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Voyage en Orient, Volume 2: Les nuits du Ramazan; De Paris à Cythère; Lorely

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[1] Cette étude complète le chapitre IX ci-dessus: la Peinture chez les Turcs. Nous avons pensé que quelques répétitions ne devaient pas nous la faire écarter. (Note des Éditeurs.)

[2] Aujourd'hui, la restauration complète de Sainte-Sophie a été exécutée par MM. Fossati frères. Les mosaïques sont rétablies d'après les dessins de M. Fornari. —Il existe sur cette restauration un très-intéressant travail de M. Noguès.


XIV—LETTRE D'AMROU

L'histoire du calife Hakem a été pour l'auteur un motif de compléter la description du Caire moderne par une description du Caire ancien, animée par les souvenirs de la plus belle époque historique.

Un document qu'il ne faut pas oublier comme première impression de l'Égypte devenue musulmane, c'est la lettre écrite par Amrou ou Gamrou au calife Omar, à l'époque de la conquête de ce pays par les musulmans.

Nous ne pouvons mieux conclure des remarques sur l'Égypte actuelle qu'en la citant. Ce détail nous permet, en outre, de fixer un point d'histoire qui paraît avoir égaré bien des savants. M. Ampère, qui a publié un travail fort étudié et fort important sur l'Égypte, s'est laissé aller à l'erreur commune qui suppose que le calife Omar a fait lui-même le siège d'Alexandrie. On verra, par les faits suivants, que c'est son général Amrou ou Gamrou qui fut chargé de cette expédition. Nous avons conservé ici le vieux style d'un ancien orientaliste, Pierre Vattier, qui rend admirablement le style arabe.

Voici d'abord la lettre qu'écrivit le commandeur des fidèles, Omar, à Amrou ou Gamrou (la langue française ne rend qu'imparfaitement les consonnances de l'arabe):

«De la part de Gabdolle Omar, fils du Chettabe, à Gamrou, fils du Gase. Dieu vous donne sa paix, ô Gamrou! et sa miséricorde et ses bénédictions, et à tous les musulmans généralement. Après cela, je remercie Dieu des faveurs qu'il vous a faites, il n'est point d'autre Dieu que lui, et je le prie de bénir Mahomet et sa famille. Je sais, ô Gamrou, par le rapport qui m'a été fait, que la province où vous commandez est belle et bien fortifiée, bien cultivée et bien peuplée; que les Pharaons et les Amalécites y ont régné; qu'ils y ont fait des ouvrages exquis et des choses excellentes; qu'ils y ont étalé les marques de leur grandeur et de leur orgueil, s'imaginant être éternels, et prenant où ils n'avaient point fait de compte. Cependant, Dieu vous a établi en leurs demeures, et a mis en votre puissance leurs biens et leurs serviteurs et leurs enfants, et vous a fait hériter de leur terre. Qu'il en soit loué et béni et remercié; c'est à lui qu'appartient l'honneur et la gloire. Quand vous aurez lu ma lettre que voici, écrivez-moi les qualités particulières de l'Égypte, tant en sa terre qu'en sa mer, et me la faites connaître comme si je la voyais moi-même. »

Amrou, ayant reçu cette lettre, et vu ce qu'elle contenait, fit réponse à Omar; il lui écrivit en ces termes:

«De la part de Gabdolle, fils du Gase, fils de Vaïl le Saharien, au successeur de l'apôtre de Dieu, à qui Dieu fasse paix et miséricorde, Omar, fils du Chettabe, commandeur des fidèles, l'un des califes suivant le droit chemin, dont j'ai reçu et lu la lettre et entendu l'intention; c'est pourquoi je veux ôter de dessus son esprit la nuée de l'incertitude par la vérité de mon discours. C'est de Dieu que vient la force et la puissance, et toutes choses retournent à lui. Sachez, seigneur commandeur des fidèles, que le pays d'Égypte n'est autre chose que des terres noirâtres et des plantes vertes entre une montagne poudreuse et un sable rougeâtre. Il y a entre sa montagne et son sable des plaines relevées et des éminences abaissées. Elle est environnée d'un penchant qui lui fournit de quoi vivre, et qui a de tour, depuis Syène jusqu'à la fin de la terre et au bord de la mer, un mois de chemin pour un homme de cheval. Par le milieu du pays, il descend un fleuve béni au matin et favorisé du ciel au soir, qui coule en augmentant et en diminuant, suivant le cours du soleil et de la lune. Il a son temps auquel les fontaines et les sources de la terre lui sont ouvertes, suivant le commandement qui leur est fait par son Créateur, qui gouverne et dispense son cours pour fournir de quoi vivre à la province, et il court, suivant ce qui lui est prescrit, jusqu'à ce que, ses eaux étant enflées et ses ondes roulant avec bruit, et ses flots étant parvenus à la plus grande élévation, les habitants du village ne peuvent passer de village en autre que dans de petites barques, et l'on voit tournoyer les nacelles qui paraissent comme des chameaux noirs et blancs dans les imaginations. Puis, lorsqu'il est dans cet état, voici qu'il commence à retourner en arrière et à se renfermer dans son canal, comme il en était sorti auparavant, et s'y était élevé peu à peu. Et alors, les plus prompts et les plus tardifs s'apprêtent au travail; ils se répandent par la campagne en troupes, les gens de la loi que Dieu garde, et les hommes de l'alliance, que les hommes protégent; on les voit marcher comme des fourmis, les uns faibles, les autres forts, et se lasser à la tâche qui leur a été ordonnée. On les voit fendre la terre et ce qui en est abreuvé, et y jeter de toutes les espèces de grains qu'ils espèrent y pouvoir multiplier avec l'aide de Dieu; et la terre ne tarde point, après la noirceur de son engrais, à se revêtir de vert et à répandre une agréable odeur, tant qu'elle produit des tuyaux et des feuilles et des épis, faisant une belle montre et donnant une bonne espérance, la rosée l'abreuvant d'en haut, et l'humidité donnant nourriture à ses productions par bas. Quelquefois, il vient quelques nuées avec une pluie médiocre; quelquefois, il tombe seulement quelques gouttes d'eau, et, quelquefois, point du tout. Après cela, seigneur commandeur des fidèles, la terre étale ses beautés et fait parade de ses grâces, réjouissant ses habitants et les assurant de la récolte de ses fruits pour leur nourriture et celle de leurs montures, et pour en transporter ailleurs, et pour faire multiplier leur bétail. Elle paraît aujourd'hui, seigneur commandeur des fidèles, comme une terre poudreuse, puis incontinent comme une mer bleuâtre et comme une perle blanche, puis comme de la boue noire, puis comme un taffetas vert, puis comme une broderie de diverses couleurs, puis comme une fonte d'or rouge. Alors, on moissonne ses blés, et on les bat pour en tirer le grain, qui passe ensuite diversement entre les mains des hommes, les uns en prenant ce qui leur appartient, et les autres ce qui ne leur appartient pas. Cette vicissitude revient tous les ans, chaque chose en son temps, suivant l'ordre et la providence du Tout-Puissant: qu'il soit loué à jamais ce grand Dieu, qu'il soit béni le meilleur des créateurs! Quant à ce qui est nécessaire pour l'entretien de ces ouvrages, et qui doit rendre le pays bien peuplé et bien cultivé, le maintenir en bon état et le faire avancer de bien en mieux, suivant ce que nous en ont dit ceux qui en ont connaissance pour en avoir eu le gouvernement entre leurs mains, nous y avons remarqué particulièrement trois choses, dont la première est de ne recevoir point les mauvais discours que fait la canaille contre les principaux du pays, parce qu'elle est envieuse et ingrate du bien qu'on lui fait; la seconde est d'employer le tiers du tribut que l'on lève à l'entretien des ponts et chaussées, et la troisième est de ne tirer le tribut d'une espèce, sinon d'elle même, quand elle est en sa perfection. Voilà la description de l'Égypte, seigneur commandeur des fidèles, par laquelle vous la pouvez connaître comme si vous la voyiez vous-même. Dieu vous maintienne dans votre bonne conduite, et vous fasse heureusement gouverner votre empire, et vous aide à vous acquitter de la charge qu'il vous a imposée. La paix soit avec vous. Que Dieu soit loué, et qu'il assiste de ses faveurs et de ses bénédictions notre seigneur Mahomet, et ceux de sa nation, et ceux de son parti. »

Le commandeur des fidèles, Omar, ayant lu, dit l'auteur, la lettre de Gamrou, parla ainsi: «Il s'est fort bien acquitté de la description de la terre d'Égypte et de ses appartenances; il l'a si bien marquée, qu'elle ne peut être méconnue par ceux qui sont capables de connaître les choses. Loué soit Dieu, ô assemblée des musulmans, des grâces qu'il vous a faites en vous mettant en possession de l'Égypte et des autres pays! C'est lui dont nous devons implorer le secours. »


XV—CATÉCHISME DES DRUSES

DEMANDE. Vous êtes Druse?—RÉPONSE. Oui, par le secours de notre maître tout-puissant.

D. Qu'est-ce qu'un Druse?—R. Celui qui a écrit la loi et adoré le Créateur.

D. Qu'est-ce que le Créateur vous a ordonné?—R. La véracité, l'observation de son culte et celle des sept conditions.

D. Quels sont les devoirs difficiles dont votre Seigneur vous a dispensés et qu'il a abrogés; et comment savez-vous que vous êtes un vrai Druse?—R. En m'abstenant de ce qui est illicite, et faisant ce qui est licite.

D. Qu'est-ce que c'est que le licite et l'illicite?—R. Le licite est ce qui appartient au sacerdoce et à l'agriculture; et l'illicite, aux places temporelles et aux renégats.

D. Quand et comment a paru Notre-Seigneur tout-puissant? —R. L'an 400 de l'hégire de Mahomet. Il se dit alors de la race de Mahomet pour cacher sa divinité.

D. Et pourquoi voulait-il cacher sa divinité?—R. Parce que son culte était négligé, et que ceux qui l'adoraient étaient en petit nombre.

D. Quand a-t-il paru en manifestant sa divinité?—R. L'an 408.

D. Combien demeura-t-il ainsi?—R. L'an 408 en entier; puis il disparut dans l'année 409, parce que c'était une année funeste. Ensuite il reparut au commencement de 410, et il demeura toute l'année 411; et enfin, au commencement de 412, il se déroba aux yeux, et ne reviendra plus qu'au jour du jugement.

D. Qu'est-ce que le jour du jugement?—R. C'est le jour où le Créateur paraîtra avec une figure humaine et régnera sur l'univers avec la force et l'épée.

D. Quand cela arrivera-t-il?—R. C'est une chose qui n'est pas connue; mais des signes l'annonceront.

D. Quels seront ces signes?—R. Quand on verra les rois changer et les chrétiens avoir l'avantage sur les musulmans.

D. Dans quel mois cela aura-t-il lieu?—R. Dans la lune de Dgemaz ou dans celle de Radjad, selon les supputations de l'hégire.

D. Comment Dieu gouvernera-t-il les peuples et les rois? —R. Il se manifestera par la force et l'épée, et leur ôtera la vie à tous.

D. Et, après leur mort, qu'arrivera-t-il?—R. Ils renaîtront au commandement du Tout-Puissant, qui leur ordonnera ce qu'il lui plaira.

D. Comment les traitera-t-il?—R. Ils seront divisés en quatre parties; savoir: les chrétiens, les juifs, les renégats et les vrais adorateurs de Dieu.

D. Et comment chacune de ces sectes se divisera-t-elle?—R. Les chrétiens donneront naissance aux sectes des nasariés[1] et de métualis; des juifs sortiront les Turcs. Quant aux renégats, ce sont ceux qui ont abandonné la foi de notre Dieu.

D. Quel traitement Dieu fera-t-il aux adorateurs de son unité?—R. Il leur donnera l'empire, la royauté, la souveraineté, les biens, l'or, l'argent, et ils demeureront dans le monde, princes, pachas et sultans.

D. Et les renégats?—R. Leur punition sera affreuse. Elle consistera en ce que leurs aliments, quand ils voudront boire et manger, deviendront amers. De plus, ils seront réduits en esclavage et soumis aux plus rudes fatigues chez les vrais adorateurs de Dieu. Les juifs et les chrétiens souffriront les mêmes tourments, mais beaucoup plus légers.

D. Combien de fois Notre-Seigneur a-t-il paru sous la forme humaine? ?—R. Dix fois, qu'on nomme stations, et les noms qu'il y porta successivement sont: El-Ali, El-Bar, Alia, El-Maalla, El-Kâïem, El-Maas, El-Azis, Abazakaria, El-Mansour, El-Hakem.

D. Où eut lieu la première station, celle de El-Ali?—R. Dans une ville de l'Inde, appelée Rchine-ma-Tchine.

D. Combien de fois Hamza a-t-il apparu, et comment s'est-il nommé à chaque apparition?—R. Il a apparu sept fois dans les siècles écoulés depuis Adam jusqu'au prophète Samed. Dans le siècle d'Adam, il se nommait Chattnil; dans celui de Noé, il s'appelait Pythagore; David fut le nom qu'il porta au temps d'Abraham; du temps de Moïse, il se nomma Chaïb, et de celui de Jésus, il s'appelait le Messie véritable et aussi Lazare; du temps de Mahomet, son nom était Salman-el-Farsi, et du temps de Sayd son nom était Saleh.

D. Apprenez moi l'étymologie du nom Druse.—Ce nom est tiré de notre obéissance pour le hakem par l'ordre de Dieu, lequel hakem est notre maître Mahomet, fils d'Ismaël, qui se manifesta lui-même par lui-même à lui-même; et, lorsqu'il se fut manifesté, les Druses, en suivant ses ordres, entrèrent dans sa loi, ce qui les fit appeler Druses: car le mot arabe enderaz, ou endaradj, est la même chose que dahrah, qui signifie entrer. Cela veut dire que le Druse a écrit la loi, s'en est pénétré et est entré sous l'obéissance du bakem. On peut trouver une autre étymologie en écrivant Druse par une s; alors, il vient de daras, iedros, étudier, ce qui signifie que le Druse a étudié les livres de Hamza et adoré le Tout-Puissant, comme il convient.

D. Quelle est notre intention en adorant l'Évangile?—R. Apprenez que nous voulons par là exalter le nom de celui qui est debout par l'ordre de Dieu, et celui-là est Hamza; car c'est lui qui a proféré l'Évangile. De plus, il convient qu'aux yeux de chaque nation nous reconnaissions leur croyance. Enfin, nous adorons l'Évangile, parce que ce livre est fondé sur la sagesse divine, et qu'il contient les marques évidentes du vrai culte.

D. Pourquoi rejetons-nous tout autre livre que le Coran, lorsqu'on nous questionne sur cet article?—R. Parce que nous avons besoin de n'être pas connus pour ce que nous sommes, nous trouvant au milieu des sectateurs de l'islamisme. Il est donc à propos que nous reconnaissions le livre de Mahomet; et, afin qu'on ne nous fasse pas un mauvais parti, nous avons adopté toutes les cérémonies musulmanes, et même celle des prières sur les morts; et tout cela seulement à l'extérieur, afin d'être ignorés.

D. Que disons-nous de ces martyrs dont les chrétiens vantent tant l'intrépidité et le grand nombre?—R. Nous disons que Hamza ne les a point reconnus, fussent-ils crus et attestés par tous les historiens.

D. Mais, si les chrétiens viennent à nous dire que leur foi n'est pas douteuse, parce qu'elle est appuyée sur des preuves plus fortes et plus immédiates que la parole de Hamza, que répondons-nous et comment avons-nous reconnu l'infaillibilité de Hamza, cette colonne de la vérité dont puisse être le salut sur nous?—R. Par le témoignage que lui-même a rendu de lui-même, lorsqu'il a dit, dans l'épître du commandement et de la défense: «Je suis la première des créatures de Dieu; je suis sa voix et son point; j'ai la science par son ordre; je suis la tour et la maison bâtie; je suis le maître de la mort et de la résurrection; je suis celui qui sonnera la trompette; je suis le chef général du sacerdoce, le maître de la grâce, l'édificateur et le destructeur des justices; je suis le roi du monde, le destructeur des deux témoignages; je suis le feu qui dévore. »

D. En quoi consiste la vraie religion des prêtres druses?—R. C'est le contre-pied de chaque croyance des autres nations ou tribus; et tout ce qui est impie chez les autres, nous le croyons, nous, comme il a été dit dans l'épître de la tromperie et de l'avertissement.

D. Mais, si un homme venait à connaître notre saint culte, à le croire et à s'y conformer, serait-il sauvé?—R. Jamais, la porte est fermée, l'affaire est finie, la plume est émoussée; et, après sa mort, son âme va rejoindre sa première nation et sa première religion.

D. Quand furent créées toutes les âmes?—R. Elles furent créées après le pontife Hamza, fils d'Ali. Après lui, Dieu créa de lumière tous les esprits qui sont comptés, et qui ne diminueront ni n'augmenteront jusqu'à la fin des siècles.

D. Notre auguste religion admet-elle le salut des femmes? R. Sans doute, car Notre-Seigneur a écrit un chapitre sur les femmes, et elles ont obéi sur-le-champ, comme il en est mention dans l'épître de la loi des femmes, et il en est de même dans l'épître des filles.

D. Que disons-nous du reste des nations qui assurent adorer le Seigneur qui a créé le ciel et la terre?—R. Quand même elles le diraient, ce serait une fausseté; et, quand même elles l'adoreraient réellement, si elles ne savent pas que le Seigneur est le hakem lui-même, leur adoration est sacrilége.

D. Quels sont ceux des anciens qui ont prêché la sagesse du Seigneur à ceux qui ont établi notre croyance?—R. Il y en a trois dont les noms sont Hamza, Esmaïl et Beha-Eddine.

D. En combien de parties se divise la science?—R. En cinq parties: deux d'entre elles appartiennent à la religion et deux à la nature. La cinquième partie, qui est la plus grande de toutes, ne se divise point. Elle est la science véritable, celle de l'amour et de Dieu.

D. Comment connaissons-nous que tel homme est notre frère, observateur du vrai culte, si nous le rencontrons en chemin ou s'il s'approche de nous en passant et se dise Druse? —R. Le voici: après les compliments d'usage, nous lui disons: «Sème-t-on dans votre pays de la graine de myrobolan (aliledji)?» S'il répond: «Oui, on la sème dans le cœur des croyants;» alors, nous l'interrogeons sur notre foi: s'il répond juste, c'est notre compatriote; sinon, ce n'est qu'un étranger.

D. Quels sont les pères de notre religion?—R. Ce sont les prophètes du hakem, savoir: Hamza, Esmaïl, Mahomet et Kalimé, Abou-el-Rheir, Beha-Eddine.

D. Les Druses ignorants ont-ils le salut ou un emploi auprès du hakem, quand ils meurent dans cet état d'ignorance?—R. Il n'est point de salut pour eux, et ils seront dans le déshonneur et l'esclavage chez Notre-Seigueur jusqu'à l'éternité des éternités.

D. Qu'est-ce que Doumassa?—R. C'est Adam le premier; c'est Arkhnourh; c'est Hermès; c'est Édris; Jean; Esmaïl, fils de Mahomet-el-Taïmi; et, au siècle de Mahomet, fils d'Abdallah, il s'appelait El-Mekdad.

D. Qu'est-ce que l'antique et l'éternel?—R. L'antique est Hamza; l'éternel est l'âme, sa sœur.

D. Qu'est-ce que les pieds de la sagesse?—R. Ce sont les trois prédicateurs.

D. Qui sont-ils?—R. Jean, Marc et Matthieu.

D. Combien de temps ont-ils prêché?—R. Vingt et un ans; chacun d'eux en prêcha sept.

D. Qu'est-ce que ces édifices qui sont en Égypte et qu'on nomme pyramides?—R. Ces pyramides ont été bâties par le Tout-Puissant, pour atteindre à un but plein de sagesse qu'il a conçu dans sa providence.

D. Quel est ce but plein de sagesse?—R. C'est d'y placer et d'y conserver jusqu'au jour du jugement où sera sa seconde venue, les secrets et les quittances que sa main divine a prises de toutes les créatures.

D. Pour quelle raison a-t-il paru à chaque nouvelle loi?—R. Pour exalter les adorateurs de son vrai culte, afin qu'ils s'y affermissent, qu'ils sussent que c'est lui qui change à sa volonté les justices, et qu'ils ne crussent pas à d'autres que lui.

D. Comment les âmes retournent-elles dans leur corps?—R. Chaque fois qu'un homme meurt, il en naît un autre, et c'est ainsi qu'est le monde.

D. Comment appelle-t-on les musulmans?—R. La descente (el tanzil).

D. Et les chrétiens?—R. L'explication (el taaouil). Ces deux dénominations signifient, pour ceux-ci, qu'ils ont expliqué la parole de l'Évangile; pour ceux-là, le bruit répandu que le Coran est descendu du ciel.

D. Quelle a pu être la volonté de Dieu en créant les génies et les anges qui sont désignés dans le livre de la sagesse de Hamza?—R. Les génies, les esprits et les démons sont comme ceux d'entre les hommes qui n'ont pas obéi à l'invitation de Notre-Seigneur le hakem. Les diables sont des esprits devant ceux qui ont des corps. Quant aux anges, il faut y voir une représentation des vrais adorateurs de Dieu, qui ont obéi à l'invitation du hakem, qui est le Seigneur adoré dans toutes les révolutions d'âge.

D. Qu'est-ce que les révolutions d'âge?—R. Ce sont les justices des prophètes qui ont paru tour à tour, et que les gens du siècle où ils vivaient ont déclarés tels, comme Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, Sayd. Tous ces prophètes ne sont qu'une seule et même âme qui a passé d'un corps dans un autre, et cette âme, qui est le démon maudit, gardien d'Ebn-Termahh, est aussi Adam le désobéissant, que Dieu chassa de son paradis, c'est-à-dire à qui Dieu ôta la connaissance de son unité.

D. Quel était l'emploi du démon chez Notre-Seigneur?—R. Il lui était cher; mais il conçut de l'orgueil et refusa d'obéir au vizir Hamza; alors, Dieu le maudit et le précipita du paradis.

D. Quels sont les anges en chef qui portent le trône de Notre-Seigneur?—R. Ce sont les cinq primats qu'on appelle: Gabriel qui est Hamza, Michel qui est le second frère, Esrafil-Salamé-ebn-abd-el-ouahab, Esmaïl, Beha-Eddin, Métatroun-Ali-ebn-Achmet. Ce sont là les cinq vizirs qu'on nomme El-Sabek (le précédent), El-Cani (le second), El-Djassad (le corps), El-Rathh (l'ouverture), et Fhial (le cavalier).

D. Qu'est-ce que les quatre femmes?—R. Elles se nomment Ismaël, Mahomet, Salamé, Ali, et elles sont: El-Kelmé (la parole), El-Nafs (l'âme), Beha-Eddin (beauté de la religion), Omm-el-Rheir (la mère du bien).

D. Qu'est-ce que l'Évangile qu'ont les chrétiens, et qu'en disons-nous?—R. L'Évangile est bien réellement sorti de la bouche du Seigneur le Messie, qui était Salman-el-Farsi dans le siècle de Mahomet, lequel Messie est Hamza, fils d'Ali. Le faux Messie est celui qui est né de Marie, car celui-là est fils de Joseph.

D. Où était le vrai Messie, quand le faux était avec ses disciples? —R. Il se trouvait dans le nombre de ces derniers. Il professait l'Évangile; il donnait des instructions au Messie, fils de Joseph, et lui disait: «Faites cela et cela,» conformément à la religion chrétienne, et le fils de Joseph lui obéissait. Cependant, les Juifs conçurent de la haine contre le faux Messie, et le crucifièrent.

D. Qu'arriva-t-il après qu'il eut été crucifié?—R. On le mit dans un tombeau. Le vrai Messie arriva, déroba le corps du tombeau, et l'enterra dans le jardin; puis il répandit le bruit que le Messie avait ressuscité.

D. Pourquoi le vrai Messie se conduisit-il ainsi?—R. Pour faire durer la religion chrétienne et lui donner plus de force.

D. Et pourquoi favorisa-t-il aussi l'hérésie?—R. Afin que les Druses pussent se couvrir comme d'un voile de la religion du Messie, et que personne ne les connût pour Druses.

D. Qui est celui qui sortit du tombeau et qui entra chez les disciples les portes fermées?—R. Le Messie vivant qui ne meurt point, et qui est Hamza.

D. Comment les chrétiens ne se sont-ils pas faits Druses?—R. Parce que Dieu l'a voulu ainsi.

D. Mais comment Dieu souffre-t-il le mal et l'hérésie?—R. Parce que son constant usage est de tromper les uns et d'éclairer les autres, comme il est dit dans le Coran: «Il a donné la sagesse aux uns, et il en a privé les autres. »

D. Et pourquoi Hamza, fils d'Ali, nous a-t-il ordonné de cacher la sagesse et de ne pas la découvrir?—R. Parce qu'elle contient les secrets et les quittances de Notre-Seigneur, et il ne convient pas de découvrir à personne de choses où le salut des âmes et la vie des esprits se trouvent renfermés.

D. Nous sommes donc égoïstes, si nous ne voulons pas que tout le monde se sauve?—R. Il n'y a point là d'égoïsme; car l'invitation est ôtée; la porte est fermée; est hérétique qui est hérétique, et croyant qui est croyant, et tout est comme il doit être.

Le carême qui était ordonné anciennement est aboli aujourd'hui; mais, quand un homme fait carême hors du temps prescrit, et se mortifie par le jeûne, cela est louable; car cela nous rapproche de la Divinité.

D. Pourquoi a-t-on supprimé l'aumône?—R. Chez nous, l'aumône envers nos frères les Druses est légitime; mais elle est un crime à l'égard de tout autre, et il ne convient pas de la faire.

D. Quel but se proposent les solitaires qui se mortifient?—R. C'est de mériter, quand le hakem viendra, qu'il nous donne à chacun, selon nos œuvres, des vizirats, des pachaliks et des gouvernements.

L'auteur d'un ouvrage sur la Turquie, M. Ubicini, remarque avec raison que, malgré la navigation à la vapeur, malgré les progrès de la statistique moderne, l'Orient n'est guère plus connu aujourd'hui qu'il ne l'était durant les deux derniers siècles. Il est certain que, si le nombre des voyageurs a augmenté, les rapports de commerce établis autrefois entre nos provinces du Midi et les cités du Levant ont diminué de beaucoup. Les touristes ordinaires ne séjournent pas assez longtemps pour pénétrer les secrets d'une société dont les mœurs se dérobent si soigneusement à l'observation superficielle. Le mécanisme des institutions turques est, du reste, entièrement changé depuis l'organisation nouvelle que l'on appelle tanzimat, et qui devient la réalisation longtemps désirée du hatti-chérif de Gul-Hanè. Aujourd'hui, la Turquie est assurée d'un gouvernement régulier et fondé sur l'égalité complète des sujets divers de l'empire[2].

Les lettres et les souvenirs de voyage réunis dans ce livre étant de simples récits d'aventures réelles, ne peuvent offrir cette régularité d'action, ce nœud et ce dénoûment que comporterait la forme romanesque. Le vrai est ce qu'il peut. La première partie de cet ouvrage semble avoir dû principalement son succès à l'intérêt qu'inspirait l'esclave indienne achetée au Caire, chez le djellab Abd-el-Kérim. L'Orient est moins éloigné de nous qu'on ne pense, et, comme cette personne existe, son nom a dû être changé dans le récit imprimé. Des détails authentiques et circonstanciés nous ont appris qu'elle est aujourd'hui mariée dans une ville de Syrie, et son sort paraît être heureusement fixé. Le voyageur qui, sans y trop songer, s'est vu conduit à déplacer pour toujours l'existence de cette personne, ne s'est rassuré, touchant son avenir, qu'en apprenant que sa situation actuelle était entièrement de son choix. Elle est restée dans la foi musulmane, bien que des efforts eussent été faits pour l'amener aux idées chrétiennes. Les Français ne peuvent plus, désormais, acheter d'esclaves en Égypte; en sorte que personne ne risquera aujourd'hui de se jeter dans des embarras qui entraînent, d'ailleurs, une certaine responsabilité morale.


[1] Liban, dans les provinces de Tripoli et de Saida.

[2] Voici les chiffres les plus récents applicables à la situation de l'empire turc: La race ottomane est de 11,700,000 âmes.

Les autres peuples des diverses parties de l'empire, Grecs, Slaves, Arabes, Arméniens, etc., complètent le nombre des sujets de tout l'empire, qui est de 35,350,000 âmes.—La population de Constantinople est de 797,000 âmes, dont 400,000 musulmans, le reste se composant d'Arméniens, de Grecs, etc.

Le budget et de 168 millions.

L'armée régulière, de 138,680 hommes, peut être portée, avec sa réserve et ses contingents, à plus de 400,000 hommes.


XVI—LETTRE A THÉOPHILE GAUTIER [1]

Quel bonheur que tu m'aies écrit par un journal et non par une lettre! La lettre dormirait à l'heure qu'il est au bureau restant du Grand-Caire, où je ne suis plus, ou bien elle courrait encore sur les traces de ton volage ami de l'une à l'autre des échelles du Levant; tandis que le journal, tu l'avais bien prévu, le journal, arrivant à la fois à tous les lieux où je pouvais être, me trouvait justement à Constantinople où je suis. De plus, le monde est si petit et la presse est si grande, que je vais pouvoir te répondre à vingt jours de date par la feuille du Bosphore la plus répandue à Paris, que la bienveillance d'anciens amis met à ma disposition. Cela n'est-il pas merveilleux, et même inquiétant pour la direction des postes? Quant au public, peut-être ne serait-il que trop disposé à respecter nos secrets; je veux dire surtout les miens.

Mais tu m'entretiens d'une affaire qui l'intéresse autant que nous, et qui même ne doit pas être moins populaire à Stamboul qu'à Paris, puisque, si j'en crois ton récit, l'œuvre que tu viens de produire ferait honneur à l'imagination d'un vrai poëte musulman.

La Péri: c'est à la fois un ballet et un poëme: un poëme comme Medjnoun et Lèila, un ballet comme tant de ballets charmants que j'ai vu danser chez d'aimables et hospitaliers personnages de l'Orient. Ces derniers ne s'étonneraient guère que d'une chose: c'est qu'il faille à Paris, pour voir ton ballet s'aller entasser par milliers dans une sorte de cage en bois dor de cuivre, et très-peu garnie de divans; le tout sans narguilé ni chibouque, et sans café ni sorbets.

Un habitant un peu aisé d'ici réunirait ses amis sur de bons coussins, ses femmes derrière un grillage, et ferait jouer la Péri par des danseuses ou par des danseurs, selon son goût; et je suis certain qu'il serait très-édifié de la composition et très-ravi des détails chorégraphiques dont Coraly l'a brodée. Il lui manquerait toutefois Carlotta la divine, que l'Opéra retient par un fil d'or; mais qui sait si quelque péri véritable n'obéirait pas au lieu d'elle à l'appel d'un zélé croyant? Pourtant, j'en conviens, l'Orient n'est plus la terre des prodiges, et les péris n'y apparaissent guère, depuis que le Nord a perdu ses fées et ses sylphides brumeuses. Et surtout, ce n'est pas au Caire que ces filles du ciel viendraient chercher des amours platoniques et des cœurs fidèles aux vieilles croyances de l'Hedjaz. L'emploi divin de ces dames risquerait d'être défini un peu matériellement par une police sévère, qui les enverrait se faire des sectateurs aux environs de la première cataracte, parmi les ruines d'Esné.

O mon ami! tu m'avais demandé des détails locaux et pittoresques sur les almées du Caire et leurs danses tant célébrées, je m'étais chargé de faire des recherches touchant le pas de l'abeille et autres cachuchas locales; j'espérais me poser comme un Charles Texier chorégraphique, un Lipsins correspondant de l'Académie de musique. Et tu t'es étonné de ce que, loin de répondre à une mission si facile et si charmante, je ne t'aie décrit que des costumes d'Anglais, des défroques de franguis, et des haillons de fellahs.... Hélas! c'est qu'au moment où tu attachais toutes les splendeurs de l'Opéra au Caire de ton imagination, moi, je ne trouvais à réunir an vrai Caire que les éléments baroques d'une pantomime de Deburau.

Si je ne t'ai rien dit des danses du Caire, c'est qu'il eût été dangereux alors de t'ôter tes illusions. La première danse que j'ai vue avait lieu dans un brillant café du quartier franc, vulgairement nommé Mousky. Je voudrais bien te mettre un peu la chose en scène; mais véritablement la décoration ne comporte ni trèfles, ni colonnettes, ni lambris de porcelaine, ni œufs d'autruche suspendus. Ce n'est qu'à Paris que l'on rencontre des cafés si orientaux. Imagine plutôt une humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où pour toute arabesque se répète plusieurs fois l'image d'une pendule, posée au milieu d'une prairie, entre deux cyprès. Le reste de l'ornementation se compose de miroirs également peints et destinés à se renvoyer l'éclat d'un lustre en bâtons de palmier, chargé de flacons d'huile où nagent des veilleuses, d'ailleurs d'un assez bon effet. Des divans d'un bois assez dur, qui régnent autour de la pièce, sont bordés de cages en palmier servant de tabourets pour les pieds des fumeurs de tabac, ou des consommateurs de hatchich. C'est là que le fellah en blouse bleue, le Cophte au turban noir, le Bédouin au manteau rayé se livrent à des songes qui sans doute sont juste l'opposé des tiens. Ils rêvent peut-être une patrie sans palmiers et sans dromadaires, des fleuves dénués de crocodiles, un ciel de brouillard, des monts de neige, un paradis surtout dont Méhémet-Ali ne soit pas le dieu. Quant aux péris qui leur apparaissent réellement, au milieu de la poussière et de la fumée de tabac, elles me frappèrent au premier abord par l'éclat des calottes d'or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs talons, qui frappaient le sol pendant que les bras levés en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des anneaux; les hanches frémissaient d'un mouvement qu'illustre chez nous la réprobation municipale; la taille apparaissait sous la mousseline, dans l'intervalle de la veste et de la riche ceinture, relâchée comme le ceston de Vénus. A peine, au milieu du tournoiement rapide, pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes, qui se démenaient vaillamment aux sons primitifs du tambourin et de la flûte. Il y en avait deux fort belles, à la mine lière, aux yeux arabes avivés par la teinture, aux joues pleines et délicates légèrement fardées; la troisième ... mais pourquoi ne pas le dire tout de suite?... la troisième, péri subalterne, trahissait un sexe moins tendre avec sa barbe de huit jours! Et moi qui m'apprêtais à leur faire un masque de sequins, d'après les traditions les plus pures de l'Orient, je crus devoir refuser cette galanterie à la face suante des deux autres, qui, tout examen fait, n'étaient évidemment que des almées mâles. Tu comprends dès lors que je n'avais aucune curiosité de leur faire exécuter le pas de l'abeille,—lequel n'a, dit-on, manqué son effet, à l'Opéra, que parce que la Carlotta ne l'a pas accompli jusque dans ses derniers détails.

Tu vas me demander pourquoi au Caire on risque de rencontrer, sous des apparences très-séduisantes parfois, la réalité définitive d'un pauvre ouvrier sans ouvrage.... A quoi je te dirai, d'après de scrupuleuses informations, que c'est dans l'intérêt de la morale publique que le gouvernement relègue à Esné les véritables almées et autres lorettes du Delta. Cette même moralité, qui substitue si heureusement un sexe à l'autre, a réservé encore aux habitants du Caire une compensation chorégraphique dont il va m'être bien difficile de te donner une idée convenable.

Pour se rendre de la place de l'Esbékieh au Mousky (quartier franc), on suit une rue longue et tortueuse, assez large, encombrée de mendiants, d'âniers, de marchands d'oranges et de vendeurs de cannes à sucre; à gauche, régnent les longs murs du couvent des derviches tourneurs jusqu'à la remise des voitures de Suez, dont la porte est surmontée d'un grand crocodile empaillé. A droite, il y a quelques belles maisons, des cafés, des étalages et même un cabaret italien. Près de là retentissent les trompettes d'une troupe de danseurs équilibristes grecs. Le lieu est, comme tu penses bien, très-frayé, très-bruyant, très-encombré de marchands de friture, de pâtisseries et de pastèques. Il y a toujours aussi des chanteurs de complaintes, des lutteurs, des jongleurs montrant des singes ou des serpents; là enfin se produit publiquement le spectacle que je veux dire, réalisant les plus exorbitantes images des contes drolatiques de Rabelais. La principale figure, dont le corps, traversé d'une ficelle, obéit au genou d'un vieillard jovial, qui la fait parler, danser et mouvoir, n'est autre, comme tu le prévois, que l'immortel Caragueus, caricature antique d'un magistrat du Caire qui vivait sous Saladin. Je n'en avais jamais entendu parler que comme d'une simple ombre chinoise; mais on lui accorde au Caire une existence tout à fait plastique. Je ne te raconterai pas le drame parlé, chanté, mimé et dansé au milieu d'un cercle émerveillé de femmes, d'enfants et de militaires; il est classique en Orient, et la censure locale n'y a rien coupé ni rogné, ainsi que l'a fait, dit-on, la nôtre à Alger. Après ce spectacle naïf, j'ai compris moins encore cet exil des pauvres aimées, réduites à démoraliser la Thébaïde par respect pour les mœurs du Caire, dont voilà les échantillons.

O mon ami! que nous réalisons bien tous les deux la fable de l'homme qui court après la fortune et de celui qui l'attend dans son lit. Ce n'est pas la fortune que je poursuis, c'est l'idéal, la couleur, la poésie, l'amour peut-être, et tout cela t'arrive, à toi qui restes, en m'échappant, à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t'es gâté l'Espagne en l'allant voir, et il t'a fallu bien du talent ensuite et bien de l'invention pour avoir droit de n'en pas convenir. Moi, j'ai déjà perdu, royaume à royaume et province à province, la plus belle moitié de l'univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves; mais c'est l'Égypte que je regrette le plus d'avoir chassée de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs!... Toi, tu crois encore à l'ibis, au lotus pourpré, au Nil jaune; tu crois au palmier d'émeraude, au nopal, au chameau peut-être.... Hélas! l'ibis est un oiseau sauvage, le lotus un oignon vulgaire; le Nil est une eau rousse à reflets d'ardoise; le palmier a l'air d'un plumeau grêle; le nopal n'est qu'un cactus; le chameau n'existe qu'à l'état de dromadaire; les almées sont des mâles, et, quant aux femmes véritables, il paraît qu'on est heureux de ne pas les voir!

Non, je ne penserai plus au Caire, la ville des Mille et une Nuits, sans me rappeler les Anglais que je t'ai décrits, les voilures suspendues de Suez, coucous du désert; les Turcs vêtus à l'européenne, les Francs mis à l'orientale, les palais neufs de Méhémet-Ali bâtis comme des casernes, meublés comme des cercles de province avec des fauteuils et canapés d'acajou, des billards, des pendules à sujet, des lampes-carcel, les portraits à l'huile de messieurs ses fils en artilleurs, tout l'idéal d'un bourgeois campagnard!... Tu parles de la citadelle; la décoration qu'on t'a faite à l'Opéra doit y montrer debout encore les colonnes de granit rouge du vieux palais de Saladin; moi, j'y ai trouvé, dominant la ville, une vaste construction carrée qui a l'air d'un marché aux grains, et qu'on prétend devoir être une mosquée quand elle sera finie: c'est une mosquée, en effet, comme la Madeleine est une église; les gouvernements modernes ont toujours la précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre chose quand on ne croit plus en lui!

Oh! que suis curieux d'aller voir à Paris le Caire de Philastre et Cambon; je suis sûr que c'est mon Caire d'autrefois, celui que j'avais vu tant de fois en rêve, qu'il me semblait, comme à toi, y avoir séjourné dans je ne sais quel temps, sous le règne du sultan Bibars ou du calife Hakem!... Ce Caire-là, je l'ai reconstruit parfois encore au milieu d'un quartier désert ou de quelque mosquée croulante; il me semblait que j'imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens; j'allais, je médisais: «En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose;» et la chose était là, ruinée mais réelle.

N'y pensons plus! ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière, l'esprit et les besoins modernes en ont triomphé comme la mort. Encore dix ans, et des rues européennes auront coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette, qui croule en paix sur les pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s'accroît, c'est le quartier des Francs, la ville des Anglais, des Maltais et des Français de Marseille. Oh! ne viens pas voir celle-là qui dévore l'autre, cet entrepôt du commerce des Indes, ce comptoir florissant du seul négociant de l'Égypte, ce magasin de son unique producteur! Tu n'aurais plus l'idée d'y faire voltiger des péris fantastiques sur le front heureux d'un bon musulman endormi. Ne viens pas voir le Nil, que le pyroscaphe dispute au crocodile, le désert sillonné par les roues anglaises, l'île de Roddah transformée en jardin anglais par Ibrahim, avec des rivières factices, des gazons et des ponts chinois. Songe que les pavillons de Choubrah sont éclairés au gaz, que le Mokattam est couvert de moulins à vent, et qu'on parle de restaurer les pyramides, depuis Gizèh jusqu'au Darfour, pour en faire des télégraphes!... Oh! reste à Paris, et puisse le succès de ton ballet se prolonger jusqu'à mon retour! Je retrouverai à l'Opéra le Caire véritable, l'Égypte immaculée, l'Orient qui m'échappe, et qui t'a souri d'un rayon de ses yeux divins. Heureux poëte! tu as commencé par réaliser ton Égypte avec des feuilles et des livres; aujourd'hui, la peinture, la musique, la choréographie s'empressent d'arrêter au vol tout ce que tu as rêvé d'elles; les génies de l'Orient n'ont jamais eu plus de pouvoir. L'œuvre des pharaons, des califes et des soudans disparait presque entièrement sous la poudre du khamsin ou sous le marteau d'une civilisation prosaïque; mais, sous tes regards, ô magicien! son fantôme animé se relève et se reproduit avec des palais, des jardins presque réels, et des péris presque idéales! Mais c'est à cette Égypte-là que je crois et non pas à l'autre: aussi bien les six mois que j'ai passés là sont passés; c'est déjà le néant; j'ai vu encore tant de pays s'abîmer derrière mes pas comme des décorations de théâtre; que m'en reste-il? une image aussi confuse que celle d'un songe: le meilleur de ce qu'on y trouve, je le savais déjà par cœur.

FIN DE L'APPENDICE

[1] Pendant que Gérard de Nerval voyageait en Orient, M. Théophile Gautier, ayant donné le ballet de la Péri à l'Académie royale de musique et de danse, adressa à son ami le compte rendu de la représentation, par la voie de feuilleton de la Presse. En réponse à ce compte rendu, Gérard fit insérer dans le Journal de Constantinople la lettre que nous reproduisons ici, et dans laquelle on retrouve cet esprit délicat, cette poésie pleine de cœur, cette douce philosophie qui faisaient aimer à la fois, chez Gérard de Nerval, et l'homme et l'écrivain. (Note des Éditeurs.)


DE PARIS A CYTHÈRE

1840
A UN AMI

I—ROUTE DE GENÈVE

J'ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrinations d'un touriste parti de Paris en plein novembre. C'est une assez triste litanie de mésaventures, c'est une bien pauvre description à faire, un tableau sans horizon, sans paysage, où il devient impossible d'utiliser les trois ou quatre vues de Suisse ou d'Italie qu'on a faites avant de partir, les rêveries mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs, les études alpestres, et toute cette flore poétique des climats aimés du soleil qui donnent à la bourgeoisie de Paris tant de regrets amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil ou Montmorency.

Aussi bien la terre est partout revêtue de neige, et, sur cette neige d'hier, il pleut très-fort aujourd'hui. On traverse Melun, Montereau, Joigny, on dîne à Auxerre; tout cela n'a rien de fort piquant. Seulement, imagine-toi l'imprudence d'un voyageur qui, trop capricieux pour consentir à suivre la ligne, à peu près droite, des chemins de fer, s'abandonne à toutes les chances des diligences, plus ou moins pleines, qui pourront passer le lendemain! Ce hardi compagnon laisse partir sans regret le Laffitte et Caillard rapide, qui l'avait amené à une table d'hôte bien servie; il sourit au malheur des autres convives, forcés de laisser la moitié du dîner, et trinque en paix avec les trois ou quatre habitués pensionnaires de l'établissement, qui ont encore une heure à rester à table. Satisfait de son idée, il s'informe, en outre, des plaisirs de la ville, et finit par se laisser entraîner au début de M. Auguste dans Buridan, lequel s'effectue dans le chœur d'une église transformée en théâtre.

Le lendemain, notre homme s'éveille à son heure; il a dormi pour deux nuits, de sorte que la Générale est déjà passée. Pourquoi ne pas reprendre Laffitte et Caillard, l'ayant pris la veille? Il déjeune: Laffitte passe et n'a de place que dans le cabriolet.

—Vous avez encore la Berline du commerce, dit l'hôte désireux de garder un voyageur agréable.

La Berline arrive à quatre heures, remplie de compagnons tisseurs en voyage pour Lyon. C'est une voiture fort gaie: elle chante et fume tout le long de la route; mais elle porte déjà deux couches superposées de voyageurs.

—Reste la Chalonaise.

—Qu'est-ce que cela?

—C'est la doyenne des voitures de France. Elle ne part qu'à cinq heures; vous avez le temps de dîner.

Ce raisonnement est séduisant; je fais retenir ma place, et je m'assieds, deux heures après, dans le coupé, à côté du conducteur.

Cet homme est aimable; il était de la table d'hôte et ne paraissait nullement pressé de partir. C'est qu'il connaissait trop sa voiture, lui!

—Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais!

—Oh! monsieur, ne m'en parlez pas! Ils sont un tas dans le conseil municipal qui ne s'y entendent pas plus.... On leur a offert des chaussées anglaises, des macadam, des pavés de bois, des aigledons de pavés; eh bien, ils aiment mieux les cailloux, les moellons; tout ce qu'ils peuvent trouver pour faire sauter les voitures!

—Mais, conducteur, nous voilà sur la terre et nous sautons presque autant.

—Monsieur, je ne m'aperçois pas.... C'est que le cheval est au trot.

—Le cheval?

—Oui, oui; mais nous allons en prendre un autre pour la montée.

A cette délibération, je frémis....

—Au fond, qu'est-ce que c'est donc que la Chalonaise?

—Oh! elle est bien connue; c'est la première voiture de la France.

—La plus ancienne?

—Précisément.

Au relais suivant, je descends pour examiner la Chalonaise, cette œuvre de haute antiquité. Elle était digne de figurer dans un musée, auprès des fusils à rouet, des canons à pierre et des presses en bois: la Chalonaise est peut-être aujourd'hui la seule voiture de France qui ne soit pas suspendue.

Alors, tu comprends le reste; ne trouver de repos qu'en se suspendant momentanément aux lanières de l'impériale, prendre sans cheval une leçon de trot de trente-six heures, et finir par être déposé proprement sur le pavé de Chalon à deux heures du matin, par un des plus beaux orages de la saison.

—Le bateau à vapeur part à cinq heures du matin.

—Fort bien.

Aucune maison n'est ouverte. Est-il bien sûr que ce soit là Chalon-sur-Saône?... Si c'était Châlons-sur-Marne!... Non, c'est bien le port de Chalon-sur-Saône, avec ses marches en cailloux, d'où l'on glisse agréablement vers le fleuve; les deux bateaux rivaux reposent encore, côte à côte, en attendant qu'ils luttent de vitesse; il y en a un qui est parvenu à couler bas son adversaire tout récemment. Nous demandons qu'il passe à l'état de vaisseau de guerre, et qu'on l'envoie en Orient.

Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d'Anglais, de commis voyageurs et des joyeux ouvriers de la Berline. Tout cela descend vers la seconde ville de France; mais, moi, je m'arrête à Mâcon. Mâcon! c'est devant cette ville même que je passais il y a trois ans, dans une saison plus heureuse; je descendais vers l'Italie, et les jeunes filles, en costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont des grappes de raisin monstrueuses, étaient les premières jolies filles du peuple que j'eusse vues depuis Paris. En effet, le Parisien n'a pas l'idée de la beauté des paysannes et des ouvrières telles qu'on peut les voir dans les villes du Midi. Mâcon est une ville à demi suisse, à demi méridionale, assez laide d'ailleurs.

On m'a montré la maison de M. de Lamartine, grande et sombre; il existe une jolie église sur la hauteur. Un regard du soleil est venu animer un instant les toits plats, aux tuiles arrondies, et détacher le long des murs quelques feuilles de vigne jaunies; la promenade aux arbres effeuillés souriait encore sous ce rayon.

La voiture de Bourg part à deux heures; on a visité tous les recoins de Mâcon; on roule bientôt doucement dans ces monotones campagnes de la Bresse, si riantes en été; puis on arrive vers huit heures à Bourg.

Bourg mérite surtout d'être remarqué par son église, qui est de la plus charmante architecture byzantine, si j'ai bien pu distinguer dans la nuit, ou bien peut-être de ce style quasi renaissance qu'on admire à Saint-Eustache. Tu voudras bien excuser un voyageur, encore brisé par la Chalonaise, de n'avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité.

J'avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de vue des messageries, des voitures Laffitte, de la poste, en un mot, selon la route officielle, j'aurais pu me laisser transporter à Lyon et prendre la diligence pour Genève; mais la route dans cette direction formait un coude énorme. Je connais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J'ai pris, comme on dit, le chemin de travers. ... Est-ce le chemin le plus court?

O Alphonse Karr! ô Jules Janin! ce problème vous intéresserait sans doute; mais, moi, que m'importe? je n'écris pas de romans.

Si le journal naïf d'un voyageur enthousiaste a quelque intérêt pour qui risque de le devenir, apprends que, de Bourg à Genève, il n'y a pas de voitures directes. Fais un détour de dix-huit lieues vers Lyon, un retour de quinze lieues vers Pont-d'Ain, et tu résoudras le problème en perdant dix heures.

Mais il est plus simple de se rendre de Bourg à Pont-d'Ain, et, là, d'attendre la voiture de Lyon.

—Vous en avez le droit, me dit-on; la voiture passe à onze heures; vous arriverez à trois heures du matin.

Une patache vient à l'heure dite, et, quatre heures après, le conducteur me dépose sur la grande route avec mon bagage à mes pieds.

Il pleuvait un peu; la route était sombre, on ne voyait ni maisons ni lumières.

—Vous allez suivre la route tout droit, me dit le conducteur avec bonté. A un kilomètre et demi environ, vous trouverez une auberge; on vous ouvrira, si l'on n'est pas couché.

Et la voiture continua sa route vers Lyon.

Je ramasse ma valise et mon carton à chapeau.... J'arrive à l'auberge désignée; je frappe à coups de pavé pendant une heure.... Mais, une fois entré, j'oublie tous mes maux....

L'auberge de Pont-d'Ain est une auberge de cocagne. En descendant le lendemain matin, je me trouve dans une cuisine immense et grandiose. Des volailles tournaient aux broches, des poissons cuisaient sur les fourneaux. Une table bien garnie réunissait des chasseurs très-animés. L'hôte était un gros homme et l'hôtesse une forte femme, très-aimables tous les deux.

Je m'inquiétais un peu de la voiture de Genève.

—Monsieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures.

—Oh! oh!

—Mais vous avez ce soir le courrier.

—La poste?

—Oui, la poste.

—Ah! très-bien.

Je n'ai plus qu'à me promener toute la journée. J'admire l'aspect de l'auberge, bâtiment en briques, à coins de pierre du temps de Louis XIII. Je visite le village, composé d'une seule rue encombrée de bestiaux, d'enfants et de villageois avinés: —c'était un dimanche;—et je reviens en suivant le cours de l'Ain, rivière d'un bleu magnifique, dont le cours rapide fait tourner une foule de moulins.

A dix heures du soir, le courrier arrive. Pendant qu'il soupe, on me conduit, pour marquer ma place, dans la remise où était sa voiture.

O surprise! c'était un panier.

Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voiture, excellent pour contenir les paquets et les lettres; mais le voyageur y passait à l'état de simple colis.

Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble par ce véhicule incroyable; je dus prendre place à ses côtés.

L'impossibilité de se faire une position fixe parmi les paquets confondait forcément nos destinées: la dame finit par faire trêve à ses larmes, qui avaient pour cause un oncle décédé à Grenoble. Elle retournait à Ferney, pays de sa famille.

Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions doucement, à cause des montées et des descentes continuelles. Le courrier, trop dédaigneux de sa voiture pour y prendre place lui-même, fouettait d'en bas le cheval, qui frisait de temps en temps la crête des précipices.

Le Rhône coulait à notre droite, à quelques centaines de pieds au-dessous de la route; des postes de douaniers se montraient çà et là dans les rochers, car de l'autre côté du fleuve est la frontière de Savoie.

De temps en temps, nous nous arrêtions un instant dans de petites villes, dans des villages où l'on n'entendait que les cris des animaux réveillés par notre passage. Le courrier jetait des paquets à des mains ou à des pattes invisibles, et puis nous repartions au grand trot de son petit cheval.

Vers le point du jour, nous aperçûmes, du haut des montagnes, une grande nappe d'eau, vaste et coupant au loin l'horizon comme une mer: c'était le lac Léman.

Une heure après, nous prenions le café à Ferney en attendant l'omnibus de Genève.

De là, en deux heures, par des campagnes encore vertes, par un pays charmant, au travers des jardins et des joyeuses villas, j'arrivais dans la patrie de Jean-Jacques Rousseau.

Il est bon de convenir aujourd'hui que l'Europe est parfaitement connue à tout le monde; un voyageur ne peut donc faire tout au plus que l'itinéraire de sa route, la chronique de ses aventures, et, au besoin, transcrire la carte de son dîner, comme faisait Louis XVIII, dans le plus intéressant itinéraire qu'on ait jamais donné. Par exemple, n'est-il pas intéressant de savoir qu'à Genève il est fort difficile d'avoir des truites, et que ces poissons sont aussi rares dans le Léman que les huîtres à Ostende, et les carpes dans le Rhin? L'an dernier, je m'émerveillais, à une table d'hôte de Mannheim, de ne jamais manger de carpe, l'aimant beaucoup. (Il faut ajouter encore que je n'ai pu obtenir de cidre à Rouen, ni de pâté de foies à Strasbourg, sous prétexte que ce n'était pas la saison.)

—Monsieur, me répondit un Allemand de cette bonne ville de Mannheim, croyez-vous que l'on pêche comme cela des carpes dans le Rhin?

—On m'a montré, répondis-je froidement, chez Chevet, quelques-uns de ces animaux qui avaient la prétention d'y avoir séjourné.

—Je ne dis pas, monsieur, observa l'Allemand, qu'il n'y ait pas de carpes dans le Rhin....

—Dites-le, si vous voulez, monsieur; à Paris, nous appellerions cela un paradoxe; mais, ici, cela peut-être parfaitement vrai.

—Monsieur, dit l'Allemand, les carpes du Rhin sont fort belles; c'est un régal de têtes couronnées. On en sait le compte, et les pêcheurs du Rhin, qui forment une corporation, se les sont partagées depuis longtemps. Ils les connaissent; et, quand un pêcheur en rencontre une, il dit: «Tiens, c'est la carpe d'un tel;» et il la remet honnêtement dans l'eau.

Je pense qu'il en est de même des truites du Léman. Du reste, la cuisine est assez bonne à Genève, et la société fort agréable. Tout le monde parle parfaitement le français, mais avec une espèce d'accent qui rappelle un peu la prononciation de Marseille. Les femmes sont fort jolies, et ont presque toutes un type de physionomie qui permettrait de les distinguer parmi d'autres. Elles ont, en général, les cheveux noirs ou châtains; mais leur carnation est d'une blancheur et d'une finesse éclatantes; leurs traits sont réguliers, leurs joues sont colorées, leurs yeux beaux et calmes. Il m'a semblé voir que les plus belles étaient celles d'un certain âge, ou plutôt d'un âge certain. Alors, les bras et les épaules sont admirables, mais la taille est un peu forte. Ce sont des femmes dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés lakistes; et, si elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort belles jambes dedans.


II—L'ATTACHÉ D'AMBASSADE

Tu ne m'as pas encore demandé où je vais: le sais-je moi-même? Je vais tâcher de voir des pays que je n'ai pas vus; et puis, dans cette saison, l'on n'a guère le choix des routes; il faut prendre celles que la neige, l'inondation ou les voleurs n'ont pas envahies. (Tu ne crois pas aux voleurs, ni moi non plus; je n'en ai jamais vu et j'en ai souvent inventé.) Eh bien, il se trouve ici des gens qui y croient; et les journaux nous assurent que la Bavière en est infestée. Mais, quant aux neiges, on nous en fait de terribles récits. Tantôt c'est un guide qui disparait aux yeux de son voyageur, comme un démon sous une trappe; ailleurs, une diligence qui reste dix-sept jours engloutie; les voyageurs sont forcés de se nourrir des chevaux; plus loin, un Anglais, qui allait chercher le printemps en Italie, se perd dans les neiges et n'est sauvé par aucun chien du mont Saint-Bernard, attendu que le théâtre de l'Ambigu, qui, tu le sais, joue en ce moment un drame sur ce sujet, a négligé de les renvoyer à leur poste. Mais les récits d'inondation sont, jusqu'ici, les plus terribles. On vient de nous en faire un dont les circonstances sont si bizarres, que je ne puis résister à l'envie de te l'envoyer.

Un courrier chargé de dépêches a passé ces jours derniers la frontière, se rendant en Italie. C'était un simple attaché, très-flatté de rouler, aux frais de l'État, dans une belle chaise de poste neuve, bien garnie d'effets et d'argent; en un mot, un jeune homme en belle position: son domestique par derrière, très-enveloppé de manteaux.

Le jour baissait, la route se trouvait en plusieurs endroits traversée par les eaux; il se présente un torrent plus rapide que les autres; le postillon espère le franchir de même; pas du tout, voilà l'eau qui emporte la voiture, et les chevaux sont à la nage; le postillon ne perd pas la tête, il parvient à décrocher son attelage, et l'on ne le revoit plus.

Le domestique se jette à bas de son siège, fait deux brasses et gagne le bord. Pendant ce temps, la chaise de poste, toute neuve, comme nous l'avons dit, et bien fermée, descendait tranquillement le fleuve en question. Cependant, que faisait l'attaché?... Cet heureux garçon dormait.

On comprend toutefois qu'il s'était réveillé dès les premières secousses. Envisageant la question de sang-froid, il jugea que sa voiture ne pouvait flotter longtemps ainsi, se hâta de quitter ses habits, baissa la glace de la portière, où l'eau n'arrivait pas encore, prit ses dépêches dans ses dents, et, d'une taille fluette, parvint à s'élancer dehors.

Pendant qu'il nageait bravement, son domestique était allé chercher du secours au loin. De telle sorte qu'en arrivant au rivage, notre envoyé diplomatique se trouva seul et nu sur la terre, comme le premier homme. Quant à sa voiture, elle voguait déjà fort loin.

En faisant quelques pas, le jeune homme aperçut heureusement une chaumière savoyarde, et se hâta d'aller demander asile. Il n'y avait dans cette maison que deux femmes, la tante et la nièce. Tu peux juger des cris et des signes de croix qu'elles firent en voyant venir à elles un monsieur déguisé en modèle d'académie.

L'attaché parvint à leur faire comprendre la cause de sa mésaventure, et, voyant un fagot près du foyer, dit à la tante qu'elle le jetât au feu, et qu'on la payerait bien.

—Mais, dit la tante, puisque vous êtes tout nu, vous n'avez pas d'argent.

Ce raisonnement était inattaquable. Heureusement, le domestique arriva dans la maison, et cela changea la face des choses. Le fagot fut allumé, l'attaché s'enveloppa dans une couverture, et tint conseil avec son domestique.

La contrée n'offrait aucune ressource: cette maison était la seule à deux lieues à la ronde; il fallait donc repasser la frontière pour chercher des secours.

—Et de l'argent? dit l'attaché à son Frontin.

Ce dernier fouilla dans ses poches, et, comme le valet d'Alceste, il n'en put guère tirer qu'un jeu de cartes, une ficelle, un bouton et quelques gros sous, le tout fort mouillé.

—Monsieur, dit-il, une idée! Je me mettrai dans votre couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit. En marchant bien, vous serez dans quatre heures à A***, et vous y trouverez ce bon général T..., qui nous faisait tant fête à notre passage.

L'attaché frémit à cette proposition: endosser une livrée, passer le pantalon d'un domestique et se présenter aux habitants d'A***, au commandant de la place et à son épouse! Il avait trop vu Ruy Blas pour admettre ce moyen.

—Ma bonne femme, dit-il à son hôtesse, je vais me mettre dans votre lit, et j'attendrai le retour de mon domestique, que j'envoie à la ville d'A*** pour chercher de l'argent.

La Savoyarde n'avait pas trop de confiance; en outre, elle et sa nièce couchaient dans ce lit, et n'en avaient pas d'autre; cependant, la diplomatie de notre envoyé finit par triompher de ce dernier obstacle. Le domestique partit, et le maître reprit comme il put son sommeil d'une heure auparavant, si fâcheusement troublé.

Au point du jour, il s'éveilla au bruit qui se faisait à la porte. C'était son valet suivi de sept lanciers. Le général n'avait pas cru devoir faire moins pour son jeune ami.... Par exemple, il n'envoyait aucun argent.

L'attaché sauta à bas de son lit.

—Que diable le général veut-il que je fasse de sept lanciers? Il ne s'agit pas de conquérir la Savoie!

—Mais, monsieur, dit le domestique, c'est pour retirer la voiture.

—Et où est-elle, la voiture?

On se répandit dans le pays. Le torrent coulait toujours avec majesté, mais la voiture n'avait laissé nulle trace. Les Savoyardes commencèrent à s'inquiéter. Heureusement, notre jeune diplomate ne manquait pas d'expédients. Ses dépêches à la main, il convainquit les lanciers de l'importance qu'il y avait à ce qu'il ne perdît pas une heure, et l'un de ces militaires consentit à lui prêter son uniforme et à rester à sa place dans le lit, ou bien devant le feu, roulé dans la couverture, à son choix.

Voilà donc l'attaché qui repart enfin pour A***, laissant un lancier en gage chez les Savoyardes (on peut espérer qu'il n'en est rien résulté qui pût troubler l'harmonie entre les deux gouvernements). Arrivé dans la ville, il s'en va trouver le commandant, qui avait peine à le reconnaître sous son uniforme.

—Mais, général, je vous avais prié de m'envoyer des habits et de l'argent....

—Votre voiture est donc perdue? dit le général.

—Mais, jusqu'à présent, on n'en a pas de nouvelles; lorsque vous m'aurez donné de l'argent, il est probable que je pourrai la faire retirer de l'eau par des gens du pays.

—Pourquoi employer des gens du pays, puisque nous avons des lanciers qui ne coûtent rien?

—Mais, général, on ne peut pas tout faire avec des lanciers! et, quand vous m'aurez prêté quelque autre habit....

—Vous pouvez garder celui-ci; nous en avons encore au magasin....

—Eh bien, avec les fonds que vous pourrez m'avancer, je vais me transporter sur les lieux.

—Pardon, mon cher ami, je n'ai pas de fonds disponibles; mais tout le secours que l'autorité militaire peut mettre à votre disposition....

—Pour Dieu, général, ne parlons plus de vos lanciers!... Je vais tâcher de trouver de l'argent dans la ville, et je n'en suis pas moins votre obligé, du reste.

—Tout à votre service, mon cher ami.

L'attaché produisit très-peu d'effet au maire et au notaire de la ville, surtout sous l'habit qu'il portait. Il fut contraint d'aller jusqu'à la sous-préfecture la plus voisine, où, après bien des pourparlers, il obtint ce qu'il lui fallait. La voiture fut retirée de l'eau, le lancier fut dégagé, les Savoyardes furent bien payées de leur hospitalité, et notre diplomate repartit par le courrier.

Je lui souhaite d'avoir trouvé une voiture meilleure que celle qui m'a transporté à Ferney. Ensuite il y a eu deux jours de perdus pour les dépêches, et qui sait combien de complications cela a pu amener dans une question quelconque.

On pourrait faire tout un vaudeville là-dessus, en gazant toutefois certains détails. Le lancier laissé en gage ne peut pas rester tout le temps dans un lit: la jeune Savoyarde lui prête une robe. On le trouve fort aimable ainsi. On rit beaucoup; un mariage s'ébauche, et l'attaché paye la dot.

Mais il n'y a de dénoûment qu'au théâtre: la vérité n'en a jamais.

Veux-tu savoir maintenant le nom de l'attaché?... C'était mon cousin Henri, parti de Paris en même temps que moi, et plus maltraité encore en chaise de poste que je ne l'ai été dans les véhicules modestes que j'ai rencontrés.

Au fond, ces malheurs m'épouvantent; pourquoi n'attendrais-je pas le printemps dans cette bonne ville de Genève, où les femmes sont si jolies, la cuisine passable, le vin, notre vin de France, et qui ne manque, hélas! que d'huîtres fraîches et de carpes du Léman, le peu qu'on en voit nous venant de Paris.

Si je change de résolution, je te l'écrirai.


III—PAYSAGES SUISSES

Me voici donc parvenu à Genève: par quels chemins, hélas! et par quelles voitures! Mais, en vérité, qu'aurais-je à l'écrire, si je faisais route comme tout le monde, dans une bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, enveloppé d'un cache-nez, de paletots et de manteaux, avec une chancelière et un rond sous moi?... J'aime à dépendre un peu du hasard: l'exactitude numérotée des stations des chemins de fer, la précision des bateaux à vapeur arrivant à heure et à jour fixes, ne rejouissent guère un poëte, ni un peintre, ni même un simple archéologue, ou collectionneur comme je suis.

La vie sensuelle de Genève m'a tout à fait remis de mes premières fatigues.—Où vais-je? Où peut-on souhaiter d'aller en hiver? Je vais au-devant du printemps, je vais au-devant du soleil.... Il flamboie à mes yeux dans les brumes colorées de l'Orient.—L'idée m'en est venue en me promenant sur les hautes terrasses de la ville, qui encadrent une sorte de jardin suspendu. Les soleils couchants y sont magnifiques.

Je n'ai nulle envie non plus de t'amuser beaucoup de mes dangers et de mes mésaventures, comme l'auteur fameux du Voyage à Saint-Cloud. Et pourtant tu ne m'empêcheras pas de regretter ces bons voyages difficiles de la vieille France, comme on les trouve peints dans Cyrano, dans le chevalier d'Assoucy, et même dans la tournée gastronomique de Bachaumont et de Chapelle. Te souviens-tu des joyeuses pérégrinations du baron de Fœneste, lequel avait soin de se payer de sa dépense dans les hôtelleries, en emportant tout au moins de sa chambre les serviettes, le peigne, et jusqu'au pot-à-eau s'il était d'étain. Et, dans les premiers chapitres de Marianne, quel voyage encore que celui de ce gros coche de Bordeaux, qui mettait trois semaines pour venir à Paris, versait cinq ou six fois en route et subissait au moins deux attaques de larrons!

Voilà des plaisirs que nous n'avons plus, et une grande source d'intérêt qu'ont perdue les récits des modernes voyageurs. Une fois hors de France, on espère retrouver encore cette bonne veine, dans les pays de montagnes surtout. Mais, hélas! combien l'imprévu est devenu rare, même en Suisse, où l'on voyage à pied la moitié du temps! l'imprévu, c'est-à-dire un torrent qui fait un bateau de votre voiture (tu n'as pas oublié l'histoire de l'attaché); une avalanche qui vous ensevelit; un ours de Berne qui vient vous flairer au passage; un flot de la mer de glace qui manque sous vos pieds, et peut-être (en cas de forte recommandation), une petite aventure de voleurs....

Pardon, je vais trop loin; tu ne crois plus aux voleurs; les voleurs n'existent plus en effet nulle part, et tu sais comme moi que l'on est obligé de payer des malheureux pour se déclarer criminels, afin que les magistrats, les procureurs du roi, les avocats et la gendarmerie départementale, aient quelque raison d'exister et de toucher leurs traitements, afin que les galères et les prisons soient encore habitées. Ce sont de petites comédies qui se jouent en plein jour entre des robes noires et des vestes trouées, et l'on peut voir, en lisant nos feuilles judiciaires, combien il se dépense là d'invention et d'esprit.

Mais, à défaut d'aventures, la description restait du moins au touriste littéraire; il comptait les pierres des monuments et les feuilles des forêts; il faisait des terrains, des fonds fuyants, des horizons; le daguerréotype arrive, il lui coupe le paysage sous le pied; déjà, dans chaque ville nouvelle, nous en rencontrons deux ou trois, qui n'attendent pour fonctionner qu'un rayon de soleil; mais le soleil est rare dans la saison où nous sommes, et nos paysagistes mécaniques n'ont que la ressource de l'aller chercher au-dessus des nuages, en se livrant à des ascensions périlleuses.

Ce sont bien les hautes Alpes que l'on découvre de tous côtés à l'horizon. J'avoue que je ne les connaissais pas encore. On avait prétendu me les montrer à Lyon, du haut de Fourvières; à Nice, du haut d'une montagne qui domine la ville; mais je n'en avais pris qu'une idée fort nulle ou fort vague. Me voilà donc en face du mont Blanc! Je voudrais bien me rappeler les vingt vers de Delille qui l'ont rendu célèbre; mais je ne me souviens que de ceux qui ont immortalisé le café:

Et je crois, du génie éprouvant le réveil,
Boire dans chaque goutte un rayon de soleil!

Ce qui n'est nullement applicable! C'était anciennement un poëte bien commode que celui-là, qui avait cloué sur chaque paysage une belle épigraphe d'alexandrins. Toute la nature se trouvait étiquetée comme au Jardin botanique. Les gens du monde rencontraient là de l'enthousiasme tout fait, comme les compliments de bonne année. Il existe encore à Genève beaucoup d'admirateurs de Delille.

J'ai donc cherché le mont Blanc toute la soirée; j'ai suivi les bords du lac, j'ai monté sur les plus hautes terrasses de la ville; j'ai fait le tour des remparts, n'osant demander à personne: «Où est donc le mont Blanc?» Et j'ai fini par l'admirer sous la forme d'un immense nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de mon imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en moi-même les dangers que pouvait présenter le projet d'aller planter tout en haut un drapeau tricolore, pendant qu'il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige immaculée de sa cime, voilà que ma montagne a manqué de base tout à coup, elle s'est trouvée coupée et suspendue dans le ciel comme le pays de Laputa; quant au véritable mont Blanc, tu comprendras qu'ensuite il m'ait causé peu d'impression.

Mais la promenade de Genève était fort belle à ce soleil couchant, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux branches effeuillées. La partie de la ville qu'on aperçoit en se retournant est aussi très-bien disposée pour le coup d'oeil, et présente un amphithéâtre de rues et de terrasses plus agréable à voir qu'à parcourir.

J'entrai dans le théâtre, qui est assez grand, mais qui paraît peu florissant dans son intérieur; on y jouait trois vaudevilles avec une troupe d'invalides dramatiques, dont je n'ai pu suffisamment apprécier le talent. Genève a le même désavantage que la Belgique de se trouver française sans le vouloir; ces fausses nations sont toujours malheureuses, soit dans leur déférence servile, soit dans leur prétention à l'individualité. Depuis 1830, la France a donné un coup de main à l'une et un coup de pied à l'autre; ce qui fait que les Français ne sont guère aimés dans ces deux endroits. À Genève comme à Bruxelles, j'ai vu force caricatures sur nous; la plupart se rapportent à l'époque des menaces de guerre de 1836. Il y en a une qui représente un voltigeur français s'avançant sur la frontière avec une mine de sabreur extrêmement féroce. Du côté de la Suisse, se pose un volontaire génevois, petit mais intrépide, qui lui crie:

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées, etc.

J'ai trouvé remarquable que ces messieurs eussent retourné contre nous, en guise de canons, deux vers de Corneille. Il faut convenir, d'ailleurs, que ceci est moins amer que la fameuse caricature de l'entrée des Fransquillons en Belgique.

En descendant du théâtre vers le lac, on suit la grande rue parisienne, la rue de la Corraterie, où sont les plus riches boutiques. La rue du Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont une partie jouit de la vue du port, est toutefois la plus commerçante et la plus animée. Du reste, Genève, comme toutes les villes du Midi, n'est pavée que de cailloux. Le bitume commence à s'y montrer de loin en loin; et, en effet, dans les pays si nombreux où le grès manque, le bitume dont Paris s'est lassé si vite, a toujours un bel avenir. De longs passages sombres, à l'antique, établissent des communications entre les rues. Les fabriques qui couvrent le fond du lac et la source du Rhône donnent aussi une physionomie originale à la ville.

Te parlerai-je encore du quartier neuf, situé de l'autre côté du Rhône, et tout bâti dans le goût de la rue de Rivoli; du palais du philanthrope Eynard, dont tu connais les innombrables portraits lithographiés, qui se vendaient jadis au profit des Grecs et des noirs? Mais il vaut mieux s'arrêter au milieu du pont, sur un terre-plein planté d'arbres, où se trouve la statue de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme est là, drapé en Romain, dans la position d'Henri IV sur le pont Neuf; seulement, Rousseau est à pied, comme il convient à un philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort du lac, si beau, si clair, si rapide déjà,—et si bleu, que l'empereur Alexandre y retrouvait un souvenir de la Néva, bleue aussi comme la mer!

L'extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de la ville, est couverte en partie de ces laides cabanes qui servent de moulins à eau ou de buanderies, ce qui offre un spectacle plus varié qu'imposant. Au contraire, lorsqu'on tourne le dos à la ville pour se diriger vers Lausanne, lorsque le bateau à vapeur sort du port encombré de petits navires, le coup d'œil présente tout à fait l'illusion de la grande mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux rives, mais la ligne du fond tranche nettement l'horizon de sa lame d'azur; des voiles blanches se balancent au loin, et les rives s'effacent sous une teinte violette, tandis que les palais et les villas éclatent par intervalles au soleil levant; c'est l'image affaiblie de ces riants détroits du golfe de Naples, que l'on suit si longtemps avant d'aborder. D'ailleurs, pourquoi te décrirais-je encore ce lac illustré, que Victor Hugo a parcouru vingt-cinq ans après Byron? Pourquoi te parlerais-je de Vevay, de Clarens, de Chillon, que, d'ailleurs, je n'ai point vus? Avant d'arriver à ces lieux immortels, le bateau s'arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive, avec tout mon bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu'il devient bien constaté que je n'importe pas de cigares français (vraie régie) dont l'Helvétie est avide, on me livre à quatre commissionnaires, qui tiennent à se partager mes effets. L'un porte ma valise, l'autre mon chapeau, l'autre mon parapluie, l'autre ne porte rien. Alors, ils me font comprendre difficilement —car ici s'arrête la langue française—qu'il s'agit de faire une forte lieue à pied, toujours en montant. Une heure après, par le plus rude et le plus gai chemin du monde, j'arrive à Lausanne, et je traverse la charmante plate-forme qui sert de promenade publique et de jardin au Casino.

De là, la vue est admirable. Le lac s'étend à droite à perte de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu'à gauche il semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes, obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige couronnent celte perspective d'Opéra, et, sous la terrasse, à nos pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu'au bord du lac. Voilà, comme dirait un artiste, le poncif de la nature suisse: depuis la décoration jusqu'à l'aquarelle, nous avons vu cela partout; il n'y manque que des naturels en costume; mais ces derniers ne s'habillent que dans la saison des Anglais; autrement, ils sont mis comme toi et moi. Ne va pas croire maintenant que Lausanne soit la plus riante ville du monde. Il n'en est rien. Lausanne est une ville tout en escaliers; les quartiers se divisent par étages; la cathédrale est au moins au septième. C'est une fort belle église gothique, gâtée et dépouillée aujourd'hui par sa destination protestante, comme toutes les cathédrales de la Suisse, magnifiques au dehors, froides et nues à l'intérieur. Lorsque j'y entrai, on faisait queue à l'une des portes en se battant un peu: c'étaient des gamins du pays qui venaient chercher leur carte d'électeur; car il paraît que la sacristie est une succursale de la municipalité. Je m'étonnai de voir cette marmaille affublée de droits politiques.

La vue est encore plus belle sur la plate-forme de l'église; toute cette ville biscornue a beaucoup de l'aspect de Blois.

Les clochers même ont l'air gauche et provincial.

Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits pointus d'un aspect fort gai.

Comme je pensais à dîner, en sortant de l'église, il me fut répondu partout que ce n'était plus l'heure. Je finis par me rendre au Casino, comme à l'endroit le plus apparent; et, là, le maître, accoutumé aux fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit que sourire de ma demande et voulut bien me faire tuer un poulet.

Ne sachant plus que faire, le reste de la soirée, jusqu'au départ de la voiture de Berne, je m'établis dans un café, où je retrouvai les mêmes numéros du Constitutionnel et du Siècle qui ont paru le jour de mon départ, ce qui m'obligea encore à me jeter sur les journaux du lieu. La politique de tous ces petits pays est très-amusante, dans ce sens qu'elle a les mêmes nuances, les mêmes divisions, les mêmes colères, les mêmes lieux communs que la nôtre; c'est une révolution dans un verre d'eau. Les querelles religieuses y jettent encore des complications que nous n'avons plus; il paraît, d'après le premier-Lausanne que j'avais sous les yeux, qu'il y a encore des straussiens dans beaucoup d'endroits. Le parti de Strauss, vaincu dans le temps à Zurich, levait la tête à Lausanne; le grand conseil a frappé un grand coup. Il y avait là un certain professeur Scherr, straussien déclaré, auquel la ville donnait, ainsi qu'aux autres professeurs, cinquante louis d'or, le logement, le jardin et le bois: pour le punir d'un discours peu orthodoxe, on lui a retranché le jardin, et, s'il parle encore, on lui retranchera le bois; ainsi de suite. Ces moyens doux valent assurément mieux que la grande prise d'armes de Zurich, et sont beaucoup plus faits pour convaincre les schismatiques. Autrefois, on les eût traités plus durement dans ce même canton où Calvin fit rôtir Michel Servet avec du bois vert, afin que le supplice durât plus longtemps. Aujourd'hui, l'on se contente de leur ôter le bois; au lieu de les faire brûler sur la place publique, on les laisse geler dans leurs maisons.

Je suis là tellement désœuvré, que je passe de la politique aux annonces. J'en trouve de fort amusantes; je serais heureux de pouvoir ajouter à leur publicité, mais elle leur viendrait trop tard en aide. Les avis judiciaires sont conçus dans une forme tout à fait paternelle; aussi recommandons ces formules d'épîtres à nos juges d'instruction; cela peut épargner beaucoup de gendarmes, et, si les criminels lisent les journaux, ils ne peuvent manquer d'être touchés par des avertissements si polis.

Ces lectures étant, après tout, peu récréatives, j'ai été charmé de monter dans la diligence, et de m'y incruster chaudement entre deux fortes dames de Lausanne qui se rendaient aussi à Berne. N'est-ce pas moi qui ai dit dernièrement que toutes les femmes de Genève ont quarante ans? Cela vient sans doute de ce que, ces dames étant en général fort jolies, Paris les enlève dans leur belle saison, et ne les rend à leur patrie qu'après les avoir un peu fanées, un peu brisées.... Elles demeurent là quelques années, à l'état d'illusions perdues, elles vont mirer leurs bas bleus dans le lac bleu; c'est l'école encore vigoureuse de Rousseau, de madame de Staël, de Benjamin Constant. Puis, quand les quarante ans qui leur servaient à en avoir trente, commencent à friser le demi-siècle, ces beautés passent un jour de Genève à Lausanne par la douce transition du lac Léman. C'est alors l'école de Senancour, de madame de Krudner, de madame de Charrière, etc.; cela fait des anges tombés, déchus, abattus, abîmés, à un point extraordinaire; puis Balzac les relève un jour de son souffle puissant. La femme de cinquante ans demande à s'appuyer sur la canne de notre ami. Je ne fais que lui transmettre ce désir, et lui apprendre combien il est aimé et espéré dans ce pays.

Voici que je quitte enfin cette petite France mystique et rêveuse qui nous a doués de toute une littérature et de toute une politique; je vais mordre cette fois dans la vraie Suisse à pleines dents. C'est le lac de Neuchâtel que nous laissons sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets d'argent. On monte et l'on descend, on traverse des bois et des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours à l'horizon. Au point du jour, nous roulons sur un beau pavé, nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands ours de pierre sculptés partout comme les ours de Bradwardine dans Waverley: ce sont les armes de Berne. Nous sommes à Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément.

Rien n'est ouvert. Je parcours une grande rue d'une demi-lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d'énormes maisons; de loin en loin, il y a de grandes tours carrées supportant de vastes cadrans. C'est la ville où l'on doit le mieux savoir l'heure qu'il est. Au centre du pavé, un grand ruisseau couvert de planches réunit une suite de fontaines monumentales espacées entre elles d'environ cent pas. Chacune est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa lance. Les maisons, d'un goût rococo comme architecture, sont ornées aussi d'armoiries et d'attributs: Berne a une allure semi-bourgeoise et semi-aristocratique qui, d'ailleurs, lui convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins grandes, sont du même style, à peu près. En descendant à gauche, je trouve une rivière profondément encaissée et toute couverte de cabanes en bois, comme le Léman à Genève; il en est qui portent le titre de bains et ne sont pas mieux décorées que les autres. Cela m'a remis en mémoire un chapitre de Casanova, qui prétend qu'on y est servi par des baigneuses nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. Elles ne quittent point l'eau par pudeur, n'ayant pas d'autre voile; mais elles folâtrent autour de vous comme des naïades de Rubens. Je doute, malgré les attestations de voyageurs plus modernes, que l'ont ait conservé cet usage bernois du XVIIIe siècle. Du reste, un bain froid dans cette saison serait de nature à détruire le sentiment de toute semblable volupté.

En remontant dans la grand'rue, je pense à déjeuner et j'entre à cet effet dans l'auberge des Gentilshommes, auberge aristocratique s'il en fut, toute chamarrée de blasons et de lambrequins; on me répond qu'il n'est pas encore l'heure: c'était l'écho inverse de mon souper de Lausanne. Je me décide donc à visiter l'autre moitié de la ville. Ce sont toujours de grandes et lourdes maisons, un beau pavé, de belles portes, enfin une ville cossue, comme disent les marchands. La cathédrale gothique est aussi belle que celle de Lausanne, mais d'un goût plus sévère. Une promenade en terrasse, comme toutes les promenades de Suisse, donne sur un vaste horizon de vallées et de montagnes; la même rivière que j'avais vue déjà le matin se replie aussi de ce côté; les magnifiques maisons ou palais situés le long de cette ligne ont des terrasses couvertes de jardins qui descendent par trois ou quatre étages jusqu'à son lit rocailleux. C'est un fort beau coup d'œil dont on ne peut se lasser. Maintenant, quand tu sauras que Berne a un casino et un théâtre, beaucoup de libraires; que c'est la résidence du corps diplomatique et le palladium de l'aristocratie suisse; qu'on n'y parle qu'allemand et qu'on y déjeune assez mal, tu en auras appris tout ce qu'il faut, et tu seras pressé de faire route vers Zurich.

Pardonne-moi de traverser si vite et de si mal décrire des lieux d'une telle importance; mais la Suisse doit t'être si connue d'avance, ainsi qu'à moi, par tous les paysages et par toutes les impressions de voyage possibles, que nous n'avons nul besoin de nous déranger de la route pour voir les curiosités.

Je cherche à constater simplement les chemins du pays, la solidité des voitures, ce qui se dit, se fait et se mange çà et là dans le moment actuel.

Par exemple, je dois dire que je n'ai demandé aucun bifteck, craignant qu'il ne soit d'ours; et qu'ayant appris que, dans les chalets, séjours de l'hospitalité, une tasse de lait se vendait quatre francs, je m'en suis refusé la consommation. L'expérience des voyageurs passés n'est donc point inutile: voilà ce qui doit recommander la présente lettre à ton attention.

Ainsi, lorsque, parti de Berne, tu auras employé une ennuyeuse journée à traverser des bois de sapins et de bouleaux ornés de chalets fort médiocres, et deux gros villages encombrés d'une population moins belle qu'à l'Opéra, tu seras heureux de souper, vers onze heures, à Aarau, dans la maison d'une hôtesse fort jolie, fort décolletée et vêtue (par pure bonté pour toi) du costume national. Là, moyennant un nombre de batz raisonnable, vous faites un repas où rien ne manque, et où paraît enfin la véritable truite des lacs et des torrents, la petite truite bleue, tachetée, cette fraise du règne animal, modeste, délicate et parfumée, qu'on doit se garder de confondre avec la truite génevoise, qui, en admettant qu'elle existe encore, n'est rien qu'un saumon déguisé.

Les murs de la salle à manger sont ornés de vues d'Aarau, parmi lesquelles on remarque celle de la maison de Zschokke, l'illustre romancier. Il est triste de quitter enfin cette auberge agréable, où l'on aimerait à passer la nuit sous plusieurs rapports. L'hôtesse vous fait un salut gracieux, et vous rougissez de lui glisser, en partant, dans la main, l'humble monnaie que la Suisse appelle des batz. Nous reparlerons sans doute de ce billon, à propos des kreutzers allemands, non moins fallacieux pour le voyageur.

L'inégal pavé de Zurich nous éveille à cinq heures du matin. Voilà donc cette ville fameuse qui a renouvelé les beaux jours de Guillaume Tell en renversant la toque insolente du professeur Strauss; voilà ces montagnes d'où descendaient des chœurs de paysans en armes; voilà ce beau lac qui ressemble à celui de Cicéri. Après cela, l'endroit est aussi vulgaire que possible. Sauf quelques maisons anciennes, ornées de rocailles et de sculptures contournées, avec des grilles et des balcons d'un travail merveilleux, cette ville est fort au-dessous des avantages de sa position naturelle. Son lac et ses montagnes lui font, d'ailleurs, des vues superbes. La route qui mène à Constance domine longtemps ce vaste panorama et se poursuit toute la journée au milieu des plus beaux contrastes de vallées et de montagnes.

Déjà le paysage a pris un nouveau caractère: c'est l'aspect moins tourmenté de la verte Souabe; ce sont les gorges onduleuses de la forêt Noire, si vaste toujours, mais éclaircie par les routes et les cultures. Vers midi, l'on traverse la dernière ville suisse, dont la grande rue est étincelante d'enseignes dorées. Elle a toute la physionomie allemande; les maisons sont peintes; les femmes sont jolies; les tavernes sont remplies de fumeurs et de buveurs de bière. Adieu donc à la Suisse, et sans trop de regrets. Une heure plus tard, la couleur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ d'or et de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous voilà sur le territoire de Constance, et déjà son lac étincelle dans les intervalles des monts.


VI—LE LAC DE CONSTANCE—AUGSBOURG

Constance! c'est un bien beau nom et un bien beau souvenir! C'est la ville la mieux située de l'Europe, le sceau splendide qui réunit le nord de l'Europe au midi, l'occident et l'orient. Cinq nations viennent boire à son lac, d'où le Rhin sort déjà fleuve, comme le Rhône sort du Léman. Constance est une petite Constantinople, couchée, à l'entrée d'un lac immense, sur les deux rives du Rhin, paisible encore. Longtemps on descend vers elle par les plaines rougeâtres, par les coteaux couverts de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans l'univers; l'horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu'on arrive près des portes, on commence à trouver que la cathédrale est moins imposante qu'on ne pensait, que les maisons sont bien modernes, que les rues, étroites comme au moyen âge, n'en ont gardé qu'une malpropreté vulgaire. Pourtant la beauté des femmes vient un peu rajuster cette impression; ce sont les dignes descendantes de celles qui fournissaient tant de belles courtisanes aux prélats et aux cardinaux du concile: je veux dire sous le rapport des charmes; je n'ai nulle raison de faire injure à leurs mœurs.

La table d'hôte du Brochet est vraiment fort bien servie. La compagnie était aimable et brillante ce soir-là. Je me trouvais placé près d'une jolie dame anglaise dont le mari demanda au dessert une bouteille de champagne; sa femme voulut l'en dissuader, en disant que cela lui serait contraire. En effet, cet Anglais paraissait d'une faible santé. Il insiste et la bouteille est apportée. A peine lui a-t-on versé un verre, que la jolie lady prend la bouteille et en offre à tous ses voisins. L'Anglais s'obstine et en demande une autre; sa femme se hâte d'user du même moyen, sans que le malade, fort poli, ose en paraître contrarié. A la troisième, nous allions remercier; l'Anglaise nous supplie de ne pas l'abandonner dans sa pieuse intention. L'hôte finit par comprendre ses signes, et, sur la demande d'une quatrième, il répond au milord qu'il n'a plus de vin de Champagne, et que ces trois bouteilles étaient les dernières. Il était temps, car nous n'étions restés que deux à table auprès de la dame, et notre humanité risquait de compromettre notre raison. L'Anglais se leva froidement, peu satisfait de n'avoir bu que trois verres sur trois bouteilles, et s'alla coucher. L'hôte nous apprit qu'il se rendait en Italie par Bregenz, pour y rétablir sa santé. Je doute que son intelligente moitié parvienne toujours aussi heureusement à le tenir au régime.

Demain, à cinq heures du matin, le bateau à vapeur m'emporte vers la froide Bavière, et l'on me prévient que la traversée sera orageuse. J'aimerais à subir une belle tempête sur le lac de Constance; mais il serait triste, ayant échappé déjà aux gouffres de la Méditerranée, d'être noyé dans un bassin!

Tu me demanderas pourquoi je ne m'arrête pas un jour de plus à Constance, afin de voir la cathédrale, la salle du concile, la place où fut brûlé Jean Huss, et tant d'autres curiosités historiques que notre Anglais de la table d'hôte avait admirées à loisir. C'est qu'en vérité je voudrais ne pas gâter davantage Constance dans mon imagination.—Je t'ai dit comment, en descendant des gorges de montagnes du canton de Zurich, couvertes d'épaisses forêts, je l'avais aperçue de loin par un beau coucher de soleil, au milieu de ses vastes campagnes inondées de rayons rougeâtres, bordant son lac et son fleuve comme une Stamboul d'Occident; je t'ai dit aussi combien, en approchant, on trouvait ensuite la ville elle-même indigne de sa renommée et de sa situation merveilleuse. J'ai cherché, je l'avoue, cette cathédrale bleuâtre, ces places aux maisons sculptées, ces rues bizarres et contournées, et tout ce moyen âge pittoresque dont l'avaient douée poétiquement nos décorateurs d'Opéra; eh bien, tout cela n'était que rêve et qu'invention: à la place de Constance, imaginons Pontoise, et nous voilà davantage dans le vrai. Maintenant, j'ai peur que la salle du concile ne se trouve être une hideuse grange, que la cathédrale ne soit aussi mesquine au dedans qu'à l'extérieur, et que Jean Huss n'ait été brûlé sur quelque fourneau de campagne. Hâtons-nous donc de quitter Constance avant qu'il fasse jour, et conservons du moins un doute sur tout cela, avec l'espoir que des voyageurs moins sévères pourront nous dire plus tard: «Mais vous avez passé trop vite! mais vous n'avez rien vu! »

Aussi bien, c'est une impression douloureuse, à mesure qu'on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu'on s'est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau, qu'on ne sait s'il est le résultat exagéré d'idées apprises, ou si c'est un ressouvenir d'une existence antérieure et la géographie magique d'une planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects et certaines contrées, il n'en est point dont l'imagination s'étonne complètement, et qui lui présentent quelque chose de stupéfiant et d'inouï. Je fais exception à l'égard des touristes anglais, qui semblent n'avoir jamais rien vu ni rien imaginé.

L'hôte du Brochet a fait consciencieusement éveiller en pleine nuit tous les voyageurs destinés à s'embarquer sur le lac. La pluie a cessé; mais il fait grand vent, et nous marchons jusqu'au port à la lueur des lanternes. Le bateau commence à fumer; on nous dirige vers les casemates, et nous reprenons sur les banquettes notre sommeil interrompu. Deux heures après, un jour grisâtre pénètre dans la salle; les eaux du lac sont noires et agitées; à gauche, l'eau coupe l'horizon; à droite, le rivage n'est qu'une fange. Nous voilà réduits aux plaisirs de la société; elle est peu nombreuse. Le capitaine du bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux dames allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi. Comme il se trouve assis auprès de la plus jeune, je n'ai que la ressource d'entretenir la plus âgée, qui prend le café à ma gauche. Je commence par quelques phrases d'allemand assez bien tournées touchant la rigueur de la température et l'incertitude du temps.

—Parlez-vous français? me dit la dame allemande.

—Oui, madame, lui dis-je un peu humilié; certainement, je parle aussi le français.

Et nous causons désormais avec beaucoup plus de facilité.

Il faut dire que l'accent allemand et la prononciation très-différente des divers pays présentent de grandes difficultés aux Français qui n'ont appris la langue que par des livres. En Autriche, cela devient même un tout autre langage, qui diffère autant de l'allemand que le provençal du français. Ce qui contribue ensuite à retarder sur ce point l'éducation du voyageur, c'est que partout on lui parle dans sa langue, et qu'il cède involontairement à cette facilité qui rend sa conversation plus instructive pour les autres que pour lui-même.

La tempête augmentant beaucoup, le capitaine crut devoir prendre un air soucieux mais ferme, et s'en alla donner des ordres, afin de rassurer les dames. Cela nous amena naturellement à parler de romans maritimes. La plus jeune dame paraissait très-forte sur cette littérature, toute d'importation anglaise ou française, l'Allemagne n'ayant guère de marine. Nous ne tardâmes pas à prendre terre par Scribe et Paul de Kock. Il faut convenir que, grâce au succès européen de ces deux messieurs, les étrangers se font une singulière idée de la société et de la conversation parisiennes. La dame âgée parlait fort bien d'ailleurs: elle avait vu les Français dans son temps, comme elle le disait gaiement; mais la plus jeune avait une prétention au langage à la mode, qui l'entraînait parfois à un singulier emploi des mots nouveaux.

—Monsieur, me disait-elle, imaginez-vous que Passau, où nous habitons, n'est en arrière sur rien; nous avons la société la plus ficelée de la Bavière. Munich est si ennuyeux à présent, que tous les gens de la haute viennent à Passau; on y donne des soirées d'un chic étonnant!...

O monsieur Paul de Kock! voilà donc le français que vous apprenez à nos voisins! Mais peut-être ceux de nous qui parlent trop bien l'allemand tombent-ils dans les mêmes idiotismes! Je n'en suis pas là encore, heureusement.

«Il n'y a si bonne compagnie dont il ne faille se séparer! » disait le roi Dagobert à ses chiens ... en les jetant par la fenêtre. Puisse cet ancien proverbe, que je cite textuellement, me servir de transition entre le départ de plusieurs de nos passagers qui nous quittèrent à Saint-Gall, et le tableau, que je vais essayer de tracer, d'un divertissement auquel se livraient nos marins sur le pont, en attendant que le bateau reprît sa course vers Morseburg. L'idée en est triviale, mais assez gaie et digne d'être utilisée dans la littérature maritime. Il y avait trois chiens sur le bateau à vapeur. L'un d'eux, caniche imprévoyant, s'étant trop approché de la cuisine, un mousse s'avisa détremper dans la sauce sa belle queue en panache. Le chien reprend sa promenade; l'un des deux autres s'élance à sa poursuite et lui mord la queue ardemment. Voyant ce résultat bouffon, l'on s'empresse d'en faire autant au second, puis au troisième, et voilà les malheureux animaux tournant en cercle sans quitter prise, chacun avide de mordre et furieux d'être mordu. C'est là une belle histoire de chiens! comme dirait le sieur de Brantôme.... Mais que dire de mieux d'une traversée sur le lac de Constance par un mauvais temps? L'eau est noire comme de l'encre, les rives sont plates partout, et les villages qui passent n'ont de remarquable que leurs clochers en forme d'oignon, garnis d'écailles de fer-blanc, et portant à leur pointe des boules de cuivre enfilées.

Le plus amusant du voyage, c'est qu'à chaque petit port où l'on s'arrête on fait connaissance avec une nouvelle nation. Le duché de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Suisse se posent là, de loin en loin, comme puissances maritimes ... d'eau douce. Leur marine donne surtout la chasse aux mauvais journaux français et suisses qui voltigent sur le lac sous le pavillon neutre; il en est un, intitulé justement les Feuilles du Lac, journal allemand progressif, qui, je crois bien, n'échappe aux diverses censures qu'en s'imprimant sur l'eau, et en distribuant ses abonnements de barque en barque sans jamais toucher le rivage.

La liberté sur les mers! comme dit Byron.

En rangeant à gauche les côtes de Bade, voici que nous apercevons enfin les falaises brumeuses du royaume de Wurtemberg. Une forêt de mâts entrecoupés de tours pointues et de clochers nous annonce bientôt l'unique port de la Bavière; c'est Lindau; plus loin, l'Autriche possède Bregenz.

Nous ne subissons aucune quarantaine; mais les douaniers sévères font transporter nos malles dans un vaste entrepôt. En attendant l'heure de la visite, on nous permet d'aller dîner. Il est midi: c'est l'heure où l'on dîne encore dans toute l'Allemagne. Je m'achemine donc vers l'auberge la plus apparente, dont l'enseigne d'or éclate au milieu d'un bouquet de branches de sapin fraîchement coupées. Toute la maison est en fête, et les nombreux convives ont mis leurs habits de gala. Aux fenêtres ouvertes, j'aperçois de jolies filles à la coiffure étincelante, aux longues tresses blondes, qui en appellent d'autres accourant de l'église ou des marchés; les hommes chantent et boivent; quelques montagnards entonnent leur tirily plaintif.

La musique dominait encore tout ce vacarme, et, dans la cour, les troupeaux bêlaient. C'est que, justement, j'arrivais un jour de marché. L'hôte me demande s'il faut me servir dans ma chambre.

—Pour qui me prenez-vous, vénérable Bavarois? Je ne m'assois jamais qu'à table d'hôte!

Et quelle table! elle fait le tour de l'immense salle. Ces braves gens fument en mangeant; les femmes valsent (aussi en mangeant) dans l'intervalle des tables. Bien plus, il y a encore des saltimbanques bohèmes qui font le tour de la salle en exécutant la pyramide humaine, de sorte que l'on risque à tout moment de voir tomber un paillasse dans son assiette.

Voilà du bruit, de l'entrain, de la gaieté populaire; les filles sont belles, les paysans bien vêtus; cela ne ressemble en rien aux orgies misérables de nos guinguettes; le vin et la double bière se disputent l'honneur d'animer tant de folle joie, et les plats homériques disparaissent en un clin d'œil. J'entre donc en Allemagne sous ces auspices riants; le repas fini, je parcours la ville, dont toutes les rues et les places sont garnies d'étalages et de boutiques foraines, et j'admire partout les jolies filles des pays environnants, vêtues comme des reines, avec leur bonnet de drap d'or et leur corsage de clinquant. Voilà du moins un pays où les femmes n'ont pas adopté encore les chiffons sans goût de nos grisettes; ces surprises sont rares en voyage et se reproduiront peu dans le mien.

Il s'agit maintenant de choisir un véhicule pour Augsbourg; mais je n'ai point à choisir: la poste royale, et partout la poste; il n'y a nulle part, de ce côté, de diligences particulières; point de concurrence dont on ait à craindre la rivalité;—les chevaux ménagent les routes, les postillons ménagent les chevaux. Ses conducteurs ménagent les voitures, le tout appartenant à l'État;—nul n'est pressé d'arriver, mais on finit par arriver toujours; le fleuve de la vie se ralentit dans ces contrées et prend un air majestueux. «Pourquoi faire du bruit?» comme disait cette vieille femme dans Werther.

Chacun des gouvernements d'Allemagne a donc le monopole de la circulation; il en faut excepter les petits pays de la confédération, sillonnés par les réseaux des postes féodales du prince de la Tour-et-Taxis. Ce prince, dont tu as dû souvent entendre répéter le nom, est le marquis de Carabas de l'Allemagne. Vous demandez à qui ce château-là?—Au prince de la Tour-et-Taxis.—A qui ces chevaux, ces voitures, ces journaux, etc.?—Même réponse. (Car il possède aussi des journaux dans différents pays, toujours à titre féodal, notamment la Gazette des postes et le Journal de Francfort.) Ses apanages industriels sont innombrables. Ce prince, dont la principauté est imperceptible, a les revenus d'un puissant monarque; son peuple de postillons, d'écrivains et d'ouvriers, paraît vivre heureux sous ses lois, dans une étendue de peut-être cent lieues, du nord au midi. Bien plus, il a tant de bonheur, qu'ayant un médecin toujours auprès de sa personne, et dont il avait fait un de ses ministres, que crois-tu qu'il en soit arrivé dernièrement? C'est le médecin qui est mort! Le prince le pleure et n'en veut plus avoir d'autre. Cet homme ne mourra jamais; et pourtant on attend sa fin pour créer une foule de chemins de fer dont ses droits féodaux entravent de tous côtés l'exécution.

Que te dire du pays, que je parcours à l'heure qu'il est? C'est une route assez monotone: des plaines, des montagnes ou plutôt des montées, et toujours, toujours des sapins; la plus grande partie de l'Allemagne est ainsi; c'est ce qui la rend si verte dans les chants des poëtes. Hâtons-nous donc d'arriver à Augsbourg, une belle vieille ville, comme nous en verrons peu de ce côté, et qui m'a rappelé les bonnes cités des bords du Rhin. Celle-là mériterait un fleuve ou un lac pour baigner ses murailles et n'a pas même un ruisseau. Sa cathédrale est fort belle; les rues sont charmantes avec leurs grandes maisons peintes à fresque du haut en bas. Il y a là des Michel-Ange et des Caravage ignorés, que la pluie dégrade tous les jours; ce sont des galeries sans fin d'immenses tableaux sacrés ou profanes, trouées par les portes et les fenêtres, et dont la vue réjouit l'œil du passant; le plus grand nombre de ces peintures appartient au style rococo des deux derniers siècles; elles sont relevées souvent de sculptures et de dorures fort éclatantes. Dans la plus longue rue, qui est presque une longue place, on rencontre l'hôtel de ville, où l'on fait voir aux étrangers la célèbre chambre dorée, toute éclatante d'or et de bois sculpté, et éclairée d'un nombre infini de fenêtres. Une grande fontaine de marbre et de bronze, dans le style de la renaissance, orne la place voisine de ce palais; c'est une des plus riches et des plus élégantes que j'aie vues, et c'est de quoi faire honte aux groupes de naïades et de tritons en fonte dont on décore économiquement nos places de Paris.

Après avoir admiré toutes ces beautés et rendu visite même aux bureaux de la Gazette d'Augsbourg, le premier des journaux de l'Allemagne, je voulus compléter ma soirée par le spectacle. Il y avait deux affiches à tous les coins de rue: l'une annonçait Preciosa, opéra de Weber, et l'autre la représentation du Docteur Faust au théâtre des Marionnettes. J'eus la malheureuse idée de négliger cette occasion de voir le drame naïf et enfantin qui inspira à Gœthe son chef-d'œuvre éternel, et j'allai prendre une stalle au grand Opéra du lieu.—On jouait d'abord un acte traduit d'un vaudeville français. C'est ce qui commence le spectacle dans toute l'Allemagne. Ensuite, une première cantatrice de Vienne devait se faire entendre dans l'entracte; en effet, le vaudeville terminé, voilà que la porte du fond s'ouvre, et il paraît une énorme femme vêtue de noir. Elle chante un couplet avec une voix de basse superbe. Serait-ce un homme déguisé? Point du tout: elle entonna le second couplet avec un soprano plus aigu que celui de Déjazet. Qu'est-ce donc que ce monstre musical? Au troisième couplet, elle chante le premier vers avec sa voix de basse, le second avec sa voix de tête, et ainsi de suite. Après ce tour de force inouï, l'enthousiasme du public éclata vivement, la grosse femme fut couverte de fleurs, et il en fallait beaucoup. Puis l'on commença Preciosa. Mais je ne tardai pas à m'apercevoir d'une chose: c'est que les acteurs déclamaient purement et simplement les vers du poëme, pendant que l'orchestre jouait en sourdine la musique de Weber. Je me hâtai de sortir du théâtre, espérant trouver encore ouvert celui des Marionnettes; mais je n'arrivai que pour entendre la dernière détonation qui engloutissait le docteur Faust dans les enfers.

J'ai pourtant fini par arriver à Munich par le chemin de fer d'Augsbourg.


V—UN JOUR A MUNICH

A une époque où l'on voyageait fort peu, faute de bateaux à vapeur, de chemins de fer, de chemins ferrés, et même de simples chemins, il y eut des littérateurs, tels que d'Assoucy, Le Pays et Cyrano de Bergerac, qui mirent à la mode les voyages dits fabuleux. Ces touristes hardis décrivaient la lune, le soleil et les planètes, et procédaient du reste dans ces inventions de Lucien, de Merlin Coccaïe et de Rabelais. Je me souviens d'avoir lu, dans un de ces auteurs, la description d'une étoile qui était toute peuplée de poëtes. En ce pays-là, la monnaie courante était de vers bien frappés; on dînait d'un ode, on soupait d'un sonnet; ceux qui avaient en portefeuille un poëme épique pouvaient traiter d'une vaste propriété.

Un autre pays de ce genre était habité seulement par des peintres; tout s'y gouvernait à leur guise, et les écoles diverses se livraient parfois des batailles rangées. Bien plus, tous les types créés par les grands artistes de la terre avaient là une existence matérielle, et l'on pouvait s'entretenir avec la Judith de Caravage, le Magicien d'Albert Durer, ou la Madeleine de Rubens.

En entrant à Munich, on se croirait transporté tout à coup dans cette étoile extravagante. Le roi-poëte qui y réside aurait pu tout aussi bien réaliser l'autre rêve, et enrichir à jamais ses confrères en Apollon; mais il n'aime que les peintres, eux seuls ont le privilège de battre monnaie sur leur palette. Le rapin fleurit dans cette capitale qu'il proclame l'Athènes moderne; mais le poëte s'en détourne et lui jette en partant la malédiction de Minerve; il n'y a là rien pour lui.

En descendant de voiture, en sortant du vaste bâtiment de la Poste royale, on se trouve en face du palais, sur la plus belle place de la ville; il faut tirer vite sa lorgnette et son livret; car déjà le musée commence, les peintures couvrent les murailles, tout resplendit et papillote en plein air, en plein soleil.

Le palais neuf est bâti exactement sur le modèle du palais Pitti, de Florence; le théâtre, d'après l'Odéon de Rome; l'hôtel des postes, sur quelque autre patron classique; le tout badigeonné du haut en bas de rouge, de vert et de bleu-ciel. Cette place ressemble à ces décorations impossibles que les théâtres hasardent quelquefois; un solide monument de cuivre rouge établi au centre, et représentant le roi Maximilien Ier, vient seul contrarier cette illusion. La poste, toute peinte d'un rouge sang de bœuf, qualifié de rouge antique, sur lequel se détachent des colonnes jaunes, est égayée de quelques fresques dans le style de Pompéi, représentant des sujets équestres. L'Odéon expose à son fronton une fresque immense où dominent les tons bleus et roses, et qui rappelle nos paravents d'il y a quinze ans; quant au palais du roi, il est uniformément peint d'un beau vert tendre. Le quatrième côté de la place est occupé par des maisons de diverses nuances. En suivant la rue qu'elles indiquent et qui s'élargit plus loin, on longe une seconde face du palais plus ancienne et plus belle que l'autre, où deux portes immenses sont décorées de statues et de trophées de bronze d'un goût maniéré mais grandiose. Ensuite la rue s'agrandit encore; des clochers et des tours gracieuses se dessinent dans le lointain; à gauche, s'étend à perte de vue une file de palais modernes, propres à satisfaire les admirateurs de notre rue de Rivoli; à droite, un vaste bâtiment dépendant du palais, qui, du côté de la rue, est garni de boutiques brillantes, et qui forme, du côté des jardins, une galerie qui les encadre presque entièrement. Tout cela a la prétention de ressembler à nos galeries du Palais-Royal; les cafés, les marchandes de modes, les bijoutiers, les libraires, sont à l'instar de Paris. Mais une longue suite de fresques représentant les fastes héroïques de la Bavière entremêlées de vues d'Italie témoignent, d'arcade en arcade, de la passion du roi Louis pour la peinture, et pour toute peinture, à ce qu'il paraît. Ces fresques, le livret l'avoue, sont traitées par de simples élèves. C'est une économie de toiles; les murs souffrent tout.

Le jardin royal, entouré de ces galeries instructives, est planté en quinconce et d'une médiocre étendue; la face du palais qui donne de ce côté, et qui vient d'être terminée, présente une colonnade assez imposante; en faisant le tour par le jardin, on rencontre une autre façade composée de bâtiments irréguliers, et dont fait partie la basilique, le mieux réussi des monuments modernes de Munich.

Cette jolie église, fort petite d'ailleurs, est un véritable bijou; construite sur un modèle byzantin, elle étincelle, à l'intérieur, de peintures à fond d'or, exécutées dans le même style. C'est un ensemble merveilleux de tout point; ce qui n'est pas or ou peinture est marbre ou bois précieux; le visiteur fait tache dans un intérieur si splendide, auquel on ne peut comparer dans toute l'Europe que la chapelle des Médicis, de Florence.

En sortant de la basilique, nous n'avons plus que quelques pas à faire pour rencontrer le nouveau théâtre; car nous venons de faire le tour du palais auquel se rattachent tous ces édifices comme dépendances immédiates. Pourquoi n'entrerions-nous pas dans cette vaste résidence? Justement le roi va se mettre à table, et c'est l'heure où les visiteurs sont admis dans les salles où il n'est pas, bien entendu.

On nous reçoit d'abord dans la salle des gardes, toute garnie de hallebardes, mais gardée seulement par deux factionnaires et autant d'huissiers. Cette salle est peinte en grisailles, figurant des bas-reliefs, des colonnes et des statues absentes, selon les procédés surprenants et économiques de M. Abel de Pujol. Assis sur une banquette d'attente, nous assistons aux allées et venues des officiers et des courtisans. Et ce sont, en effet, de véritables courtisans de comédie, par l'extérieur du moins. Quand M. Scribe nous montre, à l'Opéra-Comique, des intérieurs de cours allemandes, les costumes et les tournures de ses comparses sont beaucoup plus exacts qu'on ne croit. Une dame du palais, qui passait avec un béret surmonté d'un oiseau de paradis, une collerette ébouriffante, une robe à queue et des diamants jaunes, m'a tout à fait rappelé madame Boulanger. Des chambellans chamarrés d'ordres semblaient prêts à se faire entendre sur quelque ritournelle d'Auber.

Enfin le service du roi a passé, escorté par deux gardes. C'est alors que nous avons pu pénétrer dans les autres salles. Je plains fort le roi de ce pays, qui se défend pourtant d être un monarque constitutionnel, de s'être imposé l'usage d'admettre deux fois par jour une trentaine de personnes dans l'intérieur de son domicile. En sortant de table, il retrouve ses parquets et ses meubles souillés d'empreintes inconnues: ce qu'il touche vient d'être touché; l'air est encore plein d'haleines impures; des Anglais ont gravé furtivement leurs noms sur les glaces et sur les marbres des consoles. Qui sait ce qu'on a pris, et qui sait ce qu'on a laissé? Cela me rappelle qu'un jour on m'a fait voir, à Trianon, le lavabo du duc de Nemours à côté de celui de Joséphine, et un petit morceau de savon dont le prince s'était servi la dernière fois qu'il y avait couché.

Je m'abstiendrai de décrire en détail l'intérieur du palais de Munich, dont tous les Guides de voyageurs ont énumeré les richesses artistiques. Ce qu'il faut le plus remarquer, c'est la salle décorée de fresques de Schnorr sur les dessins de Cornélius, dont les sujets sont empruntés à la grande épopée germanique des Niebelungen. Ces peintures, admirablement composées, sont d'une exécution lourde et criarde, et l'œil a peine à en saisir l'harmonie; de plus, les plafonds, chargés de figures gigantesques et furibondes, écrasent leurs salles mesquines et médiocrement décorées; il semble partout à Munich que la peinture ne coûte rien; mais le marbre, la pierre et l'or sont épargnés davantage. Ainsi ce palais superbe est construit en briques, auxquelles le plâtre et le badigeon donnent l'aspect d'une pierre dure et rudement taillée; ces murailles éclatantes, ces colonnes de portor et de marbre de Sienne, approchez-vous, frappez-les du doigt, c'est du stuc. Quant au mobilier, il est du goût le plus empire que je connaisse: les glaces sont rares; les lustres et les candélabres semblent appartenir au matériel d'un cercle ou d'un casino de province; les richesses sont au plafond; c'est encore un rêve, où le roi-poëte peut poursuivre en passant les magnificences de l'Olympe ou les vagues splendeurs du Walhalla.

Je suis loin de vouloir rabaisser les beautés de cette résidence, et le goût du roi de Bavière pour les arts plastiques n'a pas de quoi donner de prise au ridicule; mais je me demande s'il est bien vrai que M. Cornélius, lorsqu'il vint à Paris il y a quelques années, n'ait pas été émerveillé des richesses de Versailles et qu'il ait à peu près parlé comme le Gascon, qui trouvait que le Louvre ressemblait aux écuries du château de son père; nous le croyons un homme de trop de goût et de bonne foi pour que cette histoire soit vraie, d'autant plus que, si le palais de Munich a quelques beautés incontestables, c'est un point où le talent de M. Cornélius est presque seul intéressé, et à nous seuls aussi il appartient de lui en rapporter la gloire.

Le repas du roi étant fini, nous pouvons commencer le nôtre; il n'y a qu'un seul restaurateur dans la ville, qui est un Français; autrement, il faut prendre garde aux heures des tables d'hôte. La cuisine est assez bonne à Munich, la viande a bon goût; c'est là une remarque plus importante qu'on ne croit en pays étranger. On ne sait pas assez que la moitié de l'Europe est privée de biftecks et de côtelettes passables, et que le veau domine dans certaines contrées avec une déplorable uniformité. Songez-vous, Parisiens! que l'Espagne et l'Italie manquent de beurre absolument. Peut-être n'as-tu jamais fait grande attention à l'humble ingrédient du beurre. Eh bien, quand le bateau à vapeur qui vient de Naples touche à Nice, la première idée des passagers est de courir au café royal, sur la grande place, et d'y déjeuner avidement avec du beurre et du lait. Du lait! et sais-tu comment les dames italiennes font leur café du matin? Ces infortunées délayent des blancs d'œuf dans du café, faute de lait, et elles boivent ce mélange. Voilà ce qu'on ne sait pas!

Munich manque d'huîtres et de poissons de mer, naturellement; ses vins sont médiocres et chers; mais elle vante sa bière, qui, en effet, a une grande réputation dans toute l'Allemagne. Il ne faut pas parler de la bière de Munich à des voyageurs qui ont bu des bières belges et anglaises. Le faro, l'ale et la lambic sont des bières dont on n'a pas l'idée même à Paris; ce sont de véritables vins du Nord, qui égayent et grisent plus vite que le vin lui-même. Les bières impériales et royales d'Autriche et de Bavière n'ont aucun rapport avec ces nobles boissons. Aussi disputent-elles au tabac le privilège d'engourdir et d'assoupir de plus en plus ce grand corps du peuple allemand.

Tu me pardonneras ce hors-d'œuvre culinaire, qui n'est pas hors de propos; car les voyageurs ont faim comme les héros, et la nourriture est une impression de voyage incontestable. Les deux cafés de la Galerie royale ne sont pas fort brillants et n'ont aucun journal français. Un vaste cabinet de lecture et une sorte de casino, qu'on appelle le Musée, contiennent, en revanche, la plupart des feuilles françaises que la censure laisse entrer librement. De temps en temps, il est vrai, quelque numéro manque, et les abonnés lisent à la place cet avis: que le journal a été saisi à Paris, à la poste et dans les bureaux. Cela se répète si souvent, que nous soupçonnons le parquet de Munich de calomnier celui de Paris. Il résulte encore de ce subterfuge, que les braves Munichois ont des doutes continuels sur la tranquillité de notre capitale; la leur est si paisible, si gaie et si ouverte, qu'ils ne comprennent pas les agitations les plus simples de notre vie politique et civile; la population ne fait aucun bruit, les voitures roulent sourdement sur la chaussée poudreuse et non pavée. Le Français se reconnaît partout à ce qu'il déclame ou chantonne en marchant; au café, il parle haut; il oublie de se découvrir au théâtre; même en dormant, il remue sans cesse, et un lit allemand n'y résiste pas dix minutes. Imagine-toi des draps grands comme des serviettes, une couverture qu'on ne peut border, un édredon massif qui pose en équilibre sur le dormeur. Eh bien, l'Allemand se couche, et tout cela reste sur lui jusqu'au lendemain; de plus, connaissant sa sagesse, on lui accorde des oreillers charmants, brodés à l'entour, et découpés en dentelles sur un fond de soie rouge ou verte. Les plus pauvres lits d'auberge resplendissent de ce luxe innocent.

Puisque nous parlons des oreillers, parlons tout de suite des poêles. Les poêles bavarois sont les plus beaux du monde; leur construction est de l'architecture, et leurs ornements sont de la sculpture en réalité. Si l'on connaissait bien à Paris les poêles allemands, on ne voudrait plus de cheminées. C'est la plus belle pièce d'un mobilier. Cela convient à une chambre comme à une salle de palais. J'ai vu un poêle allemand au château de Rastadt, enrichi, il est vrai, de peintures et de porcelaines, qu'on estimait cent mille florins. Les plus beaux de ces monuments disparaissent peu à peu de l'Allemagne, car les princes et les grands seigneurs adoptent presque partout la cheminée française; mais la bourgoisie tient toujours pour ses vieux poêles, et elle a raison.

Je sens bien que tu es pressé de faire connaissance avec la Glyptothèque et la Pinacothèque; mais ces musées sont fort loin du centre de la ville, et il faut le temps d'y arriver. Dans sa pensée d'agrandissement indéfini pour sa capitale, le roi Louis a eu soin de construire à de grandes distances les uns des autres ses principaux monuments, ceux du moins autour desquels on espère que les maisons viendront un jour se grouper. La ville de Munich était naturellement une fort petite ville, de la grandeur d'Augsbourg tout au plus; la lyre du roi-poëte en a élevé les murailles et les édifices superbes. Il eût, comme Amphion, fait mouvoir les pierres à ce grand travail, mais il n'y avait pas de pierres dans tout le pays. C'est là le grand malheur de cette capitale improvisée d'un royaume encore si jeune; de là la brique réchampie, de là le stuc et le carton-pierre, de là des rues boueuses ou poudreuses, selon la saison. Le grès manque; l'autorité hésite entre divers projets soumis par les compagnies de bitume, la ville hésite devant la dépense, et Munich n'est encore pavée, comme l'enfer, que de bonnes intentions.

Après bien des places indiquées à peine, bien des rues seulement tracées et où l'on donne des terrains gratuits, comme dans les déserts de l'Amérique, à ceux qui veulent y bâtir, nous arrivons à la Glyptothèque, c'est-à-dire au musée des statues. On est tellement Grec à Munich, que l'on a dû être bien Bavarois à Athènes; c'est du moins ce dont se plaignaient les Grecs véritables.... Le bâtiment est tellement antique dans ses proportions, que les marches qui conduisent à l'entrée ne pourraient être escaladées que par des titans; un petit escalier caché dans un coin répare cet inconvénient, que nous nous garderons d'appeler un vice de construction. A l'intérieur, les salles sont vastes et pratiquées dans toute la hauteur du monument. Elles sont enduites partout de cette teinture de garance foncée, que les livrets continuent à garantir vrai rouge antique. Les ornements qui s'en détachent sont toujours de ce style pompéien sur lequel nous avons été blasés par nos cafés, nos passages, et par les décorations du Gymnase. On a donc le droit de récuser notre mauvais goût parisien, surtout lorsqu'on a soin de faire remarquer (dans ce livret autorisé et censuré) que le roi de Bavière, dans la décoration de ses palais et de ses musées, s'est toujours éloigné du faux goût qui florissait dans les XVIIe et XVIIIe siècles. Ceci paraît encore dirigé contre Versailles, et plusieurs allusions que je n'ai plus sous la main me confirment dans cette pensée.

Les peintres se sont livrés sur les plafonds de la Glyptothèque a des intempérances de couleur que nous sommes loin d'approuver. Les magnifiques bas-reliefs de Phidias, le Silène, et les marbres si purs de Canova, qu'on rencontre plus loin, eussent dû faire honte aux prétentieuses compositions des peintres germaniques. Nous exceptons toujours celles de M. Cornélius, qui ne sont, en effet, que des compositions, puisqu'elles ne sont pas peintes par lui. Il a décoré toute une salle avec des sujets tirés de l'Iliade, dont on a pu voir les dessins à Paris. Je n'ai pas besoin de répéter ce que tout le monde sait aujourd'hui, que les dessins envoyés ici comme copies des fresques de l'école de Munich ne donnent qu'une idée très-fausse de l'effet des peintures originales; il n'est pas de voyageur qui n'ait fait cette observation.

La Glyptothèque renferme une collection d'antiques fort précieuse et des chefs-d'œuvre de Canova parmi lesquels se trouvent la Frileuse, la Vénus-Borghèse, un buste de Napoléon et un autre du prince Eugène. Quelques statues du trop célèbre Thorwaldsen partagent, avec celles de Canova, les honneurs d'une salle particulière, où leurs noms sont accolés à ceux de Phidias et de Michel-Ange. On ignore probablement à Munich les noms français de Puget et de Jean Goujon.

La Pinacothèque, c'est-à-dire le musée de peinture, est située à peu de distance de la Glyptothèque. Son extérieur est beaucoup plus imposant, quoique le style grec en soit moins pur. Ces deux édifices sont d'un architecte nommé Léon de Glenze. Ici, je n'aurai plus qu'à louer; les salles sont grandes et ne sont ornées que de peintures de maîtres anciens. Une galerie extérieure, ouverte depuis peu de temps au public, est fort gracieusement peinte et décorée, et l'ornement antique y a été compris à la manière italienne avec beaucoup de richesse et de légèreté. Il serait trop long d'énumérer tous les chefs-d'œuvre que renferme la Pinacothèque. Qu'il suffise de dire que la principale galerie renferme une soixantaine de Rubens choisis et des plus grandes toiles. C'est là que se trouve le Jugement dernier de ce maître, pour lequel il a fallu exhausser le plafond de dix pieds. Là aussi se rencontre l'original de la Bataille des Amazones. Après avoir parcouru les grandes salles consacrées aux grands tableaux, on revient par une suite de petites salles divisées de même par écoles, et où sont placées les petites toiles. Cette intelligente disposition est très-favorable à l'effet des tableaux.

Que reste-t-il encore à voir dans la ville? On est fatigué de tous ces édifices battants neufs, d'une architecture si grecque, égayés de peintures antiques si fraîches. Il y aurait encore, pour tout Anglais, à admirer six ministères avec ou sans colonnes, une maison d'éducation pour les filles nobles, la bibliothèque, plusieurs hospices ou casernes, un obélisque de la grandeur du nôtre, mais couvert de cuivre rouge, destiné à conserver le souvenir de trente mille Bavarois qui perdirent la vie dans la campagne de Russie, une église romaine, une autre byzantine, une autre renaissance, et puis une autre gothique. Cette dernière est dans le faubourg; l'on aperçoit de loin sa flèche aiguë. Tu m'en voudrais d'avoir manqué de visiter une église gothique de 1839. Je sors donc de la ville en passant sous un arc de triomphe dans le goût italien du XIVe siècle, orné d'une large fresque représentant des batailles bavaroises; un quart de lieue plus loin, l'on rencontre l'église, bâtie aussi, comme tous les autres monuments, de briques réchampies de plâtre. Cette église est petite et n'est pas entièrement finie à l'intérieur. On y pose encore une foule de petits saints, statuettes en plâtre peint. Le carton-pierre y domine; c'est là une grande calamité. Les vitraux sont mieux que le gothique; d'après les nouveaux procédés et les découvertes de la chimie, on parvient à obtenir de grands sujets sur un seul verre au lieu d'employer les petits vitraux plombés; le dallage est fait en bitume de couleur, les sculptures de bois sont figurées parfaitement en pâte colorée, les flambeaux et les crucifix sont en métal anglais, se nettoyant comme de l'argent.—J'ai pu monter dans la flèche, entièrement construite en fer creux, selon les procédés modernes, et qui m'a rappelé celle de la cathédrale de Rouen, refaite par M. Alavoine. Cette dernière est un morceau dont les Rouennais sont bien fiers. On sait que l'ancienne flèche de Rouen, rivale de celles de Strasbourg et d'Anvers, avait été brûlée il y a quelques années. Le conseil municipal de Rouen décida qu'on la reconstruirait en fer creux, ce qui s'est fait. Maintenant, cette flèche durera plus que l'église elle-même; c'est léger, économique, incombustible; cela se démonte avec des boulons, cela peut se revendre au poids. Seulement, vu d'en bas, ce clocher est grêle et mesquin; c'est un clocher araignée; cela ressemble à un mât garni de ses cordages; c'est une flèche étique, amaigrie; cela gâte la vue de Rouen, si gâtée déjà par son pont de fer et son quai de belles maisons.—Mais revenons à Munich: ne la blâmons pas trop de ce sacrifice au progrès. En revanche, elle a toujours les deux belles tours de sa cathédrale, le seul monument ancien qu'elle possède, et qu'on aperçoit de six lieues. Au temps où fut bâti ce noble édifice, on mettait des siècles à accomplir de telles œuvres; on les faisait de pierre dure, de marbre ou de granit; alors aussi, on n'improvisait pas en dix ans une capitale qui semble une décoration d'opéra, prête à s'abîmer au coup de sifflet du machiniste. Que le roi-poëte me pardonne ces critiques sévères; avant de faire des bâtisses, il faisait des livres signés de son nom royal, avec les armes de Bavière au frontispice; il s'est donc reconnu de tout temps justiciable de la critique.

D'ailleurs, je comprends bien que l'ancien duché de Bavière, qui est passé royaume par la grâce de Napoléon, ait eu à cœur de se faire une capitale avec une ancienne petite ville mal bâtie, qui n'a pas même des pierres pour ses maçons; mais Napoléon lui-même n'aurait pu faire que la population devînt en rapport avec l'agrandissement excessif de la ville; il eût simplement déporté là des familles qui y seraient mortes d'ennui; il n'aurait pu faire un fleuve de l'humble ruisseau qui coule à Munich et que l'on tourmente en vain avec des barrages, des fonds de planches et des estacades, pour avoir le droit un jour d'y bâtir un pont dans le goût romain. Hélas! sire roi de Bavière! ceci est une grande consolation pour nous autres, pauvres gens; vous êtes roi, prince absolu, chef d'une monarchie à états, que vous nous priez de ne pas confondre avec notre monarchie constitutionnelle; mais vous ne pouvez faire qu'il y ait de l'eau dans votre rivière, et de la pierre dans le sol où vous bâtissez!

En rentrant dans la ville, nous rencontrâmes plusieurs monuments nouveaux propres à immortaliser la gloire bavaroise sous toutes les formes. On remarque surtout, je l'ai dit, un obélisque entièrement pareil au nôtre, mais tout en cuivre rouge comme la statue de Maximilien. Il est consacré aux trente mille Bavarois qui perdirent la vie dans la campagne de Russie; nous ne nous y opposons pas.

On donnait au théâtre un vaudeville traduit, et la représentation de Medea, mélodrame en prose, joué par madame Schrœder-Devrient, qui est, dit-on, la première tragédienne de l'Allemagne. Cette actrice nous a rappelé mademoiselle Duchesnois dans ses derniers jours. La pièce était bouffonne, remplie de combats réglés, d'incendies et de meurtres, et finissait par une illumination en flammes de Bengale. C'est donc là qu'en est réduit aussi l'art dramatique en Allemagne? Mais du moins nos auteurs du boulevard ne choisissent point de sujets classiques. Un mélodrame intitulé Médée aurait peu de succès à la Porte-Saint-Martin.

Je n'ai passé qu'un jour à Munich, ayant rencontré justement à la table d'hôte de la Poule d'or cet excellent cousin Henri, dont je t'ai déjà parlé; j'ai pris place dans sa chaise de poste et je suis parti pour Vienne, d'où j'espère gagner Constantinople en descendant le Danube. J'ai vu Salzbourg, où naquit Mozart et où l'on montre sa chambre chez un chocolatier. La ville est une sorte de rocher sculpté, dont la haute forteresse domine d'admirables paysages. Mais Vienne m'appelle, et sera pour moi, je l'espère, un avant-goût de l'Orient.


VI—LES AMOURS DE VIENNE

Tu m'as fait promettre de t'envoyer de temps en temps les impressions sentimentales de mon voyage, qui t'intéressent plus, m'as-tu dit, qu'aucune description pittoresque. Je vais commencer. Sterne et Casanova me soient en aide pour te distraire. J'ai envie simplement de te conseiller de les relire, en t'avouant que ton ami n'a point le style de l'un ni les nombreux mérites de l'autre, et qu'à les parodier il compromettait gravement l'estime que tu fais de lui. Mais enfin, puisqu'il s'agit surtout de te servir en te fournissant des observations où ta philosophie puisera des maximes, je prends le parti de te mander au hasard tout ce qui m'arrive, intéressant ou non, jour par jour si je le puis, à la manière du capitaine Cook, qui écrit avoir vu un tel jour un goëland ou un pingouin, tel autre jour n'avoir vu qu'un tronc d'arbre flottant; ici, la mer était claire; là, bourbeuse. Mais, à travers ces signes vains, ces flots changeants, il rêvait des îles inconnues et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces retraites du pur amour et de l'éternelle beauté.

Le 21.—Je sortais du théâtre de Léopoldstadt. Il faut te dire d'abord que je n'entends que fort peu le patois qui se parle à Vienne. Il est donc important que je cherche quelque jolie personne de la ville qui veuille bien me mettre au courant du langage usuel. C'est le conseil que donnait Byron aux voyageurs. Voilà donc trois jours que je poursuivais, dans les théâtres, dans les casinos, dans les bals, appelés vulgairement sperls, des brunes et des blondes (il n'y a presque ici que des blondes), et j'en recevais en général peu d'accueil. Hier, au théâtre de Léopoldstadt, j'étais sorti, après avoir marqué ma place: une charmante jeune fille blonde me demande à la porte, si le spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j'en obtiens ce renseignement, qu'elle était ouvrière, et que sa maîtresse, voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l'attendre à la porte du théâtre. J'accumule sur cette donnée les offres les plus exorbitantes; je parle de première loge et d'avant-scène; je promets un souper splendide, et je me vois outrageusement refusé. Les femmes ici ont des superlatifs tout prêts contre les insolents, ce dont, au reste, il ne faut pas trop s'effrayer.

Cette personne paraissait fort inquiète de ne pas voir arriver sa maîtresse. Elle se met à courir le long du boulevard; je la suis en lui prenant le bras, qui semblait très-beau. Pendant la route, elle me disait des phrases en toute sorte de langues, ce qui fait que je comprenais à la rigueur. Voici son histoire. Elle est née à Venise, et elle a été amenée à Vienne par sa maîtresse, qui est Française; de sorte que, comme elle me l'a dit fort agréablement, elle ne sait bien aucune langue, mais parle un peu trois langues. On n'a pas d'idée de cela, excepté dans les comédies de Machiavel et de Molière. Elle s'appelle Catarina Colassa. Je lui dis en bon allemand (qu'elle comprend bien et parle mal) que je ne pouvais désormais me résoudre à l'abandonner, et je construisis une sorte de madrigal assez agréable. A ce moment, nous étions devant sa maison; elle m'a prié d'attendre, puis elle est revenue me dire que sa maîtresse était en effet au théâtre, et qu'il fallait y retourner.

Revenu devant la porte du théâtre, je proposais toujours l'avant-scène; mais elle a refusé encore, et a pris au bureau une deuxième galerie; j'ai été obligé de la suivre, en donnant au contrôleur ma première galerie pour une deuxième, ce qui l'a fort étonné. Là, elle s'est livrée à une grande joie en apercevant sa maîtresse dans une loge, avec, un monsieur à moustaches. Il a fallu qu'elle allât lui parler; puis elle m'a dit que le spectacle ne l'amusait pas, et que nous ferions mieux d'aller nous promener: on jouait pourtant une pièce de madame Birch-Pfeiffer (Robert le Tigre); mais il est vrai que ce n'est pas amusant. Nous sommes donc allés vers le Prater, et je me suis lancé, comme tu le penses, dans la séduction la plus compliquée.

Mon ami! imagine que c'est une beauté de celles que nous avons tant de fois rêvées,—la femme idéale des tableaux de l'école italienne, la Vénitienne de Gozzi, bionda e grassota, la voilà trouvée! je regrette de n'être pas assez fort en peinture pour t'en indiquer exactement tous les traits. Figure-toi une tête ravissante, blonde, blanche, une peau d'un satin, à croire qu'on l'ait conservée sous des verres; les traits les plus nobles, le nez aquilin, le front haut, la bouche en cerise; puis un col de pigeon gros et gras, arrêté par un collier de perles; puis des épaules blanches et fermes, où il y a de la force d'Hercule et de la faiblesse et du charme de l'enfant de deux ans. J'ai expliqué à cette beauté qu'elle me plaisait, surtout, parce qu'elle était pour ainsi dire Austro-Vénitienne, et qu'elle réalisait en elle seule le saint-empire romain, ce qui a paru peu la toucher.

Je l'ai reconduite à travers un écheveau de rues assez embrouillé. Comme je ne comprenais pas beaucoup l'adresse qui devait me servir à la retrouver, elle a bien voulu me l'écrire à la lueur d'un réverbère,—et je te l'envoie ci-jointe pour te montrer qu'il n'est pas moins difficile de déchiffrer son écriture que sa parole. J'ai peur que ces caractères ne soient d'aucune langue; aussi tu verras que j'ai tracé sur la marge un itinéraire pour reconnaître sa porte plus sûrement.

Maintenant, voici la suite de l'aventure. Elle m'avait donné rendez-vous dans la rue, à midi: Je suis venu de bonne heure monter la garde devant son bienheureux n° 189. Comme on ne descendait pas, je suis monté. J'ai trouvé une vieille sur un palier, qui cuisinait à un grand fourneau, et, comme d'ordinaire une vieille en annonce une jeune, j'ai parlé à celle-là, qui a souri et m'a fait attendre. Cinq minutes après, la belle personne blonde a paru à la porte et m'a dit d'entrer. C'était dans une grande salle; elle déjeunait avec sa dame et m'a prié de m'asseoir derrière elle sur une chaise. La dame s'est retournée: c'était une grande jeune personne osseuse, et qui m'a demandé en français mon nom, mes intentions et toute sorte de tenants et d'aboutissants; ensuite, elle m'a dit:

—C'est bien; mais j'ai besoin de mademoiselle jusqu'à cinq heures aujourd'hui; après, je puis la laisser libre pour la soirée.

La jolie blonde m'a reconduit en souriant, et m'a dit:

—A cinq heures.

Voilà où j'en suis; je t'écris d'un café où j'attends que l'heure sonne; mais tout cela me paraît bien berger.

Le 22.—Voilà bien une autre affaire! Mais reprenons le fil des événements. Hier, à cinq heures, la Catarina ou plutôt la Katty, comme on l'appelle dans sa maison, m'est venue trouver dans un kaffeehaus où je l'attendais. Elle était très-charmante, avec une jolie coiffe de soie sur ses beaux cheveux;—le chapeau n'appartient ici qu'aux femmes du monde.—Nous devions aller au théâtre de la Porte-de-Carinthie, voir représenter Belisario, opéra; mais voilà qu'elle a voulu retourner à Léopoldstadt, en me disant qu'il fallait qu'elle rentrât de bonne heure. La Porte-de-Carinthie est à l'autre extrémité de la ville. Bien! nous sommes entrés à Léopoldstadt; elle a voulu payer sa place, me déclarant qu'elle n'était pas une grisette (traduction française), et qu'elle voulait payer, ou n'entrerait pas. O Dieu! si toutes les dames comprenaient une telle délicatesse!... Il paraît que cela continue à rentrer dans les mœurs spéciales du pays.

Hélas! mon ami, nous sommes de bien pâles don Juan. J'ai essayé la séduction la plus noire, rien n'y a fait. Il a fallu la laisser s'en aller, et s'en aller seule! du moins jusqu'à l'entrée de sa rue. Seulement, elle m'a donné rendez-vous à cinq heures pour le lendemain, qui est aujourd'hui.

A présent, voici où mon iliade commence à tourner à l'odyssée. A cinq heures, je me promenais devant la porte du n° 189, frappant la dalle d'un pied superbe; Catarina ne sort pas de sa maison. Je m'ennuie de cette faction (la garde nationale te préserve d'une corvée pareille par un mauvais temps!); j'entre dans la maison, je frappe; une jeune fille sort, me prend la main et descend jusqu'à la rue avec moi. Ceci n'est point encore mal. Là, elle m'explique qu'il faut m'en aller, que la maîtresse est furieuse, et que, du reste, Catarina est allée chez moi dans la journée pour me prévenir. Moi, voilà que, là-dessus, je perds le fil de la phrase allemande; je m'imagine, sur la foi d'un verbe d'une consonnance douteuse, qu'elle veut dire que Catarina ne peut pas sortir et me prie d'attendre encore; je réponds: «C'est bien!» et je continue à battre le pavé devant la maison. Alors, la jeune fille revient, et, comme je lui explique que sa prononciation me change un peu le sens des mots, elle rentre et m'apporte un papier énonçant sa phrase. Ce papier m'apprend que Catarina est allée me voir à l'Aigle noir, où je suis logé. Alors, je cours à l'Aigle noir; le garçon me dit qu'en effet une jeune fille est venue me demander dans la journée; je pousse des cris d'aigle, et je reviens au n° 189: je frappe; la personne qui m'avait parlé déjà redescend; la voilà dans la rue, m'écoutant avec une patience angélique; j'explique ma position; nous recommençons à ne plus nous entendre sur un mot; elle rentre, et me rapporte sa réponse écrite. Catarina n'habite pas la maison; elle y vient seulement dans le jour, et pour l'instant elle n'est pas là. Reviendra-t-elle dans la soirée? On ne sait pas; mais j'arrive à un éclaircissement plus ample. La jeune personne, un modèle, du reste, de complaisance et d'aménité (comprends-tu cette fille dans la rue jetant des cendres sur le feu de ma passion?) me dit que la dame, la maîtresse, a été dans une grande colère (et elle m'énonce cette colère par des gestes expressifs).

—Mais enfin?...

—C'est qu'on a su que Catarina a un autre amoureux dans la ville.

—Oh! pardieu! dis-je là-dessus. (Tu me comprends, je ne m'étais pas attendu à obtenir un cœur tout neuf.) Eh bien, cela suffit, je le sais, je suis content, je prendrai garde à ne pas la compromettre.

—Mais non, a répliqué la jeune ouvrière (je t'arrange un peu tout ce dialogue ou plutôt je le resserre), c'est ma maîtresse qui s'est fâchée parce que le jeune homme est venu hier soir chercher la Catarina, qui lui avait dit que sa maîtresse la devait garder jusqu'au soir; il ne l'a pas trouvée, puisqu'elle était avec vous, et ils ont parlé très-longtemps ensemble.

Maintenant, mon ami, voilà où j'en suis: je comptais la conduire au spectacle ce soir, puis à la Conversation, où l'on joue de la musique et où l'on chante, et je suis seul à six heures et demie, buvant un verre de rosolio dans le gasthoff, en attendant l'ouverture du théâtre. Mais la pauvre Catarina! Je ne la verrai que demain, je l'attendrai dans la rue où elle passe pour aller chez sa maîtresse, et je saurai tout!

Le 23.—Je m'aperçois que je ne t'avais pas encore parlé de la ville. Il fallait bien cependant un peu de mise en scène à mes aventures romanesques, car tu n'es pas au bout. Aussi, je voudrais bien t'écrire une lettre sur Vienne; mais j'ai tant tardé à le faire, que je ne sais plus que t'apprendre, ni comment t'intéresser; ce travail m'eût été facile aussitôt après mon arrivée, parce que tout m'étonnait encore, tout m'était nouveau, les costumes, les mœurs, le langage, l'aspect de cette grande ville, située presque à l'extrémité de l'Europe civilisée, riche et fière comme Paris, et qui ne lui emprunte ni toutes ses modes, ni tous ses plaisirs; ces contrastes, dis-je, me saisissaient vivement, et j'étais en état de les rendre avec chaleur et poésie. Aujourd'hui, je suis trop familiarisé avec toutes ces nouveautés; me voilà aussi embarrassé qu'un Parisien auquel on demanderait une description de Paris; je suis devenu tout à fait un badaud de Vienne, vivant de ses habitudes sans y plus songer, et contraint de faire un effort pour trouver en quoi elles diffèrent des nôtres. Il est vrai qu'ayant pénétré davantage dans la société, il me faudra maintenant beaucoup descendre si je veux rechercher cette individualité locale, qui partout n'existe plus guère que dans les classes inférieures. J'avais besoin de faire comme ce bon Hoffmann, qui, dans la nuit de Saint-Sylvestre, sortant en habit et en culotte courte de la soirée du conseiller intime, s'était si convenablement abreuvé de thé esthétique, que, chemin faisant, la pauvre créature nommée petite bière lui revint en mémoire. Ce fut alors qu'au mépris d'une foule de considérations sociales et privées, il ne craignit point de descendre en habit de gala, les marches usées de cet illustre cabaret, où il devait se rencontrer à la même table avec l'homme qui avait perdu son ombre, et l'homme qui avait perdu son reflet.

Ne t'étonne donc pas si je te parle tour à tour du palais et de la taverne; ma qualité d'étranger me donne aussi le droit de fréquenter l'un et l'autre, de coudoyer le paysan bohême ou styrien, vêtu de peaux de bêtes, ou le prince et le magnat, couverts d'un frac noir comme moi. Mais ces derniers, tu les connais bien; ce sont des gens de notre monde de Paris; ils se sont faits nos concitoyens et nos égaux, tant qu'ils ont pu, comme ces rois de l'Orient qui se montraient fiers jadis du titre de bourgeois romains. Commençons donc par la rue et la taverne, et nous nous rendrons ensuite, si bon nous semble, au palais quand il sera paré, illuminé, plein de costumes éblouissants et d'artistes sublimes; quand, à force de splendeur et de richesse, il cessera de ressembler à nos hôtels et à nos maisons.

Aussi bien c'est là une ville qu'il faut voir à tous ses étages; car elle est singulièrement habitée, et pourtant son premier aspect n'a rien que de très-vulgaire. On traverse de longs faubourgs aux maisons uniformes; puis, au milieu d'une ceinture de promenades, derrière une enceinte de fossés et de murailles, on rencontre enfin la ville, grande tout au plus comme un quartier de Paris. Suppose que l'on isole l'arrondissement du Palais-Royal, et que, lui ayant donné des murs de ville forte et des boulevards larges d'un quart de lieue, on laisse alentour les faubourgs dans toute leur étendue, et tu auras, ainsi une idée complète de la situation de Vienne, de sa richesse et de son mouvement. Ne vas-tu pas penser tout de suite qu'une ville construite ainsi n'offre point de transition entre le luxe et la misère, et que ce quartier du centre, plein d'éclat et de richesses, a besoin, en effet, des bastions et des fossés qui l'isolent pour tenir en respect ses pauvres et laborieux faubourgs? Mais c'est là une impression toute libérale et toute française, et que le peuple heureux de Vienne n'a jamais connue, à coup sûr. Pour moi, je me suis rappelé quelques pages d'un roman, intitulé, je crois, Frédéric Styndall, dont le héros se sentit mortellement triste le jour où il arriva dans cette capitale. C'était vers trois heures, par une brumeuse journée d'automne; les vastes allées qui séparent les deux cités étaient remplies d'hommes élégants et de femmes brillantes, que leurs voitures attendaient le long des chaussées; plus loin, la foule bigarrée se pressait sons les portes sombres, et tout d'un coup, à peine l'enceinte franchie, le jeune homme se trouva au plein cœur de la grande ville: et malheur à qui ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit, malheur au pauvre, au rêveur, au passant inutile! il n'y a de place là que pour les riches et pour leurs valets, pour les banquiers et pour les marchands. Les voitures se croisent avec bruit dans l'ombre, qui descend si vite au milieu de ces rues étroites, entre ces hautes maisons; les boutiques éclatent bientôt de lumières et de richesses; les grands vestibules s'éclairent, et d'énormes suisses, richement galonnés, attendent, presque sous chaque porte, les équipages qui rentrent peu à peu. Luxe inouï dans la ville centrale et pauvreté dans les quartiers qui l'entourent: voilà Vienne au premier coup d'œil. Tout ce luxe effrayait Frédéric Styndall; il se disait qu'il faudrait bien de l'audace pour pénétrer dans ce monde exceptionnel si bien clos et si bien gardé, et ce fut en pensant à cela, je crois, qu'il fut renversé par la voiture d'une belle et noble dame, qui devint son introductrice et la source de sa fortune.

Si j'ai bonne mémoire, tel est le début de ce roman, oublié de nos jours; je regrette de n'en avoir pas conservé d'autre impression, car celle-là est juste et vraie; de même aussi rien n'est triste comme d'être forcé de quitter, le soir, le centre ardent et éclairé, et de traverser encore, pour regagner les faubourgs, ces longues promenades, avec leurs allées de lanternes qui s'entre-croisent jusqu'à l'horizon: les peupliers frissonnent sous un vent continuel; on a toujours à traverser quelque rivière ou quelque canal aux eaux noires, et le son lugubre des horloges avertit seul de tous cotés qu'on est au milieu d'une ville. Mais, en atteignant les faubourgs, on se sent comme dans un autre monde, où l'on respire plus à l'aise; c'est le séjour d'une population bonne, intelligente et joyeuse; les rues sont à la fois calmes et animées; si les voitures circulent encore, c'est dans la direction seulement des bals et des théâtres; à chaque pas, ce sont des bruits de danse et de musique, ce sont des bandes de gais compagnons qui chantent des chœurs d'opéra; les caves et les tavernes luttent d'enseignes illuminées et de transparents bizarres: ici, l'on entend des chanteuses styriennes; là, des improvisateurs italiens; la comédie des singes, les hercules, une première chanteuse de l'Opéra de Paris; un Van-Amburg morave avec ses bêtes, des saltimbanques; enfin, tout ce que nous n'avons à Paris que les jours de grandes fêtes est prodigué aux habitués des tavernes sans la moindre rétribution. Plus haut, l'affiche d'un sperl encadrée de verres de couleur, s'adresse à la fois à la haute noblesse, aux honorables militaires et à l'aimable public; les bals masqués, les bals négligés, les bals consacrés à telle ou telle sainte, sont uniformément dirigés par Strauss ou par Lanner, le Musard et le Julien de Vienne; c'est le goût du pays. Ces deux illustres chefs d'orchestre n'en président pas moins en même temps aux fêtes de la cour et à celles de chaque riche maison; et, comme on les reconnaît, sans nul doute, partout où ils sont annoncés, nous les soupçonnons d'avoir fait faire des masques de cire à leur image, qu'ils distribuent à des lieutenants habiles. Mais nous parlerons plus loin de ces sperls et de ces redoutes, qui ressemblent assez à nos Prados et à nos Wauxhalls; nous irons aussi sans hésiter dans une cave, et nous trouverons là quelque chose de vraiment allemand, l'épaisse fumée qui enivrait Hoffmann, et l'atmosphère étrange où Gœthe et Schiller ont fait tant de fois mouvoir leurs types grotesques ou sauvages d'ouvriers ou d'étudiants.

Entrons au théâtre populaire de Léopoldstadt, où l'on joue des farces locales (local posse) très-amusantes, et où je vais très-souvent, attendu que je suis logé dans le faubourg de ce nom, le seul qui touche à la ville centrale, dont il n'est séparé que par un bras du Danube.


VII—SUITE DU JOURNAL

Le 23.—Hier au soir, me trouvant désœuvré dans ce théâtre, et presque seul entre les prétendus civilisés, le reste se composant de Hongrois, de Bohèmes, de Grecs, de Turcs, de Tyroliens, de Romains et de Transylvaniens, j'ai songé à recommencer ce rôle de Casanova, déjà assez bien entamé l'avant-veille. Casanova est bien plus probable qu'il ne semble dans les usages de ces pays-ci. Je me suis assis successivement près de deux ou trois femmes seules; j'ai fini par lier conversation avec l'une d'elles dont le langage n'était pas trop viennois; après cela, j'ai voulu la reconduire, mais elle m'a permis seulement de lui toucher le bras un instant sous son manteau (encore un très-beau bras!) parmi toute sorte de soieries et de poils de chat ou de fourrures. Nous nous sommes promenés très-longtemps, puis je l'ai mise devant sa porte, sans qu'elle ait voulu, du reste, me laisser entrer; toutefois, elle m'a donné rendez-vous pour ce soir à six heures.

Et de deux! Celle-là ne vaut pas tout à fait l'autre comme beauté, mais elle paraît être d'une classe plus relevée. Je le saurai ce soir. Mais cela ne te confond-il pas, qu'un étranger fasse connaissance intime de deux femmes en trois jours, que l'une vienne chez lui, et qu'il aille chez l'autre? Et nulle apparence suspecte dans tout cela. Non, on me l'avait bien dit, mais je ne le croyais pas; c'est ainsi que l'amour se traite à Vienne! Eh bien, c'est charmant. A Paris, les femmes vous font souffrir trois mois, c'est la règle; aussi peu de gens ont la patience de les attendre. Ici, les arrangements se font en trois jours, et l'on sent dès le premier que la femme céderait, si elle ne craignait pas de vous faire l'effet d'une grisette; car c'est là, il paraît, leur grande préoccupation. D'ailleurs, rien de plus amusant que cette poursuite facile dans les spectacles, casinos et bals; cela est tellement reçu, que les plus honnêtes ne s'en étonnent pas le moins du monde; les deux tiers au moins des femmes viennent seules dans les lieux de réunion, ou vont seules dans les rues. Si vous tombez par hasard sur une vertu, votre recherche ne l'offense pas du tout, elle cause avec vous tant que vous voulez. Toute femme que vous abordez se laisse prendre le bras, reconduire; puis, à sa porte, où vous espérez entrer, elle vous fait un salut très-gentil et très-railleur, vous remercie de l'avoir reconduite, et vous dit que son mari ou son père l'attend dans la maison. Tenez-vous à la revoir, elle vous dira fort bien que, le lendemain ou le surlendemain, elle doit aller dans tel bal ou tel théâtre. Si au théâtre, pendant que vous causez avec une femme seule, le mari ou l'amant, qui s'était allé promener dans les galeries ou qui était descendu au café, revient tout à coup près d'elle, il ne s'étonne pas de vous voir causer familièrement; il salue et regarde d'un autre côté, heureux sans doute d'être soulagé quelque temps de la compagnie de sa femme.

Je te parle ici un peu déjà par mon expérience et beaucoup par celle des autres;—mais à quoi cela peut-il tenir? car, vraiment, je n'ai vu rien de pareil même en Italie;—sans doute à ce qu'il y a tant de belles femmes dans la ville, que les hommes qui peuvent leur convenir sont, en proportion, beaucoup moins nombreux. A Paris, les jolies femmes sont si rares, qu'on les met à l'enchère; on les choie, on les garde, et elles sentent aussi tout le prix de leur beauté. Ici, les femmes font très-peu de cas d'elles-mêmes et de leurs charmes; car il est évident que cela est commun comme les belles fleurs, les beaux animaux, les beaux oiseaux, qui, en effet, sont très-communs si l'on a soin de les cultiver ou de les bien nourrir. Or, la fertilité du pays rend la vie si facile, si bonne, qu'il n'y a pas de femmes mal nourries, et qu'il ne s'y produit pas, par conséquent, de ces races affreuses qui composent nos artisanes ou nos femmes de la campagne. Tu ne t'imagines pas ce qu'il y a d'extraordinaire à rencontrer, à tout moment dans les rues, des filles éclatantes et d'une carnation merveilleuse qui s'étonnent même que vous les remarquiez.

Cette atmosphère de beauté, de grâce, d'amour, a quelque chose d'enivrant: on perd la tête, on soupire, on est amoureux fou, non d'une, mais de toutes ces femmes à la fois. L'odor di femina est partout dans l'air, et on l'aspire de loin comme don Juan. Quel malheur que nous ne soyons pas au printemps! Il faut un payage pour compléter de si belles impressions. Cependant, la saison n'est pas encore sans charmes. Ce matin, je suis entré dans le grand jardin impérial, au bout de la ville; on n'y voyait personne. Les grandes allées se terminaient très-loin par des horizons gris et bleus charmants. Il y a au delà un grand parc montueux coupé d étangs et pleins d'oiseaux. Les parterres étaient tellement gâtés par le mauvais temps, que les rosiers cassés laissaient traîner leurs fleurs dans la boue. Au delà, la vue donnait sur le Prater et sur le Danube; c'était ravissant malgré le froid. Ah! vois-tu, nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le croyons. Mais Paris est une ville si laide et si peuplée de gens si sots, qu'elle fait désespérer de la création, des femmes et de la poésie....

Ce 7 décembre.—Je transcris ici cinq lignes sur un autre papier. Il s'est écoulé bien des jours depuis que les quatre pages qui précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de moi, tu as vu le côté riant de ma situation, et près d'un mois me sépare de ces premières impressions de mon séjour à Vienne. Pourtant il y a un lien très-immédiat entre ce que je vais le dire et ce que je t'ai écrit. C'est que le dénoûment que tu auras prévu en lisant les premières pages a été suspendu tout ce temps.... Tu me sais bien incapable de te faire des histoires à plaisir et d'épancher mes sentiments sur des faits fantastiques, n'est-ce pas? Eh bien, si tu as pris intérêt à mes premières amours de Vienne, apprends....

Ce 13 décembre.—Tant d'événements se sont passés depuis les quatre premiers jours qui fournissent le commencement de cette lettre, que j'ai peine à les rattacher à ce qui m'arrive aujourd'hui. Je n'oserais te dire que ma carrière don-juanesque se soit poursuivie toujours avec le même bonheur.... La Katty est à Brunn en ce moment auprès de sa mère malade; je devais l'y aller rejoindre par ce beau chemin de fer de trente lieues qui est à l'entrée du Prater; mais ce genre de voyage m'agace les nerfs d'une façon insupportable. En attendant, voici encore une aventure qui s'entame et dont je t'adresse fidèlement les premiers détails.

Comme observation générale, tu sauras que, dans cette ville, aucune femme n'a une démarche naturelle. Vous en remarquez une, vous la suivez; alors, elle fait les coudes et les zigzags les plus incroyables de rue en rue. Puis choisissez un endroit un peu désert pour l'aborder, et jamais elle ne refusera de répondre. Cela est connu de tous. Une Viennoise n'éconduit personne. Si elle appartient à quelqu'un (je ne parle pas de son mari, qui ne compte jamais); si, enfin, elle est trop affairée de divers cotés, elle vous le dit et vous conseille de ne lui demander un rendez-vous que la semaine suivante, ou de prendre patience sans fixer le jour. Cela n'est jamais bien long; les amants qui vous ont précédé deviennent vos meilleurs amis.

Je venais donc de suivre une beauté que j'avais remarquée au Prater, où la foule s'empresse pour voir les traîneaux, et j'étais allé jusqu'à sa porte sans lui parler, parce que c'était en plein jour. Ces sortes d'aventures m'amusent infiniment. Fort heureusement, il y avait un café presque en face de la maison. Je reviens donc, à la brune, m'établir près de la fenêtre. Comme je l'avais prévu, la belle personne en question ne tarde pas à sortir. Je la suis, je lui parle, et elle me dit avec simplicité de lui donner le bras, afin que les passants ne nous remarquent pas. Alors, elle me conduit dans toute sorte de quartiers: d'abord chez un marchand du Kohlmarkt, où elle achète des mitaines; puis chez un pâtissier, où elle me donne la moitié d'un gâteau; enfin, elle me ramène dans la maison d'où elle était sortie, reste une heure à causer avec moi sous la porte et me dit de revenir le lendemain an soir. Le lendemain, je reviens fidèlement, je frappe à la porte, et tout à coup je me trouve au milieu de deux autres jeunes filles et de trois hommes vêtus de peaux de mouton et coiffés de bonnets plus ou moins valaques. Comme la société m'accueillait cordialement, je me préparais à m'asseoir: mais point du tout. On éteint les chandelles et l'on se met en route pour des endroits éloignés dans le faubourg. Personne ne me dispute la conquête de la veille, quoique l'un des individus soit sans femme, et enfin nous arrivons dans une taverne fort enfumée. Là, les sept ou huit nations qui se partagent la bonne ville de Vienne semblaient s'être réunies pour un plaisir quelconque. Ce qu'il y avait de plus évident, c'est qu'on y buvait beaucoup de vin doux rouge, mêlé de vin blanc plus ancien. Nous prîmes quelques carafes de ce mélange. Cela n'était point mauvais. Au fond de la salle, il y avait une sorte d'estrade où l'on chantait des complaintes dans un langage indéfini, ce qui paraissait amuser beaucoup ceux qui comprenaient. Le jeune homme qui n'avait pas de femme s'assit auprès de moi, et, comme il parlait très-bon allemand, chose rare dans ce pays, je fus content de sa conversation. Quant à la femme avec qui j'étais venu, elle était absorbée dans le spectacle qu'on voyait en face de nous. Le fait est que l'on jouait derrière ce comptoir de véritables comédies. Ils étaient quatre ou cinq chanteurs, qui montaient, jouaient une scène et reparaissaient avec de nouveaux costumes. C'étaient des pièces complètes, mêlées de chœurs et de couplets. Pendant les intervalles, les Moldaves, Hongrois, Bohémiens et autres mangeaient beaucoup de lièvre et de veau. La femme que j'avais près de moi s'animait peu à peu, grâce au vin rouge et grâce au vin blanc. Elle était charmante ainsi, car naturellement elle est un peu pâle. C'est une vraie beauté slave; de grands traits solides indiquent la race qui ne s'est point mélangée.

Il faut encore remarquer que les plus belles femmes ici sont celles du peuple et celles de la haute noblesse. Je t'écris d'un café où j'attends l'heure du spectacle; mais décidément l'encre est trop mauvaise, et j'ajourne la suite de mes observations.


VIII—SUITE DU JOURNAL

31 décembre, jour de la Saint-Sylvestre.—Diable de conseiller intime de sucre candi! comme disait Hoffmann, ce jour-là même. Tu vas comprendre à quel propos cette interjection.

Je t'écris, non pas de ce cabaret enfumé et du fond de cette cave fantastique dont les marches étaient si usées, qu'à peine avait-on le pied sur la première, qu'on se sentait sans le vouloir tout porté en bas, puis assis à une table, entre un pot de vin vieux et un pot de vin nouveau, tandis qu'à l'autre bout étaient «l'homme qui a perdu son reflet» et «l'homme qui a perdu son ombre» discutant fort gravement. Je vais te parler d'un cabaret non moins enfumé, mais beaucoup plus brillant que le Rathskeller de Brême ou l'Auerbach de Leipzig; d'une certaine cave que j'ai découverte près de la porte Rouge, et dont il est bon de te faire la description; car c'est celle-là même dont j'ai déjà dit quelques mots dans ma lettre précédente.... Là s'ébauchait la préface de mes amours.

C'est bien une cave, en effet, vaste et profondément creusée: à droite de la porte est le comptoir de l'hôte, entouré d'une haute balustrade toute chargée de pots d'étain; c'est de là que coulent à flots la bière impériale, celle de Bavière et de Bohême, ainsi que les vins blancs et rouges de la Hongrie, distingués par des noms bizarres. A gauche de l'entrée est un vaste buffet chargé de viandes, de pâtisseries et de sucreries, et où fument continuellement le würschell, ce mets favori du Viennois. D'alertes servantes distribuent les plats de table en table, pendant que les garçons font le service plus fatigant de la bière et du vin. Chacun soupe ainsi, se servant pour pain de gâteaux anisés ou glacés de sel, qui excitent beaucoup à boire. Maintenant, ne nous arrêtons pas dans cette première salle, qui sert à la fois d'office à l'hôtelier et de coulisse aux acteurs. On y rencontre seulement des danseuses qui se chaussent, des jeunes premières qui mettent leur rouge, des soldats qui s'habillent en figurants; là est le vestiaire des valseurs, le refuge des chiens ennemis de la musique et de la danse, et le lieu de repos des marchands juifs, qui s'en vont, dans l'intervalle des pièces, des valses ou des chants, offrir leurs parfumeries, leurs fruits d'Orient, ou les innombrables billets de la grande loterie de Miedling.

Il faut monter plusieurs marches et percer la foule pour pénétrer enfin dans la pièce principale: c'est comme d'ordinaire une galerie régulièrement voûtée et close partout; les tables serrées régnent le long des murs, mais le centre est libre pour la danse. La décoration est une peinture en rocaille; et, au fond, derrière les musiciens et les acteurs, une sorte de berceau de pampres et de treillages. Quant à la société, elle est fort mélangée, comme nous dirions; rien d'ignoble pourtant; car les costumes sont plutôt sauvages que pauvres. Les Hongrois portent la plupart leur habit semi-militaire, avec ses galons de soie éclatante et ses gros boutons d'argent; les paysans bohêmes ont de longs manteaux blancs et de petits chapeaux ronds couronnés de rubans ou de fleurs. Les Styriens sont remarquables par leurs chapeaux verts ornés de plumes et leurs costumes de chasseurs du Tyrol; les Serbes et les Turcs se mêlent plus rarement à cette assemblée bizarre de tant de nations qui composent l'Autriche, et parmi lesquelles la vraie population autrichienne est peut-être la moins nombreuse.

Quant aux femmes, à part quelques Hongroises, dont le costume est à moitié grec, elles sont mises en général fort simplement; belles presque toutes, souples et bien faites, blondes la plupart, et d'un teint magnifique, elles s'abandonnent à la valse avec une ardeur singulière. A peine l'orchestre a-t-il préludé, qu'elles s'élancent des tables, quittant leur verre à moitié vide et leur souper interrompu, et alors commence, dans le bruit et dans l'épaisse fumée du tabac, un tourbillon de valses et de galops dont je n'avais nulle idée. Il ne s'agit point là de nos danses de barrière, timides bacchanales du Parisien égrillard, où le municipal joue le rôle de la Pudeur, et se pose de loin en loin comme une cariatide sévère. Ici, le municipal manque entièrement (ou, du moins, ce qui tient lieu à Vienne de cette institution); la valse est l'unique danse du peuple; mais la valse comme ils la comprennent doit avoir été celle des orgies païennes ou du sabbat gothique; Gœthe avait ce modèle sous les yeux lorsqu'il peignit la nuit de Walpurgis, et fit tourner Faust dans les bras de cette folle sorcière, dont la jolie bouche laissait échapper des souris rouges dans l'enivrement du plaisir.

D'ailleurs, point d'intentions, point de gestes équivoques dans ces danses éperdues, dont rougiraient nos faubouriens dépravés; cela est simple et grave comme la nature et l'amour; c'est une valse voluptueuse et non lascive, digne d'une population ardente et simple, qui n'a point lu Voltaire et qui ne chante point Béranger. Ce qui étonne, c'est la force de ces hommes, c'est la grâce, le calme et la constante fraîcheur de ces femmes infatigables, qui n'ont jamais à craindre de montrer au jour levant des traits fatigués et ternis; du reste, il faut remarquer encore que les danseurs paraissent leur être indifférents: elles valsent avec l'homme et non avec un homme; j'expliquerai peut-être comment elles semblent pousser plus loin encore cette facilité, cette froideur et cet abandon.

La valse finie, on se remet à manger et à boire, et voici que des chanteurs ou des saltimbanques paraissent au fond de la salle, derrière une sorte de comptoir garni d'une nappe et illuminé de chandelles; ou bien, plus souvent encore, c'est une représentation de drame ou de comédie qui se donne sans plus d'apprêts. Cela tient à la fois du théâtre et de la parade; mais les pièces sont presque toujours très-amusantes et jouées avec beaucoup de verve et de naturel. Quelquefois, on entend de petits opéras-bouffes à l'italienne, con Pantaleone e Pulcinella. L'étroite scène ne suffit pas toujours au développement de l'action; alors, les acteurs se répondent de plusieurs points; des combats se livrent même au milieu de la salle entre les figurants en costume; le comptoir devient la ville assiégée ou le vaisseau qu'attaquent les corsaires. A part ces costumes et cette mise en scène, il n'y a pas plus de décorations qu'aux théâtres de Londres du temps de Shakspeare, pas même l'écriteau qui annonçait alors que là était une ville et là une forêt.

Quand la pièce est terminée, comédie ou farce, chacun chante les couplets au public, sur un air populaire, toujours le même, qui paraît charmer beaucoup les Viennois; puis les artistes se répandent dans la salle et s'en vont de table en table recueillir les félicitations et les kreutzers. Les actrices ou chanteuses sont la plupart très-jolies; elles viennent sans façon s'asseoir aux tables, et il n'est pas un des ouvriers, étudiants ou soldats qui ne les invite à boire dans son verre; ces pauvres filles ne font guère qu'y tremper leurs lèvres, mais c'est une politesse qu'elles ne peuvent refuser. Ensuite il vient encore quelque improvisateur ou rapsode déclamant des poésies.

Un jour, mes oreilles furent frappées du nom de Napoléon, qui me sembla résonner bien haut sous ces voûtes, au milieu de cette réunion de tant de gens à demi civilisés. C'était la magnifique ballade de Sedlitz, la Revue nocturne, que l'on récitait ainsi. Cette grande poésie fut applaudie avec enthousiasme, car l'Allemagne ne se souvient plus que de la gloire du conquérant; mais cela n'empêcha pas la valse de reprendre avec fureur, tout de suite après cette élégie, qui, du sol de l'Allemagne ou de la France, évoque tant d'ombres sacrées.

Tels sont, mon ami, les plaisirs intelligents de ce peuple. Il ne s'engourdit point, comme on le croit, avec le tabac et la bière; il est spirituel, poétique et curieux comme l'Italien, avec une teinte plus marquée de bonhomie et de gravité; il faut remarquer ce besoin qu'il semble avoir d'occuper à la fois tous ses sens, et de réunir constamment la table, la musique, le tabac, la danse, le théâtre. Cela m'a rappelé ce passage des Confessions dans lequel Rousseau dépeint le suprême plaisir qu'il éprouvait, assis dans un bon fauteuil, devant une fenêtre ouverte, devant un vaste horizon au coucher du soleil, à lire un livre qui lui plaisait, tout en trempant quelque biscuit dans un verre de vin de Champagne: cependant l'Angélus résonnait dans le lointain, et le jardin lui envoyait des brises parfumées. Faut-il croire que plusieurs impressions réunies se détruisent ou fatiguent les sens? Mais ne serait-il pas vrai plutôt qu'il résulte de leur choix une sorte d'harmonie, précieuse aux esprits d'une activité étendue?

En sortant de ces tavernes, on s'étonne de trouver toujours au-dessus de la porte un grand crucifix, et souvent aussi dans un coin une image de sainte en cire et vêtue de clinquant. C'est qu'ici, comme en Italie, la religion n'a rien d'hostile à la joie et au plaisir. La taverne a quelque chose de grave, comme l'église éveille souvent des idées de fête et d'amour. Dans la nuit de Noël, il y a huit jours, j'ai pu me rendre compte de cette alliance étrange pour nous. Le population en fête passait de l'église au bal sans avoir presque besoin de changer de disposition; et, d'ailleurs, les rues étaient remplies d'enfants qui portaient des sapins bénits, ornés, dans leur feuillage, de bougies, de gâteaux et de sucreries. C'étaient les arbres de Noël, offrant par leur multitude l'image de cette forêt mobile qui marchait au-devant de Macbeth. L'intérieur des églises, de Saint-Etienne surtout, était magnifique et radieux. Ce que j'admirais, ce n'était pas seulement l'immense foule en habits de fête, l'autel d'argent étincelant au milieu du chœur, les centaines de musiciens suspendus pour ainsi dire aux grêles balustrades qui régnent le long des piliers, c'était cette foi sincère et franche qui unissait toutes les voix dans un hymne prodigieux. L'effet de ces chœurs aux milliers de voix est vraiment surprenant pour nous autres Français, accoutumés à l'uniforme basse-taille des chantres ou à l'aigre fausset des dévotes. Ensuite les violons et les trompettes de l'orchestre, les voix de cantatrices s'élançant des tribunes, la pompe théâtrale de l'office, tout cela, certes, paraîtrait fort peu religieux à nos populations sceptiques. Mais ce n'est que chez nous qu'on a l'idée d'un catholicisme si sérieux, si jaloux, si rempli d'idées de mort et de privation, que peu de gens se sentent dignes de le pratiquer et de le croire. En Autriche, comme en Italie, comme en Espagne, la religion conserve son empire, parce qu'elle est aimable et facile, et demande plus de foi que de sacrifices.

Ainsi toute cette foule bruyante, qui était venue, comme les premiers fidèles, se réjouir, aux pieds de Dieu de l'heureuse naissance, allait finir sa nuit de fête dans les banquets et dans les danses, aux accords des mêmes instruments. Je m'applaudissais d'assister une fois encore à ces belles solennités que notre Église a proscrites, et qui véritablement ont besoin d'être célébrées dans les pays où la croyance est prise au sérieux par tous.

Je sens bien que tu voudrais savoir la fin de ma dernière aventure. Peut-être ai-je eu tort de t'écrire tout ce qui précède. Je dois te faire l'effet d'un malheureux, d'un cuistre, d'un voyageur léger qui ne représente son pays que dans les tavernes et qu'un goût immodéré de bière impériale et d'impressions fantasques entraîne à de trop faciles amours. Aussi vais-je bientôt passer à des aventures plus graves ... et, quant à celle dont je te parlais plus haut, je regrette bien de ne pas t'en avoir écrit les détails à mesure: mais il est trop tard. Je suis trop en arrière de mon journal, et tous ces petits faits que je t'aurais détaillés complaisamment alors, je ne pourrais plus même les ressaisir aujourd'hui. Contente-toi d'apprendre que, comme je reconduisais la dame assez tard, il s'est mêlé dans nos amours un chien qui courait comme le barbet de Faust et qui avait l'air fou. J'ai vu tout de suite que c'était de mauvais augure. La belle s'est mise à caresser le chien, qui était tout mouillé; puis elle m'a dit qu'il avait sans doute perdu ses maîtres, et qu'elle voulait le recueillir chez elle. J'ai demandé à y entrer aussi, mais elle m'a répondu: Nicht! ou, si tu veux: Nix! avec un accent résolu qui m'a fait penser à l'invasion de 1814. Je me suis dit:

—C'est ce gredin de chien noir qui me porte malheur. Il est évident que, sans lui, j'aurais été reçu.

Eh bien, ni le chien ni moi ne sommes entrés. Au moment où la porte s'ouvrit, il s'est enfui comme un être fantastique qu'il était, et la beauté m'a donné rendez-vous pour le lendemain.

Le lendemain, j'étais furieux, agacé; il faisait très-froid; j'avais affaire. Je ne vins pas à l'heure, mais plus tard dans la journée. Je trouve un individu mâle qui m'ouvre et me demande, ainsi que la tête de chameau de Cazotte: Chè vüoi? Comme il était moins effrayant, j'étais prêt à répondre: «Je demande mademoiselle ...» Mais, ô malheur! je me suis aperçu que j'ignorais totalement le nom de ma maîtresse. Cependant, comme je te l'ai dit, je la connaissais depuis trois jours. Je balbutie; le monsieur me regarde comme un intrigant; je m'en vais. Très-bien.

Le soir, je rôde autour de la maison; je la vois qui rentre; je m'excuse, et je lui dis fort tendrement:

—Mademoiselle, serait-il indiscret maintenant de vous demander votre nom?

—Vhahby.

—Plait-il?

—Vhahby.

—Oh! oh! celui-là, je demande à l'écrire. Ah çà! vous êtes donc Bohême ou Hongroise?

Elle est d'Olmutz, cette chère enfant ... Vhahby, c'est un nom bien bohême, en effet, et cependant la fille est douce et blonde, et dit son nom si doucement, qu'elle a l'air d'un agneau s'exprimant dans sa langue maternelle.

Et puis voilà que cela traîne en longueur; je comprends que c'est une cour à faire. Un matin, je viens la voir, elle me dit avec une grande émotion:

—Oh! mon Dieu! il est malade.

—Qui, lui?

Alors, elle prononce un nom aussi bohême que le sien; elle me dit:

—Entrez donc.

J'entre dans une seconde chambre, et je vois, couché dans un lit, un grand flandrin qui était venu avec nous, le soir du spectacle dans la taverne, et qui était vêtu en chasseur d'opéra-comique. Ce garçon m'accueille avec des démonstrations de joie; il avait un grand chien lévrier couché près du lit. Ne sachant que dire, je dis: «Voilà un beau chien;» je caresse l'animal, je lui parle, cela dure très-longtemps. On remarquait au-dessus du lit le fusil du monsieur; ce qui, du reste, vu sa cordialité, n'avait rien de désagréable. Il me dit qu'il avait la fièvre, ce qui le contrariait beaucoup, car la chasse était bonne. Je lui demande naïvement s'il chassait le chamois; il me montre alors des perdrix mortes avec lesquelles des enfants s'amusaient dans un coin.

—Ah! c'est très-bien, monsieur.

Alors, pour soutenir la conversation, comme la beauté ne revenait pas, je dis bourgeoisement:

—Eh bien, ces enfants sont-ils bien savants? D'où vient qu'ils ne sont pas à l'école?

Le chasseur me réplique:

—Ils sont trop petits.

Je réponds que, dans mon pays, on les met aux écoles mutuelles dès le berceau. Je continue par une série d'observations sur ce mode d'enseignement. Pendant ce temps-là, Vhahby rentra une tasse à la main; je dis au chasseur:

—Est-ce que c'est du quinquina (vu sa fièvre)?

Il me dit:

—Oui.

Il paraît qu'il n'avait pas compris, car je le vois, un instant après, qui coupe du pain dans la tasse; je n'avais jamais ouï dire qu'on se trempât une soupe de quinquina, et, en effet, c'était du bouillon. Le spectacle de ce garçon mangeant sa soupe était aussi peu récréatif que le récit que je t'en fais ... Voilà un joli rendez-vous qu'on m'a donné là. Je salue le chasseur en lui souhaitant une meilleure santé, et je repasse dans l'autre pièce.

—Ah çà! dis-je à la jeune Bohême, ce monsieur malade est-il votre mari?

—Non.

—Votre frère?

—Non.

—Votre amoureux?

—Non.

—Qu'est-ce qu'il est donc?

—Il est chasseur. Voilà tout.

Il faut observer, pour l'intelligence de mes questions, qu'il y avait dans la seconde chambre trois lits, et qu'elle m'avait appris que l'un était le sien, et que c'était cela qui l'empêchait de me recevoir. Enfin, je n'ai jamais pu comprendre la fonction de ce personnage. Elle m'a dit, toutefois, de revenir le lendemain; mais j'ai pensé que, si c'était pour jouir de la conversation du chasseur, il valait mieux attendre qu'il fût rétabli. Je n'ai revu Vhahby que huit jours après; elle n'a pas été plus étonnée de mon retour que de ce que j'avais été si longtemps sans revenir. Le chasseur était rétabli et sorti.... Je ne savais à quoi tenait sa sauvagerie, elle m'a dit que les enfants étaient dans l'autre pièce.

—Est-ce à vous, ces enfants?

—Oui.

—Diable!

Il y en a trois, blonds comme des épis, blonds comme elle. J'ai trouvé cela si respectable, que je ne suis pas revenu encore dans la maison; j'y reviendrai quand je voudrai. Les trois enfants, le chasseur et la fille n'auront pas bougé;—j'y reviendrai quand j'aurai le temps.


IX—SUITE DU JOURNAL

Voilà ma vie: tous les matins, je me lève, j'échange quelques salutations avec des Italiens qui demeurent à l'Aigle noir, ainsi que moi; j'allume un cigare et je descends la longue rue du faubourg de Léopoldstadt. Aux encoignures donnant sur le quai de la Vienne, petite rivière qui nous sépare de la ville centrale, il y a deux cafés, où se rencontrent toujours de grands essaims d'israélites au nez pointu, selon l'expression d'Henri Heine, lesquels tiennent là une sorte de bourse, les uns en plein air, les autres, les plus riches, dans les salles du café. C'est là que l'on voit encore de merveilleuses barbes, de longues lévites de soie noire, plus ou moins graisseuses, et que l'on entend un bourdonnement continuel qui justifie l'expression du poëte. Ce sont, en effet, des essaims, mêlés d'abeilles et de frelons.

Il est bon, le matin, de prendre un petit verre de kirchen-wasser dans l'un de ces cafés; ensuite on peut se hasarder sur le pont Rouge, qui communique à la Rothenthor, porte fortifiée de la ville. Arrêtons-nous cependant sur le glacis pour lire au coin du mur les affiches des théâtres. Il y en a presque autant qu'à Paris. Le Burg-Theater, qui est la Comédie-Française de l'endroit, annonce quelques pièces de Gœthe ou de Schiller, le Corneille et le Racine du théâtre classique allemand; ensuite arrive le Kœrtner-thor-Theater, ou théâtre de la Porte-de-Carinthie, qui donne soit du Meyerbeer, soit du Bellini ou du Donizetti; après, nous avons le théâtre an der Wien (de la Vienne), qui joue des mélodrames et des vaudevilles généralement traduits du français; puis les théâtres de Josephstadt, de Léopoldstadt, etc., sans compter une foule de cafés-spectacles, dont je t'ai parlé précédemment.

Une fois décidé sur l'emploi de ma soirée, je traverse la porte Rouge au-dessous du rempart, et je me dirige à gauche vers un certain gasthoff, où les vins de Hongrie sont d'assez bonne qualité. Le tokaïer-wein (tokay) s'y vend à raison de six kreutzers la choppe, et sert à arroser quelques côtelettes de mouton ou de porc frais, dont on relève le goût avec un quartier de citron.

Il y a ici une manière de payer charmante; on n'a pas de bourse; on ne connaît l'argent que sous la forme des petits kreutzers de billon, qui valent environ dix-sept sous de France. Ceci ne sert que d'appoint; autrement, l'on paye en billets. De jolis assignats, gradués depuis un franc jusqu'aux sommes les plus folles, garnissent votre portefeuille et sont ornés de gravures en taille-douce d'une perfection étonnante. Un délicieux profil de femme, intitulé Austria (l'Autriche), vous inspire le regret le plus vif de vous séparer de ces images, et le désir plus grand d'en acquérir de nouvelles. Il importe de remarquer que ces billets sont de deux sortes, soit en monnaie de convention, qui ne représente que la moitié de la valeur, soit en monnaie réelle, qui se maintient plus ou moins, selon les circonstances politiques.

Je ne sais si tous ces détails t'intéressent, mais ils me sont précieux pour le moment, d'autant plus que le nombre des images que je possède diminue de jour en jour. Ne nous arrêtons pas à ce détail et allons prendre notre café au centre de la ville, près de la brillante place du Graben, dont le nom funèbre (tombeau) ne répond guère à toutes ces splendeurs.

Généralement, après mon déjeuner, je suis la Rothen-thurmstrasse, rue commerçante, animée par le voisinage des marches, jusqu'à ce que je me trouve sur la place de l'église Saint-Etienne, la célèbre cathédrale viennoise, dont la flèche est la plus haute de l'Europe. La pointe en est légèrement inclinée, ayant été frappée jadis par un boulet de canon parti de l'armée française. Le toit de l'édifice présente une mosaïque brillante de tuiles vernies, qui reflète au loin les rayons du soleil. La pierre brune de cette église étale des raffinements inouïs d'architecture féodale. En laissant à gauche cet illustre monument, on arrive au coin de deux rues dont l'une conduit vers la porte de Carinthie, l'autre vers le Mahl-Markt, et la troisième vers le Graben. A l'angle des deux premières se trouve une sorte de pilier dont la destination est fort bizarre. On l'appelle le Stock-im-Eisen. C'est simplement un tronc d'arbre qui, dit-on, faisait autrefois partie de la forêt sur l'emplacement de laquelle Vienne a été bâtie. On a conservé religieusement cette souche vénérable incrustée dans la devanture d'un bijoutier. Chaque compagnon des corps de métier qui arrive à Vienne doit planter un clou dans l'arbre. Depuis bien des années, il est impossible d'en faire entrer un seul de plus, et des paris s'établissent à ce sujet avec les arrivants. Heureux peuple qui s'amuse encore de telles facéties!... Je me demande quelquefois si jamais il y aura une révolution à Vienne. Les pavés de granit, admirablement taillés, sont pour ainsi dire soudés avec du bitume et engrenés l'un dans l'autre, de sorte qu'il semble impossible de les déplacer pour faire des barricades. Chaque pavé coûte au gouvernement un zwanzig. Parviendra-t-on par de tels sacrifices à éviter une révolution?

Nous voici sur le Graben; c'est la place centrale et brillante de Vienne; elle présente un carré oblong, ce qui est la forme de toutes les places de la ville. Les maisons sont du XVIIIe siècle; la rocaille fleurit dans tous les ornements. Au milieu se trouve une colonne monumentale ressemblant à un bilboquet. La boule est formé de nuages sculptés qui supportent des anges dorés. La colonne elle-même semble torse, comme celles de l'ordre salomonique, le tout est chargé de festons, de rubans et d'attributs. Représente-toi maintenant tous les élégants magasins des plus riches quartiers de Paris, et la comparaison en sera d'autant plus juste que la plupart des boutiques sont occupées par des marchands de modes et de nouveautés qui font partie de ce qu'on appelle ici la colonie française. Il y a au milieu de la place un magasin dédié à l'archiduchesse Sophie, laquelle a dû être une bien belle femme, s'il faut s'en rapporter à l'enseigne peinte à la porte.

Il ne me reste plus qu'une petite rue à suivre pour arriver au principal café du Kohlmarkt, dans lequel ton ami s'adonne aux jouissances de ce qu'on appelle un mélange, et qui n'est autre chose que du café au lait servi dans un verre à patte, en lisant ceux des journaux français que la censure permet de recevoir.

11 janvier.—Je me vois forcé d'interrompre la narration des plaisirs de ma journée pour l'informer d'une aventure beaucoup moins gracieuse que les autres, qui est venue interrompre ma sérénité.

Il est bon que tu saches qu'il est fort difficile à un étranger de prolonger son séjour au delà de quelques semaines dans la capitale de l'Autriche. On n'y resterait pas même vingt-quatre heures, si l'on n'avait soin de se faire recommander par un banquier, qui répond personnellement des dettes que vous pourriez faire. Ensuite arrive la question politique. Dès les premiers jours, j'avais cru m'apercevoir que j'étais suivi dans toutes mes démarches.... Tu sais avec quelle rapidité et quelle fureur d'investigation je parcours les rues d'une ville étrangère, de sorte que le métier des espions n'a pas dû être facile à mon endroit.

Enfin, j'ai fini par remarquer un particulier d'un blond fadasse, qui paraissait suivre assidûment les mêmes rues que moi. Je prends ma résolution; je traverse un passage, puis je m'arrête tout à coup, et je me trouve, en me retournant, nez à nez avec le monsieur qui me servait d'ombre. Il était fort essoufflé.

—Il est inutile, lui dis-je, de vous fatiguer autant. J'ai l'habitude de marcher très-vite, mais je puis régler mon pas sur le vôtre et jouir ainsi de votre conversation.

Ce pauvre homme paraissait très-embarrassé; je l'ai mis à son aise, en lui disant que je savais à quelles précautions la police de Vienne était obligée vis-à-vis des étrangers, et particulièrement des Français.

—Demain, ajoutai-je, j'irai voir votre directeur et le rassurer sur mes intentions.

L'estafier ne répondit pas grand'chose et s'esquiva en feignant de ne point trop comprendre mon mauvais allemand.

Pour t'édifier sur ma tranquillité dans cette affaire, je te dirai qu'un journaliste de mes amis m'avait donné une excellente lettre de recommandation pour un des chefs de la police viennoise. Je m'étais promis de n'en profiter que dans une occasion grave. Le lendemain donc, je me dirigeai vers la Politzey-direction.

J'ai été parfaitement accueilli: le personnage en question, qui s'appelle le baron de S***, est un ancien poëte lyrique, ex-membre du Tugendbund et des sociétés secrètes, qui a passé à la police, en prenant de l'âge, à peu près comme on se range, après les folies de la jeunesse.... Beaucoup de poëtes allemands se sont trouvés dans ce cas. A Vienne, du reste, la police a quelque chose de patriarcal qui explique mieux qu'ailleurs ces sortes de transitions.

Nous avons causé littérature, et M. de S***, après s'être assuré de ma position, m'a admis peu à peu dans une sorte d'intimité.

—Savez-vous, m'a-t-il dit, que vos aventures m'amusent infiniment?

—Quelles aventures?

—Mais celles que vous racontez si agréablement à votre ami ***, et que vous mettez ici à la poste pour Paris.

—Ah! vous lisez cela?

—Oh! ne vous en inquiétez pas; rien dans votre correspondance n'est de nature à vous compromettre. Et même le gouvernement fait grand cas de ceux des étrangers qui, loin de fomenter des intrigues, profitent avec ardeur des plaisirs de la bonne ville de Vienne.

Je fus loin de m'étonner de cette confidence; je savais parfaitement que toutes les lettres passaient par un cabinet noir, non pas seulement en Autriche, mais dans la plupart des pays allemands. Je tournai le tout en plaisanterie;—si bien que je suis arrivé fort loin dans la confiance du baron de S***, qui me fournira lui-même bien des sujets d'observation. Ne sommes-nous pas aussi, nous autres écrivains, les membres d'une sorte de police morale?...

Il finit par m'engager à venir, quand je le voudrais, lire les journaux de l'opposition à la police, ... attendu que c'était l'endroit le plus libre de l'empire.... On pouvait y causer de tout sans danger.

14 janvier.—Hier, le baron de S*** m'a fait mander chez lui, et m'a dit: «Amusez-vous donc à lire cette lettre.» Mon étonnement fut très-grand en reconnaissant qu'elle s'adressait à mon oncle du Périgord, et qu'elle était la copie d'une lettre de mon cousin Henri, le diplomate, qui a quitté Vienne depuis quelques jours.

Voici l'écrit:

«Mon cher oncle,

»Depuis le moment où M. le ministre des affaires étrangères a daigné, sur votre puissante recommandation, m'ouvrir enfin la carrière diplomatique, en m'attachant à l'ambassade de Suède, je puis dire qu'un nouveau jour s'est levé pour moi! Mon esprit, agrandi par les conseils de votre expérience, demande à se déployer largement dans cette sphère, où vous avez obtenu jadis de si beaux triomphes. Quoique je doive, d'après vos conseils, me borner, quant à présent, à écrire lisiblement les dépêches, notes, mémorandum, conférences, etc., dont la copie me sera confiée, à donner des légalisations et des visas en l'absence du chancelier, à résumer des rapports, et surtout à couper des enveloppes et à former des cachets de cire d'une rondeur satisfaisante, je sens que je ne m'arrêterai pas toujours à ces préliminaires de l'art diplomatique, qui ne sont pas à négliger, sans doute, mais qui recouvrent comme d'un voile les profonds arcanes politiques auxquels je brûle d'être bientôt initié.

»Et d'abord, puisque vous m'avez permis de vous soumettre mes observations personnelles avec toute la prudence possible, je profite d'un courrier extraordinaire pour vous envoyer cette lettre, qui ne sera point lue à la poste, ainsi que peuvent l'être celles que je vous adresserai par la voie ordinaire dans le courant de mon voyage.

»Ne vous étonnerez-vous pas, me sachant parti pour la froide Suède, de recevoir ma lettre datée de Vienne, capitale de l'Autriche? J'en suis moi-même tout surpris encore et ne puis attribuer ce qui m'arrive qu'aux complications nouvelles qui ont surgi tout à coup dans la question d'Orient.

»Il y a justement sept jours, j'allais prendre congé de mes supérieurs afin de partir le soir même pour ma destination; j'avais choisi la voie de terre, vu la saison avancée, et je comptais d'abord me rendre en droite ligne à Francfort, puis à Hambourg, en me reposant dans chacune de ces deux villes, n'ayant plus ensuite, comme vous le savez, qu'une courte traversée par mer de Hambourg à Stockholm. J'ai étudié cent fois la carte en attendant l'audience du ministre; mais ce dernier en a décidé autrement. Son Excellence était, ce jour-là, visiblement préoccupée. J'ai été reçu entre deux portes après bien des difficultés. «Ah! c'est vous, monsieur de N***? Votre oncle est toujours en bonne santé, n'est-ce pas?—Oui, monsieur le ministre, mais un peu souffrant ... c'est-à-dire qu'il se croit malade.—Une belle intelligence, monsieur! Voilà de ces hommes qu'il nous faudrait encore; de ceux dont Bonaparte avait dit: C'est une race à créer! Et il l'a créée. Mais la voilà qui s'éteint comme le reste....» J'allais répondre que j'espérais vous succéder en tout, quand le chef du cabinet est entré: «Pas un courrier!» a-t-il dit au ministre; «celui qui arrive d'Espagne est malade; les autres sont partis, ou ne sont pas arrivés. Les routes sont si mauvaises!—Eh bien,» dit le ministre, «nous avons là M. de N***; donnez-lui vos lettres; il faut bien qu'un attaché serve à quelque chose.—Pouvez-vous partir aujourd'hui?» me dit le secrétaire. «Je comptais partir justement ce soir.—Quelle route prenez-vous?—Par Trêves et par Francfort.—Eh bien, vous irez porter ce paquet à Vienne. Cela vous détournera un peu,» a dit le ministre avec bonté; «mais vous étudierez l'Allemagne en passant, c'est utile.... Vous avez une chaise de poste?—Oui, monsieur le ministre.—Il vous faut six jours.—Six jours et demi peut-être, à cause des inondations, a observé le secrétaire.—Enfin, c'est aujourd'hui jeudi, M. de N*** arrivera jeudi prochain.» Telles furent les dernières paroles du ministre, et je partis le même soir.

»Vous jugez de ma joie, mon cher oncle, en me voyant chargé d'un message d'État! Et quel bon conseil vous m'aviez donné d'acheter cette chaise de poste, que ma tante a trouvée si chère! «Un attaché sans chaise de poste,» m'avez-vous dit, «c'est un ... (je crois que vous avez employé cette comparaison) c'est un colimaçon sans coquille.» L'image me semble fort juste, à part la rapidité, qui n'est nullement dévolue à l'animal cité par vous.

»J'aime à plaisanter, j'ai même fait bien des folies de jeunesse; mais je songe sérieusement à ma carrière, je me préoccupe de mon avenir, suivant en cela vos bons avis; tous les jeunes gens ne pensent pas de même, malheureusement. Qui croyez-vous que je rencontre à Munich à la table d'hôte de l'hôtel d'Angleterre?... Je m'entends appeler d'un bout à l'autre de la table, je me détourne, je crois me tromper ... Point du tout: c'était mon cousin Fritz, parti de Paris huit jours avant moi, et parti pour aller vous voir dans votre terre du Périgord.

»Vous comprenez, mon oncle, que l'idée n'était pas venue de lui, mais de son père, lequel imagine toujours que je vous fais la cour aux dépens de mon cousin. Dieu merci, vous savez si j'en ai dit jamais le moindre mal. Qu'il ait rejeté toute occupation sensée, ou du moins qu'il se soit livré à mille occupations frivoles; qu'il ait dissipé tout le bien de sa mère, et le tiers de notre domaine de M***; qu'il ait promené par le monde ses goûts d'artiste, ses prétentions d'esprit, ses amourettes folles, et ses mille caprices qui choquent toutes les idées reçues, vous savez, mon oncle, que je m'en préoccupe fort peu. Cependant, j'avouerai qu'il ne m'est jamais agréable de me rencontrer avec un pareil étourdi dans les hautes sociétés où m'appelle ma position.

»Ce n'est point encore là le cas, nous ne sommes encore qu'à une table d'hôte de Munich. Je ne sais pourquoi, d'ailleurs, je ne m'étais point fait servir dans mon appartement, ce qui m'aurait épargné cette rencontre. Chaque fois qu'on n'agit pas en homme très comme il faut, on peut être sûr d'avoir à s'en repentir; c'est un de vos principes que je n'oublierai plus. Enfin, voilà la conversation qui s'établit de loin entre nous deux; vous pensez bien que je ne répondais que par monosyllabes. La table n'était garnie que d'Anglais et d'Allemands, mais on nous comprenait très-bien. Il me plaisante avec l'esprit que vous lui connaissez sur ma nouvelle position diplomatique, me demande si j'apporte la guerre ou la paix, et autres folies. Je lui fais signe qu'il n'est pas prudent de parler ainsi; et, en effet, j'ai appris ensuite qu'il y avait à cette même table un espion prussien et un espion anglais; moi-même, je passais pour un espion français, malgré mon titre d'attaché. Les Allemands ignorent ou ne veulent pas croire que notre gouvernement n'use pas de pareils moyens et que nous n'employons jamais qu'une politique loyale ou constitutionnelle.

»J'ai fini par me lever, je l'ai pris à part, et je lui ai fait comprendre tout ce que sa conduite avait d'indiscret à mon égard. «Nous ne sommes plus de jeunes fous,» lui ai-je dit; «la confiance du gouvernement m'a créé un titre et des devoirs nouveaux. La chaise de poste qui me transporte à Vienne est peut-être chargée des destinées d'un grand pays.... »—Tu es en chaise de poste?» m'a dit aussitôt mon cousin. «Je ne voyage pas autrement.—C'est fort commode, en effet, quand on n'aime pas aller à pied. Moi, je voyage à pied quand le pays est beau.—Bien du plaisir.—Par exemple, ce pays-ci est fort triste: des campagnes plates, sablonneuses, et des forêts de sapins pour varier; des rivières sans eau, des villes sans pierres, des tavernes sans vin, des femmes.... » Je me hâtai de lui couper la parole, car il m'aurait compromis davantage encore, «Il faut que je reparte,» lui dis-je; «je ne me suis arrêté à Munich que pour dîner.—C'est-à-dire pour souper, car on dîne ici à une heure, et il en est huit.— Adieu donc.—Tu ne restes pas pour voir la vieille madame Schrœder-Devrient dans Médée?—J'ai des devoirs plus pressants.—Je suis capable de faire une folie....— Je le crois.—Voici ma position. J'étais parti de Paris pour aller voir notre oncle; j'ai pris par la Bourgogne, afin d'éviter la monotonie de nos routes du centre. J'ai fait un coude pour voir le Jura, puis pour voir Constance, la ville des conciles (les décorations de l'Opéra sont tout à fait inexactes, et elles ont bien raison); ce qu'il y a de plus beau à Constance, c'est le bateau à vapeur qui vous en éloigne, et qui vous fait toucher en six heures à cinq nations différentes. Je ne voulais que poser le pied en Bavière; mais, à Lindau, l'on m'a dit des merveilles de Munich. Je viens de parcourir la ville en un jour, et j'en ai assez; tu as une place vide dans ta chaise de poste, tu vas à Vienne, je t'y accompagne. Je suis fort curieux de voir cette capitale.»

»Je crus l'arrêter en lui demandant s'il avait des lettres de crédit; il me montra une circulaire de l'un des Rothschild, qui le recommandait à tous ses correspondants. Je ne sais trop ce que vaut ce papier, qui me paraît être une simple lettre de politesse; mais, à Vienne, on en jugera. J'ai appris de bonne source que l'on n'y garderait pas vingt-quatre heures un étranger dont le portefeuille ne serait pas bien et valablement garni.

»Après tout, sa conversation m'a distrait pendant la route, qui n'était pas fort commode, surtout dans le pays de Salzbourg, l'un des endroits les plus sauvages de la terre. A Vienne, il est descendu dans une auberge de faubourg, voulant, dit-il, garder le plus strict incognito. J'en suis charmé, et je désire le rencontrer le moins possible. Il vous écrira sans doute pour s'excuser d'avoir pris la route de Vienne au lieu de celle du Périgord. Il est vrai que, la terre étant ronde, rien ne l'empêchera de vous aller rendre ses devoirs dans le courant de l'an prochain. »

Voilà la lettre de l'enfant.... Qu'en dis-tu? C'est ainsi que l'on est servi par ses parents:

M. de S*** m'a recommandé le plus grand secret sur sa communication amicale; mais ne trouves tu pas que la police paternelle de Vienne est bonne à quelque chose ... au moins, quand on a des amis!

Vienne me fait entièrement l'effet de Paris au XVIIIe siècle, en 1770, par exemple; et, moi-même, je me regarde comme un poëte étranger, égaré dans cette société mi-partie d'aristocratie brillante et de populaire en apparence insoucieux. Ce qui manque à la classe inférieure viennoise pour représenter l'ancien peuple de Paris, c'est l'unité de race. Les Slaves, les Magyares, les Tyroliens, Illyriens et autres sont trop préoccupés de leurs nationalités diverses, et n'ont pas même le moyen de s'entendre ensemble, dans le cas où leurs principes se rapprocheraient. De plus, la prévoyante et ingénieuse police impériale ne laisse pas séjourner dans la ville un seul ouvrier sans travail. Tous les métiers sont organisés en corporations; le compagnon qui vient de la province est soumis à peu près aux mêmes règles que le voyageur étranger. Il faut qu'il se fasse recommander par un patron ou par un habitant notable de la ville qui réponde de sa conduite ou des dettes qu'il pourrait faire. S'il ne peut pas offrir cette garantie, on lui permet un séjour de vingt-quatre heures pour voir les monuments et les curiosités, puis on lui signe son livret pour toute autre ville qu'il lui plaît d'indiquer et où les mêmes difficultés l'attendent. En cas de résistance, il est reconduit à son lieu de naissance, dont la municipalité devient solidaire de sa conduite et le fait généralement travailler à la terre, si l'industrie chôme dans les villes.

Tout ce régime est extrêmement despotique, j'en conviens; mais il faut bien se persuader que l'Autriche est la Chine de l'Europe. J'en ai dépassé la grande muraille ... et je regrette seulement qu'elle manque de mandarins lettrés.

Une telle organisation, dominée par l'intelligence, aurait, en effet, moins d'inconvénients: c'est le problème qu'avait voulu résoudre l'empereur philosophe Joseph II, tout empreint d'idées voltairiennes et encyclopédistes. L'administration actuelle suit despotiquement cette tradition, et n'étant, plus guère philosophique, reste simplement chinoise.

En effet, l'idée d'établir une hiérarchie lettrée est peut-être excellente; mais, dans un pays où la tradition de l'hérédité domine, il est assez commun de penser que le fils d'un lettré en est un lui-même. Il reçoit l'éducation qui convient, fait des vers et des tragédies, comme on apprend à en faire au collège, et succède au génie et à l'emploi de son père, sans exciter la moindre réclamation. S'il est entièrement incapable, il fait faire un livre historique, un volume de vers ou une tragédie héroïque par son précepteur, et le même effet est obtenu.

Ce qui prouve combien la protection accordée aux lettres par la noblesse autrichienne est intelligente, c'est que j'ai vu les écrivains allemands les plus illustres, méconnus et asservis, traînant dans des emplois infimes une majesté dégradée.

J'avais une lettre de recommandation pour l'un d'eux, dont le nom est plus célèbre peut-être à Paris qu'à Vienne; j'eus beaucoup de peine à le découvrir dans l'humble coin de bureau ministériel qu'il occupait. Je voulais le prier de me présenter dans quelques salons, où j'aurais voulu n'être introduit que sous les auspices du talent; je fus surpris et affligé de sa réponse.

—Présentez-vous simplement, me dit-il, en qualité d'étranger; dites aussi que vous êtes parent d'un attaché d'ambassade (mon cousin Henri!), et vous serez parfaitement reçu; car ici tout le monde est bon, et l'on est heureux d'accueillir les Français, ceux du moins qui ne font aucun ombrage au gouvernement. Quant à novis autres, pauvres poëtes, de quel droit irions-nous briller parmi les princes et les banquiers?

Je me sentis navré de cet aveu et de l'ironique misanthropie de l'homme célèbre, que cependant le sort avait forcé d'accepter un emploi misérable dans une société qui pourtant sait ce qu'il vaut, et qui n'a accordé à son talent que des lauriers stériles.

La position des artistes n'est pas la même: ils ont l'avantage d'amuser directement les nobles compagnies qui les accueillent avec tous les dehors de la sympathie et de l'admiration. Ils deviennent aisément les familiers et les amis des grands seigneurs, dont l'amour-propre est flatté de leur accorder une ostensible protection. Aussi les invite-t-on à toutes les fêtes. Seulement, il faut qu'ils apportent leur instrument, leur gagne-pain: c'est là le collier.—L'un d'eux, qui affecte des idées socialistes, s'est avisé de déclarer au prince de ..., son ami,— et remarque qu'il était aussi l'ami de la princesse,—qu'il voulait paraître comme simple invité, à la première fête qui serait donnée dans le palais, et ne jouerait d'aucun instrument.

—C'est facile, lui dit le prince; je dirai que vous êtes malade.

—Non, je tiens à ne pas paraître malade.

—Eh bien, mon ami, j'en parlerai à mes amis.

Le résultat est que l'artiste n'a pas reçu d'invitation. Il est parti, furieux, pour la Hongrie, où des ovations magnifiques le vengent déjà de la sotte étiquette des salons de Vienne.

18 janvier.—Parlons un peu encore des plaisirs du peuple viennois; c'est plus gai. Le carnaval approche, et je fréquente beaucoup les bals du Sperl et de la Birn plus amusants que d'autres, et qui s'adressent spécialement à la classe bourgeoise. Ce sont de vastes établissements splendidement décorés. Les femmes sont mieux mises, c'est-à-dire d'une mise plus parisienne, que celles de la classe inférieure; c'est ce qui représenterait ici la classe des grisettes. La valse est aussi énergique, aussi folle que dans les tavernes, et le nuage de tabac qu'elle agite n'est guère moins épais.

Au Sperl aussi, l'on dîne ou l'on soupe toujours au milieu des danses et de la musique, et le galop serpente autour des tables sans inquiéter les dîneurs. Le premier aspect du Sperl m'a rappelé un peu celui des musicos de Hollande; j'aime à croire, toutefois, que les danseuses appartiennent en général à une condition plus respectable que celles dont les aïeules ont fourni tant de modèles à Rubens.

Ces dernières, par exemple, ne seraient point souffertes par le gouvernement paternel de l'Autriche. Les étrangers présomptueux assurent que ce système est loin d'avoir amélioré les mœurs, et chacun d'eux, pour peu qu'il ait passé seulement un hiver à Vienne, vous énumérera tout au moins les deux cent et trente conquêtes qui forment le contingent de l'Allemagne sur la liste de don Juan. Mais ce sont des exagérations auxquelles a pu donner lieu la facilité des Viennoises à entrer en conversation avec les cavaliers qui se placent près d'elles, dans les spectacles ou dans les bals. Si l'on te dit aussi que les grandes dames sont toujours un peu du XVIIIe siècle dans ce pays, où le XIXe siècle n'a pas encore commencé, ne crois pas tous les récits de nos modernes Casanovas; mais songe aussi que le nombre des femmes belles est si grand dans toute l'Autriche, que la plupart deviennent moins fières en raison de ce qu'elles sont moins appréciées.

La beauté des femmes est encore une chose qui saisit l'étranger d'étonnement en passant à Lintz, la première ville d'Autriche du côté de la Bavière. J'arrivai un dimanche, et je vis les femmes de la campagne qui se rendaient aux églises; elles portaient presque toutes le costume national: des jupons de couleur éclatante, des corsets brodés, des colliers et de grands bonnets de drap d'or, à ravir un directeur de théâtre. Ces femmes étaient en général d'une éclatante beauté; les livres de voyages ne manquent pas d'en prévenir les voyageurs, et, en cela du moins, leur indication est parfaitement juste. Je passai la journée à parcourir les places et les rues sans me lasser de cette admiration. Toutefois, à Lintz, le type des physionomies est toujours à peu près le même: ce sont de grandes femmes à la figure régulière et douce, à l'œil beau, blondes et blanches, avec une délicatesse de teint qui est le même chez les paysannes et chez les personnes de la ville. A la longue, on se fatiguerait de cette uniformité de figures, qui explique leur beauté, comme la pureté du sang et l'excellence du climat font comprendre les belles races parmi les animaux.

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