Voyage en Orient, Volume 2: Les nuits du Ramazan; De Paris à Cythère; Lorely
[1] En Orient, encore aujourd'hui, les juives mariées sont obligées de substituer des plumes à leurs cheveux, qui doivent rester coupés à la hauteur des oreilles et cachés sous leur coiffure.
XII—MACBÉNACH
Pendant la pause qui suivit ce récit, les auditeurs étaient agités par des idées contraires. Quelques-uns refusaient d'admettre la tradition suivie par le narrateur. Ils prétendaient que la reine de Saba avait eu réellement un fils de Soliman et non d'un autre. L'Abyssinien surtout se croyait outragé dans ses convictions religieuses par la supposition que ses souverains ne fussent que les descendants d'un ouvrier.
—Tu as menti, criait-il au rapsode. Le premier de nos rois d'Abyssinie s'appelait Ménilek, et il était bien véritablement fils de Soliman et de Belkis-Makéda. Son descendant règne encore sur nous à Gondar.
—Frère, dit un Persan, laisse-nous écouter jusqu'à la fin, sinon tu te feras jeter dehors comme cela est arrivé déjà l'autre nuit. Cette légende est orthodoxe à notre point de vue et, si ton petit prêtre Jean d'Abyssinie[1] tient à descendre de Soliman, nous lui accorderons que c'est par quelque noire Éthiopienne, et non par la reine Balkis, qui appartenait à notre couleur.
Le cafetier interrompit la réponse furieuse que se préparait à faire l'Abyssinien, et rétablit le calme avec peine.
Le conteur reprit:
Tandis que Soliman accueillait à sa maison des champs la princesse des Sabéens, un homme passant sur les hauteurs de Moria, regardait pensif le crépuscule qui s'éteignait dans les nuages, et les flambeaux qui s'allumaient comme des constellations étoilées, sous les ombrages de Mello. Il envoyait une pensée dernière à ses amours, et adressait ses adieux aux roches de Solime, aux rives du Cédron, qu'il ne devait plus revoir.
Le temps était bas, et le soleil, en pâlissant, avait vu la nuit sur la terre. Au bruit des marteaux sonnant l'appel sur les timbres d'airain, Adoniram, s'arrachant à ses pensées, traversa la foule des ouvriers rassemblés; et, pour présider à la paye, il pénétra dans le temple, dont il entr'ouvrit la porte orientale, se plaçant lui-même au pied de la colonne Jakin.
Des torches allumées sous le péristyle pétillaient en recevant quelques gouttes dune pluie tiède, aux caresses de laquelle les ouvriers haletants offraient gaiement leur poitrine.
La foule était nombreuse; et Adoniram, outre les comptables, avait à sa disposition des distributeurs préposés aux divers ordres. La séparation des trois degrés hiérarchiques s'opérait par la vertu d'un mot d'ordre qui remplaçait, en cette circonstance, les signes manuels dont l'échange aurait pris trop de temps. Puis le salaire était livré sur l'énoncé du mot de passe.
Le mot d'ordre des apprentis avait été précédemment JAKIN, nom d'une des colonnes de bronze; le mot d'ordre des autres compagnons, Booz, nom de l'autre pilier; le mot des maîtres, JÉHOVAH.
Classés par catégories et rangés à la file, les ouvriers se présentaient aux comptoirs, devant les intendants, présidés par Adoniram, qui leur touchait la main, et à l'oreille de qui ils disaient un mot à voix basse. Pour ce dernier jour, le mot de passe avait été changé. L'apprenti disait TUBAL-KAÏN; le compagnon, SCHIBBOLETH; et le maître, GIBLIM.
Peu à peu la foule s'éclaircit, l'enceinte devint déserte, et, les derniers solliciteurs s'étant retirés, l'on reconnut que tout le monde ne s'était pas présenté, car il restait encore de l'argent dans la caisse.
—Demain, dit Adoniram, vous ferez des appels, afin de savoir s'il y a des ouvriers malades, ou si la mort en a visité quelques-uns.
Dès que chacun fut éloigné, Adoniram, vigilant et zélé jusqu'au dernier jour, prit, suivant sa coutume, une lampe pour aller faire la ronde dans les ateliers déserts et dans les divers quartiers du temple, afin de s'assurer de l'exécution de ses ordres et de l'extinction des feux. Ses pas résonnaient tristement sur les dalles; une fois encore, il contempla ses œuvres, et s'arrêta longtemps devant un groupe de chérubins ailés, dernier travail du jeune Benoni.
—Cher enfant! murmura-t-il avec un soupir.
Ce pèlerinage accompli, Adoniram se retrouva dans la grande salle du temple. Les ténèbres épaissies autour de sa lampe se déroulaient en volutes rougeâtres, marquant les hautes nervures des voûtes, et les parois de la salle, d'où l'on sortait par trois portes regardant le septentrion, le couchant et l'orient.
La première, celle du Nord, était réservée au peuple; la seconde livrait passage au roi et à ses guerriers; la porte de l'Orient était celle des lévites; les colonnes d'airain, Jakin et Booz, se distinguaient à l'extérieur de la troisième.
Avant de sortir par la porte de l'Occident, la plus rapprochée de lui, Adoniram jeta la vue sur le fond ténébreux de la salle, et son imagination, frappée des statues nombreuses qu'il venait de contempler, évoqua dans les ombres le fantôme de Tubal-Kaïn. Son œil fixe essaya de percer les ténèbres; mais la chimère grandit en s'effaçant, atteignit les combles du temple et s'évanouit dans les profondeurs des murs, comme l'ombre portée d'un homme éclairé par un flambeau qui s'éloigne. Un cri plaintif sembla résonner sous les voûtes.
Alors, Adoniram se détourna, s'apprêtant à sortir. Soudain une forme humaine se détacha du pilastre, et d'un ton farouche lui dit:
—Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres!
Adoniram était sans armes; objet du respect de tous, habitué à commander d'un signe, il ne songeait pas même à défendre sa personne sacrée.
—Malheureux! répondit-il en reconnaissant le compagnon Méthousaël, éloigne-toi! Tu seras reçu parmi les maîtres quand la trahison et le crime seront honorés! Fuis avec tes complices avant que la justice de Soliman atteigne vos têtes.
Méthousaël l'entend, et lève d'un bras vigoureux son marteau, qui retombe avec fracas sur le crâne d'Adoniram. L'artiste chancelle étourdi; par un mouvement instinctif, il cherche une issue à la seconde porte, celle du Septentrion. Là se trouvait le Syrien Phanor, qui lui dit:
—Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres!
—Tu n'as pas sept années de campagne! répliqua d'une voix éteinte Adoniram.
—Le mot de passe!
—Jamais!
Phanor, le maçon, lui enfonça son ciseau dans le flanc; mais il ne put redoubler, car l'architecte du temple, réveillé par la douleur, vola comme un trait jusqu'à la porte d'Orient, pour échapper à ses assassins.
C'est là qu'Amrou le Phénicien, compagnon parmi les charpentiers, l'attendait pour lui crier à son tour:
—Si tu veux passer, livre-moi le mot de passe des maîtres!
—Ce n'est pas ainsi que je l'ai gagné, articula avec peine Adoniram épuisé; demande-le à celui qui t'envoie.
Comme il s'efforçait de s'ouvrir un passage, Amrou lui plongea dans le cœur la pointe de son compas.
C'est en ce moment que l'orage éclata, signalé par un grand coup de tonnerre.
Adoniram était gisant sur le pavé, et son corps couvrait trois dalles. A ses pieds s'étaient réunis les meurtriers, se tenant par la main.
—Cet homme était grand, murmura Phanor.
—Il n'occupera pas dans la tombe un plus vaste espace que toi, dit Amrou.
—Que son sang retombe sur Soliman-Ben-Daoud!
—Gémissons sur nous-mêmes, répliqua Méthousaël; nous possédons le secret du roi. Anéantissons la preuve du meurtre; la pluie tombe; la nuit est sans clarté; Éblis nous protège. Entraînons ces restes loin de la ville, et confions-les à la terre.
Ils enveloppèrent donc le corps dans un long tablier de peau blanche, et, le soulevant dans leurs bras, ils descendirent sans bruit au bord du Cédron, se dirigeant vers un tertre solitaire situé au delà du chemin de Béthanie. Comme ils y arrivaient, troublés et le frisson dans le cœur, ils se virent tout à coup en présence d'une escorte de cavaliers. Le crime est craintif, ils s'arrêtèrent; les gens qui fuient sont timides ... et c'est alors que la reine de Saba passa en silence devant des assassins épouvantés qui traînaient les restes de son époux Adoniram.
Ceux-ci allèrent plus loin et creusèrent un trou dans la terre qui recouvrit le corps de l'artiste. Après quoi, Méthousaël, arrachant une jeune tige d'acacia, la planta dans le sol fraîchement labouré sous lequel reposait la victime.
Pendant ce temps-là, Balkis fuyait à travers les vallées; la foudre déchirait les cieux, et Soliman dormait.
Sa plaie était plus cruelle, car il devait se réveiller.
Le soleil avait accompli le tour du monde, lorsque l'effet léthargique du philtre qu'il avait bu se dissipa. Tourmenté par des songes pénibles, il se débattait contre des visions, et ce fut par une secousse violente qu'il rentra dans le domaine de la vie.
Il se soulève et s'étonne; ses yeux errants semblent à la recherche de la raison de leur maître; enfin il se souvient....
La coupe vide est devant lui; les derniers mots de la reine se retracent à sa pensée: il ne la voit plus et se trouble; un rayon de soleil qui voltige ironiquement sur son front le fait tressaillir; il devine tout et jette un cri de fureur.
C'est en vain qu'il s'informe: personne ne l'a vue sortir, et sa suite a disparu dans la plaine; on n'a retrouvé que les traces de son camp.
—Voilà donc, s'écrie Soliman en jetant sur le grand prêtre Sadoc un regard irrité, voilà le secours que ton Dieu prête à ses serviteurs! Est-ce là ce qu'il m'avait promis? Il me livre comme un jouet aux esprits de l'abîme, et toi, ministre imbécile, qui règnes sous son nom par mon impuissance, tu m'as abandonné, sans rien prévoir, sans rien empêcher! Qui me donnera des légions ailées pour atteindre cette reine perfide? Génies de la terre et du feu, dominations rebelles, esprits de l'air, m'obéirez-vous?
—Ne blasphémez pas, s'écria Sadoc: Jéhovah seul est grand, et c'est un Dieu jaloux.
Au milieu de ce désordre, le prophète Ahias de Silo apparaît sombre, terrible et enflammé du feu divin; Ahias, pauvre et redouté, qui n'est rien que par l'esprit. C'est à Soliman qu'il s'adresse:
—Dieu a marqué d'un signe le front de Caïn le meurtrier, et il a prononcé: «Quiconque attentera à la vie de Caïn sera puni sept fois!» Et Lamech, issu de Caïn, ayant versé le sang, il a été écrit: «On vengera la mort de Lamech septante fois sept fois.» Or, écoute, ô roi, ce que le Seigneur m'ordonne de te dire: «Celui qui a répandu le sang de Caïn et de Lamech sera châtié sept cents fois sept fois. »
Soliman baissa la tête; il se souvint d'Adoniram, et sut par là que ses ordres avaient été exécutés, et le remords lui arracha ce cri:
—Malheureux! qu'ont-ils fait? Je ne leur avais pas dit de le tuer.
Abandonné de son Dieu, à la merci des génies, dédaigné, trahi par la princesse des Sabéens, Soliman, désespéré, abaissait sa paupière sur sa main désarmée, où brillait encore l'anneau qu'il avait reçu de Balkis. Ce talisman lui rendit une lueur d'espoir. Demeuré seul, il en tourna le chaton vers le soleil, et vit accourir à lui tous les oiseaux de l'air, hormis Hud-Hud, la huppe magique. Il l'appela trois fois, la força d'obéir, et lui commanda de le conduire auprès de la reine. La huppe à l'instant reprit son vol, et Soliman, qui tendait son bras vers elle, se sentit soulevé de terre et emporté dans les airs. La frayeur le saisit, il détourna sa main et reprit pied sur le sol. Quant à la huppe, elle traversa le vallon et alla se poser au sommet d'un tertre sur la tige frêle d'un acacia que Soliman ne put la forcer à quitter.
Saisi d'un esprit de vertige, le roi Soliman songeait à lever des armées innombrables pour mettre à feu et à sang le royaume de Saba. Souvent il s'enfermait seul pour maudire son sort et évoquer des esprits. Un afrite, génie des abîmes, fut contraint de le servir et de le suivre dans les solitudes. Pour oublier la reine et donner le change à sa fatale passion, Soliman fit chercher partout des femmes étrangères qu'il épousa selon des rites impies, et qui l'initièrent au culte idolâtre des images. Bientôt, pour fléchir les génies, il peupla les hauts lieux et bâtit, non loin du Thabor, un temple à Moloch.
Ainsi se vérifiait la prédiction que l'ombre d'Hénoch avait faite dans l'empire du feu, à son fils Adoniram, en ces termes: «Tu es destiné à nous venger, et ce temple que tu élèves à Adonaï causera la perte de Soliman. »
Mais le roi des Hébreux fit plus encore, ainsi que nous l'enseigne le Talmud; car, le bruit du meurtre d'Adoniram s'étant répandu, le peuple soulevé demanda justice, et le roi ordonna que neuf maîtres justifiassent de la mort de l'artiste, en retrouvant son corps.
Il s'était passé dix-sept jours: les perquisitions aux alentours du temple avaient été stériles, et les maîtres parcouraient en vain les campagnes. L'un d'eux, accablé par la chaleur, ayant voulu, pour gravir plus aisément, s'accrocher à un rameau d'acacia d'où venait de s'envoler un oiseau brillant et inconnu, fut surpris de s'apercevoir que l'arbuste entier cédait sous sa main, et ne tenait point à la terre. Elle était récemment fouillée, et le maître, étonné, appela ses compagnons.
Aussitôt les neuf creusèrent avec leurs ongles et constatèrent la forme d'une fosse.
Alors, l'un d'eux dit à ses frères:
—Les coupables sont peut-être des félons qui auront voulu arracher à Adoniram le mot de passe des maîtres. De crainte qu'ils n'y soient parvenus, ne serait-il pas prudent de le changer?
—Quel mot adopterons-nous? objecta un autre.
—Si nous retrouvons là notre maître, repartit un troisième, la première parole qui sera prononcée par l'un de nous servira de mot de passe; elle éternisera le souvenir de ce crime et du serment que nous faisons ici de le venger, nous et nos enfants, sur ses meurtriers, et leur postérité la plus reculée.
Le serment fut juré; leurs mains s'unirent sur la fosse, et ils se reprirent à fouiller avec ardeur.
Le cadavre ayant été reconnu, un des maîtres le prit par un doigt, et la peau lui resta à la main; il en fut de même pour un second; un troisième le saisit par le poignet de la manière dont les maîtres en usent envers le compagnon, et la peau se sépara encore; sur quoi, il s'écria: MAKBÉNACH! qui signifie: LA CHAIR QUITTE LES OS!
Sur-le-champ ils convinrent que ce mot serait dorénavant le mot de maître et le cri de ralliement des vengeurs d'Adoniram, et la justice de Dieu a voulu que ce mot ait, durant bien des siècles, ameuté les peuples contre la lignée des rois.
Phanor, Amrou et Méthousaël avaient pris la fuite; mais, reconnus pour de faux frères, ils périrent de la main des ouvriers, dans les États de Maaca, roi du pays de Geth, où ils se cachaient sous les noms de Sterkin, d'Oterfut et de Hoben.
Néanmoins, les corporations, par une inspiration secrète, continuèrent toujours à poursuivre leur vengeance déçue sur Abiram ou le meurtrier.... Et la postérité d'Adoniram resta sacrée pour eux; car, longtemps après, ils juraient encore par les fils de la veuve; ainsi désignaient-ils les descendants d'Adoniram et de la reine de Saba.
Sur l'ordre exprès de Soliman-Ben-Daoud, l'illustre Adoniram fut inhumé sons l'autel même du temple qu'il avait élevé; c'est pourquoi Adonaï finit par abandonner l'arche des Hébreux et réduisit en servitude les successeurs de Daoud.
Avide d'honneurs, de puissance et de volupté, Soliman épousa cinq cents femmes, et contraignit enfin les génies réconciliés à servir ses desseins contre les nations voisines, par la vertu du célèbre anneau, jadis ciselé par Irad, père du Kaïnite Maviaël, et tour à tour possédé par Hénoch, qui s'en servit pour commander aux pierres, puis par Jared le patriarche, et par Nemrod, qui l'avait légué à Saba, père des Hémiarites.
L'anneau de Salomon lui soumit les génies, les vents et tous les animaux. Rassasié de pouvoir et de plaisirs, le sage allait répétant:
—Mangez, aimez, buvez; le reste n'est qu'orgueil.
Et, contradiction étrange, il n'était pas heureux! ce roi, dégradé par la matière, aspirait à devenir immortel....
Par ses artifices, et à l'aide d'un savoir profond, il espéra d'y parvenir moyennant certaines conditions: pour épurer son corps des éléments mortels, sans le dissoudre, il fallait que, durant deux cent vingt-cinq années, à l'abri de toute atteinte, de tout principe corrupteur, il dormît du sommeil profond des morts. Après quoi, l'âme exilée rentrerait dans son enveloppe, rajeunie jusqu'à la virilité florissante dont l'épanouissement est marqué par l'âge de trente-trois ans.
Devenu vieux et caduc, dès qu'il entrevit, dans la décadence de ses forces, les signes d'une fin prochaine, Soliman ordonna aux génies qu'il avait asservis de lui construire, dans la montagne de Kaf, un palais inaccessible, au centre duquel il fit élever un trône massif d'or et d'ivoire, porté sur quatre piliers faits du tronc vigoureux d'un chêne.
C'est là que Soliman, prince des génies, avait résolu de passer ce temps d'épreuve. Les derniers temps de sa vie furent employés à conjurer, par des signes magiques, par des paroles mystiques, et par la vertu de l'anneau, tous les animaux, tous les éléments, toutes les substances douées de la propriété de décomposer la matière. Il conjura les vapeurs du nuage, l'humidité de la terre, les rayons du soleil, le souffle des vents, les papillons, les mites et les larves. Il conjura les oiseaux de proie, la chauve-souris, le hibou, le rat, la mouche impure, les fourmis et la famille des insectes qui rampent ou qui rongent. Il conjura le métal; il conjura la pierre, les alcalis et les acides, et jusqu'aux émanations des plantes.
Ces dispositions prises, quand il se fut bien assuré d'avoir soustrait son corps à tous les agents destructeurs, ministres impitoyables d'Éblis, il se fit transporter une dernière fois au cœur des montagnes de Kaf, et, rassemblant les génies, il leur imposa des travaux immenses, en leur enjoignant, sous la menace des châtiments les plus terribles, de respecter son sommeil et de veiller autour de lui.
Ensuite il s'assit sur son trône, où il assujettit solidement ses membres, qui se refroidirent peu à peu; ses yeux se ternirent, son souffle s'arrêta, et il s'endormit dans la mort.
Et les génies esclaves continuaient à le servir, à exécuter ses ordres et à se prosterner devant leur maître, dont ils attendaient le réveil.
Les vents respectèrent sa face; les larves qui engendrent les vers ne purent en approcher; les oiseaux, les quadrupèdes rongeurs furent contraints de s'éloigner; l'eau détourna ses vapeurs, et, par la force des conjurations, le corps demeura intact pendant plus de deux siècles.
La barbe de Soliman ayant crû, se déroulait jusqu'à ses pieds; ses ongles avaient percé le cuir de ses gants et l'étoffe dorée de sa chaussure.
Mais comment la sagesse humaine, dans ses limites bornées, pourrait-elle accomplir l'INFINI? Soliman avait négligé de conjurer un insecte, le plus infime de tous.... Il avait oublié le ciron.
Le ciron s'avança mystérieux ... invisible.... Il s'attacha à l'un des piliers qui soutenaient le trône, et le rongea lentement, lentement, sans jamais s'arrêter. L'ouïe la plus subtile n'aurait pas entendu gratter cet atome, qui secouait derrière lui, chaque année, quelque grains d'une sciure menue.
Il travailla deux cent vingt-quatre ans.... Puis tout à coup le pilier rongé fléchit sous le poids du trône, qui s'écroula avec un fracas énorme[2]
Ce fut le ciron qui vainquit Soliman et qui le premier fut instruit de sa mort; car le roi des rois, précipité sur les dalles, ne se réveilla point.
Alors, les génies humiliés reconnurent leur méprise et recouvrèrent la liberté.
Là finit l'histoire du grand Soliman-Ben-Daoud, dont le récit doit être accueilli avec respect par les vrais croyants, car il est retracé en abrégé de la main sacrée du prophète, au trente-quatrième fatihat du Coran, miroir de sagesse et fontaine de vérité.
Le conteur avait terminé son récit, qui avait duré près de deux semaines. J'ai craint d'en diviser l'intérêt en parlant de ce que j'avais pu observer à Stamboul dans l'intervalle des soirées. Je n'ai pas non plus tenu compte de quelques petites histoires intercalées çà et là, selon l'usage, soit dans les moments où le public n'est pas encore nombreux, soit pour faire diversion à quelques péripéties dramatiques. Les cafedjis font souvent des frais considérables pour s'assurer le concours de tels ou tels narrateurs en réputation. Comme la séance n'est jamais que d'une heure et demie, ceux-ci peuvent paraître dans plusieurs cafés la même nuit. Ils donnent aussi des séances dans les harems, lorsque le mari, s'étant assuré de l'intérêt d'un conte, veut faire participer sa famille au plaisir qu'il a éprouvé. Les gens prudents s'adressent, pour faire leur marché, au syndic de la corporation des conteurs, qu'on appelle khassidéens; car il arrive quelquefois que des conteurs de mauvaise foi, mécontents de la recette du café on de la rétribution donnée dans une maison, disparaissent au milieu d'une situation intéressante, et laissent les auditeurs désolés de ne pouvoir connaître la fin de l'histoire.
J'aimais beaucoup le café fréquenté par mes amis les Persans, à cause de la variété de ses habitués et de la liberté de parole qui y régnait; il me rappelait le café de Surate du bon Bernardin de Saint-Pierre. On trouve, en effet, beaucoup plus de tolérance dans ces réunions cosmopolites de marchands des divers pays de l'Asie, que dans les cafés purement composés de Turcs ou d'Arabes. L'histoire qui nous avait été racontée était discutée à chaque séance entre les divers groupes d'habitués, car, dans un café d'Orient, la conversation n'est jamais générale, et, sauf les observations de l'Abyssinien, qui, comme chrétien, paraissait abuser un peu du jus de Noé, personne n'avait mis en doute les données principales du récit. Elles sont, en effet, conformes aux croyances générales de l'Orient; seulement, on y retrouve quelque chose de cet esprit d'opposition populaire qui distingue les Persans et les Arabes de l'Yémen. Notre conteur appartenait à la secte d'Ali, qui est pour ainsi dire la tradition catholique d'Orient, tandis que les Turcs, ralliés à la secte d'Omar, représenteraient plutôt une sorte de protestantisme qu'ils ont fait dominer en soumettant les populations méridionales.
Je retournai à Ildiz-Khan tout préoccupé des détails singuliers de la légende, et principalement du tableau qui venait de nous être fait de la chute posthume de Salomon. Je me représentais surtout les merveilles intérieures de cette montagne de Kaf, dont parlent si souvent les poëmes orientaux; selon les renseignements que j'obtins de mes compagnons, Kaf est le roc central constituant, pour ainsi dire, l'armature intérieure du globe, et les diverses chaînes de montagnes qui apparaissent à la surface n'en sont que les branches prolongées. C'est l'Atlas, le Caucase et l'Himalaya qui en représentent les contre-forts les plus puissants; d'anciens auteurs placent encore un autre rameau au delà des mers occidentales, vers un point qu'ils appellent Yni-Dounya, nouveau monde, et qui doit avoir été l'Atlantide de Platon, au cas où l'on ne penserait pas qu'ils auraient eu quelque idée de l'Amérique.
Il est probable que la scène où fut confondu l'orgueil de Salomon—d'après le Coran—se passa dans la galerie d'Argent, construite au centre de la montagne par les génies, et dans laquelle on voyait les statues des quarante Solimans ou empereurs qui avaient gouverné la terre dans l'époque préadamite, ainsi que les figures peintes de toutes les créatures raisonnables qui avaient habité le globe avant la création des enfants du limon. La plupart avaient des aspects monstrueux, des têtes et des bras en grand nombre ou des formes bizarres se rapprochant des animaux; ce qui, évidemment, rentre dans les légendes primitives des Indous, des Égyptiens, et des Pelages.
Ce nombre de quarante souverains préadamites qui, selon les légendes, auraient eu chacun un règne de mille ans, m'a rappelé une hypothèse du savant Letronne, que je l'avais entendu développer à son cours, et qui faisait remonter l'antiquité du monde à quarante mille ans environ avant la création présumée d'Adam. Il en tirait la démonstration surtout de la retraite régulière des eaux de la mer sur la terre d'Égypte, et, je crois aussi, de certaines pierres dont les couches donnaient le nombre antérieur des inondations du Nil. Les recherches de Cuvier conduiraient aussi à des suppositions analogues, si ce savant n'avait tenu surtout à mettre ses découvertes en rapport avec les récits bibliques.
Quoiqu'il en soit, il est impossible de comprendre les romans ou poëmes de l'Orient sans se persuader qu'il a existé avant Adam une longue série de populations singulières dont le dernier roi a été Glan-Ben-Glan. Adam représente, pour les Orientaux, une simple race nouvelle, pétrie et formée d'une terre particulière par Adonaï, le Dieu de la Bible, qui aurait agi, en cette circonstance, comme le titan Prométhée, animant du feu divin une race dédaignée des Olympiens, auxquels le monde avait appartenu jusqu'alors.
Mais, trêve de symboles: je n'ai voulu que jeter un peu de lumière dans la partie féerique de la légende racontée plus haut; mais c'est le rayon égaré dans les ombres, qui, selon l'expression de Milton, ne sert qu'à rendre les ténèbres visibles.
[1] Le roi actuel d'Abyssinie descend encore, dit-on, de la reine de Saba. Il est à la fois souverain et pape: on l'a toujours appelé le prêtre Jean. Ses sujets s'intitulent aujourd'hui chrétiens de saint Jean.
[2] Scion les Orientaux, les puissances de la nature n'ont d'action qu'en vertu d'un contrat consenti généralement. C'est l'accord de tous les êtres qui fait le pouvoir d'Allah lui-même. On remarquera le rapport qui se rencontre entre le ciron triomphant des combinaisons ambitieuses de Salomon et la légende de l'Edda, qui se rapporte à Balder. Odin et Freya avaient de même conjuré tous les êtres, afin qu'ils respectassent la vie de Balder, leur enfant. Ils oublièrent le gui de chêne, et cette humble plante fut cause de la mort du fils des dieux. C'est pourquoi le gui était sacré dans la religion druidique, postérieure à celle des Scandinaves.
IV
LE BAÏRAM
I—LES EAUX-DOUCES D'ASIE
Nous n'avions pas renoncé à nous rendre un vendredi aux Eaux-Douces d'Asie. Cette fois, nous choisîmes la route de terre qui mène plus loin à Buyukdéré.
Sur le chemin, nous nous arrêtâmes à une maison de campagne, qui était la demeure de B***-Effendi, l'un des hauts employés du sultan. C'était un Arménien qui avait épousé une parente des Arméniens chez lesquels se trouvait mon ami. Un jardin orné de plantes rares précédait l'entrée de la maison, et deux petites filles fort jolies, vêtues comme des sultanes en miniature, jouaient au milieu des parterres sous la surveillance d'une négresse. Elles vinrent embrasser le peintre, et nous accompagnèrent jusque dans la maison. Une dame, en costume levantin, vint nous recevoir, et mon ami lui dit:
—Kaliméra, kokona! (Bonjour, madame.)
Il la saluait en grec, car elle était de cette nation, quoique alliée des Arméniens.
On est toujours embarrassé d'avoir à parler, dans une relation de voyage, de personnes qui existent, et qui ont accueilli de leur mieux l'Européen qui passe, cherchant à rapporter dans son pays quelque chose de vrai sur les mœurs étrangères; sur des sociétés sympathiques partout aux nôtres, et vers lesquelles la civilisation franque jette aujourd'hui des rayons de lumière.... Dans le moyen âge, nous avons tout reçu de l'Orient; maintenant, nous voudrions rapporter à cette source commune de l'humanité les puissances dont elle nous a doués, pour faire grande de nouveau la mère universelle.
Le beau nom de la France est cher à ces nations lointaines; c'est là notre force future;... c'est ce qui nous permet d'attendre, quoi que fasse la dynastie usée de nos gouvernements.
On peut se dire, en citant des personnes de ces pays, ce que disait Racine dans la préface de Bajazet: «C'est si loin!» Mais n'est-il pas permis de remercier d'un bon accueil des hôtes si empressés que le sont pour nous les Arméniens? Plus en rapport que les Turcs avec nos idées, ils servent, pour ainsi dire, de transition à la bonne volonté de ces derniers, pour qui la France a toujours été particulièrement la nation amie.
J'avoue que ce fut pour moi un grand charme de retrouver, après une année d'absence de mon pays, un intérieur de famille tout européen, sauf les costumes des femmes, qui, heureusement pour la couleur locale, ne se rapportaient qu'aux dernières modes de Stamboul.
Madame B*** nous fit servir une collation par ses petites filles; ensuite, nous passâmes dans la principale pièce, où se trouvaient plusieurs dames levantines. L'une d'elles se mit au piano pour exécuter un des morceaux le plus nouvellement venus de Paris: c'était une politesse que nous appréciâmes vivement en admirant des fragments d'un opéra nouveau d'Halévy.
Il y avait aussi des journaux sur les tables, des livres de poésie et de théâtre, du Victor Hugo, du Lamartine. Cela semble étrange quand on arrive de Syrie, et c'est fort simple quand on songe que Constantinople consomme presque autant que Pétersbourg les ouvrages littéraires et artistiques venus de Paris.
Pendant que nous parcourions des yeux les livres illustrés et les albums, M. B*** rentra; il voulait nous retenir à dîner; mais, ayant projeté d'aller aux Eaux-Douces, nous remerciâmes. M. B*** voulut nous accompagner jusqu'au Bosphore.
Nous restâmes quelque temps sur la berge à attendre un caïque. Pendant que nous parcourions le quai, nous vîmes venir de loin un homme d'un aspect majestueux, d'un teint pareil à celui des mulâtres, magnifiquement vêtu à la turque, non dans le costume de la réforme, mais selon la mode ancienne. Il s'arrêta en voyant M. B***, qui le salua avec respect, et nous les laissâmes causer un instant. Mon ami m'avertit que c'était un grand personnage, et qu'il fallait avoir soin de faire un beau salamalek, quand il nous quitterait, en portant la main à la poitrine et à la bouche, selon l'usage oriental. Je le fis d'après son indication, et le mulâtre y répondit fort gracieusement.
J'étais sûr que ce n'était pas le sultan, que j'avais vu déjà.
—Qui est-ce donc? dis-je lorsqu'il se fut éloigné.
—C'est le kislar-aga, me répondit le peintre avec un sentiment d'admiration, et un peu aussi de terreur.
Je compris tout. Le kislar-aga, c'est le chef des eunuques du sérail, l'homme le plus redouté après le sultan et avant le premier vizir. Je regrettai de n'avoir pas fait plus intimement la connaissance de ce personnage, qui paraissait, du reste, fort poli, mais fort convaincu de son importance.
Des attachés arrivèrent enfin; nous quittâmes B***-Effendi, et un caïque à six rameurs nous emporta vers la côte d'Asie.
Il fallut une heure et demie environ pour arriver aux Eaux-Douces. A droite et à gauche des rivages, nous admirâmes les châteaux crénelés qui gardent, du côté de la mer Noire, Péra, Stamboul et Scutari contre les invasions de Crimée ou de Trébizonde. Ce sont des murailles et des tours génoises, comme celles qui séparent Péra et Galata.
Quand nous eûmes dépassé les châteaux d'Asie et d'Europe, notre barque entra dans la rivière des Eaux-Douces. De hautes herbes, d'où s'envolaient çà et là des échassiers, bordaient cette embouchure, qui me rappelait un peu les derniers courants du Nil se jetant près de la mer dans le lac de Péluse. Mais, ici, la nature, plus calme, plus verte, plus septentrionale, traduisait les magnificences du Delta d'Égypte, à peu près comme le latin traduit le grec ... en l'affaiblissant.
Nous débarquâmes dans une prairie délicieuse et coupée d'eaux vives. Les bois, éclaircis avec art, jetaient leur ombre par endroits sur les hautes herbes. Quelques tentes, dressées par des vendeurs de fruits et de rafraîchissements, donnaient à la scène l'aspect d'une de ces oasis où s'arrêtent les tribus errantes. La prairie était couverte de monde. Les teintes variées des costumes nuançaient la verdure comme les couleurs vives des fleurs sur une pelouse du printemps. Au milieu de l'éclaircie la plus vaste, on distinguait une fontaine de marbre blanc, ayant cette forme de pavillon chinois dont l'architecture spéciale domine à Constantinople.
La joie de boire de l'eau a fait inventer à ces peuples les plus charmantes constructions dont on puisse avoir l'idée. Ce n'était pas là une source comme celle d'Arnaut-Keuil, devant laquelle il fallait attendre le bon plaisir d'un saint, qui ne fait couler la fontaine qu'à partir du jour de sa fête. Cela est bon pour des giaours, qui attendent patiemment qu'un miracle leur permette de s'abreuver d'eau claire.... Mais, à la fontaine des Eaux-Douces d'Asie, on n'a pas à souffrir de ces hésitations. Je ne sais quel saint musulman fait couler les eaux avec une abondance et une limpidité inconnues aux saints grecs. Il fallait payer un para pour un verre de cette boisson, qui, pour l'obtenir sur les lieux mêmes, coûtait comme voyage environ dix piastres.
Des voitures de toute sorte, la plupart dorées et attelées de bœufs, avaient amené aux Eaux-Douces les dames de Scutari. On ne voyait près de la fontaine que des femmes et des enfants, parlant, criant, causant avec des expansions, des rires ou des lutineries charmantes, dans cette langue turque dont les syllabes douces ressemblent à des roucoulements d'oiseaux.
Si les femmes sont plus ou moins cachées sous leurs voiles, elles ne cherchent cependant pas à se dérober d'une façon trop cruelle à la curiosité des Francs. Les règlements de police qui leur ordonnent, le plus souvent possible, d'épaissir leurs voiles, de soustraire aux infidèles toute attitude extérieure qui pourrait avoir action sur les sens, leur inspirent une réserve qui ne céderait pas facilement devant une séduction ordinaire.
La chaleur du jour était en ce moment très-forte, et nous avions pris place sous un énorme platane entouré de divans rustiques. Nous essayâmes de dormir; mais, pour des Français, le sommeil de midi est impossible. Le peintre, voyant que nous ne pouvions dormir, raconta une histoire.
C'étaient les aventures d'un artiste de ses amis, qui était venu à Constantinople pour faire fortune, au moyen d'un daguerréotype.
Il cherchait les endroits où se trouvait la plus grande affluence, et vint un jour installer son instrument reproducteur sous les ombrages des Eaux-Douces.
Un enfant jouait sur le gazon: l'artiste eut le bonheur d'en fixer l'image parfaite sur une plaque; puis, dans sa joie de voir une épreuve si bien réussie, il l'exposa devant les curieux, qui ne manquent jamais dans ces occasions.
La mère s'approcha, par une curiosité bien naturelle, et s'étonna de voir son enfant si nettement reproduit. Elle croyait que c'était de la magie.
L'artiste ne connaissait pas la langue turque, de sorte qu'il ne comprit point, au premier abord, les compliments de la dame. Seulement, une négresse qui accompagnait cette dernière lui fit un signe. La dame avait monté dans un arabas et se rendait à Scutari.
Le peintre prit sous son bras la boîte du daguerréotype, instrument qu'il n'est pas facile de porter, et se mit à suivre l'arabas pendant une lieue.
En arrivant aux premières maisons de Scutari, il vit de loin l'arabas s'arrêter et la femme descendre à un kiosque isolé qui donnait vers la mer.
La vieille lui fit signe de ne pas se montrer et d'attendre; puis, quand la nuit fut tombée, elle l'introduisit dans la maison.
L'artiste parut devant la dame, qui lui déclara qu'elle l'avait fait venir pour qu'il se servît de son instrument en faisant son portrait de la même façon qu'il avait employée pour reproduire la figure de son enfant.
—Madame, répondit l'artiste,—ou du moins il chercha à le faire comprendre,—cet instrument ne fonctionne qu'avec le soleil.
—Eh bien, attendons le soleil, dit la dame.
C'était une veuve, heureusement pour la morale musulmane.
Le lendemain matin, l'artiste, profitant d'un beau rayon de soleil qui pénétrait à travers les fenêtres grillées, s'occupa de reproduire les traits de la belle dame du faubourg de Scutari. Elle était fort jeune, quoique mère d'un petit garçon assez grand, car les femmes d'Orient, comme on sait, se marient la plupart dès l'âge de douze ans. Pendant qu'il polissait ses plaques, on entendit frapper à la porte extérieure.
—Cachez-vous! s'écria la dame.
Et, aidée de sa servante, elle se hâta de faire entrer l'homme, avec son appareil daguerrien, dans une cellule fort étroite, qui dépendait de la chambre à coucher. Le malheureux eut le temps de faire des réflexions fort tristes. Il ignorait que cette femme fût veuve, et pensait naturellement que le mari était survenu inopinément à la suite de quelque voyage. Il y avait une autre hypothèse non moins dangereuse: l'intervention de la police dans cette maison où l'on avait pu, la veille, remarquer l'entrée d'un giaour. Cependant il prêta l'oreille, et, comme les maisons de bois des Turcs n'ont que des cloisons fort légères, il se rassura un peu en n'entendant qu'un chuchotement de voix féminines.
En effet, la dame recevait simplement la visite d'une de ses amies; mais les visites que se font les femmes de Constantinople durent d'ordinaire toute une journée, ces belles désœuvrées cherchant toute occasion de tuer le plus de temps possible. Se montrer était dangereux: la visiteuse pouvait être vieille ou laide; de plus, quoique les musulmanes s'accommodent forcément d'un partage d'époux, la jalousie n'est point absente de leur âme quand il s'agit d'une affaire de cœur. Le malheureux avait plu.
Quand le soir arriva, l'amie importune, après avoir dîné, pris des rafraîchissements plus tard, et s'être livrée longtemps, sans doute, à des causeries médisantes, finit par quitter la place, et l'on put faire sortir enfin le Français de son étroite cachette.
Il était trop tard pour reprendre l'œuvre longue et difficile du portrait. De plus, l'artiste avait contracté une faim et une soif de plusieurs heures. On dut alors remettre la séance au lendemain.
Au troisième jour, il se trouvait dans la position du matelot qu'une chanson populaire suppose avoir été longtemps retenu chez une certaine présidente du temps de Louis XV...; il commença à s'ennuyer.
La conversation des dames turques est assez uniforme. De plus, lorsqu'on n'entend pas la langue, il est difficile de se distraire longtemps dans leur compagnie. Il était parvenu à réussir le portrait demandé, et fit comprendre que des affaires majeures le rappelaient à Péra. Mais il était impossible de sortir de la maison en plein jour, et, le soir venu, une collation magnifique, offerte par la dame, le retint encore, non moins que la reconnaissance d'une si charmante hospitalité. Cependant, le jour suivant, il marqua énergiquement sa résolution de partir. Il fallait encore attendre le soir. Mais on avait caché le daguerréotype, et comment sortir de cette maison sans ce précieux instrument, dont, à cette époque, on n'aurait pas retrouvé le pareil dans la ville? C'était de plus son gagne-pain. Les femmes de Scutari sont un peu sauvages dans leurs attachements; celle-ci fit comprendre à l'artiste, qui, après tout, finissait par saisir quelques mots de la langue, que, s'il voulait la quitter désormais, elle appellerait les voisins en criant qu'il était entré furtivement dans la maison pour attenter à son honneur.
Un attachement si incommode finit par mettre à bout la patience du jeune homme. Il abandonna son daguerréotype, et parvint à s'échapper par la fenêtre pendant que la dame dormait.
Le triste de l'aventure, c'est que ses amis de Péra, ne l'ayant pas vu pendant plus de trois jours, avaient averti la police. On avait obtenu quelques indications sur la scène qui s'était passée aux Eaux-Douces d'Asie. Des gens de la campagne avaient vu passer l'arabas, suivi de loin par l'artiste. La maison fut signalée, et la pauvre dame turque eût été tuée par la population fanatique pour avoir accueilli un giaour, si la police ne l'eût fait enlever secrètement. Elle en fut quitte pour cinquante coups de bâton, et la négresse pour vingt-cinq, la loi n'appliquant jamais à l'esclave que la moitié de la peine qui frappe une personne libre.
Cette anecdote peut donner une idée de la force des penchants chez des femmes dont la vie s'écoule séparée de la société des hommes, quoique sans réclusion positive. Peut-être aussi cette pauvre dame de Scutari était elle-même une dévote qui espérait obliger l'artiste à se faire mahométan pour pouvoir l'épouser. En général, la conduite des femmes turques est digne et réservée; les bonnes fortunes dont se vantent les Européens se rapportant pour la plupart à une certaine classe de femmes peu estimée, qui, toujours les mêmes, profitent de la facilité que leur donne leur vêtement mystérieux pour se rendre chez quelques Européens, où les guident des revendeuses de toilette ou des esclaves corrompues. Presque toujours, c'est l'attrait seul de quelque parure—refusée par un époux vieux ou avare—qui les fait manquer à leur devoir. Le danger n'est alors que pour elles seules; car on ne violerait pas le domicile d'un Européen, tandis qu'il risquerait de se faire écharper dans une maison turque.
II—LA VEILLE DU GRAND BAÏRAM
En retournant de Tophana à Péra, par les rues montueuses qui passent entre les bâtiments des ambassades, nous nous aperçûmes que le quartier franc était plus éclairé et plus bruyant que de coutume. C'est que les fêtes du Baïram, qui succèdent au mois de Ramazan, approchaient.—Ce sont trois journées de réjouissances qui succèdent à ce carême mélangé de carnaval dont j'ai cherché à décrire les phases diverses.
Le Baïram des Turcs ressemble à notre jour de l'an. La civilisation européenne, qui pénètre peu à peu dans leurs coutumes, les attire de plus en plus, quant aux détails compatibles avec leur religion; de sorte que les femmes et les enfants raffolent de parures, de bagatelles et de jouets venus de France ou d'Allemagne. En outre, si les dames turques font admirablement les confitures, le privilège des sucreries, des bonbons et des cartonnages splendides appartient à l'industrie parisienne. Nous passâmes, en revenant des Eaux-Douces, par la grande rue de Péra, qui était devenue, ce soir-là, pareille à notre rue des Lombards. Il était bon de s'arrêter chez la confiseuse principale, madame Meunier, pour prendre quelques rafraîchissements et pour examiner la foule. On voyait là des personnages éminents, des Turcs riches, qui venaient eux-mêmes faire leurs achats, car il n'est pas prudent, en ce pays, de confier à de simples serviteurs le soin d'acheter ses bonbons. Madame Meunier a spécialement la confiance des effendis (hommes de distinction), et ils savent qu'elle ne leur livrerait pas des sucreries douteuses.... Les rivalités, les jalousies, les haines amènent parfois des crimes dans la société musulmane; et, si les luttes sanglantes sont devenues rares, le poison est encore, en certains cas, le grand argument des femmes, beaucoup moins civilisées jusqu'ici que leurs maris.
A un moment donné, tous les Turcs disparurent, emportant leurs emplettes, comme des soldats quand sonne la retraite, parce que l'heure les appelait à l'un des namaz, prières qui se font la nuit dans les mosquées.
Ces braves gens ne se bornent pas, pendant les nuits du Ramazan, à écouter des conteurs et à voir jouer les Caragueus; ils ont des moments de prières, nommés rikats, pendant lesquels on récite chaque fois une dizaine de versets du Coran. Il faut accomplir par nuit vingt rikats, soit dans les mosquées, ce qui vaut mieux,—ou chez soi, ou dans la rue, si l'on n'a pas de domicile, ainsi qu'il arrive à beaucoup de gens qui ne dorment que dans les cafés. Un bon musulman doit, par conséquent, avoir récité pendant chaque nuit deux cents versets, ce qui fait six mille versets pour les trente nuits. Les contes, spectacles et promenades, ne sont que les délassements de ce devoir religieux.
La confiseuse nous raconta un fait qui peut donner quelque idée de la naïveté de certains fonctionnaires turcs. Elle avait fait venir par le bateau du Danube des caisses de jouets de Nuremberg. Le droit de douane se paye d'après la déclaration de la valeur des objets; mais, à Constantinople, comme ailleurs, pour éviter la fraude, l'administration a le droit de garder les marchandises en payant la valeur déclarée, si l'on peut supposer qu'elles valent davantage.
Quand on déballa les caisses de jouets de Nuremberg, un cri d'admiration s'éleva parmi tous les employés des douanes. La déclaration était de dix mille piastres (deux mille six cents francs). Selon eux, cela en valait au moins trente mille. Ils retinrent donc les caisses, qui se trouvaient ainsi fort bien payées et convenablement vendues, sans frais de montre et de déballage. Madame Meunier prit les dix mille piastres, en riant de leur simplicité. Ils se partagèrent les polichinelles, les soldats de bois et les poupées,—non pas pour les donner à leurs enfants, mais pour s'en amuser eux-mêmes.
Au moment de quitter la boutique, je retrouvai dans une poche, en cherchant mon mouchoir, le flacon que j'avais acheté précédemment sur la place du Séraskier. Je demandai à madame Meunier ce que pouvait être cette liqueur qui m'avait été vendue comme rafraîchissement, et dont je n'avais pu supporter la première gorgée: était-ce une limonade aigrie, une bavaroise tournée, ou une liqueur particulière au pays?
La confiseuse et ses demoiselles éclatèrent d'un fou rire en voyant le flacon; il fut impossible de tirer d'elles aucune explication. Le peintre me dit, en me reconduisant, que ces sortes de liqueurs ne se vendaient qu'à des Turcs qui avaient acquis un certain âge. En général, dans ce pays, les sens s'amortissent après l'âge de trente ans. Or, chaque mari est forcé, lorsque se dessine la dernière échancrure de la lune du Baïram, de remplir ses devoirs les plus graves.... Il en est pour qui les ébats de Caragueus n'ont pas été une suffisante excitation.
La veille du Baïram était arrivée: l'aimable lune du Ramazan s'en allait où vont les vieilles lunes et les neiges de l'an passé, —chose qui fut un si grave sujet de rêverie pour notre vieux poëte François Villon. En réalité, ce n'est qu'alors que les fêtes sérieuses commencent. Le soleil qui se lève pour inaugurer le mois de Schewal doit détrôner la lune altière de cette splendeur usurpée, qui en a fait pendant trente jours un véritable soleil nocturne, avec l'aide, il est vrai, des illuminations, des lanternes et des feux d'artifice. Les Persans logés avec moi à Ildiz-Khan m'avertirent du moment où devaient avoir lieu l'enterrement de la lune et l'intronisation de la nouvelle; ce qui donnait lieu à une cérémonie extraordinaire.
Un grand mouvement de troupes avait lieu cette nuit-là. On établissait une haie entre Eski-Sérail, résidence de la sultane mère, et le grand sérail, situé à la pointe maritime de Stamboul. Depuis le château des Sept-Tours et le palais de Bélisaire jusqu'à Sainte-Sophie, tous les gens des divers quartiers affluaient vers ces deux points.
Comment dire toutes les splendeurs de cette nuit privilégiée? comment dire surtout le motif singulier qui fait, cette nuit-là, du sultan le seul homme heureux de son empire? Tous les fidèles ont dû, pendant un mois, s'abstenir de toute pensée d'amour. Une seule nuit encore, et ils pourront envoyer à une de leurs femmes, s'ils en ont plusieurs, le bouquet qui indique une préférence. S'ils n'en ont qu'une seule, le bouquet lui revient de droit. Mais, quant au sultan, en qualité de padischa et de calife, il a le droit de ne pas attendre le premier jour de la lune de Lailet-ul-id, qui est celle du mois suivant, et qui ne paraît qu'au premier jour du grand Baïram. Il a une nuit d'avance sur tous ses sujets pour la procréation d'un héritier, qui ne peut, cette fois, résulter que d'une femme nouvelle.
Ceci était le sens de la cérémonie qui se faisait, m'a-t-on dit, entre le vieux sérail et le nouveau. La mère ou la tante du sultan devait conduire à son fils une esclave vierge, qu'elle achète elle-même au bazar, et qu'elle mène en pompe dans un carrosse de parade[1].
En effet, une longue file de voitures traversa bientôt les quartiers populeux de Stamboul, en suivant la rue centrale jusqu'à Sainte-Sophie, près de laquelle est située la porte du grand sérail. Ces voitures, au nombre d'une vingtaine, contenaient toutes les parentes de Sa Hautesse, ainsi que les sultanes réformées avec pension, après avoir donné le jour à un prince ou à une princesse. Les grillages des voitures n'empêchaient pas que l'on ne distinguât la forme de leurs têtes voilées de blanc et de leurs vêtements de dessus. Il y en avait une dont l'énormité m'étonna. Par privilège sans doute, et grâce à la liberté que pouvait lui donner son rang ou son âge, elle n'avait la tête entourée que d'une gaze très-fine qui laissait distinguer des traits autrefois beaux. Quant à la future cadine, elle était sans doute dans le carrosse principal; mais il était impossible de la distinguer des autres dames. Un grand nombre de valets de pied portaient des torches et des pots à feu des deux côtés du cortége.
On s'arrêta sur cette magnifique place de la porte du sérail, décorée d'une splendide fontaine, ornée de marbre, de découpures, d'arabesques dorées, avec un toit à la chinoise et des bronzes étincelants.
La porte du sérail laisse voir encore entre ses colonnettes les niches qui servaient autrefois à exposer des têtes, les célèbres têtes du sérail.
[1] Cette cérémonie n'a plus lieu depuis quelque temps.
III—FÊTES DU SÉRAIL
Je me vois forcé de ne pas décrire les cérémonies intérieures du palais, ayant l'usage de ne parler que de ce que j'ai pu voir par moi-même. Cependant, je connaissais déjà en partie le lieu de la scène. Tout étranger peut visiter les grandes résidences et les mosquées, à de certains jours désignés, en payant deux ou trois mille piastres turques. Mais la somme est si forte, qu'un touriste ordinaire hésite souvent à la donner. Seulement, comme, pour ce prix, on peut amener autant de personnes que l'on veut, les curieux se cotisent, ou bien attendent qu'un grand personnage européen consente à faire cette dépense. J'avais pu visiter tous ces monuments à l'époque du passage du prince royal de Prusse. Il est d'usage, en de pareils cas, que les Européens qui se présentent soient admis dans le cortége.
Sans risquer une description que l'on peut lire dans tous les récits de voyages, il est bon d'indiquer la situation des nombreux bâtiments et des jardins du sérail occupant le triangle de terre découpé par la Corne-d'or et le Bosphore. C'est toute une ville enfermée de hauts murs crénelés et espacés de tours, se rattachant à la grande muraille construite par les Grecs, qui règne le long de la mer jusqu'au château des Sept-Tours, et qui, de là, ferme entièrement l'immense triangle formé par Stamboul.
Il y a dans les bâtiments du sérail un grand nombre de constructions anciennes, de kiosques, de mosquées ou de chapelles, ainsi que des bâtiments plus modernes, presque dans le goût européen. Des jardinets en terrasse, avec des parterres, des berceaux, des rigoles de marbre, des sentiers formés de mosaïques en cailloux, des arbustes taillés et des carrés de fleurs rares sont consacrés à la promenade des dames. D'autres jardins dessinés à l'anglaise, des pièces d'eau peuplées d'oiseaux, de hauts platanes, avec des saules, des sycomores, s'étendent autour des kiosques dans la partie la plus ancienne. Toutes les personnes un peu connues ou ayant affaire aux employés peuvent traverser pendant le jour les portions du sérail qui ne sont pas réservées aux femmes. Je m'y suis promené souvent en allant voir soit la bibliothèque, soit la trésorerie. La première, où il est facile de se faire admettre, renferme un grand nombre de livres et de manuscrits curieux, notamment un Coran gravé sur des feuilles minces de plomb, qui, grâce à leur excellente qualité, se tournent comme des feuillets ordinaires; les ornements sont en émail et fort brillants. A la trésorerie, on peut admirer les bijoux impériaux conservés depuis des siècles. On voit aussi dans une salle tous les portraits des sultans peints en miniature, d'abord par les Belin de Venise, puis par d'autres peintres italiens. Le dernier, celui d'Abdul-Medjid, a été peint par un Français, Camille Bogier, auquel on doit une belle série de costumes modernes byzantins.
Ainsi, ces vieux usages de vie retirée et farouche, attribués aux musulmans, ont cédé devant les progrès qu'amènent les idées modernes. Deux cours immenses précèdent, après la première entrée, nommée spécialement LA PORTE, les grands bâtiments du sérail. La plus avancée, entourée de galeries basses, est consacrée souvent aux exercices des pages, qui luttent d'adresse dans la gymnastique et l'équitation. La première, dans laquelle tout le monde peut pénétrer, offre une apparence rustique, avec ses arbres et ses treillages. Une singularité la distingue, c'est un énorme mortier de marbre, qui de loin semble la bouche d'un puits. Ce mortier a une destination toute particulière. On doit y broyer, avec un pilon de fer assorti à sa grandeur, le corps du muphti, chef de la religion, si par hasard il venait à manquer à ses devoirs. Toutes les fois que ce personnage vient faire une visite au sultan, il est forcé de passer devant cet immense égrugeoir, où il peut avoir la chance de terminer ses jours. La terreur salutaire qui en résulte est cause qu'il n'y a eu encore qu'un seul muphti qui se soit exposé à ce supplice. Les coutumes chrétiennes n'ont jamais rien établi de pareil pour les papes.
L'affluence était si grande, qu'il me parut impossible d'entrer même dans la première cour. J'y renonçai, bien que le public ordinaire pût pénétrer jusque-là et voir les dames du vieux sérail descendre de leur voiture. Les torches et les lances à feu répandaient çà et là des flammèches sur les habits, et, de plus, une grande quantité d'estafiers distribuaient force coups de bâton pour établir l'alignement des premières rangées. D'après ce que je puis savoir, il ne s'agissait que d'une scène de parade et de réception. La nouvelle esclave du sultan devait être reçue dans les appartements par les sultanes, au nombre de trois, et par les cadines, au nombre de trente; et rien ne pouvait empêcher que le sultan ne passât la nuit avec l'aimable vierge de la veille du Baïram. Il faut admirer la sagesse musulmane, qui a prévu le cas où une favorite, peut-être stérile, absorberait l'amour et les faveurs du chef de l'État.
Le devoir religieux qui lui est imposé cette nuit-là répond autant que possible de la reproduction de sa race. Tel est aussi pour les musulmans ordinaires le sens des obligations que leur impose la première nuit du Baïram.
Cette abstinence de tout un mois, qui renouvelle probablement les forces de l'homme, ce jeûne partiel qui l'épure doivent avoir été calculés d'après des prévisions médicales analogues à celles que l'on retrouve dans la loi juive. N'oublions pas que l'Orient nous a donné la médecine, la chimie et des préceptes d'hygiène qui remontent à des milliers d'années, et regrettons que nos religions du Nord n'en représentent qu'une imitation imparfaite.—Je regretterais qu'on eût pu voir dans le tableau des coutumes bizarres rapportées plus haut l'intention d'inculper les musulmans de libertinage.
Leurs croyances et leurs coutumes diffèrent tellement des nôtres, que nous ne pouvons les juger qu'au point de vue de notre dépravation relative. Il suffit de se dire que la loi musulmane ne signale aucun péché dans cette ardeur des sens, utile à l'existence des populations méridionales décimées tant de fois par les pestes et par les guerres. Si l'on se rendait compte de la dignité et de la chasteté même des rapports qui existent entre un musulman et ses épouses, on renoncerait à tout ce mirage voluptueux qu'ont créé nos écrivains du XVIIIe siècle.
Il suffit de se dire que l'homme et la femme se couchent habillés; que les yeux d'un musulman ne peuvent descendre, de par la loi religieuse, au-dessous de la ceinture d'une femme, —et cela est réciproque,—et que le sultan Mahmoud, le plus progressif des sultans, ayant un jour pénétré, dit-on, dans la salle de bain de ses femmes, fut condamné par elles-mêmes à une longue abstention de leur présence.—De plus, la ville, instruite par quelque indiscrétion de valets, en fut indignée, et des représentations furent faites au sultan par les imans.
Ce fait fut, du reste, regardé par ses partisans comme une calomnie,—qui tenait probablement à ce qu'il avait fait construire au palais des Miroirs, une salle de bain en amphithéâtre.—Je veux croire à la calomnie.
IV—L'ATMÉIDAN
Le lendemain matin était le premier jour du Baïram. Le canon de tous les forts et de tous les vaisseaux retentit au lever du jour, dominant le chant des muezzins saluant Allah du haut d'un millier de minarets. La fête était, cette fois, à l'Atméidan, place illustrée par le souvenir des empereurs de Byzance qui y ont laissé des monuments. Cette place est oblongue et présente toujours son ancienne forme d'hippodrome, ainsi que les deux obélisques autour desquels tournaient les chars au temps de la lutte byzantine des verts et des bleus. L'obélisque le mieux conservé, dont le granit rose est couvert d'hiéroglyphes encore distincts, est supporté par un piédestal de marbre blanc entouré de bas-reliefs qui représentent des empereurs grecs entourés de leur cour, des combats et des cérémonies. Ils ne sont pas d'une fort belle exécution; mais leur existence prouve que les Turcs ne sont pas aussi ennemis des sculptures que nous le supposons en Europe.
Au milieu de la place se trouve une singulière colonne composée de trois serpents enlacés, laquelle, dit-on, servait autrefois de trépied dans le temple de Delphes.
La mosquée du sultan Ahmed borde un des côtés de la place. C'était là que Sa Hautesse Abdul-Medjid devait venir faire la grande prière du Baïram.
Le lendemain, qui était le premier jour du Baïram, un million peut-être d'habitants de Stamboul, de Scutari, de Péra et des environs encombrait le triangle immense, qui se termine par la pointe du sérail. Grâce à la proximité de ma demeure, je pus me trouver sur le passage du cortége qui se rendait sur la place de l'Atméidan. Le défilé, qui tournait par les rues environnant Sainte-Sophie, dura au moins une heure. Mais les costumes des troupes n'avaient rien de fort curieux pour un Franc, car, à part le fezzi rouge qui leur sert uniformément de coiffure, les divers corps portaient à peu près les uniformes européens. Les mirlivas (généraux) avaient des costumes pareils à ceux des nôtres, brodés de palmes d'or sur toutes les coutures. Seulement, c'étaient partout des redingotes bleues; on ne voyait pas un seul habit.
Les Européens de Péra se trouvaient mêlés en grand nombre à la foule; car, dans les journées du Baïram, toutes les religions prennent part à l'allégresse musulmane. C'est au moins une fête civile pour ceux qui ne s'unissent pas de cœur aux cérémonies de l'islam. La musique du sultan, dirigée par le frère de Donizetti, exécutait des marches fort belles, en jouant à l'unisson, selon le système oriental. La curiosité principale du cortége était le défilé des icoglans, ou gardes du corps, portant des casques ornés d'immenses cimiers garnis de hauts panaches bleus. On eût cru voir une forêt qui marche, comme au dénoûment de Macbeth.
Le sultan parut ensuite, vêtu avec une grande simplicité, et portant seulement sur son bonnet une aigrette brillante. Mais son cheval était tellement couvert de broderies d'or et de diamants, qu'il éblouissait tous les regards. Plusieurs chevaux, également caparaçonnés de harnais étincelant de pierreries, étaient menés par des sais à la suite du souverain. Les vizirs, les sérasquiers, les kasiaskers, les chefs des ulémas et tout un peuple d'employés suivaient naturellement le chef de l'État, puis de nouvelles troupes fermaient la marche.
Tout ce cortége, arrivant sur l'immense place de l'Atméidan, se fondit bientôt dans les vastes cours et dans les jardins de la mosquée. Le sultan descendit de cheval et fut reçu par les imans et les mollahs, qui l'attendaient à l'entrée et sur les marches. Un grand nombre de voitures se trouvaient rangées sur la place, et toutes les grandes dames de Constantinople s'étaient réunies là, regardant la cérémonie par les grilles dorées des portières. Les plus distinguées avaient obtenu la faveur d'occuper les tribunes hautes de la mosquée.
Je ne pus voir ce qui se passait à l'intérieur; mais j'ai entendu dire que la cérémonie principale était le sacrifice d'un mouton. La même pratique a lieu, ce jour-là, dans toutes les maisons musulmanes.
La place était couverte de jeux, de divertissements et de marchands de toute sorte. Après le sacrifice, chacun se précipita sur les vivres et les rafraîchissements. Les galettes, les crèmes sucrées, les fritures, et les kébabs, mets favori du peuple, composé de grillades de mouton que l'on mange avec du persil et avec des tranches découpées de pain sans levain, étaient distribuées à tous, aux frais des principaux personnages. De plus, chacun pouvait se présenter dans les maisons et prendre part aux repas qui s'y trouvaient servis. Pauvres ou riches, tous les musulmans occupant des maisons particulières traitent selon leur pouvoir les personnes qui viennent chez eux, sans se préoccuper de leur état ni de leur religion. C'est, du reste, une coutume qui existait aussi chez les juifs, à la fête des Sacrifices.
Le second et le troisième jour du Baïram n'offrent que la continuation des fêtes publiques du premier.
Je n'ai pas entrepris de peindre Constantinople; ses palais, ses mosquées, ses bains et ses rivages ont été tant de fois décrits! j'ai voulu seulement donner l'idée d'une promenade à travers ses rues et ses places à l'époque des principales fêtes. Cette cité est, comme autrefois, le sceau mystérieux et sublime qui unit l'Europe à l'Asie. Si son aspect extérieur est le plus beau du monde, on peut critiquer, comme l'ont fait tant de voyageurs, la pauvreté de certains quartiers et la malpropreté de beaucoup d'autres. Constantinople semble une décoration de théâtre, qu'il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses. Il y a des Anglais maniérés qui se bornent à tourner la pointe du sérail, à parcourir la Corne-d'or et le Bosphore en bateau à vapeur, et qui se disent: «J'ai vu tout ce qu'il est bon de voir.» Là est l'exagération. Ce qu'il faut regretter, c'est peut-être que Stamboul, ayant en partie perdu sa physionomie d'autrefois, ne soit pas encore, comme régularité et comme salubrité, comparable aux capitales européennes. Il est sans doute fort difficile d'établir des rues régulières sur les montagnes de Stamboul et sur les hauts promontoires de Péra et de Scutari; mais on y parviendrait avec un meilleur système de construction et de pavage. Les maisons peintes, les dômes d'étain, les minarets élancés, sont toujours admirables au point de vue de la poésie; mais ces vingt mille habitations de bois, que l'incendie visite si souvent; ces cimetières où les colombes roucoulent sur les ifs, mais où souvent les chacals déterrent les morts quand les grands orages ont amolli le sol, tout cela forme le revers de cette médaille byzantine, qu'on peut se plaire encore à nettoyer, après les savantes et gracieuses descriptions de lady Montagne.
Rien, dans tous les cas, ne peut peindre les efforts que font les Turcs pour mettre aujourd'hui leur capitale au niveau de tous les progrès européens. Aucun procédé d'art, aucun perfectionnement matériel ne leur est inconnu. Il faut déplorer seulement l'esprit de routine particulier à certaines classes, et appuyé sur le respect des vieilles coutumes. Les Turcs sont sur ce point formalistes comme des Anglais.
Satisfait d'avoir vu, dans Stamboul même, les trente nuits du Ramazan, je profitai du retour de la lune de Schaban pour donner congé du local que l'on m'avait loué à Ildiz-Khan. L'un des Persans qui m'avait pris en amitié, et qui m'appelait toujours le myrza (lettré), voulut me faire un cadeau au moment de mon départ. Il me fit descendre dans un caveau plein, à ce qu'il disait, de pierreries. Je crus que c'était le trésor d'Aboulcasem; mais la cave ne renfermait que des pierres et des cailloux fort ordinaires.
—Venez, me dit-il, il y a là des escarboucles, là des améthystes, là des grenats, là des turquoises, là encore des opales: choisissez quelqu'une de ces pierres que je puisse vous offrir.
Cet homme me semblait un fou: à tout hasard, je choisis les opales. Il prit une hache, et fendit en deux une pierre blanche grosse comme un pavé. L'éclat des opales renfermées dans ce calcaire m'éblouit aussitôt.
—Prenez, me dit-il en m'offrant un des fragments du pavé. En arrivant à Malte, je voulus faire apprécier quelques-unes des opales renfermées dans le bloc de chaux. La plupart, les plus brillantes et les plus grosses en apparence, étaient friables. On put en tailler cinq ou six, qui m'ont laissé un bon souvenir de mes amis d'Ildiz-Khan.
Malte.
J'échappe enfin aux dix jours de quarantaine qu'il faut faire à Malte, avant de regagner les riants parages de l'Italie et de la France. Séjourner si longtemps dans les casemates poudreuses d'un fort, c'est une bien amère pénitence de quelques beaux jours passés au milieu des horizons splendides de l'Orient. J'en suis à ma troisième quarantaine; mais du moins celles de Beyrouth et de Smyrne se passaient à l'ombre de grands arbres, au bord de la mer se découpant dans les rochers, bornés au loin par la silhouette bleuâtre des côtes ou des îles. Ici, nous n'avons eu pour tout horizon que le bassin d'un port intérieur et les rocs découpés en terrasse de la cité de la Valette, où se promenaient quelques soldats écossais aux jambes nues.—Triste impression! je regagne le pays du froid et des orages, et déjà l'Orient n'est plus pour moi qu'un de ces rêves du matin auxquels viennent bientôt succéder les ennuis du jour.
Que te dirai-je encore, mon ami? Quel intérêt auras-tu trouvé dans ces lettres heurtées, diffuses, mêlées à des fragments de journal de voyage et à des légendes recueillies au hasard? Ce désordre même est le garant de ma sincérité; ce que j'ai écrit, je l'ai vu, je l'ai senti.—Ai-je eu tort de rapporter ainsi naïvement mille incidents minutieux, dédaignés d'ordinaire dans les voyages pittoresques ou scientifiques?
Dois-je me défendre auprès de toi de mon admiration successive pour les religions diverses des pays que j'ai traversés? Oui, je me suis senti païen en Grèce, musulman en Égypte, panthéiste au milieu des Druses, et dévot sur les mers aux astres-dieux de la Chaldée; mais, à Constantinople, j'ai compris la grandeur de cette tolérance universelle qu'exercent aujourd'hui les Turcs.
Ces derniers ont une légende des plus belles que je connaisse: «Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un Grec, voulaient faire un goûter ensemble. Ils se cotisèrent de dix paras chacun. Mais il s'agissait de savoir ce qu'on achèterait: »—Uzum, dit le Turc. »—Ineb, dit l'Arabe. »—Inghûr, dit le Persan. »—Staphidion, dit le Grec.
»Chacun voulant faire prévaloir son goût sur celui des autres, ils en étaient venus aux coups, lorsqu'un derviche qui savait les quatre langues appela un marchand de raisins, et il se trouva que c'était ce que chacun avait demandé. »
J'ai été fort touché à Constantinople en voyant de bons derviches assister à la messe. La parole de Dieu leur paraissait bonne dans toutes les langues. Du reste, ils n'obligent personne à tourner comme un volant au son des flûtes;—ce qui pour eux-mêmes est la plus sublime façon d'honorer le ciel.
APPENDICE
MŒURS DES ÉGYPTIENS MODERNES
I—DE LA CONDITION DES FEMMES[1]
La période littéraire où nous vivons ressemble beaucoup à celle qui commença la seconde moitié du XVIIIe siècle. Alors, comme aujourd'hui, on se jetait dans la curiosité, dans les recherches excentriques, dans le paradoxe, en un mot. Si le paradoxe a perdu le XVIIIe siècle, comme on l'a dit, que fera-t-il encore du nôtre? N'y reconnaît-on pas le mélange le plus incohérent d'opinions politiques, sociales et religieuses, qui se soit vu depuis la décadence romaine? Ce qui manque, c'est un génie multiple, capable de donner un centre à toutes ces fantaisies égarées. A défaut d'un Lucien ou d'un Voltaire, la masse du public ne prendra qu'un intérêt médiocre à cet immense travail de décomposition où s'évertuent tant d'écrivains ingénieux.
Le XVIIIe siècle a publié la Défense du mahométisme, comme il avait tenté de résusciter l'épicuréisme et les théories des néoplatoniciens. Ne nous étonnons pas, après les travaux qui reparaissent dans ce dernier sens, de voir un écrivain lever parmi nous l'étendard du prophète. Cela n'est guère plus étrange que l'annonce de voir se construire une mosquée à Paris. Après tout, cette fondation ne serait que juste, puisque les musulmans permettent chez eux nos églises, et que leurs princes nous visitent comme autrefois les rois de l'Orient visitaient Rome. Il peut résulter de grandes choses du frottement de ces deux civilisations longtemps ennemies, qui trouveront leurs points de contact en se débarrassant des préjugés qui les séparent encore. C'est à nous de faire les premiers pas et de rectifier beaucoup d'erreurs dans nos opinions sur les mœurs et les institutions sociales de l'Orient. Notre situation en Algérie nous en fait surtout un devoir. Il faut nous demander si nous avons quelque chose à gagner par la propagande religieuse, ou s'il convient de nous borner à influer sur l'Orient par les lumières de la civilisation et de la philosophie. Les deux moyens sont également dans nos mains; il serait bon de savoir encore si nous n'aurions pas à puiser dans cette étude quelques enseignements pour nous-mêmes.
Lorsque l'armée française s'empara de l'Égypte, il ne manquait pas dans ses rangs de moralistes et de réformateurs décidés à faire briller le flambeau de la raison, comme on disait alors, sur ces sociétés barbares; quelques mois plus tard, Napoléon lui-même invoquait dans ses proclamations le nom de Mahomet, et le successeur de Kléber embrassait la religion des vaincus; beaucoup d'autres Français ont alors et depuis suivi cet exemple, et, en regard de quelques illustres personnages qui se sont faits musulmans, on aurait peine à citer beaucoup de musulmans qui se soient faits chrétiens. Ceci peut-être prouverait seulement que l'islamisme offre à l'homme certains avantages qui n'existent pas pour la femme. La polygamie a pu, en effet, tenter de loin quelques esprits superficiels; mais, certes, ce motif n'a dû avoir aucune influence sur quiconque pouvait étudier de près les mœurs réelles de l'Orient. M. de Sokolniçki a réuni, dans un ouvrage un peu paradoxal peut-être, mais où l'on rencontre beaucoup d'observation et de science, tous les passages du Coran et de quelques autres livres orientaux qui ont rapport à la situation des femmes. Il n'a pas eu de peine à prouver que Mahomet n'avait établi en Orient ni la polygamie, lui la réclusion, ni l'esclavage; cela ne peut plus même être un sujet de discussion; il s'est attaché seulement à faire valoir tous les efforts du législateur pour modérer et réduire le plus possible ces antiques institutions de la vie patriarcale, qui furent toujours en partie une question de race et de climat.
L'idée de la déchéance de la femme et la tradition qui la présente comme cause première des péchés et des malheurs de la race humaine, remontent spécialement à la Bible, et ont dû, par conséquent, influer sur toutes les religions qui en dérivent. Cette idée n'est pas plus marquée dans le dogme mahométan que dans le dogme chrétien. Il y a bien une vieille légende arabe qui enchérit encore sur la tradition mosaïque; toutefois, nous hésitons beaucoup à croire qu'elle ait jamais été prise entièrement au sérieux.
On sait que les Orientaux admettent Adam comme le premier homme dans l'acception matérielle du mot, mais que, selon eux, la terre avait été peuplée d'abord par les dives ou esprits élémentaires, créés précédemment par Dieu d'une manière élevée, subtile et lumineuse. Après avoir laissé ces populations préadamites occuper le globe pendant soixante-douze mille ans, et s'être fatigué du spectacle de leurs guerres, de leurs amours et des productions fragiles de leur génie, Dieu voulut créer une race nouvelle, plus intimement unie à la terre et réalisant mieux l'hymen difficile de la matière et de l'esprit. C'est pourquoi il est dit dans le Coran: «Nous avons créé Adam en partie de terre sablonneuse et en partie de limon; mais, pour les génies, nous les avions créés et formés d'un feu très-ardent.» Dieu forma donc un moule composé principalement de ce sable fin dont la couleur devint le nom d'Adam (rouge), et, quand la figure fut séchée, il l'exposa à la vue des anges et des dives, afin que chacun pût en dire son avis. Éblis, autrement nommé Azazel, qui est le même que notre Satan, vint toucher le modèle, le frappa sur le ventre et sur la poitrine, et s'aperçut qu'il était creux. «Cette créature vide, dit-il, sera exposée à se remplir; la tentation a bien des voies pour pénétrer en elle.» Cependant, Dieu souffla la vie dans les narines de l'homme, et lui donna pour compagne la fameuse Lilith, appartenant à la race des dives, qui, d'après les conseils d'Éblis, devint plus tard infidèle, et eut la tête coupée. Ève ou Hava ne devait donc être que la seconde femme d'Adam. Le Seigneur, ayant compris qu'il avait eu tort d'associer deux natures différentes, résolut de tirer cette fois la femme de la substance même de l'homme. Il plongea celui-ci dans le sommeil, et se mit à extraire l'une de ses côtes, comme dans notre légende. Voici maintenant la nuance différente de la tradition arabe: pendant que Dieu, s'occupant à refermer la plaie, avait quitté des yeux la précieuse côte, déposée à terre près de lui, un singe (kerd), envoyé par Éblis, la ramassa bien vite et disparut dans l'épaisseur d'un bois voisin. Le Créateur, assez contrarié de ce tour, ordonna à un de ses anges de poursuivre l'animal. Ce dernier s'enfonçait parmi des branchages de plus en plus touffus. L'ange parvint enfin à le saisir par la queue; mais cette queue lui resta dans la main, et ce fut tout ce qu'il put rapporter à son maître, aux grands éclats de rire de l'assemblée. Le Créateur regarda l'objet avec quelque désappointement. «Enfin, dit-il, puisque nous n'avons pas autre chose, nous allons tâcher d'opérer également.» Et, cédant peut-être légèrement à un amour-propre d'artiste, il transforma la queue du singe en une créature belle au dehors, mais au dedans pleine de malice et de perversité.
Faut-il voir ici seulement la naïveté d'une légende primitive ou la trace d'une sorte d'ironie voltairienne qui n'est pas étrangère à l'Orient? Peut-être serait-il bon, pour la comprendre, de se reporter aux premières luttes des religions monothéistes, qui proclamaient la déchéance de la femme, en haine du polythéisme syrien, où le principe féminin dominait sous les noms d'Astarté, de Derceto ou de Mylitta. On faisait remonter plus haut qu'Ève elle-même la première source du mal et du péché; à ceux qui refusaient de concevoir un Dieu créateur éternellement solitaire, on parlait d'un crime si grand commis par l'antique épouse divine, qu'après une punition dont l'univers avait tremblé, il avait été défendu à tout ange ou créature terrestre de jamais prononcer son nom. Les solennelles obscurités des cosmogonies primitives ne contiennent rien d'aussi terrible que ce courroux de l'Éternel, anéantissant jusqu'au souvenir de la mère du monde. Hésiode, qui peint si longuement les enfantements monstrueux et les luttes des divinités mères du cycle d'Uranus, n'a pas présenté de mythe plus sombre. Revenons aux conceptions plus claires de la Bible, qui s'adoucissent encore et s'humanisent dans le Coran.
On a cru longtemps que l'islamisme plaçait la femme dans une position très-inférieure à celle de l'homme, et en faisait, pour ainsi dire, l'esclave de son mari. C'est une idée qui ne résiste pas à l'examen sérieux des mœurs de l'Orient. Il faudrait dire plutôt que Mahomet a rendu la condition des femmes beaucoup meilleure qu'elle ne l'était avant lui.
Moïse établissait que l'impureté de la femme, qui met au jour une fille et apporte au monde une nouvelle cause de péché, doit être plus longue que celle de la mère d'un enfant mâle. Le Talmud excluait les femmes des cérémonies religieuses et leur défendait l'entrée du temple. Mahomet, au contraire, déclare que la femme est la gloire de l'homme; il lui permet l'entrée des mosquées, et il lui donne pour modèles Asia, femme de Pharaon, Marie, mère du Christ, et sa propre fille Fatime. Abandonnons aussi l'idée européenne qui présente les musulmans comme ne croyant pas à l'âme des femmes. Il est une autre opinion plus répandue encore, qui consiste à penser que les Turcs rêvent un ciel peuplé de houris, toujours jeunes et toujours nouvelles: c'est une erreur; les houris seront simplement leurs épouses rajeunies et transfigurées, car Mahomet prie le Seigneur d'ouvrir l'Éden aux vrais croyants, ainsi qu'à leurs parents, à leurs épouses et à leurs enfants qui auraient pratiqué la vertu. «Entrez dans le paradis, s'écrie-t-il; vous et vos compagnes, réjouissez-vous! »
Après une telle citation et bien d'autres qu'on pourrait faire, on se demande d'où est né le préjugé si commun encore parmi nous. Il faut peut-être n'en pas chercher d'autre motif que celui qu'indique un de nos vieux auteurs. «Cette tradition fut fondée sur une plaisanterie de Mahomet à une vieille femme, qui se plaignait à lui de son sort sur le sujet du paradis; car il lui dit que les vieilles femmes n'y entreraient pas, et, sur ce qu'il la voyait inconsolable, il ajouta que toutes les vieilles seraient rajeunies avant d'y entier. »
Du reste, si Mahomet, comme saint Paul, accorde à l'homme autorité sur la femme, il a soin de faire remarquer que c'est en ce sens qu'il est forcé de la nourrir et de lui constituer un douaire. Au contraire, l'Européen exige une dot de la femme qu'il épouse.
Quant aux femmes veuves ou libres à un titre quelconque, elles ont les mêmes droits que les hommes; elles peuvent acquérir, vendre, hériter; il est vrai que l'héritage d'une fille n'est que le tiers de celui du fils; mais, avant Mahomet, les biens du père étaient partagés entre les seuls enfants capables de porter les armes. Les principes de l'islamisme s'opposent si peu même à la domination de la femme, que l'on peut citer dans l'histoire des Sarrasins un grand nombre de sultanes absolues, sans parler de la domination réelle qu'exercent du fond du sérail les sultanes mères et les favorites. De notre temps encore, les Arabes du Liban avaient conféré une sorte de souveraineté honorifique à la célèbre lady Stanhope.
Toutes les femmes européennes qui ont pénétré dans les harems s'accordent à vanter le bonheur des femmes musulmanes. «Je suis persuadée, dit lady Montague, que les femmes seules sont libres en Turquie.» Elle plaint même un peu le sort des maris, forcés, en général, pour cacher une infidélité, de prendre plus de précautions encore que chez nous. Ce dernier point n'est exact peut-être qu'à l'égard des Turcs qui ont épousé une femme de grande famille. Lady Morgan remarque très-justement que la polygamie, tolérée seulement par Mahomet, est beaucoup plus rare en Orient qu'en Europe, où elle existe sous d'autres noms. Il faut donc renoncer tout à fait à l'idée de ces harems dépeints par l'auteur des Lettres persanes, où les femmes, n'ayant jamais vu d'hommes, étaient bien forcées de trouver aimable le terrible et galant Usbek. Tous les voyageurs ont rencontré bien des fois, dans les rues de Constantinople, les femmes des sérails, non pas, il est vrai, circulant à pied comme la plupart des autres femmes, mais en voiture ou à cheval, ainsi qu'il convient à des dames de qualité, et parfaitement libres de tout voir et de causer avec les marchands. La liberté était plus grande encore dans le siècle dernier, où les sultanes pouvaient entrer dans les boutiques des Grecs et des Francs (les boutiques des Turcs ne sont que des étalages). Il y eut une sœur du sultan qui renouvela, dit-on, les mystères de la tour de Nesle. Elle ordonnait qu'on lui portât des marchandises après les avoir choisies, et les malheureux jeunes gens qu'on chargeait de ces commissions disparaissaient généralement sans que personne osât parler d'eux. Tous les palais bâtis sur le Bosphore ont des salles basses sous lesquelles la mer pénètre. Des trappes recouvrent les espaces destinés aux bains de mer des femmes. On suppose que les favoris passagers de la dame prenaient ce chemin. La sultane fut simplement punie d'une réclusion perpétuelle. Les jeunes gens de Péra parlent encore avec terreur de ces mystérieuses disparitions.
Ceci nous amène à parler de la punition des femmes adultères. On croit généralement que tout mari a le droit de se faire justice et de jeter sa femme à la mer dans un sac de cuir avec un serpent et un chat. Et, d'abord, si ce supplice a eu lieu quelquefois, il n'a pu être ordonné que par des sultans ou des pachas assez puissants pour en prendre la responsabilité. Nous avons vu de pareilles vengeances pendant le moyen âge chrétien.
Reconnaissons que, si un homme tue sa femme surprise en flagrant délit, il est rarement puni, à moins qu'elle ne soit de grande famille; mais c'est à peu près comme chez nous, où les juges acquittent généralement le meurtrier en pareil cas; autrement, il faut pouvoir produire quatre témoins, qui, s'ils se trompent ou accusent à faux, risquent chacun de recevoir quatre-vingts coups de fouet. Quant à la femme et à son complice, dûment convaincus du crime, ils reçoivent cent coups de fouet chacun en présence d'un certain nombre de croyants. Il faut remarquer que les esclaves mariées ne sont passibles que de cinquante coups, en vertu de cette belle pensée du législateur que les esclaves doivent être punis moitié moins que les personnes libres, l'esclavage ne leur laissant que la moitié des biens de la vie.
Tout ceci est dans le Coran; il est vrai qu'il y a bien des choses, dans le Coran comme dans l'Évangile, que les puissants expliquent et modifient selon leur volonté. L'Évangile ne s'est pas prononcé sur l'esclavage, et, sans parler des colonies européennes, les peuples chrétiens ont des esclaves en Orient, comme les Turcs. Le bey de Tunis vient, du reste, de supprimer l'esclavage dans ses États, sans contrevenir à la loi musulmane. Cela n'est donc qu'une question de temps. Mais quel est le voyageur qui ne s'est étonné de la douceur de l'esclavage oriental? L'esclave est presque un enfant adoptif et fait partie de la famille. Il devient souvent l'héritier du maître; on l'affranchit presque toujours à sa mort en lui assurant des moyens de subsistance. Il ne faut voir dans l'esclavage des pays musulmans qu'un moyen d'assimilation, qu'une société qui a foi dans sa force tente sur les peuples barbares.
Il est impossible de méconnaître le caractère féodal et militaire du Coran. Le vrai croyant est l'homme pur et fort qui doit dominer par le courage ainsi que par la vertu; plus libéral que le noble du moyen âge, il fait part des ses privilèges à quiconque embrasse sa foi; plus tolérant que l'Hébreu de la Bible, qui non-seulement n'admettait pas les conversions, mais exterminait les nations vaincues, le musulman laisse à chacun sa religion et ses mœurs, et ne réclame qu'une suprématie politique. La polygamie et l'esclavage sont pour lui seulement des moyens d'éviter de plus grands maux, tandis que la prostitution, cette autre forme de l'esclavage, dévore comme une lèpre la société européenne, en attaquant la dignité humaine, et en repoussant du sein de la religion, ainsi que les catégories établies par la morale, de pauvres créatures, victimes souvent de l'avidité des parents ou de la misère. Veut-on se demander, en outre, quelle position notre société fait aux bâtards, qui constituent environ le dixième de la population? La loi civile les punit des fautes de leurs pères en les repoussant de la famille et de l'héritage. Tous les enfants d'un musulman, au contraire, naissent légitimes; la succession se partage également entre eux.
Quant au voile que les femmes gardent, on sait que c'est une coutume de l'antiquité que suivent en Orient les femmes chrétiennes, juives ou druses, et qui n'est obligatoire que dans les grandes villes. Les femmes de la campagne et des tribus n'y sont point soumises; aussi les poëmes qui célèbrent les amours de Keïs et Leila, de Khosrou et Schiraï, de Gemil et Schamba et autres ne font-ils aucune mention des voiles ni de la réclusion des femmes arabes. Ces fidèles amours ressemblent, dans la plupart des détails de la vie, à ces belles analyses de sentiment qui ont fait battre tous les cœurs jeunes depuis Daphnis et Chloé, jusqu'à Paul et Virginie.
Il faut conclure de tout cela que l'islamisme ne repousse aucun des sentiments élevés attribués généralement à la société chrétienne. Les différences ont existé jusqu'ici beaucoup plus dans la forme que dans le fond des idées; les musulmans ne constituent en réalité qu'une sorte de secte chrétienne; beaucoup d'hérésies protestantes ne sont pas moins éloignées qu'eux des principes de l'Évangile. Cela est si vrai, que rien n'oblige une chrétienne qui épouse un Turc à changer de religion. Le Coran ne défend aux fidèles que de s'unir à des femmes idolâtres, et convient que, dans toutes les religions fondées sur l'unité de Dieu, il est possible de faire son salut.
C'est en nous pénétrant de ces justes observations et en nous dépouillant des préjugés qui nous restent encore, que nous ferons tomber peu à peu ceux qui ont rendu jusqu'ici douteuses pour nous l'alliance ou la soumission des populations musulmanes.
[1] Mahomet, législateur des femmes, 1 vol., par M. de Sokolniçki, 1847.
II—LA VIE INTÉRIEURE AU CAIRE—MŒURS DES HAREMS
L'homme qui a atteint l'âge de se marier et qui ne se marie pas n'est point considéré en Égypte, et, s'il ne peut alléguer des motifs plausibles qui le forcent à rester célibataire, sa réputation en souffre. Aussi voit-on beaucoup de mariages dans ce pays.
Le lendemain de la noce, la femme prend possession du harem, qui est une partie de la maison séparée du reste. Des filles et des garçons dansent devant la maison conjugale, ou dans une de ses cours intérieures. Ce jour-là, si le marié est jeune, l'ami qui, la veille, l'a porté jusqu'au harem[1] vient chez lui accompagné d'autres amis; l'on emmène le marié à la campagne pour toute la journée. Cette cérémonie est nommée el-hourouheh (la fuite). Quelquefois, le marié lui-même arrange cette fête et fournit à une partie de la dépense, si elle dépasse le montant de la contribution (nukout) que ses amis se sont imposée. Pour égayer la fête, on loue souvent des musiciens et des danseuses. Si le mari est d'une classe inférieure, il est reconduit chez lui processionnellement, précédé de trois ou quatre musiciens qui jouent du hautbois et battent du tambour; les amis et ceux qui accompagnent le nouveau marié portent des bouquets. S'ils ne rentrent qu'après le coucher du soleil, ils sont accompagnés d'hommes portant des meschals, espèce de perche munie d'un réceptacle de forme cylindrique en fer, dans lequel on place du bois enflammé. Ces perches supportent quelquefois deux, trois, quatre ou cinq de ces fanaux, qui jettent une vive lumière sur le passage de la procession. D'autres personnes portent des lampes, et les amis du marié des cierges allumés et des bouquets. Si le mari est assez à son aise pour le faire, il prend ses arrangements de façon que sa mère puisse demeurer avec lui et sa femme, afin de veiller à l'honneur de celle-ci et au sien. C'est pour cela, dit-on, que la belle-mère de sa femme est nommée hama; ce qui veut dire protectrice ou gardienne.
Quelquefois, le mari laisse sa femme chez la propre mère de celle-ci, et paye l'entretien de toutes deux. On croirait que cette manière d'agir devrait rendre la mère de la mariée soigneuse de la conduite de sa fille, ne fût-ce que par intérêt, pour conserver la pension que lui fait le mari, et empêcher que celui-ci ne trouve un prétexte pour divorcer. Mais il arrive trop souvent que cet espoir est trompé.
En général, un homme prudent qui se marie craint beaucoup les rencontres de sa femme avec sa belle-mère; il tâche d'ôter à celle-ci toute occasion de voir sa fille, et ce préjugé est si enraciné, que l'on croit beaucoup plus sûr de prendre pour épouse une femme qui n'a ni mère ni proche parente: il est même défendu à quelques femmes de recevoir aucune amie du sexe féminin, si ce n'est celles qui sont parentes du mari. Cependant, cette restriction n'est pas généralement observée.
Comme nous l'avons dit plus haut, les femmes habitent le harem, partie séparée du domicile des Égyptiens; mais, en général, celles qui ont le titre d'épouses ne sont pas considérées comme prisonnières. Elles ont ordinairement la liberté de sortir et de faire des visites, et elles peuvent recevoir presque aussi souvent qu'elles le désirent la visite des femmes leurs amies. Il n'y a que les esclaves qui ne jouissent pas de cette liberté, à cause de leur état de servitude qui les rend soumises aux épouses et aux maîtres.
Un des soins principaux du maître en arrangeant les appartements séparés qui doivent servir à l'habitation de ses femmes, est de trouver les moyens d'empêcher qu'elles ne puissent être vues par des domestiques mâles ou d'autres hommes, sans être couvertes selon les règles que la religion prescrit. Le Coran contient à ce sujet les paroles suivantes, qui démontrent la nécessité où est toute muslime, femme d'un homme d'origine arabe, de cacher aux hommes tout ce qui est attrayant en elle, ainsi que les ornements qu'elle porte:
«Dites aux femmes des croyants qu'elles doivent commander à leurs yeux et préserver leur modestie de toute atteinte; qu'elles ne doivent point faire voir d'autres ornements que ceux qui se montrent d'eux-mêmes; qu'elles doivent étendre leurs voiles sur leur sein, et ne montrer leurs ornements qu'à leur mari, ou à leur père, ou au père de leur mari, ou à leurs fils, ou aux fils de leur mari, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou aux femmes de ceux-ci, ou aux esclaves qu'elles possèdent, ainsi qu'aux hommes qui les servent et n'ont besoin ni de femmes ni d'enfants.—Les femmes s'abstiendront de faire du bruit avec leurs pieds de manière à découvrir les ornements qu'elles doivent cacher.»—Ce dernier passage fait allusion à la coutume qu'avaient les jeunes Arabes, du temps du prophète, de frapper l'un contre l'autre les ornements qu'elles portaient généralement au-dessus de la cheville du pied. Beaucoup de femmes égyptiennes ont conservé ce même genre d'ornements.
Pour expliquer le passage ci-dessus du Coran, qui sans cela pourrait prêter à une fausse idée des coutumes modernes, au sujet de l'admission ou de la non-admission de certaines personnes au harem, il est très-nécessaire de transcrire ici deux notes importantes, tirées d'illustres commentateurs.
La première se rapporte à l'expression: ou aux femmes de ceux-ci. C'est-à-dire que ces femmes doivent être de la religion de Mahomet; car il est considéré connue illégal ou au moins comme indécent qu'une femme qui est une vraie croyante se découvre devant ce qu'on appelle une infidèle, parce que l'on pense que cette dernière ne s'abstiendra pas de la décrire aux hommes. D'autres pensent qu'en général les femmes étrangères doivent être repoussées du harem, mais les docteurs de la loi ne sont pas d'accord sur ce point. Il est constant qu'en Égypte, et peut-être aussi dans tous les autres pays où l'islamisme est professé, on ne trouve plus inconvenant qu'une femme, qu'elle soit libre, domestique, esclave, chrétienne ou juive, muslime ou païenne, soit admise dans un harem. Pour ce qui est de la seconde partie, où il est parlé d'esclaves, on lit dans le Coran: «Les esclaves des deux sexes font partie de l'exception; on croit aussi que les domestiques qui ne sont pas esclaves sont compris dans l'exception, ainsi que ceux qui sont de nation étrangère.» A l'appui de cette allégation, on cite que «Mahomet ayant fait à sa fille Fatime cadeau d'un homme esclave, celle-ci, le voyant entrer, n'ayant qu'un voile si exigu qu'elle devait opter entre la nécessité de laisser sa tête découverte, ou de découvrir la partie inférieure de son corps, se tourna vers le prophète, son père, lequel, voyant son embarras, lui dit qu'elle ne devait avoir aucun doute, puisque son père et un esclave étaient seuls présents. » —Il est possible que cette coutume soit en usage chez les Arabes des déserts; mais, en Égypte, on ne voit jamais un esclave adulte pénétrer dans le harem d'un homme considérable, soit qu'il en fasse partie ou non. L'esclave mâle d'une femme peut obtenir cette faveur peut-être, parce qu'il ne peut devenir son mari tant qu'il est esclave.
On s'étonne de ce que, dans l'article du Coran dont nous parlons, il n'est nullement question des oncles, comme ayant le privilège de voir leurs nièces sans voile. Mais on pense que c'est pour éviter qu'ils ne fassent à leurs fils une description trop séduisante de leurs jeunes cousines. Les Égyptiens considèrent comme très-inconvenant que l'on fasse l'analyse des traits d'une femme; il est peu poli de dire qu'elle a de beaux yeux, un nez grec, une petite bouche, etc., en s'adressant à quelqu'un du sexe masculin auquel la loi défend de la voir; mais on peut la décrire en termes généraux, en disant qu'elle est aimable et qu'elle est embellie par le kohel et le henné[2].
En général, un homme ne peut voir sans voile que ses femmes légitimes et ses esclaves femelles, ou bien les femmes que la loi lui défend d'épouser, à cause de leur degré trop rapproché de consanguinité, ou parce qu'elles ont été, ou sa nourrice, ou celle de ses enfants, ou qu'elles sont proches parentes de sa nourrice.—Le voile est de la plus haute antiquité.
On croit en Égypte qu'il est plus nécessaire qu'une femme couvre la partie supérieure, et même le derrière de sa tête, que son visage; mais ce qui est plus nécessaire encore, c'est qu'elle cache plutôt son visage que la plupart des autres parties de son corps: par exemple, une femme qu'on ne peut décider à ôter son voile devant des hommes, ne se fera aucun scrupule de mettre à nu sa gorge, ou presque toute sa jambe.
La plupart des femmes du peuple se montrent en public la face découverte; mais on dit que la nécessité les y force, parce qu'elles n'ont pas les moyens de se procurer des borghots (voiles de visage).
Lorsqu'une femme respectable est surprise sans voile, elle se couvre précipitamment de son tarhah (voile qui couvre la tête) et elle s'écrie: «O malheur! ô peine extrême!» Cependant, nous avons remarqué que la coquetterie les engage quelquefois à faire voir leur visage aux hommes, mais toujours comme par l'effet du hasard. Du haut de la terrasse de leur maison ou à travers des jalousies, elles ont l'air de regarder sans interruption ce qui se passe autour d'elles; mais souvent elles découvrent leur visage avec le dessein bien arrêté qu'il soit vu.
Au Caire, les maisons sont, en général, petites, et l'on n'y trouve guère, au rez-de-chaussée, d'appartements pour les hommes; il faut donc qu'ils montent au premier étage, où sont, ordinairement, les appartements des femmes. Mais, pour éviter des rencontres que l'on qualifie de fâcheuses en Égypte, et qu'en France on regarderait comme heureuses, les hommes qui montent l'escalier ne discontinuent point de crier bien haut: Destour (permission)! ya siti (ô dame)! ou de faire d'autres exclamations, afin que les femmes qui pourraient se trouver sur cet escalier puissent se retirer, ou tout au moins se voiler; ce qu'elles font en tirant leur voile, dont elles se couvrent le visage de manière à ne laisser qu'un œil à peine visible[3].
Les musulmans portent à un tel excès l'idée du caractère sacré des femmes, qu'il est chez eux défendu aux hommes de pénétrer dans les tombeaux de quelques-unes d'entre elles; par exemple, ils ne peuvent entrer dans ceux des femmes du prophète, ni dans ceux d'autres femmes de sa famille, que l'on trouve dans le cimetière de El-Médeneh, tandis qu'il est permis aux femmes de visiter librement tous ces tombeaux. Jamais non plus on ne dépose dans la même tombe un homme et une femme, à moins qu'un mur de séparation ne soit élevé entre les deux cercueils.
Tous les musulmans ne sont pas aussi rigides au sujet des femmes; car M. Lane, qui a recueilli ces détails intéressants[4], dit qu'un de ses amis, musulman, lui a fait voir sa mère, âgée de cinquante ans, mais qui, par son embonpoint et sa fraîcheur, ne paraissait pas en avoir plus de quarante. «Elle venait, dit-il, jusqu'à la porte du harem, extrême limite pour les visiteurs; elle s'asseyait contre la porte de la pièce sans vouloir y entrer. Comme si c'était par accident, elle laissait tomber son voile et voir son visage à découvert; ses yeux étaient bordés de kohel, et elle ne s'efforçait pas de cacher ses diamants, ses émeraudes et autres bijoux; au contraire, elle avait l'air de vouloir les faire remarquer. Cependant, ce musulman ne m'a jamais permis de voir sa femme, quoiqu'il m'ait laissé causer avec elle, en sa présence, à l'angle d'un mur près de la terrasse, d'où je ne la pouvais pas voir.» Quoi qu'il en soit, les femmes sont généralement moins retenues en Égypte que dans les autres parties de l'empire ottoman; il n'est pas rare de voir des femmes badiner en public avec des hommes, mais ceci se passe dans la classe du peuple. On croirait, d'après cela, que les femmes des classes moyennes et plus élevées se sentent souvent fort malheureuses, et détestent la réclusion à laquelle elles sont condamnées; mais, tout au contraire, une Égyptienne attachée à son mari est offensée si elle jouit de trop de liberté; elle pense que, ne la surveillant pas aussi sévèrement que cela doit avoir lieu d'après les usages, son époux n'a plus pour elle autant d'amour, et souvent elle envie le sort des femmes qui sont gardées avec plus de sévérité.
Quoique la loi autorise les Égyptiens à prendre quatre épouses, et autant de concubines esclaves qu'ils en veulent, on les voit assez ordinairement n'avoir qu'une épouse ou une concubine esclave. Cependant, un homme, tout en se bornant à la possession d'une seule femme, peut en changer aussi souvent que la fantaisie lui en prend, et il est rare de trouver au Caire des gens qui n'aient pas divorcé au moins une fois, si leur état d'homme marié date de longtemps. Le mari peut, dès que cela lui plaît, dire à sa femme: Tu es divorcée, que ce désir de sa part soit ou non raisonnable. Après la prononciation de cet arrêt, la femme doit quitter la maison du mari, et chercher un abri soit chez des amis ou chez des parents. La faculté qu'ont les hommes de prononcer un divorce injuste est la source de la plus grande inquiétude chez les femmes, et cette inquiétude surpasse toutes les autres peines, lorsqu'elles y voient pour conséquences l'abandon et la misère; d'autres femmes, au contraire, qui voient dans le divorce un moyen d'améliorer leur sort, pensent tout autrement, et appellent le divorce de tous leurs vœux.
Deux fois un homme peut divorcer d'avec la même femme et la reprendre ensuite sans la moindre formalité; mais, la troisième fois, il ne peut la reprendre légalement qu'autant qu'elle ait, dans l'intervalle du divorce, contracté un autre mariage et qu'un divorce de ce mariage ait eu lieu.
«Je puis, dit M. Lane, citer à l'appui de ce que j'avance un cas où l'un de mes amis a servi de témoin. Il se trouvait avec deux autres hommes dans un café; un de ces derniers paraissait irrité contre sa femme, avec laquelle il avait eu quelque différend de ménage. Après avoir exposé ses griefs, le mari irrité envoya quérir sa femme, et, aussitôt qu'elle vint, il lui dit:
»—Tu es divorcée triplement!
»Puis, s'adressant aux deux autres hommes présents, il ajouta:
»—Et vous, mes frères, vous êtes témoins.
»Cependant il se repentit bientôt de sa violence et voulut reprendre sa femme; mais celle-ci s'y refusa et en appela à la loi de Dieu (shara Allah). La cause fut portée devant le juge. La femme était la plaignante, et le défendeur était le mari; elle déclara que celui-ci avait prononcé contre elle l'arrêt du triple divorce, et qu'à présent il voulait la reprendre et vivre avec elle comme épouse, contrairement à la loi, et conséquemment en état de péché. Le défendeur nia avoir prononcé les mots sacramentels qui constituent le divorce.
»—Avez-vous des témoins? dit le juge à la plaignante.
»—Oui, dit-elle, voici deux témoins.
»Ces témoins étaient les deux hommes qui s'étaient trouvés au café lors de la prononciation de la sentence qui constitue le divorce. Ils furent invités à faire leur déposition, et ils déclarèrent qu'en effet cet homme avait prononcé contre sa femme le triple divorce, et qu'ils étaient présents. Alors, le mari déclara, de son côté, qu'en effet il y avait eu prononciation de divorce, mais qu'une autre de ses femmes en était l'objet. La plaignante assura que cela était impossible, puisque le défendeur n'avait pas d'autre femme; à quoi le juge répondit qu'il n'était pas possible qu'elle sût cela. Se tournant alors vers les témoins, il leur demanda le nom de la femme divorcée en leur présence, mais ils déclarèrent l'ignorer. Les ayant ensuite questionnés sur l'identité de la femme, les témoins dirent ne pouvoir l'affirmer, puisqu'ils ne l'avaient vue que voilée. Le juge, d'après l'incertitude qui semblait entourer la cause, trouva juste de débouter la femme de sa plainte et d'ordonner qu'elle rentrerait dans le domicile conjugal. Elle aurait pu exiger qu'il fit comparaître la femme contre laquelle il avait prononcé le divorce dans le café; mais cela lui eût peu servi, car il eût facilement trouvé une femme pour remplir ce rôle, la production d'un acte de mariage n'étant pas nécessaire en Égypte, où presque tous les mariages se font sans acte écrit, et souvent même sans témoins. »
Il arrive assez fréquemment que l'homme qui a prononcé contre sa femme le troisième divorce et qui veut la reprendre de son consentement, surtout lorsque le divorce a été prononcé, en l'absence de témoins, n'observe pas la loi prohibitive qui lui interdit de la reprendre si elle n'a pas été remariée dans l'intervalle.
Des hommes, religieusement attachés à l'observance de la loi, trouvent moyen de s'y conformer, en se servant d'un homme qui épouse la femme divorcée, et s'engage à la répudier le lendemain du mariage et à la donner à son précédent mari, dont elle redevient la femme en vertu d'un second contrat, quoique cette manière d'agir soit absolument en contradiction avec la loi. Dans ces cas, la femme peut, si elle est majeure, refuser son consentement; dans le cas de minorité, son père ou son tuteur légal peut la marier à qui bon lui semble.
Lorsqu'un homme, pour ravoir sa femme divorcée, veut se conformer à l'usage qui exige un mariage intérimaire avant qu'il puisse la reprendre, il la marie d'ordinaire à un pauvre très-laid et quelquefois à un aveugle. Cet homme est appelé mustahall ou mustahull.
On peut aisément concevoir que la facilité avec laquelle se font les divorces a des effets funestes sur la moralité des deux sexes. On trouve en Égypte bien des hommes qui ont épousé vingt ou trente femmes dans l'espace de dix ans; et il n'est pas rare de voir des femmes, jeunes encore, qui ont été successivement les épouses légitimes d'une douzaine d'hommes. Il y a des hommes qui épousent tous les mois une autre femme. Cette pratique peut avoir lieu même parmi les personnes peu fortunées; on peut choisir, en passant dans les rues du Caire, une belle veuve jeune, ou une femme divorcée de la classe inférieure, qui consent à se marier avec l'homme qui la rencontre, moyennant un douaire d'environ douze francs cinquante centimes, et, lorsqu'il la renvoie, il n'est obligé qu'au payement du double de cette somme pour subvenir à son entretien durant l'eddeh qu'elle doit alors accomplir. Il faut cependant dire qu'une semblable conduite est généralement considérée comme très-immorale, et qu'il y a peu de parents de la classe moyenne ou des classes élevées qui voudraient donner leur fille à un homme connu pour avoir divorcé plusieurs fois.
La polygamie, qui agit aussi d'une manière bien nuisible sur la moralité des époux, et qui n'est approuvée que parce qu'elle sert à prévenir plus d'immoralité qu'elle n'en occasionne, est plus rare chez les grands et dans la classe moyenne que dans la basse classe, quoique ce cas ne soit pas très-fréquent dans cette dernière. Quelquefois, un pauvre se permet deux ou plusieurs femmes, dont chacune puisse, par le travail qu'elle fait, à peu près fournir à sa subsistance; mais la plupart des personnes des classes moyennes ou élevées renoncent à ce système à cause des dépenses et des désagréments de toute espèce qui en résultent.
Il arrive qu'un homme qui possède une femme stérile, et qui l'aime trop pour divorcer d'avec elle, se voit obligé de prendre une seconde épouse dans le seul espoir d'avoir des enfants; pour le même motif, il peut en prendre jusqu'à quatre. Mais, en général, c'est l'inconstance qui est la passion principale de ceux qui s'adonnent à la polygamie ou aux divorces fréquents; peu d'hommes font usage de cette faculté, et l'on rencontre à peine un homme sur vingt qui ait deux femmes légitimes.
Lorsqu'un homme déjà marié désire prendre une deuxième épouse femme ou fille, le père de cette dernière, ou la femme elle-même, refusent de consentir à cette union, à moins qu'il ne divorce préalablement avec sa première femme; on voit par ceci que les femmes, en général, n'approuvent pas la polygamie. Les hommes riches, ceux dont les moyens sont bornés, et même ceux de la classe inférieure, donnent à chacune de leurs femmes des maisons différentes. L'épouse reçoit, ou peut exiger de l'époux, une description détaillée du logement qui lui est destiné, soit dans une maison seule, soit dans un appartement qui doit contenir une chambre pour coucher et passer la journée, une cuisine et ses dépendances; cet appartement doit être ou doit pouvoir être séparé ou clos, sans communication avec aucun des appartements de la même maison.
La seconde femme est, comme nous l'avons dit, nommée durrha (ce mot veut dire perroquet, et est peut-être employé dérisoirement); on parle souvent des querelles qu'elles suscitent, chose assez concevable; car, lorsque deux femmes se partagent les attentions et l'affection d'un seul homme, il est rare qu'elles vivent ensemble en bonne harmonie. Les épouses et les esclaves concubines, vivant sous le même toit, ont aussi souvent des disputes. La loi enjoint aux hommes qui ont deux femmes ou davantage d'être absolument impartiaux à leur égard; mais la stricte observation de cette loi est bien rare.
Si la grande dame est stérile, et qu'une autre épouse, ou même une esclave, donne un enfant au chef de la famille, souvent celle-ci devient la favorite de l'homme, et la grande dame est méprisée par elle, comme la femme d'Abraham le fut par Agar. Il arrive alors, assez fréquemment, que la première épouse perd son rang et ses privilèges, et que l'autre devient la grande dame; son titre de favorite du maître lui attire de la part de sa rivale ou de ses rivales, ainsi que de celle de toutes les femmes du harem et des femmes qui viennent y faire visite, toutes les marques extérieures de respect dont jouissait autrefois celle à laquelle elle succède; mais il n'est pas rare que le poison vienne détruire cette prééminence. Lorsqu'un homme accorde cette préférence à une deuxième femme, il s'ensuit souvent que la première est déclarée nashizeh[5], soit par son mari, ou à sa propre requête faite au magistrat. Cependant, il y a un grand nombre d'exemples de femmes délaissées qui agissent avec une soumission exemplaire envers leurs maris, et qui sont prévenantes envers la favorite.
Quelques femmes ont des esclaves qui sont leur propriété et qui ont été achetées pour elles, ou qu'elles ont reçues en cadeau avant leur mariage. Celles-ci ne peuvent servir de concubines au mari que du consentement de leur maîtresse. Cette permission est quelquefois accordée, mais ce cas est rare; il est des femmes qui ne permettent pas même à leurs esclaves femelles de paraître sans voile devant leur mari. Si une esclave, devenue la concubine du mari sans le consentement de sa femme, lui donne un enfant, cet enfant est esclave, à moins qu'avant la naissance de cet enfant, l'esclave n'ait été vendue ou donnée au père.
Les esclaves blanches sont ordinairement possédées par les Turcs riches. Les esclaves concubines ne peuvent être idolâtres; elles viennent généralement de l'Abyssinie, et les Égyptiens riches et ceux de la classe moyenne en font l'acquisition; leur peau est d'un brun foncé ou bronzée. D'après leurs traits, elles semblent être d'une race intermédiaire entre les nègres et les blancs, mais elles diffèrent notablement de ces deux races. Elles-mêmes croient qu'il y a si peu de différence entre leur race et celle des blancs, qu'elles se refusent obstinément à remplir les fonctions de servante et à être soumises aux épouses de leur maître.
Les négresses, à leur tour, ne veulent pas servir les Abyssiniennes; mais elles sont toujours très-disposées à servir les femmes blanches. La plupart des Abyssiniennes ne viennent point directement de l'Abyssinie, mais du territoire des Gallas, qui en est voisin; elles sont généralement belles. Le prix moyen d'une de ces filles est de deux cent cinquante à trois cent soixante-quinze francs, si elle est passablement belle: il y a quelques années, on en donnait plus du double.
Les voluptueux de l'Égypte font grand cas de ces femmes; mais elles sont si délicates, qu'elles ne vivent pas longtemps et qu'elles meurent presque toutes de consomption. Le prix d'une esclave blanche est assez ordinairement du triple et jusqu'à dix fois autant que celui d'une Abyssinienne; celui de la négresse n'est que de la moitié ou des deux tiers; mais ce prix augmente considérablement, si elle est bonne cuisinière. Les négresses sont généralement employées comme domestiques.
Presque tous les esclaves se convertissent à l'islamisme; mais ils sont rarement fort instruits des rites de leur nouvelle religion, et encore moins de ses doctrines. La plupart des esclaves blanches qui, dans les premiers temps, se trouvaient en Égypte, étaient des Grecques ayant fait partie du grand nombre de prisonniers faits sur le malheureux peuple grec par les armées turques et égyptiennes sous les ordres d'Ibrahim-Pacha. Ces infortunés, parmi lesquels se trouvaient des enfants qui savaient à peine marcher, furent impitoyablement vendus en Égypte. On s'aperçoit de l'appauvrissement des classes élevées du pays par le peu de demandes d'achat d'esclaves blanches. On en a amené quelques-unes de la Circassie et de la Géorgie, après leur avoir fait donner à Constantinople une espèce d'éducation préparatoire, et leur avoir fait apprendre la musique et autres arts d'agrément. Les esclaves blanches étant souvent les seules compagnes, devenant même quelquefois les épouses des Turcs de la haute volée, et étant estimées au-dessus des dames libres de l'Égypte, sont classées dans l'opinion générale bien plus haut que ces dernières. Ces esclaves sont richement habillées, les cadeaux en bijoux de valeur leur sont prodigués, et elles vivent dans le luxe et l'aisance, de sorte que, lorsqu'on ne les force pas à la servitude, leur position semble fort heureuse. On en trouve la preuve dans le refus de plusieurs femmes grecques qui avaient été placées dans des harems de l'Égypte, et qui, lors de la cessation de la guerre avec la Grèce, ont refusé la liberté qui leur était offerte; car on ne peut supposer que toutes ignoraient la position de leurs parents et qu'elles aient pu craindre de s'exposer à l'indigence en les rejoignant. Mais il est hors de doute que quelques-unes d'entre elles sont, du moins momentanément, heureuses; cependant on est porté à croire que le plus grand nombre, destinées à servir leurs compagnes de captivité plus favorisées, ou les dames turques, ou bien forcées de recevoir les caresses de quelque vieillard opulent, ou d'hommes que les excès de toute espèce ont épuisés de corps et d'esprit, ne sont pas heureuses, exposées qu'elles sont à être vendues ou émancipées sans moyens d'existence à la mort de leur maître ou de leur maîtresse, et à passer ainsi en d'autres mains, si elles n'ont point d'enfant, ou bien à se voir réduites à épouser quelque humble artisan qui ne peut leur procurer l'aisance à laquelle on les a habituées.
Les esclaves femelles, dans les maisons des personnes de la classe moyenne en Égypte, sont généralement mieux traitées que celles qui entrent dans les harems des riches. Si elles sont concubines, ce qui est presque inévitable, elles n'ont point de rivales qui troublent la paix de leur intérieur, et, si elles sont domestiques, leur service est doux et leur liberté est moins restreinte. S'il existe un attachement mutuel entre la concubine et son maître, sa position est plus heureuse que celle d'une épouse, car celle-ci peut être renvoyée par son mari; dans un moment de mauvaise humeur, il peut prononcer contre elle la sentence irrévocable du divorce et la plonger ainsi dans la misère, tandis qu'il est bien rare qu'un homme renvoie une esclave sans pourvoir à ses besoins assez abondamment pour qu'elle ne perde guère au change si elle n'a pas été gâtée par une vie trop luxueuse.—En la renvoyant, il est d'usage que son maître l'émancipé en lui accordant un douaire, et qu'il la marie à quelque homme honnête, ou bien qu'il en fasse cadeau à un de ses amis; en général, on considère comme blâmable la vente d'une esclave qui a de longs services. Lorsqu'une esclave a un enfant de son maître et que celui-ci le reconnaît pour le sien, cette femme ne peut être ni vendue ni donnée, et elle devient libre à la mort du maître; souvent, aussitôt après la naissance d'un enfant que le maître reconnaît, l'esclave est émancipée et devient son épouse; car, une fois qu'elle est libre, il ne pourrait la garder comme femme sans l'épouser légalement.
La plupart des filles de l'Abyssinie, ainsi que les jeunes négresses, sont horriblement prostituées par les gellabs ou marchands d'esclaves de l'Égypte supérieure et de la Nubie, par lesquels elles sont conduites en Égypte. Même à l'âge de huit à neuf ans, elles sont presque toutes victimes de la brutalité de ces hommes, et ces pauvres enfants, surtout ceux qui viennent de l'Abyssinie, filles et garçons, éprouvent une telle horreur des traitements que les gellabs leur font endurer, que, pendant le voyage, beaucoup d'entre eux se jettent dans le Nil et y périssent, préférant la mort à leur triste position.
Les esclaves femelles sont ordinairement d'un prix plus élevé que les esclaves mâles. Le prix des esclaves qui n'ont pas eu la petite vérole est moindre que le prix de ceux qui l'ont eue. On accorde à l'acquéreur trois jours d'épreuve; pendant ce temps, la fille, achetée à condition, reste dans le harem de l'acquéreur ou dans celui d'un de ses amis, et les femmes du harem sont chargées de faire leur rapport sur la nouvelle venue: ronfler, grincer des dents, ou parler pendant le sommeil, sont des raisons suffisantes pour rompre le marché et la rendre au vendeur. Les femmes esclaves portent le même habillement que les femmes égyptiennes.
Les filles ou femmes égyptiennes qui sont obligées de servir sont chargées des occupations les plus viles. En présence de leur maître, elles sont habituellement voilées, et, lorsqu'elles sont occupées de quelque détail de leur service, elles arrangent leur voile de manière à ne découvrir qu'un de leurs yeux et à avoir une de leurs mains en liberté.
Lorsqu'un homme étranger est reçu par le maître de la maison dans une pièce du harem (les femmes composant sa famille ayant été renvoyées dans une autre pièce), les autres femmes le servent; mais alors elles sont toujours voilées.
Telles sont les conditions relatives des diverses classes dans les harems; il faut jeter maintenant un coup d'œil sur les habitudes et les occupations de celles qui les habitent.
Les épouses et les femmes esclaves sont souvent exclues du privilège d'être à table avec le maître de la maison ou sa famille, et elles peuvent être appelées à le servir lorsqu'il dîne ou qu'il soupe, ou même lorsqu'il entre au harem pour y fumer ou prendre le café. Elles font souvent l'office de servantes; elles bourrent et allument sa pipe, font son café, préparent les mets qu'il veut manger, surtout lorsqu'il s'agit de plats délicats et extraordinaires. Le plat que l'hôte vous recommande comme ayant été accommodé par sa femme est ordinairement parfaitement bon. Les femmes des classes hautes et moyennes se font une étude toute particulière de plaire à leurs maris, et de les fasciner par des attentions et des agaceries sans fin. On remarque leur coquetterie jusque dans leur démarche; lorsqu'elles sortent, elles savent donner à leur corps un mouvement ondulatoire tout particulier que les Égyptiens nomment ghung. Elles sont toujours réservées en présence du mari: aussi aiment-elles que ses visites du jour soient peu fréquentes, et qu'elles ne se prolongent pas trop; pendant son absence, leur gaieté est très-expansive.
La nourriture des femmes, quoique semblable à celle des hommes, est plus frugale; elles prennent leur repas de la même manière qu'eux. On permet à beaucoup de femmes de fumer, même à celles des plus hautes classes, l'odeur des tabacs fins de l'Égypte étant on ne peut plus parfumée. Les pipes des femmes sont plus minces et plus ornées que celles des hommes. Le bout de la pipe est quelquefois partie en corail au lieu d'être en ambre. Les femmes font usage du musc et d'autres parfums, et elles emploient des cosmétiques; souvent aussi elles préparent des compositions qu'elles mangent ou boivent dans le but d'acquérir un certain degré d'embonpoint. Contrairement au goût des Africains et des peuples orientaux en général, les Égyptiens ne sont pas de grands admirateurs de très-fortes femmes; car, dans leurs chants d'amour, les poëtes parlent de l'objet de leur passion comme d'un être svelte et de mince taille. Un des mets auxquels les femmes attribuent la vertu de les rendre plus grasses est très-dégoûtant; il est principalement composé d'escargots écrasés. Beaucoup de femmes mâchent de l'encens et du laudanum (ledin), afin parfumer leur haleine. L'habitude des ablutions fréquentes rend leur corps d'une propreté extrême. Leur toilette n'est pas longue, et il est rare qu'après s'être habillées le matin, elles changent de toilette dans la journée. On tresse leurs cheveux pendant qu'elles sont au bain, et cette coiffure est si bien faite, qu'elle n'a pas besoin d'être renouvelée de plusieurs jours.
L'occupation principale des dames égyptiennes est le soin de leurs enfants; elles ont aussi la surintendance des affaires domestiques; mais, assez généralement, c'est le mari seul qui fait et règle les dépenses. Les heures de loisir sont employées à coudre, à broder surtout des mouchoirs de poche et des voiles. Les broderies sont ordinairement en soie de couleur et or; elles se font sur un métier nommé menseg, qui est ordinairement en bois de noyer, incrusté de nacre de perle et d'écaille de tortue (les plus communs sont en hêtre).—Beaucoup de femmes, même de celles qui sont riches, arrondissent leurs bourse particulière en brodant des mouchoirs et autres objets qu'elles donnent à une dellaseh (courtière), qui les porte et les expose dans un bazar, ou qui tâche de s'en défaire dans un autre harem. La visite des femmes d'un harem à celles d'un autre harem occupe souvent presque une journée. Les femmes, ainsi réunies, mangent, fument, boivent du café et des sorbets; elles babillent, font parade de leurs objets de luxe, et tout cela suffit à leur amusement. A moins d'affaires d'une nature très-pressante, le maître de la maison n'est pas admis à ces réunions de femmes, et il doit, dans ce cas, donner avis de son arrivée, afin que les visiteuses aient le temps de se voiler ou de se retirer dans une autre partie de l'appartement. Les jeunes femmes, étant ainsi libres de toute crainte de surprise, se laissent aller à leur gaieté et à leur abandon naturels, et souvent à leur esprit folâtre et bruyant.
[1] Le marié, s'il est jeune et célibataire, doit paraître timide, et c'est un de ses amis qui, feignant de lui faire violence, le porte jusqu'à la chambre nuptiale du harem.
[2] Le kohel est un collyre aromatique qui noircit les paupières supérieures et inférieures, et que l'on obtient en brûlant des coquilles d'amandes auxquelles on ajoute certaines herbes.
Le henné est une poudre végétale avec laquelle les femmes teignent certaines parties de leurs mains et de leurs pieds.
[3] Les femmes ôtent leur voile en présence des eunuques et des jeunes garçons.
[4] Une grande partie de cette étude est, en effet, traduite ou imitée de l'ouvrage de William Lane.
[5] Lorsqu'une femme refuse d'obéir aux ordres légaux de son mari, il peut (et généralement cela se pratique) la conduire, accompagné de deux témoins, devant le cadi, où il porte plainte contre elle; si le cas est reconnu vrai, la femme est déclarée par un acte écrit nashizeh, c'est-à-dire rebelle à son mari: cette déclaration exempte le mari de loger, vêtir et entretenir sa femme. Il n'est pas forcé au divorce, et peut, en refusant de divorcer, empêcher sa femme de se remarier tant qu'il vit. Si elle promet de se soumettre par la suite, elle rentre dans ses droits d'épouse, mais il peut ensuite prononcer le divorce.
III—FÊTES PARTICULIÈRES
Il y a fête chez les Égyptiens lorsqu'un fils est admis comme membre d'une société de marchands ou d'artisans. Parmi les charpentiers, les tourneurs, les barbiers, les tailleurs, les relieurs et gens d'autres états, l'admission a lieu de la manière suivante.
Le jeune homme qui doit être admis dans le corps de métier, accompagné de son pére, se rend chez le cheik et lui donne connaissance de l'intention qu'il a que son fils son admis comme membre de la corporation. Alors, le cheik envoie convier les maîtres du métier dont il est le néophyte et quelques-uns des amis du candidat pour assister à sa réception. Un officier, appelé nakib, porte alors une botte d'herbes vertes ou de fleurs qu'il distribue à chacune des personnes invitées en disant: «Répétez le fattah pour le prophète.» A quoi le nakib ajoute: «Venez à pareil jour et à pareille heure ici pour prendre une tasse de café. »
Les personnes ainsi invitées se rassemblent soit chez le père, soit chez le jeune homme, et quelquefois à la campagne où ils sont régalés de café et où on leur donne à dîner.
Le néophyte est conduit devant le cheik; on récite des vers à la louange du prophète, puis on lui met autour de la taille un châle noué par un nœud aux extrémités. On récite des versets du Coran, puis on fait au châle un second nœud; au troisième nœud, qui se fait après qu'on a dit encore quelques versets du Coran, on fait une rosette au châle, et le jeune homme est admis comme membre du corps de métier auquel il se voue. Alors, il baise la main du cheik et de chacune des personnes présentes; il donne une légère contribution et fait partie du corps de métier.
Les Égyptiens, qui vivent habituellement de la manière la plus frugale, mettent dans leurs festins le plus de variété et de profusion; mais lé temps consacré au repos est très-court. Dans les réunions de ce genre, ordinairement on fume, on boit à petits coups du café ou des sorbets, et on fait la conversation.
Pendant la lecture du Coran, les Turcs s'abstiennent, en général, de fumer, et les honneurs qu'ils rendent au livre sacré ont fait dire d'eux que «Dieu a mis la race d'Othman au-dessus des autres musulmans, parce qu'ils honorent le Coran plus que ne le font les autres! »
Les seuls amusements de ces réunions sont quelques récits ou quelques contes; mais tous prennent un plaisir extrême aux danses et aux concerts des musiciens que l'on fait exécuter pendant ces jours de fêtes.
Il est à remarquer qu'un Égyptien s'amuse à jouer n'importe à quel jeu, à moins qu'il ne soit en petit comité de deux ou trois personnes ou dans sa famille. Quoique sociable, l'Égyptien donne rarement de grandes fêtes, et il faut pour cela des événements extraordinaires, comme un mariage, une naissance, etc. Ce n'est aussi qu'alors qu'il est convenable de faire venir des danseuses dans les maisons particulières; en toute autre circonstance, on considère cela comme blessant les usages.
Il y a aussi des fêtes à l'occasion des mariages. Le septième jour (appelé yom es suboua) après le mariage, l'épousée reçoit les femmes ses amies, le matin et l'après-midi. Quelquefois, pendant ce temps, le mari reçoit ses amis, qu'il amuse le soir au moyen de concerts et de danses. La coutume établie en Égypte veut que le mari s'abstienne des droits que lui donne le mariage jusqu'après le septième jour, si celle qu'il épouse est une jeune vierge. A l'issue de ce temps, il est d'usage de donner une fête et de réunir des amis. Quarante jours après le mariage, la jeune mariée se rend au bain avec quelques-unes de ses amies. En revenant chez elle, la mariée leur donne une collation, puis elles s'en vont. Pendant ce temps, le mari donne un repas et fait exécuter des danses et un concert.
Le lendemain de la naissance d'un enfant, deux ou trois danseurs ou danseuses exécutent des pas devant la maison ou dans la cour. Les fêtes à la naissance d'un fils sont plus belles qu'à celles d'une fille. Les Arabes conservent encore en cela le sentiment qui portait leurs ancêtres à détruire leurs enfants du sexe féminin.
Trois ou quatre jours après la naissance d'un enfant, les femmes de la maison, si l'accouchée appartient à l'une des classes élevées ou à l'aise, préparent des mets composés de miel, de beurre clarifié, d'huile de sésame, d'épices et d'aromates, auxquels on ajoute parfois des noisettes grillées[1].
L'enfant est ensuite proclamé par des femmes ou des jeunes filles dans tout le harem; chacune d'elles porte des cierges allumés de couleurs différentes: ces cierges, coupés en deux, sont placés dans des mottes d'une certaine pâte formée de henné; on en met plusieurs sur un plateau. La sage-femme, ou une autre des dames présentes, jette à terre du sel mêlé avec de la graine de fenouil. Ce mélange, placé la veille à la tête du berceau de l'enfant, sert à le préserver des maléfices. La femme qui répand de ce sel dit. «Que ce sel se loge dans l'œil de celui qui ne bénit pas le prophète!» ou bien: «Que ce sel impur tombe dans l'œil de l'envieux!» et chacune des personnes présentes répond: «O Dieu! protège notre seigneur Mahomet! »
Un plateau en argent est présenté à chacune des femmes; elles disent à haute voix: «O Dieu! protège notre seigneur Mahomet! que Dieu t'accorde de longues années! etc.» Les femmes donnent ordinairement un mouchoir brodé, dans l'un des coins duquel se trouve une pièce d'or; ce mouchoir est le plus souvent placé sur la tête de l'enfant ou à ses côtés. Le don d'un mouchoir est considéré comme une dette contractée que l'on acquitte en pareille occasion, ou qui sert à payer une dette contractée en une semblable occasion. Les pièces de monnaie ainsi recueillies servent à orner pendant plusieurs années la coiffure de l'enfant. Outre ces largesses, on donne aussi à la sage-femme. La veille du septième jour, une carafe remplie d'eau, et dont le goulot est entouré d'un mouchoir brodé, est placé à la tête du berceau de l'enfant endormi. La sage-femme prend ensuite une carafe qu'elle place sur un plateau, et elle offre à chaque femme qui vient visiter la femme en couche un verre de cette eau, que chacune d'elles paye au moyen d'une gratification.
Pendant un certain temps après l'accouchement, et qui diffère selon la position ou les doctrines des diverses sectes, mais qui d'ordinaire est de quarante jours, la femme qui a mis au monde un enfant est considérée comme impure. Après le temps appelé nifa, elle va au bain, et dès lors elle est purifiée.