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Voyage en Orient, Volume 2: Les nuits du Ramazan; De Paris à Cythère; Lorely

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[1] Quelques femmes joignent encore à ces mets, s'ils ne sont pas destinés à des amies, une pâte composée d'escargots qui doit, à ce qu'elles croient, engraisser les femmes.


IV—LES DANSEUSES D'ÉGYPTE

De toutes les danseuses de l'Égypte, les plus renommées sont les Ghawazies, ainsi désignées du nom de leur tribu. Une femme de cette tribu est appelée Gaziyeh, un homme Ghazy, et le pluriel Ghawazys est généralement appliqué aux femmes. Leur danse n'est pas toujours gracieuse. D'abord elles commencent avec une sorte de réserve; mais bientôt leur regard s'anime, le bruit de leurs castagnettes de cuivre devient plus rapide, et, par l'énergie croissante de tous leurs mouvements, elles finissent par donner la représentation exacte de la danse des femmes de Gadès, telle qu'elle est décrite par Martial et par Juvénal. Le costume dans lequel elles se montrent ainsi est semblable à celui que les Égyptiennes de la classe moyenne portent dans l'intérieur du harem. Il consiste dans le yalek ou an tery, le shintyan, etc., composés de belles étoffes, et auxquels elles ajoutent des ornements variés. Le tour de leurs yeux est nuancé d'un collyre noir; l'extrémité des doigts, la paume de la main et certaine partie du pied sont colorées avec la teinture rouge du henné, selon l'usage commun aux Égyptiennes de toutes les conditions. En général, ces danseuses sont suivies de musiciens appartenant pour la plupart à la même tribu; leurs instruments sont le kemenyeh ou le rebab, le tar ou tarabouk et le zorah. Mais le tar, en particulier, est ordinairement entre les mains d'une vieille femme. Il arrive souvent qu'à l'occasion de certaines fêtes de famille, telles que mariages ou naissances, on laisse les Ghawazies danser dans la cour des maisons, ou, dans la rue, devant les portes, mais sans jamais les admettre dans l'intérieur d'un harem honnête, tandis qu'au contraire il n'est pas rare qu'on les loue pour le divertissement d'une réunion d'hommes. Dans ce cas, comme on peut l'imaginer, leurs exercices sont encore plus lascifs que nous ne le disions plus haut. Quelques-unes d'entre elles ne portent pour tout vêtement, dans ces réunions privées, que le shintyan (ou caleçon) et le tob, c'est-à-dire une chemise ou robe très-ample en gaze de couleur, demi-transparente, et ouverte par devant à peu près jusqu'à mi-jupe. S'il arrive alors qu'elles affectent encore un reste de pudeur, cela ne tient pas longtemps contre les liqueurs enivrantes qu'on leur verse abondamment.

Est-il besoin d'ajouter que ces femmes sont les plus misérables courtisanes de l'Égypte? Cependant, quelques-unes sont d'une grande beauté, la plupart sont richement vêtues, et ce sont, en résumé, les plus belles femmes de la contrée. Il est à remarquer qu'un certain nombre d'entre elles ont le nez légèrement aquilin, bien qu'à tous autres égards on retrouve en elles le type originaire. Les femmes, aussi bien que les hommes,. prennent plaisir à se rassembler autour d'elles dans les rues; mais les honnêtes gens et les personnes des hautes classes se détournent d'elles.

Quoique les Ghawazys diffèrent légèrement, dans l'aspect, du reste des Égyptiens, nous doutons fortement qu'ils soient d'une race distincte comme ils l'affirment eux-mêmes. Toutefois, leur origine est enveloppée de beaucoup d'incertitude. Ils prétendent s'appeler Bara'mikeh ou Bormekeh, et se vantent de descendre de la fameuse famille des Barmécides, qui fut l'objet des faveurs et ensuite de la capricieuse tyrannie de Haroun-al-Raschid, dont il est question plusieurs fois dans les contes arabes des Mille et une Nuits. Mais, comme on l'a remarqué plus haut, ils n'ont d'autres droits à porter le nom de Bara'mikeh, que parce qu'ils leur ressemblent en libéralité, bien que la leur soit d'une espèce toute différente.

Sur beaucoup des anciens tombeaux égyptiens, l'on a représenté des Ghawazies (femmes) dansant de leur allure la plus libre aux sons de divers instruments, c'est-à-dire d'une manière analogue à celle des Ghawazies modernes, ou peut-être encore plus licencieuse; car une ou plusieurs de ces figures, bien que placées à côté de personnages éminents, sont ordinairement représentées dans un état de nudité complète. Cette coutume d'orner ainsi les monuments dont nous parlons, et qui, pour la plupart, portent les noms d'anciens rois, montre combien ces danses ont été communes à toute l'Égypte dans les temps les plus reculés, même avant la fuite des Israélites. Il est donc probable que les Ghawazies modernes descendent de cette classe de danseuses qui divertissaient les premiers pharaons. On pourrait inférer, de la ressemblance du fandango avec les danses des Ghawazies, qu'il fut introduit en Espagne par les conquérants arabes; mais on sait que les femmes de Gadès (actuellement Cadix) étaient renommées pour ces sortes d'exercices dès les premiers temps des empereurs romains.

Les Ghawazys, hommes et femmes, se distinguent ordinairement des autres classes en ce qu'ils ne se marient qu'entre eux; mais on voit quelquefois une Ghaziyeh faire vœu de pauvreté et épouser quelque Arabe honorable, qui généralement n'est pas déconsidéré par cette alliance. Les Ghawazies sont toutes destinées à de misérables professions, mais toutes ne se consacrent pas à la danse. Le plus grand nombre se marient, mais jamais avant d'avoir embrassé l'état qu'elles ont choisi.

Le mari est soumis à la femme, il lui sert de domestique et de pourvoyeur, et généralement, si elle est danseuse, il est aussi son musicien. Cependant quelques hommes gagnent leur vie comme forgerons, taillandiers ou chaudronniers.

Quoique quelques-unes des Ghawazies possèdent des biens considérables et de riches ornements, beaucoup de leurs costumes sont semblables à celui de ces bohémiens qu'on voit en Europe et que nous supposons être originaires d'Égypte. Le langage ordinaire des Ghawazys des deux sexes est le même que celui du reste des Égyptiens; mais, quelquefois, ils font usage d'un certain nombre de mots particuliers à eux seuls, afin de se rendre inintelligibles aux étrangers. Quant à la religion, ils professent ouvertement le mahométisme, et il arrive souvent que quelques-uns suivent les caravanes égyptiennes jusqu'à la Mecque. On voit un grand nombre de Ghawazies dans presque toutes les villes considérables de l'Égypte. En général, leurs habitations sont des cahutes basses ou des tentes provisoires, car elles voyagent souvent d'une ville à l'autre. Cependant quelques-unes s'établissent dans de grandes maisons et achètent de jeunes esclaves noires, puis des chameaux, des ânes et des vaches sur lesquels elles trafiquent. Elles suivent les camps et se trouvent à toutes les fêtes religieuses ou autres; ce qui, pour beaucoup de gens, en forme le principal attrait. Dans ces occasions, on voit de nombreuses tentes de Ghawazies; quelques-unes ajoutent le chant à la danse et vont de pair avec les Awalim, qui sont de la plus basse classe. D'autres encore portent le toba de gaze par-dessus un autre vêtement avec le shintyan et un tarhah de crêpe ou de mousseline, et se parent en général d'une profusion d'ornements, tels que dentelles, bracelets et cercles aux jambes. Elles portent aussi un rang de pièces d'or sur le front, et quelquefois un anneau dans l'une des narines, et toutes emploient la couleur du henné pour teindre leurs mains et leurs pieds.

Au Caire, beaucoup de gens qui affectent de croire qu'il n'y a d'autre inconvenance, dans ces danses, que celle d'être exécutées par des femmes, lesquelles ne devraient pas s'exposer ainsi en public, emploient des hommes pour ces sortes de divertissements; mais le nombre de ces danseurs, qui sont pour la plupart de jeunes hommes, et qu'on appelle khowals, est fort restreint. Ils sont natifs d'Égypte. Devant représenter des femmes, leurs danses ont le même caractère que celles des Ghawazies, et ils agitent leurs castagnettes de la même manière. Mais, comme s'ils voulaient éviter qu'on ne prît leur rôle au sérieux, leur costume, qui s'accorde en cela avec leur singulière profession, est mi-partie masculin et mi-partie féminin: il consiste principalement en une veste fermée, une ceinture et une espèce de jupe; toutefois, leur ensemble est plutôt féminin que masculin, sans doute parce qu'ils laissent croître leurs cheveux et les tressent à la manière des femmes. Ils imitent les femmes en se nuançant les paupières et en colorant leurs mains avec le henné. Dans les rues, quand ils ne dansent pas, ils sont souvent voilés, non par honte, mais simplement pour mieux imiter les manières féminines. Souvent aussi on les emploie de préférence aux Ghawazies pour danser dans les cours ou aux portes des maisons à l'occasion des fêtes de famille. Il y a au Caire une autre classe de danseurs, tant d'hommes que de jeunes garçons, dont les exercices, le costume et l'aspect sont presque exactement semblables à ceux des kowals; mais ils se distinguent de ces derniers par le nom de gink, mot turc qui exprime parfaitement le caractère de ces danseurs, qui sont généralement juifs, Arméniens, ou Grecs.


V—LES JONGLEURS

Il y a en Égypte une classe d'hommes qui possèdent, à ce qu'on suppose, comme les anciens psylles de Cyrénaïque, cet art mystérieux auquel il est fait allusion dans la Bible, et qui rend invulnérable à la morsure des serpents. Beaucoup d'écrivains ont fait des récits surprenants sur ces psylles modernes, que les Égyptiens les plus éclairés regardent comme des imposteurs; mais personne n'a donné des détails satisfaisants sur leurs tours d'adresse les plus ordinaires ou les plus intéressants.

Beaucoup des derviches des ordres inférieurs gagnent leur vie en faisant des espèces d'exorcismes autour des maisons pour en écarter les serpents. Ils parcourent l'Égypte en tout sens et trouvent souvent à s'employer; mais leurs gains sont fort minimes. Le conjurateur prétend découvrir sans le secours de la vue s'il y a des serpents; et, lorsqu'il y en a, il affirme pouvoir les attirer à lui par la seule fascination de la voix. Alors, il prend un air mystérieux, frappe les murs avec une petite baguette de palmier, siffle, imite le gloussement de la poule avec sa langue, crache à terre et dit: «Que tu sois en haut ou en bas, je t'adjure au nom de Dieu d'apparaître à l'instant! —Je t'adjure par le plus grand nom! si tu es obéissant, parais! et, si tu es désobéissant, meurs! meurs! meurs!»— Généralement, le serpent est délogé par sa baguette de quelque fissure du mur ou tombe du plafond de la chambre.

Les faiseurs de tours ou jongleurs, appelés houvas, sont nombreux au Caire. On les voit sur les places entourés d'un cercle de spectateurs; on les voit aussi dans les fêtes publiques, s'attirant des applaudissements par des lazzi souvent inconvenants. Ils exécutent une grande quantité de tours dont voici les plus ordinaires: généralement, le jongleur est assisté de deux compères; il tire quatre ou cinq serpents de moyenne grandeur d'un sac de cuir, en place un à terre, et lui fait lever la tête et une partie du corps; d'un second, il coiffe l'un de ses aides comme avec un turban, et lui en roule deux autres autour du cou; il les retire, ouvre la bouche du garçon et semble lui passer dans la joue le pêne d'une espèce de cadenas, et le refermer; ensuite, il feint de lui enfoncer une pointe de fer dans la gorge, mais en réalité il la fait rentrer dans une poignée en bois dans laquelle elle est emmanchée. Un autre tour de la même espèce est celui-ci: le jongleur étend l'un de ses garçons à terre, lui appuie le tranchant d'un couteau sur le nez et frappe sur la lame jusqu'à ce quelle semble enfoncée à la moitié de sa largeur. La plupart des tours qu'il exécute seul sont plus amusants: par exemple, il tire de sa bouche une grande quantité de soie qu'il roule autour de son bras; d'autres fois, il remplit sa bouche de coton et rejette du feu; d'autres fois encore, il fait sortir (toujours de sa bouche) un grand nombre de petites pièces d'étain, rondes comme des dollars, et les rejette par le nez sous la forme d'un tuyau de pipe en terre. Pour la plupart de ses tours, il souffle à diverses reprises dans une grande conque appelée zommarah, et dont le son ressemble à celui qu'on tire d'une corne.

Un autre de ces tours assez commun est de mettre un certain nombre de petites bandes de papier blanc dans un vase d'étain de la forme d'un moule à sorbet, et de les en retirer teints de différentes couleurs, de mettre de l'eau dans ce même vase en y ajoutant un morceau de linge et de l'offrir aux spectateurs, changé en sorbet. Quelquefois, le jongleur coupe un châle en deux ou le brûle par le milieu et le raccommode immédiatement. D'autres fois, il se dépouille de tous ses vêtements, hormis de ses caleçons, et dit à deux personnes de lui lier les pieds et les mains et de le mettre dans un sac; cela fait, il demande une piastre; quelqu'un lui répond qu'il l'aura s'il peut tirer une de ses mains pour la recevoir; aussitôt il tire une main hors du sac, la rentre, et sort ensuite tout entier, lié comme auparavant; puis il est remis dans le sac et en sort immédiatement, dégagé de tous les liens, et portant un petit plateau entouré de chandelles allumées (si c'est le soir que l'exercice a lieu) et garni de cinq ou six petites assiettées de mets variés qui sont offerts aux spectateurs.

Il y a au Caire une autre espèce de jongleurs appelés skyems. Dans la plupart de leurs exercices, les skyems ont aussi un compère. Ce dernier, par exemple, place vingt-neuf petites pierres à terre, s'assied auprès et les arrange devant lui. Ensuite il demande à quelqu'un de cacher une pièce de monnaie sous l'une d'elles. Ceci fait, il rappelle le skyem, qui s'est tenu à distance pendant cet arrangement, et, l'informant qu'on a caché une pièce sous une des pierres, il lui demande d'indiquer sous laquelle, ce que le skyem ne manque pas de faire sur-le-champ. Ce tour est fort simple; les vingt-neuf pierres représentent l'alphabet arabe, et le compère a soin de commencer sa demande par la lettre représentée par la pierre sous laquelle est cachée la pièce de monnaie.

L'art de la bonne aventure est souvent pratiqué en Égypte, et la plupart du temps par des bohémiens analogues aux nôtres. On les appelle Guayaris. En général, ils prétendent descendre des Barmécides, comme les Ghawazies, mais d'une branche différente.

La plupart des femmes sont diseuses de bonne aventure; on les voit souvent dans les rues du Caire vêtues comme presque toutes les femmes de la plus basse classe, avec le toba et le tarbouch, mais toujours la face découverte. La Guayarie porte ordinairement avec elle un sac de cuir contenant le matériel de sa profession, et elle parcourt les rues en criant: «Je suis la devineresse! j'explique le présent, j'explique l'avenir! »

La plupart des Guayaries tirent leurs horoscopes au moyen d'un certain nombre de coquillages, de morceaux de verre de couleur, de pièces d'argent, etc., qu'elles jettent pêle-mêle, et c'est d'après l'ordre dans lequel le hasard les dispose qu'elles forment leurs inductions. Le plus grand coquillage représente la personne dont ils doivent découvrir le sort; d'autres coquillages figurent les biens, les maux, etc., et c'est par leur position relative qu'elles jugent si les uns ou les autres arriveront ou n'arriveront pas à la personne en question. Quelques-unes de ces bohémiennes crient aussi: Nedoukah oué entchir! (Nous tatouons et circoncisons!)

Quelques bohémiens jouent aussi le rôle d'un bahlonan, nom donné en propre à des baladins, spadassins ou champions fameux, tous gens qui se faisaient un renom autrefois au Caire en y déployant leur force et leur dextérité. Mais les exercices des bahlonans modernes sont presque uniquement restreints à la danse de corde, et tous ceux qui pratiquent cet art sont bohémiens. Quelquefois, leur corde est attachée au medéneh d'une mosquée, à une hauteur prodigieuse, et s'étend sur une longueur de plusieurs centaines de pieds, soutenue de place en place par des perches plantées dans le sol.

Les femmes, les filles et les garçons suivent volontiers cette carrière; mais ces derniers font aussi d'autres exercices, tels que tours de force, sauts à travers des cercles, etc.

Les skouradatis (cette désignation est tirée du mot singe), amusent les basses classes au Caire par divers tours exécutés par un singe, un âne, un chien et un chevreau. L'homme et le singe (ce dernier est ordinairement de l'espèce des cynocéphales) combattent les trois autres avec des bâtons. L'homme habille le singe d'une façon bizarre, comme une mariée ou une femme voilée; il le précède en battant du tambourin, et le fait parader ainsi sur le dos de l'âne dans le cercle des spectateurs. Le singe doit aussi exécuter plusieurs danses grotesques. On dit à l'âne de montrer la plus jolie fille, ce qu'il fait aussitôt en mettant ses naseaux sur le visage de la plus belle, à sa grande satisfaction, comme à celle de tous les assistants. On ordonne au chien d'imiter un voleur, et il se met à ramper sur son ventre. Enfin, le meilleur de tous ces exercices est celui du chevreau. Il se tient sur une petite pièce de bois ayant à peu près la forme d'un cornet à dés, long d'environ quatre pouces sur un et demi de large; en sorte que ses quatre pieds sont rassemblés sur cet étroit espace. Cette pièce de bois portant ainsi le chevreau est soulevée; on en glisse une toute semblable dessous; puis une troisième, une quatrième et une cinquième sont ajoutées sans que le chevreau quitte sa position.

Les Égyptiens s'amusent souvent à voir représenter des farces basses et ridicules qu'on appelle mouabazins. Ces représentations ont souvent lieu dans les fêtes qui précèdent les mariages et les circoncisions chez les grands, et attirent quelquefois de nombreux spectateurs sur les places publiques du Caire; mais elles sont rarement dignes d'être décrites, car c'est principalement par de vulgaires et indécentes plaisanteries qu'elles obtiennent des applaudissements. Il n'y a que des hommes pour acteurs, les rôles de femmes étant toujours remplis par des hommes ou de jeunes garçons dans l'accoutrement féminin.

Voici, comme spécimen de leurs pièces, un aperçu de l'une de celles qui furent jouées devant Méhémet-Ali, à l'occasion de la circoncision de l'un de ses fils, où, selon l'usage, plusieurs enfants étaient également circoncis.

Les personnages du drame étaient un nazir ou gouverneur de district, un cheik-el-beled, ou chef de village, un serviteur de ce dernier, un clerc cophte, un pauvre diable endetté envers le gouvernement, sa femme et cinq autres personnages qui faisaient leur entrée, deux en jouant du tambour, un troisième du hautbois, et les deux autres en dansant. Après qu'ils ont un peu dansé et joué de leurs instruments, le nazir et les autres personnages font leur entrée et se mettent en cercle.

Le nazir demande:

—Combien doit Owad, le fils de Regeb?

Les musiciens et les danseurs, qui jouent alors le rôle de simples fellahs, répondent:

—Dites au clerc de consulter le registre.

Ce clerc est vêtu comme un Cophte; il a un turban noir et porte à sa ceinture tout ce qu'il faut pour écrire. Le cheik lui dit:

—Pour combien est noté Owad, le fils de Regeb?

Le clerc répond:

—Pour mille piastres.

—Combien a-t-il déjà payé? ajoute le cheik.

On lui répond:

—Cinq piastres.

Alors, il dit au débiteur:

—Homme, pourquoi n'as-tu pas apporté d'argent?

L'homme répond ?

—Je n'en ai pas.

—Tu n'en as pas? s'écrie le cheik. Qu'on couche cet homme à terre! ajoute-t-il.

On apporte une espèce de nerf de bœuf dont on frappe le pauvre hère. Alors, il crie au nazir:

—O bey! par l'honneur de la queue de ton cheval; ô bey! par l'honneur du bandeau de ta tête, ô bey!

Après une vingtaine d'appels aussi absurdes faits à la générosité du nazir, le patient cesse d'être battu, on l'emmène et on le met en prison. Autre scène: la femme du prisonnier vient le voir et lui demande comment il se trouve; il lui répond:

—Fais-moi le plaisir, ma femme, de prendre quelques œufs et quelques pâtisseries, et porte-les à la maison du Cophte en le priant d'obtenir ma liberté.

La femme rassemble les objets demandés et les porte dans trois paniers chez le Cophte; elle demande s'il est est là; on lui dit que oui; elle se présente et dit:

—O Mahlem-Hannah! fais-moi la grâce d'accepter ceci, et d'obtenir la délivrance de mon mari.

—Quel est-il, ton mari?

—C'est le fellah qui doit mille piastres.

—Apportes-en deux ou trois cents comme tribut au cheik-el-beled.

La femme va chercher de l'argent et délivre son mari.

On voit par là que la comédie sert, pour le peuple, à donner des avertissements aux grands et à obtenir des améliorations et des réformes; c'était souvent le sens et le but de l'art dramatique du moyen âge. Les Égyptiens en sont encore là.


VI—LES MAISONS DU CAIRE

La métropole moderne de l'Égypte se nomme en arabe Al-Kahira, d'où les Européens ont formé le nom de le Caire. Le peuple l'appelle Masr ou Misr, ce qui est aussi le nom de toute l'Égypte. La ville est située à l'entrée de la vallée de la haute Égypte, entre le Nil et la chaîne orientale des montagnes du Mokattam; elle est séparée de la rivière par une langue de terre presque entièrement cultivée, et qui, du côté du nord, où se trouve le port de Boulaq, a plus d'un quart de lieue de large, tandis que sa largeur n'en atteint pas la moitié du côté du midi.

Un étranger qui ne ferait que parcourir les rues du Caire croirait que cette ville est resserrée et n'offre que peu d'espace; mais celui qui voit l'ensemble du haut d'une maison élevée ou du minaret d'une mosquée s'apercevra bientôt du contraire. Les rues les plus fréquentées ont généralement une rangée de boutiques de chaque côté. La plupart des rues écartées sont munies de portes en bois placées à chacune des extrémités; ces portes sont fermées la nuit et gardées par un portier, chargé d'ouvrir à tous ceux qui veulent y passer. Ce qu'on appelle quartier est un assemblage de quelques ruelles étroites avec une seule entrée commune.

Les maisons particulières méritent d'être décrites spécialement. Les murs des fondations, jusqu'à la hauteur du premier étage, sont recouverts, à l'extérieur et souvent à l'intérieur, de pierres calcaires molles, extraites de la montagne voisine. Cette pierre, lorsqu'elle est nouvellement taillée, présente une surface d'une légère teinte jaune; mais bientôt elle brunit à l'air. Les différents compartiments de la façade sont quelquefois, au moyen d'ocre rouge et de blanc de chaux, alternativement peints en rouge et en blanc; ceci est surtout en usage pour les grandes maisons et les mosquées. Les constructions supérieures dont, ordinairement, la façade avance en saillie d'environ deux pieds, sont supportées par des consoles ou des piles; ces constructions se font en briques et sont souvent couvertes d'une couche de plâtre. Les briques sont cuites, leur couleur est d'un rouge sombre. Les couvertures des maisons sont plates et enduites d'une couche de plâtre. Les fenêtres en saillie des étages supérieurs qui se trouvent opposées dans les rues se touchent presque, et interceptent ainsi presque entièrement les rayons du soleil, d'où il résulte une agréable fraîcheur pendant l'été.

Les portes des maisons sont ordinairement arrondies du haut et ornées d'arabesques. Au milieu se trouve un compartiment dans lequel on place souvent une inscription; cette inscription est: «Il (Dieu) est le créateur excellent, l'éternel. » Ce compartiment et les autres de même forme, mais plus petits, qui se trouvent sur les portes, sont peints en rouge avec une bordure blanche; le reste de la surface de la porte est peint en vert; le choix de ces couleurs se rattache à des idées superstitieuses. Les portes sont munies d'un marteau en fer, et d'une serrure en bois, et presque partout on trouve à côté des portes une borne formée de deux marches, pour qu'on puisse, en sortant, monter à âne ou à cheval.

Les appartements du rez-de-chaussée qui avoisinent la rue ont de petites fenêtres grillées en bois, mais percées assez haut pour qu'un passant ne puisse regarder dans l'intérieur. Les croisées des appartements font saillie d'un pied et demi environ; ces fenêtres sont généralement garnies d'un treillage en bois tourné, qui est si serré, qu'il empêche la lumière du soleil de pénétrer, tout en laissant circuler l'air. Ces treillages sont rarement peints. Ceux qu'on a voulu embellir sont peints en rouge et en vert. On appelle ces fenêtres moucharabis. Ce dernier mot signifie endroit pour boire, et, dans quelques maisons, on place dans les embrasures de ces croisées des vases de terre poreuse qui rafraîchissent l'eau par l'évaporation que cause le courant d'air. Immédiatement au-dessus de la croisée en saillie, on en trouve une autre plate, avec un treillage ou un grillage en bois, ou avec des verres de couleur. Ces fenêtres supérieures, lorsqu'elles sont munies d'un treillage, représentent ordinairement quelques dessins de fantaisie, soit un bassin et une aiguière superposés au-dessus de cette fenêtre, ou bien la figure d'un lion, ou le nom d'Allah, ou bien les mots: «Dieu est mon espoir,» etc. Quelques-unes de ces fenêtres en saillie sont construites entièrement en bois, et quelques-unes ont des carreaux de côté.

En général, les maisons sont élevées de deux ou trois étages, et chaque maison renferme une grande cour non pavée, appelée hosch, dans laquelle on entre par un passage construit de manière à ce qu'il s'y trouve un ou deux coudes, afin d'empêcher les passants de voir à l'intérieur. On trouve dans ce passage une sorte de banc, adossé au mur dans toute sa longueur, nommé mastabah, et qui est destiné au portier et aux domestiques. La cour renferme d'ordinaire un puits d'eau saumâtre, qui s'infiltre du Nil à travers le sol. Le côté de ce puits qui est le plus à l'ombre, est presque toujours pourvu de deux jarres que l'on remplit chaque jour avec de l'eau du Nil qu'on y transporte de la rivière dans des outres. Les principaux appartements donnent sur les cours; quelquefois, les maisons ont deux cours, dont la seconde dépend du harem; chacune de ces cours est ornée de petites niches en forme d'arche, où l'on cultive des arbustes et des fleurs. Les murailles intérieures des maisons formant le carré des cours sont en briques et blanchies à la chaux. Les cours ont plusieurs portes de communication avec l'intérieur, dont l'une est nommée bâb el harem (porte du harem); c'est par là qu'on arrive à l'escalier qui conduit aux appartements exclusivement destinés aux femmes, aux maîtres et à leurs enfants.

Le rez-de-chaussée possède aussi un appartement généralement connu sous le nom de mandarah, où les hommes sont reçus; cet appartement a une large fenêtre avec une ou deux autres petites fenêtres, taillées sur le même modèle. Le parquet de ces appartements descend en pente de six à sept pouces; cette partie inférieure est appelée durkah.

Dans les maisons des riches, le durkah est pavé en losanges de marbre blanc et noir, et tous les interstices sont mosaïqués de morceaux de tuiles d'un rouge vif, qui représentent une incrustation élégante et fantastique.—L'on trouve au milieu, dans la cour une fontaine qu'on appelle faskeyhé, et dont les jets retombent en cascade dans un bassin pavé de marbre colorés. —Les fontaines, dont les eaux s'élèvent à une assez grande hauteur, font ordinairement face à une tablette en marbre, ou bien en pierres ordinaires d'environ quatre pieds de hauteur, nommée suffeh. Cette tablette est supportée par deux ou plusieurs arcades, et même quelquefois par une arcade unique, sous laquelle on place les ustensiles dont on se sert journellement, c'est-à-dire des vases contenant des parfums, ou des vases d'ablution dont on fait usage, avant et après les repas, afin de se préparer à la prière.

La partie la plus élevée des appartements est nommée divan, corruption du mot palais. En entrant dans cette partie de l'habitation, chacun ôte ses chaussures avant de pouvoir pénétrer dans le divan. Cette pièce, qui, dans le fait, n'est qu'une antichambre, est pavée de pierres communes. L'été, on recouvre le sol d'une natte, et, en hiver, d'un tapis. De trois côtés, on y voit des matelas et des oreillers. Chaque matelas est ordinairement de trois pouces d'épaisseur; sa largeur est d'environ trois pieds. Les lits sont faits, soit à terre, soit sur des lits de sangle, et les oreillers, qui ont presque toujours en longueur la largeur du lit lui-même, sur la moitié de cette largeur en épaisseur, reposent contre le mur. Matelas et oreillers sont rembourrés de coton renfermé dans des taies de calicot imprimé, de drap, ou de diverses étoffes de prix. Les murs des maisons sont enduits de plâtre et blanchis à l'intérieur. On trouve presque partout dans les murailles deux ou trois armoires peu profondes, dont les portes sont faites en panneaux fort petits. Cette habitude est motivée par la sécheresse et la chaleur du climat, qui déjette les grandes pièces de bois, au point que l'on pourrait croire qu'elles ont passé au four. Les portes des appartements sont, par la même raison, composées de pièces rapportées. La distribution variée des panneaux que l'on voit dans toutes les boiseries offre une image curieuse et riche d'imagination et de combinaison.

Les plafonds sont en bois; les poutres transversales sont sculptées; on les peint quelquefois en couleur et d'autres fois on les dore. Le plafond du durkah dans les principales maisons est d'une richesse extrême, avec des losanges superposées, formant des dessins bizarres mais réguliers, dont l'effet ornemental est du meilleur goût.

Au milieu du carré formé par ces pièces, l'on suspend un lustre. La manière toute particulière dont les plafonds sont peints, la bizarrerie des dessins qu'ils représentent et qui semblent se croiser très-irrégulièrement, tandis que toutes ces intersections sont des parties on ne peut plus régulières, forment un ensemble qui éblouit l'œil.

A l'intérieur de quelques maisons, on voit une pièce appelée makad, qui est consacrée au même usage que le mandarah; son plafond est supporté par une ou deux colonnes et des arches, dont la base est munie d'une grille. Le rez-de-chaussée a aussi sa pièce de réception, qui s'appelle tahtabosch. Elle est généralement carrée; sa façade sur la cour est ouverte, et du centre s'élève un pilier destiné à supporter les murs construits au-dessus; elle est dallée, et un long sofa en bois règne de trois côtés de la muraille. Cette pièce, qui peut être assimilée à une cour, est fréquemment arrosée; ce qui communique aux appartements voisins, du moins à ceux du rez-de-chaussée, une fraîcheur fort précieuse dans ces climats.

Dans les appartements supérieurs, qui sont ceux du harem, il y en a un, nommé le kaah, dont l'élévation est prodigieuse. On y trouve deux divans, longeant chacun des côtés de la pièce; l'un est plus large que l'autre, et le plus large est celui qu'on offre de préférence à ceux qu'on désire honorer. Une partie du toit de ce salon, celle qui partage les deux divans, est plus élevée que le reste. Au milieu, l'on pend une lanterne, appelée memrak, dont les faces sont ornées de treillages, comme ceux des croisées, et qui supporte une petite coupole. Il est rare que le durkah ait une petite fontaine, mais il est souvent pavé de la même manière que le mandarah.

On trouve dans beaucoup de pièces d'étroites planches, surchargées de toute sorte de vases en porcelaine de Chine, qui ne servent que pour l'ornement de l'endroit; ces planches, placées à plus de sept pieds au-dessus du sol, régnent tout autour de la pièce, sauf les solutions de continuité formées par les embrasures des fenêtres et des portes. Les pièces sont presque toutes fort élevées; leur hauteur est d'au moins quatorze pieds. On en trouve beaucoup qui ont davantage; le kaah est pourtant toujours ce qu'il y a de plus spacieux et de plus élevé, et, dans les principales maisons, c'est le plus beau salon.

Dans quelques étages supérieurs des maisons des riches, on voit, outre les fenêtres en treillage, de petites croisées en verres de couleur, représentant des corbeilles de fleurs et d'autres sujets gais et frivoles, ou seulement quelques dessins fantastiques d'un effet charmant. Ces fenêtres en verres de couleur, appelées kamasyès, sont presque toutes de deux ou trois pieds de hauteur et d'environ deux pieds de largeur; on les place à plat sur la partie supérieure des croisées en saillie, ou dans quelque partie supérieure des ouvertures de la muraille, d'où elles projettent une lumière douce et magique, dont les reflets sont on ne peut plus charmants. Ces fenêtres se composent de petits morceaux de verre de diverses couleurs, fixés dans des bordures de plâtre fin, et renfermés dans un cadre de bois. On voit sur les murs en stuc de quelques appartements des peintures grossières, représentant le temple de la Mecque ou le tombeau du prophète, ou bien des fleurs et d'autres objets de fantaisie. On y trouve aussi des maximes arabes et des sentences religieuses. La plupart de ces sentences ou maximes sont transcrites sur de beau papier enjolivé de quelque chef-d'œuvre calligraphique et encadré sous verre. Les chambres à coucher ne sont point meublées comme telles; car, le jour, on ramasse le lit, qu'on roule et qu'on pose dans un coin de la pièce ou dans un cabinet qui sert de dortoir pendant l'hiver. L'été, la plupart des habitants couchent sur les terrasses des maisons. Un paillasson ou un tapis étendu sur les pierres dont est pavée la pièce, et un divan, forment l'ameublement complet d'une chambre à coucher, et, en général, de presque toutes les chambres.

Les repas sont servis sur des plateaux ronds que l'on place sur un tabouret peu élevé. Les convives s'asseyent à terre tout autour. L'usage des cheminées est inconnu, et les appartements sont chauffés en hiver au moyen de braise placée dans un réchaud; on ne connaît les cheminées que dans les cuisines.

Beaucoup de maisons ont sur le toit des hangars dont l'ouverture est tournée vers le nord ou le sud-ouest, et destinés à rafraîchir les chambres supérieures.

Chaque porte a sa serrure en bois; elle s'appelle dabbe: plusieurs pointes en fer correspondent aux trous qui se trouvent dans le pêne.

Presque toutes les maisons du Caire pèchent par le manque de régularité. Les chambres y sont ordinairement de plusieurs hauteurs à compter du sol; ce qui fait qu'il faut sans cesse monter ou descendre quelques pas pour passer d'une chambre à une autre. Le but principal de l'architecte est de rendre la maison aussi retirée que possible, surtout dans la partie destinée à l'habitation des femmes, et d'éviter que l'on puisse, des fenêtres, voir dans les appartements, ou être vu des maisons voisines.

Dans les maisons des personnes riches ou d'un certain rang, l'architecte a soin de ménager une porte secrète (bâb sirs), nom que l'on donne aussi quelquefois aux portes des harems, pour faciliter une évasion en cas de danger d'arrestation, ou d'assassinat, ou bien pour donner accès à quelque maîtresse qui peut ainsi être introduite et reconduite en secret; les maisons des riches contiennent aussi des cachettes pour les trésors; cet endroit est nommé makhba. On trouve encore, dans les harems des grandes maisons, des salles de bains, qui sont chauffées de la même manière que les établissements de bains publics.

Lorsque le bas d'une maison est occupé par des domestiques, les étages supérieurs sont divisés en logements distincts, et cette partie de la maison est nommée raba; ces logements sont entièrement séparés les uns des autres, ainsi que des boutiques au-dessous, et on les loue à des familles qui n'ont pas les moyens de payer le loyer d'une maison entière. Chacun des logements d'un raba est composé d'une ou de deux salles, d'une chambre à coucher, et ordinairement d'une cuisine et de ses dépendances. Il est rare de trouver de semblables logements ayant sur la rue une entrée particulière.

Les logements dont il est question ne sont jamais loués meublés, et il est rare qu'une personne n'ayant ni femme ni esclave femelle, soit agréée comme locataire dans de telles maisons et même dans une maison particulière. Une telle personne, à moins d'avoir de proches parents chez lesquels elle puisse demeurer, est forcée de se loger dans un bâtiment nommé wekaleh, servant d'asile aux marchands et à leurs ballots.


VII—CÉRÉMONIES DES FUNÉRAILLES

Lorsqu'un mahométan, savant ou pieux, sent la mort approcher, quelquefois il fait l'ablution ordinairement en usage avant la prière, afin qu'en quittant la vie, il soit en état de pureté corporelle; puis, en général, il répète sa profession de foi, en disant: «Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète.» Un musulman partant pour une expédition guerrière ou pour un long voyage, surtout s'il doit traverser le désert, emporte ordinairement son linceul. Dans ce dernier cas, il n'est pas rare que le voyageur soit obligé de creuser lui-même sa fosse; car souvent, exténué par la fatigue et les privations, ou succombant sous le poids de la maladie, si ses compagnons de voyage ne peuvent s'arrêter pour attendre sa guérison ou sa mort, il fait son ablution avec de l'eau si c'est possible, ou bien, ce qui est permis, à défaut d'eau, avec du sable ou de la poussière; puis, ayant creusé une tranchée en forme de fosse, il s'y couche enveloppé dans son linceul; après cette cérémonie, il se recouvre, sauf le visage, avec le sable extrait de cette fosse, et, dans cet état, il attend la mort qui doit mettre fin à ses maux, abandonnant au vent le soin de combler entièrement le lieu de sa sépulture.

Si la mort frappe un des ulémas éminents du Caire, les muezzins du Azhar et ceux de plusieurs autres mosquées annoncent cet événement en psalmodiant du haut des minarets le cri appelé Abrar, d'après certains versets du Coran, dont la psalmodie est en usage pendant le Ramazan.

Les cérémonies observées à l'occasion du décès et de l'enterrement d'un homme ou d'une femme sont à peu près semblables. Lorsque le râle ou d'autres symptômes indiquent la mort prochaine d'un homme, une des personnes présentes le tourne de façon à ce qu'il ait la face dans la direction de la Mecque, et lui ferme les yeux. Même avant qu'il ait rendu l'âme, ou un moment après, les hommes qui se trouvent là s'écrient: «Allah! il n'y a de force ni de puissance qu'en Dieu! Nous appartenons à Dieu, et nous devons retourner vers lui! Dieu, faites-lui miséricorde!» Pendant ce temps, les femmes de la famille poussent les cris de lamentation appelés Wilwal, puis des cris plus perçants en prononçant le nom du défunt. Les exclamations les plus usitées et qui s'échappent des lèvres de sa femme ou de ses femmes et de ses enfants sont: «O mon maître! ô mon chameau! (ce qui signifie: O toi qui apportais mes provisions et qui as porté mes fardeaux!) ô mon lion! ô chameau de la maison! ô ma gloire! ô ma ressource! ô mon père! oh! malheur! »

Aussitôt après la mort, le défunt est dépouillé des habits qu'il portait et recouvert d'autres habits; puis on le place sur son lit ou son matelas, et on étend sur lui un drap de lit. Les femmes continuent leurs lamentations, et beaucoup de voisins, entendant ce vacarme, viennent se joindre à elles.

En général, la famille envoie chercher deux ou plusieurs neddabihs (pleureuses publiques). Chacune apporte un tambourin qui n'a point les plaques de métal résonnant dont sont pourvus les cerceaux des tambourins ordinaires. Ces femmes frappent sur cet instrument en s'écriant: Hélas pour lui! et en louant le turban du défunt, la beauté de sa personne, etc., tandis que les femmes de la famille, les servantes et les amies du défunt, les cheveux épars et quelquefois les habits déchirés, crient aussi: Hélas pour lui! en se frappant le visage. Ces lamentations durent au moins une heure.

Bientôt arrive le muggassil (laveur des morts) avec un banc, sur lequel il place le cadavre, et une bière. Si la personne morte est d'un rang respectable, les fakirs qui doivent faire partie du convoi funèbre sont alors introduits dans la maison mortuaire. Durant la cérémonie du lavement du corps, ceux-ci sont placés dans une pièce voisine, ou bien en dehors, à la porte de l'appartement; quelques-uns d'entre eux récitent, ou plutôt psalmodient le sourat El-Anam (sixième chapitre du Coran), tandis que d'autres psalmodient une partie du Burdeh, célèbre poëme à la louange du prophète. Le laveur ôte les habits du défunt, qui sont pour lui un revenant bon; il lui attache la mâchoire et lui ferme les yeux. L'ablution ordinaire qui prépare à la prière ayant été faite sur le cadavre, à l'exception de la bouche et du nez, le mort est bien lavé de la tête aux pieds avec de l'eau chaude et du savon, et avec des fibres de palmier, ou encore avec de l'eau dans laquelle on a fait bouillir des feuilles d'alizier[1]. Les narines, les oreilles, etc., sont bourrées de coton, et le corps est aspergé d'un mélange d'eau, de camphre pilé, de feuilles d'alizier séchées et également pilées, et d'eau de rose. Les chevilles sont attachées ensemble et les mains placées sur la poitrine.

Le kifen[2], vêtement de tombeau du pauvre, se compose d'un ou deux morceaux de coton tout simplement disposés en forme de sac; mais le corps d'un homme opulent est ordinairement enveloppé, d'abord dans de la mousseline, ensuite dans un drap de coton plus épais, puis dans une pièce d'étoffe de soie et coton rayée, et enfin dans un châle de cachemire. Les couleurs choisies de préférence pour ces objets sont le blanc et le vert, quoiqu'on puisse faire usage de toute autre couleur, excepté du bleu ou de tout ce qui approche de cette couleur. Lorsque le corps a été ainsi préparé pour l'inhumation, on le place dans la bière, qui est ordinairement recouverte d'un châle de cachemire rouge ou d'une autre couleur. Les personnes devant former le convoi funèbre se placent alors dans l'ordre usité, et qui pour les convois ordinaires est le suivant:

D'abord six pauvres ou davantage; ces hommes, appelés yiméniyeh, sont ordinairement choisis parmi les aveugles; ils marchent deux par deux ou trois par trois, à pas lents, en psalmodiant d'un ton lugubre la profession de foi: «Il n'y a d'autre Dieu que Dieu; Mahomet est son apôtre.»

Ces pauvres sont suivis de parents et d'amis du défunt, et, en bien des occasions, plusieurs derviches ou autres religieux, portant les bannières de leur ordre, se joignent au cortége; ensuite viennent trois ou quatre écoliers, dont l'un porte un mushaf (ou copie du Coran), ou bien un des volumes contenant une des trente sections du Coran. Ce livre est placé sur une espèce de pupitre fait de baguettes de palmier, et qui est ordinairement recouvert d'un mouchoir brodé. Ces garçons chantent, d'une voix plus haute et plus animée que celle des yiméniyeh, quelques stances d'un poëme nommé Hauhrigeh, et qui décrit les événements du dernier jour du jugement.

Voici une traduction du commencement de ce poëme: «Je célèbre la perfection de Celui qui a créé tout ce qui a une forme, et a subjugué ses serviteurs par la mort.—Ils seront tous couchés dans le tombeau.—Je célèbre la perfection du Seigneur de l'Orient.—Je célèbre la perfection de l'illuminateur des deux lumières, le soleil ainsi que la lune.—Sa perfection: combien il est généreux!—Sa perfection: combien il est clément!—Sa perfection: combien il est grand!—Quand un serviteur se révolte contre lui, il le protège! »

Les jeunes écoliers précèdent immédiatement le cercueil, que l'on porte la tête en avant; il est d'usage que trois ou quatre amis du défunt le portent quelque temps: d'autres les relèvent successivement. Souvent des passants participent à ce service, qui est considéré comme grandement méritoire.

Les femmes suivent le cercueil au nombre quelquefois d'une vingtaine; leurs cheveux épars sont ordinairement cachés par leurs voiles.

Les femmes, parentes ou domestiques de la maison, sont distinguées chacune par une bande de toile, d'étoffe de coton ou de mousseline, ordinairement bleue, attachée autour de la tête par un seul nœud, laissant pendre par derrière les deux bouts[3]. Chacune d'elles porte aussi un mouchoir, ordinairement teint en bleu, qu'elles mettent sur leurs épaules, et quelques-unes tordent ce mouchoir des deux mains au-dessus de leur tête ou devant leur visage. Les cris des femmes, les chants animés des jeunes garçons et les tons lugubres sur lesquels psalmodient les yiméniyeh produisent une dissonance étrange.

Le prophète avait défendu les lamentations des femmes et la célébration des vertus du défunt à l'occasion des funérailles. Mahomet déclarait que les vertus qui étaient attribuées de la la sorte au mort deviendraient pour celui-ci des sujets de reproche s'il ne les possédait pas dans son état futur. Il est vraiment remarquable de voir combien quelques préceptes du prophète sont chaque jour rejetés par les mahométans modernes, les wahhabis seuls exceptés. Nous avons vu quelquefois des pleureuses de la basse classe suivant un cercueil à visage découvert, après avoir eu soin de se barbouiller de boue dont elles avaient aussi couvert leur coiffure et leur poitrine. Cette coutume existait chez les anciens Égyptiens. Le convoi d'un homme opulent ou même d'une personne de la classe moyenne est parfois précédé de quelques chameaux chargés de pain et d'eau que l'on distribue aux pauvres devant le tombeau. Ces convois se composent de personnes plus variées et plus nombreuses. Les yiméniyeh ouvrent la marche en psalmodiant, comme il est dit plus haut, la profession de foi. Ils sont suivis des amis du défunt et de quelques hommes savants et dévots invités à prendre part à la cérémonie. Ensuite vient un groupe de fakirs psalmodiant le sourat El-Anam; d'autres religieux suivent en chantant différentes prières, selon les ordres dont ils font partie et que de célèbres cheiks ont fondés; suivent les bannières de l'un ou l'autre supérieur des derviches à moitié déployées; puis viennent les jeunes écoliers, le cercueil et les pleureuses comme dans les autres convois, et, quelquefois, lorsque les porteurs sont d'un certain rang, leurs chevaux de main les suivent. En certaines occasions, le convoi est terminé par un buffle destiné à être sacrifié devant le tombeau; sa viande est ensuite distribuée aux pauvres.

On voit encore plus de personnes aux convois des cheiks dévots ou de l'un des grands ulémas. On ne couvre point d'un châle le cercueil de ces personnages. Le wili (saint) est, en outre, à l'occasion de ces funérailles, honoré d'une manière toute particulière. Des femmes suivent son cercueil; mais, au lieu de pleurer et de se lamenter comme elles le feraient pour un mortel ordinaire, elles font retentir l'air de cris aigus et de chants de joie nommés Zugharite; si elles suspendent ces accents joyeux, ne fût-ce que pour l'espace d'une minute, les porteurs déclarent ne pouvoir avancer, et qu'un pouvoir surnaturel les tient rivés à l'endroit où ils se trouvent.

Les cercueils en usage pour les jeunes garçons et les femmes sont différents de ceux des hommes. Il est vrai que, comme ceux des hommes, ils ont un couvercle de bois sur lequel est étendu un châle; mais ces cercueils ont à la tête un morceau de bois droit, nommé shahid. Ce shahid est couvert d'un châle, et la partie supérieure (lorsque le cercueil renferme une femme de la classe moyenne ou une femme d'un haut rang) est parée de divers ornements appartenant à la coiffure féminine. Le haut, en étant plat ou circulaire, sert souvent à y placer un kurs (ornement rond en or ou en argent, enrichi de diamants ou d'or ciselé en relief, qui est porté par les femmes sur le sommet de la tête); par derrière, on suspend le safa (un certain nombre de tresses en soie noire avec des ornements en or, que les dames ajoutent à leurs cheveux nattés, retombant le long de leur dos). On distingue le cercueil d'un garçon par un turban, ordinairement en cachemire rouge, et placé en haut du shahid, et, lorsque le garçon est très-jeune, on y ajoute le kurs et le safa. S'il s'agit d'un enfant en bas âge, un homme le transporte dans ses bras au cimetière; son corps n'est recouvert que d'un châle; quelquefois aussi, on le met dans un petit cercueil, qu'un homme porte sur sa tête.

Les enterrements des femmes et des jeunes garçons, quoique plus simples, sont presque semblables à ceux des hommes, à moins que la famille ne soit riche ou haut placée. Un convoi des plus pompeux que nous ayons vu, est celui d'une jeune fille de grande famille. Deux hommes, portant chacun un drapeau vert, ferlé, de grande dimension, ouvraient la marche; les yiméniyeh suivaient au nombre de huit; puis un groupe de fakirs psalmodiaient un chapitre du Coran. Venait ensuite un homme portant une branche d'alizier (nabk), emblème des jeunes personnes, entre deux autres hommes, ayant à la main un long bâton surmonté de plusieurs cerceaux ornés de bandelettes de papier de couleurs variées. Derrière ces trois personnes marchaient côte à côte deux soldats turcs; un des soldats portait un petit plateau d'argent doré, sur lequel était un kumkum (flacon) d'eau de rose; l'autre était muni d'un plateau semblable portant un mibkarah (réchaud) en argent doré, où brûlaient des parfums. Ces vases, qui embaumaient l'air, étaient destinés à embaumer le caveau sépulcral. De temps à autre, on aspergeait d'eau de rose les spectateurs. Les soldats étaient suivis par quatre hommes; chacun de ceux-ci portait, sur un plateau, plusieurs petits cierges allumés, fixés dans des morceaux de pâte de henna; le cercueil, recouvert de châles d'une grande richesse, avait son shahid orné de magnifiques toques, et, outre le safa, un kussah-ahwas (ornement d'or et de diamants pour ceindre le front). Sur le sommet du shahid se trouvait un riche kurs en diamants. Ces bijoux appartenaient à la défunte, ou bien, comme cela se fait quelquefois, ils avaient été empruntés pour la cérémonie. Les femmes, au nombre de huit, portaient le costume de soie noire des dames égyptiennes; mais, au lieu de marcher à pied, comme c'est l'usage, elles étaient montées sur des ânes à haute selle.

Nous allons maintenant passer à la description des rites et cérémonies dans l'intérieur de la mosquée et du tombeau.

Si le défunt habitait un des quartiers situés an nord de la ville, on porte, de préférence, le corps à la mosquée de Hasaneyn, à moins qu'il ne soit pauvre, et ne soit pas voisin de ce sanctuaire vénéré. Dans ce cas, ses amis le portent à la mosquée la plus rapprochée, afin d'épargner du temps et des dépenses inutiles; s'il était uléma, c'est-à-dire d'une profession savante quoique humble, on le transporte ordinairement à la grande mosquée d'El-Azhav. Les habitants de la partie méridionale de la capitale portent, en général, leurs morts à la mosquée de Seiyeden-Zeyneb, ou à celle d'un autre saint célèbre. La raison de la préférence que l'on donne à ces mosquées par-dessus les autres, est la croyance que les prières qui se font près du tombeau des saints sont particulièrement efficaces.

Entré dans la mosquée, le cercueil est placé à terre, à l'endroit habituel de la prière, ayant le côté droit vers la Mecque. L'iman est debout du côté gauche du cercueil, la face tournée vers celui-ci, et dans la direction de la Mecque, tandis qu'un des officiers subalternes, chargé de répéter les paroles de l'iman, se place aux pieds du défunt. Ceux qui assistent aux funérailles se rangent derrière l'iman, les femmes à part derrière les hommes; car il est rare que l'entrée de la mosquée leur soit interdite lors de ces cérémonies. La congrégation ainsi disposée, l'iman commence la prière des morts et débute par ces paroles: «Je propose de réciter la prière des quatre tekbires (prière funèbre qui consiste dans l'exclamation répétée de Allah akbar! ou: Dieu est infiniment grand!) sur le mahométan défunt ici présent.» Après cette espèce de préface, il élève les deux mains qu'il tient ouvertes, touchant avec l'extrémité des pouces le tube de ses oreilles, et s'écrie: «Dieu est infiniment grand!» Le servant (muballigh) répète cette exclamation, et chacun des individus placés derrière l'iman en fait autant. Ayant dit la prière Fathah, l'iman s'écrie une deuxième fois: «Dieu est infiniment grand!» Après quoi, il ajoute: «O Dieu! favorise notre seigneur Mahomet, le prophète illustre, ainsi que sa famille et ses compagnons, et conserve-les!» Une troisième fois, l'iman crie: «Dieu est infiniment grand!» puis il dit: «O Dieu! en vérité, voici ton serviteur; il a quitté le repos du monde et son amplitude, tout ce qu'il va aimé, et ceux desquels il y était aimé, pour les ténèbres du tombeau et pour ce qu'il éprouve. Il a proclamé qu'il n'y a de Divinité que toi seul; que tu n'as point d'égal, et que Mahomet est ton serviteur et ton apôtre, tu as la toute science de ce qui te concerne. O Dieu! il est parti pour demeurer avec toi, et tu es celui auprès duquel il est infiniment excellent de demeurer. Ta miséricorde lui est devenue nécessaire, et tu n'as pas besoin de son châtiment. Nous sommes venus vers toi en te suppliant de permettre que nous intercédions en sa faveur. O Dieu! s'il a fait le bien, augmente la somme de ses bonnes actions, et, s'il a fait le mal, oublie ses mauvaises actions. Que ta miséricorde daigne l'accueillir; épargne lui les épreuves de la tombe et ses tourments; fais que son sépulcre lui soit large, et tiens la terre loin de ses flancs[4]; fasse ta miséricorde qu'il puisse être exempté de tes tourments jusqu'au temps où tu l'enverras en sûreté au paradis, ô toi! le plus miséricordieux de ceux qui montrent de la miséricorde! »

Ayant pour la quatrième fois crié: «Dieu est infiniment grand,» l'iman ajoute:

«O Dieu! ne nous refuse pas notre récompense pour le service que nous lui avons rendu, et ne nous fais pas passer par ses épreuves après lui; pardonne-nous, pardonne-lui, ainsi qu'à tous les musulmans, ô seigneur de toute créature!» L'iman termine ainsi sa prière, et, saluant les anges à droite et à gauche, il dit: «Que la paix, ainsi que la miséricorde divine, soit avec vous!»—ainsi que cela se pratique à la fin des prières ordinaires. S'adressant alors aux personnes présentes, il leur dit: «Donnez votre témoignage à son égard;» et ils répondent: «Il fut vertueux.» Ensuite on enlève le cercueil, et, si la cérémonie a lieu dans la mosquée de quelque saint célèbre, on le place devant le maksourah, ou grillage qui entoure le cénotaphe du saint. Quelques fakirs et les assistants récitent ici d'autres prières funèbres, et le convoi se remet en marche dans l'ordre précédent jusqu'au cimetière. Ceux du Caire sont pour la plupart hors de la ville, dans les contrées désertes situées au nord, à l'est et au sud de son enceinte; les cimetières dans la ville sont en petit nombre et de peu d'étendue.

Nous allons maintenant donner une description succincte d'un mausolée. Il se compose d'un caveau oblong, ayant un toit voûté; il est généralement construit en briques enduites de plâtre. Le caveau est profond afin que ceux qui y sont inhumés puissent à l'aise se mettre sur leur séant, lorsqu'ils sont visités et examinés par les deux anges Munkar et Nékir. Un des côtés du mausolée fait face à la direction de la Mecque, c'est-à-dire au sud-est; l'entrée est au nord est. Devant cette entrée se trouve une petite cave carrée recouverte en pierres la traversant d'un côté à l'autre, afin d'empêcher la terre de pénétrer dans le caveau. Cette cavité ainsi maçonnée est à son tour recouverte de terre. Le caveau peut d'ordinaire contenir au moins quatre cercueils. Il arrive fort rarement que les hommes et les femmes soient inhumés dans le même caveau; mais, lorsque cela a lieu, on y établit un mur de séparation entre les deux sexes. On construit au-dessus du caveau un monument oblong, nommé tarkibeh, qui est ordinairement en pierres ou en briques; sur ce monument sont placées perpendiculairement deux pierres, l'une à la tête, l'autre aux pieds. En général, ces pierres sont d'une grande simplicité; cependant, on en voit d'ornées, et souvent celle du côté de la tête porte pour inscription un verset du Coran[5] et le nom du défunt avec la date de son décès. Cette pierre est quelquefois surmontée d'une sculpture représentant un turban, un bonnet ou quelque autre coiffure, qui indique le rang ou la classe des personnes placées dans le tombeau. Sur le monument d'un cheik éminent, ou d'une personne de haut rang, l'on érige ordinairement un petit bâtiment surmonté d'une coupole. Beaucoup des tombeaux érigés en l'honneur des notabilités turques ou mameloukes portent des tarkibehs en marbre, couverts d'un dais en forme de coupole, reposant sur quatre colonnes de marbre: alors, la pierre perpendiculairement placée du côté de la tête porte des inscriptions en lettres d'or, sur un fond d'azur. Dans le grand cimetière au midi du Caire, on en voit un grand nombre construits de cette façon. La plupart des tombeaux des sultans sont d'élégantes mosquées; on en trouve quelques-uns dans la capitale, et d'autres dans les cimetières des environs.

Les mausolées décrits, reprenons la suite des cérémonies d'inhumation.

Le tombeau ayant été ouvert avant l'arrivée du corps, l'enterrement n'éprouve aucun retard. Aussitôt le fossoyeur et ses deux assistants tirent le corps du cercueil et le déposent dans le caveau; les bandages dont on l'a entouré sont déliés; on le pose sur le côté droit, ou bien on l'incline à droite, de manière que la face soit tournée vers la Mecque: on l'assujettit dans cette position au moyen de quelques briques crues. Si l'enveloppe extérieure est un châle de cachemire, on le déchire, de peur que sa valeur ne soit un appât pour la violation du tombeau par quelque profane. Quelques-uns des assistants placent doucement un peu de terre auprès du corps et dessus; puis on referme l'entrée du caveau, au moyen des pierres de clôture placées sur la petite cavité qui la précède et de la terre qu'on avait déblayée. On procède alors à une cérémonie qui a lieu pour tous, excepté pour les enfants en bas âge, ceux-ci n'étant pas considérés comme responsables de leurs actions. Un fakir y remplit l'office de mullakin (instructeur des morts), et, assis devant le mausolée, il dit: «O serviteur de Dieu! ô fils d'une servante de Dieu! sache qu'à présent descendront deux anges expédiés vers toi et tes semblables.—Lorsqu'ils te demanderont; «Qui est ton seigneur?» réponds-leur: «Dieu est mon seigneur, en vérité.» Et, quand ils te questionneront concernant ton prophète, ou l'homme qui a été envoyé vers toi, dis-leur: «Vraiment, Mahomet est l'apôtre de Dieu;» et, lorsqu'ils te questionneront sur ta religion, dis-leur: «L'islamisme est ma religion;» et, quand ils te demanderont le livre qui est ta règle de conduite, tu leur diras: «Le Coran est le livre qui règle ma conduite, et les musulmans sont mes frères;» et, lorsqu'ils te questionneront sur ta foi, tu leur répondras: «J'ai vécu et je suis mort dans la persuasion qu'il n'y a de Dieu que Dieu, et que Mahomet est l'apôtre de Dieu.» Alors, les anges te diront: Repose, ô serviteur de Dieu! sous la protection de Dieu! »

Les Égyptiens croient que l'âme reste avec le corps pendant la première nuit qui suit l'inhumation, et que, cette nuit-là, elle est visitée et examinée par les deux anges indiqués ci-dessus, qui peuvent torturer le corps.

Les personnes louées pour assister aux funérailles sont payées au tombeau; les yiméniyeh reçoivent habituellement une piastre par tête. Il a été dit que les gens opulents font conduire à dos de chameau de l'eau et du pain, qui sont distribués aux pauvres après l'inhumation; aussi les malheureux se rendent-ils en foule au cimetière, lorsqu'on y sacrifie un buffle, dont la viande est également distribuée aux pauvres; cela s'appelle el-kaffa-rah (l'expiation). On croit que ce sacrifice peut expier les petits péchés, mais non pas les gros. Après les funérailles, chaque parent du défunt est complimenté par le vœu «que sa perte puisse être heureusement compensée,» ou bien on le félicite de ce que sa vie est prolongée.

La nuit qui suit l'inhumation est nommée leylet-el-wahed (nuit de la solitude), la place du défunt restant abandonnée.

Dès le coucher du soleil, on conduit deux ou trois fakirs à la maison mortuaire, où ils soupent de pain et de lait, à la place où le défunt est mort; ils récitent après le sourat El-Mulk (soixante-septième chapitre du Coran). Comme on croit que, durant la première nuit après l'inhumation, l'âme reste avec le corps, pour se rendre ensuite, soit au séjour désigné aux âmes vertueuses jusqu'au jour du dernier jugement, soit dans la prison où les méchants doivent attendre leur arrêt définitif[6], cette nuit est ainsi nommée leylet-el-wahed (nuit de la solitude).

Une autre cérémonie nommée celle du sebbah (du rosaire), a lieu à cette occasion pour faciliter l'entrée du défunt dans un état de béatitude; elle dure de trois à quatre heures. Après l'eshi (chute du jour), quelques fakirs, souvent au nombre de cinquante, s'assemblent dans la maison mortuaire; s'il n'y a ni cour ni grande pièce pour leur réception, on étend des nattes devant la maison, et ils s'y asseyent.

Un de ces fakirs porte un sebbah (rosaire) composé de mille grains, de la grosseur d'un œuf de pigeon, ou environ. Ils commencent la cérémonie en récitant le sourat El-Mulk; puis ils répètent trois fois: Dieu est unique! Après quoi, ils récitent le sourat El-Faluk (avant-dernier chapitre du Coran) et le premier chapitre Fathah.—Ils disent ensuite trois fois: «O Dieu! favorise entre tes créatures, notre seigneur Mahomet, sa famille, ses compagnons et conserve-les!» Ils ajoutent: «Tous ceux qui te célèbrent sont les diligents, et ceux qui négligent de te célébrer sont les négligents.» Puis ils répètent trois mille fois: «Il n'y a de Divinité que Dieu!» L'un d'entre eux tient le rosaire et compte chaque répétition de ces mots, en faisant glisser un de ces grains à travers ses doigts. Après la répétition de chaque mille fois, souvent ils se reposent et prennent le café. Ayant complété le dernier mille, s'étant reposés et rafraîchis, ils répètent cent fois: «Je célèbre la perfection de Dieu et sa louange!»—Puis un nombre égal de fois: «Je demande pardon à Dieu le grand!» après quoi, ils disent cinquante fois: «Je célèbre la perfection du Seigneur, l'Éternel, la perfection de Dieu, l'Éternel!»—Puis ils répètent ces mots du Coran: «Célèbre les perfections de ton Seigneur, le Seigneur de la puissance, en le relevant de ce qu'on lui attribue (les chrétiens et les autres) d'avoir un fils, ou participant à sa divinité; que la paix soit avec les apôtres, et louange à Dieu, le Seigneur de toute créature!» Après, deux ou trois de ces fakirs récitent chacun un verset du Coran. Cela fait, un d'entre eux adresse à ses compagnons la demande suivante: «Avez-vous transmis à l'âme du défunt les mérites de ce que vous avez récité?» Les autres répondent: «Nous l'avons transmis; que la paix soit avec les apôtres, etc.» Ceci termine la cérémonie du sebbah, qui chez les riches est répétée la deuxième et la troisième nuit. Cette cérémonie se célèbre aussi dans les familles qui reçoivent la nouvelle du décès d'un proche parent.

Les hommes ne changent rien à leurs habits en signe de deuil; il en est de même chez les femmes lorsqu'il s'agit d'un homme âgé; mais, pour les autres, elles portent le deuil: dans ce cas, elles teignent avec de l'indigo leurs chemises, leurs voiles et leurs mouchoirs, donnant à ces objets une teinte bleue, quelquefois approchant du noir; quelques-unes teignent de même leurs mains et leurs bras jusqu'à la hauteur du coude, et badigeonnent leurs chambres de la même couleur, quand le maître de la maison ou le propriétaire du mobilier vient à mourir, et aussi, dans d'autres cas de douleur, elles mettent à l'envers les tapis, les nattes, les coussins et les couvertures des divans. Durant leur deuil, elles ne tressent point leurs cheveux, elles cessent de porter quelques-unes de leurs parures, et, si elles fument, elles n'emploient que des tuyaux de roseau.

Vers la fin du premier jeudi après les funérailles, et même souvent dans la matinée de ce jour, les femmes de la famille du défunt recommencent leurs lamentations dans la maison mortuaire; quelques-unes de leurs amies se joignent à elles; dans l'après-midi, ou le soir du même jour, les hommes qui furent les amis de la maison y viennent aussi pour faire visite, et trois ou quatre fakirs y font des prières. Le vendredi matin, les femmes se rendent au tombeau, où elles observent le même cérémonial que celui qui a lieu lors de l'inhumation. En partant, elles placent une branche de palmier sur la tombe ou elles distribuent aux pauvres des gâteaux et du pain. Ces cérémonies se renouvellent aux mêmes jours correspondants, pendant quarante jours après les funérailles. (Voir la Genèse, liv. III.)

Parmi les paysans de la haute Égypte, il existe une singulière coutume: les parentes et amies de la personne décédée se rassemblent devant sa maison pendant les trois premiers jours qui suivent les funérailles, afin d'y pousser des cris lamentables et d'y exécuter des danses étranges; elles barbouillent de boue leur visage, leur gorge et une partie de leur habillement, et elles s'attachent autour de la taille, en guise de ceinture, une corde faite d'une herbe grossière appelée halfa. (Cette coutume existait chez les anciennes Égyptiennes; voir Hérodote, livre II. chap. XXV.) Chacune d'elles agite convulsivement dans sa main un bâton de palmier, une lance ou un sabre nu; elles dansent en même temps d'un pas lent, mais d'une manière irrégulière, en levant et en abaissant leur corps. Cette danse dure une heure et même deux, et on la répète deux ou trois fois par jour. Après le troisième jour, les femmes visitent le tombeau du défunt et y déposent leurs ceintures de cordes; puis on tue d'ordinaire un agneau, ou un chevreau, comme sacrifice expiatoire, et un festin termine la cérémonie.


[1] Les pauvres se servent souvent des feuilles d'alizier séchées et pilées en guise de savon.

[2] Le kifen est souvent aspergé d'eau du puits de Zemzem, qui se trouve dans le temple de la Mecque.

[3] On voit souvent sur les murs des tombeaux des anciens Égyptiens, où sont représentées des scènes funèbres, des femmes parlant une bande semblable autour de la tête.

[4] Les musulmans croient que les corps des méchants sont douloureusement oppressés par la terre, qui se serre dans la tombe contre leurs flancs, quoiqu'elle soit toujours faite très-large.

[5] Le prophète avait pourtant défendu de graver soit le nom de Dieu, soit aucune parole du Coran sur les tombeaux, qu'il avait prescrit de construire bas et uniquement en briques nues.

[6] Sale, dans son discours préliminaire, sect. IV, a énuméré les opinions des musulmans au sujet de l'état des âmes dans le temps qui s'écoule entre la mort et le jugement.


VIII—POPULATION DE L'ÉGYPTE

A l'exception de la capitale et de quelques autres villes, l'Égypte a peu de belles maisons. La demeure du bas peuple et surtout celle du paysan est d'une structure misérable; les maisons sont ordinairement construites en briques non cuites, cimentées avec de la boue, et ce ne sont souvent que des cabanes. La plupart sont composées de deux pièces, mais il est rare qu'elles aient deux étages. Dans la basse Égypte, on voit généralement dans l'une de ces pièces, et vis-à-vis, mais aussi loin que possible de l'entrée, un four, nommé fum, qui occupe toute la largeur de l'extrémité de la pièce. Ces fours ressemblent à un grand banc; ils sont voûtés intérieurement, se trouvent à hauteur d'appui, et leur couverture est plate. Comme il est rare que les habitants de semblables maisons possèdent des couvertures, l'hiver, après avoir allumé leur four, ils se couchent dessus. Chez quelques-uns d'entre eux, il n'y a que le mari et la femme qui jouissent de ce privilège; les enfants couchent alors à terre. Les chambres ont de petites ouvertures au haut du mur pour laisser entier le jour et faire circuler l'air; quelquefois, ces ouvertures sont garnies de grillages en bois. Les toits sont construits de branches de palmier et de feuilles de cet arbre, ou bien de tiges de millet, etc., et recouvertes d'un enduit composé de boue et de paille hachée. L'ameublement se compose d'une natte et quelquefois de deux nattes en guise de lit, de quelques vases en terre et d'un moulin à main pour le blé. L'on voit dans beaucoup de villages de grands pigeonniers carrés placés sur les toits, et dont les parois, ainsi que cela se pratiquait pour les anciens édifices égyptiens, sont légèrement inclinées vers l'intérieur; souvent, on donne à ces pigeonniers la forme d'un pain de suere; ils sont construits de briques non cuites, de boue et de pots ovales ayant une large ouverture à l'extérieur et un petit trou à l'autre extrémité. Chaque couple de pigeons occupe un pot séparé. La plupart des villages égyptiens sont situés sur des éminences formées de décombres, qui les mettent à quelques pieds au-dessus de la hauteur des inondations; ils sont quelquefois entourés de palmiers. Les décombres avec lesquels ils forment ces éminences proviennent des matériaux d'anciennes cabanes; on remarque qu'elles semblent s'élever presque au même degré que le niveau des alluvions et le lit de la rivière.

Il est difficile de constater la population d'un pays où l'on n'inscrit ni les naissances ni les décès. Il y a quelques années qu'on a voulu établir un calcul à cet égard, en prenant pour base le nombre de maisons qui couvrent l'Égypte, et la supposition que, dans la capitale, chaque maison contient huit personnes, et qu'ailleurs, dans les provinces, elle n'en contient que six. Ce calcul peut approcher assez bien de la vérité; cependant le résultat des observations faites ne donne pour les villes telles que Alexandrie, Boulaq et Masr-al-Kahirah qu'une moyenne d'au moins cinq personnes; Rashyed (Rosette) est à moitié déserte.

Quant à la ville de Dimya (Damiette), elle est populeuse et peut bien contenir six personnes par maison; si l'on n'admettait pas ces calculs, on n'atteindrait guère au chiffre supposé du nombre des habitants du pays, et l'addition d'une ou de deux personnes par maison, dans chacune de ces villes, ne peut avoir une bien grande influence sur la supputation de toute la population égyptienne, que l'on a estimée à un peu plus de 2,500,000 âmes. Dans ce nombre, on compte 1,200,000 mâles, dont un tiers ou 400,000 sont propres au service militaire. Les différentes classes dont se compose principalement celte population sont à peu près les suivantes: Égyptiens muslims (fellahs ou paysans, et habitants des villes), 1,750,000; Égyptiens chrétiens (Cophtes), 150,000; Osmanlis ou Turcs, 10,000; Syriens, 5,000; Grecs, 5,000; Arméniens, 2,000; juifs, 5,000.

La classification du reste, s'élevant à environ 70,000 âmes, et qui se compose d'Arabes occidentaux, de Nubiens, d'esclaves nègres, de mamelouks (ou esclaves mâles), de femmes blanches esclaves, de Francs, est très-difficile. Nous ne comprenons pas ici dans le nombre de la population égyptienne les Arabes des déserts voisins.

Les Égyptiens muslims, cophtes, syriens et juifs d'Égypte, ne parlent, à peu d'exceptions près, que la langue arabe, qui est aussi celle que parlent ordinairement les étrangers établis dans le pays. Les Nubiens, entre eux, parlent leur propre idiome.

Le Caire contient environ 300,000 âmes. On serait bien trompé, si l'on voulait juger de la population de cette ville par la foule qui se porte dans les principales rues et les marchés; car les autres rues et quartiers sont beaucoup moins fréquentés.


IX—LA PEINTURE CHEZ LES TURCS

Les Turcs n'ont point de peinture, au moins dans le vrai sens de ce mot. Cela tient, comme on sait, à un préjugé religieux que cependant les Persans et les autres mahométans de la secte d'Ali ne paraissent pas partager. Les peintures persanes sont fort connues par des manuscrits, des boîtes de carton, de petits objets d'ornement, et même des châles et des soieries, où l'on admire de fort jolis sujets, représentant en général des scènes de chasse. Les poignées d'ivoire des sabres et des yatagans sont couvertes de sculptures compliquées et patientes, qui ressemblent exactement, souvent même par le costume, toujours par l'exécution, à nos sculptures naïves du moyen âge, comme la peinture rappelle aussi les illustrations de nos anciens manuscrits. Le Shah Nameh et plusieurs autres poëmes historiques et religieux sont ornés de petites gouaches représentant des scènes de bataille ou de cérémonies. Les portraits des prophètes se rencontrent souvent dans les livres de religion.

Il n'existe donc aucun article du Coran qui prohibe absolument la reproduction des figures d'hommes ou d'animaux, si ce n'est pour en défendre l'adoration. La loi mosaïque était plus sévère encore, et ne permettait d'exécuter que des séraphins et certaines bêtes sacrées, toujours dans la crainte que le peuple ne se fît une idole de telle ou telle image, fût-ce un veau ou bien un serpent, comme dans le désert.

Il ne paraît pas non plus que les Arabes aient toujours respecté ce scrupule religieux, puisque plusieurs califes ont fait graver leur figure sur les monnaies, ou fait décorer leurs palais de tapisseries à personnages.

En voici un exemple frappant, que j'ai lu dans une histoire des califes, au règne du trente-deuxième calife, Mustanser:

«Il fut calife le jour qu'il fit tuer son père, le Mutavacquel. Le peuple disait qu'il ne régnerait que peu, et cela arriva. L'histoire porte qu'après que Mustanser fut calife, on lui tendit une tapisserie figurée où il y avait le portrait d'un cheval et d'un homme dessus, portant en tête un turban environné d'un cercle fort grand, avec de l'écriture en persan. Le Mustanser fit venir, pour en avoir la traduction, un Persan qui changea aussitôt de visage: «Je suis, lut-il, Siroès, fils de Cosroès, qui ai tué «mon père et n'ai joui du royaume que six mois.» Le Mustanser pâlit, se leva de son siège, et ne régna non plus que six mois. »

A l'Alhambra de Grenade, on peut aussi voir deux tableaux peints sur peau, du temps des Arabes, et décorant le plafond d'une salle. L'un représente le jugement de la sultane adultère, l'autre le massacre des Abencerages dans la cour des Lions. Théophile Gautier remarque que la fontaine représentée sur cette dernière peinture, et qui est toute dorée, n'a pas la même forme que celle d'aujourd'hui.

Les Turcs ont beaucoup de préjugés particuliers à leur race et aux diverses sectes religieuses établies dans leur sein. Tel est celui qui les porte à ne construire aucune maison de pierre, ni de brique, parce que, disent-ils, la maison d'un homme ne doit pas durer plus que lui. Constantinople est entièrement construite en bois, et les palais mêmes du sultan, les plus modernes, qui ont des colonnes de marbre par centaines, présentent partout des murailles de bois, où la peinture seule imite le ton de la pierre ou du marbre. En Syrie, en Égypte, partout ailleurs où règne la loi musulmane, mais où les Turcs n'ont pourtant que la souveraineté politique, les villes sont bâties de matériaux solides, comme les nôtres; le Turc seul, pacha, bey ou simple particulier riche, en possession des plus beaux palais, ne peut se résoudre à habiter dans la pierre, et se fait construire à part des kiosques en bois de charpente, abandonnant le reste de l'édifice aux esclaves et aux chevaux.

Telle est la puissance de certaines idées sur le Turc de race; il n'a ni la préoccupation de l'avenir, ni le culte du passé. Il est campé en Europe et en Asie, rien n'est plus vrai; toujours sauvage comme ses pères, Mongols ou Kirguises, n'ayant besoin sur le sol que d'une tente et d'un cheval, jouissant, du reste, de ses biens sans désir de les transmettre, sans espoir de les garder. Le voyageur qui passe rapidement croit rencontrer chez eux des traces, des germes de science, d'art, d'industrie: il se trompe. L'industrie des Turcs est celle des Arméniens, des Grecs, des juifs, des Syriens, sujets de l'empire; les sciences viennent des Arabes ou des Persans, et les Turcs n'ont jamais rien su y ajouter. La littérature se borne à quelques documents diplomatiques, à quelques lourdes compilations historiques.

Les poésies mêmes, à part quelques pièces de poésie légère, ne sont guère que des traductions. L'architecture et l'ornementation, empruntées partie aux Byzantins et partie aux Arabes, n'ont pas même gagné à ce mélange un cachet particulier et original. Quant à la musique, elle est valaque, elle est grecque, quand elle est bonne; les airs spécialement turcs ne se composent que de phrases mélodiques empruntées en différents temps à divers peuples, et assimilées à la fantaisie turque par un rhythme et une instrumentation barbares.

Revenons à la peinture, qui serait peut-être encore le plus plus beau titre des Turcs à l'estime des nations civilisées. Débarqué en Égypte avec le préjugé européen, qui ne suppose pas que les musulmans admettent la peinture d'aucun être vivant, je fus étonné d'abord de rencontrer dans les cafés des figures de léopard, peintes à fresque et assez bien imitées. Mon étonnement augmenta en entrant dans le palais de Méhémet-Ali, et en trouvant tout d'abord le portrait de son petit-fils accroché à la muraille, peint à l'huile, et rendu avec tout l'art de l'Europe; ceci ne peut compter pour de la peinture orientale, mais il en reste démontré que rien chez les Turcs ne repousse absolument la représentation des figures. J'appris, depuis, qu'il existait à Constantinople une collection de tous les portraits des sultans, depuis Othman et Orkhan Ier. Aucun de ces souverains n'a manqué au désir de transmettre ses traits à la postérité; ils sont tous peints à l'œuf sur carton fin, avec des légendes de quatre à cinq vers au verso de chaque peinture. Le tout forme un volume in-quarto relié. Mais les souverains seuls jouissent du privilège de pouvoir livrer leur image à la reproduction, sans crainte qu'on n'en abuse pour diriger contre eux des conjurations cabalistiques; tel était le scrupule qui arrêtait beaucoup de musulmans autrefois. D'Ohsson rapporte que, vers la fin du siècle dernier, il n'existait pas deux Turcs, hors le sultan, qui eussent osé se faire peindre. Un personnage éminent, qui faisait collection de tableaux, mais de tableaux de paysage et de marine, et qui encore ne les montrait pas même à ses amis (voilà, certes, un singulier amateur!), s'était décidé à faire faire son portrait et à le joindre aux autres tableaux. Mais, se sentant vieillir, il conçut des scrupules, et se débarrassa de celte terrible image en la donnant à un Européen.

Aujourd'hui, il est encore peu de Turcs qui fassent faire d'eux-mêmes leur portrait; mais on n'en voit aucun se refuser au désir des artistes qui veulent recueillir des physionomies ou des costumes; ils conservent même leur pose avec la patience la plus parfaite et une sorte de vanité.

Les portraits des sultans, exécutés non-seulement dans le livre cité plus haut, mais encore sur une grande toile, en forme d'arbre généalogique, qui peut se voir dans un des bâtiments du sérail, ont été peints par des Européens, des Vénitiens pour la plupart. Tout le monde connaît l'anecdote qui se rapporte à Gentile Bellini, peintre du XVe siècle, dont notre musée possède plusieurs toiles représentant des scènes de cérémonies et réceptions de la Porte Ottomane. Le sultan Mahomet II, voulant se faire peindre, demanda cet artiste à la république de Venise. Gentile Bellini se rendit à Constantinople, fit le portrait du sultan, et aussi plusieurs tableaux pour les églises chrétiennes. C'est pour une de ces dernières qu'il avait peint une magnifique Décollation de saint Jean. Le sultan voulut la voir, et se fit apporter le tableau dans le sérail. Ce fut alors qu'il engagea avec le peintre cette discussion célèbre dans les fastes de l'art, touchant la contraction que devait éprouver la peau sur le col d'une tête coupée et fit trancher celle d'un esclave, pour justifier sa critique. Gentile Bellini conçut un tel effroi de cette expérience, qu'il se hâta de repartir pour Venise, et ne voulut jamais retourner à Constantinople, quoique le sultan l'eût redemandé à la Seigneurie de Venise par une lettre de sa main conçue dans les termes les plus flatteurs. On peut voir encore aujourd'hui, dans les archives vénitiennes, celle qu'il écrivit à l'occasion du départ de Gentile Bellini.

Les portraits ou figures que l'on peut rencontrer à Constantinople n'ont jamais été exécutés par des peintres turcs, je doute même que l'on doive à ces derniers une miniature qui se trouve en tête du Voyage au ciel, de Mahomet, et qui représente le prophète enlevé au milieu des flammes sur la célèbre jument Borak, laquelle n'est autre qu'un hippogriffe à tête de femme; quatre chérubins font partie de cette assomption et voltigent autour de l'étrange cavalier, dont le visage est caché par une langue de flamme, car il n'est pas permis, même aux Persans, de représenter les traits du prophète. Cette miniature, reproduite sur tous les manuscrits du même ouvrage, et dont un exemplaire se trouve à Paris, doit avoir été originairement l'œuvre d'un peintre persan.

Je viens de dire ce que n'est pas la peinture des Turcs; voyons maintenant ce qu'elle est. J'en ai aperçu les premiers échantillons dans les palais de Méhémet-Ali, dont plusieurs salles offrent des panneaux peints à la colle avec un talent qui ne dépasse guère le mérite de nos tentures de salle à manger. Les sujets se divisent en trois genres: ce sont des paysages, des villes et des scènes de combat; mais, comme il serait difficile de représenter ces dernières sans figurer les combattants, on a donné la préférence aux combats maritimes et bombardements de ville; là, les vaisseaux semblent avoir déclaré la guerre aux maisons sans l'intervention de la race humaine; les canons font feu, les bombes éclatent, les édifices flambent ou croulent, des flottes furieuses luttent sur les eaux, et toutes ces désolations n'ont pour témoins que d'énormes poissons, peints sur le premier plan, qui souillent l'eau par leurs narines sans s'inquiéter autrement des querelles foudroyantes d'êtres moins vivants qu'eux.

Il est donc permis de peindre des poissons, des coquillages, et même certains animaux. Je n'ai vu de ces derniers que des lions et des léopards. On a vendu, à Constantinople, une gouache fort bien faite, représentant un de ces animaux, pour deux cents piastres (quarante-cinq francs). Pendant tout le mois du Ramazan, j'ai vu exposée à l'entrée du pont de bois qui traverse la Corne-d'or, du côté de Galata, toute une collection de trois cents tableaux encadrés et sous verre la plupart. Les sujets en étaient un peu monotones, mais l'exécution était fort variée. Les sujets religieux permis se bornent à deux: la vue à vol d'oiseau de la Mecque et celle de Médine, les deux villes sacrées, toujours sans aucun personnage. On peut y ajouter quelques vues de mosquées. Un autre sujet se compose d'une quantité prodigieuse d'animaux à tête de femme; c'est la seule figure humaine qui puisse être représentée. La couleur des yeux, des cheveux, la coupe du visage sont abandonnées à la fantaisie de l'artiste. Ainsi, un Turc ne pourrait faire le portrait de sa maîtresse sans lui donner le corps d'un monstre. D'ailleurs, cette sorte de sphinx a le plus grand succès et se rencontre chez tous les barbiers. Les tableaux de genre se bornent à la reproduction des paysages et des vues. La perspective n'en est pas mauvaise quelquefois, et la couleur, un peu plate, se rapporte toujours à l'effet de nos papiers peints. Les sujets de marine sont encore les plus nombreux. Les vaisseaux de toutes les formes, de tous les pavillons, les escadres, les combats de mer, les poissons monstrueux nageant à fleur d'eau, voilà où s'épanouit l'école turque dans toute sa liberté. Je n'ai point vu de bateau à vapeur. Les peintres turcs n'ont peut-être pas encore la parfaite certitude que ce ne soit pas un animal vivant. On remarquait aussi parfois la vue d'un bonnet de derviche posé sur un escabeau. Quelques tableaux, enfin, se bornaient à représenter le chiffre de la maison ottomane, dessiné en diverses couleurs, ou doré, dans de grandes proportions. Tel était ce musée, le plus complet sans doute qu'on eût jamais rassemblé, exposé dans une galerie de bois, sous la protection de deux militaires, et devant lequel la foule s'extasiait du matin au soir.

Dans le bazar des épices, toutes les boutiques des droguistes et des marchands de couleurs sont décorées de tableaux semblables, qui servent probablement d'enseignes, et dont plusieurs, exécutés dans le goût turc, sont dus pourtant à des peintres anglais. L'Angleterre ne néglige rien et fait concurrence même à ces pauvres artistes turcs.

Voyons maintenant ces derniers dans leur intérieur. Ils joignent, en général, à cette industrie celle de papetier, et occupent de petites boutiques situées la plupart sur la place du Séraskier, le long de laquelle règne une galerie où l'on circule à l'ombre. Les Turcs viennent dans ces boutiques faire peindre, à défaut de leur portrait, leur chiffre accompagné d'attributs relatifs à leur profession, ou demandent le dessin d'une mosquée qui leur plaît particulièrement. Un de mes amis, le peintre Camille Rogier, qu'un séjour de trois ans a familiarisé avec le turc, s'approche un jour d'un de ces artistes, qui, les jambes croisées sur l'estrade de sa boutique, dessinait pour un soldat la mosquée du sultan Bayézid, située à l'autre bout de la place. Le peintre français s'aperçut que son confrère peignait en rouge le minaret de la mosquée, qui se trouve blanc dans la nature, et crut devoir le conseiller. «Péki! péki! (très-bien! très-bien!) lui dit-il, vous dessinez à merveille; mais pourquoi faites-vous le minaret rouge?—Désirez-vous un dessin où le minaret soit bleu? lui répondit le Turc.—Non; mais pourquoi ne pas le faire comme il est?—Parce que ce soldat aime le rouge et me l'a demandé de cette couleur; chacun a une couleur favorite, et, moi, je cherche à satisfaire tous les goûts.»

Le choix des couleurs tient encore, en effet, à la superstition des Turcs au point que la nuance des maisons fait reconnaître la secte à laquelle appartient chaque propriétaire. Les vrais croyants se réservent les couleurs claires et abandonnent les teintes sombres aux Grecs, juifs, Arméniens et autres rayas.

Je viens de dire tout ce que je sais de la peinture chez les Turcs. Il serait difficile de tirer encore quelque détail intéressant d'un sujet si pauvre, qu'on n'avait pas songé encore à le traiter; j'ai voulu seulement rectifier quelques idées fausses répandues parmi nous touchant l'horreur supposée des mahométans pour les images. On a vu déjà que ce préjugé ne devait être attribué qu'aux Turcs de race, et qu'il est encore sujet chez eux à beaucoup d'exceptions. Mais il ne faut pas croire même que les Turcs mutilent les images par fanatisme religieux; cela n'a pu arriver que dans les premiers temps de l'islamisme, lorsqu'il s'agissait d'extirper de l'Asie le culte encore vivace des idoles. Le sphinx de la plaine de Gisèh, sculpture colossale d'une belle exécution, a subi la mutilation du nez, parce que, longtemps encore après la conquête de l'Égypte par les mahométans, des Sabéens se réunissaient à de certains jours devant cette figure pour lui sacrifier des coqs blancs. Au reste, tout en s'abstenant de sculpture plus sévèrement encore que de peinture, les Turcs ont fait souvent concourir des statues et des bas-reliefs à l'ornementation de leurs places publiques. Celle de l'Atméidan, qui est l'ancien hippodrome des Byzantins, fut ornée longtemps de trois statues de bronze prises à Bude pendant une guerre contre la Hongrie. Aujourd'hui même, on admire au centre de la place un piédestal couvert de bas-reliefs byzantins, qui sert de base à un obélisque et qui présente une cinquantaine de figures fort bien conservées. Je ne parle pas d'une colonne torse en bronze figurant trois serpents entrelacés, que l'on dit avoir servi de support au trépied d'Apollon à Delphes, et qui se voit sur la même place; d'ailleurs, les têtes manquent.

Quand on traverse pour la première fois les cimetières de Péra et du Scutari, l'on s'imagine voir de loin toute une armée de statues blanches ou peintes dispersée sur les gazons verts à l'ombre des cyprès énormes; les unes portent des turbans, d'autres des fez modernes peints en rouge et à glands dorés. C'est la hauteur d'un homme ordinaire et la forme d'un corps sans bras; mais, au-dessous de la coiffure, la pierre est plate et couverte d'inscriptions; des couleurs vives et des dorures distinguent les plus modernes et les plus riches. Elles seules sont debout; celles des rayas et celle des francs, placées dans certains quartiers, sont couchées à terre. Ces pierres sont donc presque des images, au point qu'après le massacre et la proscription des janissaires sous le règne de Mahmoud, on fit tomber la tête ou plutôt le turban de toutes celles qui indiquaient les tombes des anciens soldats de ce corps. On les reconnaît aujourd'hui à cette mutilation sacrilége.

Pour tout dire et pour épuiser ce sujet, signalons encore la représentation d'une colombe dorée qui orne la proue du caïque de l'empereur. Du temps de d'Ohsson, c'était un aigle qui décorait la barque du sultan régnant; peut-être chacun d'eux adopte-t-il un oiseau symbolique; en tout cas, c'est le seul qu'il soit permis de représenter. Maintenant, comment expliquer encore l'existence première des petites figures qui servent pendant le Ramazan, aux spectacles de Caragueus. Ce sont à la fois des marionnettes et des ombres chinoises. Leurs couleurs ressortent parfaitement derrière une toile fine très-éclairée, et tous les costumes des différents peuples et des différentes professions sont imités avec une perfection qui ajoute à l'attrait du spectacle; le principal personnage seul est, comme notre Polichinelle, invariable dans sa forme ... et dans sa difformité.


X—LA VIE DOMESTIQUE CHEZ LES ÉGYPTIENS

La vie domestique des classes inférieures est, en général, si simple, comparée à celle des classes plus élevées, qu'elle n'offre que fort peu d'intérêt.

À l'exception d'une petite partie qui demeure dans les villes, la majorité des classes inférieures se compose de gens nommés fellahs (agriculteurs). Ceux qui habitent les grandes villes, et même les villes d'une moindre étendue, ainsi qu'un petit nombre de ceux qui se trouvent dans les villages, sont de petits marchands, des artisans ou bien des domestiques; leur salaire est très-minime, et presque généralement il est insuffisant pour les nourrir, eux et leurs familles.

Leur principale nourriture est du pain de millet ou du maïs, du laitage, du fromage mou, des œufs et des petits poissons salés nommés fiseck. Ils se nourrissent aussi de concombres, de melons et de gourdes que l'on a en abondance, d'oignons, de poireaux, de fèves, de pois chiches, de lentilles, de dattes fraîches ou séchées, et de légumes marinés. Ils mangent les légumes toujours crus; les paysans se régalent quelquefois d'épis de maïs presque mûrs qu'ils font rôtir devant le feu ou cuire au four. Le prix du riz ne permet pas aux paysans d'en manger; il en est de même de la viande.

Le grand luxe de ces gens simples est le tabac, peu coûteux, qu'ils cultivent et font sécher eux-mêmes. Ce tabac est verdâtre, et son arôme est assez agréable.

Quoique toutes les denrées dont il est question ci-dessus soient à bon marché, les personnes pauvres ne peuvent guère se procurer autre chose que du pain grossier qu'elles humectent dans un mélange nommé sukkah, qui est composé de sel, de poivre et de zalaar (espèce de marjolaine sauvage), ou bien de menthe ou de graine de cumin. A chaque bouchée, le pain est trempé dans ce mélange.—En songeant combien est pauvre la nourriture des paysans égyptiens, on est étonné de voir leur air de santé, leur structure robuste et la somme de travail qu'ils peuvent supporter.

Les femmes des classes inférieures sont rarement inactives, et beaucoup d'entre elles sont vouées à des travaux plus pénibles que ceux des hommes. Leurs occupations consistent notamment à préparer la nourriture du mari, à aller chercher l'eau, qu'elles portent dans de grands vases sur la tête, à filer du coton, du lin ou de la laine, et à faire une espèce de gâteau rond et plat, composé de fumier de bestiaux et de paille hachée qu'elles pétrissent ensemble et qui sert pour le chauffage.

C'est avec ce combustible nommé gelley que les fours sont chauffés et les aliments préparés. Dans les classes inférieures, l'assujettissement des femmes à leur mari est bien plus grand que dans les classes élevées. Il n'est pas toujours permis à ces pauvres femmes de dîner avec les hommes, et, lorsqu'elles sortent en compagnie du mari, elles marchent presque toujours derrière; s'il y a quelque chose à porter, c'est la femme qui en est chargée.

Dans les villes, quelques femmes ont des boutiques où elles vendent du pain, des légumes, etc.; de sorte qu'elles contribuent autant et souvent même plus que le mari à l'entretien de la famille.

Lorsqu'un Égyptien pauvre désire se marier, son premier soin est la réalisation du douaire, qui comporte ordinairement la somme de vingt ryals (de douze à treize francs); si l'homme voit la possibilité de donner le douaire, il n'hésite guère à se marier, car il ne lui faudra que peu de travail de plus pour pourvoir à l'entretien d'une femme et de deux ou trois enfants. Dès l'âge de cinq ou six ans, les enfants sont utiles à la conduite et à la garde des troupeaux, et, ensuite, jusqu'à l'époque où ils se marient, ils aident le père dans son travail aux champs. Les pauvres, en Égypte, dépendent souvent entièrement, dans leur vieillesse, du travail de leurs enfants; mais bien des parents sont privés de cette aide et se trouvent réduits à mendier ou à mourir de faim. Il y a peu de temps que le pacha, faisant le voyage d'Alexandrie au Caire, débarqua dans un village au bord du Nil; un pauvre homme de l'endroit se saisit de la manche du vêtement du pacha, et tous les efforts des assistants pour lui faire lâcher prise furent vains. Ce pauvre homme se plaignait de ce que, ayant été autrefois à son aise, il se trouvait réduit à la dernière misère, parce que, arrivé à la vieillesse, on lui avait enlevé ses fils pour en faire des soldats. Le pacha, qui examine ordinairement avec attention les demandes qu'on lui fait en personne, vint au secours du malheureux, mais ce fut en ordonnant au plus riche habitant du village de lui donner une vache.

Quelquefois, une jeune famille est une charge insupportable pour de pauvres parents; il n'est donc pas très-rare de voir des enfants qu'on offre à vendre; ces offres se font par la mère elle-même, ou par quelque femme que le père en a chargée; mais il faut que la misère de ces pauvres gens soit extrême. Si, à sa mort, une femme laisse un ou plusieurs enfants non sevrés, et si le père ou les autres parents sont trop pauvres pour se procurer une nourrice, on met les enfants en vente, ou bien on les expose à la porte d'une mosquée lorsque la foule s'y trouve assemblée pour la prière du vendredi, et il arrive, généralement, que quelqu'un, en voyant ce pauvre être ainsi exposé, est saisi de compassion, qu'il l'emporte pour l'élever dans sa famille, non comme esclave, mais comme enfant adoptif; si cela n'a pas lieu, on le confie à quelque personne, jusqu'à ce qu'un père ou une mère d'adoption puisse être découvert.

Il y a quelque temps qu'une femme offrit à une dame un enfant né depuis peu de jours, et que cette femme prétendait avoir trouvé à la porte d'une mosquée. La dame lui dit qu'elle était disposée à l'élever pour l'amour de Dieu, dans l'espoir que son unique enfant, qu'elle chérissait, serait garanti de tout mal, en récompense de cet acte de charité; en même temps, elle mit dix piastres, équivalant alors à deux francs cinquante centimes, dans la main de la femme; mais celle-ci refusa le cadeau. Cela prouve néanmoins que l'on fait quelquefois un objet de trafic des enfants, et que ceux qui les achètent en peuvent faire des esclaves ou les revendre. Un marchand d'esclaves m'a dit, et d'autres personnes m'ont confirmé le fait, qu'on lui avait remis pour les vendre plusieurs jeunes filles, et cela, de leur propre consentement. On les décidait en leur faisant le tableau des riches habillements et des objets de luxe qu'on leur donnerait; on les instruisait à dire qu'elles étaient étrangères, mais qu'ayant été conduites en Égypte dès l'âge de trois ou quatre ans, elles avaient oublié leur langue maternelle et qu'elles ne connaissaient plus que l'arabe.

Il arrive souvent aux fellahs de se voir réduits à un état de pauvreté si grand, qu'ils sont forcés, pour de l'argent, de placer leurs fils dans une position pire que l'esclavage ordinaire. Lorsqu'un village est requis de fournir un certain nombre de recrues, le cheik suit souvent la marche qui doit lui donner le moins de peine, c'est-à-dire qu'il prend les fils les plus riches de l'endroit. Dans ces circonstances, un père, afin de ne passe séparer de son fils, offre à l'un des villageois pauvres vingt-cinq ou cinquante francs, afin de se procurer un remplaçant, et souvent il réussit, quoique l'amour des Égyptiens pour leurs enfants soit aussi fort que leur piété filiale, et qu'ils aient, en général, une grande horreur de les voir enrôlés. Cette horreur est poussée à un tel point, que souvent ils emploient des moyens violents pour éviter ce malheur; par exemple, du temps de la guerre de 1834, on ne trouvait presque pas de jeunes gens bien conformés auxquels il ne manquât une ou plusieurs dents qu'on leur avait brisées pour les rendre incapables de mordre la cartouche, ou bien on leur coupait un doigt, ou on leur arrachait un œil; il y a même eu des exemples qu'on leur crevait les deux yeux pour empêcher qu'ils ne pussent être pris et envoyés à l'armée. Des vieilles femmes et d'autres personnes se sont fait un état de parcourir les villages pour faire ces opérations aux garçons, et quelquefois les parents eux-mêmes se chargent d'être les opérateurs.

Les Fellaheen d'Égypte ne peuvent guère être favorablement notés sous le rapport de leur condition domestique et sociale, ni sous celui des mœurs. Ils ont une grande ressemblance, au point de vue le plus défavorable, avec leurs ancêtres les Bedawees, sans posséder beaucoup des vertus des habitants du désert, et, s'ils en ont quelques-unes, elles sont dégénérées. Quant aux défauts dont ils ont hérité, ils exercent souvent une influence bien funeste sur leur position domestique. Il a déjà été dit qu'ils descendent de diverses races arabes qui se fixèrent en Égypte à différentes époques; la distinction des tribus est encore observée par les habitants de tous les villages. L'espace du temps a fait que chacune des tribus originaires s'est divisée en branches nombreuses; ces petites tribus ont des noms distincts, et ces noms sont souvent donnés aux villages ou au district qu'elles habitent. Celles dont l'établissement en Égypte est le plus ancien ont moins retenu des mœurs des premiers Bedawees, et la pureté de leur race a été mélangée par des mariages réciproques avec les Cophtes devenus prosélytes de la foi mahométane, ou avec leurs descendants: ce qui fait qu'elles sont méprisées dan? leurs tribus plus récemment établies dans le pays; celles-ci les appellent Fellaheen et s'arrogent la dénomination d'Arabes ou de Bedawees. Lorsque ces derniers convoitent les filles des premiers, ils n'ont aucune répugnance à les épouser; mais jamais ils ne permettent le mariage de leurs filles avec ceux qu'ils appellent Fellaheen. Si quelqu'un des leurs est tué par un individu appartenant à une tribu inférieure, pour le venger ils tuent deux, trois et même quatre personnes de cette tribu. L'homicide est ordinairement puni par la mort de quelqu'un de la famille du meurtrier, et, lorsque l'homicide a été commis par une personne d'une tribu autre que celle de la victime, il en résulte souvent de petits combats qui deviennent souvent des guerres ouvertes entre les deux tribus et dont la durée est souvent de quelques années. Une légère insulte, faite par un individu d'une tribu à un membre d'une autre tribu, a souvent les mêmes conséquences.

Dans beaucoup de cas, la vengeance par le sang a lieu un siècle ou davantage après le meurtre commis, si l'un ou l'autre individu la réveille après qu'un si long espace de temps semblait l'avoir fait oublier. Il y a dans la basse Égypte deux tribus, Saad et Haram, qui se distinguent par leurs combats et leur rancune (il en est de même des Keys et des Yémen de la Syrie); de là vient qu'on donne ces noms à des personnes ou à des partis qui vivent dans l'inimitié. Il est étonnant que l'on tolère, même en ce moment, de pareils forfaits, qui, s'ils avaient lieu autre part que dans des villages, c'est-à-dire dans de petites ou de grandes villes de l'Égypte, seraient punis d'une sentence de mort qui frapperait plusieurs des personnes impliquées. La vengeance par le sang est permise d'après le Coran; mais il est recommandé d'y mettre de la modération et de la justice: les petites guerres qu'elle occasionne de notre temps sont donc en opposition avec le précepte du prophète, qui dit: «Si deux musulmans tirent le glaive l'un contre l'autre, celui qui aura tué, ainsi que celui qui sera tué, sera puni par le feu (l'enfer). »

Sous d'autres rapports, les Fellaheen ressemblent aux Bedawees. Lorsqu'une Fellahah est convaincue d'infidélité envers son mari, lui-même, ou le frère de la femme adultère, la précipite dans le Nil avec une pierre au cou, ou bien, après l'avoir coupée en morceaux, jette ses restes à la rivière. Une fille ou une sœur non mariée qui se rend coupable d'incontinence est presque toujours punie de la même manière, et c'est le père ou le frère qui se charge du supplice. On considère les parents de telles filles comme plus offensés que ne l'est un mari par l'adultère de sa femme, et, si la punition ne suit pas le crime, la famille est souvent méprisée par toute la tribu.


XI—LA FÊTE DE MAHOMET

A l'entrée du mois de Babya-el-Ouel (c'est-à-dire le troisième mois), on se prépare à célébrer l'anniversaire de la naissance du prophète; et cette célébration s'appelle la Mouled-en-Neby. Le lieu principal de la fête est la partie sud-ouest du grand espace dit Birket-el-Esbekieh, dont la presque totalité devient un lac lors des inondations; ce qui arriva plusieurs années de suite à l'époque de la Mouled, que l'on célébrait, dans ce cas, au bord du lac; mais, quand le sol est à sec, c'est là que la fête a lieu. On y dresse de grandes tentes appelées seewans, et dans la plupart desquelles se rassemblent des derviches, toutes les nuits, tant que dure la fête. Au milieu de chacune de ces tentes, on élève un mât appelé sâry, qu'on attache solidement avec des cordes, et auquel on suspend une douzaine de petites lampes ou davantage; et c'est autour de ces mâts qu'une troupe d'environ cinquante ou soixante derviches se rangent en cercle pour chanter les zikrs. Près de là, on élève ce qu'on appelle le ckaïm, qui consiste en quatre mâts dressés sur une même ligne, éloignés entre eux de quelques verges, et soutenus par des cordes qui passent de l'un à l'autre mât et sont fixées au sol par les deux extrémités.

A ces cordes, on suspend des lampes qui représentent par leur arrangement quelquefois des fleurs, des lions, etc.; et qui, d'autres fois, figurent des mots, tels que le nom de Dieu, celui de Mahomet ou quelque article de foi, on seulement des ornements de pure fantaisie. Les préparatifs se terminent le second jour du mois, et le jour suivant commencent les cérémonies et les réjouissances, qui doivent se continuer sans interruption jusqu'à la douzième nuit du mois; ce qui signifie, selon la manière de calculer des mahométans, jusqu'à la nuit qui précède le douzième jour, et qui est, à proprement parler, la nuit de la Mouled[1]. Durant cette période de dix jours et dix nuits, une grande partie de la population de la métropole se rassemble à Esbékieh.

Dans certaines parties des rues qui avoisinent la place, on établit des balançoires et divers autres jeux, ainsi qu'une grande quantité d'étalages pour la vente des sucreries, etc.

Nous sommes allé dans une rue appelée Souk-el-Bekry, au sud de la place de l'Esbékieh, pour voir le jeu des zikrs qu'on nous avait dit devoir être le mieux exécuté. Les rues qu'il fallait traverser pour s'y rendre étaient remplies de monde, et il n'était permis à personne de circuler sans lanterne, comme c'est l'ordinaire lorsqu'il fait nuit. On voyait à peine quelques femmes parmi les assistants.

Sur le lieu même du zikr, on avait suspendu un très-grand chandelier, ou plutôt un candélabre portant deux ou trois cents petites lampes de verre superposées les unes aux autres et qui semblaient n'en faire qu'une seule. Autour de ce faisceau de lumière, il y avait encore beaucoup de lanternes en bois contenant chacune plusieurs petites lampes semblables à celles du grand chandelier.

Les zikkers (chanteurs de zikrs), qui étaient au nombre de trente à peu près, s'assirent les jambes croisées sur des nattes étendues à cet effet le long des maisons d'un des côtés de la rue, et disposées dans la forme d'un cercle oblong. Au milieu de ce cercle étaient trois chandelles en cire, supportées par des chandeliers très-bas. La plupart des zikkers étaient des ahmed-derviches, gens de basse condition et misérablement vêtus; quelques-uns seulement portaient le turban vert. A l'une des extrémités de ce cercle allongé étaient quatre chanteurs et quatre joueurs d'une espèce de flûte appelée nay. C'est parmi ces derniers que nous parvînmes à nous établir pour assister à la meglis, ou représentation du zikr, que nous décrirons aussi exactement que possible.

La cérémonie, d'après notre calcul, dut commencer environ trois heures après le coucher du soleil. Les exécutants récitèrent d'abord le Fathah tous ensemble; leur chef s'étant écrié le premier: El Fathah! tous poursuivirent ainsi: «O Dieu! favorise notre seigneur Mahomet dans les siècles; favorise notre seigneur Mahomet dans le plus haut degré au jour du jugement, et favorise tous les prophètes et tous les apôtres parmi les habitants du ciel et de la terre. Et puisse Dieu, dont le nom est loué et béni, se plaire avec nos seigneurs et nos maîtres Abou-Bekr et Omar, Osman et Ali d'illustre mémoire. Dieu est notre refuge et notre excellent gardien. Il n'y a force ni puissance qu'en Dieu le haut, le grand! O Dieu! ô notre seigneur! ô toi, libéral en pardon! ô toi, le meilleur des meilleurs! ô Dieu!—Amen! »

Après ces chants, les zikkers restèrent silencieux quelques minutes; ensuite, ils reprirent le chant à voix basse.

Cette manière de préluder au zikr est commune à presque tous les ordres de derviches en Égypte et s'appelle istifta'hhez-zikr. Aussitôt après, les chanteurs, rangés comme il est dit ci-dessus, commencèrent le zikr La illah il Allah (il n'y a d'autre Dieu que Dieu), dans une mesure lente et en s'inclinant deux fois à chaque répétition du La illah il Allah; puis ils le continuèrent ainsi environ un quart d'heure, et le répétèrent ensuite un autre quart d'heure dans un mouvement plus vif, tandis que les moonshids chantaient sur le même air, ou en le variant, des passages d'une espèce d'ode analogue aux chants de Salomon, et faisant généralement allusion au prophète, comme à un objet d'amour et de louange.

Ces zikrs continuent jusqu'à ce que le muezzin convie à la prière, et les exécutants se reposent seulement entre chaque représentation, les uns en prenant du café, et quelques autres en fumant.

Il était plus de minuit quand nous quittâmes le lieu du zikr de la rue Souk-el-Bekry pour nous rendre à la place de l'Esbékieh; ici, la clarté de la lune, jointe à celle des lampes, produisait un effet singulier; cependant, beaucoup de ces dernières étaient éteintes au ckaïm de la sâry et aux tentes; et plusieurs personnes sommeillaient sur la terre nue, prenant là le repos de la nuit. Le zikr des derviches autour de la sâry était terminé, et nous ne décrirons ce dernier que d'après les remarques que nous y fîmes la nuit suivante; pour celle-ci, après avoir assisté à plusieurs zikrs dans les tentes, nous nous retirâmes.

Le jour suivant (celui qui précède immédiatement la nuit de la Mouled), nous retournâmes à l'Esbékieh, une heure environ avant midi. Il était trop tôt pour qu'il y eût beaucoup de monde rassemblé et beaucoup de divertissements. Nous ne vîmes que quelques jongleurs, des bouffons, qui s'efforçaient de réunir autour d'eux un petit cercle de spectateurs. Mais bientôt la foule s'accrut graduellement, car il s'agissait d'un spectacle remarquable, qui attire chaque année, à pareil jour, une multitude toujours émerveillée. Ce spectacle est appelé la dossah (la marche). Et voici en quoi il consiste:

Le cheik de la Saadyeh-Derviche (le saïd Mohammed El-Meuzela), qui est khutib (ou prédicateur) de la mosquée de Hasanieh, après avoir, dit-on, passé une partie de la nuit précédente dans la solitude, à répéter certaines prières, certaines invocations secrètes et des passages du Coran, reparaît à la mosquée nommée ci-dessus, le vendredi, jour qui précède la nuit de la Mouled, pour accomplir le devoir accoutumé de la dossah. Les prières de la matinée et la prédication étant terminées, il quitte la mosquée pour se rendre à cheval à la maison du cheik-el-bekry, chef de tous les ordres de derviches en Égypte. Cette maison est au sud de la place de l'Esbékieh, et attenante à celle qui est située à l'angle sud-ouest. Dans le trajet, il est joint successivement par une foule de derviches de différents districts de la métropole. Le cheik est un vieillard à tête blanche, d'une belle stature, et dont la physionomie est aimable et intelligente.

Le jour dont nous parlons, il portait un benieh blanc et un skaouk blanc aussi (un bonnet ouaté recouvert de drap). Son turban de mousseline était d'un vert-olive si foncé, qu'à peine pouvait-on le distinguer du noir, et un bandeau de mousseline blanche lui traversait obliquement le front. Le cheval qu'il montait était de taille moyenne et d'un poids ordinaire. On verra pour quelle raison cette dernière remarque était à faire.

Le cheik entra dans le Birket-el-Esbekieh, précédé par une nombreuse procession des derviches dont il est le chef. A peu de distance de la maison du cheik-el-bekry, la procession s'arrêta; alors vint un nombre considérable de derviches et autres. Nous ne pûmes les compter, mais ils étaient certainement plus de soixante; ils s'étendirent à plat ventre sur le chemin, en avant des pas du cheval monté par le cheik. Ils se rangèrent côte à côte, le plus près possible les uns des autres, les jambes allongées, et le front appuyé sur leurs bras croisés, en murmurant sans interruption le mot Allah! Puis environ douze derviches, ou davantage, se mirent à courir sur le dos de leurs compagnons prosternés, quelques-uns frappant sur des bazes ou petits tambours, qu'ils tenaient de la main gauche, et en s'écriant aussi: Allah! Le cheval que montait le cheik hésita quelques minutes à poser le pied sur le premier de ces hommes étendus en travers de son chemin; mais, étant poussé par derrière, il se décida, et, sans crainte apparente, il prit l'amble d'un pas élevé, et passa sur eux tous, conduit par deux hommes qui le tenaient de chaque côté, courant eux-mêmes, l'un sur les pieds, l'autre sur les têtes des prosternés. Immédiatement, il s'éleva un long cri parmi les spectateurs; Allah! Allah! Pas un de ces hommes ainsi foulés sous les pieds du cheval et de ses deux conducteurs ne parut blessé, et chacun d'eux, se relevant d'un seul bond aussitôt que l'animal avait passé sur lui, se joignait à la procession qui suivait le cheik. Tous avaient supporté deux pas du cheval, l'un d'un des pieds de devant, l'autre d'un des pieds de derrière, sans oublier le passage des deux conducteurs. On dit que ces derviches, aussi bien que le cheik, récitent certaines prières et certaines invocations le jour précédent, afin de ne courir aucun risque dans cette cérémonie, et de se relever sains et saufs. Quelques-uns ayant eu la témérité de participer à cette dévotion sans s'y être préalablement préparés, ont été, en maintes occasions, ou tués ou cruellement estropiés. Le succès de cette pratique religieuse est considéré comme un miracle accordé à chaque cheik de Saadyeh[2]

Une des coutumes de quelques-uns de la Saadyeh, en cette occasion, est de manger des serpents tout vifs devant une assemblée choisie dans la maison même de cheik-el-bekry; mais le cheik actuel a dernièrement mis opposition à cette coutume dans la métropole, en déclarant que c'était une pratique dégoûtante et contraire à la religion, qui range les reptiles dans la classe des animaux qu'on ne doit pas manger. Cependant, nous vîmes plus d'une fois les saadis manger des serpents et des scorpions pendant notre première excursion dans cette contrée. Il faut ajouter qu'on arrachait celles des dents du serpent qui contiennent le poison, et que l'animal devenait incapable de mordre, attendu qu'on lui perçait les deux lèvres et qu'on y passait un cordon de soie pour les lier ensemble, lequel cordon de soie était remplacé par deux anneaux d'argent lorsqu'on le menait en procession.

Quand un saadi mangeait la chair d'un serpent vivant, il était ou affectait d'être excité par une sorte de frénésie. Il appuyait fortement le bout de son doigt sur le dos du reptile, en le saisissant à peu près à deux pouces de la tête, et ne mangeait que jusqu'à l'endroit où il avait appuyé; ce dont il faisait trois ou quatre bouchées. Le reste du corps, il le jetait.

Cependant, les serpents ne sont pas toujours maniés sans danger, même par des saadis. On nous raconta qu'il y a quelques années, un derviche de cette secte, qu'on appelait El-Fil, ou Éléphant, à cause de sa corpulence et de sa force musculaire, et qui était le plus fameux mangeur de serpents de son temps, et même de tous les temps, ayant eu le désir d'apprivoiser un serpent d'une espèce très-venimeuse qu'on lui avait apporté du désert, il mit ce reptile dans un panier, et l'y garda plusieurs jours pour l'affaiblir; après quoi, voulant le prendre pour lui extraire les dents, il enfonça la main dans le panier, et se sentit mordu au pouce. Il appela à son secours; mais, comme il n'y avait dans la maison qu'une femme, qui fut trop effrayée pour venir à lui, il s'écoula quelques minutes avant qu'il pût obtenir assistance, et, lorsqu'on vint, tout le bras était noir et enflé, et l'homme mourut au bout de quelques heures.


[1] Le douzième jour de Babya-el-Ouel est aussi l'anniversaire de la mort de Mahomet. Il est remarquable que sa naissance et sa mort soient toutes deux relatées comme avant eu lieu le même jour du même mois, et nommément le même jour de la semaine, le lundi.

[2] On dit que le second cheik de Saadyeh (le successeur immédiat du fondateur de l'ordre) fit courir son cheval sur des amas de morceaux de verre sans qu'il y en eût un seul de brisé.


XII—LES BÉGUINS

Il appartient aux voyageurs d'éclairer l'opinion publique sur les faits qu'ils ont pu remarquer et qui se rattachent par quelque point à notre société européenne. Le procès relatif à la secte des béguins, procès dont tous les journaux ont rendu compte (janvier 1851) n'a donné lieu qu'à un petit nombre de recherches historiques sur l'origine de cette religion.

Il nous a semblé que cette secte ne se rattachait pas seulement, comme on l'a dit, à certaines associations anglaises qui auraient précédé les anabaptistes de France et d'Allemagne, mais qu'elle remontait aux origines mêmes de la religion chrétienne.

Nous avons trouvé sur les côtes de Syrie, depuis le Carmel jusqu'à Tripoli, les traces encore existantes d'une religion dont les fidèles s'appellent dans le pays, nasariés (nazaréens) et dont le centre existe dans les pays situés entre Lataquié et Antaquié (Laodice et Antioche). Volney, qui a consacré plusieurs pages à cette religion singulière, les appelle ansariés.

Il paraît certain que ces peuples appartiennent aux hérésies primitives du christianisme. Peut-être pourrait-on remonter plus haut en les rattachant à quelque secte hébraïque, celle surtout des esséniens, qui avait été fondée sous l'influence de certains inspirés voisins de la Phénicie, tels que Pythagore, dont le souvenir est honoré au Carmel, et Élie, le prophète spécial de cette montagne.

Les chaînes du Liban et de l'Antiliban contiennent un grand nombre de ces sectaires, auxquels on reproche les mêmes erreurs qu'aux béguins de nos pays.

Il ne faut pas oublier, du reste, que les chrétiens primitifs furent accusés, à Rome, de pratiques analogues, et que leurs agapes donnaient aussi lieu à des suppositions d'immoralité.

Chez les nasariés, on reconnaît cette même croyance au prophète Élie, lequel revient, à des temps marqués, sous diverses incarnations, et qui, alors, rétablit les principes oblitérés des dogmes. Tout alors est permis à celui qui représente à la fois le prophète et la Divinité. Et, quoique ces fidèles soient obligés généralement à la continence, son caractère divin lui permet de la méconnaître, lorsqu'il s'agit de produire le Madhi ou Messie attendu.

Les processions se font dans les bois, comme chez les béguins d'Europe; mais il n'y est pas question comme ici d'hommes ou de femmes nus. Seulement, on se retire la nuit dans des temples nommés kaloués, où le service divin se borne à la lecture des livres saints, c'est-à-dire d'une sorte de Bible apocryphe que ces peuples possèdent. Il est très-vrai aussi qu'à un moment de la cérémonie, les lumières s'éteignent, ou se trouvent réduites à une faible lueur; mais il n'a jamais été prouvé, même en Syrie, qu'il se passât alors des actes condamnables.

Nous avons entendu quelques officiers égyptiens, qui occupaient la Syrie, en 1840, s'exprimer sur ce sujet avec quelque légèreté. Ils prétendaient qu'une fois les lumières éteintes, des scènes fort peu édifiantes se passaient dans le kaloué; mais il ne faut pas plus se fier à l'esprit ironique des Égyptiens qu'à celui de nos Marseillais qui, se trouvant en rapport avec ces peuples des basses chaînes du Liban, ont attribué aux cérémonies de ce culte un caractère certainement exagéré. Du reste, il est probable que ce culte, passant dans nos pays froids, s'y est épuré, ainsi qu'il est arrivé du christianisme primitif, dont il fut une secte importante.


XIII—LES ARTS A CONSTANTINOPLE ET CHEZ LES ORIENTAUX [1]

Il existe chez nous un préjugé qui présente les nations orientales comme ennemies des tableaux et des statues. C'est là une vieille récrimination bonne à ranger près de celle qui attribue au lieutenant d'Omar la destruction de la bibliothèque d'Alexandrie, laquelle, bien longtemps auparavant, avait été dispersée après l'incendie et le ravage du Sérapéon.

Les journaux d'Orient nous ont appris cependant que le sultan avait consacré de fortes sommes à la restauration de Sainte-Sophie; au moment où la civilisation européenne semble si peu s'intéresser aux merveilles de l'imagination et de l'exécution artistiques, il serait beau que les Muses trouvassent à se réfugier sur ces rives de Bosphore, d'où elles nous sont venues. Rien ne peut empêcher cela, en vérité.

Nous savons tous qu'il existe des tableaux peints sur parchemin à l'Alhambra de Grenade, et que l'un des rois maures de cette ville avait fait dresser la statue de sa maîtresse dans un lieu qu'on appela Jardin de la Fille. J'ai dit déjà que l'on rencontrait dans une des salles du sérail, à Constantinople, une collection de portraits des sultans, dont les plus anciens ont été peints par les Bellin, de Venise, qu'on avait, à grands frais, conviés à ce travail.

J'ai eu même l'occasion d'assister à une exposition de tableaux qui eut lieu, à Constantinople, pendant les fêtes du Ramazan, dans le faubourg de Galata, près de l'entrée du pont de bateaux qui traverse la Corne-d'or. Il faut avouer toutefois que cette exhibition aurait laissé beaucoup à désirer à la critique parisienne. Ainsi l'anatomie y manquait complètement, tandis que le paysage et la nature morte dominaient avec uniformité.

Il y avait là cinq ou six cents tableaux encadrés de noir, qui pouvaient se diviser ainsi: tableaux de religion, batailles, paysages, marines, animaux. Les premiers consistaient dans la reproduction des mosquées les plus considérables de l'empire ottoman; c'était purement de l'architecture avec tout au plus quelques arbres faisant valoir les minarets. Un ciel d'indigo, un terrain d'ocre, des briques rouges et des coupoles grises, voilà jusqu'où s'élevaient ces peintures peu variées, tyrannisées par une sorte de convention hiératique. Quant aux batailles, l'exécution en était gênée singulièrement par l'impossibilité établie par le dogme religieux de représenter aucune créature vivante, fût-ce un cheval, fût-ce un chameau, fût-ce même un hanneton. Voici comment s'en tirent les peintres musulmans: ils supposent le spectateur extrêmement éloigné du lieu de la lutte; les plis de terrain, les montagnes et les rivières se dessinent seuls avec quelque netteté; le plan des villes, les angles et les lignes des fortifications et des tranchées, la position des carrés et des batteries sont indiqués avec grand soin; de gros canons faisant feu et des mortiers d'où s'élance la courbe enflammée des bombes animent le spectacle et représentent l'action. Quelquefois, les hommes sont marqués par des points. Les tentes et les drapeaux indiquent les nationalités diverses, et une légende inscrite au bas du tableau apprend au public le nom du chef victorieux. Dans les combats de mer, l'effet devient plus saisissant par la présence des navires, dont la lutte a relativement quelque chose d'animé; le mouvement de ces tableaux gagne aussi beaucoup d'effet, grâce à certains groupes de souffleurs et d'amphibies qu'il est permis de rendre spectateurs des triomphes maritimes du croissant.

Il est, en effet, assez singulier de voir que l'islamisme permet seulement la représentation de quelques animaux rangés dans la classe des monstres. Telle est une sorte de sphinx dont on rencontre les représentations par milliers dans les cafés et chez les barbiers de Constantinople. C'est une fort belle tête de femme sur un corps d'hippogriffe; ses cheveux noirs à longues tresses se répandent sur le dos et sur le poitrail, ses yeux tendres sont cernés de brun, et ses sourcils arqués se rejoignent sur son front; chaque peintre peut lui donner les traits de sa maîtresse, et tous ceux qui la voient peuvent rêver en elle l'idéal de la beauté; car c'est, au fond, la représentation d'une créature céleste, de la jument qui emporta Mahomet au troisième paradis.

C'est donc la seule étude de figure possible; un musulman ne peut donner son portrait à sa bien-aimée ou à ses parents. Cependant, il a un moyen de les doter d'une image chérie et parfaitement orthodoxe: c'est de faire peindre en grand et en miniature, sur des boîtes ou des médaillons, la représentation de la mosquée qui lui plaît le plus à Constantinople ou ailleurs. Cela veut dire: «Là se trouve mon cœur, il brûle pour vous sous le regard de Dieu.» On rencontre le long de la place du Sérasquier, près de la mosquée de Bayézid, où les colombes voltigent par milliers, une rangée de petites boutiques occupées par des peintres et des miniaturistes. C'est là que les amoureux et les époux fidèles se rendent à certains anniversaires et se font dessiner ces mosquées sentimentales: chacun donne ses idées sur la couleur et sur les accessoires; ils y font ajouter, d'ordinaire, quelques vers qui peignent leurs sentiments.

On ne comprend pas trop comment l'orthodoxie musulmane s'arrange des figures d'ombres chinoises, très-bien découpées et finement peintes, qui servent dans les représentations de Caragueus. Il faut citer encore certaines monnaies et médailles d'autrefois et même des étendards de l'ancienne milice des janissaires qui portaient des figures d'animaux. Le vaisseau du sultan est orné d'un aigle d'or aux ailes étendues.

Par une autre anomalie singulière, il est d'usage au Caire de couvrir de peinture la maison de tout pèlerin qui vient de faire le voyage de la Mecque, dans l'idée sans doute de figurer les pays qu'il a vus; car en cette seule circonstance on se permet d'y représenter des personnages qu'on a bien de la peine, du reste, à reconnaître pour vivants.

Ces préjugés contre les figures n'existent, comme l'on sait, que chez les musulmans de la secte d'Omar; car ceux de la secte d'Ali ont des peintures et des miniatures de toute sorte. Il ne faut donc pas accuser l'islamisme entier d'une disposition fatale aux arts. Le différend porte sur l'interprétation d'un texte saint qui laisse penser qu'il n'est pas permis à l'homme de créer des formes, puisqu'il ne peut créer des esprits. Un voyageur anglais dessinait, un jour, des figures sous les yeux d'un Arabe du désert, qui lui dit fort sérieusement: «Lorsqu'au jugement dernier toutes les figures que tu as faites se présenteront devant toi, et que Dieu te dira: «Les voilà qui viennent se plaindre d'exister, et cependant de ne pouvoir vivre. Tu leur as fait un corps; à présent, donne-leur une âme! » Alors, que leur répondras-tu?—Je répondrai au Créateur, dit l'Anglais: «Seigneur, quant à ce qui est de faire des âmes, vous vous en acquittez trop bien pour que je me permette de lutter avec vous.... Mais, si ces figures vous paraissent dignes de vivre, faites-moi la grâce de les animer. »

L'Arabe trouva cette réponse satisfaisante, ou, du moins, ne sut que dire pour y répondre. L'idée du peintre anglais m'a paru fort ingénieuse; et, si Dieu voulait, en effet, au jugement dernier, donner la vie à toutes les figures peintes ou sculptées par les grands maîtres, il repeuplerait le monde d'une foule d'admirables créatures, très-dignes de séjourner dans la Jérusalem nouvelle de l'apôtre saint Jean.

Il est bon de remarquer, du reste, que les Turcs ont respecté beaucoup plus qu'on ne croit les monuments des arts dans les lieux soumis à leur puissance. C'est à leur tolérance et à leur respect pour les antiquités que l'on doit la conservation d'une foule de sculptures assyriennes, grecques et romaines que la lutte des religions diverses aurait détruites dans le cours des siècles. Quoi qu'on en ait pu dire, la destruction des figures n'a eu lieu qu'aux premières époques du fanatisme, alors seulement que certaines populations étaient soupçonnées de leur rendre un culte religieux. Aujourd'hui, la plus grande preuve de la tolérance des Turcs, à cet égard, nous est donnée par l'existence d'un obélisque placé au centre de la place de l'Atméidan, en face de la mosquée du sultan Sélim, et dont la base est couverte de bas-reliefs byzantins, où l'on distingue plus de soixante figures parfaitement conservées. Il serait difficile, toutefois, de citer d'autres sculptures d'êtres animés conservées dans l'intérieur de Constantinople, hormis celles que contiennent les églises catholiques. Dans le dôme de Sainte-Sophie, les figures des apôtres en mosaïque avaient été couvertes d'une couche de peinture où l'on avait représenté des arabesques et des fleurs. L'Annonciation de la Vierge était seulement voilée[2]. Dans l'église des Quarante-Martyrs, située près de l'aqueduc de Valens, les images en mosaïque ont été conservées, bien que l'édifice soit devenu une mosquée.

Pour en finir avec les figures publiquement exposées, je puis citer encore un certain cabaret situé à l'extrémité de Péra, au bord d'une route qui sépare ce faubourg du village de San-Dimitri. —Cette route est formée par le lit d'un ravin, au fond duquel coule un ruisseau qui devient fleuve les jours d'orage. L'emplacement est des plus pittoresques, grâce à l'horizon mouvementé des collines qui s'étendent du petit champ des Morts jusqu'à la côte européenne du Bosphore. Les maisons peintes, entremêlées de verdure, consacrées la plupart à des guinguettes ou à des cafés, se dessinent par centaines sur les crêtes et les pentes des hauteurs. La foule bigarrée se presse autour des divers établissements de cette Courtille musulmane. Les pâtissiers, les frituriers, les vendeurs de fruits et de pastèques vous assourdissent de leurs cris bizarres. Vous entendez des Grecs crier le raisin à déka paras (dix paras, un peu plus d'un sou); puis ce sont des pyramides d'épis de maïs bouillis dans une eau safranée. Entrons maintenant dans le cabaret: l'intérieur en est immense; de hautes galeries à balustres de bois tourné régnent autour de la grande salle; à droite se trouve le comptoir du tavernier, occupé sans relâche à verser les vins de Ténédos dans des verres blancs munis d'une anse, où perle la liqueur ambrée; au fond sont les fourneaux du cuisinier, chargés d'une multitude de ragoûts. On s'assied pour dîner sur de petits tabourets, devant des tables rondes qui ne montent qu'à la hauteur du genou; les simples buveurs s'établissent plus près de la porte ou sur les bancs qui entourent la salle. Là, le Grec au tarbouch rouge, l'Arménien à la longue robe, au kalpak noir, et le juif au turban gris, démontrent leur parfaite indépendance des prescriptions de Mahomet. Le complément de ce tableau est la décoration locale que je voulais signaler, composée d'une série de figures peintes à fresque sur le mur du cabaret. C'est la représentation d'une promenade fashionable, qui, si l'on en croit les costumes, remonterait à la fin du siècle dernier. On y voit une vingtaine de personnages de grandeur naturelle, avec les costumes des diverses nations qui habitent Constantinople. Il y a parmi eux un Français en costume du Directoire, ce qui donne la date précise de la composition. La couleur est parfaitement conservée, et l'exécution très-suffisante pour une peinture néo-byzantine. Un trait de satire que contient le morceau indique qu'il n'est pas dû à un artiste européen, car on y voit un chien qui lève la patte pour gâter les bas chinés du merveilleux; ce dernier tente sans succès de le repousser avec son rotin. Voilà, en vérité, le seul tableau à personnages publiquement exposé que j'aie pu découvrir à Constantinople. On voit donc qu'il ne serait pas difficile à un artiste d'y mettre son talent au service des cabaretiers, comme faisait Lantara. Il ne me reste qu'à m'excuser de la longueur de cette note, qui peut servir du moins à détruire deux préjugés européens, en prouvant qu'il y a dans les pays turcs et des peintures et des cabarets. Plusieurs de nos artistes y vivent fort bien, du reste, en faisant des portraits de sainteté pour les Arméniens et les Grecs du Phanar.

Pour ce qui est de la peinture d'ornements, de la grâce et de l'agencement des arabesques, on sait quelle est là-dessus la supériorité des Turcs. La jolie fontaine de Tophana peut édifier les voyageurs sur le génie de l'ornementation à Constantinople.


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