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Voyages dans la basse et la haute Egypte: pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799

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The Project Gutenberg eBook of Voyages dans la basse et la haute Egypte

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Title: Voyages dans la basse et la haute Egypte

Author: Vivant Denon

Release date: September 27, 2007 [eBook #22780]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Valérie Duchossoy and the
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES DANS LA BASSE ET LA HAUTE EGYPTE ***






VOYAGES

DANS

LA BASSE ET LA HAUTE ÉGYPTE,

PENDANT

LES CAMPAGNES DE BONAPARTE,

EN 1798 ET 1799.

PAR VIVANT DENON,

ET LES SAVANTS ATTACHÉS À l'EXPÉDITION DES FRANÇAIS.



ÉDITION ORNÉE DE CXVIII. PLANCHES EN TAILLE-DOUCE.




Note du transcripteur:

Les planches ne sont pas comprises dans le document qui a servi à la production de cette version.



À LONDRES:

CHEZ CHARLES TAYLOR, HATTON GARDEN, ET SHERWOOD, NEELY, ET JONES, PATERNOSTER ROW.


1817.


À BONAPARTE.

Joindre l'éclat de votre nom à la splendeur des monuments d'Égypte, c'est rattacher les fastes glorieux de notre siècle aux temps fabuleux de l'histoire; c'est réchauffer les cendres des Sésostris et des Ménès 1, comme vous conquérants, comme vous bienfaiteurs.

L'Europe, en apprenant que je vous accompagnais dans l'une de vos plus mémorables expéditions recevra mon ouvrage avec un avide intérêt. Je n'ai rien négligé pour le rendre digne du héros à qui je voulais l'offrir.

VIVANT DENON.



Note 1: (retour) Dans la grande édition originale, imprimée par Didot aîné, on lit Mendès, au lieu de Ménès: J'ai rétabli le texte, suivant ce que je crois avoir été l'intention du voyageur. Ménès ayant été le premier roi, et en quelque sorte le fondateur de l'Égypte, tandis que Mendès était une divinité que les Égyptiens adoraient sous la forme d'un bouc; ce ne peut être qu'au premier que le voyageur a voulu assimiler le conquérant. Cette erreur typographique a fourni aux ennemis du général Bonaparte le sujet de quelques mauvaises plaisanteries. Elle a été copiée par les savants traducteurs qui ont rédigé l'édition Anglaise.

AVIS DE L'ÉDITEUR.


Jusqu'à ce jour, toutes les relations des voyageurs qui ont décrit l'Égypte, ont été reçues avec avidité, et les éditions de leurs voyages ont été successivement et rapidement enlevées, ainsi que les traductions qui en ont été faites presque dans toutes les langues.

Cependant les récits de ces voyageurs, et surtout de ceux qui avaient parcouru la Haute-Égypte, étaient si imparfaits; leurs moyens de visiter, d'examiner, et de représenter les monuments que ce pays recèle encore, étaient si bornés, que leurs relations servaient plutôt à exciter la curiosité qu'à la satisfaire.

À l'intérêt général que ce pays inspire, soit par l'importance que lui donnent sa fertilité et sa situation, soit par les souvenirs historiques qu'il retrace à l'imagination, se joint en ce moment l'intérêt des grands événements militaires dont il vient d'être le théâtre; aussi la curiosité est-elle doublement excitée lorsqu'il paraît aujourd'hui quelque nouvelle publication sur l'Égypte. Deux grandes nations y ont paru tour à tour victorieuses. «Elles aimeront toujours à revoir les images des lieux et des monuments témoins de leurs exploits, tandis que leurs savants y chercheront de nouveaux sujets d'étude. Par quelle fatalité se fait-il que des rivalités d'ambition condamnent irrévocablement ce beau pays, ce grand domaine des artistes du monde entier, ce berceau des sciences, cette magnifique école encore subsistante d'architecture et de sculpture, à la destruction, à la misère et à la barbarie? En vain les amis des arts s'étaient flattés d'un arrangement qui leur aurait permis d'aller interroger ces mystérieuses constructions aux lieux qui les ont vu s'élever, et qui semblent encore fiers d'en porter le vénérable fardeau; il faut y renoncer; le charme est détruit; la porte de l'Égypte vient de se refermer une autre fois sur l'Europe, et le dernier soldat Britannique qui évacuera Alexandrie, pourra dire: voi che vorreste entrare, perdete via ogni speranza 2. Honneur soit donc rendu à ceux qui viennent aujourd'hui nous soulever la plus grande partie du voile qui nous cachait encore l'Égypte.

Note 2: (retour) Un homme de lettres m'a communiqué un état qu'il s'était amusé à faire de la dépense que coûteraient, et du nombre de jours que prendraient, la route de Londres à Thèbes et le retour de Thèbes à Londres, par des diligences, paquebots, et coches d'eau réguliers. En voici le résumé:
De Londres à Paris. . . . . . . . . . . . . .  5 jours . .  6 louis d'or,
De Paris à Lyon . . . . . . . . . . . . . . .  5 jours . .  6 do.
De Lyon à Marseille, partie par le Rhône       6 jours . .  5 do.
Paquebot de Marseille à Alexandrie    . . .   18 do    . . 10 do.
D'Alexandrie au Caire par le Canal et le Nil   4 do.   . .  2 do.
Du Caire à Thèbes. . . . . . . . . . . . . .  10 do.   . .  6 do.
                                             ___          ___
                                              48           35

Séjour à Thèbes, au Caire, à Alexandrie, etc. 24 do   . .  30 do.
Retour à Londres . . . . . . . . . . . . .    48 do   . .  35 do.
                                             _______________________

                     Total . . . . . . . .   120 jours. . 100 louis.
                                             _______________________

Cet ami des arts avait l'intention de fonder et de tenir à Thèbes, un caravansérail, ou une auberge à l'Européenne.

Honneur à M. Denon qui, au péril de sa vie, est allé le premier de tous les savants de l'expédition de Bonaparte, au milieu du fracas des batailles, et dans l'incertitude du succès, visiter et dessiner des monuments qui ont fait l'admiration et l'étonnement des siècles passés.

Il n'entre point dans mon objet de discuter ici le mérite ou l'extravagance de cette expédition. Contentons-nous de jouir de ses résultats dans le magnifique ouvrage qu'elle a déjà produit, en attendant l'ouvrage plus magnifique encore que prépare la Commission des arts et des sciences de l'Institut d'Égypte.

Les talents de M. Denon sont déjà jugés par toute l'Europe. Sa touche, fine et spirituelle, l'exactitude de ses dessins, l'agrément de sa manière, étaient connus par les ouvrages qu'il a publiés antérieurement; et il passait généralement pour un des meilleurs dessinateurs existants. Ce dernier ouvrage met le comble à sa réputation d'artiste. On a peine à concevoir comment un homme seul a pu, en si peu de temps, et dans des circonstances tellement pénibles et fatigantes, exécuter un travail aussi prodigieux, et le rendre public d'une manière aussi brillante, en un espace de temps aussi court, (deux ans après son retour).

La gravure a répondu aux talents du dessinateur. Si la réputation des Bertaux, des Coiny et des Malbête n'était pas déjà faite, les planches qu'ils ont gravées pour ce voyage leur assureraient l'immortalité.

Quoique le style du voyageur soit souvent négligé, le journal du voyage n'en est pas moins rempli de charmes. M. Denon a su mêler l'enthousiasme avec la précision, et la gaîté avec l'érudition. Le récit de ses marches, celui des batailles dont il a été témoin, est vif, animé et plaisant, sans être dépourvu de sensibilité. On distinguera surtout la franchise et la candeur avec lesquelles il peint les excès de l'armée Française d'Égypte.

On lui a reproché avec juste raison d'avoir écrit le journal de son Voyage, sans aucune division dans les matières, sans aucun repos, sans aucun chapitre, même sans table qui puisse faciliter la recherche des objets sur lesquels le lecteur peut désirer de revenir.

J'ai essayé de remédier à cet oubli, en divisant par des intitulés en Italique, les divers objets que ce journal présente successivement.

Après avoir ainsi fait la part des éloges que méritent l'écrivain, le dessinateur et les graveurs, il m'est pénible d'en venir à la critique: mais il est impossible de passer sous silence la manière défectueuse dont l'impression de l'ouvrage a été conduite. La dissonance de cette partie de l'exécution avec les autres, est choquante; et elle a d'autant plus droit de surprendre que c'est le premier imprimeur de France, le célèbre Didot aîné, auquel la partie typographique a été confiée.

D'abord, le format, qui n'est propre par son énormité à entrer dans aucune bibliothèque, présente des marges inutiles d'une étendue prodigieuse, qui font croire que l'on a eu intention de spéculer sur l'empressement des lecteurs à se procurer le texte, afin de leur vendre surabondamment une quantité de papier blanc, et d'associer ainsi l'intérêt de l'ouvrage à l'intérêt du marchand. Il n'est pas nécessaire de faire un livre colossal parce qu'on y décrit des colosses.

L'inconvénient de la grandeur de cette publication se fait encore sentir en Angleterre d'une autre manière. Les droits qui sont établis sur l'importation des livres étrangers, se perçoivent en raison de leur poids; aussi a-t-il fallu vendre cet ouvrage à Londres sur le pied de 21 guinées; et sans doute il y sera bientôt à 25, et peut-être 30, car les deux premières éditions de Paris en ont été enlevées aussitôt qu'elles ont été achevées, et l'on n'aura bientôt plus que des planches retouchées.

En second lieu, l'incorrection du texte est au delà de ce que l'on peut imaginer, lorsque l'on voit des caractères si beaux et si larges, et des feuilles tirées avec autant de soin; nous pourrions en donner un errata de deux pages 3. Outre cela, les dates sont souvent erronées, et les noms propres des mêmes villes y sont presque toujours écrits de plusieurs manières différentes.

Note 3: (retour) Parmi ces fautes, je citerai ici l'équivoque ridicule qui se trouve dans la préface Mendès; et puis, page 91, ligne 30, la plaine des moines pour la plaine des Momies (en Anglais the Plain of the Monks, édition de M. Phillips), page 22, ligne dernière, avaries pour avanies; page 30, ligne 3, changea et rendit pour changèrent et rendirent; page 137, ligne 33, supérioté pour supériorité; page 173, ligne 7, les caisses de moines pour des caisses des momies, page 205, ligne 24, j'ai crus pour je crus; ailleurs, celle pour celui, etc.

La difficulté de lire cette édition a obligé d'en faire une petite en trois volumes in 12mo., pour ceux qui craindraient de se disloquer le col, de se casser les reins, ou de se crever les yeux, en lisant l'original.

Cette petite édition a l'inconvénient d'être encore plus défectueuse que l'autre; car, outre les mêmes fautes, elle en a qui lui sont propres, notamment à la page 41, où la dernière ligne de la page 22 de la grande édition a été totalement oubliée.

Dans l'impossibilité où j'étais de copier toutes les planches de l'édition de Paris, et voulant faire une édition de ce voyage plus portative et moins dispendieuse que l'original, j'ai choisi de préférence les dessins qui intéressent le plus les artistes et les savants. J'ai mis de côté les vues inutiles des côtes de la Méditerranée, les représentations des batailles des Français et des Mamelouks, les vues des villes Égyptiennes modernes, les costumes et les portraits des personnages principaux du pays qui ont eu des relations avec l'armée Française, comme étant d'un intérêt beaucoup inférieur: mais je crois n'avoir rien omis des monuments de l'antiquité, ainsi qu'on en jugera par la nomenclature qui suit. Il suffit de dire que mes planches ont été gravées par MM. Landseer, Roffe, Middiman, Armstrong, Smith, Conte, Newton, Mitan, Poole, Audinet, Cardon, Wise, Pollard, &c, pour que l'on soit assuré d'avance qu'elles sont au moins égales à l'original, lorsqu'elles ne lui sont pas supérieures.

J'ai préféré la carte d'Égypte tirée de l'ouvrage du général Reynier, à celle du voyage original; il ne peut pas y avoir deux opinions sur la supériorité de la première.

Enfin, j'ai joint à cet ouvrage environ un demi-volume de découvertes et de descriptions ultérieures, publiées tout récemment par les savants de l'expédition d'Égypte; ce qui assure à mon édition un avantage remarquable sur les petites éditions Françaises et Anglaises du Voyage de M. Denon, lesquelles ont été faites à la hâte, et dont aucune n'est digne de ce bel ouvrage.


PRÉFACE.


Le principal objet d'un auteur, lorsqu'il se décide à faire une préface, est de donner une idée de son ouvrage. Je remplirai cette espèce de devoir en insérant ici le Discours que je me proposais de lire, à l'Institut du Caire, à mon retour de la Haute-Égypte.

«Vous m'avez dit, Citoyens, que l'Institut attendait de moi que je lui rendisse compte de mon Voyage dans la Haute-Égypte, en lui faisant lecture, dans différentes séances, du journal qui doit accompagner les dessins que j'ai rapportés. L'envie de répondre au voeu de l'Institut hâtera la rédaction d'une foule de notes que j'ai prises, sans autre prétention que de ne rien oublier de tout ce que chaque jour offrait à ma curiosité. Je parcourais un pays que l'Europe ne connaît guère que de nom; tout y devenait donc important à décrire; et je prévoyais bien qu'à mon retour chacun m'interrogerait sur ce qui, en raison de ses études, habituelles ou de son caractère, exciterait davantage sa curiosité. J'ai dessiné des objets de tous les genres; et si je crains ici de fatiguer ceux à qui je montre mes nombreuses productions, parce qu'elles ne leur retracent que ce qu'ils ont sous les yeux, arrivé en France, je me reprocherai peut-être de ne les avoir pas multipliées encore davantage, où, pour mieux dire, je gémirai de ce que les circonstances ne m'en ont laissé ni le temps ni les facilités. Si mon zèle a mis en oeuvre tout ce que j'ai de moyens, ils ont été puissamment secondés par le général en chef, en qui les plus vastes conceptions ne font oublier aucun détail. Comme il savait que le but de mon voyage était de visiter les monuments de la Haute-Égypte, il me fit partir avec la division qui devait en faire la conquête. J'ai trouvé dans le général Desaix un savant, un curieux, un ami des arts; j'en ai obtenu toutes les complaisances que pouvaient lui permettre les circonstances. Dans le général Belliard, j'ai trouvé égalité de caractère, de l'amitié, des soins inaltérables; de l'aménité dans les officiers; une cordiale obligeance dans tous les soldats de la vingt-unième demi-brigade; enfin je m'étais identifié de telle sorte au bataillon qu'elle formait, et au milieu duquel j'avais, si l'on peut s'exprimer ainsi, établi mon domicile, que j'oubliais le plus souvent que je faisais la guerre, ou que la guerre était étrangère à mes occupations.

«Comme on avait à poursuivre un ennemi toujours à cheval, les mouvements de la division ont toujours été imprévus et multipliés. J'étais donc obligé quelquefois de passer rapidement sur les monuments les plus intéressants; quelquefois, de m'arrêter où il n'y avait rien à observer. Mais, si j'ai senti la fatigue des marches infructueuses, j'ai éprouvé aussi qu'il est souvent avantageux de prendre un premier aperçu des grandes choses avant de les détailler; que si elles éblouissent d'abord par leur nombre, elles se classent ensuite dans l'esprit par la réflexion; que s'il faut conserver avec soin les premières impressions, ce n'est qu'en l'absence de l'objet qui les a fait naître qu'on peut les bien examiner, les analyser. J'ai pensé aussi qu'un artiste voyageur, en se mettant en marche, devait déposer tout amour-propre de métier; qu'il ne doit pas s'occuper de ce qui peut ou non composer un beau dessin, mais de l'intérêt que devra généralement inspirer l'aspect du lieu qu'il se propose de dessiner. J'ai déjà été récompensé de l'abandon que j'ai fait de cet amour-propre par la complaisante curiosité que vous avez mise, Citoyens, à observer avidement le nombre immense des dessins que j'ai rapportés; dessins que j'ai faits le plus souvent sur mon genou, ou debout, ou même à cheval: je n'ai jamais pu en terminer un seul à ma volonté, puisque pendant toute une année je n'ai pas trouvé une seule fois une table assez bien dressée pour y poser une règle.

«C'est donc pour répondre à vos questions que j'ai fait cette multitude de dessins, souvent trop petits, parce que nos marches étaient trop précipitées pour attaquer les détails des objets dont je voulais au moins vous apporter et l'aspect et l'ensemble. Voilà comme j'ai pris en masse les pyramides de Sakharah, dont j'ai traversé l'emplacement au galop pour aller me fixer un mois dans les maisons de boue de Bénisouef. J'ai employé ce temps à comparer les caractères, dessiner les figures, les costumes des différents peuples qui habitent maintenant l'Égypte, leurs fabriques, le gisement de leurs villages.

«Je vis enfin le portique d'Hermopolis; et les grandes masses de ses ruines me donnèrent la première image de la splendeur de l'architecture colossale des Égyptiens: sur chaque rocher qui compose cet édifice il me semblait voir gravé, Postérité, éternité.

«Bientôt après Dendérah (Tintyris) m'apprit que ce n'était point dans les seuls ordres Dorique, Ionique et Corinthien, qu'il fallait chercher la beauté de l'architecture; que partout où existait l'harmonie des parties, là était la beauté. Le matin m'avait amené près de ses édifices, le soir m'en arracha plus agité que satisfait. J'avais vu cent choses; mille m'étaient échappées: j'étais entré pour la première fois dans les archives des sciences et des arts. J'eus le pressentiment que je ne devais rien voir de plus beau en Égypte; et vingt voyages que j'ai faits depuis à Dendérah m'ont confirmé dans la même opinion. Les sciences et les arts unis par le bon goût ont décoré le temple d'Isis: l'astronomie, la morale, la métaphysique, ont ici des formes, et ces formes décorent des plafonds, des frises, des soubassements, avec autant de goût et de grâce que nos sveltes et insignifiants arabesques enjolivent nos boudoirs.

«Nous avancions toujours. Je l'avouerai, j'ai tremblé mille fois que Mourâd-bey; las de nous fuir, ne se rendît, ou ne tentât le sort d'une bataille. Je crus que celle de Samanhout allait être la catastrophe de ce grand drame: mais, au milieu du combat, il pensa que le désert nous serait plus fatal que ses armes; et Desaix vit encore fuir l'occasion de le détruire, et moi renaître l'espoir de le poursuivre jusqu'au-delà du tropique.

«Nous marchâmes sur Thèbes, Thèbes dont le seul nom remplit l'imagination de vastes souvenirs. Comme si elle avait pu m'échapper, je la dessinai du plus loin que je pus l'apercevoir; et je crus sentir en faisant ce dessin que vous partageriez un jour le sentiment qui m'animait. Nous devions la traverser rapidement; à peine on apercevait un monument, qu'il fallait le quitter.

«Là était un colosse qu'on ne pouvait mesurer que de l'oeil et d'après le sentiment de surprise que sa vue occasionnait; à droite, des montagnes creusées et sculptées; à gauche, des temples, qui, à plus d'une lieue, paraissaient encore d'autres rochers; des palais, d'autres temples dont j'étais arraché; et je me retournais pour chercher machinalement ces cent portes, expression poétique par laquelle Homère a voulu d'un seul mot nous peindre cette ville superbe, chargeant le sol du poids de ses portiques, et dont la largeur de l'Égypte pouvait à peine contenir l'étendue. Sept voyages n'ont pas suffi à la curiosité que m'avait inspirée cette première journée; ce ne fut qu'à la quatrième que je pus toucher à l'autre rive du fleuve.

«Plus loin, Hermontis m'aurait semblé superbe, si je ne l'eusse trouvée presque aux portes de Thèbes. Le temple d'Esné, l'ancienne Latopolis, me parut la perfection de l'art chez les Égyptiens, une des plus belles productions de l'antiquité; celui d'Edfu (ou Apollinopolis Magna), un des plus grands, des plus conservés, et le mieux situé, de tous les monuments de l'Égypte: en son état actuel il paraît encore une forteresse qui la domine.

«Ce fut là que le sort de mon voyage fut décidé, et que nous nous mîmes irrévocablement en marche pour Syené (Assouan); c'est dans cette traversée de désert que pour la première fois je sentis le poids des années, que je n'avais pas comptées en m'engageant dans cette expédition; mon courage plus que mes forces me porta jusqu'à ce terme. Là je quittai l'armée pour rester avec la demi-brigade qui devait tenir Mourâd-bey dans le désert. Fier de trouver à ma patrie les mêmes confins qu'à l'empire Romain, j'habitai avec gloire les mêmes quartiers des trois cohortes qui les avaient jadis défendus. Pendant vingt-deux jours que je restai dans ce lieu célèbre je pris possession de tout ce qui l'avoisinait. Je poussai mes conquêtes jusque dans la Nubie, au-delà de Philoe, île délicieuse, dont il fallut encore arracher les curiosités à ses farouches habitants; six voyages et cinq jours de siège m'ouvrirent enfin ses temples. Sentant toute l'importance de vous faire connaître le lieu que j'habitais, toutes les curiosités qu'il rassemblait, j'ai dessiné jusqu'aux rochers, jusqu'aux carrières de granit, d'où sont sorties ces figures colossales, ces obélisques plus colossales encore, ces rochers couverts d'hiéroglyphes. J'aurais voulu vous rapporter, avec les formes, des échantillons de tout ce qu'elles contiennent d'intéressant. Ne pouvant faire la carte du pays, j'ai dessiné à vol d'oiseau l'entrée du Nil dans l'Égypte, les vues de ce fleuve roulant ses eaux à travers les aiguilles granitiques, qui semblent avoir marqué les limites de la brûlante Ethiopie, et d'un pays plus heureux et plus tempéré. Laissant pour jamais ces âpres contrées, je me rapprochai de la verdoyante Éléphantine, le jardin du tropique: je recherchai, je mesurai tous les monuments qu'elle conserve, et quittai à regret ce paisible séjour, où des occupations douces m'avaient rendu la santé et les forces.

«Sur la rive droite du Nil je trouvai Ombos, la ville du Crocodile, celle de Junon Lucine, Coptos, près de laquelle il fallut défendre ce que je rapportais de richesses, du fanatisme atroce des Mekkyns.

«Établi à Kénéh, j'accompagnai ceux qui traversèrent le désert pour aller à Kosséïr mettre une barrière à de nouvelles émigrations de l'Arabie. Je vis ce que l'on pourrait appeler la coupe de la chaîne du Moqatham, les bords stériles de la mer Rouge: j'appris à connaître, à révérer cet animal patient que la nature semble avoir placé dans cette région pour réparer l'erreur qu'elle a commise en créant un désert. Je revins à Kénéh, d'où je partis successivement pour retourner à Edfou, à Esné, à Hermontis, à Thèbes, à Dendérah; à Edfou, à Thèbes encore, toutes les fois qu'on envoyait un détachement, et partout où il était envoyé. Si l'amour de l'antiquité a fait souvent de moi un soldat, la complaisance des soldats pour mes recherches en a fait souvent des antiquaires. C'est dans ces derniers voyages que j'ai visité les tombeaux des rois; que j'ai pu prendre dans ces dépôts mystérieux une idée de l'art de la peinture chez les Égyptiens, de leurs armes, de leurs meubles, de leurs ustensiles, de leurs instruments de musique, de leurs cérémonies, de leurs triomphes; c'est dans ces derniers voyages que je suis parvenu à m'assurer que les hiéroglyphes sculptés sur les murailles n'étaient pas les seuls livres de ce peuple savant. Après avoir trouvé sur des bas-reliefs des personnages dans l'action d'écrire, j'ai trouvé encore ce rouleau de papyrus, ce manuscrit unique qui a déjà fait l'objet de votre curiosité; frêle rival des pyramides, précieux gage d'un climat conservateur, monument respecté par le temps, et que quarante siècles placent au rang du plus ancien de tous les livres.

«C'est dans ces dernières excursions que j'ai cherché, par des rapprochements, à compléter cette volumineuse collection de tableaux hiéroglyphiques; c'est en pensant à vous, Citoyens, et à tous les Savants de l'Europe, que je me suis trouvé le courage de copier avec une scrupuleuse exactitude les détails minutieux de tableaux secs, dénués de sens, et qui ne devraient avoir pour moi de l'intérêt qu'avec le secours de vos lumières.

«À mon retour, Citoyens, chargé de mes ouvrages, dont le poids s'était journellement augmenté, j'ai oublié la fatigue qu'ils m'avaient coûtée, dans la pensée qu'achevés sous vos yeux, et à l'aide de vos conseils, je pourrais quelque jour les utiliser pour ma patrie, et vous en faire un digne hommage.»



VOYAGE

DANS

LA BASSE ET LA HAUTE ÉGYPTE.



Introduction.--Départ de Paris, et de Toulon.--Arrivée devant Malte.

J'avais toute ma vie désiré de faire le Voyage d'Égypte; mais le temps, qui use tout, avait usé aussi cette volonté. Lorsqu'il fut question de l'expédition qui devait nous rendre maîtres de cette contrée, la possibilité d'exécuter mon ancien projet en réveilla le désir; un mot du héros qui commandait l'expédition décida de mon départ; il me promit de me ramener avec lui; et je ne doutai pas de mon retour. Dès que j'eus assuré le sort de ceux dont l'existence dépendait de la mienne, tranquille sur le passé, j'appartins tout à l'avenir. Bien persuadé que l'homme qui veut constamment une chose acquiert dès lors la faculté de parvenir à son but, je ne songeai plus aux obstacles, ou du moins je sentis au-dedans de moi tout ce qu'il fallait pour les surmonter; mon coeur palpitait, sans qu'il me fût possible de me rendre compte si cette émotion était de la joie ou de la tristesse; j'allais errant, évitant tout le monde, m'agitant sans objet, sans prévoir ni rassembler rien de ce qui allait m'être si utile dans un pays si dénué de toutes ressources. Le brave et malheureux du Falga m'associa mon neveu. Combien je fus reconnaissant de ce bienfait! emmener un être aimable en m'éloignant de tout ce que j'aimais, c'était empêcher la chaîne de mes affections de se rompre, c'était conservé à mon âme l'exercice de sa sensibilité, c'était un acte qui caractérisait la délicatesse de ce brave et savant homme.

Je m'étendrai peu sur mon voyage de Paris jusqu'au port désigné pour l'embarquement. Nous arrivâmes à Lyon sans sortir de voiture; là nous nous embarquâmes sur le Rhône jusqu'à Avignon. Je pensais, en voyant les belles rives de la Saône, les pittoresques bords du Rhône, que, sans jouir de ce qu'ils possèdent, les hommes vont chercher bien loin des aliments à leur insatiable curiosité. J'avais vu la Néva, j'avais vu le Tibre, j'allais chercher le Nil; et cependant je n'avais pas trouvé en Italie de plus belles antiquités qu'à Nîmes; Orange, Beaucaire, S.-Remi, et Aix. Je cite cette dernière ville, parce que nous y restâmes une heure, et que, je m'y baignai dans une chambre et dans une baignoire où, depuis le proconsul Sextus, on n'avait rien changé que le robinet.

Nous perdîmes un jour à Marseille: nous en partîmes le 14 Mai 1798, pour Toulon; et, le 15, j'étais en mer sur la frégate la Junon, destinée avec deux autres frégates à éclairer la route, et former l'avant-garde.

Le vent était contraire; la sortie fut difficile: nous abordâmes deux autres bâtiments; pronostic fâcheux: un Romain serait rentré; mais ce Romain aurait eu tort, car le hasard, qui nous sert presque toujours mieux, que nous ne nous servons nous-mêmes, en ne me laissant rien faire comme je voulais, en me conduisant aveuglément à tout ce que je voulais faire, me mit dès ce moment aux avant-postes, que je ne devais pas quitter de toute l'expédition.

Le 16, nous ne fîmes que des bordées.

Le 17, vers le soir, nous découvrîmes quatre voiles; elles manoeuvraient sous notre vent en ordre de bataille: on ordonna le branlebas; le branlebas! mot terrible dont on ne peut se faire idée, quand on n'a pas été en mer: silence, terreur, appareil de carnage, appareil de ses suites, plus funestes que le carnage même, tout est là sous les yeux réuni sur un même point; la manoeuvre et les canons sont les seuls objets de la sollicitude, et les hommes ne sont plus qu'accessoires; La nuit vint, et non pas la tranquillité; nous la passâmes à notre poste. Au jour, nous n'avions rien perdu de l'avantage des vents: nous ne pouvions juger si c'étaient des vaisseaux ou des frégates; ils étaient quatre, et nous trois; tous nos bas agrès étaient embarrassés de trains d'artillerie: dans l'après-midi la commandante nous ordonna de la suivre en ordre de bataille, et assura son pavillon d'un coup de canon: les bâtiments inconnus arborèrent pavillon espagnol. La nuit arrivait, on nous laissa coucher: à trois heures du matin on nous éveilla avec l'ordre de se préparer au combat.

Je n'étais pas fâché de commencer une expédition par quelque chose de brillant; mais j'avais bien quelque peur d'échanger le Nil contre la Tamise. Nous n'étions plus qu'à une portée de canon, lorsque la commandante envoya un canot, qui après une heure, nous rapporta que nous avions également inquiété quatre frégates espagnoles, qui ne venaient pas plus que nous chercher l'ennemi.

Le 20, à la pointe du jour, le vent passa au nord-ouest: la flotte et le convoi se mirent en mouvement, et à midi lamer en fut couverte. Quel spectacle imposant! jamais pompe nationale ne peut donner une plus grande idée de la splendeur de la France, de sa force, de ses moyens; et peut-on, sans la plus vive admiration, songer à la facilité, à la promptitude avec laquelle fut préparée cette grande et mémorable expédition! On vit accourir avec enthousiasme dans les ports des milliers d'individus de toutes les classes de la société. Presque tous ignoraient quelle était leur destination: ils quittaient femmes, enfants, amis, fortune, pour suivre Bonaparte, et par cela seul que Bonaparte devait les conduire.

Le 21, l'Orient sortit enfin du port, et nous commençâmes à marcher par un bon vent; chaque bâtiment prit ses positions en ordre de marche. Nous nous mîmes en avant; ensuite venait le général avec ses avisos et les vaisseaux de ligne; le convoi suivait la côte entre les îles d'Hyères et du Levant: le soir, le vent fraîchit; le Franklin fut démâté de son hunier d'artimon; deux frégates de notre division furent envoyées pour avertir le convoi de Gênes qui devait nous joindre; et, le 23 au matin, nous nous trouvâmes par le travers de la Corse à la hauteur de St. Florent.

Nous nous dirigions sur le cap Corse, marchant à l'est, abandonnant à notre gauche Gênes et le rivage ligurien. Notre ligne militaire avait une lieue d'étendue, et le demi-cercle que formait le convoi en avait tout au moins six. Je comptai cent soixante bâtiments, sans pouvoir tout compter.

Le 24, au matin, nous avions dépassé le cap Corse; le convoi filait en bon ordre; nos vaisseaux étaient par le travers du cap Corse, et de l'île Capraya. J'en dessinai le détroit.

Le convoi qui était resté sous le vent du cap, ne put le doubler de la journée, et nous restâmes à l'attendre sur le cap même, à une lieue de la terre. Je fis un dessin du cap.

Le 25, au matin, la division légère se trouva par le travers de la côte orientale de la Corse, vis-à-vis de Bastia, dont je distinguai fort bien la rade et le port: j'en fis le dessin. La ville me parut jolie, et le territoire d'un aspect moins sauvage que le reste de l'île: j'en fis un dessin. L'île d'Elbe est un rocher de fer, dont les mines cristallisées offrent toutes les couleurs du prisme. Ce rocher est partagé en trois souverainetés: la seigneurie et les mines sont au prince de Piombino; à gauche, Porto-Ferraio appartient au grand-duc de Toscane; à droite, Porto-Longone est au roi de Naples 4.

Note 4: (retour) D'après le dernier traité de paix avec Naples, la possession de l'île est assurée à la France.

Je fis aussi le dessin de la partie sud-ouest de Capraya, qui n'est de ce côté qu'un rocher escarpé inabordable. Il appartient aux Génois, qui y ont un château et un mouillage à la partie orientale.

À 5 heures, nous avions à l'est l'île Pianose, qui n'est qu'un plateau d'une lieue d'étendue; elle ne s'élève qu'à quelques pieds au-dessus de la surface de la mer; ce qui en fait un écueil très dangereux de nuit pour tout pilote qui ne connaît pas ces parages; elle est entre l'Elbe et Monte-Christo, rocher inculte, abandonné aux chèvres sauvages. À l'ouest de cette île, le vent nous manquait, et notre pesant convoi ne cheminait plus.

Quand le calme s'établit, l'oisiveté développe toutes les passions des habitants d'un vaisseau, fait naître tous les besoins superflus, et les querelles pour se les procurer. Les soldats voulaient manger le double, et se plaignaient; les plus avides vendaient leurs effets ou en faisaient des loteries; d'autres, encore plus pressés de jouir, jouaient, et perdaient plus en un quart d'heure qu'ils ne pouvaient payer en toute leur vie: après l'argent venaient les montres; j'en ai vu six ou huit sur un coup de dés. Lorsque la nuit faisait trêve à ces jouissances violentes, un mauvais violon, un plus mauvais chanteur, charmaient sur le pont un nombreux auditoire: un peu plus loin, un conteur énergique attachait l'attention d'un groupe de soldats, à bord; cet ordre était de marcher sur Cagliari, et de revenir à Porto-Vecchio, si l'ennemi supérieur en forces nous y avait prévenus.

Le 31 Mai et le 1er Juin, nous ne pûmes profiter du vent, la flotte n'ayant fait que des bordées: le soir, la Badine nous rejoignit, nous apportant l'espoir presque certain de trouver la mer libre à la pointe de Cagliari. Le soir, je dessinai cette pointe.

Jusqu'au 5 il n'y eut rien de nouveau. Nos provisions s'achevaient; notre eau fétide ne pouvait plus être chauffée; les animaux utiles disparaissaient, et ceux qui nous mangeaient centuplaient.

Le 6, nous reçûmes l'ordre d'une nouvelle formation; ce qui nous fit penser que décidément nous nous mettions en marche, et que nous allions faire canal. La Diane marchait en avant: nous passions ses signaux à l'Alceste, qui les transmettait au Spartiate, de là à l'Aquilon, et enfin à l'Amiral. Vers les 8 heures nous nous trouvâmes dans l'ordre que je viens de décrire. En cas que la Diane chassât un vaisseau ennemi, les cinq bâtiments de la flotte légère, devaient forcer de voiles pour les rejoindre. Nous vîmes de petits dauphins à notre proue; mais, à notre grand regret, ils disparurent pendant que nous nous disposions à les harponner. Je les observai de très près; leur marche ressemble au tangage d'un bâtiment; ils sortent ainsi de l'eau, et s'élancent à vingt pieds en avant; leur forme est élégante, et leurs mouvements rapides ressemblent plutôt à la gaieté d'une joute, qu'ils n'annoncent la voracité d'un animal qui cherche une proie. Le soir, le vent fraîchit, et, passant de l'est à l'ouest, rassembla de telle sorte le convoi, que je crus voir Venise, et que tous ceux qui connaissaient cette ville s'écrièrent, C'est Venise qui marche!; Au soleil couchant nous découvrîmes Martimo, et reçûmes ordre de rallier le convoi, au milieu duquel nous passâmes la nuit comme dans une ville ambulante.

Le 7, nous réprimes l'ordre de la veille. Je dessinai le Martimo, rocher qui semble être un môle à la pointe occidentale de la Sicile: c'est un des points de reconnaissance de la Méditerranée, et c'était un de ceux où nous pouvions trouver les Anglais. Le vent fraîchit, et nous faisions deux lieues à l'heure; c'est dans ces cas qu'on oublie les inconvénients de la mer pour ne voir que l'avantage d'en faire l'agent d'une marche de quarante mille hommes, sans halte ni relais. À une heure, nous étions par le travers de Martimo, à une lieue de ce rocher, découvrant la Favaniane, autre rocher qui est devant Trapany, et le Mont-Erix, qui domine cette ville célèbre par un temple de Vénus, et par la manière dont on y offrait des sacrifices à cette déesse. J'avais autrefois visité le Mont-Erix, et j'y avais cherché son temple, la ville du même nom, renommée par la beauté des femmes qui l'habitaient: mais, malgré ma jeunesse et l'imagination de cet âge, je n'avais pu voir qu'un méchant village, quelques substructions du temple, et les squelettes des anciennes beautés. Je fis un dessin de la Favaniane, du Mont-Erix, et d'une partie de la côte de Sicile.

Ce pays agréable, cultivé, abondant, consolait nos yeux de l'aspect âpre des côtes de Corse et des rochers qui les avoisinent: ils avaient un charme de plus pour moi, celui des souvenirs; la Sicile était pour mon imagination une ancienne propriété: je pouvais apercevoir, à travers les vapeurs de l'atmosphère, Marsala, l'ancienne Lilybée, d'où les Grecs et les Romains voyaient sortir de Carthage les flottes qui venaient les attaquer. Plus loin, j'entrevoyais les campagnes vertes et riantes de Mazzarra, la ville de Motia, que les Syracusains attachèrent à la terre par une jetée, pour y aller combattre les Carthaginois; et mon imagination, suivant la côte, revoit les aspects de Sélinonte, de ses temples, de ses colonnes debout ressemblant encore à des tours, et plus loin l'hospitalière Agrigente. Nous faisions trois lieues à l'heure; et mon rêve allait se réaliser, lorsqu'on nous signala de nous rapprocher de l'armée pour passer la nuit avec elle. Je fis, en soupirant de regret, un dessin de ce que je voyais de ces heureuses côtes: c'était un dernier hommage, et, suivant toute apparence, ce fut un éternel adieu.

La nuit fut belle. J'avais recommandé qu'on m'éveillât si l'on voyait encore la terre au point du jour; à trois heures et demie j'étais sur le pont, et les premiers rayons du jour me firent voir que toute l'armée et le convoi faisant canal avaient marché sur Malte. La Sicile disparut. J'aperçus au sud-ouest, pu plutôt je jugeai le gisement de la Pantellerie aux nues orageuses dont elle s'enveloppe perpétuellement, honteuse sans doute d'avoir de tout temps servi aux vengeances des gouvernements: les Romains y exilaient leurs illustres proscrits; elle recèle encore les prisonniers d'état du roi de Naples.

Le 8, le ciel fut clair; mais un vent faible nous fit faire peu de chemin; et une chasse que nous fîmes sur un bâtiment inconnu nous sépara de la flotte, que nous ne pûmes rejoindre. On vit un poisson d'environ 80 pieds de long.

La nuit fut calme, et le point du jour du 20 nous retrouva dans la même position où nous avait laissés le soleil couchant. Nous vîmes au nord-est l'Etna se découper sur l'horizon; j'en reconnus les contours dans tous leurs développements; la fumée s'échappait par son flanc oriental, et accusait une éruption par une bouche accidentelle; il était à 50 lieues de nous, et paraissait encore plus grand que les montagnes de la côte du midi, qui n'en était qu'à 12. À peine le soleil fut-il à quelques degrés d'élévation, qu'il disparut avec l'ombre qui marquait son contour.

Nous aperçûmes le Gozo à six heures; le soir nous le distinguâmes parfaitement qui rougissait à l'horizon à 7 lieues de distance: nous nous mîmes en panne pour passer la nuit et attendre le convoi. À la pointe du jour, je revis encore l'Etna, dont la fumée s'étendait sur le ciel à plus de 20 lieues de distance comme un long voile de vapeurs. Nous étions alors à 53 lieues de l'île.

Tous les bâtiments armés passèrent à la poupe du général. Nous n'avions pas encore approché de l'Orient depuis notre départ: cette évolution avait quelque chose de si auguste et de si imposant que, malgré le plaisir que nous avions de nous revoir, nous n'ajoutâmes pas une phrase au bonjour qu'à voix basse nous dîmes en passant.

Le 9, nous tournâmes à la partie nord du Gozo; c'est un plateau élevé, taillé à pic, et sans abordage: nous côtoyâmes ensuite la partie orientale à demi portée de canon. Ce côté, qui paraît d'abord aussi aride que l'autre, est cependant cultivé en coton; toutes les petites vallées sont autant de jardins.

Vers le milieu de l'île, il y a un gros village, sous lequel est une batterie, et au sommet le plus élevé un château casematé, fort bien bâti.

À huit heures, on signala des voiles; on en distinguait trente: était-ce la flotte ennemie? on envoya reconnaître; c'était enfin la division du général Desaix, le convoi de CivitaVecchia, qui avait suivi la côte d'Italie, passé le détroit de Messine, et nous avait précédés de quelques jours devant Malte.

De même que l'avalanche, qui s'est grossie en roulant des neiges, menace dans sa chute accélérée par sa masse d'entraîner les forêts et les villes, ainsi notre flotte, devenue immense, portait sans doute l'effroi sur tous les parages qui venaient à la découvrir. La Corse avertie n'avait ressenti d'autre émotion que celle qu'inspire un aussi grand spectacle; la Sicile fut épouvantée; Malte nous parut dans la stupeur. Mais n'anticipons pas sur les événements.


Prise de Malte.

À cinq heures, nous passâmes devant le Cumino et le Cumin Otto, qui sont deux îlots qui séparent le Gozo de Malte, et composent avec ces deux derniers toute la souveraineté du Grand-Maître. Il y a plusieurs petits châteaux pour garder les îlots des Barbaresques, et les empêcher de s'y établir lorsque les galères de Malte ont fini leur croisière. Une de nos barques allait y aborder; on lui refusa de mettre à terre: son canot fit le tour, et en sonda les mouillages. À six heures, nous vîmes Malte, dont l'aspect ne m'imposa pas moins d'admiration que la première fois que je l'avais vue: deux seules méchantes barques vinrent nous proposer du tabac à fumer. La nuit vint; aucune lumière ne parut dans la ville: notre frégate était par le travers de l'entrée du port à moins d'une portée de canon du fort S.-Elme; on ordonna de mettre toutes les embarcations en mer. À neuf heures, on nous signala de prendre position; le vent était presque nul. L'armée fit des signaux de nuit relatifs à ces mouvements, et à ceux du convoi; on tira des fusées, puis le canon; ce qui fit éteindre jusqu'à la dernière lumière du port. Notre capitaine était allé à bord du général; mais il garda le secret sur les ordres qu'il y avait reçus.

Le 22, à quatre heures du matin, entraînés par les courants, nous étions sous le vent de l'île, dont nous voyions la partie de l'est; il n'y avait point encore de vent. Je fis une vue de toute l'île, du Gose, et des deux îlots, pour avoir une idée de la forme générale de ce groupe et de sa surface sur toute la ligne horizontale de la mer.

Il s'éleva une petite brise; on en profita pour former une ligne demi-circulaire, et dont une extrémité aboutissait à la pointe Ste.-Catherine, et l'autre à une lieue à gauche de la ville, et en bloquait le port, nous mîmes le centre par le travers des forts S.-Elme et S.-Ange. Le convoi était allé mouiller entre les îles de Cumino et du Gose. Un moment après on entendit un coup de canon qui partait du fort Ste.-Catherine, et qui était dirigé sur les barques qui s'approchaient de la côte, et le débarquement que commandait Desaix: tout de suite un autre coup se fit entendre du château qui domine la ville; sur le même château l'étendard de la religion fut déployé en même temps, à l'autre extrémité de la circonvallation de nos bâtiments, des chaloupes mettaient à terre des soldats et des canons: à peine formés sur le rivage, ils marchèrent sur deux postes, dont la garnison se replia après un moment de résistance. Alors les batteries de tous les forts commencèrent à tirer sur les débarquements et sur nos bâtiments. J'en fis le dessin. Les forts continuèrent à tirer jusqu'au soir avec une précipitation imprudente qui décelait le trouble et la confusion. À dix heures, nous vîmes nos troupes gravir le premier monticule, et marcher sur les derrières de la Cité Valette, pour s'opposer à une sortie qu'avaient faite les assiégés: ils furent repoussés jusque dans les murs et sous les batteries; la fusillade ne cessa qu'à la nuit fermée. Cette tentative de la part des chevaliers unis à quelques gens de la campagne eut une funeste issue: il y avait eu du mouvement dans la ville, et la populace massacra plusieurs chevaliers à leur rentrée.

Le vent tombait: nous profitâmes du:-reste de la brise pour nous rapprocher des vaisseaux, dans la crainte de nous trouver par un calme plat à la disposition de deux galères Maltaises, qui étaient venues mouiller à l'entrée du port. J'étais toujours sur le pont, et, la lunette à la main, j'aurais pu faire de là le journal de ce qui se passait dans la ville, et noter, pour ainsi dire, le degré d'activité des passions qui en dirigeaient les mouvements. Le premier jour tout était en armes: les chevaliers en grande tenue, une communication perpétuelle de la ville aux forts, où l'on faisait entrer toutes sortes de provisions et de munitions; tout annonçait la guerre: le second jour, le mouvement n'était plus que de l'agitation; il n'y avait qu'une partie des chevaliers en uniforme; ils se disputaient et n'agissaient plus.

Le 12, à la pointe du jour, je retrouvai tout dans le même état où je l'avais laissé: on continua un feu lent et insignifiant. Bonaparte était revenu à bord; le général Reynier, qui s'était emparé du Gose, lui avait envoyé des prisonniers; après se les être fait nommer, il leur dit d'un ton indigné: Puisque vous avez pu prendre les armes contre votre patrie, il fallait savoir mourir; je ne veux point de vous pour prisonniers; vous pouvez retourner à Malte tandis qu'elle ne m'appartient pas encore.

Une barque sortit du port; nous envoyâmes un canot la héler, et la conduire au général. Quand je vis cette petite barque portant à sa poupe l'étendard de la religion, cheminant humblement sous ces remparts qui avaient victorieusement résisté deux années à toutes les forces de l'orient commandées par le terrible Dragus; quand je me peignis cette masse de gloire, acquise et conservée pendant des siècles, venant se briser contre la fortune de Bonaparte, il me sembla entendre frémir les mânes des Lisle-Adam, des Lavalette, et je crus voir le temps faire à la philosophie, le plus illustre sacrifice de la plus auguste de toutes les illusions.

À onze heures, il se présenta une seconde barque avec le drapeau parlementaire: c'étaient des chevaliers qui quittaient Malte; ils ne voulaient point être comptés parmi ceux qui avaient tenté de résister. On put juger par leurs discours que les moyens des Maltais se réduisaient à peu de chose. A quatre heures, la Junon était à une demi portée; j'observai tous les forts, et j'y voyais moins d'hommes que de canons.

Les portes des forts étaient fermées; ils n'avaient plus de communication avec la ville; ce qui faisait voir la méfiance et la mésintelligence qui existaient entre les habitants et les chevaliers. L'aide de camp Junot fut envoyé avec l'ultimatum du général. Quelques moments après une députation de douze commissaires Maltais se rendit à l'Orient. Nous nous trouvions parfaitement vis-à-vis de la ville, percée du nord au sud, et dont nous avions la vue dans toute la longueur des rues; elles étaient aussi éclairées alors qu'elles avaient été obscures la nuit de notre arrivée.

Le 13 au matin, nous apprîmes que l'aide de camp du général avait été reçu avec acclamation par les habitants. Avec ma lunette, je distinguai que la grille qui fermait le fort S.-Elme paraissait assaillie par une multitude de gens du peuple: ceux qui étaient dedans étaient assis sur les parapets des batteries sans proférer une parole, dans l'attitude de gens qui attendent avec inquiétude. A onze heures et demie, nous vîmes partir de l'Orient la barque parlementaire qui y était restée la nuit, et en même temps, nous reçûmes l'ordre d'arborer le grand pavillon; un moment après, on nous signala que nous étions maîtres de Malte.

Cette île devenait une échelle entre notre pays et celui que nous allions conquérir; elle achevait la conquête de la Méditerranée, et jamais la France n'était arrivée à un si haut degré de puissance. A cinq heures nos troupes entrèrent dans les forts et furent saluées par la flotte, de cinq cents coups de canon.

Nous étions sortis les premiers de Toulon, nous entrâmes les derniers à Malte; nous ne pûmes aller à terre que le 14 au matin. Je connaissais cette ville surprenante; je ne fus pas moins frappé, la seconde fois, de l'aspect imposant qui la caractérise.

On hésite en géographie si l'on doit attacher Malte à l'Europe ou à l'Afrique. La figure des Maltais, leur caractère moral, la couleur, le langage, doivent décider la question en faveur de l'Afrique.

Français et Maltais, tous étaient très surpris de se trouver sur le même sol; chez nous c'était de l'enthousiasme, chez eux de la stupéfaction.

On délivra tous les esclaves turcs et arabes; jamais la joie ne fut prononcée d'une manière plus expressive: lorsqu'ils rencontraient les Français, la reconnaissance se peignait dans leurs yeux d'une manière si touchante, qu'à plusieurs reprises elle me fit verser des larmes; ce fut un vrai bonheur que j'éprouvai à Malte. Pour prendre une idée de leur extrême satisfaction dans cette circonstance, il faut savoir que leur gouvernement ne les rachetait et ne les échangeait jamais, que leur esclavage n'était adouci par aucun espoir: ils ne pouvaient pas même rêver la fin de leurs peines.

J'allai chercher mes anciennes connaissances: je revis avec un plaisir nouveau les belles peintures à fresque du Calabrese dont les voûtes de l'église de S.-Jean sont décorées, et le magnifique tableau de Michel Ange de Caravage, dans la sacristie de la même église. J'allai à la bibliothèque; et j'y vis un vase étrusque, trouvé au Gose, de la plus belle espèce et pour la terre et pour la peinture. Je fis le dessin d'un vase de verre d'une très grande proportion, celui d'une lampe trouvée de même au Gose, celui encore d'une espèce de disque votif en pierre, portant en bas-relief sur l'une de ses faces; un sphinx avec la patte sur une tête de bélier: le travail n'en est pas précieux, mais il y a trop de style pour laisser douter, que ce morceau ne soit antique; le reste des curiosités est gravé dans le Voyage pittoresque d'Italie.

On avait trouvé depuis quelques mois une sépulture près la cité, dans un lieu appelé Earbaçeo.

Le quatrième jour, le général nous donna un souper où furent admis les membres des autorités nouvellement constituées. Ils virent avec autant de surprise que d'admiration l'élégance martiale de nos généraux, cette assemblée d'officiers: rayonnants de santé, de vie, de gloire, et d'espérance; ils furent frappés de la physionomie imposante du général en chef, dont l'expression agrandissait la stature.

Le mouvement qui avait régné dans la ville à notre arrivée avait fait fermer les cafés et autres lieux publics: les bourgeois, encore étonnés des événements, se tenaient clos dans leurs maisons; nos soldats, la tête échauffée par le soleil et par le vin, avaient épouvanté les habitants, qui avaient fermé leurs boutiques et caché leurs femmes. Cette belle ville, où nous ne voyions que nous, nous parut triste; ces forts, ces châteaux, ces bastions, ces formidables fortifications qui semblaient dire à l'armée que rien ne pouvait plus l'arrêter et qu'elle n'avait plus qu'à marcher à la victoire, la firent retourner avec plaisir à bord. Le vent s'opposait cependant à notre sortie; j'en profitai pour faire trois vues de l'intérieur du port.

La journée du 19 se passa à courir des bordées devant le port.

Le matin du 20, le général sortit, laissant dans l'île quatre mille hommes de troupes, commandés par le général Vaubois, deux officiers de génie et d'artillerie, un commissaire civil, et enfin tous ceux qui, poussés par une inquiète curiosité, s'étaient embarqués sans trop de réflexion, qui, par une suite de leur inconstance ou de leur inconséquence, s'étaient dégoûtés sur la route, et qui, fatigués des inconvénients inséparables des voyages, les comptaient au nombre des injustices, qu'à les en croire, on leur faisait éprouver. J'en ai vu qui, peu touchés des beautés de Malte, de la commodité des ports, et de l'avantage de sa situation, trouvaient ridicule qu'un rocher sous le climat de l'Afrique ne fût pas aussi vert que la vallée de Montmorency: comme si chaque contrée n'avait pas reçu des dons particuliers de la nature! Voyager n'est-ce pas en jouir? et ne les détruit-on pas en cherchant à les comparer?

Si l'aspect de Malte est aride, peut-on voir sans admiration que la plus petite colline qui recèle quelque peu de terre soit toujours un jardin aussi délicieux qu'abondant, où l'on pourrait acclimater toutes les plantes de l'Asie et de l'Afrique? Cette espèce de première serre chaude pourrait servir à en alimenter une autre à Toulon, et, par degré, en amener les productions jusqu'à Paris, sans leur avoir fait éprouver les secousses trop vives qu'occasionne l'extrême différence des climats: peut-être y naturaliserait-on une grande partie des plantes exotiques que nous faisons venir à grands frais chaque année dans nos serres, qui y languissent la seconde année, et y périssent, la troisième. Les expériences déjà faites sur les animaux me semblent venir à l'appui de ce système de graduation.


Départ de Malte.--La Flotte Française échappe dans une Brume à
l'Escadre de l'Amiral Nelson.--Arrivée devant Alexandrie
.

Toute la journée du 20 Juin fut employée à rassembler l'armée, l'escadre légère, et les convois. Vers les six heures on signala de se mettre en ordre de marche: le mouvement fut général dans tous les sens, et produisit la confusion.

Obligés de céder le passage à l'Amiral, nous nous aperçûmes un peu tard que la frégate la Léoben venait sur nous: l'officier de quart prétendait que la Léoben avait tort, et s'en tint strictement à la tactique; le capitaine, plus occupé de sauver la frégate contre la règle que de donner un tort à la Léoben, ordonna une manoeuvre; l'officier en ordonna une autre: il y eut un moment d'inertie; il ne fut plus temps d'opérer. Je conçus notre danger à la contraction de toute la personne de notre capitaine: Nous aborderons! nous allons aborder! nous abordons! furent les trois mots prononcés consécutivement; et le temps de les prononcer celui qu'il fallait pour décider de notre sort. Les bâtiments s'approchent, les agrès s'engagent, se déchirent; une demi manoeuvre de la Léoben nous fait présenter son flanc, et le choc est amorti par des roues de trains d'artillerie attachées contre son bordage; elles sont fracassées: les cris de quatre cents personnes, les bras étendus vers le ciel, me font croire un instant que la Léoben est la victime de ce premier choc; nous voulons faire un mouvement pour éviter ou diminuer le second, nous trouvons à tribord l'Artémise qui nous arrivait dans le sens contraire, et, en avant, la proue d'un vaisseau de 74, que nous n'eûmes pas le temps de reconnaître. L'effroi fut à son comble; nous étions devenus un point où tous les dangers se concentraient à la fois. Le second mouvement de la Léoben nous présentait la partie de l'avant; sa vergue de misaine entra sur notre pont. Cet incident, qui pouvait être funeste à bien du monde, tourna à notre avantage; les matelots, et notamment les Turcs qui nous étaient arrivés, se jetèrent sur cette vergue, et firent de tels efforts pour la repousser, que le coup, qui n'était point appuyé par le vent, fut amorti; et cette fois nous en fûmes quittes pour un trou fait dans la partie haute de notre bordage par l'ancre de la Léoben. L'Artémise avait glissé à notre poupe; le vaisseau avait avancé; les efforts pour le débarrasser de la vergue de la Léoben l'avaient repoussé au large, et tous ces dangers, qui s'étaient amoncelés sur nous comme les huées pendant l'orage, se dissipèrent encore plus promptement. Il ne nous resta que la fureur de notre officier de quart, qui aurait voulu que nous eussions tous péri, pour prouver à son camarade que c'était lui qu'il fallait accuser. Nous dûmes notre salut à la faiblesse du vent, et aux trains d'artillerie qui affaiblirent le premier choc. Deux bâtiments marchands qui se heurtent peuvent se faire quelque mal, mais non s'anéantir: il n'en est pas de même de deux vaisseaux de guerre; il est bien rare que l'un ou l'autre ne périsse, et souvent tous les deux.

Le 21, nous eûmes toute la journée un calme plat, et toute la chaleur du soleil de la fin de Juin au trente-cinquième degré.

Dans la nuit, une brise nous mit en pleine route. L'ordre de la marche fut changé.

Le 22, on mit le convoi en avant, l'armée derrière, et nous sur le flanc gauche.

Les 23, 24, et 25, nous eûmes un temps fait, vent arrière, qui nous eût menés à Candie, si nous n'eussions pas eu notre convoi qu'il fallait attendre à tout moment.

Les vents de nord et de nord-est sont les vents alizés de la Méditerranée pendant les trois mois de Juin, Juillet et Août; ce qui rend la navigation de cette saison délicieuse pour aller au sud et à l'ouest, mais ce qui en même temps fait dépendre du hasard tous les retours, parce qu'il faut les faire dans les mauvaises saisons.

Du 25 au 26, nous fîmes quarante-huit lieues par une brise qui était presque du vent. On nous fit signal à onze heures de faire chasse pour trouver la terre; nous découvrîmes la partie de l'ouest de Candie à quatre heures. Je vis le mont Ida de vingt lieues; je le dessinai à quinze; Je n'en voyais que le sommet et la base, le reste de l'île se perdant dans la brume; mais je craignais qu'elle ne m'échappât dans la nuit, et de n'avoir pas pris le contour de la montagne où naquit Jupiter, et qui fut la patrie de presque tous les dieux.

J'aurais eu le plus grand désir de voir le royaume de Minos, de chercher quelques vestiges du labyrinthe; mais ce que j'avais prévu arriva, l'excellent vent que nous avions nous tint éloignés de l'île.

Le 27, à cinq heures, je trouvai que nous avions cheminé dans la direction de la côte de l'est sans nous en approcher; le vent avait été si fort pendant la nuit que tout le convoi était dispersé: nous passâmes toute la matinée à le rassembler, et à diminuer de voiles pour l'attendre. C'était pendant cette manoeuvre que, par une brume épaisse, le hasard nous dérobait à la flotte anglaise, qui, à six lieues de distance, gouvernant à l'ouest, allait nous cherchant à la côte du nord.

Le soir du 28, on nous signala de passer à poupe de l'Orient. Il serait aussi difficile de donner que de prendre une idée exacte du sentiment que nous éprouvâmes à l'approche de ce sanctuaire du pouvoir, dictant ses décrets, au milieu de trois cents voiles, dans le mystère et le silence de la nuit: la lune n'éclairait ce tableau qu'autant qu'il fallait pour en faire jouir. Nous étions cinq cents sur le pont, on aurait entendu voler une mouche; la respiration même était suspendue. On ordonna à notre capitaine de se rendre à bord du commandant. Quelle fut ma joie à son retour, lorsqu'il nous dit que nous étions dépêchés en avant pour aller chercher notre consul à Alexandrie, et savoir si on était instruit de notre marche et quelles étaient les dispositions de cette ville à notre égard; qu'il nous était réservé d'aborder les premiers en Afrique pour y recueillir nos compatriotes, et les mettre à l'abri du premier mouvement des habitants à l'approche de la flotte. Dès cet instant nous déployâmes toutes les voiles pour faire le plus vite qu'il nous serait possible les soixante lieues qui nous restaient à parcourir; mais le vent nous manqua toute la nuit du 28 au 29: nous eûmes quelques heures de brise, et le reste du temps nous ne fîmes de chemin que par le mouvement donné à la mer, et les courants qui portaient sur le point que nous devions atteindre.

Notre mission, après avoir prévenu les Francs de se tenir sur leurs gardes, était de venir retrouver l'armée qui devait croiser, et nous attendre à six lieues du cap Brûlé. À midi, nous étions à trente lieues d'Alexandrie; à quatre heures les gabiers crièrent terre; à six nous la vîmes du pont: nous eûmes toute la nuit la brise; à la pointe du jour je vis la côte à l'ouest, qui s'étendait comme un ruban blanc sur l'horizon bleuâtre de la mer. Pas un arbre, pas une habitation; ce n'était pas seulement la nature attristée, mais la destruction de la nature, mais le silence et la mort. La gaieté de nos soldats n'en fut pas altérée; un d'eux dit à son camarade en lui montrant le désert: Tiens, regarde, voilà les six arpents qu'on t'a décrétés. Le rire général que fit éclater cette plaisanterie peut servir de preuve que le courage est désintéressé, ou du moins qu'il a sa source dans de plus nobles sentiments.

Ces parages sont périlleux dans les temps d'orage et dans les brumes de l'hiver, parce qu'alors la côte basse disparaît, et qu'on ne l'aperçoit que lorsqu'il n'est plus temps de l'éviter. Mais le bonheur qui nous accompagnait nous laissa maîtres de manoeuvrer sur le cap Durazzo, que nous cherchions en tirant à l'est quart de sud.

À dix lieues du cap, à cinq d'Alexandrie, nous vîmes une ruine que l'on appelle la Tour des Arabes; à midi j'en fis un dessin. Cette ruine me parut un carré bastionné; à quelque distance il y a une tour. J'aurais bien désiré pouvoir mieux en distinguer les détails, juger si c'est une fabrique arabe, ou si sa construction est antique, et à quelle antiquité elle appartient; si c'est la Taposiris des anciens, que Procope nous donne comme le tombeau d'Osiris, ou le Chersonesus de Strabon, ou bien Plinthine, dont le golfe tirait son nom. La garnison d'Alexandrie a poussé depuis des reconnaissances jusqu'à ce poste; mais les rapports purement militaires de ces reconnaissances n'ont pu porter aucune lumière sur l'origine de ces ruines, et n'ont fait qu'augmenter la curiosité qu'inspirent leur masse et leur étendue. En général toute cette côte de l'ouest, contenant la petite et la grande Syrte de la Cyrénaïque, autrefois très habitée, qui a eu des républiques, des gouvernements particuliers, est à présent une des contrées les plus oubliées de l'univers, et n'est plus rappelée à notre mémoire que par les superbes médailles qui nous en restent.

De droite et de gauche notre terre promise nous parut plus aride encore que celle des Juifs. Il est vrai que jusqu'alors elle ne nous avait pas coûté si cher; que, s'il ne nous avait pas plu des cailles toutes rôties, notre manne ne s'était pas corrompue; que nous n'avions pas eu de coliques ardentes et que nous avions encore conservé tout ce qui était tombé aux Israélites; mais au reste les Arabes Bédouins, qui errent sur ces côtes, auraient pu équivaloir à ces fléaux, et nous devenir aussi funestes. On assure cependant que depuis vingt ans ils ont fait un accord avec la factorerie d'Alexandrie, par lequel, après plus ou moins d'avanies, ils rendent les naufragés pour vingt piastres par tête, au lieu de les tuer, comme ils faisaient plus anciennement.

Le lieutenant, que l'on dépêcha à terre, partit à une heure après midi; il n'avait pas le pied dans le canot que nous attendions son retour et comptions les instants.

Je fis de trois lieues de distance, une vue d'Alexandrie.

Nous voyions avec la lunette le drapeau tricolore sur la maison de notre consul: je me figurais la surprise qu'il allait éprouver, et celle que nous ménagions au shérif d'Alexandrie pour le lendemain.

Quand les ombres du soir dessinèrent les contours de la ville, que je pus distinguer ces deux ports, ces grandes murailles flanquées de nombreuses tours, qui n'enferment plus que des mornes de sables, et quelques jardins où le vert pâle des palmiers tempère à peine l'ardente blancheur du sol, ce château Turc, ces mosquées, leurs minarets, cette célèbre colonne de Pompée, mon imagination se reporta sur le passé; je vis l'art triompher de la nature, le génie d'Alexandre employer la main active du commerce pour planter sur une côte aride les fondements d'une ville superbe, et la choisir pour y déposer les trophées des conquêtes du monde; les Ptolomées y appeler les sciences et les arts, et y rassembler cette bibliothèque à la destruction de laquelle la barbarie a employé des années: c'est là, me disais-je, pensant à Cléopâtre, à César, à Antoine, que l'empire de la gloire a cédé à l'empire de la volupté: je voyais ensuite l'ignorance farouche s'établir sur les ruines des chefs-d'oeuvre des arts, achevant de les consumer, et n'ayant cependant pu défigurer encore les beaux développements qui tenaient aux grands principes de leurs premiers plans. Je fus tiré de cette préoccupation, de ce bonheur de rêver devant de grands objets, par un coup de canon tiré de notre bord; pour appeler à l'ordre un bâtiment qui avait mis tout au vent pour entrer malgré nous à Alexandrie, et y porter, sans doute l'avis de notre marche: la nuit le déroba bientôt à nos recherches. Notre inquiétude sur le canot augmentait à chaque moment; et se changeait en terreur. À minuit, nous entendîmes appeler avec des voix effrayées, et bientôt nous vîmes entrer notre consul et son drogman, échappant au sabre vengeur et à l'effroi répandu dans le pays. Ils nous apprirent qu'une flotte de quatorze vaisseaux de guerre anglais n'avait quitté que la veille au soir le mouillage d'Alexandrie; que les Anglais avaient déclaré qu'ils nous cherchaient pour nous combattre; ils avaient été pris pour des Français; et tout le pays, déjà averti de nos projets, et instruit de la prise de Malte, s'était aussitôt soulevé; on avait fortifié les châteaux, ajouté des milices aux troupes réglées, et rassemblé une armée de Bédouins (ce sont les Arabes errants, que les habitants poursuivent, mais avec lesquels ils s'allient lorsqu'ils ont à combattre un ennemi commun).

La présence des Anglais avait noirci notre horizon. Quand je me rappelai que trois jours auparavant nous regrettions que le calme nous retînt, et que sans lui nous serions tombés dans la flotte ennemie, à laquelle nous aurions découvert la nôtre, je me vouai dès lors au fatalisme, et me recommandai à l'étoile de Bonaparte.

Le shérif n'avait consenti au départ du consul qu'en le faisant accompagner par des mariniers d'Alexandrie, qui devaient l'y ramener: ils parlaient la langue franque, et entendaient l'italien; je causai avec eux: ils ajoutèrent à ce que le consul avait dit, que les Anglais avaient fait route à l'est pour aller nous chercher à Chypre, où ils croyaient que nous étions restés.

Nous marchions à la rencontre de notre flotte: la première pointe du jour nous fit découvrir la première division du convoi; à sept heures, nous arrivâmes à bord de l'Orient.

J'avais été chargé d'accompagner le consul d'Alexandrie; nous avions à dire au général ce qui pouvait le plus vivement l'intéresser dans une circonstance aussi critique: on avait vu les Anglais, ils pouvaient arriver à chaque instant; le vent était très fort, le convoi mêlé à la flotte, et dans une confusion qui eût assuré la défaite la plus désastreuse si l'ennemi eût paru. Je ne pus pas remarquer un mouvement d'altération sur la physionomie du général. Il me fit répéter le rapport qu'on venait de lui faire; et après quelques minutes de silence il ordonna le débarquement.


Débarquement au Fort Marabou.--Prise d'Alexandrie.

Les dispositions furent d'approcher le convoi de terre autant que le pouvait permettre le danger de faire côte dans un moment où le vent était aussi fort; les vaisseaux de guerre formaient un cercle de défense en dehors; toutes les voiles furent amenées, et les ancres jetées. À peine avions-nous fait cette opération que nous eûmes ordre d'aller croiser devant la ville aussi près que le vent pourrait nous le permettre, et de faire de fausses attaques pour faire diversion.

Le vent avait encore augmenté; la mer était si forte que nous travaillâmes en vain tout le reste du jour pour lever l'ancre. La nuit fut trop orageuse pour faire cette opération sans risquer de nous abattre, et couler bas les embarcations et les transports, qui effectuaient le débarquement avec une peine et des dangers inouïs: les chaloupes prenaient un à un et à la volée ceux qui descendaient des vaisseaux; lorsqu'elles en étaient encombrées, les vagues menaçaient à chaque instant de les engloutir, ou bien, poussées par le vent, elles se rencontraient ou en abordaient d'autres; et, après avoir échappé à tous ces dangers, en arrivant près de la côte elles ne savaient comment y toucher sans se rompre contre les brisants. Au milieu de la nuit une embarcation qui ne pouvait plus gouverner passa à notre poupe, et nous demanda du secours: le danger où je sentais ceux dont elle était chargée me causa une émotion d'autant plus vive que je croyais reconnaître la voix de chacun de ceux qui criaient. Nous jetâmes un câble à ces malheureux; mais à peine l'eurent-ils atteint qu'il fallut le couper; les vagues faisant heurter l'embarcation contre notre bâtiment menaçaient de l'ouvrir. Les cris qu'ils jetèrent au moment où ils se sentirent abandonnés retentirent jusqu'au fond de nos âmes; le silence qui succéda y apporta encore de plus funestes pensées. L'effroi était redoublé par les ténèbres, et les opérations étaient aussi lentes qu'elles étaient désastreuses. Cependant, le 2 Juillet, à six heures du matin, il y eut assez de troupes à terre pour attaquer et prendre un petit fort appelé le Marabou. Là fut planté le premier pavillon tricolore en Afrique.

Le 3, la mer était meilleure: nous appareillâmes tandis que la plage se couvrait de nos soldats. À midi, ils étaient déjà sous les murs d'Alexandrie; le centre à la colonne de Pompée, derrière de petits mornes formés des débris de l'ancienne ville. Ces vieilles murailles n'offrirent à la valeur de nos soldats qu'une suite de brèches: une colonne s'ébranla, toutes les autres se déployèrent, marchèrent, et attaquèrent en même temps; en approchant de mauvais fossés, elles découvrirent plus de murailles qu'on n'en avait vu d'abord: un feu d'une vivacité extraordinaire de la part des assiégés étonna un moment nos troupes, mais ne ralentit point leur impétuosité: on chercha sous le feu de l'ennemi l'approche la plus praticable; on la trouva à l'angle de l'ouest, où était l'antique port de Kibotos; on monta à l'assaut: Kléber, Menou, Lescale, furent renversés par des coups de feu, et par la chute des pans de murailles. Koraïm, shérif d'Alexandrie, qui combattait partout, prit Menou renversé pour le général en chef blessé à mort, ce qui soutint encore un moment le courage des assiégés. Personne ne fuyait; il fallut tout tuer sur la brèche, et deux cents des nôtres y restèrent.

Notre frégate eut ordre de protéger l'entrée du convoi dans le vieux port; et je saisis cette occasion pour aller à terre. Un ancien préjugé avait établi que dès qu'un vaisseau franc entrerait dans le port vieux, l'empire d'Alexandrie serait perdu pour les Musulmans; pour le moment, notre canot vérifia la prophétie.

Il me serait impossible de rendre ce que j'éprouvai en abordant à Alexandrie: il n'y avait personne pour nous recevoir ou nous empêcher de descendre; à peine pouvions-nous déterminer quelques mendiants, accroupis sur leurs talons, à nous indiquer le quartier général; les maisons étaient fermées; tout ce qui n'avait osé combattre avait fui, et tout ce qui n'avait pas été tué se cachait de crainte de l'être, selon l'usage oriental. Tout était nouveau pour nos sensations, le sol, la forme des édifices, les figures, le costume, et le langage des habitants. Le premier tableau qui se présenta à nos regards fut un vaste cimetière, couvert d'innombrables tombeaux de marbre blanc sur un sol blanc: quelques femmes maigres, et couvertes de longs habits déchirés, ressemblaient à des larves qui erraient parmi ces monuments; le silence n'était interrompu que par le sifflement des milans qui planaient sur ce sanctuaire de la mort. Nous passâmes de là dans des rues étroites et aussi désertes. En traversant Alexandrie, je me rappelai, et je crus lire la description qu'en a faite Volney; forme, couleur, sensation, tout y est peint à un tel degré de vérité, que, quelques mois après, relisant ces belles pages de son livre, je crus que je rentrais de nouveau à Alexandrie. Si Volney eût décrit ainsi toute l'Égypte, personne n'aurait jamais pensé qu'il fût nécessaire d'en tracer d'autres tableaux, d'en faire de dessin.

Dans toute la traversée de cette longue ville si mélancolique, l'Europe et sa gaieté ne me fut rappelée que par le bruit et l'activité des moineaux. Je ne reconnus plus le chien, cet ami de l'homme, ce compagnon fidèle et généreux, ce courtisan gai et loyal; ici sombre égoïste, étranger à l'hôte dont il habite le toit, isolé sans cesser d'être esclave, il méconnaît celui dont il défend encore l'asile, et sans horreur il en dévore la dépouille. L'anecdote suivante achèvera de développer son caractère.

Le jour où je descendis à terre, n'ayant point apporté de linge pour changer, je voulais aller sur la frégate la Junon, que je croyais placée à l'entrée du port; je prends une petite barque turque, et nous voguons vers ce point. Arrivés à la frégate, nous vîmes que ce n'était pas la Junon; on nous en montra une autre en rade à une demi lieue de là. Le soleil se couchait; les deux tiers du chemin étaient faits; je pouvais coucher à bord: nous voilà de nouveau en route. Ce n'était point encore la Junon: elle croisait au large. Il nous fallut donc revenir; mais le vent avait fraîchi; les vagues étaient devenues si hautes que nous ne voyions plus qu'à la dérobée la terre qu'il nous fallait regagner. Mon homme me mit au timon pour ne s'occuper que de la voile.

Je n'apercevais qu'à peine la direction qu'il me fallait garder; et je commençai alors à sentir que c'était un véritable abandon de soi-même de se trouver à cette heure livré aux vents, au milieu d'une mer agitée, seul avec un homme qui, comme tous ses concitoyens, pouvait bien, sans injustice, haïr les Français, et vouloir s'en venger. J'affectai de la confiance, de la gaieté même, je fis bonne contenance; et enfin nous touchâmes au rivage, objet de tous mes voeux. Mais il était onze heures, j'étais encore à une demi lieue du quartier; j'avais à traverser une ville prise d'assaut le matin, et dont je ne connaissais pas une rue. Aucune offre de récompense ne put persuader mon homme de quitter son bateau pour m'accompagner. J'entrepris seul le voyage, et, bravant les mânes des morts, je traversai le cimetière; c'était le chemin que je savais le mieux: arrivé aux premières habitations des vivants, je fus assailli de meutes de chiens farouches, qui m'attaquaient des portes, des rues, et des toits; leurs cris se répercutaient de maison en maison, de famille en famille; cependant je pus m'apercevoir que la guerre qui m'était déclarée était sans coalition, car dès que j'avais dépassé la propriété de ceux dont j'étais assailli, ils étaient repoussés par ceux qui étaient venus me recevoir à la frontière. Ignorant l'abjection dans laquelle ils vivaient, je n'osais les frapper, dans la crainte de les faire crier, et d'ameuter aussi les maîtres contre moi. L'obscurité n'était diminuée que par la lueur des étoiles, et la transparence que la nuit conserve toujours dans ces climats. Pour ne pas perdre cet avantage, pour échapper aux clameurs des chiens, et suivre une route qui ne pouvait m'égarer, je quittai les rues, et résolus de longer le rivage; mais des murailles et des chantiers qui arrivaient jusqu'à la mer me barraient le passage; enfin passant dans la mer pour éviter les chiens, escaladant les murs pour éviter la mer lorsqu'elle devenait trop profonde, mouillé, couvert de sueur, accablé de fatigue et d'épouvante, j'atteignis à minuit une de nos sentinelles, bien convaincu que les chiens étaient la sixième et la plus terrible des plaies d'Égypte.

En arrivant le matin au quartier général, je trouvai Bonaparte entouré des grands de la ville et des membres de l'ancien gouvernement; il en recevait le serment de fidélité: il dit au shérif Koraïm: Je vous ai pris les armes à la main, je pourrais vous traiter en prisonnier; mais vous avez montré du courage; et, comme je le crois inséparable de l'honneur, je vous rends vos armes, et pense que vous serez aussi fidèle à la république que vous l'avez été à un mauvais gouvernement. Je remarquai dans la physionomie de cet homme spirituel une dissimulation ébranlée et non vaincue par la généreuse loyauté du général en chef: il ne connaissait pas encore nos moyens, et ne savait pas assez si tout ce qui s'était passé, n'était pas un coup de main; mais quand il vit 30 mille hommes et des trains d'artillerie à terre, il s'attacha à capter Bonaparte, il ne quitta plus le quartier général. Bonaparte était couché qu'il était encore dans son antichambre; chose bien remarquable dans un Musulman.

Le premier dessin que je fis fut le port neuf, depuis le petit Pharion jusqu'au quartier des Francs, qui était, au temps de Cléopâtre, le quartier délicieux où son palais était bâti, et où était le théâtre.

Le 5, au matin, j'accompagnai le général dans une reconnaissance: il visita tous les forts, c'est-à-dire des ruines, de mauvaises constructions, où de mauvais canons gisaient sur quelques pierres qui leur servaient d'affût. Les ordres du général furent d'abattre tout ce qui était inutile, de ne raccommoder que ce qui pouvait servir à empêcher l'approche des Bédouins; il porta toute son attention sur les batteries qui devaient défendre les ports.


Monuments d'Alexandrie.

Nous passâmes près de la colonne de Pompée. Il en est de ce monument comme de presque toutes les réputations, qui perdent toujours dès qu'on s'approche de ce qui en est l'objet. Elle a été nommée colonne de Pompée dans le quinzième siècle, où les connaissances commençaient à se réveiller de leur assoupissement: les savants, plutôt que les observateurs, se hâtèrent à cette époque d'assigner un nom à tous les monuments; et les noms passèrent sans contradiction de siècle en siècle; la tradition les consacra. On avait élevé à Alexandrie un monument à Pompée; il ne se trouvait plus, on crut le retrouver dans cette colonne. On en a fait, depuis un trophée à Septime Sévère; cependant elle est élevée sur des décombres de l'ancienne ville, et au temps de Septime Sévère la ville des Ptolémées n'était point encore en ruine. Pour faire à cette colonne une fondation solide on a piloté un obélisque, sur le culot duquel on a posé un vilain piédestal, qui porte un beau fût, surmonté d'un chapiteau corinthien lourdement ébauché.

Si le fût de cette colonne en le séparant du piédestal et du chapiteau a fait partie d'un édifice antique, il en atteste la magnificence et la pureté de l'exécution; il faut donc dire que c'est une belle colonne, et non un beau monument; qu'une colonne n'est point un monument; que la colonne de Ste Marie Majeure, bien qu'elle soit une des plus belles qui existent, n'a point le caractère d'un monument, que ce n'est qu'un fragment; et que si les colonnes Trajane et Antonine sortent de cette catégorie, c'est qu'elles deviennent des cylindres colossaux, sur lesquels est fastueusement déroulée l'histoire des expéditions glorieuses de ces deux empereurs, et que, réduites à leurs simples traits et à leur seule dimension, elles ne seraient plus que de lourds et tristes monuments.

Les fondations de la colonne de Pompée étant venues à se déchausser, on a cru ajouter à leur solidité en adaptant à la première fondation deux fragments d'obélisque en marbre blanc, le seul monument de cette matière que j'aie vu en Égypte.

Des fouilles faites à l'entour de la colonne donneraient sans doute des lumières sur son origine; le mouvement du terrain et les formes qu'il laisse voir encore attestent d'avance que les recherches ne seraient pas vaines: elles découvriraient peut-être la substruction et l'atrium du portique auquel a appartenu cette colonne, qui a été l'objet de dissertations faites par des savants qui n'en ont vu que des dessins, ou n'en ont eu que des descriptions de voyageurs; et ces voyageurs ne leur ont pas dit qu'on trouvait près de là des fragments de colonne de même matière et de même diamètre; que le mouvement du sol indique la ruine et l'enfouissement de grands édifices, dont les formes se distinguent à la surface, tels qu'un carré d'une grande proportion, et un grand cirque, dont on pourrait quoiqu'il soit recouvert de sable et de débris, mesurer encore les principales dimensions.

Après avoir observé que la colonne dite de Pompée est d'un style et d'une exécution très pure, que le piédestal et le chapiteau ne sont pas de même granit que le fût, que le travail en est lourd et ne semble être qu'une ébauche, que la fondation, faite de débris, annonce une construction moderne; on peut conclure que ce monument n'est point antique, et que son érection peut appartenir également au temps des empereurs Grecs, ou à celui des califes, puisque, si le piédestal et le chapiteau sont assez bien travaillés pour appartenir à la première de ces époques, ils n'ont pas assez de perfection pour que l'art dans la seconde n'ait pu atteindre jusque-là.

Des fouilles dans cet endroit pourraient aussi déterminer l'enceinte de la ville au temps des Ptolémées, lorsque son commerce et sa splendeur changèrent son premier plan et la rendirent immense: celle des califes, qui existe encore en fut une réduction, quoiqu'elle enferme aujourd'hui des campagnes et des déserts: cette circonvallation fut construite de débris, car leurs édifices rappellent toujours la destruction et le ravage; les chambranles et les someses des portes qu'ils ont faites à leurs enceintes et à leurs forteresses ne sont que des colonnes de granit, qu'ils n'ont pas même pris la peine de façonner à l'usage qu'ils leur ont donné; elles paraissent n'être restées là que pour attester la magnificence et la grandeur des édifices dont elles sont les débris; d'autres fois ils ont fait entrer cette immensité de colonnes dans la construction de leurs murailles, pour en redresser et niveler l'assise; et comme elles ont résisté au temps, elles ressemblent maintenant à des batteries. Au reste ces constructions arabes et turques, ouvrages des besoins de la guerre, offrent une confusion d'époques et de différentes industries dont on ne voit peut-être nulle part ailleurs d'exemples plus frappants et plus rapprochés. Les Turcs surtout, ajoutant l'ineptie à la profanation, ont mêlé au granit non seulement la brique et la pierre calcaire, mais des madriers, et jusqu'à des planches, et de tous ces éléments, si peu analogues et si étrangement amalgamés, ont présenté l'assemblage monstrueux de la splendeur de l'industrie humaine, et de sa dégradation.

En revenant de la colonne vers la ville moderne, nous traversâmes celle des Arabes, ou celle qui était enceinte par leurs murs; car ce n'est maintenant qu'un désert parsemé de quelques enclos, qui sont des jardins dans les mois de l'inondation, et qui dans les autres temps conservent plus ou moins d'arbres et de légumes en proportion de la grandeur de la citerne qu'ils renferment: cette citerne est le principe de leur existence; si elle tarit, les jardins redeviennent des décombres et du sable.

À la porte de chacun de ces jardins, il y a des monuments d'une piété touchante; ce sont des réservoirs d'eau que la pompe remplit toutes les fois qu'on la met en mouvement, et qui offrent au voyageur qui passe de quoi satisfaire le premier besoin dans ce climat brûlant, la soif.

On rencontre à chaque pas des regards de ces citernes qui se communiquent, et dont les soupiraux sont couronnés de la base ou du chapiteau d'une colonne antique creusée, et servant de margelle.

Il suffit, pour la fabrication d'une nouvelle citerne, de creuser et de revêtir des réservoirs à plusieurs étages, de faire ensuite une saignée, et de la prolonger jusqu'à ce qu'elle rencontre une autre excavation; dès lors elle reçoit le bénéfice commun du débordement, qui remplit, par l'effet du niveau que cherchent les eaux, tout le vide qui lui est présenté. La grande piscine, ou conserve d'eau d'Alexandrie, est une des grandes antiquités du temps moyen de l'Égypte, et un des plus beaux monuments de ce genre, soit par sa grandeur, soit par l'intelligence de sa construction: quoiqu'une partie soit dégradée et que l'autre ait besoin de réparation, elle contient encore assez d'eau pour suffire à la consommation des hommes et des animaux pendant deux années. Nous arrivâmes le mois avant celui où elle allait être renouvelée, et nous la trouvâmes très fraîche et très bonne.

Nous fumes attirés par une ruine rougeâtre, que les catholiques appellent la maison de Ste. Catherine la savante, celle qui épousa le petit Jésus, quatre cents ans après sa mort: la construction en est Romaine; les canaux enduits de stalactites, annoncent que ce devait être des thermes.

Nous vînmes ensuite à l'obélisque dit de Cléopâtre; un autre, renversé à côté, indique qu'ils décoraient tous deux une des entrées du palais des Ptolémées, dont on voit encore des ruines à quelques pas de là. L'inspection de l'état actuel de ces obélisques, et les cassures, qui existaient lors même qu'ils ont été dressés dans cet endroit, prouvent qu'ils étaient déjà fragments à cette époque, et apportés de Memphis ou de la Haute Égypte. Ils pourraient facilement être embarqués, et devenir en France un trophée de la conquête, trophée très caractéristique, parce qu'ils sont à eux seuls un monument, et que les hiéroglyphes dont ils sont couverts doivent les rendre préférables à la colonne de Pompée, qui n'est qu'une colonne un peu plus grande que celles qu'on trouve partout. On a depuis fouillé la base de cet obélisque, et l'on a trouvé qu'il posait sur une dalle: les piédestaux, qu'on a toujours ajoutés en Europe à cette espèce de monument, sont un ornement qui en change le caractère. Le trait que j'en ai donné, fait connaître l'état de cet obélisque depuis la fouille.

Je fis un dessin pittoresque de ces deux obélisques, ainsi que des paysages et monuments qui les avoisinent: en observant le monument Sarrasin qui est auprès, je trouvai que le soubassement appartenait à un édifice grec ou romain; on y distingue encore des chapiteaux de colonnes engagées, d'ordre dorique, dont les fûts vont se perdre au-dessous du niveau de la mer. Strabon a dit que les bases du palais de Ptolomée étaient battues par les vagues: ces débris pourraient tout à la fois attester la vérité du rapport de Strabon et donner le gisement de ce palais.

En revenant au fond du port par le bord de la mer, on trouve des débris de fabriques de tous les temps, également maltraités par la vague et par les siècles. On y distingue des restes de bains, dont il existe encore plusieurs chambres, fabriquées postérieurement dans des murailles plus anciennes. Ces fabriques me parurent arabes; et pour les conserver, on a fait une espèce de pilotis en colonnes, qui ressemblent maintenant à des batteries rasantes; leur nombre immense prouve combien étaient magnifiques les palais qu'elles ont décorés. Lorsqu'on a dépassé le fond du port, on trouve de grandes fabriques sarrasines, qui ont quelques détails de magnificence et d'un mélange de goût qui embarrasse l'observateur: des frises, ornées de triglyphes doriques, surmontées de voûtes à ogives, doivent faire croire que ces fabriques ont été construites de fragments antiques que les Sarrasins ont mêlés au goût de leur architecture. Les portes de ces édifices peuvent donner la mesure de l'indestructibilité du bois de sycomore, qui est resté dans son entier, tandis que le fer dont elles étaient revêtues a cédé au temps et a disparu entièrement. Derrière cette espèce de forteresse sont des thermes arabes, décorés de toutes sortes de détails déficence: nos soldats, qui les avaient trouvés tout chauffés, s'y étaient établis pour faire la lessive, et en avaient suspendu l'usage. Je renvoie donc à un autre moment la description des bains de cette espèce, et à celle qu'en a faite Savary, l'idée de volupté qu'on en doit prendre.

Auprès de ces bains est une des principales mosquées, autrefois une primitive église sous le nom de St. Athanase. Cet édifice, aussi délabré que magnifique, peut donner une idée de l'incurie des Turcs pour les objets dont ils sont le plus jaloux. Avant notre arrivée ils n'en laissaient pas approcher un chrétien, et préféraient y avoir une garde plutôt que d'en raccommoder les portes: dans l'état où nous les avons trouvées, elles ne pouvaient ni fermer ni rouler sur leurs gonds.

Au milieu de la cour de cette mosquée, un petit temple octogone renferme une cuve de brèche égyptienne d'une beauté incomparable, soit par sa nature, soit par les innombrables figures hiéroglyphiques dont elle est couverte, en dedans comme en dehors; ce monument, qui est sans doute un sarcophage de l'antique Égypte, sera peut-être illustré par des volumes de dissertations. Il eût fallu un mois pour en dessiner les détails; je n'eus que le temps d'en prendre la forme générale; et je dois ajouter qu'il peut être regardé comme un des morceaux les plus précieux de l'antiquité, et une des premières dépouilles de l'Égypte, dont il serait à désirer que nous pussions enrichir un de nos musées. Mon enthousiasme fut partagé par Dolomieux lorsque nous découvrîmes ensemble ce précieux monument.

Ce fut des galeries des minarets de cette mosquée que je fis un dessin où l'on voit à vol d'oiseau tout le développement du port neuf. Tout près de la mosquée sont trois colonnes debout, dont aucun voyageur n'a parlé. Il serait intéressant de fouiller à leur base: au fini du travail de ces colonnes on peut juger qu'elles ont fait partie de quelques monuments antiques; mais leur espacement exagéré doit faire penser qu'elles ne sont pas placées à leur destination primitive: quoiqu'il en soit, elles sont les restes d'un grand et magnifique édifice.

Nous allâmes de là jusqu'à la porte de Rosette, qui est fortifiée, et où s'étaient défendus les Turcs lors de notre arrivée. Un groupe de maisons y forme une espèce de bourg, qui laisse un espace vide d'une demi lieue entre cette partie de la ville et celle qui avoisine les ports. Toutes les horreurs de la guerre existaient encore dans ce quartier. J'y fis une rencontre qui m'offrait le plus frappant de tous les contrastes: une jeune femme, blanche et d'un coloris de roses, au milieu des morts et des débris, était assise sur un catalecte encore tout sanglant; c'était l'image de l'ange de la résurrection: lorsqu'attiré par un sentiment de compassion je lui témoignai ma surprise de la trouver si isolée, elle me répondit avec une douce ingénuité qu'elle attendait son mari pour aller coucher dans le désert; ce n'était encore qu'un mot pour elle, elle y allait coucher comme à un autre gîte. On peut juger par là dû sort qui attendait les femmes auxquelles l'amour avait donné le courage de suivre leurs maris dans cette expédition.


Marche de l'Armée, d'Alexandrie sur le Caire.--Trait de Jalousie.--
Mirage.--Combat de Chebreise
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La plupart des divisions, en descendant du navire, n'avaient fait que traverser Alexandrie pour aller camper dans le désert. Il fallut s'occuper aussi d'abandonner Alexandrie, ce point si important dans l'histoire, où les monuments de toutes les époques, où les débris des arts de tant de nations sont entassés pêle-mêle, et où les ravages des guerres, des siècles, et d'un climat humide et salin, ont apporté plus de changement et de destruction qu'en aucune autre partie de l'Égypte.

Bonaparte, qui s'était emparé d'Alexandrie avec la même rapidité que St. Louis avait pris Damiette, n'y commit pas la même faute: sans donner le temps à l'ennemi de se reconnaître, et à ses troupes celui de voir la pénurie d'Alexandrie et son âpre territoire, il fit mettre en marche les divisions à mesure qu'elles débarquaient, et, sans leur laisser le temps de prendre des renseignements sur les lieux qu'elles allaient occuper. Un officier, entre autres, disait à sa troupe au moment du départ: Mes amis, vous allez coucher à Béda; vous entendez: à Béda; cela n'est pas plus difficile que cela: marchons, mes amis, et les soldats marchèrent. Il est sans doute difficile de citer un trait plus frappant de naïveté d'une part et de confiance de l'autre: c'est avec ce courage insouciant qu'on entreprend ce que d'autres n'osent projeter, et qu'on exécute ce qui paraît inconcevable. Plus curieux qu'étonnés ils arrivent à Béda, qu'ils devaient croire un village bâti, peuplé comme les nôtres; ils n'y trouvent qu'un puits comblé de pierres, au travers desquelles distillait un peu d'eau saumâtre et bourbeuse; puisée avec des gobelets, elle leur fut distribuée, comme de l'eau-de-vie, à petite ration. Voilà la première étape de nos troupes dans une autre partie du monde, séparés de leur patrie par des mers couvertes d'ennemis, et par des déserts mille fois plus redoutables encore; et cependant cette étrange position ne flétrit ni leur courage ni leur gaieté.

Si l'on veut avoir la mesure du despotisme domestique des orientaux, si l'on ne craint pas de frémir de l'atrocité de la jalousie, quand elle a pour appui un préjugé reçu, et quand la religion absout de ses emportements, qu'on lise l'anecdote suivante.

Le second jour de marche de nos troupes au départ d'Alexandrie, quelques soldats rencontrèrent, près de Béda, dans le désert, une jeune femme le visage ensanglanté; elle tenait d'une main un enfant en bas âge, et l'autre main égarée allait à la rencontre de l'objet qui pouvait la frapper ou la guider. Leur curiosité est excitée; ils appellent leur guide, qui leur servait en même temps d'interprète; ils approchent, ils entendent les soupirs d'un être auquel on a arraché l'organe des larmes; une jeune femme, un enfant au milieu, d'un désert! Étonnés, curieux, ils questionnent: ils apprennent que le spectacle affreux qu'ils ont sous les yeux est la suite et l'effet d'une fureur jalouse: ce ne sont pas des murmures que la victime ose exprimer, mais des prières pour l'innocent qui partage son malheur, et qui va périr de misère et de faim. Nos soldats, émus de pitié, lui donnent aussitôt une part de leur ration, oubliant leur besoin près d'un besoin plus pressant; ils se privent d'une eau rare dont ils vont manquer tout à fait, lorsqu'ils voient arriver un furieux, qui de loin repaissant ses regards du spectacle de sa vengeance, suivait de l'oeil ces victimes; il accourt arracher des mains de cette femme ce pain, cette eau, cette dernière source de vie que la compassion vient d'accorder au malheur: Arrêtez! s'écrie-t-il; elle a manqué à son honneur, elle a flétri le mien; cet enfant est mon opprobre, il est le fils du crime. Nos soldats veulent s'opposer à ce qu'il la prive du secours qu'ils viennent de lui donner; sa jalousie s'irrite de ce que l'objet de sa fureur devient encore celui de l'attendrissement; il tire un poignard, frappe la femme d'un coup mortel, saisit l'enfant, l'enlève, et l'écrase sur le sol; puis, stupidement farouche, il reste immobile, regarde fixement ceux qui l'environnent, et brave leur vengeance.

Je me suis informé s'il y avait des lois répressives contre un abus d'autorité aussi atroce; on m'a dit qu'il avait mal fait de la poignarder, parce que si Dieu n'avait pas voulu qu'elle mourût, au bout de quarante jours on aurait pu recevoir la malheureuse dans une maison, et la nourrir par charité.

La division Kléber, commandée par Dugua, avait pris la route de Rosette pour protéger la flottille, qui était entrée dans le Nil. L'armée acheva de se mettre en marche, les 6 et 7 Juin, par Birket et Demenhour: les Arabes en attaquent les avant-postes, en harcèlent le reste; la mort devient la peine du traîneur. Desaix est au moment d'être pris pour être resté cinquante pas derrière la colonne; Le Mireur, officier distingué, et qui, par l'effet d'une distraction mélancolique, n'avait pas répondu à l'invitation qu'on lui avait faite de se rapprocher, est assassiné à cent pas des avant-postes; l'adjudant général Galois est tué en portant un ordre du général en chef; l'adjudant Delanau est fait prisonnier à quelques pas de l'armée en traversant un ravin: on met un prix à sa rançon; les Arabes s'en disputent le partage, et, pour terminer le différent, brûlent la cervelle à cet intéressant jeune homme.

Les Mamelouks étaient venus au-devant de l'armée française: la première fois qu'elle les vit ce fut près de Demenhour; ils ne firent que la reconnaître, et cette apparition, ainsi que le combat insignifiant de Chebreise, donna leur mesure à nos soldats, et leur ôta cette émotion incertaine qui tient de la terreur, et que donne toujours un ennemi inconnu. De leur côté, n'ayant vu dans notre armée que de l'infanterie, sorte d'arme pour laquelle ils avaient un souverain mépris, ils emportèrent la certitude d'une victoire aisée, et ne tourmentèrent plus notre marche, déjà assez pénible par sa longueur, par l'ardeur du climat, et les souffrances de la soif et de la faim, auxquelles il faut encore ajouter les tourments d'un espoir toujours trompé et toujours renaissant; en effet c'était sur des tas de blé que nos soldats manquaient de pain, et avec l'image d'un vaste lac devant les yeux qu'ils étaient dévorés par la soif. Ce supplice d'un nouveau genre a besoin d'être expliqué, puisqu'il est l'effet d'une illusion qui n'a lieu que dans ces contrées: elle est produite par le mirage des objets saillants sur les rayons obliques du soleil réfractés par l'ardeur de la terre embrasée; ce phénomène offre tellement l'image de l'eau, qu'on y est trompé la dixième fois comme la première; il attise une soif d'autant plus ardente que l'instant où il se manifeste est le plus chaud du jour. J'ai pensé qu'un dessin n'en donnerait pas l'idée, puisqu'il ne pourrait jamais être que la représentation d'une ressemblance; mais, pour y suppléer, il faut lire un rapport fait à l'institut du Caire, et inséré dans les mémoires imprimés par Didot l'aîné, dans lequel le citoyen Monge a décrit et, analysé ce phénomène avec la sagacité et l'érudition qui caractérisent ce savant.

Les villages étaient désertés à l'approche de l'armée, et les habitants en emportaient tout ce qui aurait pu l'alimenter.

Les pastèques furent le premier soulagement que le sol de l'Égypte offrit à nos soldats, et ce fruit fut consacré dans leur mémoire par la reconnaissance. En arrivant au Nil ils s'y jetèrent tout habillés pour se désaltérer par tous les pores.

Lorsque l'armée eut dépassé Rahmanieh, ses marches sur les bords du fleuve devinrent moins pénibles. Nous ne la suivrons pas dans toutes ses stations; nous dirons seulement que le 20 Juillet elle vint coucher à Amm-el-Dinar; elle en partit le lendemain avant le jour; après douze heures de marche elle se trouva près Embabey, où les Mamelouks étaient rassemblés; ils y avaient un camp retranché, entouré d'un mauvais fossé, défendu par trente-huit pièces de canon.


Bataille des Pyramides.

Dès qu'on eut découvert les ennemis, l'armée se forma: lorsque Bonaparte eut donné ses derniers ordres, il dit, en montrant les pyramides: Allez, et pensez que du haut de ces monuments quarante siècles nous observent. Desaix, qui commandait l'avant-garde, avait dépassé le village; Reynier suivait à sa gauche; Dugua, Vial et Bon, toujours à gauche, formaient le demi-cercle en se rapprochant du Nil. Mourat-bey, qui vint nous reconnaître, et qui ne vit point de cavalerie, dit qu'il allait nous tailler comme des citrouilles (ce fut son expression): en conséquence le corps le plus considérable des Mamelouks, qui était en avant d'Embabey, s'ébranla, et vint charger la division Dugua avec une rapidité qui lui avait à peine laissé le temps de se former; elle les reçut avec un feu d'artillerie qui les arrêta; et par un à gauche ils allèrent tomber jusque sur les baïonnettes de la division Desaix; un feu de file nourri et soutenu produisit une seconde surprise: ils furent un moment sans détermination; puis, tout à coup voulant tourner la division, ils passèrent entre celle de Reynier et celle de Desaix, et reçurent le feu croisé de toutes deux: ce qui commença leur déroute. N'ayant plus de projet, une partie retourna sur Embabey, l'autre alla se retrancher dans un parc planté de palmiers, qui se trouvait à l'occident des deux divisions, et d'où on les envoya déloger par les tirailleurs; ils prirent alors la route du désert des pyramides. Ce furent eux qui dans la suite nous disputèrent la haute Égypte. Pendant ce temps les autres divisions en s'approchant du village, se trouvaient dans le cas d'être endommagées par l'artillerie du camp retranché: on résolut de l'attaquer; il fut formé deux bataillons, tirés de la division Bon et Menou, et commandés par les généraux Rampon et Marmont, pour marcher sur le village, et le tourner à l'aide du fossé: le bataillon Rampon leur paraît facile à envelopper et à détruire; il est attaqué par ce qui restait de Mamelouks dans le camp. Ce fut là que le feu fut le plus vif et le plus meurtrier; ils ne concevaient pas notre résistance (ils ont dit depuis qu'ils nous avaient crus liés ensemble): en effet la meilleure cavalerie de l'orient, peut-être du monde entier, vint se rompre contre un petit corps hérissé de baïonnettes; il y en eut qui vinrent enflammer leur habit au feu de notre mousqueterie, et qui, blessés mortellement, brûlèrent devant nos rangs. La déroute devint générale: ils voulurent retourner dans leur camp; nos soldats les y suivirent et y entrèrent pêle-mêle avec eux; leurs canons furent pris; toutes les divisions qui s'approchaient en entourant le village leur ôtaient tous moyens de retraite; ils voulurent longer le Nil, un mur qui y arrivait transversalement les arrêta et les refoula; alors ils se jetèrent dans le fleuve pour aller rejoindre le corps d'Ibrahim bey, qui était resté vis-à-vis pour couvrir le Caire: dès lors ce ne fut plus un combat, mais un massacre; l'ennemi semblait défiler pour être fusillé, et n'échapper au feu de nos bataillons que pour devenir la proie des eaux. Au milieu de ce carnage, en levant les yeux, on pouvait être frappé de ce contraste sublime qu'offrait le ciel pur de cet heureux climat: un petit nombre de Français, sous la conduite d'un héros, venait de conquérir une partie du monde; un empire, venait de changer de maître; l'orgueil des Mamelouks achevait de se briser contre les baïonnettes de notre infanterie. Dans cette grande et terrible scène, qui devait avoir de si importants résultats, la poussière et la fumée troublaient à peine la partie la plus basse de l'atmosphère; l'astre du jour roulant sur un vaste horizon achevait paisiblement sa carrière: sublime témoignage de cet ordre immuable de la nature qui obéit à d'éternels décrets dans ce calme silencieux qui la rend encore plus imposante. C'est ce que j'ai cherché à peindre dans le dessin que j'ai fait de ce moment.

La relation officielle du général Berthier, où les mouvements militaires sont circonstanciés de la manière la plus lucide et la plus savante, servira encore d'explication au plan de cette bataille, plan qui doit acquérir un prix particulier par les corrections qu'a bien voulu y faire Bonaparte lui-même dans la disposition des corps, et la détermination de leurs mouvements.


Tournée de l'Auteur dans le Delta.--Le Bogaze.--Rosette.

Le général Menou était resté blessé à Alexandrie: il devait aller organiser le gouvernement à Rosette, et faire une tournée dans le Delta. Avant de se rendre au Caire il m'avait engagé à l'accompagner dans cette marche: je me décidai d'autant plus volontiers à faire ce voyage, que je pensais d'avance qu'il ne pouvait être très intéressant qu'autant qu'on le ferait avant celui de la haute Égypte; j'accompagnais d'ailleurs un homme aimable, instruit, et mon ami depuis longtemps.

Nous nous embarquâmes sur un aviso dans le port neuf d'Alexandrie; nous manoeuvrâmes tout le jour: mais nos capitaines, ne connaissant ni les courants, ni les brisants, ni les bas-fonds de ce port, après avoir évité la pointe du Diamant, pensèrent nous échouer au rocher du petit Pharillon, et nous ramenèrent mouiller à l'entrée du port pour repartir le lendemain. Je fis le dessin du château, bâti dans l'île Pharus, sur l'emplacement de ce fameux monument si utile et si magnifique, cette merveille du monde, qui, après avoir pris le nom de l'île sur lequel il avait été élevé, le transmit à tous les monuments de ce genre.

Nous repartîmes le lendemain sous d'aussi mauvais auspices que la veille. À peine fûmes-nous à quelques lieues en mer, quel le vent étant devenu très fort, le général Menou fut pris d'un vomissement convulsif qui pensa lui coûter la vie, en le faisant tomber de sa hauteur, la tête sur la culasse d'un canon. Aucun de nous ne pouvait juger du danger de la large blessure qu'il s'était faite: il avait perdu connaissance; nous mîmes en délibération si on le conduirait sur l'Orient, qui était mouillé avec la flotte à Aboukir, et vis-à-vis duquel nous nous trouvions dans le moment.

Nos marins croyaient que quelques heures nous suffiraient pour nous rendre dans le Nil: nous choisîmes ce parti, qui devait finir les angoisses du général. Malgré le tourment de notre situation et le roulis du bâtiment, je parvins à dessiner une petite vue qui donne une idée du mouillage de notre flotte devant Aboukir; de ce promontoire célèbre autrefois par la ville de Canope et toutes ses voluptés, aujourd'hui si fameux par toutes les horreurs de la guerre. Quelques heures après nous nous trouvâmes, sans le savoir, à une des bouches du Nil, ce que nous reconnûmes au tableau le plus désastreux que j'aie vu de ma vie. Les eaux du Nil repoussées par le vent élevaient à une hauteur immense des ondes qui étaient perpétuellement refoulées et brisées par le courant du fleuve avec un bruit épouvantable; un de nos bâtiments qui venait de faire naufrage, et que la vague achevait de rompre, fut le seul indice que nous eûmes de la côte; plusieurs autres avisos dans la même situation que nous, c'est-à-dire dans la même confusion, se rapprochaient pour se consulter, s'évitaient pour ne pas se briser, et ne pouvaient s'entendre que par des cris encore plus épouvantables. Il n'y avait point de pilote côtier; nous ne savions plus qu'aviser; le général allait toujours en empirant: nous imaginâmes d'aller reconnaître le bogaze ou la barre du fleuve; le canot fut mis à la mer, et le chef de bataillon Bonnecarrère et moi nous nous y jetâmes comme nous pûmes. À peine eûmes-nous quitté notre bord que nous nous trouvâmes au milieu des abîmes, sans voir autre chose que la cime recourbée des vagues qui de toutes parts menaçaient de nous engloutir; à mille toises de l'aviso, nous ne pouvions plus le rejoindre: le mal de mer commençait à me tourmenter; il était question d'attendre d'une manière indéfinie, et de passer ainsi la nuit. Je m'enveloppais de mon manteau pour ne plus rien voir de notre déplorable situation, lorsque nous passâmes sous les eaux d'une felouque, où j'aperçus un malheureux qui, en descendant dans une embarcation, était resté suspendu à une corde; fatigué des efforts qu'il faisait pour se soutenir dans cette périlleuse position, ses bras s'allongeaient, et le laissaient aller dans ceux de la mort, que je voyais ouverts pour le recevoir. J'éprouvai à ce spectacle une telle révolution que mes évanouissements cessèrent: je ne criais pas, je hurlais; les matelots mêlaient leurs cris aux miens: ils furent enfin entendus de ceux du bâtiment; d'abord on ne savait ce que nous voulions; on chercha de tous côtés avant de venir au secours du malheureux dont les dernières forces expiraient; on le découvre à la fin.... on eût encore le temps de le sauver.

Le moment que nous avait fait perdre cet événement, et les efforts que nous avions faits pour nous tenir au vent en cas que cet homme tombât à la mer, nous avaient fait prendre assez de hauteur pour regagner notre aviso; nous l'escaladâmes assez heureusement, et nous nous retrouvâmes au même point d'où nous étions partis sans savoir plus que tenter. Le vent se calma un peu, mais la mer resta grosse: la nuit vint; elle fut moins orageuse.

Le général était trop mal pour prendre lui-même une résolution: nous tînmes de nouveau conseil, et nous résolûmes de le mettre de notre mieux dans le canot, pensant que le bâtiment naufragé et les brisants nous serviraient de guide, et qu'en les évitant également nous entrerions dans le Nil: cela nous réussit; au bout d'une heure de navigation nous nous trouvâmes à l'angle de la côte, et tournant tout à coup à droite, nous voguâmes dans le plus paisible lit du plus doux de tous les fleuves, et une demi-heure après au milieu du plus frais et du plus verdoyant de tous les pays; c'était, exactement sortir du Ténare pour entrer par le Léthé dans les Champs-Élysées. Ceci était encore plus vrai pour le général, qui était déjà sur son séant, et ne nous laissait d'inquiétude que sur la profondeur de sa blessure, qu'aucun de nous n'avait osé sonder.

Nous trouvâmes bientôt à notre droite un fort, et à notre gauche une batterie, qui, autrefois construite pour défendre l'embouchure du Nil, en est maintenant à une lieue; ce qui pourrait donner la mesure de la progression de l'alluvion du fleuve. En effet, la construction de ces forts ne remonte pas au-delà de l'invention de la poudre, et ils n'ont par conséquent pas plus de trois cents ans. Je fis rapidement deux dessins de ces deux points.

Le premier, à l'ouest du fleuve, présente un château carré, flanqué de grosses tours aux angles, avec des batteries dans lesquelles étaient des canons de vingt-cinq pieds de longueur; le second n'est plus qu'une mosquée, devant laquelle était une batterie ruinée, dont un canon, du calibre de vingt-huit pouces, ne servait plus qu'à procurer d'heureux accouchements aux femmes lorsqu'elles venaient l'enjamber pendant leur grossesse.

Une heure après, nous découvrîmes, au milieu des forêts de dattiers, de bananiers et de sycomores, Rosette, placée sur les bords du Nil, qui sans les dégrader, baigne tous les ans les murailles de ses maisons. J'en fis la vue avant d'y aborder.

Rascid, que les Francs ont nommé Rosette, ou Rosset, a été bâtie sur la branche et près de la bouche Bolbitine, non loin des ruines d'une ville de ce nom, qui devait être située à un coude du fleuve, où est à présent le couvent d'Abou-Mandour, à une demi lieue de Rosette: ce qui pourrait appuyer cette opinion, ce sont les hauteurs qui dominent ce couvent, et qui doivent avoir été formées par des atterrissements; ce sont encore quelques colonnes et autres antiquités trouvées en faisant, il y a une vingtaine d'années, des réparations à ce couvent.

Léon d'Afrique dit que Rascid fut bâtie par un gouverneur d'Égypte, sous le règne des califes; mais il ne dit ni le nom du calife, ni l'époque de la fondation.

Rosette n'offre aucun monument curieux. Son ancienne circonvallation annonce qu'elle a été plus grande qu'elle n'est à présent; on reconnaît sa première enceinte aux buttes de sables qui la couvrent de l'ouest au sud, et qui n'ont été formées que par les murailles et les tours qui servent aujourd'hui de noyaux à ces atterrissements. Ainsi qu'à Alexandrie, la population de cette ville va toujours en décroissant. On y bâtit peu, et ce qui s'y construit ne se fait plus que des vieilles briques des édifices qui tombent en ruine faute d'habitants et de réparations. Les maisons, mieux bâties en général que celles d'Alexandrie, son cependant si frêles encore, que si elles n'étaient épargnées par le climat qui ne détruit rien, il n'existerait bientôt plus une maison à Rosette; les étages, qui vont toujours en avançant l'un sur l'autre, finissent presque par se toucher; ce qui rend les rues fort obscures et fort tristes. Les habitations qui sont le long du Nil n'ont pas cet inconvénient; elles appartiennent pour la plupart aux négociants étrangers. Cette partie de la ville serait d'un embellissement facile; il n'y aurait qu'à construire sur la rive du fleuve un quai alternativement rampant et revêtu: les maisons, outre l'avantage d'avoir vue sur la navigation, ont encore l'aspect riant des rives du Delta, île qui n'est qu'un jardin d'une lieue d'étendue.

Cette île devint d'abord notre propriété, notre promenade, et enfin le parc où nous nous donnions le plaisir de la chasse; lequel était doublé par celui de la curiosité, puisque chaque oiseau que nous tuions était une nouvelle connaissance.

Je pus remarquer que les habitants de la rive gauche du Nil, c'est-à-dire les habitants du Delta, étaient plus doux et plus sociables: je crois qu'il faut en attribuer la cause à plus d'abondance, et à l'absence des Arabes Bédouins, qui, ne traversant jamais le fleuve, les laissent dans un état de paix que les autres n'éprouvent dans aucun moment de leur vie.


Arabes cultivateurs.--Arabes Bédouins.

En observant les causes on est presque toujours moins porté à se plaindre des effets. Peut-on reprocher aux Arabes cultivateurs d'être sombres, défiants, avares, sans soins, sans prévoyance pour l'avenir, lorsque l'on pense qu'outre la vexation du possesseur du sol qu'ils cultivent, de l'avide bey, du cheikh, des Mamelouks, un ennemi errant, toujours armé, guette sans cesse l'instant de lui enlever tout ce qu'il oserait montrer de superflu? L'argent qu'il peut cacher, et qui représente toutes les jouissances, dont il se prive, est donc tout ce qu'il peut croire véritablement à lui; aussi l'art de l'enfouir est-il sa principale étude: les entrailles de la terre ne le rassurent pas: des décombres, des haillons, toute la livrée de la misère, c'est en ne présentant que ces tristes objets aux regards de ses maîtres qu'il espère soustraire ce métal à leur avidité; il lui importe d'inspirer la pitié: ne pas le plaindre, ce serait le dénoncer; inquiet en amassant ce dangereux argent, troublé quand il le possède, sa vie se passe entre le malheur de n'en point avoir, ou la terreur de se le voir ravir.

Nous avions à la vérité chassé les Mamelouks; mais, à notre arrivée, éprouvant toutes sortes de besoins, en les chassant, ne les avions-nous pas remplacés? et ces Arabes Bédouins, mal armés, sans résistance, n'ayant pour rempart que des sables mouvants, de ligne que l'espace, de retraite que l'immensité, qui pourra les vaincre ou les contenir? Tâcherons-nous de les séduire en leur offrant des terres à cultiver? mais les paysans d'Europe qui deviennent chasseurs cessent sans retour de travailler la terre; et le Bédouin est le chasseur primitif; la paresse et l'indépendance sont les bases de son caractère; et pour satisfaire et défendre l'un et l'autre, il s'agite sans cesse, et se laisse assiéger et tyranniser par le besoin. Nous ne pouvons donc rien proposer aux Bédouins qui puisse équivaloir à l'avantage de nous voler; et ce calcul est toujours la base de leurs traités.

L'envie, fléau dont n'est pas exempt le séjour même du besoin, plane encore sur les sables brûlants du désert. Les Bédouins guerroient avec tous les peuples de l'univers, ne haïssent et ne portent envie qu'aux Bédouins qui ne sont pas de leur horde; ils s'engagent dans toutes les guerres, ils se mettent en mouvement dès qu'une querelle intérieure ou un ennemi étranger vient troubler le repos de l'Égypte; et, sans s'attacher à l'un ou à l'autre des partis, ils profitent de leur querelle pour les piller tous deux. Lorsque nous descendîmes en Afrique, ils se mêlaient parmi nous, enlevaient nos traîneurs, et eussent pillé les Alexandrins, s'ils fussent venus se faire battre hors de leurs murailles. Là où est le butin, là est l'ennemi des Bédouins: toujours prêts à traiter, parce qu'il y a des présents attachés aux stipulations; ils ne connaissent d'engagement que la nécessité. Leur cruauté n'a cependant rien d'atroce: les prisonniers qu'ils nous ont faits, en retraçant les maux qu'ils avaient soufferts dans leur captivité, les considéraient plutôt comme une suite de la manière de vivre de cette nation que comme un résultat de la barbarie; des officiers, qui avaient été leurs prisonniers, m'ont dit que le travail qu'on avait exigé d'eux n'avait rien eu d'excessif ni de cruel; ils obéissaient aux femmes, chargeaient et conduisaient les ânes et les chameaux; il fallait à la vérité camper et décamper à tout moment; tout le ménage était plié, et l'on était en route dans un quart d'heure au plus: au reste ce ménage consistait en un moulin à blé et à café, une plaque de fer pour cuire les galettes, une grande et une petite cafetière, quelques outres, quelques sacs à grains, et la toile de la tente qui servait d'enveloppe à tout cela. Une poignée de blé rôti, et douze dattes étaient la ration commune des jours de marche, et quelque peu d'eau, qui, vu sa rareté, avait servi à tout avant que d'être bue; mais ces officiers n'ayant eu l'âme flétrie par aucun mauvais traitement, ils ne conservaient aucun souvenir amer d'une condition malheureuse qu'ils n'avaient fait que partager.

Sans préjugé de religion, sans culte extérieur, les Bédouins sont tolérants: quelques coutumes révérées leur servent de lois; leurs principes ressemblent à des vertus qui suffisent à leurs associations partielles, et à leur gouvernement paternel.

Je dois citer un trait de leur hospitalité: un officier français était depuis plusieurs mois le prisonnier d'un chef d'Arabes; son camp surpris la nuit par notre cavalerie, il n'eut que le temps de se sauver; tentes, troupeaux, provisions, tout fût pris. Le lendemain, errant, isolé, sans ressource, il tire de ses habits un pain, et en donnant la moitié à son prisonnier, il lui dit: Je ne sais quand nous en mangerons d'autre; mais on ne m'accusera point de n'avoir pas partagé le dernier avec l'ami que je me suis fait. Peut-on haïr un tel peuple, quelque farouche que d'ailleurs il puisse être? et quel avantage lui donne sur nous cette sobriété comparée aux besoins que nous nous sommes faits? comment persuader ou réduire de pareils hommes? n'auront-ils pas toujours à nous reprocher de semer de riches moissons sur les tombeaux de leurs ancêtres?


Insurrections dans le Delta.--Incendie de Salmie.--Repas Égyptien.

Tant que nous n'avions pas été maîtres du Caire, les habitants des bords du Nil, regardant notre existence comme très précaire en Égypte, s'étaient soumis en apparence à notre armée lors de son passage; mais, ne doutant point qu'elle ne se fondît bientôt devant leurs invincibles tyrans, ils s'étaient permis, soit pour qu'ils leur pardonnassent de s'être soumis, soit pour se livrer à leur esprit de rapine, de courir et de tirer sur les barques que nous envoyions à l'armée, et sur celles qui en revenaient: quelques bateaux furent obligés de rétrograder, après avoir reçu pendant plusieurs lieues de chemin des coups de fusil, notamment des habitants des villages de Metubis et Tfemi. On envoya contre eux un aviso et quelques troupes: j'étais de cette expédition; les instructions étaient pacifiques; nous acceptâmes leurs soumissions, et emmenâmes des otages. Je fis, pendant les pourparlers qu'exigea notre traité, les vues de Metubis et de Tfemi.

Quelques jours après, une autre barque partit pour le Caire: on n'entendit plus parler de ceux qui la montaient; et ce ne fut que par les gens du pays que nous sûmes qu'ils avaient été attaqués au-delà de Tua; qu'après avoir été tous blessés, leurs conducteurs s'étaient jetés à l'eau; que, livrés au courant, ils avaient échoué; qu'arrêtés et conduits à Salmie, ils y avaient été fusillés. Le général Menou se crut obligé de faire un grand exemple. Nous partîmes donc avec deux cents hommes sur un demi chebek et des barques; nous mîmes à terre à une demi lieue de Salmie; un détachement tourna le village, un autre suivit le bord du fleuve; la troisième division qui devait achever la circonvallation, était restée engravée à deux lieues au-dessous. Nous trouvâmes les ennemis à cheval, en bataille, devant le village; ils nous attaquèrent les premiers, et chargèrent jusque sur les baïonnettes: les principaux ayant été tués à la première décharge, et se voyant entourés, ils furent bientôt en déroute; la troisième division, qui devait fermer la retraite, n'étant point arrivée à temps, le cheikh et tous les combattants s'échappèrent. Le village fut livré au pillage pendant le reste du jour, et au feu dès que la nuit fut venue: les flammes et des coups de canon tant que durèrent les ténèbres avertirent à dix lieues à la ronde que notre vengeance avait été complète et terrible. J'en fis un dessin à la lueur de l'incendie.

Nous revînmes à Fua, où nous fumes reçus en vainqueurs qui savaient mettre des bornes à leurs vengeances: tous les cheikhs de la province avaient été convoqués, et s'étaient assemblés; ils entendirent avec respect et résignation le manifeste qui leur fut lu concernant l'expédition, et les bases sur lesquelles allait s'établir la nouvelle organisation de Salmie. On nomma un ancien cheikh à la place de celui que les Français venaient de déposséder et de proscrire; il fut envoyé pour rassembler les habitants épars, et amener une députation, qui arriva le troisième jour. Le détachement qui avait conduit le vieux cheikh avait été reçu avec acclamation. Les députés nous dirent en arrivant qu'ils avaient reconnu la paternité dans la main qui s'était appesantie sur eux; qu'ils voyaient bien que nous ne leur voulions point de mal, puisque nous n'avions tué que neuf coupables, et brûlé que le quart du village: ils ajoutèrent que le feu était éteint, que la maison du cheikh émigré était détruite, et qu'ils avaient offert le reste des poules et des oies aux soldats qui étaient venus terminer les remords qui les tourmentaient depuis trois semaines.

Nous établîmes une poste ordinaire à Salmie d'accord avec les arrondissements avoisinants, et nous achevâmes notre expédition par une tournée du département. Dans chaque village nous étions reçus d'une manière plus que féodale; c'était le principal personnage du pays qui nous recevait, et faisait payer notre dépense aux habitants. Il fallait connaître les abus avant d'y remédier; séduits d'ailleurs par la facilité que le hasard nous offrait d'observer les coutumes d'un pays dont nous allions changer les moeurs, nous laissions faire encore pour cette fois.

Une maison publique, qui presque toujours avait appartenu au Mamelouk, ci-devant seigneur et maître du village, se trouvait en un moment meublée, à la mode du pays, en nattes, tapis, et coussins; un nombre de serviteurs apportait d'abord de l'eau fraîche parfumée, des pipes et du café; une demi-heure après, un tapis était étendu; tout autour on formait un bourrelet de trois ou quatre espèces de pain et de gâteaux, dont tout le centre était couvert de petits plats de fruits, de confitures, et de laitage, la plupart assez bons, surtout très parfumés. On semblait ne faire que goûter de tout cela; effectivement en quelques minutes ce repas était fini: mais deux heures après le même tapis était couvert de nouveau d'autres pains et d'immenses plats de riz au bouillon gras et au lait, de demi moutons mal rôtis, de grands quartiers de veaux, des têtes bouillies de tous ces animaux, et de soixante autres plats tous entassés les uns sur les autres: c'étaient des ragoûts aromatisés, herbes, gelées, confitures, et miel non préparé; point de sièges, point d'assiettes, point de cuillers ni de fourchettes, point de gobelets ni de serviettes; à genoux sur ses talons, on prend le riz avec les doigts, on arrache la viande avec ses ongles, on trempe le pain dans les ragoûts, et on s'en essuie les mains et les lèvres; on boit de l'eau au pot: celui qui fait les honneurs boit toujours le premier; il goûte de même le premier de tous les plats, moins pour vous prouver que vous ne devez pas le soupçonner que pour vous faire voir combien il est occupé de votre sûreté, et le cas qu'il fait de votre personne. On ne vous présente une serviette qu'après le dîner, lorsqu'on apporte à laver les mains; ensuite, l'eau de rose est versée sur toute la personne; puis la pipe et le café.

Lorsque nous avions mangé, les gens du second ordre du pays venaient nous remplacer, et étaient eux-mêmes très rapidement relevés par d'autres: par principe de religion un pauvre mendiant était admis, ensuite les serviteurs, enfin tous ceux qui voulaient, jusqu'à ce que tout fût mangé. S'il manque à ces repas de la commodité et cette élégance qui aiguillonne l'appétit, on peut en admirer l'abondance, l'abandon hospitalier, et la frugalité des convives, que le nombre des plats ne retient jamais plus de dix minutes à table.


Bataille Navale d'Aboukir.

Le 1er d'Août, au matin, nous étions maîtres de l'Égypte, de Corfou, de Malte; treize vaisseaux de ligne rendaient cette possession contiguë à la France, et n'en faisaient qu'un empire. L'Angleterre ne croisait dans la Méditerranée qu'avec des flottes nombreuses qui ne pouvaient s'approvisionner qu'avec des embarras et des dépenses immenses.

Bonaparte, sentant tout l'avantage de cette position, voulait, pour le conserver, que notre flotte entrât dans le port d'Alexandrie; il avait promis deux mille sequins à celui qui en donnerait le moyen: des capitaines, de bâtiments marchands avaient, dit-on, trouvé une passe dans le port vieux; mais le mauvais génie de la France conseilla et persuada à l'amiral de s'embosser à Aboukir, et de changer en un jour le résultat d'une longue suite de succès.

Le 1er, après-midi, le hasard nous avait conduits à Abou-Mandour, couvent dont j'ai déjà parlé, et qui, depuis Rosette, est le terme d'une jolie promenade sur le bord du fleuve: arrivés à la tour qui domine le monastère, nous apercevons vingt voiles; arriver, se mettre en ligne, et attaquer, fut l'affaire d'un moment. Le premier coup de canon se fit entendre à cinq heures; bientôt la fumée nous déroba les mouvements des deux armées; mais à la nuit nous pûmes distinguer un peu mieux, sans pouvoir cependant nous rendre compte de ce qui se passait. Le danger que nous courions d'être enlevés par le plus petit corps de Bédouins ne put nous distraire de l'avide attention qu'excitait en nous un événement d'un si grand intérêt. Le feu roulant et redoublé était perpétuel; nous ne pouvions douter que le combat ne fût terrible, et soutenu avec une égale opiniâtreté. De retour à Rosette, nous montâmes sur les toits de nos maisons; vers dix heures, une grande clarté nous indiqua un incendie; quelques minutes après une explosion épouvantable fut suivie d'un silence profond: nous avions vu tirer de gauche à droite sur l'objet enflammé, et, par suite de raisonnement, il nous semblait que ce devaient être les nôtres qui avaient mis le feu; le silence qui avait succédé devait être la suite de la retraite des Anglais qui pouvaient seuls continuer ou cesser le combat, puisque seuls ils disposaient de la liberté de l'espace. À onze heures un feu lent recommença: à minuit le combat était de nouveau engagé; il cessa à deux heures du matin: à la pointe du jour j'étais aux postes avancés, et, dix minutes après, la canonnade fut rétablie; à neuf heures un autre vaisseau sauta; à dix heures quatre bâtiments, les seuls restés entiers, et que nous reconnûmes français, traversèrent à toutes voiles le champ de bataille, dont ils nous paraissaient maîtres, puisqu'ils n'étaient ni attaqués ni suivis. Tel était le fantôme produit par l'enthousiasme de l'espérance.

Je passais ma vie à la tour d'Abou-Mandour; j'y comptais vingt-cinq bâtiments, dont la moitié n'était plus que des cadavres mutilés, et dont le reste se trouvait dans l'impossibilité de manoeuvrer pour les secourir: trois jours nous restâmes dans cette cruelle incertitude. La lunette à la main j'avais dessiné les désastres, pour me rendre compte si le lendemain n'y apporterait aucun changement: nous repoussions l'évidence avec la main de l'illusion; mais le bogaze fermé, mais la communication d'Alexandrie interceptée, nous apprirent que notre existence était changée; que, séparés de la métropole, nous étions devenus colonies, obligés jusqu'à la paix d'exister de nos moyens: nous apprîmes enfin que la flotte anglaise avait doublé notre ligne, qui n'avait point été assez solidement appuyée contre l'île qui devait la défendre; que les ennemis, prenant par une double ligne nos vaisseaux l'un après l'autre, cette manoeuvre, qui invalidait l'ensemble de nos forces, en avait rendu la moitié spectatrice de la destruction de l'autre; que c'était l'Orient qui avait sauté à dix heures; que c'était l'Hercule qui avait sauté le lendemain; que ceux qui commandaient les vaisseaux le Guillaume Tell et le Généreux, et les frégates la Diane et la Justice, voyant les autres au pouvoir de l'ennemi, avaient profité du moment de sa lassitude pour échapper à ses coups réunis. Nous apprîmes enfin que le 1er août avait rompu ce bel ensemble de nos forces et de notre gloire; que notre flotte détruite avait rendu à nos ennemis l'empire de la Méditerranée, empire que leur avaient arraché les exploits inouïs de nos armées de terre, et que la seule existence de nos vaisseaux nous aurait conservé.


Bogaze.--Alluvions du Nil--Fournisseurs.--Tallien.--
Correspondances interceptées, etc
.

Notre position avait entièrement changé: dans la possibilité d'être attaqués, nous fûmes obligés à des préparatifs de défense; on fortifia l'entrée du Nil, on établit une batterie sur une des îles, on visita tous les points.

Dans une de nos reconnaissances nous retournâmes au bogaze ou barre du Nil: il était à cette époque presque à sa plus grande hauteur; et nous fûmes dans le cas de voir les efforts de son poids contre les vagues de la mer, qui dans cette saison sont poussées douze heures de chaque jour par le vent de nord dans le sens opposé au cours du fleuve: il résulte de ce combat un bourrelet de sables, qui s'exhausse avec le temps, devient une île qui partage le cours du fleuve, et lui forme deux bouches qui ont chacune leurs brisants; le remous de ces brisants rapporte au rivage une partie du sable, que le courant avait entraîné, et, par cette alluvion, les deux bouches se resserrent peu à peu jusqu'à ce que l'une d'elles l'emportant sur l'autre, la moins forte s'obstrue, devient terre ferme avec l'île; et à la bouche qui reste se reforme bientôt un autre bourrelet, une île, deux bouches nouvelles, etc. etc. N'est-ce pas là comme on peut le plus naturellement rendre compte de l'antique géographie des bouches du Nil, expliquer le voyage de Ménélas dans Homère, le changement du Delta, dont l'emplacement a pu d'abord être un golfe, puis une plage, puis une terre cultivée, couverte de villes superbes et de riches moissons, coupée de canaux, qui, desséchant ou arrosant avec intelligence le sol, portaient l'abondance sur toute la surface de ce pays nouveau? Puis, par le laps de temps, les fléaux des révolutions, et leurs résultats funestes, des points de dessèchements se seront manifestés; des parties auront été abandonnées, d'autres seront devenues salines; des lacs se seront formés, détruits, et reproduits, avec des formes nouvelles; les canaux obstrués auront changé de cours, se seront perdus; et aujourd'hui, dans nos recherches incertaines, nous demandons où étaient les bouches de Canope, de Bolbitine, de Bérénice, etc. etc.

Les premiers végétaux qui croissent sur les alluvions sont trois à quatre espèces de soudes: les sables s'amoncellent contre ces plantes; elles s'élèvent de nouveau sur l'amoncellement: leur dépérissement est un engrais qui fait croître des joncs; ces joncs élèvent encore le sol et le consolident: le dattier paraît, qui, par son ombré y conservé l'humidité, et achève d'y apporter l'abondance, ainsi qu'on peut le voir aux environs du château de Racid, dont, au temps de Selim, le canon, tirait en mer, et qui maintenant se trouve à une lieue du rivage, entouré de forêts de palmiers, sous lesquels croissent d'autres arbres fruitiers, et tous les légumes de nos jardins les plus abondants.

Dans cette expédition je vis, à l'embouchure du fleuve, nombre de pélicans et de gerboises. En observant le château de Racid, je remarquai qu'il avait été construit de membres d'anciens édifices; qu'une partie des pierres des embrasures de canon étaient de beaux grès de la Haute Égypte, couvertes encore d'hiéroglyphes. En visitant les souterrains, nous y trouvâmes une espèce de magasin, composé d'armes abandonnées; c'étaient des arbalètes, des arcs et flèches, avec des casques et des épées de la forme de celles des croisés. En fouillant ces magasins, nous délogeâmes des chauves-souris grosses comme des pigeons: nous en tuâmes plusieurs; elles avaient toutes les formes de la roussette.

Depuis la perte de notre flotte, ce qu'il y avait de troupes à Rosette avait été disséminé en petites garnisons dans les châteaux et les batteries: on avait été obligé d'établir une caravane d'Alexandrie à Rosette par Aboukir et le désert, pour entretenir la communication de ces deux villes: des soldats étaient employés à protéger ces caravanes contre les Arabes: il en restait trop peu à Rosette pour le service de la place, et la défense en cas d'attaque; il fut donc question de former une milice de ce qu'il y avait de voyageurs, de spéculateurs, et d'hommes inutiles, incertains, errants, irrésolus, qui arrivaient d'Alexandrie, ou qui revenaient déjà du Caire: ces amphibies, corrompus par les campagnes d'Italie, ayant ouï parler des moissons Égyptiennes comme des plus abondantes de l'univers, avaient pensé que la prise de possession d'un tel pays était la fortune toute faite des préoccupants; d'autres, curieux, blasés, l'esprit fasciné par les récits de Savary, étaient partis de Paris pour venir chercher de nouvelles voluptés au Caire; d'autres, spéculateurs, pour fournir l'armée, pour observer, faire venir et vendre à haut prix ce qui pourrait manquer à la colonie; et cependant les beys avaient emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de magnificence au Caire; le peuple avait achevé le pillage des maisons opulentes, avant notre entrée dans cette ville; Bonaparte ne voulait point de fournisseurs, et la flotte marchande se trouvait bloquée par les Anglais: toutes ces circonstances jetaient un voile sombre sur l'Égypte pour tous ces voyageurs, étonnés de se trouver captifs, déçus de leurs projets, et obligés de concourir à la défense et à l'organisation d'un établissement qui ne devait plus faire que la fortune et la gloire de la nation en général: ils écrivaient en France de tristes récits, que les Anglais interceptaient, et qui contribuaient à les tromper sur notre situation. Les Anglais se complaisaient à croire que nous mourions de faim, nous renvoyaient nos prisonniers, pour hâter l'époque de notre destruction, imprimaient dans leurs gazettes que la moitié de notre armée était à l'hôpital, que la moitié de l'autre moitié était obligée de conduire le reste qui était aveugle; tandis que cependant la Haute Égypte nous fournissait en abondance le meilleur blé, et la Basse le plus beau riz; que le sucre du pays coûtait la moitié moins qu'en France; que des troupeaux innombrables de buffles, boeufs, moutons et chèvres, tant des cultivateurs que des Arabes pasteurs, fournissaient abondamment à une consommation nouvelle au moment même de l'invasion, ce qui nous assurait pour l'avenir abondance et superflu: tandis que, pour le luxe de nos tables, nous pouvions ajouter toutes espèces de volailles, poissons, gibiers, légumes et fruits. Voilà cependant ce que l'Égypte offrait d'objets de première nécessité à ces détracteurs, à qui il fallait de l'or pour réparer l'abus qu'ils en avaient fait, et qui, n'en trouvant point, ne voyaient plus autour d'eux que des sables brûlants, un soleil perpétuel, des puces et des cousins, des chiens qui les empêchaient de dormir, des maris intraitables, des femmes voilées ne leur montrant que des gorges éternelles.

Mais abandonnons au vent cette nuée de papillons qui affluent toujours où brille une première lueur: voyons nos triomphes, et la paix rouvrir la porte d'Alexandrie, y amener de sages et industrieux cultivateurs, d'utiles négociants, des colons enfin, qui, sans s'effrayer de ce que l'Afrique ne ressemble pas à l'Europe, observeront qu'en Égypte un homme, pour trois sous, peut avoir autant qu'il lui en faut pour un jour du meilleur riz du monde; qu'une partie des terres qui ont cessé d'être inondées peuvent être rendues à la culture par l'arrosement, que des moulins à vent feraient monter plus haut que les moulins à pots qu'on y emploie, et qui consomment tant de boeufs, occupent tant de bras; que les îles du Nil et la plus grande partie du Delta n'attendent que des colons américains pour produire les plus belles cannes à sucre sur un sol qui ne dévorera pas les hommes; en s'approchant du Caire et par-delà, ils verront qu'il n'y a qu'à améliorer pour rivaliser avec toutes les plantations d'indigo et de coton de toutes espèces; qu'en faisant une fortune sage et sûre, ils habiteront sous un ciel pur et sain, sur le bord d'un fleuve d'une espèce presque miraculeuse, et dont on ne peut achever de nombrer les avantages: ils verront une colonie nouvelle avec des villes toutes bâties, des travailleurs adroits accoutumés à la peine et tout acclimatés, avec lesquels, en peu d'années, et à l'aide des canaux qui sont tous tracés, ils créeront de nouvelles provinces, dont l'abondance future n'est pas problématique, puisque l'industrie moderne ne fera que leur rendre leur ancienne splendeur.

À l'égard de nos soldats insouciants, ils se moquèrent de nos marins qui avaient été battus: imaginèrent que Mourat-bey avait un chameau blanc chargé d'or et de diamants; et il ne fut plus question que de Mourat-bey et de son chameau blanc. Pour moi, j'avais à voir la Haute Égypte, et j'ajournai à penser sur notre situation jusqu'à ce que mon voyage fût fini.

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