes violettes qui semblent si voisines quand on les regarde du haut des remparts de Strasbourg. Ce sont les vraies montagnes de la forêt Noire, et pourtant leur aspect n'a rien de bien effrayant. Mais quand apercevrons-nous Bade, cette ville d'hôtelleries, assise au flanc d'une montagne que ses maisons gravissent peu à peu comme un troupeau à qui l'herbe manque dans la plaine? Son amphithéâtre célèbre de riches bâtiments ne nous apparaîtra-t-il pas avant l'arrivée? Non; nous ne verrons rien de Bade avant d'y entrer; une longue allée de peupliers d'Italie ferme ainsi qu'un rideau de théâtre, cette décoration merveilleuse, qui semble être la scène arrangée d'une pastorale d'opéra. C'est ailleurs qu'il faut se placer pour jouir de ce grand spectacle. Prenez vos billets d'entrée au salon de conversation, payez votre abonnement, retenez votre stalle, et alors, du milieu des galeries de Chabert, aux accords d'un orchestre qui joue en plein air toute la journée, vous pourrez jouir de l'aspect complet de Bade, de sa vallée et de ses montagnes, si le bon Dieu prend soin d'allumer convenablement le lustre et d'illuminer les coulisses avec ses beaux rayons d'été.

Car, à vrai dire, et c'est là l'impression dont on est saisi tout d'abord, toute cette nature a l'air artificiel; ces arbres sont découpés, ces maisons sont peintes, ces montagnes sont de vastes toiles tendues sur châssis, le long desquelles les villageois descendent par des praticables; et l'on cherche sur le ciel de fond si quelque tache d'huile ne va pas trahir enfin la main humaine et dissiper l'illusion. On ajouterait foi, là surtout, à cette rêverie d'Henri Heine qui, étant enfant, s'imaginait que, tous les soirs, il y avait des domestiques qui venaient rouler les prairies comme des tapis, décrochaient le soleil, et serraient les arbres dans un magasin; puis, le lendemain matin, avant qu'on fût levé dans la nature, remettaient toutes choses en place, brossaient les prés, époussetaient les arbres, et rallumaient la lampe universelle.

Et, d'ailleurs, rien qui vienne déranger ce petit monde romanesque; vous arrivez, non pas par une route pavée et boueuse, mais par les chemins sablés d'un jardin anglais; à droite des bosquets, des grottes taillées, des ermitages et même une petite pièce d'eau, ornement sans prix, vu la rareté de ce liquide, qui se vend au verre dans tout le pays de Bade; à gauche, une rivière (sans eau) chargée de ponts splendides, et bordée de saules verts, qui ne demanderaient pas mieux que d'y plonger leurs rameaux. Avant de traverser le dernier pont, qui conduit, à la poste grand-ducale, on aperçoit la rue commerçante de Bade, qui n'est autre chose qu'une vaste allée de chênes, le long de laquelle s'étendent des étalages magnifiques: des toiles de Saxe, des dentelles d'Angleterre, des verreries de Bohême, des porcelaines, des marchandises des Indes, etc.; toutes magnificences prohibées chez nous, dont l'attrait porte les dames de Strasbourg à des crimes politiques que nos douaniers répriment avec ardeur.

L'hôtel d'Angleterre est le plus bel hôtel de Bade, et la salle de son restaurant est plus magnifique qu'aucune des salles à manger parisiennes; malheureusement, la grande table d'hôte est servie à une heure (c'est l'heure où l'on dîne dans toute l'Allemagne), et, quand on arrive plus tard, on ne peut faire mieux que d'aller dîner chez Chabert. Chabert, alors l'adjudicataire des jeux, qui depuis a cédé sa place à M. Bénazet, tenait à Bade l'un des meilleurs restaurants de l'Europe; aussi les personnes de la plus haute société ne faisaient-elles pas de difficulté de dîner là dans le salon public. En général, la cuisine est fort bonne à Bade; les truites de la Mourgue sont dignes de leur réputation; on y mange le gibier frais et non faisandé, c'est un système de cuisine qui donne lieu à diverses luttes d'opinion; les côtelettes se servent frites, les gros poissons grillés. La pâtisserie est médiocre, les puddings se font admirablement. Pardon de tous ces détails, qui rappellent la célèbre relation du Voyage à Coblence de Louis XVIII; mais je sais que cette littérature ne manque pas de charmes pour vous.

La nuit est tombée, des groupes mystérieux errent sous les ombrages et parcourent furtivement les pentes de gazon des collines; au milieu d'un vaste parterre entouré d'orangers, la maison de conversation s'illumine, et ses blanches galeries se détachent sur le fond splendide de ses salons. A gauche est le café, à droite le théâtre, au centre l'immense salle de bal dont le principal lustre est grand comme celui de notre Opéra. La décoration intérieure est d'un style pompéi un peu classique, les statues sentent l'Académie, les draperies rappellent le goût de l'Empire; mais l'ensemble est éblouissant et la cohue qui s'y presse est du meilleur ton. L'orchestre exécute des valses et des symphonies allemandes auxquelles la voix des croupiers ne craint pas de mêler quelques notes discordantes. Ces messieurs ont fait choix de la langue française, bien que leurs pontes appartiennent en général à l'Allemagne et à l'Angleterre. «Le jeu est fait, messieurs! rien ne va plus!—Rouge gagne, couleur perd! Treize, noir, impair et manque!» Voilà les phrases obligées qui se répondent du bord des trois tapis verts, dont le plus entouré est celui du trente-et-quarante. On ne peut trop s'étonner du nombre de belles dames et de personnes distinguées qui se livrent à ces jeux publics. J'ai vu des mères de famille qui apprenaient à leurs petits enfants à jouer sur les couleurs; aux plus grands, elles permettaient de s'essayer sur les numéros. Tout le monde sait que le grand-duc de Hesse est l'habitué le plus exact des jeux de Bade. Ce prince, qui possède de fort belles moustaches grises, apporte, dit-on, tous les matins douze mille florins, qu'il perd ou quadruple dans la journée. Une sorte d'estafier le suit partout lorsqu'il change de table, et reste debout derrière lui, afin de surveiller ses voisins. A quiconque s'approche trop, ce commissaire adresse des observations: «Monsieur, vous gênez le prince; monsieur, vous faites ombre sur le jeu du prince.» Le prince ne se détourne pas, ne bouge pas, ne voit personne. Ce serait bien lui qu'on pourrait frapper par derrière sans que son visage en sût rien. Seulement, l'estafier vous dirait du même ton glacé: «Votre pied vient de toucher le prince!... prenez-y garde, monsieur! »

Le samedi, le jour du grand bal, une cloison divise la salle en deux parties inégales, dont la plus considérable est livrée aux danseurs. Les abonnés seuls sont reçus dans cette dernière. Vous ne pouvez vous faire une idée de la quantité de blanches épaules russes, allemandes et anglaises que j'ai vues dans cette soirée. Je doute qu'aucune ville soit mieux située que Bade pour cette exhibition de beautés européennes, où l'Angleterre et la Russie luttent d'éclat et de blancheur, tandis que les formes et l'animation appartiennent davantage à la France et à l'Allemagne. Là, Joconde trouverait de quoi soupirer sans courir le monde au hasard; là, don Giovanni ferait sa liste en une heure, comme une carte de restaurant, quitte à séduire ensuite tout ce qu'il aurait inscrit. Seulement, il aurait à regretter l'Espagne, avec son chiffre de mille être. L'Espagne n'est pas représentée dans ce congrès féminin; et, pour tout dire, la femme brune, le tigre, l'Andalouse, n'y existe que pour mémoire. Dites à Théophile Gautier, qui, après notre voyage en Flandre, niait obstinément l'existence de la femme blonde, dites à ce feuilletoniste paradoxal que la femme blonde existe, que la femme blonde est trouvée! Non! ce n'était pas un rêve d'artiste et de poëte; non! la chevelure blonde nuancée de reflets rougeâtres des beautés du XVIe siècle ne s'est pas réfugiée et perdue aux toiles de Rubens et d'Albane, comme la chevelure de Bérénice, qui ne rayonne plus qu'au ciel! Qu'il vienne en Allemagne, et le blond flamand, le blond vénitien éclateront partout autour de lui, sur des fronts et sur des épaules dignes d'une telle auréole. La Madeleine d'Anvers, la Judith de Naples et l'Anna Boleynn du Musée de Paris, ont d'innombrables sœurs dans cette belle contrée, qu'il a dédaigné de parcourir.

Que vous dirais-je, d'ailleurs, de ce bal, sinon que ce sont là d'heureux pays, où l'on danse l'été, pendant que les fenêtres sont ouvertes à la brise parfumée, que la lune luit sur les gazons et veloute au loin le flanc bleuâtre des collines, quand on peut s'en aller de temps en temps respirer sous les noires allées et qu'on voit les femmes parées garnir au loin les galeries et les balcons. Ces trois choses, beauté, lumière, harmonie, ont tant besoin de l'air du ciel, des eaux et des feuillages et de la sérénité de la nuit! Nos bals d'hiver de Paris, avec la chaleur étouffée des salles, l'aspect des rues boueuses au dehors, la pluie qui bât les fenêtres et le froid impitoyable qui veille à la sortie, sont quelque chose d'assez funèbre, et nos mascarades dansantes de février ne nous préparent pas mieux au carême qu'à la mort.

Il n'y a donc jamais eu un homme riche à Paris qui ait conçu cette idée assez naturelle: un bal masqué au printemps? un bal qui commence aux splendides lueurs du soir, qui finisse aux teintes bleuâtres du matin; un bal où l'on entre gaiement, d'où l'on sorte gaiement, admirant la nature et bénissant Dieu? Des masques sur les gazons le long des terrasses, venant et disparaissant par les routes ombragées, des salles ouvertes à tous les parfums de la nuit, des rideaux qui flottent au vent, des danses où l'haleine ne manque pas, où la peau garde sa fraîcheur? Tout cela n'est-il qu'un rêve de jeune homme, que la mode refusera de prendre au sérieux? L'hiver n'a-t-il pas assez des concerts et des théâtres, sans prendre encore les bals et les mascarades à l'été?

Mais que feront à tout cela nos plaintes et nos regrets? La foule s'amuse bien suffisamment de la danse et du bruit, sans chercher à compléter l'harmonie de ses fêtes par le costume et par la nature. Quant à moi, sans avoir trouvé là encore mon idéal complet, j'avouerai que Bade m'a gâté d'avance tous les bals de l'hiver prochain.

Ne trouvez-vous pas ma journée du samedi fort complète et suffisamment remplie d'impressions variées? Eh bien, le dimanche qui vient ne le cédera pas au samedi. Demain, je vais entendre la messe au couvent des Dames-Augustines de Lichtenthal; demain, j'irai visiter le vieux château de Bade sur sa montagne de sapins, et je serai redescendu assez tôt pour prendre part aux réjouissances qui ont lieu dans le pays à l'occasion de la fête du grand-duc. C'est une journée qui mérite bien encore un chapitre tout entier.


V—LICHTENTHAL

Imaginez un peu le bonheur de s'éveiller à Bade, je veux dire d'y être réveillé, par une charmante musique d'orchestre, qui, avant d'aller prendre place dans son pavillon de la promenade, parcourt toutes les rues de la ville et donne une sérénade sous la fenêtre de chaque hôte; cela n'est-il pas d'un usage et d'un goût charmants? Notez que la musique est bonne et que ces modestes exécutants d'Allemagne, qui n'ont pas la prétention de nos seigneurs les grands artistes de l'orchestre de l'Opéra, nous régalent cependant d'ouvertures et de symphonies du meilleur choix et de la plus grande difficulté! C'est le cas ou jamais de se débarrasser de toute cette menue monnaie française, qui n'a plus cours dans le duché de Bade, mais dont ces braves gens sauront bien tirer parti. Tout en exécutant cette heureuse idée, avec la bonne humeur d'un homme éveillé à point, éveillé le matin d'un beau jour d'automne, dans le plus délicieux pays du monde, éveillé noblement par des musiciens, comme M. de Turenne, on a pris place à la fenêtre, et l'on admire longuement cette vallée paisible, qui changera d'aspect dix fois dans la journée, sous les fantasques variations de la lumière et des brouillards.

Vous décrirai-je tout cela? C'est inutile. Ouvrez Gessner, ce tableau se lit à toutes les pages; mais il faut le voir en effet pour imaginer qu'il existe et qu'il n'a point été rêvé. Après cela, transformez les habitants en bergers de l'idylle, et vous n'aurez pas fort à faire, un dimanche surtout. Tenez, quelque plaisir que nous ayons à dépoétiser toutes choses, nous n'échapperons pas aux impressions du livre et du théâtre, et toute notre consolation sera de croire que nous n'avons ici que de la pastorale arrangée après coup, que le grand-duc de Bade est un habile directeur qui a machiné tout son pays, comme nous disions hier, dans le but d'une illusion scénique, et qui s'est formé, en outre, une population de comparses pour animer la ville et la contrée. Voyez déjà la campagne se garnir d'une foule riante et bigarrée; ces costumes ne sortent-ils pas des magasins de l'Opéra-Comique? Est-il vraisemblable qu'on porte naturellement ces habits français à larges boutons miroitants, ces gilets rouges, ces tricornes, ces culottes, ces bas chinés? Ne voilà-t-il pas là M. le bailli, qui rêve à sa fameuse harangue:

Ainsi qu'Alexandre le Grand, à son entrée à Babylone, etc.

Ces paysannes aux vêtements coquets qui courent sur la route en se tenant par la main, ne les reconnaissons-nous pas pour les avoir vues folâtrer dans la prairie fraîche et fleurie, où dame jolie viendra s'asseoir?

Mais justement n'est-ce pas aujourd'hui la fête du grand-duc de Bade (der Gross-Herzog von Baden)? Hâtons-nous de descendre et d'aller prendre part à la joie publique.

Quelles réjouissances imaginer dans une ville perpétuellement en fête? Le seul moyen de distinguer ce jour serait de n'en faire aucune, de supprimer les orchestres, les danses, les théâtres, les illuminations de tous les soirs. Mais peut-être aurons-nous des parades, des revues, des messes solennelles? C'est de quoi il est bon de s'informer.

En effet, la ville fait grandement les choses: à dix heures, grand'messe et Te Deum, tant à Bade qu'à Lichtenthal; à midi, revue, parade, marches militaires; le soir, une pièce féerie au Théâtre-Allemand, composée en l'honneur du grand-duc de Bade. Toute la journée, des coups de canon de quart d'heure en quart d'heure; mais, la ville ne possédant aucun canon, nous soupçonnons qu'on a recours à tout autre procédé pour obtenir ces détonations qui se multiplient le long des montagnes.

La route de Lichtenthal se couvre d'équipages, de promeneurs, de cavaliers; c'est tout le mouvement, tout le luxe, tout l'éclat d'une promenade parisienne. Lichtenthal est le Longchamps de Bade. Lichtenthal (vallée de lumière) est un couvent de religieuses augustines qui chantent admirablement: leurs prières sont des cantates, leurs messes sont des opéras. La vallée de lumière n'est point une vallée de larmes: les religieuses n'y font des vœux que pour trois ans. Cette retraite romanesque, cette chartreuse riante, est, dit-on, l'hospice des cœurs souffrants. On y vient guérir des grands amours; on y passe un bail de trois, six, neuf avec la douleur: mais qui sait combien de temps le traitement peut survivre à la guérison!

En vérité, c'est bien là un cloître d'héroïnes de petits romans; un monastère dans les idées de madame Cottin et de madame Riccoboni; les bâtiments sont adossés à une montagne qui, à de certaines heures, projette dans les cœurs l'ombre ténébreuse des sapins. La rivière de Bade coule au pied des murs, mais n'offre nulle part assez de profondeur pour devenir le tombeau d'un désespoir tragique; son éternelle voix se plaint dans les rochers rougeâtres; mais, une fois dans la plaine unie, ce n'est plus qu'un ruisseau du Lignon, un paisible courant de la carte du Tendre, le long duquel s'en vont errer les moutons du village bien peignés et enrubannés dans le goût de Vatteau. Vous comprenez que les troupeaux, font partie du matériel du pays et sont entretenus par le gouvernement comme les colombes de Saint-Marc à Venise. Toute cette prairie qui compose la moitié du paysage ressemble à la petite Suisse de Trianon, comme en effet le pays entier de Bade est l'image de la Suisse en petit; la Suisse, moins ses glaciers et ses lacs, moins ses froids, ses brouillards et ses rudes montées. Il faut aller voir la Suisse, mais il faut vivre à Bade.

L'église du couvent est située au fond de la grande cour, ayant à droite la maison du cloître, et, à gauche, en retour d'équerre, une chapelle gothique neuve, où sont les tombeaux des margraves et tout ce qu'on a pu recueillir de vitraux historiques et de légendes inscrites sur les marbres. Maintenant, représentez-vous une décoration intérieure d'église d'un Pompadour exorbitant; des saintes en costumes mythologiques, dans les attitudes les plus maniérées du monde, portées, soutenues, caressées par des petits démons d'anges, nus comme des petits Amours. Les chapelles sont des boudoirs; la rocaille s'enlace autour de charmants médaillons et de peintures exquises de Vanloo. Deux autels seulement ramènent l'esprit à des idées lugubres, en exposant aux yeux les reliques trop bien conservées de saint Pius et de saint Bénédictus. Mais, là encore, on a cherché le moyen de rendre la mort présentable et presque coquette. Les deux squelettes, bien nettoyés, vernis, chevillés en argent, sont couchés sur un lit de fleurs artificielles, de mousses et de coquillages, dans une sorte de montre en glaces. Ils sont couronnés d'or et de feuillages; une collerette de dentelle entoure les vertèbres de leur cou, et chacune de leurs côtes est garnie d'une bande de velours rouge brodé d'or; ce qui leur compose une sorte de pourpoint tailladé à jour, du plus bizarre effet. Bien plus, leurs tibias sortent d'une espèce de haut de chausses du même velours, à crevés de soie blanche. L'aspect ridicule et pénible à la fois de cette mascarade d'ossements ne peut se comparer qu'à celui des momies d'un duc de Nassau et de sa fille, que l'on fait voir à Strasbourg, dans l'église Saint-Thomas; il est impossible de mieux dépoétiser la mort et de railler plus amèrement l'éternité.

Maintenant, résonnez, notes sévères du chant d'église, notes larges et carrées qui traduisez en langue du ciel l'idiome sacré de Rome! Orgue majestueux, répands tes sons comme des flots autour de cette nef à demi profane! Voix inspirées des saintes filles, élancez-vous au ciel, entre le chant de l'ange et le chant de l'oiseau! La foule est grande et digne sans doute d'assister au saint sacrifice; les étrangers ont la place d'honneur; ils occupent le chœur et les chapelles latérales; les habitants du pays remplissent modestement le fond de l'église agenouillés sur la pierre, ou rangés sur leurs bancs de bois.

Ici commença la plus singulière messe que j'aie jamais entendue, moi qui connais les messes italiennes pourtant. C'était une messe d'un goût rococo, comme toute l'église; une messe accompagnée de violons et fort gaiement exécutée. Bientôt les exécutants du chœur s'interrompirent et les voix des sœurs augustines descendirent d'une sorte de grande soupente établie derrière l'orgue et masquée d'une grille épaisse. Ensuite on n'entendit plus qu'une seule voix qui chanta une sorte de grand air selon l'ancienne manière italienne: c'étaient des traits, des fioritures incroyables, des broderies à faire perdre la tête à madame Damoreau, et la voix à mademoiselle Grisi; cela, sur une musique du temps de Pergolèse tout au moins. Vous comprenez mon plaisir! je ne veux cacher à personne que cette musique et ce chant m'ont ravi au troisième ciel.

Après la messe, je suis monté au parloir. Le parloir ne faisait nulle disparate avec le reste; un vrai parloir de nouvelle galante; le parloir de Marianne, de Mélanie et, si vous voulez même, le parloir de Vert-Vert. Quel bonheur de se trouver en plein XVIIIe siècle tout à coup et tout à fait! Malheureusement, je n'avais aucune religieuse à y faire venir, et je me suis contenté de voir passer deux jeunes novices bleues, qui portaient du café à la crème à madame la supérieure. Là s'est arrêté mon roman.

On revient à Bade en suivant le cours de la rivière; et quelle rivière! Elle n'est guère navigable que pour les canards; les oies y ont pied presque partout. Pourtant des ponts orgueilleux la traversent de tous cotés; des ponts de pierre, des ponts de bois et jusqu'à des ponts suspendus en fil de fer. Vous n'imaginez pas à quel point on tourmente ce pauvre filet d'eau limpide, qui ne demanderait pas mieux que d'être un simple ruisseau. On a construit des barrages de l'autre côté de la ville, afin que, pendant qu'il y passe, il présente plus de surface. Lorsqu'on annonçait à Bade l'arrivée de l'empereur de Russie, on parla de jeter quelques seaux d'eau dans la rivière pour la faire passer à l'état de fleuve.

Mais laissons en paix cette pauvre rivière de Baden-Baden, le pays le moins lymphatique du monde. Toute la ville est en rumeur; qu'arrive-t-il? C'est l'armée du grand-duc qui passe par la promenade: cinquante hommes de cavalerie, cent hommes d'infanterie, huit tambours et vingt-cinq musiciens. Cette revue majestueuse me donne une assez pauvre idée de l'éducation militaire des troupes badoises. Mais, plus tard, j'appris que presque tous ces soldats n'étaient que d'honnêtes cultivateurs du pays, qui s'en vont, les jours de parade, se faire habiller au château, et y reportent ensuite fidèlement cette défroque empruntée. Les forces militaires de la ville de Bade ne se composent, en réalité, que de deux cents uniformes un peu piqués, avec équipement complet, qu'il est loisible à la ville de faire remplir par des figurants quelconques, quand elle veut donner aux étrangers une idée de sa puissance.

Les divertissements du reste de la fête se réduisaient à ceux de tous les jours. Nous allons passer à la pièce de circonstance, jouée au Théâtre-Allemand en l'honneur du grand-duc et de sa famille. Là surtout, il faut louer l'intention; des guirlandes de fleurs et de feuillage véritables ornaient le devant des loges, dont les belles spectatrices décoraient mieux l'intérieur. Le rideau levé, une actrice s'est avancée, dans le costume de Thalie, et a prononcé, en quelques centaines de vers, l'éloge du grand-duc régnant. Nous pensions que la pièce se réduisait à un monologue, lorsqu'une autre actrice, vêtue en Melpomène, est venue reprocher à l'autre de ne parler que du souverain actuel, et d'oublier son prédécesseur. Alors, ces deux muses ont conversé en strophes alternées, comme les bergers de l'églogue, chacune produisant les divers mérites du souverain et de son père. Puis un buste s'est élevé par une trappe, au fond de la scène, et toutes deux y sont venues déposer des guirlandes, une Gloire a couronné le tout, et des flammes bleues et rouges accompagnaient ce tableau final. Cela n'était pas plus ridicule que la cérémonie de la fête de Molière au Théâtre-Français, mais cela l'était tout autant. Une forte pluie, qui a tombé toute la soirée, aurait empêché le feu d'artifice, s'il y en avait eu un sur le programme; ce qui aura fait regretter sans doute aux ordonnateurs de la fête de ne pas l'avoir annoncé.


VI—FRANCFORT

Alexandre Dumas avait donc fait honneur à ma lettre en vers datée de Strasbourg. Il m'avait envoyé une forte somme qui me permit de sortir avec éclat de l'hôtel du Soleil.

Me voilà enfin à Francfort, reçu, choyé, fêté, au sein de ma famille littéraire; je raconte mes peines, mes travaux, mes dangers; les terreurs de la forêt Noire (sylva Hercynia), le Rhin orageux pendant toute une traversée de Bade à Mayence; et, de là à Francfort, les ennuis d'une route de six heures, côtoyée par un chemin de fer en construction, ce qui veut dire une contrée fort plate, et qu'on a le désagrément de parcourir quelques mois trop tôt. Enfin les flèches gothiques de la vieille ville impériale se développent et croissent, le cours du Mein devient parallèle à la route, et Francfort apparaît de loin dans sa ceinture de bosquets fleuris. Francfort doit à la paix de 1815 cette parure nouvelle qui a remplacé ses vieux remparts; c'est un labyrinthe de lilas, d'acacias et de rosiers qui, entourant la ville, touche au fleuve par ses deux côtés. Le soir, ces ombrages parfumés, ces allée mystérieuses s'emplissent de rires, d'harmonies et de danses; des barques pavoisées sillonnent le Mein paisible, et s'en vont aboutir souvent à l'îlot de Meinlust. Rien n'égale cet aspect de Francfort, entourée d'une ceinture de promenades qui remplacent ses antiques fortifications. Quand on a parcouru ces allées riantes, qui aboutissent de tous côtés aux bords du Mein, on peut s'aller reposer dans l'île verte et fleurie du Meinlust. C'est là le centre des plaisirs de la population, et aussi le rendez-vous des belles compagnies. Du pavillon élégant qui domine ce jardin, on admire une des plus belles perspectives du monde, la vue de Francfort s'étendant sur la rive gauche, avec ses quais bordés d'une forêt de mâts, et du faubourg de Sachsenhausen situé à droite, qu'un pont immense joint à la ville; des palais aux riantes terrasses, de longues suites de jardins et des restes de vieilles tours embellissent les bords du fleuve, où le soleil couchant se plonge comme dans la mer, tandis que la chaîne du Taunus ferme au loin l'horizon de ses dentelures bleuâtres. C'est une de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel; une vieille ville, une magnifique contrée, une vaste étendue d'eau: spectacle qui réunit dans une harmonie merveilleuse toutes les œuvres de Dieu, de l'homme et de la nature.

Dès qu'on pénètre dans les rues, on retrouve avec plaisir cette physionomie de ville gothique qu'on a rêvée pour Francfort, et que le goût moderne a presque partout altérée dans les cités allemandes. Il y a encore des rues tortueuses, des maisons noires, des devantures sculptées, des étages qui surplombent, des puits surmontés d'une cage de serrurerie, des fontaines aux attributs bizarres, des chapelles et des églises d'une architecture merveilleuse, mais qui malheureusement, catholiques au dehors, sont protestantes à l'intérieur, c'est-à-dire nues et dégradées. L'esprit a été tué dans ces superbes enveloppes de pierre, et elles ressemblent aujourd'hui aux coquillages de nos musées, où l'oreille attentive croit distinguer un vent sonore, mais que la vie n'habite plus.

Les rues de Francfort sont très-animées, et les étalages encombrés partout de marchandises; les fourrures et les cristaux de Bohême font maudire à chaque pas nos douanes françaises, et excitent le voyageur aux projets de contrebande les plus immoraux. Je ne veux point cacher que nous rêvâmes pendant plusieurs jours aux moyens d'introduire frauduleusement dans notre patrie un certain nombre de verres, de fioles, de carafes, et autres ravissantes bagatelles dont nos dames étaient folles et que la douane ne laisse entrer à aucun prix. N'est-ce pas là une cruelle raillerie de l'industrie française? Mais la question est trop sérieuse pour que je veuille l'entamer ici.

L'hôtel de ville de Francfort, qu'on appelle le Rœmer, est d'un gothique peu ouvragé, surtout pour qui a vu les hôtels de ville de Flandre. Les salles basses sont remplies de boutiques et d'étalages, comme l'était notre Palais de justice de Paris, et la décoration des salles conservées est plus curieuse que brillante. La plupart ont été décorées, dans le courant des deux siècles derniers, avec des plafonds, des panneaux et des sculptures d'un rococo allemand fort bizarre. Les salles des sénateurs, des bourgmestres, des conseillers, etc., appartiennent à ce goût suranné qui par toute l'Allemagne a fleuri si hardiment dans l'intérieur des édifices gothiques. Une seule salle, la fameuse salle des Empereurs, conserve encore sa configuration primitive; mais on l'a si singulièrement peinte, qu'elle a maintenant tout l'effet d'un décor moyen âge de l'Ambigu.

Cette salle n'a nullement, du reste, le caractère imposant qu'on pourrait lui attribuer. Les Guides du voyageur annoncent qu'elle contient les statues et les armures de trente-deux empereurs d'Allemagne; mais il faut bien dire que tout cela n'existe qu'en peinture. Les trente-deux niches, qui répondent à autant de nervures partant de la voûte et que relient des arcs-boutants de bois sculpté, sont peintes uniformément en couleur de marbre blanc et noir, et sur la muraille même les statues des empereurs sont figurées en trompe-l'œil, à dater, je crois, du grand Witikind jusqu'à feu l'empereur François, que pourtant Napoléon a réduit à n'être plus qu'empereur d'Autriche, et non d'Allemagne. Ce qu'il y a de merveilleux, c'est que la salle ne contenant, en effet, que trente-deux niches, l'empire a fini juste au trente-deuxième empereur. On parle de gagner sur l'épaisseur de mur une trente-troisième niche pour le César actuel; mais nous sommes certains que l'empereur d'Autriche se refusera à cette plaisanterie de mauvais goût. Il n'y a plus de César au monde, et Napoléon lui-même n'en a été que le fantôme éblouissant!

La Diète germanique ne se tient pas à l'hôtel de ville, mais dans le palais du prince de la Tour et Taxis, le souverain des postes féodales de la Confédération, et de plusieurs journaux également féodaux; le président perpétuel de la Diète est, en ce moment, M. de Bellinghausen. Nous rencontrâmes souvent ce personnage considérable, soit dans les fêtes où il accompagne souvent une jeune personne charmante, qui, je crois, est sa fille, soit au théâtre, où l'on représentait alors une tragédie composée par son neveu le baron de Bellinghausen, connu dans la littérature sous le nom plébéien de Frédéric Hahn.

Cette pièce, intitulée Griseldis, obtenait, d'ailleurs, un succès immense sur tous les théâtres d'Allemagne, et nous eûmes beaucoup de peine à nous procurer une loge, car toutes appartiennent à des souscripteurs assidus, et ce fut la famille Rothschild qui nous permit d'occuper l'une des siennes. Je me tais, du reste, sur l'accueil qui fut fait partout à mon compagnon de voyage et à moi par contre-coup, ayant l'habitude prudente de ne point parler des relations de société, si bienveillantes et si charmantes pour les Français dans toute l'Allemagne. Je dois cette précaution à un mot que j'ai entendu dire à une grande dame de Vienne qui parlait du prince Puckler-Muskau: «C'est un homme très-dangereux, disait-elle, c'est un homme qui nous met dans ses livres.» J, désire que le lecteur se contente de cette explication.

D'ailleurs, qui pourrait se vanter de connaître les mœurs d'un pays sans y être resté plusieurs années; ce n'est qu'à l'imperturbable tourysme des Anglais qu'il appartient de se prononcer au hasard sur les personnes comme sur les choses. La bienveillance universelle de mistress Trolloppe n'a guère moins déplu en Allemagne que les révélations épigrammatiques du prince Puckler-Muskau.

On me permettra donc de ne point dire en quelle compagnie nous fîmes un jour une excursion dans la principauté de Hesse-Hombourg, ni à quelle charmante fête nous prîmes part dans un château gothique tout moderne, an milieu d'une épaisse forêt de chênes et de sapins. Je croyais faire un de ces romanesques voyages de Wilhelm Meister, où la vie réelle prend des airs de féerie, grâce à l'esprit, aux charmes et aux sympathies aventureuses de quelques personnes choisies. Le but de l'expédition était d'aller à Dornshausen, mot qui, dans la prononciation allemande, se dit à peu près Tournesauce. Or, savez-vous ce que c'est que ce lieu, dont le nom est si franchement allemand et si bizarrement français à la fois? C'est un village où l'on ne parle que notre langue, bien que l'allemand règne à cinquante lieues à la ronde, même en dépassant de beaucoup la frontière française. Ce village est habité par les descendants des familles protestantes exilées par Louis XIV. Dornshausen leur fut donné à cette époque, m'a-t-on dit, par le prince électeur de Nassau, et ils sont restés, eux et leur lignée, dans cet asile austère et calme comme leur résignation et leur piété.

Cette population est toute française encore, car les habitants ne se sont jamais mariés qu'entre eux, et le beau langage du XVIIe siècle s'est transmis à ceux d'aujourd'hui dans toute sa pureté. Vous peindrez-vous toute notre surprise en entendant de petits enfants, jouant sur la place de l'Église, qui parlaient la langue de Saint-Simon et se servaient sans le savoir des tours surannés du grand siècle? Nous en fûmes tellement ravis, que, voulant mieux les entendre parler, nous arrêtâmes une marchande de gâteaux pour leur distribuer toute sa provision. Après le partage, ils se mirent à jouer bruyamment sur la place, et la marchande nous dit:

—Vous leur avez fait tant de joye, que les voilà qui courent présentement comme des harlequins.

Il faut remarquer que le nom d'Arlequin s'écrivait ainsi du temps de Louis XIV, avec un h aspiré, comme on peut le voir notamment dans la comédie des Comédiens de Scudéri.

N'est-ce pas là une merveilleuse rencontre, et qui valait tout le voyage? Je dois ajouter, malheureusement, que cette population française de Dornshausen n'est pas physiquement brillante, bien qu'elle ait, nous a-t-on dit, donné le jour à M. Ancillon, le ministre de Berlin. Les Allemands que nous rencontrions en nous y rendant nous disaient:

—Vous allez entrer dans le pays des bossus.

Il est vrai que jamais nous ne vîmes plus de bossus que dans ce canton; cette race, qui ne s'est jamais mélangée, est grêle et rachitique, comme la noblesse espagnole, qui de même ne se marie qu'entre elle. Les familles de Francfort prennent des servantes à Dornshausen, afin d'apprendre le français à leurs enfants. Le grand souvenir de la révocation de l'édit de Nantes et d'une si noble transmission d'héritage aboutit à cette vulgaire spécialité.

Après un mois de séjour, nous avons quitté Francfort, dont j'aurai à reparler plus tard.


VII—MANNHEIM ET HEIDELBERG

Nous venions de remonter le Rhin, de Mayence à Mannheim, toute une longue journée; nous avions passé lentement devant Spire, éclairée des derniers rayons du jour, et nous regrettions d'arriver en pleine nuit à Mannheim, qui présente, le soir, comme Mayence, l'aspect d'une ville orientale. Ses édifices de pierre rouge, ses coupoles, ses tours nombreuses aux flèches bizarres, confirment cette illusion, qui serait beaucoup plus complète encore si le soleil ne se couchait pas sur la rive opposée du fleuve. Mais un clair de lune très-pur nous rendit une partie de l'effet que nous espérions. Mon illustre compagnon de voyage put emporter de ce spectacle une impression assez complète pour que je doive me dispenser d en rendre compte au public avant ou après lui.

La même raison m'interdirait la description intérieure de Mannheim, si je n'étais habitué à traverser les villes en flâneur plutôt qu'en touriste, content de respirer l'air d'un lieu étranger, de me mêler à cette foule que je ne verrai plus, de hanter ses bals, ses tavernes et ses théâtres, et de rencontrer par hasard quelque église, quelque fontaine, quelque statue qu'on ne m'a pas indiquée et qui souvent manque en effet sur le livret du voyageur. J'aurai donc fini ma description en deux mots. Cette ville est fort jolie, fort propre, et toute bâtie en damier. Les grands-ducs de Bade ont été de tout temps fanatiques de la ligne droite ou de la courbe régulière; ainsi Carlsruhe est bâtie en éventail; du centre de la ville, où est situé le palais, on peut regarder à la fois dans toute les rues; le souverain, en se mettant à sa fenêtre, est sûr que personne ne peut entrer ou sortir des maisons, circuler dans les rues ou sur les places, sans être vu de lui. Une ville ainsi construite peut épargner bien des frais de police et de surveillance de tout genre. Mannheim, cette seconde capitale du duché, ne le cède guère à Carlsruhe sous ce rapport. Il suffit d'une douzaine de factionnaires postés aux carrefours à angle droit pour tenir en respect toute la cité. C'est pourtant à Mannheim que fut commis l'assassinat de Kotzebue par Carl Sand; mais aussi faut-il dire qu'à peine sorti de la maison de sa victime, Sand se trouva saisi par les pacifiques soldats du grand-duc.

Cette lugubre tragédie nous préoccupait avant tout dans le court séjour que nous fîmes à Mannheim; aussi nous fûmes heureux d'apprendre que le célèbre acteur tragique Jerrmann se trouvait alors dans la ville. Nous l'allâmes demander au théâtre, sûrs qu'il serait charmé de nous servir de cicérone et d'obliger à la fois un poëte dramatique et un feuilletoniste français, lui qui, quoique Allemand, a joué les tragédies de Corneille à la Comédie-Française. M. Jerrmann était à la répétition. Dès que nous apprîmes que c'était le Roi Lear qu'on répétait, nous demandâmes à être introduits; ce qu'on nous accorda facilement, toujours en raison de nos qualités.

L'intérieur des théâtres allemands est complètement semblable à celui des nôtres; nos habitudes de coulisses nous servirent donc merveilleusement à gagner sans bruit une place au parterre, et, là, nous entendîmes deux beaux actes, joués en redingotes et paletots, mais avec cette intelligence et cette harmonie d'ensemble que l'on admire sur les plus petites scènes de l'Allemagne.

Toutefois, cette épithète ne peut être donnée à celle de Mannheim. Nous songions avec un saint respect, auquel aidait du reste l'obscurité du lieu, que ce fut à ce théâtre même que l'on représenta les premiers drames de Schiller. La répétition qui avait lieu devant nous montrait que ce noble théâtre n'avait pas dégénéré.

Dès que M. Jerrmann fut averti de notre présence, il vint à nous, se félicita surtout de faire la connaissance d'un auteur dont il avait traduit plusieurs ouvrages, et voulut bien nous montrer la ville en détail. Nous visitâmes la résidence tout à fait royale, les vastes jardins qui côtoient le Necker, prêt à se jeter dans le Rhin; nous admirâmes la disposition des massifs de verdure, les longs chemins sablés qui vont se perdre au bord du fleuve, les pelouses touffues, et ce cercle d'eaux vives qui partout encadre l'horizon; mais nous fûmes distraits facilement de cette admiration, lorsque M. Jerrmann nous apprit que, dans ces jardins mêmes, le long d'une de ces allées, Carl Sand s'était rencontré avec Kotzebue, qu'il devait frapper trois heures plus tard, et, sans le connaître, avait croisé sa marche plusieurs fois.

Je ne prétends pas raconter cette histoire si connue, que l'autre plume, plus sûre et plus dramatique, a nouvellement retracée dans tous ses détails; je glane seulement quelques souvenirs échappés ou négligés comme de peu d'importance; d'ailleurs, Carl Sand obtiendra toujours un privilège d'intérêt.

En sortant de la résidence par une galerie latérale, nous rencontrâmes l'église des Jésuites, bâtie en style rococo, et dont la grille est un chef-d'œuvre de serrurerie du temps. Je n'oserais affirmer que le portail ne soit pas orné de divinités mythologiques; peut-être aussi sont-ce de simples allégories chrétiennes; mais alors la Foi ressemblerait bien à Minerve, et la Charité à Vénus. Du reste, le théâtre est situé tout en face, et ses muses classiques paraissent être de la même époque et des mêmes sculpteurs. C'est un magnifique bâtiment qui tient la moitié de la place. Deux rues plus loin, nous arrivâmes à la maison de Kotzebue, qui n'a rien de remarquable à l'extérieur. On sait tout ce qui s'y passa. Carl Sand, arrivé le matin même, vint demander à parler à l'écrivain célèbre, qui était soupçonné d'avoir vendu sa plume à la Russie. On fit entrer le jeune homme dans une pièce du rez-de-chaussée. Ce jour-là même (c'était dans la soirée), Kotzebue recevait du monde, plusieurs dames venaient d'arriver. A peine Kotzebue fut-il entré dans la chambre où Sand l'attendait, que ce dernier se jeta sur lui et le frappa d'un poignard. La fille de Kotzebue entra la première et se précipita en criant sur le corps de son père. Sand, vivement ému de ce spectacle, sortit rapidement de la maison, et, près d'être saisi par des soldats qui passaient, il se frappa lui-même en criant:

—Vive l'Allemagne!

La blessure qu'il se fit alors fut si grave, qu'il en souffrit continuellement pendant les dix mois que dura son procès et qu'il en serait mort sans doute dans le cas même où sa liberté lui aurait été rendue.

Plus loin, l'on nous montra l'auberge où il était descendu et où il avait dîné à table d'hôte le jour même de l'assassinat. Après le repas, il était resté une demi-heure encore à causer sur la théologie avec un ecclésiastique. Toute la ville est remplie de ce drame, et les habitants n'ont guère d'autres récits à faire aux étrangers. On nous conduisit encore au cimetière, où la victime et l'assassin reposent dans la même enceinte. Seulement, Carl Sand est enterré dans un coin, et la place où furent déposés son corps et sa tête n'a d'autre ornement qu'un prunier sauvage. Pendant longtemps, ce fut, nous dit-on, un lieu de pèlerinage, où l'on venait de toute l'Allemagne; le prunier était dépouillé de toutes ses feuilles et de toutes ses branches à chaque saison.

La tombe de Kotzebue avait eu aussi ses fidèles moins nombreux. C'est un monument de pierre grise d'une apparence bizarre. Une pierre carrée qui le surmonte, posée sur un de ses angles, est soutenue par deux masques antiques qui expriment la douleur. Le tout a un aspect de tombeau païen, qui convient assez aux mânes philosophiques du voltairien Kotzebue. On ne peut douter qu'il n'y ait eu dans l'action de Carl Sand beaucoup de fanatisme religieux.

Nous remontâmes en voiture à la porte du cimetière pour nous diriger vers Heidelberg, où nous devions coucher. La soirée était charmante après une belle journée d'automne; la foule bigarrée rentrait déjà dans la ville, abandonnant les jolies maisons de campagne, les jardins publics, les cafés et les brasseries; la plupart nous saluaient sans nous connaître, comme c'est l'usage dans le pays de Bade, et ce tableau du retour en ville d'une population calme et bienveillante, qui avait assurément bien employé sa journée, nous faisait penser à Auguste Lafontaine et à Gessner. Pourtant mon compagnon ne pouvait s'arracher au souvenir sanglant de Carl Sand. Il venait de voir le cimetière, il voulait encore voir le lieu de l'exécution, tant c'est un fidèle voyageur et un fidèle historien. On nous avait bien dit que nous rencontrerions, au sortir de Mannheim, une grande prairie verte, à gauche, et que c'était là; mais rien n'indiquait le lieu particulier du sacrifice. Nous n'osions trop arrêter les paysans pour nous le montrer, de peur d'inquiéter la police du pays; mais on nous apprit, depuis, qu'il était aussi simple de parler de cela, dans le duché, que de la pluie et du beau temps. Un vénérable monsieur, nous voyant arrêtés sur la route, se douta de l'objet de notre attention, et nous indiqua tout dans le plus grand détail. Ici était l'échafaud, là les troupes rangées dès la pointe du jour; par là, on attendait les étudiants d'Heidelberg; mais ils arrivèrent trop tard, l'heure ayant été avancée; ils ne purent que tremper leurs mouchoirs dans le sang et se partager les reliques de celui qu'ils appelaient le martyr.

Notre interlocuteur voulut bien nous donner une foule d'autres détails, tant sur cette fatale journée de l'exécution que sur le caractère, les habitudes et les conversations de Sand pendant les dix mois de captivité qui précédèrent sa mort; il nous offrit de nous conduire chez lui pour nous faire voir un portrait unique qu'il avait fait faire lui-même à cette époque; mais il était trop tard pour que nous pussions nous arrêter encore à Mannheim. Lorsque nous remerciâmes cet obligeant inconnu en prenant congé de lui, il nous dit:

—Vous venez de causer avec le directeur de la prison de Mannheim, qui a gardé Sand pendant dix mois.

Il n'eût pas été moins étonné s'il eût su à qui il venait de parler lui-même; mais mon compagnon ne jugea pas à propos de compléter le coup de théâtre.

Je croyais, pour ma part, en avoir fini avec Sand, dont je n'ai jamais beaucoup affectionné l'héroïsme, sans nier toutefois l'espèce de grandeur qui s'attache à le souvenir; mais un écrivain consciencieux a des curiosités qui sont aussi des devoirs, et c'est ce qui va expliquer jusqu'à quelles profondeurs d'investigation nous dûmes descendre, mon compagnon de route et moi, lui pour les charges de sa renommée, et moi pour l'agrément de sa société.

Le directeur de la prison nous avait parlé beaucoup de l'exécuteur qui avait tranché la tête de Sand. Un crime est une chose si rare dans le duché de Bade, que cette profession est presque une sinécure. Toutefois, elle rapporte près de trois mille florins, sans compter une foule de bénéfices accessoires. L'exécution de Sand fut une fortune pour cet homme, qui vendit tous les cheveux du jeune homme un à un, à la moitié de l'Allemagne. Je vous dirai que ce serait là un terrible peuple, si ce n'était bien évidemment le plus heureux des peuples et le mieux gouverné peut-être. Je vais citer un trait qui montre que ce fanatisme alla jusqu'au ridicule le plus violent. Le même exécuteur, connu pour l'un des plus grands admirateurs de son héros, fit construire, en découpant le bois de l'échafaud, une tonnelle égayée de vignes grimpantes, où l'on venait pieusement boire de la bière à la mémoire de Sand.

Puisque j'en dis tant déjà, il faut tout dire. Nous apprîmes que, le bourreau de Sand étant mort, son fils continuait le même état, et demeurait à Heidelberg. On nous conseilla de l'aller voir. Sur notre premier mouvement de répugnance, on nous répondit qu'en Allemagne les exécuteurs n'étaient pas précisément entourés du même préjugé que chez nous. Le bourreau est ordinairement, dit-on, d'une famille noble déchue. Dans les cérémonies du siècle passé, il marchait à la suite du cortége de la noblesse, et en tête, par conséquent, de celui des bourgeois. En outre, il est tenu d'avoir pris le grade de docteur en chirurgie. C'est donc une sorte de médecin, qui coupe la tête comme les autres couperaient une jambe: peut-on dire que ses opérations aient seules le privilège de donner la mort?

C'était au bout de la ville d'Heidelberg, riante et brumeuse, encaissée par les montagnes, baignée par le Necker, pleine d'étudiants, de cafés et de brasseries avec son beau château de la Renaissance à demi ruiné. Quel dommage! un château de Touraine dans une forteresse de Souabe! Mais la description sera pour une autre fois: au bout de la ville, dis-je, la dernière maison à gauche.... Comme tout cela est allemand et romantique! et tout cela est vrai pourtant.... C'est la maison du docteur Widmann, c'est la sienne.


VIII—UNE VISITE AU BOURREAU DE MANNHEIM

Nous n'étions pas sans émotion en touchant le marteau de ce logis d'une apparence particulièrement propre et gaie. Des enfants de la ville s'assemblaient derrière nous, mais sans mauvaise intention; à Paris, l'on eût jeté des pierres. Une seule idée nous fit rire: ce fut le souvenir d'un monsieur, dégoûté de la vie, qui avait fait une visite pareille à M. Samson, et lui avait dit, en le saluant poliment:

—Monsieur, je désirerais que vous me guillotinassiez.

Je crois avoir lu le fait dans les Contes du lycanthrope Pétrus Borel.

Cet imparfait du subjonctif d'un pareil verbe m'a toujours paru fort plaisant.

Nous voilà donc toujours frappant à la porte du bourreau, car on n'ouvre pas. Quel épisode pour un de ces romans qu'on faisait il y a quelques années! Mais le temps n'était plus de ces ogreries littéraires, et notre démarche était bien naïve et toute dans l'intérêt de l'art et de la vérité.

Au bout de dix minutes, nous entendîmes un bruit de talons éperonnés, puis on ouvrit la porte en tirant beaucoup de verrous. Un homme fort jeune, un peu trapu dans sa taille, à la figure romantique, nous demanda ce que nous voulions, sans nous prier d'entrer. Nous lui dîmes que nous étions écrivains et cherchions à réunir des renseignements sur Carl Sand. Alors, il nous ouvrit entièrement la porte et nous indiqua une salle de rez-de-chaussée fort claire, nous priant d'attendre qu'il eût refermé la lourde porte, ce qu'il fit avec soin.

La chambre où il nous rejoignit après un instant, et qui semblait être son cabinet de travail, était ornée de gravures et d'oiseaux empaillés.

—Vous êtes chasseur? lui dit mon compagnon en frappant sur un fusil à deux coups suspendu au mur.

Il répondit par un signe.

Pendant l'instant que nous étions restés seuls, j'avais pu jeter les yeux sur une bibliothèque où se trouvaient des livres d'histoire et de poésie. La table placée au milieu de la chambre était couverte de livres et de feuilles manuscrites; sur la cheminée, il y avait des bocaux d'animaux conservés dans l'esprit-de-vin; il nous apprit lui-même qu'il s'occupait beaucoup d'histoire naturelle. On comprend que notre conversation ne pouvait rester longtemps dans le vague; nos préoccupations historiques pouvaient seules donner quelque convenance à notre visite, surtout vis-à-vis d'un homme auquel il paraissait impossible d'offrir quelque rémunération. Le docteur Widmann nous donna encore beaucoup de détails, dont plusieurs répétaient ceux que nos passants de la veille nous avaient racontés déjà; il nous fit voir même, après quelque hésitation, le sabre dont son père s'était servi: la forme nous étonna.

Nous nous étions imaginé jusque-là que l'on enlevait la tête fort simplement d'un bon coup de sabre de dragon ou de cimeterre à la turque. L'instrument que nous avions sous les yeux confondait toutes nos idées. Le tranchant était en dedans comme celui d'une serpette; de plus, la lame était creuse et contenait du vif-argent, afin que, l'élan étant donné au sabre, ce métal, se portant vers la pointe, rendît le coup plus assuré. Ainsi toute l'adresse du ... docteur consiste à combiner un mouvement de rotation autour du col, qui, avant de toucher l'os, enlève presque toute la chair; on ne tranche donc pas la tête, on la cueille pour ainsi dire. Nous nous contentâmes de l'explication sans demander aucune expérience.

D'ailleurs, notre pauvre exécuteur de Bade n'a jamais exercé le terrible état de son père. Il nous a confié même qu'il tremblait tous les jours qu'il ne se commît un crime dans le duché, ce qui est heureusement fort rare, et qu'il ne savait trop à quoi il se résoudrait dans ce cas. Curieux comme des Anglais, nous demandâmes encore à voir la tonnelle dont on nous avait parlé à Heidelberg. Le docteur Widmann, n'ayant pas le temps de nous accompagner au jardin de son père où elle se trouve, appela son domestique, qui nous y conduisit à travers les champs.

Ce jardin est situé au sommet d'une colline chargée de vignes. Un joli pavillon, autrefois ouvert aux buveurs et maintenant fermé, depuis que l'enthousiasme s'est refroidi par le temps, s'élève au centre de cette petite propriété, et, des deux côtés de ce pavillon, il y a une tonnelle dont le bois disparaît sous les pampres. Mais laquelle des deux est la tonnelle sacrée aux fidèles de Cari Sand? Notre scrupule historique allait à ce point que nous voulions pouvoir dire si c'était celle de gauche ou de droite. Le valet l'ignorait lui-même, mais il nous dit:

—Avez-vous un couteau?

—Oui; pour quoi faire?

—Pour faire une entaille dans le bois. Les échafauds se font en sapin.

En effet, l'un des berceaux était en chêne, l'autre en sapin.

Tout ce que je raconte a déjà plus d'un an de date (1840); il y a quelques mois, j'ai traversé de nouveau ce beau duché de Bade, qui est le plus charmant pays de l'Allemagne, je le sais à présent; l'hiver ne lui avait pas enlevé tout son charme; sous un ciel un peu pâle, l'horizon se teignait toujours de la verdure éternelle des sapins; les monts couronnés de châteaux s'élançaient toujours du sein de cette forêt Noire qui règne sur une étendue de cent lieues, et la pierre rouge des édifices, des églises et des palais semblait toujours chauffée des rayons d'un soleil ardent. Quand j'arrivai à Carlsruhe, on ne parlait que d'une séance orageuse de la chambre des députés (de Bade), qui venait d'avoir lieu la veille. Des membres de l'opposition avaient demandé l'abolition de la peine de mort; le parti conservateur s'était vivement prononcé contre cette proposition. Enfin, des esprits modérés avaient proposé un amendement qui devait concilier les partisans des coutumes féodales et les propagateurs des idées nouvelles. Ces philanthropes demandaient l'introduction de la guillotine, pour remplacer le vieux système d'exécution.

Cette motion révolutionnaire a été au moment de triompher. Seulement, les conservateurs ont exprimé leurs craintes que l'introduction de la guillotine ne fût un acheminement vers les idées libérales, et ne provoquât la sympathie du peuple pour les autres institutions progressives de la France. La question en est encore là, je crois. Notre connaissance d'Heidelberg, le docteur Widmann, attend sans doute avec impatience la décision représentative qui, probablement, fixera son sort et ses attributions futures. Je doute que ce jeune homme, qui paraissait effrayé de sa condition, terrible et noble à la fois, de chirurgien de gens bien portants, se résigne à l'humble emploi que nos mœurs ont fait à ses pareils, et qui ressemble terriblement à un service de portier.


IX—EN DESCENDANT LE RHIN

J'ai mis le pied une fois encore sur le steamboat du Rhin.—C'est toujours la Lorely qui m'appelait. À partir de Mayence, lorsqu'on voit décroître et plonger les six tours derrière les bois et les montagnes que traverse le Mein, qui vient apporter ses eaux paisibles au grand fleuve; lorsqu'on a vu l'immense dôme, et tout ce bel édifice en pierre rouge disparaître sous les derniers versants du Taunus,—on s'engage dans une sorte de rue obscure que bordent, comme de gigantesques maisons, les vieux châteaux qu'ont détruits tour à tour Barberousse et Turenne. Goëtz de Berlichingen fut le don Quichotte de cette chevalerie, abritée dans les tours rougeâtres et dans l'ombre des forêts de pins toujours vertes qui montent jusqu'au pied des murs.

La vigne étend ses longues lignes vertes sur les coteaux inférieurs, et, de temps en temps, les vieilles villes commerçantes du moyen âge sont indiquées par le coup de cloche du bateau.

Près de Bieberich, à droite, j'ai vu le pèlerinage des fidèles du dernier Bourbon légitime.—C'est plus tard, à gauche, Coblence avec son monument de Hoche, qui appartient au Rhin, comme celui de Kléber, près de Strasbourg. La ville est bien une ville d'émigrés, une petite Provence politique comprise dans l'angle que forment le Rhin et la Moselle, sa sœur rivale.

Le vin de Moselle ne se conserve pas dans d'immenses tonnes, comme celles d'Heidelberg et d'autres lieux; mais certains crus rivalisent avec les meilleurs des coteaux du Rhin,—en exceptant toujours ceux du Johannisberg, lesquels justifient les honneurs que l'on a rendus à la famille de Metternich, dans la cathédrale de Mayence.

La nuit vient. On se lasse peu à peu d'admirer au clair de lune cette double série de montagnes vertes que la brume argente.

La cajute est garnie suffisamment de tabourets en forme d'X. La question pour chaque voyageur est d'en amasser au moins trois avec lesquels on se fait un lit dont l'oreiller est formé par les coussins du divan qui règne autour de la salle. J'ai dormi ainsi à deux pieds d'une charmante comtesse qui venait de rendre au prétendant l'hommage dû par ses ancêtres. Elle a ouvert ses beaux yeux le matin,—ne sentant plus la secousse des machines qui avait bercé son sommeil, a passé ses mains dans ses cheveux dénoués et a dit:

—Où sommes-nous?

Cela pouvait s'adresser au voisin de gauche, mais il dormait profondément. J'ai répondu, connaissant les lieux et l'heure:

—Madame la comtesse, nous arrivons à Cologne.

Un sourire de dents blanches, accompagné d'un Ah! modulé, m'a payé de cette réponse qui n'était que bien naturelle.

J'ai un bonheur singulier pour me trouver dans les pays au moment des fêtes. Cologne respirait la joie. On fêtait la Vierge d'août, et tous les quartiers catholiques, qui forment la majorité dans cette ville, étaient en kermesse avec des bannières flottant au vent, des guirlandes à toutes les fenêtres, des branches de chêne formant une épaisse litière sur le pavé des rues. Des processions triomphales se dirigeaient vers les églises et surtout vers la cathédrale, dont l'abside terminée est livrée au culte, tandis que le transsept, encombré de matériaux et de charpentes, coupe en deux, par l'absence de ses constructions, les portions plus avancées. Les énormes grues qui dominent le chevet de l'église rappellent ces mots de Virgile:

.... Pendant opera interrupta, minæque
Marorum ingentes, æquataque machina cœlo.

Cette église est l'image de la constitution allemande, qui n'est pas près non plus de se voir terminée, malgré tous les soins qu'y apportent les peuples et les princes.

Comme commerce, on peut avouer que Cologne abuse du nom de Farina. Tout un quartier est occupé par ces marchands d'eau de toilette. On peut aller voir Deutz, le faubourg, au bout du grand pont de bateaux, faire de petites excursions à Dusseldorf, la ville des artistes, à Bonn, la ville des étudiants; —les vapeurs et le chemin de fer vous conduisent, en une heure, à l'une ou à l'autre. Les gens pressés jettent un dernier coup d'œil aux tours qui regardent le fleuve, aux vertes promenades situées au sud de la ville, et le chemin de fer du Nord les mène, en trois heures, à la station d'Aachen, que nous appelons Aix-la-Chapelle.

On connaît ce vieux séjour de Charlemagne, le lac voisin où il jeta son anneau, l'église byzantine où sa tête incrustée d'or, son bras gigantesque et ses ornements impériaux sont montrés aux fidèles à certaines époques de l'année. La ville est, au reste, toute classique et presque neuve, avec de grandes rues, où l'ombre n'existe guère et cette belle place devant le casino des bains où coule la fontaine chaude. Chacun peut descendre dans la crypte et s'y faire servir, gratis, un verre d'eau minérale que distingue un goût prononcé d'œufs pourris. Trois heures après, vous quittez le duché du Rhin, en saluant les braves soldats de la Prusse, vêtus en Romains du Nord, avec des casques à pointe qu'on voit briller au loin. On traverse douze tunnels, espacés par de fraîches vallées où serpente un ruisseau paisible qui se plaint doucement dans les cailloux. On a laissé Spa sur la gauche, Verviers sur la droite;—la ville de Liège apparaît du fond de sa vallée, côtoyée par la Meuse qui se découpe entre les montagnes et la forêt des Ardennes, comme un long serpent argenté.

J'ai quitté le Rhin en infidèle, mais en infidèle reconnaissant. J'aurais pu gagner la Hollande en prenant les bateaux de Dusseldorf; —on m'a dit que les rives s'aplatissaient au delà de cette ville, que les bords marneux et sablonneux ne présentaient plus ces beautés solennelles qu'on n'admire pleinement que de Mayence à Cologne. J'ai cédé alors au désir de traverser la Flandre septentrionale et le Brabant.


II

SOUVENIRS DE THURINGE

(1850)
A Alexandre Dumas.

I—L'OPÉRA DE FAUST A FRANCFORT

Je vais avec peine—et plaisir—vous rappeler des idées et des choses qui datent déjà de dix années. Nous étions à Francfort-sur-Mein, où nous avons écrit chacun un drame dans le goût allemand.—J'y reviens seul aujourd'hui.

J'ai passé par Cologne, dont la cathédrale est toujours imparfaite, quoique les bons Allemands fassent admirer la perfection des détails de ce qui est bâti.

J'ai revu ces bords du Rhin (du Rhin où sont nos vignes!) et ces vieux châteaux édentés, que nous avons admirés ensemble.

Puis, à Bieberich, le bateau à vapeur a déposé sur la berge une dizaine de pèlerins légitimistes qu'un omnibus conduisait à Wiesbaden.

J'ai pris une voiture de retour qui m'a fait arriver avant eux. Cette fantaisie aristocratique m'a valu les coups de chapeau d'une foule d'habitants du duché de Nassau, qui me prenaient pour un prince. Cependant, ce coup d'éclat ne représentait que soixante kreutzers.

On est prince à bon marché à Wiesbaden. Toute la ville est en fête, à cause des louis que répand l'émigration française;— mais les Allemands sont si honnêtes, de toute façon, que le prix des subsistances n'a pas même augmenté.

En parcourant les longues allées de la promenade peuplée d'une foule brillante et côtoyée par des équipages nombreux, j'ai demandé en allemand où était la maison de conversation: —personne ne savait l'allemand. En me servant du français, j'ai été tout de suite compris.

J'espérais trouver, pour le soir, quelque représentation qui m'aidât à tuer le temps; mais les affiches n'annonçaient qu'un concert du jeune Raucheratz, âgé de dix ans, sous la coopération de mademoiselle Franzisca.

En me promenant dans la ville, je lisais partout le mot restauration. Ce terme de circonstance ne voulait pourtant dire autre chose que restaurant.

Je suis entré dans une restauration, et l'on m'a dit:

—Voulez-vous être à la table d'hôte des blancs?

J'ai demandé à réfléchir. L'hôtelier a ajouté:

—Nous avons une autre table pour les rouges.

N'admirez-vous pas cette question en partie double!

Toujours prudent, en voyage, j'ai fini par me faire servir à part, et à la carte. L'hôtelier m'a dit:

—Vous avez raison.

Et lui-même avait aussi ses raisons!

Pardon, mon cher Dumas!—je vous écris un peu à la manière allemande, mais je ne puis faire autrement. Dès que je prends pied de l'autre côté du Rhin, je fredonne aussitôt le tirily joyeux que chantait Henri Heine en voyant l'Italie,—et j'oublie un peu le français, bien que je ne sache pas beaucoup l'allemand.

J'ai appris cette langue, comme on étudie une langue savante, —en commençant par les racines, par le haut allemand et le vieux dialecte souabe. De sorte que je ressemble ici à ces professeurs de chinois ou de thibétain que l'on a la malice de mettre en rapport avec des naturels de ce pays.... Peut-être pourrais-je prouver à tel Allemand que je sais sa langue mieux que lui; mais rien ne me serait plus difficile que de le lui démontrer dans sa langue.

J'ai donc demandé à l'hôte, avec beaucoup de peine, quels étaient les spectacles de Wiesbaden, autres que le concert de l'enfant de dix ans.

—Vous avez encore, me dit-il, les singes (die Affen).

—Mais que joue-t-on au théâtre Grand-Ducal?

—Au Grand-Théâtre, vous avez l'exposition de l'industrie du duché de Nassau....

Imaginez, mon cher Dumas, la déception d'un voyageur qui cherche à tout prix une pièce à analyser, des acteurs à critiquer, et qui se voit réduit à juger une exposition de l'industrie.

On prend son billet au bureau, moyennant douze kreutzers. —Il y a d'abord, dans le foyer des acteurs, une salle de machines, des charrues, des métiers, une presse à bras et une presse mécanique ..., puis des coffres-forts:—il paraît qu'on a de l'argent dans ce pays-là.

On arrive ensuite au grand foyer. Première salle: jardinières, poterie, savons et bottes. J'y ai remarqué principalement un poêle monumental, élevé à la mémoire de trois poëtes, et surmonté par la figure gracieuse de Thalie.

Voilà de ces idées dont il faut se garder de sourire; les Allemands ont chez eux des figures de dieux et de grands hommes multipliés comme les lares des Romains; c'est le poêle, généralement, qui, dans ses détails, représente ce culte inoffensif.—Il en est d'immenses, comme au château de Rastadt, où l'on admire tout l'Olympe en porcelaine de Saxe, avec les poëtes du temps, qu'Apollon aide à gravir la montagne divine. Ce poêle vaut simplement cent mille florins.

On voit aussi là une pendule à sonnerie, commandée par le sultan. C'est le carillon de Dunkerque en petit. J'ai eu le malheur d'entendre sonner midi dans cette salle, consacrée principalement à l'horlogerie. Depuis la pendule à colonnes importée de Paris, jusqu'au simple coucou de la forêt Noire, en passant par les mille combinaisons des inventeurs secondaires, on entendait résonner toutes les harmonies possibles de l'acier frappant sur l'airain. Je me suis enfui vers la salle consacrée aux cuirs.

C'est là le triomphe de l'industrie de Nassau. La sellerie offre de beaux échantillons de harnachements, dont pourront profiter nos modernes chevaliers. On fabrique aussi, à Wiesbaden, des meubles en laque de Chine, dont les amateurs feront bien de se méfier. C'est presque du chinois pur. —J'ai remarqué aussi des lyres perfectionnées, des pipes en corne de cerf, et des oiseaux imités en cire.—Quelques pianos reproduisent dans la dernière salle, sous les doigts des personnes chargées de les vendre, l'effet des pendules qu'on avait entendues en entrant.

Je me suis rendu, au sortir de cette exposition dramatique, à la maison de conversation, située au fond d'une place entourée de galeries, où l'on étale d'autres produits commerciaux vendus généralement par de jolies filles coiffées du chapeau tyrolien. On entre ensuite au cabinet de lecture; là, j'ai trouvé les journaux français qui avaient paru l'avant-veille de mon départ.

—Le jeu est fait, rien ne va plus!

Telle est la phrase que j'ai entendue dans les salons. Je me suis échappé à travers les jardins, qui, du reste, sont délicieux.

Au café de la Kursaal, on m'a dit que le prince avait l'habitude de parcourir en calèche, à sept heures, les allées de la promenade. Mais il commençait à pleuvoir, et, craignant de ne pas jouir du seul spectacle encore possible à Wiesbaden, celui de la légitimité passant en revue ses derniers fidèles, j'ai pris le chemin de fer de Francfort.

La ville n'a guère changé malgré les révolutions; les promenades qui l'entourent depuis 1815, et qui remplacent ses fortifications, ont seules gagné de l'ombrage et de la fraîcheur. Arrivé le soir, j'étais, du reste, plus avide de spectacle que de promenades, et je me suis informé bien vite de ce qu'on jouait au grand théâtre.—On jouait Faust avec la musique de Spohr.

Nous avions si souvent discuté ensemble sur la possibilité de faire un Faust dans le goût français, sans imiter Gœthe, l'inimitable, en nous inspirant seulement des légendes dont il ne s'est point servi,—que, malgré l'heure avancée, je me hâtai d'aller voir au moins la seconde partie de l'opéra.

Il était huit heures, et le spectacle finissait à neuf.

Vous rappelez-vous cette grande salle, située au bout des allées de la promenade, et où nous avons vu représenter Griseldis, dans la loge de la famille Rothschild?... C'était beau, n'est-ce pas, cette pièce héroïque, qui a été en Allemagne le dernier soupir de la tragédie? Et quelle émotion l'actrice inspirait, même à ceux qui ne comprenaient pas la langue! et quel drame populaire que celui-là, dans lequel une reine est obligée, au dénoûment, de demander pardon à la fille d'un charbonnier!

La salle, cette fois, était garnie d'une foule plus compacte et plus brillante que celle que nous avions vue assister à Griseldis. C'est qu'ici comme partout la musique exerce l'attraction principale. La salle est fraîchement restaurée, jaune et or,—et l'on voit toujours au-dessus du rideau l'horloge qui, continuellement, indique l'heure aux spectateurs: attention toute germanique.

Lorsque j'entrai, on en était à cette scène de bal où l'on danse une sarabande dans laquelle chacun tient un flambeau à la main; rien n'est plus gracieux et plus saisissant. Chaque couple s'éloigne ensuite et disparaît tour à tour dans la coulisse, et le nombre des flambeaux diminuant ainsi, amène peu à peu l'obscurité, image de la mort. Puis le tamtam résonne et le diable paraît.

Quelle entrée! Alors éclate un chant de basse moitié mélancolique et moitié sauvage, tour à tour énergique et chevrotant, avec des modulations finales dans le goût du XVIIIe siècle, qu'interrompent des accords stridents. L'acteur a laissé quelque chose à désirer dans l'exécution de ce morceau, développé à la manière de l'air de la Calomnie. La musique de Spohr rappelle beaucoup celle de Mozart. Ayez soin, si jamais vous mettez à la scène un Faust, comme je crois que vous en avez l'intention, de faire le diable très-rouge de figure; c'est ainsi qu'on le représente en Allemagne, et cela est d'un bon effet.

Ensuite, j'admirai la facilité des changements à vue: une toile qui tombe et deux pans de coulisse qui avancent, voilà tout, excepté dans les décorations compliquées. Nous étions tout à l'heure dans un palais, nous voilà dans une rue; puis voici la campagne éclairée des feux du soir. Faust roucoule son amour à la blonde enfant qu'il aime, et le diable ricane dans le fond, avec une ariette de vieux buveur.

Nous passons à une salle gothique: quatuor magnifique qui finit par devenir une quintette.—Toute la salle éclate de rire. Qu'est-ce donc? C'est le diable qui vient d'entrer avec un costume de jésuite; la ville protestante de Francfort se permet cette allusion irrévérente. Le visage rouge du diable se découpe comme un as de cœur entre la souquenille et le chapeau noirs. Mais ce n'est plus le temps de rire; l'heure sonne au cadran du ciel; Méphistophélès fait un signe; un démon entièrement rouge sort de terre et pose la main sur Faust: le diable de la pièce est trop grand seigneur pour l'emporter lui-même. Puis l'œil plonge dans les cavernes souterraines; une pluie de fusées tombe du cintre ... et le spectacle est terminé ... à neuf heures. Un théâtre qui a une horloge est un théâtre consciencieux. Aussitôt que la représentation dépasse l'heure de quelques minutes, on siffle. Je vous recommande aussi cela comme amélioration à introduire chez nous.

Il n'y a rien à tirer du libretto que Spohr a réchauffé des sons de sa musique; mais, à ce propos, je veux vous entretenir de quelques recherches que j'ai faites sur ce personnage, en traversant les Pays-Bas pour me rendre ici. Faust, pour un grand nombre d'érudits, est le même que le Johann Fust, dont le nom brille entre ceux de Gutenberg et Faust Schœffer, autour du célèbre médaillon des éditions stéréotypes. Il y a trois têtes barbues qu'on a réunies, ne sachant au juste laquelle des trois avait réellement inventé cette terrible machine de guerre appelée la presse.

Strasbourg célèbre Gutenberg; Mayence célèbre Faust. Quant à Schœffer, il n'a jamais passé que pour le serviteur des deux autres. Faust était orfèvre à Mayence; Gutenberg, simple ouvrier, l'aida dans sa découverte, et cette union du capitaliste inventeur avec le travailleur ingénieux produisit ce dont nous usons et abusons aujourd'hui.

Faust était, dit-on, le gendre de Laurent Coster, imagier à Haarlem. Ce dernier avait déjà trouvé l'art d'imprimer les figures des cartes. Faust eut l'idée de tailler sur bois les légendes, c'est-à-dire les noms de Lancelot, d'Alexandre et de Pallas, qui, jusque-là, avaient été écrites à la main. Cette pensée en fit naître encore une autre chez Faust, ce fut de sculpter des lettres isolées, en bois de poirier, afin d'en former facultativement des mots. Gutenberg, chargé d'assembler ces lettres, eut, à son tour, l'idée de les faire fondre en plomb, et Schœffer, le travailleur en sous-ordre, qui, à ses moment perdus, était vigneron, conçut la pensée d'employer, pour la reproduction nette des caractères, une sorte de machine établie dans le système du pressoir qui foule les raisins.

Telle fut la triple combinaison d'idées qui sortit de ces trois têtes, semblable dans ses résultats aux trois rayons tordus de la foudre de Jupiter.

Rentrerons-nous dans le roman en admettant la légende qui suppose que Faust, s'étant ruiné dans les premiers frais de son invention, se donna au diable afin de pouvoir l'accomplir? Ceci est probablement une invention des moines du temps, irrités, et de l'effet prévu de l'imprimerie et du tort qu'elle leur faisait dans leurs intérêts comme copistes de manuscrits.

Voici comment quelques auteurs supposent que Faust conçut l'idée de la reproduction des lettres.—En sa qualité d'orfèvre, il avait été chargé d'exécuter les fermoirs d'une Bible, dont le supérieur d'un couvent voulait faire présent à l'évêque de Mayence.

Il se rendit au couvent pour remettre son travail et se faire payer. On le fit attendre dans une salle, dont le centre était occupé par une vaste table, autour de laquelle une vingtaine de moines travaillaient assidûment.

A quoi travaillaient ces moines? Ils s'occupaient à gratter des manuscrits grecs et latins pour les rendre propres à subir une écriture nouvelle. Faust jeta les yeux sur un Homère dont les premières lignes allaient disparaître....

—Malheureux! dit-il au moine, que veux-tu écrire à la place de l'Iliade?

Et ses yeux tombaient attendris sur le vers qu'on peut traduire ainsi:

Il s'en allait le long de la mer retentissante.

En ce moment, le supérieur entrait. Faust lui demanda à quel usage on destinait ces feuilles quand elles seraient grattées.

Il s'agissait de reproduire un livre de controverse, Thomas A'Kempis ou quelque autre. Faust ne demanda d'autre prix de son travail que ce manuscrit qu'il sauva ainsi de la destruction. Les moines sourirent de sa fantaisie et de sa simplicité. Il fallait un écrit pour qu'il pût sortir du couvent avec le livre. Le prieur le lui donna obligeamment, et imprima son cachet sur le parchemin. Un trait de lumière traversa l'esprit de l'orfèvre, il pouvait s'écrier: Eurêka! comme Archimède. Et combien il faut reconnaître la main de la Providence dans la combinaison de deux idées, quand on songe que, depuis des milliers d'années, on avait imprimé des sceaux et des cachets avec légendes, des inscriptions même (comme on en a retrouvé à Pompéi), qui servaient à marquer les étoffes! Faust concevait la pensée de multiplier les lettres et les épreuves pour reproduire la parole écrite.

Faust emporta, comme la proie de l'aigle, le manuscrit et l'idée. Cette dernière ne se présentait pas encore nettement à son esprit.

—Quoi! se disait-il, il peut dépendre de l'ignorance ou de l'intention funeste de quelques couvents de moines de détruire à tout jamais la tradition intelligente et libre de l'esprit humain! Les chefs-d'œuvre des philosophes et des poëtes, qu'ils appellent profanes, pourraient entièrement périr par le crime d'un fanatisme aveugle, comparable à celui qui anéantit jadis la bibliothèque d'Alexandrie! L'ordre d'un pape tel que Borgia, qui règne à Rome, suffirait pour faire exécuter cela dans toute la chrétienté; car les moines sont à peu près les seuls dépositaires de ces trésors qu'ils prétendent conserver....

En se répétant cela, en serrant contre sa poitrine l'Homère qu'il venait de sauver, et qui peut-être était le dernier, Faust rêvait à la reproduction du cachet du supérieur, à la possibilité de graver des pages entières de lettres en relief qui viendraient se marquer sur des tablettes ou sur du vélin. Rentré dans sa maison et en proie aux combinaisons de son esprit, il ne songeait pas que la misère et le désespoir, cortége ordinaire du génie, venaient d'y pénétrer avec lui.

Peut-être est-ce l'idée de cette scène du barbet noir que Faust rencontre dans une promenade, et qui, une fois dans sa chambre, grandit jusqu'au plafond et révèle l'esprit du mal.

Tout le monde connaît les souffrances de l'inventeur, si admirablement décrites par Balzac dans la Recherche de l'absolu et dans Quinola. Celles de Faust, si l'on en croit les légendes, ne le cédèrent à aucun autre. Persécuté en Allemagne, il vint à Paris avec sa première Bible imprimée, et se présenta à Louis XI, qui d'abord l'accueillit bien. Mais le fanatisme guettait sa proie; on parvint à le faire passer pour sorcier, et il faillit être brûlé en place de Grève, pour avoir vendu des Bibles entièrement semblables l'une à l'autre, et qui n'avaient pu être exécutées que par artifice diabolique....

C'est comme magicien que les légendes répandues ou fabriquées par les moines le considèrent principalement. Il en existe d'innombrables, tant en Allemagne qu'en France, où la Bibliothèque bleue a réuni ses exploits principaux. Le plus curieux de tous est celui qui consiste à avoir avalé sur une route une voiture de foin qui gênait son passage,—avec les chevaux et le cocher.

Il y a aussi la scène de fantasmagorie à la cour de l'empereur d'Allemagne, dans laquelle ce dernier prie l'enchanteur de le faire souper avec Alexandre, César et Cléopâtre; ce qui, dit-on, eut lieu en effet.

Gœthe s'est servi, dans le second Faust, de cette anecdote, en la modifiant et en faisant apparaître Hélène; ce qui appartient encore à la tradition primitive. On se demande pourquoi celle-ci suppose unanimement que Faust avait commandé au diable de ressusciter pour lui la belle Hélène de Sparte dont il eut un fils, et avec laquelle il vécut vingt-quatre ans, aux termes de son pacte? Peut-être est-ce le souvenir de l'anecdote relative au manuscrit de l'Iliade qui conduisit à cette idée. L'admirateur d'Homère devait être en esprit l'amant d'Hélène.

Dans le Faust primitif qui se joue en Allemagne, sur les théâtres de marionnettes, on voit paraître ce personnage d'Hélène. Là, le diable s'appelle Gaspard, et un duc de Parme y joue le rôle de l'empereur, qu'on n'aurait pas sans doute laissé représenter sous forme de pantin.

On peut citer encore le roman de Klinger, sur Faust, écrit très-spirituellement à la manière de Diderot, et dans lequel on voit Faust porter son invention dans toutes les cours de l'Europe, sans réussir à autre chose que se faire rouer, pendre ou brûler, ce dont le diable le sauve toujours au dernier moment, en vertu de leur pacte. Dans chacun des pays où il se réfugie tour à tour, il ne voit que meurtres, débauches et iniquités; en France, Louis XI; en Angleterre, Glocester; en Espagne, l'inquisition; en Italie, Borgia.... Si bien que le diable lui dit:

—Quoi! tu te donnes tant de peine pour ce misérable genre humain?

—Pour le sauver! pour le transformer!... s'écrie Faust; car l'ignorance est la source du crime.

—Ce n'est pas, répond le diable, ce qui se dit dans l'histoire du pommier....

Il n'est pas dans tout cela question de Marguerite; c'est que Marguerite est une création de Gœthe, et même le type d'une femme qu'il avait aimée. Cette figure éclaire délicieusement toute la première partie de Faust, tandis que celle d'Hélène, dans la seconde partie, est généralement moins sympathique et moins comprise, quoiqu'elle appartienne exactement à la tradition.

Il y a encore à Francfort un autre théâtre qu'on appelle Théâtre d'été; on y jouait ce même jour une pièce en deux actes sur la jeunesse de Voltaire. L'affiche annonce que les spectateurs sont à couvert contre le soleil et la pluie, ce qui indique que c'est une sorte de théâtre forain.


II—LA STATUE DE GŒTHE

Vous comprenez, mon ami, combien j'ai été heureux en me levant, le lendemain matin, de rencontrer sur cette même place du théâtre, au milieu des arbres, un monument qui n'existait pas lorsque nous nous trouvions ici ensemble: la statue colossale de Gœthe, par Schwanthaler.

La place aussi, qui était appelée auparavant place de la Comédie, s'appelle aujourd'hui Gœthe-Platz. Francfort n'a dans ses murs que deux statues, celle de Gœthe et celle de Charlemagne: la première en bronze, l'autre en pierre rouge du Rhin.

Gœthe a été représenté dans l'attitude de la méditation, appuyé du coude sur un tronc de chêne autour duquel s'enlace la vigne. La composition est fort belle, ainsi que celle des bas-reliefs qui entourent le piédestal. On voit sur la face du devant trois figures, qui représentent la Tragédie, la Philosophie et la Poésie; sur les autres côtés, les principales scènes de ses drames, de ses poëmes et de ses romans. Werther et Mignon occupent une face entière, l'un ayant au bras Charlotte, l'autre accompagné du vieux joueur de harpe.

Après avoir admiré la statue, je suis allé voir la maison de la rue du Marché-aux-Herbes, où le poëte est né il y a juste cent un ans. Elle est indiquée par une plaque de marbre qui porte qu'il était né là le 28 août (august en allemand) 1749. Au-dessus de la grande porte, on voit un ancien écusson armorié, dont le champ d'azur, par un singulier hasard, porte une bande semée de trois lyres d'or.

Je suis entré dans la maison, et j'ai pu voir encore la chambre du poëte, avec sa petite table, ses chaises couvertes de vieux velours d'Utrecht, ses collections d'oiseaux, et le cadre où il a lui-même placé en évidence son brevet de président de la Société minéralogique de Francfort, dont il s'honorait plus que de tous ses autres titres.—En regardant du haut de ce troisième étage, qui donne à gauche sur une cour étroite, et à droite sur quelques toits entremêlés d'arbres, mais presque sans horizon, on comprend cette phrase de Faust:

«Et c'est là ton monde!... Et cela s'appelle un monde! »

Les escaliers sont immenses, et, à chaque étage, on remarque d'immenses armoires sculptées dans le style de la Renaissance.

Je n'ai voulu qu'indiquer ici les deux points extrêmes de la vie du grand poëte, sa misère primitive en regard de la splendeur où se termina sa destinée.

Mais je ne vous ai pas encore dit le but de mon voyage. Je vais voir à Weimar les fêtes qui célèbrent après cent ans l'anniversaire de la naissance de Herder, l'ami de Gœthe. Le temps me presse.

Je n'ai pu donner qu'un coup d'œil d'admiration et de regret à cette belle promenade du Meinlust, où se croisent les allées d'ébéniers et de tilleuls qui bordent le fleuve. Au delà, le faubourg de Sachsenhausen étend, le long de la rive opposée, une ligne de blanches villas se découpant dans la bruine et dans la verdure des jardins.

Les flottes pacifiques du Mein fendent au loin la surface unie des eaux, enflant à la brise du soir ces voiles gracieuses, qui rendent si pittoresques l'aspect des grands fleuves d'Allemagne. Un adieu encore à la cathédrale de Francfort, à cet édifice si curieux du Rœmer, où l'on voit les trente-trois niches de trente-trois empereurs d'Allemagne, établies d'avance avec tant de certitude par l'architecte primitif, qu'il serait impossible d'y loger un trente-quatrième César.

Victor Hugo a tracé une peinture impérissable de cette ville si animée et si brillante. Je me garderai d'essayer le croquis en regard du tableau. Aussi bien, quelque chose d'attristant plane aujourd'hui sur la cité libre, qui fut si longtemps le cœur du vieil empire germanique. J'ai traversé avec un sentiment pénible cette grande place triangulaire dont le monument central est un vaste corps de garde, et où l'on a rétabli les deux canons de bronze qui continuent à menacer Francfort et qui ne l'ont jamais défendu. J'ai jeté un dernier regard sur la verdoyante ceinture de jardins qui remplacent les fortifications; puis je suis allé prendre mon billet à l'Eisenbahn (chemin de fer) de Cassel.

Ce chemin de fer est une déception. On vous promet de vous faire arriver à Cassel directement et sans secousse, sauf une légère interruption d'un bout de ligne non terminé que desservent des omnibus.—La locomotive fume, elle crache, elle part.—Les locomotives allemandes ne sont pas douées de la puissance nerveuse que possèdent celles d'Angleterre et de Belgique.... (Je craindrais de faire de la réclame en parlant des nôtres.) Le spirituel écrivain viennois Saphir prétendait que les locomotives allemandes avaient des motifs pour rester in loco; cela tient, je pense, au désir de garder les voyageurs le plus longtemps possible dans cette multitude de petits États souverains qui ont chacun leur douane, leurs hôtels, ou même leurs simples buffets de station dans lesquels le vin, la bière et la nourriture se combinent pour vous donner une idée avantageuse des productions du pays. Dans les voitures, on fume; dans les stations, on boit et on mange. C'est toujours par ces deux points essentiels qu'il a été possible de dompter les velléités libérales de ce bon peuple allemand.

A dix heures, après nous être suffisamment amusés sur ce brimborion de chemin de fer, nous arrivons à la station des omnibus intermédiaires. On charge les bagages; on prend place dans un berlingot à rideaux de cuir, qui doit remonter au temps du baron de Thunder-ten-Tronck, et qui a peut-être servi de calèche à la belle Cunégonde. J'ai trouvé là, du reste, une fort aimable société d'étudiants, vêtus du costume classique: pantalon blanc collant, bottes à l'écuyère, redingote de velours à brandebourgs de soie, pipe à long tuyau emmanchée d'un fourneau en porcelaine peinte, qui fonctionne abondamment. J'entendais retentir à tout propos dans la conversation le nom de M. Hassenpflug, qu'ils prononçaient Hessenfluch (malheur de la Hesse). L'Allemagne aime beaucoup les calembours par à peu près.

A minuit, on changea de voiture dans un village, en nous laissant une demi-heure sur le pavé, par une pluie très-fine. Deux heures plus tard, nous sommes encore transvasés dans une nouvelle patache, et une autre fois encore, vers trois heures du matin. A six heures, nous descendions à Marburg.


III—EISENACH

Nous voilà enfin sur un nouveau chemin de fer qui appartient au territoire de la Hesse. Le nom de M. Hassenpflug revient plus fréquemment encore, criblé d'imprécations cette fois par des bourgeois, non moins bruyants dans leur haine que les étudiants. Cependant, ces cris s'évaporaient en fumée à travers les nuages des longues pipes, et, quand j'arrivai à Cassel, je trouvai à cette petite ville l'aspect morne et paisible que présentait Paris l'avant-veille de la révolution de Juillet. On fumait, on consommait beaucoup de bière, mais on ne dépavait pas.

Cassel est une ville monotone, avec un château qui semble une caserne, des églises surmontées de clochers aigus, couverts d'ardoises, quelques-uns renflés en boule, comme si l'on y avait enfilé d'énormes oignons. Je ne pensai pas que le spectacle d'une révolution commençante, mais pacifique, valût ce que j'allais voir, c'est-à-dire l'inauguration de la statue de Herder et la fête de Gœthe, à Weimar.—Je repris le chemin de fer pour Eisenach.

Mon esprit, agité par les conversations révolutionnaires de la nuit, reprenait du calme en franchissant les limites de ce beau pays de Thuringe, séjour d'une population intelligente et plein de souvenirs poétiques et légendaires.

A Eisenach, on s'arrêta trois heures. C'était juste le temps qu'il fallait pour aller visiter le château de la Wartburg, deux fois célèbre par les anciennes luttes de chant et de poésie des minnesingers (ménestrels), et par le séjour de Luther, qui y trouva à la fois un abri et une prison.

Après avoir traversé la petite ville d'Eisenach, simple localité allemande, dépourvue de beautés artistiques, on voit le terrain s'élever. Une verte montagne, couverte de chênes, qu'on avait aperçue de loin, s'ouvre à vous par une longue allée de peupliers d'Italie, entremêlés de sorbiers dont les grappes éclatent dans la verdure comme des grains de corail. Après une heure de marche, on aperçoit le vieux château de la Wartburg, dont les bâtiments, construits en triangle, n'offrent aucune recherche d'architecture, aucun ornement. Il faut se contenter d'admirer la hauteur des murailles grises se découpant sinistrement sur la verte pelouse qui l'entoure, et commandant au delà des vallées profondes.

L'intérieur n'a de curieux qu'un musée d'armures anciennes, et les deux salles gothiques où l'on retrouve les souvenirs de Luther: la chapelle, avec la haute tribune où il prêchait la réforme, et le cabinet de travail où il passa trois jours en extase et où il jeta son encrier à la tête du diable. On montre toujours l'encrier et la tache d'encre répandue sur la muraille.... Mais le diable, intimidé par la malice des esprits modernes, n'ose plus se faire voir de notre temps!

Deux heures après, j'avais traversé Gotha et Erfurth. L'aspect d'une vallée riante, d'un groupe harmonieux de palais, de villas et de maisons, espacés dans la verdure, m'annonça la paisible capitale du grand-duché de Saxe-Weimar.


IV—LES FÊTES DE WEIMAR— LE PROMÉTHÉE

«Commençons par les dieux....» Le 25 august, comme disent les Allemands,—et nous savons aussi que Voltaire donnait ce nom au mois d'août,—a été le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de Weimar, en commémoration de la naissance de Herder et de la naissance de Gœthe. Un intervalle de trois jours seulement sépare ces deux anniversaires; aussi les fêtes comprenaient-elles un espace de cinq jours.

Un attrait de plus à ces solennités était l'inauguration d'une statue colossale de Herder, dressée sur la place de la cathédrale. Herder, à la fois homme d'Église, poëte et historien, avait paru convenablement situé sur ce point de la ville. On a regretté cependant que ce bronze ne fit pas tout l'effet attendu près du mur d'une église. Il se serait découpé plus avantageusement sur un horizon de verdure, on au centre d'une place régulière.

Arrivé un jour trop tard pour voir l'inauguration de la statue, à cause du retard éprouvé sur le prétendu chemin de fer de Francfort à Cassel, j'ai pu du moins admirer cette statue et assister aux fêtes des jours suivants. Je dois donc, pour atteindre une complète exactitude, traduire la relation détaillée de cette cérémonie, qui doit intéresser les artistes ainsi que les littérateurs.

L'Allemagne élève tous les jours de nouveaux monuments destinés à glorifier et à populariser ses hommes les plus remarquables. Ce fait peut être attribué, en partie, à l'impulsion énergique donnée par le roi Louis de Bavière à tous les arts, mais en particulier à la sculpture, et qui ne se borna point aux frontières de ses États.

Il voulut faire surgir des œuvres d'art assez durables pour représenter aux siècles futurs les siècles passés; et ceux en qui la nature avait déposé l'étincelle inspiratrice vinrent exécuter de si belles résolutions. Savons-nous si, sans être secondé par la volonté et les immenses sacrifices que ce souverain faisait aux arts, Schwanthaler eût pu faire connaître au monde toute la portée de son génie? Autour de cet illustre maître, Munich vit avec orgueil se grouper bientôt d'autres artistes distingués, et bientôt aussi tous les pays de l'Allemagne, enviant à la Bavière de telles richesses, essayèrent de suivre son noble exemple. Ils ornèrent leurs grandes villes de monuments, et souhaitèrent, avec un juste discernement, qu'elles fussent d'abord honorées par les produits de la statuaire, rappelant le souvenir des grands hommes qui les avaient illustrées. Peu à peu tous les héros se virent ressuscités et dominèrent, du haut de leur piédestal, les lieux qu'ils avaient enrichis de leur célébrité.

Entre toutes les villes de l'Allemagne, il en était une d'importance politique très-secondaire, mais qui, par un concours de circonstances qu'avait provoquées le génie d'un grand prince, comme l'était Charles-Auguste, ayant acquis un immortel renom, s'élevait, dans la sphère intellectuelle, au-dessus des plus grandes capitales, et avait mérité le surnom de Nouvelle Athènes.

A cette ville s'adjoignait l'université d'Iéna, placée à sa porte, et dont les nombreuses chaires avaient retenti de la parole des plus hautes illustrations scientifiques et littéraires de ce pays, durant les dernières années du siècle précédent et les premières de celui-ci. Invitées, encouragées par l'hospitalité généreuse d'un souverain qui eût pu donner son nom à son époque, les supériorités de tout genre que l'Allemagne possédait, s'étaient longtemps rencontrées, comme hôtes constants ou comme visiteurs passagers, dans la verdoyante enceinte de Weimar.

Cette ville semblait donc devoir être une des premières favorisées par l'empressement que les populations témoignaient à ériger des statues à leurs grands hommes. Il n'en fut pourtant pas ainsi. Il est vrai que, dans le nombre des rares génies qui passèrent leur vie à Weimar, il en est peu qui y aient vu le jour. Néanmoins, comme Weimar s'était si fièrement passée de leur gloire, il était assez simple de s'attendre qu'elle songerait à remplir les charges attachées à tous les bénéfices; et nous ne sommes sans doute pas les premiers à remarquer avec étonnement que les statues de Schiller et de Gœthe s'élevaient à Stuttgard et à Francfort, avant que le moindre monument fût placé à Weimar, en souvenir d'aucun des hommes auxquels cette ville doit sa renommée. Son prince lui-même, ce Périclès, ce Médicis de l'Allemagne, ne fut point réveillé de son cercueil, et rendu à la vie et au respect de ses sujets.

La loge franc-maçonnique de Darmstadt résolut, il y a quelques années, de combler ce vide, en partie du moins: elle ouvrit une souscription pour une statue de Herder. On s'adressa aussitôt à un des artistes les plus distingués de Munich, et M. Schaffer fut chargé d'en faire le dessin.

Ici, nous ne saurions faire autrement que de rappeler encore le généreux amour de l'art, l'intelligente entente du sentiment national, dont le roi Louis de Bavière fit si souvent preuve, et de citer un trait qui mérite d'être connu. En visitant un jour l'atelier de M. Schaffer, il y vit le dessin de la statue de Herder, et, après l'avoir examiné, il répéta plusieurs fois avec humeur le mot Trop petit! trop petit! Peu de temps après, le roi revint, demanda à revoir l'esquisse, et répéta les mêmes paroles. L'artiste lui fit remarquer que la statue devait avoir neuf pieds de haut, et que les proportions paraissaient répondre aux exigences habituelles de pareils monuments.

—Vous ne me comprenez pas, reprit le roi; si elle était deux fois plus haute, ce serait encore trop petit. Il faut pour Weimar un groupe représentant Charles-Auguste entouré des quatre grands poëtes qui furent les astres de son règne, et, si on vous le commande, vous pouvez assurer que, pour ma part, je me charge des frais du bronze et de la fonte de ce monument.

Comment se fait-il qu'une si noble proposition soit restée sans réponse, et que Weimar n'ait pas concentré toutes ses ressources sur le devoir qui lui était fait de contribuer à un si patriotique dessein? C'est une de ces énigmes dont la solution ne sera point recherchée.

La souscription proposée et ouverte par les francs-maçons pour la statue de Herder se propagea avec activité et par le concours de toute l'Allemagne, ainsi que par celui de tous ses enfants disséminées dans les pays les plus éloignés, et jusqu'en Amérique. Elle atteignit une somme suffisante: dès que le chiffre fut obtenu, la statue dut être coulée par M. Schaffer, qui la termina au printemps de cette année. Nous l'avons longtemps contemplée, c'est-à-dire longtemps admirée, la couleur du bronze est trop claire et peut-être trop éclatante. Le piédestal est en marbre de Thuringe, d'une teinte verdâtre, et porte le nom et la date de la naissance et celle de la mort du poëte. Au dessous, on lit encore ces mots: Von Deutschen allen Landen. (Erigée par les Allemands de tous les pays.) La statue est très-heureusement conçue, et l'auteur l'a empreinte d'une rare noblesse. Il a réussi à rendre, en l'idéalisant, le caractère de son modèle, dans l'attitude qu'il a donnée à son corps, et dans l'expression qu'il a imprimée à son visage. Le jour anniversaire de la naissance du poëte, 25 août, fut fixé pour l'inauguration du monument: cette date précède de peu celle du 28 août, que toute l'Allemagne avait célébrée l'année dernière, comme étant le centième anniversaire de la naissance de Gœthe.

Weimar, comme patrie adoptive de ces deux grands hommes et de tant d'autres célébrités, avait réuni toutes les forces dont elle disposait pour célébrer la mémoire de Herder, et commémorer une fois de plus celle de Gœthe. On fixa donc pour cette époque la représentation de quelques œuvres dramatiques, et l'exécution de grandes compositions lyriques; car cette ville, possédant actuellement une des renommées musicales les plus brillantes de notre temps, le principal intérêt de ses habitants se concentre sur le développement qu'y acquiert la musique. Ce développement est dû à la protection que lui accorde une souveraine qui possède cet art, dit-on, à un haut degré, et qui, instruite de tous ses secrets, peut en apprécier et en goûter tontes les grandeurs, toutes les beautés, toutes les finesses, ainsi qu'à l'intelligente et infatigable activité que Liszt déploie pour amener les faibles ressources qu'il a trouvées dans cette ville à produire tout ce qu'il est possible de leur demander. L'attrait que ces fêtes pouvaient offrir aux étrangers reposait encore, cette année comme la précédente, sur le festival dont elles devaient être l'occasion. L'inauguration de la statue de Herder a eu lieu le 25 au matin. La garde nationale et toutes les corporations de la ville ont défilé en nombre imposant. La place était remplie d'une foule silencieuse et émue. Quelques discours furent prononcés, celui du conseiller Scholl, président du comité, qui s'était occupé de cette entreprise, fut seul entendu: les paroles des autres orateurs furent complètement perdues pour tous ceux qui ne les entouraient pas immédiatement, et surtout pour la famille souveraine à laquelle elles s'adressaient souvent, et qui, d'une tribune située de l'autre côté de la place, n'en pouvait certes distinguer un seul mot. Le dernier de ces discours fut celui du conseiller docteur Hom, collègue et ami de Herder, et dont l'âge, par conséquent, ne pouvait guère permettre une haute élocution. A cet instant, ce fut encore la musique qui fixa le plus l'attention des spectateurs. Le cortége défila aux sons d'une belle marche de Liszt, et la statue fut dévoilée pendant qu'on chantait un chœur composé par lui sur des vers écrits par le conseiller Scholl, qui paraphrasaient, avec une heureuse ampleur de pensées et de sentiments, la devise adoptée par Herder, gravée sur sa tombe et inscrite sur le rouleau que la statue tient dans sa main droite: Lumière, vie, amour.

L'effet de ce chœur fut saisissant, et le temps de sa durée, le plus émouvant de la cérémonie. Les paroles que chacun lisait trouvaient une si puissante vibration dans ces accords longuement modulés, que tous les cœurs tressaillirent.... La statue de Herder est posée très-près de l'église cathédrale, et ne ressemble pas mal à celle d'un saint quelque peu sorti de sa niche. Le choix de cet emplacement nous a paru peu heureux. L'église cathédrale possède déjà les cendres de ce prédicateur qui fit si souvent retentir ses voûtes de sa voix d'une persuasive douceur. Mais on pourrait croire à une étrange méprise sur le génie poétique et philosophique de cet écrivain, de la part de ceux qui se sont le plus ardemment occupés de sa glorification, en le voyant adossé aux murs d'un temple dans lequel il n'enfermait ni sa pensée, ni sa croyance. Cet esprit amoureux du mythe, du symbole, de l'allégorie, de l'emblème, se fût trouvé peu à l'aise, s'il avait dû à jamais borner ses rêveries poétiques et ses spéculations philosophiques par l'infranchissable enceinte d'un dogme positif, tel que le représente nécessairement un autel, un prêtre, un rite. Nous aurions cru plus appropriée à son génie une place de la ville plus fréquentée que ne l'est celle qui a été choisie. Humanité, tel est le mot par lequel on est convenu de résumer toute la direction de sa pensée et de ses sentiments. Lumière, vie, amour, telle fut sa devise. Dans aucun de ces mots, d'une si vague application, ne se trouve résumée clairement la foi aux mystères chrétiens, telle qu'on s'attend à la trouver dans ceux dont l'image ne doit point quitter les saints murs d'une église.

Quittons maintenant la statue de Herder, pour arriver à l'exécution du Prométhée, vaste composition doublement lyrique, dont les paroles, écrites jadis par Herder, ont été mises en musique par Liszt. C'était l'hommage le plus brillant que l'on pût rendre à la mémoire de l'illustre écrivain.

Dans la journée, la chambre de Herder fut ouverte au public. On y voyait trois portraits du poëte, le représentant à différents âges et entourés de fleurs; son pupitre, meuble chétif de bois peint en noir, sa Bible aux fermoirs d'or avec son chiffre, et les signets encore placés par sa main. Dans une boîte sous verre, on avait réuni des objets qui lui avaient appartenu, ses dernières plumes, un bonnet brodé, sorti des mains de la duchesse Amélie, et des vers pour sa femme, qu'il avait dictés à ses enfants.

On voyait dans la cérémonie un cortége d'enfants, parmi lesquels marchaient les petits-fils de ses fils; car la naissance de Herder remonte à plus d'un siècle.—Mais l'Allemagne, bonne mère, n'oublie rien de ce qui peut ajouter de l'éclat ou de la grâce au culte de ses grands hommes.

Le cortége d'enfants, vêtus de blanc et couronnés de feuilles de chêne, se dirigea vers une place, située sur le chemin de Weimar à Ellersberg (résidence du prince héréditaire). Ce lieu était la promenade favorite du poëte, et s'appelle aujourd'hui le Repos de Herder.

Le soir du 24, veille de la fête, avait eu lieu au théâtre la représentation de Prométhée délivré, poëme de Herder qui n'avait pas été écrit pour la scène, mais dont Liszt avait mis en musique les chœurs, en faisant précéder l'ouvrage d'une ouverture. Les vers du poëme étaient déclamés. Le succès de cette représentation fut immense, et Liszt a été prié de transformer cette œuvre en une symphonie dramatique complète, qui aura toute l'importance d'un opéra.

N'étant arrivé que le second jour des fêtes, ainsi que je l'ai déjà dit, je n'ai pu assister à la représentation du Prométhée délivré. Il ne me reste que la ressource de traduire une analyse allemande que j'ai tout lieu de croire exacte.

Herder n'écrit jamais pour le théâtre.—Toutefois, on rencontre dans ses ouvrages plusieurs poëmes dialogués, qu'il intitulait Grandes scènes dramatiques. Presque toutes sont empreintes de symbolisme. Dans quelques-unes, chacun des personnages est allégorique. Dans quelques autres, des noms de héros servent à représenter vivement à l'imagination telles ou telles pensées. De toutes ces esquisses, la plus heureuse, sans contredit, est le Prométhée délivré. La figure principale, étant une des plus grandioses conceptions de l'antiquité, domine puissamment tout le groupe d'idées que Herder a rattaché à cette tradition, qui a si vivement frappé les plus grands génies parmi les premiers chrétiens, tels que Tertullien et autres.

L'auteur nous représente d'abord Prométhée seul et souffrant sur son rocher. Comme dans la tragédie d'Eschyle, les océanides arrivent à lui, mais pour se plaindre des hardiesses des hommes, qui domptent les fureurs de tous les éléments, et se rient de leurs obstacles. Prométhée, à ce récit, saisi d'un élan prophétique, voit d'avance leur puissance sur la nature augmenter, s'agrandir et atteindre à une souveraineté qui doit un jour soumettre à leurs désirs toutes les forces du globe, leur domaine. Aux océanides succèdent les dryades, conduites par Cybèle. La terre se plaint de perdre sa beauté virginale, sa richesse première, d'être labourée, éventrée parle soc des charrues, dépouillée par la hache, mutilée par les travaux des hommes. Mais Prométhée prévoit qu'une harmonie suprême succédera à ce désordre transitoire. Il voit dans une sorte d'extase l'humanité chercher, à travers les peines et les douleurs, au milieu des maux et des souffrances de tout genre, une mystérieuse solution, problème de son existence, et il prophétise une ère nouvelle où la nature sera appelée à porter des fruits bénis pour tous ses enfants, sans qu'une sueur aussi amère et un sang aussi généreux viennent incessamment souiller, en les fécondant, ses tristes sillons. Cérès apparaît, et la déesse des moissons, amie des hommes, vient saluer Prométhée et lui parler de cet âge d'or encore à naître.

Un douloureux frémissement saisit le titan prisonnier. A ses regards se déroule la longue suite des tourments qui doivent accabler sa race chérie, avant que cette époque fortunée vienne à luire. Et, dans un cruel désespoir, il ne sent que l'atteinte de tant de désolations. Bacchus vient rejoindre Cérès et offre d'unir, pour consoler tant d'infortunes, les joies de l'inspiration aux bienfaits que répandra la bonne déesse sur ces âpres malheurs. En recevant ce don dangereux, cet Isaïe de la Grèce antique déploie les égarements qui accompagneront, parmi les hommes, les vives lueurs de l'inspiration; et, pendant que son âme est en proie à ce martyre des tristes prévisions, un chœur infernal se fait entendre. Ce sont les voix de l'Érèbe qui doivent rendre leurs victimes; c'est Alcide, l'emblème des forces généreuses, qui descend aux enfers et leur arrache Thésée. Soudain il apparaît avec le héros sauvé, et, apercevant Prométhée, il tue le vautour, il brise les chaînes rivées par Jupiter, l'usurpateur, dont Prométhée ne reconnut jamais le sceptre arbitraire. Le fier supplicié, après sa délivrance, adresse un touchant adieu au roc, témoin de ses longues misères, et Alcide le mène devant le trône de sa mère Thémis. Il contemple enfin la justice suprême, et Pallas, dont la sagesse avait présidé à son œuvre, appelle toutes les Muses pour célébrer et chanter sa gloire.

Il est aisé de voir combien, sous la richesse des pensées qui s'entrelacent dans ces scènes diverses, l'art musical devait trouver de nombreux motifs et de plus nombreuses difficultés. Cette composition poétique est trop courte pour jamais pouvoir être adoptée par le théâtre, d'autant plus que l'action n'est point pour cela assez dramatique. Néanmoins, elle serait trop longue pour former un texte à une œuvre purement musicale. Si nous étions à même d'exprimer notre avis à ce sujet, nous conseillerions volontiers à Liszt de tailler dans cette riche étoffe un de ces oratorios profanes, comme on les appelle en Allemagne, et que nous nommerions symphonies avec chant. Pour cela, il devrait nécessairement raccourcir, modifier les vers mis dans la bouche des divers personnages par le poëte allemand, dont Liszt a conservé intégralement les chœurs, remarquables par leur variété, leur beauté et leur grâce.

Nous avons tout lieu de croire que c'est par une sorte de piété pour la mémoire de Herder qu'on célébrait, que Liszt a voulu faire réciter ce poëme avec une si scrupuleuse exactitude. C'est sous forme de mélodrame que cette œuvre fut représentée le soir du 28 août. Les premiers artistes dramatiques du théâtre en déclamèrent les rôles. La mise en scène était brillante. Le peu de mouvement, l'absence totale de situations passionnées furent heureusement remplacés par un effet de décorations scéniques assez neuf. Les costumes antiques se prêtèrent à de beaux groupes et offrirent à chaque fois un tableau attachant pour les yeux. Le succès de cette représentation devint très-grand.

L'ouverture de Liszt a été considérée par les musiciens, rassemblés à cette solennité, comme une œuvre d'une haute portée. Les vieux maîtres et les jeunes disciples admirèrent surtout un morceau fugué, dont l'impression est grandiose, la structure très-savante, le style sévère et plein de clarté. Le commencement de l'ouverture est aussi sombre que pouvaient l'être les solitaires nuits du prisonnier sur les roches caucasiennes. Les éclats d'instruments en cuivre frappent l'oreille comme le battement des ailes de bronze du vautour fatidique. La première scène de la tragédie d'Eschyle est forcément évoquée devant notre souvenir par ces accords brusques et impérieux, et l'on croit voir la Force brutale, l'envoyée criminelle de Jupiter, rivant les chaînes du bienfaiteur des hommes.

Au silence qui suit cette introduction succèdent des gémissements étouffés que les violoncelles font entendre avec angoisse, jusqu'à ce qu'une phrase, empreinte d'un sentiment ému, comme une prière, comme une piété, comme une promesse, comme une bénédiction, soit suivie d'un morceau largement traité dans le style fugué. Un calme imposant règne dans cette partie et fait ressortir encore davantage la fougue entraînante et la majesté triomphale de la stretta.

Si nous avions à faire une analyse musicale de l'œuvre de Liszt, telle qu'il l'a donnée ce jour-là, il nous serait impossible de ne point parler en particulier de chacun de ses chœurs; nous nous bornons, toutefois, à rendre compte de l'impression générale qu'en a eue le public.

Le chœur des océanides, auquel se joignent les voix des tritons, a rencontré des applaudissements unanimes. Il s'y trouve d'heureux contrastes, des transitions imprévues. Sur une phrase lente et grave, le mot de paix flotte comme un souffle divin, et une solennité d'un caractère religieux empreint l'accompagnement instrumental; après quoi, les fanfares éclatent et les voix se modulent sur un rhythme de marche si mélancolique, que l'oreille l'aspire avidement et le garde longtemps. Les dryades s'avancent comme en silence d'abord, et l'on n'entend qu'un murmure dans les instruments à cordes, si léger qu'il semble un bruissement de feuillage formé par le plus imperceptible souffle. Peu à peu ces sons, à peine distincts, deviennent des mots; mais ils sont si doucement, articulés, le chant est si vaporeux, son accompagnement si diaphane, qu'ils semblent arriver à travers l'écorce des arbres, du fond des calices des plantes, comme un soupir exhalé par une végétation qui emprisonne des âmes.

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